Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois/Notice

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Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 1-312).
Chapitre I  ►


NOTICE HISTORIQUE


SUR GRÉGOIRE.


La physionomie morale de Henri Grégoire se distingue entre toutes dans les fastes de la révolution française : elle est originale autant que noble et pure. On ne peut s’empêcher d’admirer ce prêtre chrétien qui ose confesser sa foi au milieu d’un peuple insurgé contre la religion aussi bien que contre la politique du passé. Et pourtant ce peuple, respectant en lui des convictions sincères et profondes, n’a point cessé de le regarder comme un ami. C’est un beau témoignage en faveur du caractère national, et c’est pourquoi nous aimons à parler de Grégoire. L’affection dont nous honora sa vieillesse, héritage d’une affection plus ancienne pour un compagnon de travaux et d’infortune, nous eût fait d’ailleurs un devoir d’accepter la tâche qui nous est offerte par une digne amie de cet homme de bien, celle de présider à la publication de ses manuscrits.

Les Mémoires que nous livrons aujourd’hui à l’impression, préparés dans les premières années du dix-neuvième siècle, ont été rédigés en 1808 ; ils s’arrêtent à cette époque : notre notice a pour objet de les conduire jusqu’à la mort de l’évêque de Blois, en 1831, et de les compléter sur plusieurs points. Nous nous sommes aidés souvent des notes de Grégoire[1] ; nous avons multiplié les citations originales : heureux le biographe qui dispose de pareilles ressources ! jamais un caractère n’est mieux développé que par ses propres œuvres. Nous possédons le manuscrit autographe des Mémoires, ainsi que la copie faite sous les yeux de l’auteur, et que sa plume a corrigée. Tout était prêt pour la publication, et nous pouvons attester qu’il n’y a pas été changé une ligne.

La fortune de Napoléon était à son apogée en 1808. Grégoire, considérant comme terminée la grande crise politique dont il avait été l’un des acteurs, jetait, avec le calme d’une conscience sans reproche, un coup d’œil sur sa carrière, et la mettant en présence des calomnies dont on l’avait abreuvé, il voulait, non point se replonger vivant dans une polémique pénible, mais laisser après lui un portrait fidèle de lui-même. C’est sur ce document qu’il veut être jugé par l’histoire, et l’histoire ne lui fera point défaut ; car il s’est montré là, comme partout, naïf et vrai.

Ce livre ne fut donc destiné à recevoir publicité qu’après la mort de l’auteur, comme une confession et un testament. Il est rare qu’une résolution de ce genre soit sérieuse et sérieusement accomplie. Elle le fut cette fois : Grégoire a conservé pendant vingt-trois ans ses Mémoires manuscrits[2] ; de grands changemens se sont opérés autour de lui dans ce long intervalle de temps, sans qu’il ait éprouvé le besoin de changer un mot à l’expression de sa pensée.

C’est que pour lui la vérité de 1808 était encore la vérité de 1814, de 1815, de 1830 ; c’était la vérité de toute sa vie. Le trait le plus saillant, peut-être, du caractère de Grégoire, était la ténacité, qui chez lui s’alliait à une extrême mobilité d’imagination. Aucune existence ne se présente plus homogène au milieu de nos annales biographiques si bigarrées.

On retrouvera dans ses Mémoires les sentimens de piété, de philantropie et de républicanisme dont cette existence entière fut l’application ; on y retrouvera aussi l’empreinte d’une vivacité, disons même d’une irritabilité si grande, qu’il ne fallut pas à Grégoire moins de haute raison que de bonté pour se montrer indulgent comme nous l’avons toujours vu. Ses passions ardentes auraient pu le dominer et l’entraîner, à l’exemple de beaucoup d’autres, pendant les jours caniculaires de la révolution, ainsi qu’il les nommait, si son intelligence n’eût à chaque instant trouvé un point d’appui dans le sentiment religieux. Ce n’est pas seulement dans ses écrits destinés au public, c’est sur ses notes, sur des agenda personnels, qu’il revient incessamment à cette pensée : « Oubli des injures, charité envers nos ennemis ! » Avertissement réitéré d’une raison vigilante à prévenir les écarts des passions ; et le triomphe de la raison est ici tellement complet, qu’elle s’exalte parfois jusqu’à l’enthousiasme, et emprunte les accens de la passion elle-même ; c’est ainsi que dans les belles pages qui terminent les Ruines de Port-Royal, nous voyons avec admiration le prélat janséniste prier pour les jésuites, sur les débris de cet asile d’où ils avaient chassé ses patriarches. Je crois qu’il a dû s’opérer dans cette ame une de ces luttes intérieures dont la révélation serait si précieuse pour l’étude de l’homme et si encourageante pour l’humanité ; je crois que ce travail moral s’est continué toute sa vie, et que Grégoire est arrivé à la vertu en triomphant de lui-même par l’énergie de son caractère, comme d’autres sont inoffensifs par indolence de tempérament. Rien n’est plus rare, rien aussi ne doit placer l’homme plus haut, que d’avoir conscience de sa propre vertu et des efforts qu’il a faits pour la posséder. — J’ai dit dans tout ceci : Je crois ; c’est que tout ceci se fonde uniquement sur des observations individuelles. Le Testament moral de Grégoire, s’il avait été retrouvé dans ses papiers, en aurait peut-être donné la solution[3]. Ce qui me paraît incontestable, c’est que Grégoire a dû surtout à ses croyances chrétiennes les belles qualités que le monde a reconnues en lui ; et c’est sans doute avec un profond retour sur lui-même qu’il répétait souvent : « Je ne conçois pas que l’on puisse être honnête homme sans religion. » Rendons hommage des effets à leur cause, et rappelons-nous d’ailleurs que ce révolutionnaire, aux opinions si chaleureuses et si absolues, fut le plus tolérant des hommes dans la pratique de la vie. Cette tolérance, il la portait jusqu’à un degré inimaginable ; on eût dit qu’il y avait chez lui prédilection pour ses adversaires, tant il entourait de soins paternels tous ceux qu’il croyait égarés ; Israélites, protestans, anabaptistes, il semblait les aimer à cause de leurs erreurs, comme le philantrope aime de préférence ceux qu’il trouve les plus malheureux. Tous les parias de la société eurent en lui un constant défenseur : au début de sa carrière, il s’efforça d’améliorer le sort des Juifs, des catholiques irlandais, des nègres, des domestiques ; les mêmes pensées ont préoccupé ses derniers momens.

Grégoire avait vu dans la révolution française l’application des préceptes de l’Évangile aux relations politiques : Bourdon de l’Oise le caractérisa parfaitement, lorsqu’il lui reprocha, au club des Jacobins, de vouloir christianiser la révolution. C’est ce qui explique si bien la véhémente indignation qui s’emparait de lui, et dont ses Mémoires offrent de fréquentes traces, chaque fois que, dans la tempête sociale, quelque atteinte était portée aux sentimens, aux habitudes de toute sa vie, au corps ecclésiastique dont il faisait partie ; c’était à ses yeux une déviation funeste des principes révolutionnaires.

Froissé dans ses opinions religieuses, déçu de ses espérances démocratiques, tout saignant encore de blessures récentes à l’époque où il écrivait, sa plume a été l’interprète d’une misantropie et d’un découragement profonds ; il avait été le témoin et la victime de tant de maux, qu’il eût haï les hommes si sa foi l’eût permis : c’est une amère élégie que ces Mémoires.

Nous sommes loin de partager les opinions sévères de l’ancien évêque de Blois sur certains hommes et sur certains événemens ; nous sommes loin surtout de ratifier son jugement sur la Convention, jugement dicté par de pénibles souvenirs ; mais nous comprenons tout cela en nous identifiant avec la position personnelle de l’auteur, avec ses croyances, assurés d’ailleurs que jamais sa bouche ne parla que sous la dictée de sa conscience. Le temps marche à grands pas ; il faut se hâter de rassembler les témoignages sur lesquels, un jour, on écrira la véritable histoire de la révolution : celui de Grégoire ne peut manquer d’y trouver place.

Il est surtout un ordre de faits qui a passé, non point sans doute inaperçu, mais presque complètement inapprécié par les écrivains ; nous voulons parler des débats religieux, constamment parallèles aux débats politiques.

Les résistances opiniâtres du clergé aux réformes qui atteignaient ses privilèges contribuèrent, autant que celles de la noblesse, à irriter les esprits et à donner à la révolution son caractère de violence ; elles encouragèrent les luttes sanglantes de l’Ouest et du Midi, et inspirèrent au malheureux Louis XVI des manœuvres occultes dont la révélation hâta sa perte.

De même que plusieurs hommes appartenant à l’aristocratie déchue se distinguèrent parmi les apôtres les plus exagérés de la démagogie, de même plusieurs membres du clergé donnèrent le scandaleux exemple de l’apostasie et de l’impiété. Mais pendant ce temps, d’autres ecclésiastiques, à la tête desquels figurait Grégoire, associés à la marche libérale et régulière de la révolution, s’efforçaient de maintenir le sentiment religieux et de le mettre en harmonie avec les institutions républicaines.

Le clergé émigré, non moins insensé que la noblesse dans ses projets et ses espérances contre-révolutionnaires, ne présentait pas aux étrangers des modèles de résignation chrétienne. Rappelé en France par le concordat de 1801, lorsque Napoléon travaillait à une copie de l’ancien régime, il se précipita avec fanatisme dans cette voie de réaction, et employa tous ses moyens à effacer jusqu’aux traces de la réforme religieuse et politique.

Spectateur vivement intéressé de ces événemens, acteur courageux, héroïque même, dans plusieurs d’entre eux, Grégoire était plus que personne appelé à les raconter.

L’Histoire des Sectes, celle de l’Église Gallicane, d’autres ouvrages sortis de sa plume en contiennent des fragmens.

Ses Mémoires en offrent la partie personnelle à l’auteur.

Depuis long-temps Grégoire en préparait une narration complète, dont quelques portions sont entièrement achevées. Rédigées d’après ses propres souvenirs et sur des communications particulières, nous avons pu les considérer comme des Mémoires historiques sur son temps, formant une suite naturelle aux Mémoires de sa vie.


Dans les siècles où le clergé catholique, fidèle encore à l’esprit du christianisme, et habile à justifier son autorité morale par une supériorité réelle, mettait tous ses soins à distinguer dans son sein les hommes d’élite pour les placer à sa tête, quelle que fût l’obscurité de leur origine, Grégoire, bien que né de parens pauvres, dans un petit village de la Lorraine[4], aurait sans doute, par ses talens et ses vertus, obtenu la crosse de l’épiscopat ou la pourpre romaine : mais depuis long-temps l’Église, abjurant son beau rôle de médiatrice entre le peuple et ses maîtres, avait identifié la cause de l’autel avec celle du trône, et se séparant du peuple, d’où ses premiers apôtres étaient glorieusement sortis, n’allait guère demander ses princes et ses hauts dignitaires qu’aux familles seigneuriales, pour les envoyer faire le métier de courtisans auprès des rois.

Sans la révolution, Grégoire serait donc probablement resté ignoré dans sa modeste cure d’Embermesnil ; heureux encore si ses opinions indépendantes et la fierté de son caractère ne lui eussent pas suscité l’animadversion de ses supérieurs : car les événemens politiques ne firent que mûrir en lui des pensées dont ses premiers travaux offrent l’empreinte incontestable.

Nous ne citons que pour mémoire l’Éloge de la poésie, couronné en 1773 par l’Académie de Nancy, quoique cette petite production ne manque pas d’un certain mérite littéraire. L’auteur était alors professeur au collège de Pont-à-Mousson ; il cultivait lui-même la poésie, et avait composé quelques essais qui furent détruits dans la suite. C’était sans doute leur rendre justice ; car Grégoire, avec une imagination vive et féconde, possédait peu le sens des arts, pour lesquels il exprime souvent un grand dédain.

Mais nous devons nous arrêter quelques instans pour parler de l’Essai sur la Régénération physique et morale des Juifs, qui obtint également la palme académique à Metz en 1788. « Cette Académie, dit un biographe allemand (M. Depping), ne se doutait guère que le curé de village dont elle récompensait les vues philantropiques sur le sort des Juifs, contribuerait un an plus tard à changer celui de la France elle-même, et à jeter dans le monde les germes d’une immense réforme pour tous les peuples »[5].

Dans cet ouvrage, le mieux écrit peut-être qui soit sorti de sa plume, Grégoire trace un tableau rapide et animé des persécutions auxquelles fut partout en butte la race juive, des humiliations auxquelles elle fut condamnée, et il attribue à ces causes les vices qu’on lui reproche ; il combat l’opinion de Michaelis, qui prétend que les institutions morales des Israélites s’opposent invinciblement à toute réforme ; il demande que la loi civile devienne pour ces religionnaires la même que pour les chrétiens : mais il admet aussi la nécessité de mesures destinées à restreindre leur penchant au mercantilisme et à l’agiotage, fruits de la condition précaire dans laquelle a vécu si long-temps ce peuple, campé, pour ainsi dire, sur un sol étranger, où il n’osait se livrer aux travaux lents et paisibles de l’agriculture. Ces restrictions temporaires, qu’il déclarait indispensables, démentent assez les reproches souvent adressés à Grégoire, comme si, dominé par une impulsion purement révolutionnaire, il n’eût tenu compte d’aucune difficulté de position, et marché à l’aventure dans l’application de ses principes. Nous le verrons apporter la même prudence en émettant ses idées sur l’abolition de l’esclavage colonial.

Lorsque l’on sut, dans le monde philosophique, que ce livre de tolérance était l’œuvre d’un prêtre, il fut accueilli avec enthousiasme. On le comprendra facilement en se reportant à cette époque, en songeant aux répugnances et aux préjugés dont l’auteur dut triompher en lui-même, et au courage qu’il fallut chez un ecclésiastique obscur pour faire une manifestation publique de pareils sentimens. Un militaire en écrivit la réfutation sous le voile de l’anonyme.

Grégoire terminait son ouvrage par cette chrétienne et libérale invocation :

« Ô nations ! depuis dix-huit siècles vous foulez les débris d’Israël ! La vengeance divine déploie sur eux ses rigueurs ; mais vous a-t-elle chargés d’être ses ministres ? La fureur de vos pères a choisi ses victimes dans ce troupeau désolé ; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides, échappés du carnage et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie, en les privant de ce qui peut la rendre supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l’héritage de vos enfans ? Ne jugez plus cette nation que sur l’avenir ; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des Juifs et leur corruption actuelle, que ce soit pour déplorer votre ouvrage ; auteurs de leurs vices, soyez-le de leurs vertus ; acquittez votre dette et celle de vos aïeux.

« Un siècle nouveau va s’ouvrir ; que les palmes de l’humanité en ornent le frontispice, et que la postérité applaudisse d’avance à la réunion de vos cœurs. Les Juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ; et sur eux, comme sur vous, la révélation étend son voile majestueux. Enfans du même père, dérobez tout prétexte à l’aversion de vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où ils puissent tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes, et qu’enfin le juif, accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami. »

Le jeune curé d’Embermesnil ne se bornait point à une philantropie théorique. Sur l’étroit théâtre où son action directe était restreinte, il s’efforçait de semer des germes salutaires. Non content d’enseigner par la parole les villageois de sa commune, il avait rassemblé au presbytère une collection de bons livres sur la morale et sur les arts utiles aux cultivateurs, et en avait fait une bibliothèque publique pour ses paroissiens.

Quelques voyages entrepris en 1784, 86 et 87 dans la Lorraine, l’Alsace, en Suisse et dans la portion de l’Allemagne qui avoisine ce dernier pays, perfectionnèrent sa propre éducation, et le mirent en rapport avec plusieurs hommes distingués. Nous possédons le journal de ces voyages, et nous regrettons que le cadre de cette notice ne nous permette pas d’en copier quelques extraits : on y trouverait l’expression des sentimens que l’auteur développa par la suite ; on le verrait rempli d’admiration pour les beautés de la nature, et d’intérêt pour les œuvres de l’homme ; on le verrait s’enquérir avec soin de tous les perfectionnemens susceptibles d’être transplantés parmi ses compatriotes, et attribuer à l’influence de la liberté politique tout ce qui le frappe avantageusement dans les mœurs et les usages de la Suisse ; on le verrait tourner en ridicule les lances et les cuirasses féodales conservées dans l’arsenal de Zurich, et demander pourquoi l’on n’entoure pas d’un cadre d’or l’arbalète de Guillaume Tell ; on le verrait causant avec Hirzel et Lavater, visitant le chantre d’Abel dans sa retraite sauvage de Sihlwald ; on le verrait s’attendrir à la pensée de dire la messe dans la célèbre chapelle d’Einsiedeln que son père avait visitée quelques années auparavant.

La renommée des talens et des vertus de Grégoire s’était répandue dans la province de Lorraine et lui avait acquis une juste popularité. Aussi quand les trois ordres se réunirent à Nancy pour choisir des députés aux États-Généraux, son nom sortit avec éclat de l’urne électorale.

Le biographe allemand que nous avons cité s’exprime ainsi en parlant de la présence du curé d’Embermesnil dans l’Assemblée nationale :

« Quand on considère la prodigieuse activité de Grégoire à cette époque, on croirait qu’il était arrivé aux États-Généraux porteur de tous les plans de perfectionnemens inventés dans l’univers entier, et qu’il s’empressait de les mettre au jour, de peur qu’il ne s’en égarât quelques uns. Ses travaux dans cette assemblée furent tellement multipliés, que l’historien a peine à énumérer tout ce que produisit cet esprit ardent et fécond, dans un si court espace de temps. »

Peu d’hommes en effet ont jeté dans le monde autant de projets pour l’amélioration des relations sociales, et ces projets se distinguent presque tous par leur esprit de généralité : ils ne se limitent point au sol français, ils embrassent toutes les nations dans leur pensée. C’est en cela que Grégoire peut être donné comme un des types caractéristiques de notre révolution. Les mouvemens politiques des autres peuples, puisant leurs motifs dans des griefs particuliers, n’eurent guère de prétention que celle d’obtenir des réformes locales : l’insurrection du peuple français, au contraire, issue d’une lutte philosophique où tous les droits de l’homme avaient été discutés et proclamés, présenta dès le début une toute autre portée. Dès le début l’Assemblée nationale déclara qu’elle n’emploierait jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ; la nation française s’engagea à soutenir toutes celles qui réclameraient ses secours contre l’oppression ; elle voulait faire participer le monde entier à ses conquêtes libérales.

Ces sentimens de philantropie universelle, dont on trouve l’expression dans tous les manifestes de l’époque, et qui sont loin d’ailleurs d’exclure le patriotisme, impriment à notre révolution un caractère qui la distingue de toutes les autres. N’est-ce pas aussi le secret de la vive sympathie qu’elle a excitée ? la révolution d’Angleterre, et même celles qui de nos jours ont éclaté en Espagne, en Portugal, en Italie, presque exclusivement nationales, ont peu franchi les limites des pays qui les ont vues naître ; la révolution française, éminemment sociale dans ses intentions, a profondément retenti dans le cœur de tous les peuples européens.

Dès les premières opérations de l’Assemblée constituante, Grégoire fut persuadé que l’heure était venue, non point de quelques soulagemens précaires pour les classes les plus souffrantes de la nation, mais bien d’une réforme radicale que des maux invétérés rendaient inévitable. Convaincu que cette réforme dans le sens de l’égalité, était la réalisation de la loi du Christ, et que son devoir de prêtre était d’y concourir, il s’efforça de faire passer la même conviction dans l’ame de ses collègues ecclésiastiques, et de les amener à s’unir avec le tiers-état.

Des conseils de ce genre devaient trouver peu d’accès auprès du haut clergé, appartenant à l’aristocratie ; mais le clergé inférieur, sorti des rangs populaires, sympathisait bien mieux avec des douleurs qu’il touchait du doigt chaque jour. Vers le commencement du mois de juin 1789, Grégoire adressa aux curés députés, une lettre politique, dans laquelle il exposait courageusement les abus dont la noblesse désirait le maintien, et avec elle le haut clergé ; tandis que les simples pasteurs, s’identifiant avec le peuple, devaient en poursuivre l’abolition : il conjurait ceux-ci d’accepter la vérification des pouvoirs en commun, et le vote par tête, non par caste, seul moyen d’assurer une majorité dans l’Assemblée aux idées de réforme ; il les engageait enfin, dans le cas où leurs collègues résisteraient à tout effort de persuasion, à se séparer d’eux pour se joindre aux députés des communes, et à faire connaître à l’Europe, par un manifeste, les motifs de leur conduite.

Cet écrit contribua beaucoup à la réunion des trois ordres, et plaça Grégoire, dans l’opinion publique, à la tête du clergé populaire. Le 14 juin 1789, il vint, avec Dillon et quelques autres ecclésiastiques, accéder aux actes des représentans du tiers-état. La veille, trois curés du Poitou avaient donné les premiers cet exemple qui, les jours suivans, fut imité par d’autres ; le 17, on se constitua en Assemblée nationale ; le 20, Grégoire prêta serment au Jeu de Paume, où l’on sait que sa présence, ainsi que celle du ministre protestant Rabaud-Saint-Étienne, et du chartreux dom Gerle, ont fourni à David un épisode ingénieux de son admirable esquisse. Dans la séance du 22, pendant la réunion définitive de la majorité du clergé, lorsque le nom de Grégoire fut prononcé à son tour, la salle retentit d’acclamations. Il devint un des secrétaires de l’Assemblée.

L’irritation allait sans cesse croissant chez le peuple, particulièrement excitée par la présence des troupes que réunissait la cour aux environs de Paris et de Versailles, et que l’on disait destinées à opprimer la représentation nationale. Grégoire appuya la motion de Mirabeau, qui demandait l’éloignement de ces troupes. Quelques jours après, le 13 juillet, il revint sur le même sujet, et proposa l’établissement d’un comité chargé d’examiner la conduite des ministres. Comme il mettait une extrême vivacité dans ses paroles, l’archevêque de Vienne qui présidait l’interrompit, et témoigna sa surprise d’entendre un ecclésiastique s’exprimer avec tant de véhémence ; mais les murmures de ses collègues l’avertirent qu’ils n’approuvaient point sa remarque.

Remplaçant à son tour momentanément le président au fauteuil, dans cette mémorable séance, qui, ouverte le 13 juillet au matin, ne fut levée que le 15 à dix heures du soir, séance pendant laquelle le peuple prenait d’assaut la Bastille, Grégoire, se tournant vers les tribunes publiques où se pressaient les citoyens, inquiets des périls de l’Assemblée, s’écria avec enthousiasme : « Apprenons à ce peuple qui nous entoure, que la terreur n’est point faite pour nous… Oui, messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu’on voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumans de cette salle ! »

Grégoire, dans ses votes politiques, se joignit constamment à la portion la plus démocratique de l’Assemblée ; nous allons les passer rapidement en revue.

En 1789, une société s’était formée à Paris pour provoquer l’abolition du droit d’aînesse ; Grégoire en fit le premier la motion formelle, le 3 novembre 1790.

L’impôt d’un marc d’argent ayant été proposé comme condition d’éligibilité par le comité de constitution, Grégoire fut du nombre des députés qui repoussèrent toute restriction à la liberté des choix. Cette opinion ne prévalut point. Plus tard, cependant, de nombreuses pétitions étant arrivées, on parla de supprimer les conditions d’éligibilité, mais en élevant le chiffre de l’impôt exigé pour devenir électeur. Grégoire s’opposa encore à cette nouvelle mesure, et donna la préférence à l’ancienne, toute défectueuse qu’elle lui semblait. « Vous voulez, dit-il, concentrer la représentation entre quelques citoyens riches et grands propriétaires… Le pouvoir législatif se trouvera placé dans un certain nombre de familles. On a tant parlé d’aristocratie, eh ! la voilà, l’aristocratie ! vous verrez une nouvelle noblesse renaître ; vous aurez des patriciens, et vingt millions de plébéiens sous leur dépendance. »

Quand le parti des réviseurs, par l’organe de Chapelier, prétendit apporter des restrictions au droit de pétition, Grégoire prit la parole pour maintenir ce droit d’une manière illimitée. Il fit d’abord observer qu’après avoir anéanti la distinction des ordres, l’Assemblée les avait reconstitués, sous une forme nouvelle, par sa division des citoyens en actifs et non actifs, division à laquelle il s’était opposé de toutes ses forces[6]. Des murmures s’élevèrent, et le rappel à l’ordre de l’orateur ayant été demandé, il poursuivit : « Qu’on ne vous dise pas qu’il n’y a que les mendians et les vagabonds qui soient dans la classe des citoyens non actifs ; je connais moi-même, à Paris, des citoyens qui ne sont point actifs, qui sont logés à un sixième, sans fortune, et qui sont cependant en état de donner de fort bons avis. (Ici quelques murmures interrompirent sa voix et furent couverts par les applaudissemens des tribunes…) Observez, messieurs, quelle est la classe d’hommes à qui l’on voudrait ôter le droit de pétition : c’est à celle précisément qui a le plus de doléances à présenter, à celle qui est condamnée à une espèce de nullité politique. Il serait bien étrange qu’à raison de la multiplicité de ses malheurs et de ses peines, le citoyen n’eût pas le droit de former une pétition ! alors, vous dirai-je, garantissez-lui un bonheur constant ; sans quoi, ces décrets que vous prétendez rendre auront l’air de vouloir étouffer ses soupirs ; franchement, la loi qu’on nous propose me semble faire la cour à la fortune. »

Lorsqu’on décréta la Déclaration des droits, Grégoire proposa de placer le nom de Dieu au frontispice de ce monument social : « L’homme, dit-il, n’a pas été jeté par le hasard sur le coin de terre qu’il occupe, et s’il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient… » Il demanda aussi que l’on y joignît une Déclaration des devoirs, corrélative et indispensable, selon lui. Rien n’était mieux senti que cette proposition. Établir seulement des droits, c’est exposer la société à voir l’égoïsme au nom du droit individuel, entraver tous ses progrès. Avant de définir les droits, il fallait définir les devoirs, car de ceux-ci émanent les premiers. Quand un homme ou une classe d’hommes vient à réclamer un droit, il faut que la société puisse lui demander : Quels devoirs remplissez-vous envers moi ?

Dans la séance du 4 septembre 1789, où l’on discutait sur la sanction royale, Grégoire parla contre le veto absolu, dont le principe lui paraissait en contradiction avec celui de la souveraineté populaire ; il opina pour le veto suspensif, comme une garantie contre des décisions précipitées, en exprimant la pensée que « le roi ne peut être partie intégrante de la législature que par la concession libre de celui dont émanent tous les droits de la royauté, le peuple. »

Il s’éleva contre un don de 800,000 francs que la famille Polignac avait obtenu de Louis XVI à titre de dédommagement pour la perte de certains privilèges féodaux, et en demanda la restitution dans les coffres de l’état, restitution qui fut ordonnée par un même décret avec celle de la fameuse baronnie de Fenestranges.

Enfin, il vota, lui quatrième, contre la liste civile de 25 millions demandée par le roi, et que celui-ci, plus tard, trouva encore trop exiguë. Quarante ans après, en 1830, nous verrons Grégoire protester, dans une brochure qui fut sa dernière publication, contre l’énormité de la liste civile offerte à la nouvelle royauté.

Après la fuite de Louis XVI et son arrestation à Varennes, Grégoire se prononça hautement contre l’inviolabilité absolue de la personne du monarque, et demanda la convocation des collèges électoraux, pour nommer une convention chargée de faire son procès. Si cette mesure sévère avait été adoptée alors, elle n’eût eu sans doute pour résultat qu’un décret de déchéance, et l’on ne se fût pas trouvé dans la nécessité d’y recourir plus tard, lorsque de nouveaux attentats contre les libertés publiques avaient creusé un abîme entre le peuple et le trône. « Il jurera tout et ne tiendra rien ! » avait dit la voix prophétique de Grégoire, qui rappela ces paroles dans les débats du procès.

Lorsque le curé d’Embermesnil montait à la tribune pour émettre l’opinion que nous venons de citer, il entendit répéter autour de lui qu’il ne convenait pas à un prêtre de traiter cette question. Un membre de l’Assemblée s’étant même permis de l’apostropher injurieusement, Grégoire lui répliqua sur-le-champ : « Quelle que soit mon opinion, je parlerai d’après ma conscience, et au lieu de comparer mon opinion à mon état, je demande que l’on me réfute. »

Ce prêtre, auquel on reprochait d’exprimer sa pensée sur les questions politiques, avait pourtant su se maintenir avec dignité au milieu des difficultés de sa position, et demeurer fidèle à sa double mission d’ecclésiastique et de député ; il ne se montra pas moins zélé dans sa carrière législative pour les intérêts de la religion que pour la réforme des abus et des injustes privilèges. — Il s’opposa à l’entière destruction des établissemens religieux, en se fondant sur les services rendus aux sciences et à l’agriculture par plusieurs d’entre eux. — Il s’efforça d’améliorer la condition du bas clergé, c’est-à-dire des curés et vicaires de campagne. — Dans la grande séance nocturne du 4 août 1789, il réclama et obtint l’abolition des annates : il ne témoigna point, quoi qu’on en ait dit, son regret de voir supprimer les dîmes ; mais, tout en admettant que le clergé n’était que l’administrateur et non le propriétaire des biens dits ecclésiastiques, il demanda, particulièrement dans l’intérêt des pauvres et dans celui de l’agriculture, que l’on assignât aux curés une dotation en fonds territoriaux, qui pût subvenir à leurs besoins. L’un de ses argumens contre le cens électoral fut aussi que les ecclésiastiques se trouveraient presque tous exclus de la représentation nationale. — Grégoire n’adhéra pas sans réserve à la déclaration de l’Assemblée que la France ne reconnaîtrait plus l’autorité d’aucun évêque ou archevêque étranger, et, dans l’appréhension d’un schisme, il proposa d’y ajouter ces mots : sans pour cela porter atteinte à l’autorité papale. Mais il approuva le retour à l’usage des premiers siècles chrétiens, où chaque paroisse nommait elle-même son chef ; cette élection était, selon lui, tout à fait dans l’esprit des libertés de l’église gallicane. — Enfin, il fut le premier ecclésiastique qui prêta serment à la constitution civile du clergé. L’exemple d’un homme dont on connaissait la piété et les lumières exerça une grande influence sur les autres membres de l’ordre auquel il appartenait. Qu’on nous permette de rapporter ici quelques fragmens du discours prononcé par lui à cette occasion :

« On ne peut se dissimuler, dit Grégoire, que beaucoup de pasteurs très estimables, et dont le patriotisme n’est point équivoque, éprouvent des anxiétés parce qu’ils craignent que la constitution française ne soit incompatible avec les principes du catholicisme. Nous sommes aussi invariablement attachés aux lois de la religion qu’à celles de la patrie. Revêtus du sacerdoce, nous continuerons de l’honorer par nos mœurs ; soumis à cette religion divine, nous en serons constamment les missionnaires ; nous en serions, s’il le fallait, les martyrs ! Mais après le plus mûr, le plus sérieux examen, nous déclarons ne rien apercevoir dans la constitution civile du clergé qui puisse blesser les vérités saintes que nous devons croire et enseigner. — Ce serait calomnier l’Assemblée nationale que de lui supposer le projet de mettre la main à l’encensoir ! à la face de la France, de l’univers, elle a manifesté solennellement son profond respect pour la religion catholique, apostolique et romaine ; jamais elle n’a voulu priver les fidèles d’aucun moyen de salut ; jamais elle n’a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à la hiérarchie, à l’autorité spirituelle du chef de l’église : elle reconnaît que ces objets sont hors de son domaine. Dans la nouvelle circonscription des diocèses, elle a voulu seulement déterminer des formes politiques plus avantageuses aux fidèles et à l’état : le titre seul de constitution civile du clergé énonce suffisamment l’intention de l’Assemblée nationale. — Nulle considération ne peut donc suspendre l’émission de notre serment. Nous formons les vœux les plus ardens pour que, dans toute l’étendue de l’empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s’empressent de remplir un devoir de patriotisme si propre à porter la paix dans le royaume et à cimenter l’union entre les pasteurs et les ouailles. »

Cette déclaration civique et apostolique à la fois fut écoutée avec un profond recueillement. Grégoire, alors, donnant le premier l’exemple de la soumission qu’il recommandait à ses confrères, prêta, au bruit de longs applaudissemens, le serment en ces termes : « Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m’est confiée ; je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi ; je jure de maintenir de tout mon pouvoir la constitution française, décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi, et notamment les décrets relatifs à la constitution civile du clergé. »

Tel est l’acte de la vie de Grégoire qui déchaîna contre lui ces longs ressentimens que nous avons vus se réveiller avec une nouvelle intensité dans ses derniers jours. Il répondit à ses détracteurs par une brochure sur la légitimité du serment civique, et poursuivit avec calme la route que lui traçait sa conscience. Si la papauté, mieux conseillée, n’avait pas prononcé contre les prêtres assermentés une condamnation qui révolta le peuple et l’Assemblée ; si le clergé, mieux avisé, au lieu de protester contre les lois de la patrie, avait suivi l’exemple d’un bon citoyen ; si, préférant le bien du pays et celui de la religion à ses privilèges particuliers, il s’était franchement rallié autour des institutions nouvelles, peut-être eût-il retardé la catastrophe. Mais ce que nous disons ici du clergé, ne faudrait-il pas le dire aussi de la noblesse, qui, comme lui, s’opposa témérairement à des réformes devenues inévitables ? Il est des temps où la Providence elle-même semble rendre aveugles les adversaires du progrès, quand leur assentiment contraint et restrictif ne ferait que le ralentir.

La majorité du clergé inférieur prêta le serment, qui d’ailleurs n’était aucunement entaché d’hérésie, puisqu’il ne changeait rien à la doctrine de l’Église, puisque les eucologes, missels, catéchismes, enseignemens, demeuraient les mêmes, et puisque les assermentés ne se détachaient point de l’obéissance canonique au chef de la catholicité. Plusieurs évêques même, entre autres celui de Blois, M. de Thémines, ceux de Rhodez, Besançon, Saint-Flour, etc., avaient déjà pris des mesures pour organiser leurs clergés et leurs chapitres selon les lois nouvelles, et se disposaient à prêter le serment, lorsqu’un contre-ordre général fut donné par les ennemis de la révolution. La coalition des évêques députés, qui croyaient par leur résistance forcer l’Assemblée nationale à détruire son propre ouvrage, l’esprit de corps et l’entraînement de l’exemple, poussèrent dans l’émigration beaucoup de membres du clergé qui seraient volontiers restés au poste où devait les retenir l’amour de la religion et du pays.

Le marquis de Ferrières, dans ses Mémoires, peint en ces termes le crise dont nous parlons :

« Les évêques et les révolutionnaires s’agitèrent et intriguèrent, les uns pour faire prêter le serment, les autres pour empêcher qu’on ne le prêtât. Les deux partis sentaient l’influence qu’aurait dans les provinces la conduite que tiendraient les ecclésiastiques de l’Assemblée. Les évêques se rapprochèrent de leurs curés ; les dévots et les dévotes se mirent en mouvement. Toutes les conversations ne roulèrent plus que sur le serment du clergé ; on eût dit que le destin de la France et le sort de tous les Français dépendaient de sa prestation ou de sa non prestation. Les hommes les plus libres dans leurs opinions religieuses, les femmes les plus décriées par leurs mœurs, devinrent tout à coup de sévères théologiens, d’ardens missionnaires de la pureté et de l’intégrité de la foi romaine. »

« Le Journal de Fonteney, l’Ami du Roi, la Gazette de Durosois, employèrent leurs armes ordinaires, l’exagération, le mensonge, la calomnie. On répandit une foule d’écrits dans lesquels la constitution civile du clergé était traitée de schismatique, d’hérétique, de destructive de la religion. Les dévotes colportaient ces écrits de maison en maison. Elles priaient, conjuraient, menaçaient, selon les penchans et les caractères ; on montrait aux uns le clergé triomphant, l’Assemblée dissoute, les ecclésiastiques prévaricateurs dépouillés de leurs bénéfices, enfermés dans des maisons de correction ; les ecclésiastiques fidèles couverts de gloire, comblés de richesses. Le pape allait lancer ses foudres sur une Assemblée sacrilège et sur des prêtres apostats ; les peuples, dépourvus de sacremens, se soulèveraient ; les puissances étrangères entreraient en France, et cet édifice d’iniquité et de scélératesse s’écroulerait sur ses propres fondemens. »

Nous avons vu quelle fut la conduite de Grégoire en cette occasion ; elle fut appréciée par ceux de ses confrères que n’aveuglaient point l’esprit de corps ou le fanatisme ; de ce nombre fut le respectable Sanguiné, qui avait été son professeur, et qui mourut, en 1806, curé à Nancy ; il avait pris le parti de l’émigration et s’était réfugié en Allemagne ; mais, malgré la différence de leurs opinions, il ne cessa d’entretenir une correspondance amicale avec son ancien élève, engagé dans les voies de la révolution.

Tandis que l’apôtre de la démocratie évangélique soulevait contre lui la haine des dévots, il voyait redoubler la vénération dont l’entouraient le peuple et l’Assemblée nationale. Celle-ci le choisit pour son président, le 18 janvier 1791, et deux départemens, ceux de la Sarthe et de Loir-et-Cher, se disputèrent la gloire de l’avoir pour pasteur. Nommé le même jour évêque au Mans et à Blois, il opta pour ce dernier siège, et il a toujours joint à son nom un titre qu’il ne devait ni à l’intrigue, ni à la faveur des cours, mais au choix libre et spontané du peuple et du clergé.

À l’expiration de sa présidence, sa piété se témoigna par un trait que les journaux du temps ont recueilli. Il se rendit à l’église des Feuillans, pour remercier Dieu d’avoir soutenu ses forces pendant cette mission difficile ; le prêtre chargé d’officier se trouvait seul, Grégoire aussitôt se mit à genoux derrière lui, et servit la messe. On vit ainsi l’homme qui venait d’occuper le plus beau poste de l’état, remplir un instant après les plus humbles fonctions de la hiérarchie ecclésiastique.

Avant de suivre le nouvel évêque de Blois au milieu de ses diocésains, où sa courte administration n’a laissé que des souvenirs édifians, jetons encore un coup d’œil sur ses actes à l’Assemblée constituante, comme moraliste et comme philantrope ; nous avons déjà vu en lui le prêtre et l’homme politique.

Mais d’abord, rapportons ici l’origine de l’amitié qui lia pour toute sa vie Grégoire à une personne dont nous devrons citer le nom plus d’une fois.

Lorsque après les journées des 5 et 6 octobre, le roi et l’Assemblée quittèrent Versailles pour Paris, ceux des députés qui avaient figuré dans la résistance aux réformes craignirent les outrages d’une population irritée. Une terreur panique s’empara d’eux : le président Chapelier annonça dans la séance du 9 que plus de deux cents passeports lui avaient été demandés. On décida que l’Assemblée serait elle-même juge des motifs de ceux de ses membres qui voudraient s’absenter. Beaucoup réclamèrent alors des passeports pour cause de maladie, ce qui fit dire à un député que la résidence future du gouvernement avait exercé une influence bien nuisible sur la santé de ses collègues.

Le costume distinctif des ecclésiastiques les exposait particulièrement à des scènes fâcheuses, et quelques uns d’entre eux furent insultés dans les rues. Grégoire s’était fait l’ardent champion des intérêts populaires ; mais sa personne était trop peu connue pour qu’il fût plus ménagé qu’un autre, et comme les autres il se montrait en public le moins possible. Une famille riche et honorable lui ayant offert dans sa maison la table et le logement, il accepta avec empressement. Un ami de cette famille, habitant la Lorraine, lui avait adressé l’abbé Grégoire qui se rendait aux États-Généraux, comme un des ecclésiastiques dont le savoir et les sentimens faisaient le plus d’honneur au clergé.

Insoucieux de tout bien-être matériel, comme la plupart des hommes que préoccupe le travail des idées, Grégoire fut heureux de trouver dans ses nouveaux hôtes, M. et madame Dubois, les soins d’une véritable affection, que les dangers de sa carrière politique rendirent plus vive encore et plus dévouée. De ce moment il fit partie de la famille, et après la mort du mari, survenue au bout de vingt ans, il continua de demeurer chez la veuve, qu’il prenait plaisir à nommer sa mère adoptive. C’est ainsi que madame Dubois, associée à ses succès et à ses revers, et confidente de toutes ses pensées, est devenue dépositaire des papiers que nous publions.

La mémoire de l’évêque de Blois est restée pour son amie une espèce de culte. Nous l’avons vue dans le délire d’une maladie, où le souvenir des dangers d’autrefois se confondait avec le sentiment du danger présent, croire que la guillotine était dressée sous ses fenêtres, que les bourreaux allaient la saisir, et adresser au ciel ce sublime remercîment : « Oh ! que je suis heureuse de lui avoir survécu pour témoigner de mon amitié en souffrant cela pour lui aussi courageusement qu’il l’aurait souffert lui-même ! Il sera fier de se voir représenter ainsi. »

Les opinions qu’avait émises Grégoire, dès avant la révolution, sur la nécessité d’améliorer le sort des juifs, ne laissaient point douter qu’il mettrait à profit sa position nouvelle pour réaliser ses vœux philantropiques. On ne tarda point en effet à l’entendre dénoncer les persécutions exercées en Alsace contre ces religionnaires, tracer une peinture touchante de leur situation, et invoquer en leur faveur la justice de l’Assemblée constituante. Il obtint leur élévation à la dignité de citoyens. On vit alors (exemple inoui !) les synagogues reconnaissantes faire des prières publiques pour un prêtre chrétien.

D’autres victimes de la cupidité et du préjugé fixèrent également ses yeux jaloux de découvrir des maux à soulager. Le 22 octobre 1789, une députation des gens de couleur des colonies réclama pour cette classe de citoyens l’exercice de leurs droits. Grégoire adressa à l’Assemblée un Mémoire dans le même but, et le 3 décembre, comme on délibérait sur l’établissement d’un comité colonial, il demanda, pour la première fois, l’admission des hommes de sang-mêlé dans la représentation nationale. Interrompu par les cris : À la question ! il ne lui fut pas possible de poursuivre. Mais de nombreux écrits appelèrent bientôt l’opinion publique à se prononcer sur ce vœu d’équité, et l’Assemblée dut céder à l’opinion publique. Grégoire devint l’un des membres les plus actifs et le président de la Société des amis des noirs, où figuraient Condorcet, Lafayette, Pétion, Robespierre, Larochefaucaald, Brissot, Clavière, etc. ; société dissoute plus tard par les événemens, mais qui laissa après elle le terrain préparé. Il ne s’agissait d’ailleurs dans le principe que de l’admission aux droits civiques d’une classe d’hommes dont l’avancement moral et intellectuel ne pouvait être mis en doute : l’abolition de l’esclavage ne se présentait encore que comme une espérance pour l’avenir. « Un jour, dit Grégoire dans sa lettre adressée aux citoyens de couleur pour leur annoncer qu’ils participeront désormais à la souveraineté du peuple, un jour le soleil n’éclairera parmi vous que des hommes libres ; les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberont plus sur des fers et des esclaves. L’Assemblée nationale n’a point encore associé ces derniers à votre sort, parce que les droits des citoyens, concédés brusquement à ceux qui n’en connaissent pas les devoirs, seraient peut-être pour eux un présent funeste ; mais n’oubliez pas que, comme vous, ils naissent et demeurent libres et égaux. Il est dans la marche irrésistible des événemens, dans la progression des lumières, que tous les peuples dépossédés du domaine de la liberté récupèrent enfin cette propriété inamissible. ».

La lecture de ce passage suffit pour attester qu’il y eut chez les amis des noirs, et chez Grégoire en particulier, autant de prudence politique que de philantropie. On sait aujourd’hui que les premiers troubles de Saint-Domingue ne furent point provoqués par la proclamation des principes de liberté, ni surtout par l’abolition de l’esclavage résolue trois ans après, mais par la résistance des colons au décret qui accordait les privilèges civiques aux hommes de sang-mêlé, c’est-à-dire à leurs propres enfans. On sait également que l’obstination de cette résistance armée obligea les commissaires de la Convention à devancer les projets de l’Assemblée, en promettant la liberté aux esclaves qui viendraient se ranger sous les drapeaux de la république. On sait enfin (les rapports présentés récemment au parlement anglais en font foi) que ces esclaves subitement émancipés, au lieu de se livrer aux désordres que l’on pouvait redouter, retournèrent presque tous paisiblement à leurs travaux ; et que ces mêmes esclaves, ou leurs descendans qui forment aujourd’hui la population d’Haïti, loin de présenter le spectacle d’inactivité et d’insubordination que les ennemis de leur cause se plaisent à tracer, s’adonnent à leurs occupations avec autant d’ordre et de calme, et en tirent autant de bien-être qu’aucune autre classe de cultivateurs, sur quelque partie du globe qu’on les prenne[7].

Et quand il n’en serait pas ainsi, aurait-on le droit de s’en étonner ? Pendant des siècles, l’idée du travail et celle de la servitude ont été inséparables dans l’esprit de ces hommes ; l’idée de repos et d’indolence n’a-t-elle pas dû devenir pour eux synonyme de liberté ? Étonnons-nous plutôt que la civilisation ait fait des progrès assez rapides pour triompher de pareilles erreurs. Le travail est-il donc si fort en honneur chez nos vieilles nations européennes ? Y a-t-il si long-temps qu’une certaine classe aurait cru déroger en exerçant les professions industrielles ?

Une croisade morale a commencé contre le trafic de la liberté humaine ; ses débats ont été longs et pénibles, parce qu’elle avait à combattre les préjugés et l’égoïsme ; mais la victoire est toujours assurée, en définitive, à la morale publique sur les intérêts ; et s’il était prouvé aujourd’hui (ce qui est fort loin de l’être) que la production des denrées coloniales est impossible autrement que par le travail des nègres, la conscience des peuples ne devrait en tirer d’autre conclusion que celle-ci : cessons d’envoyer la race blanche dépérir sous le ciel de la zone torride ; laissons à la race noire les climats pour lesquels la nature l’a créée, et par une association dans l’intérêt de tous, échangeons les produits de notre travail contre ceux de son travail devenu libre comme le nôtre[8].

L’humanité n’oubliera point que Grégoire fut le saint Bernard de cette généreuse croisade. Au reste, il est à remarquer que les partisans du préjugé colonial dans l’Assemblée constituante étaient les adversaires déclarés de toutes les réformes intérieures, tant il est vrai qu’il y a solidarité entre les différentes erreurs d’une mauvaise cause. Les colons de Saint-Domingue qui brûlaient Grégoire en effigie pour avoir appuyé les réclamations des mulâtres, et ceux qui, le lendemain de chaque discussion sur l’esclavage et la traite, faisaient crier dans les rues de Paris : Voici la liste des députés qui ont voté en faveur de l’Angleterre contre la France, n’hésitèrent point à sacrifier l’esprit national à leurs intérêts personnels ; ils appelèrent à leur aide les gouvernemens anglais et espagnol, en guerre alors avec la France ; ils se démasquèrent eux-mêmes en foulant aux pieds la cocarde tricolore et en arborant la cocarde blanche : c’était rendre à la lutte son véritable caractère, car cette lutte, en effet, c’était, quelque nom qu’on lui donne, celle de la révolution contre l’ancien régime.

Grégoire ne négligeait aucune occasion pour jeter la lumière de sa charité religieuse sur toutes les questions de morale. Le fameux duel de Barnave et de Cazalès lui fournit celle de se prononcer évangéliquement contre cet usage des temps de barbarie[9]. Une autre fois, le marquis de Foucault s’étant écrié que ce serait le plus grand des malheurs, si tous les Français savaient lire, le curé d’Embermesnil lui répliqua : « La vertu a sa place naturelle à côté des lumières et de la liberté. »

La sollicitude de Grégoire pour les intérêts politiques ne détournait point son attention d’autres intérêts plus matériels, relatifs, soit à sa province, soit à la France entière. Nous l’avons déjà vu envisager la question de la dotation territoriale du clergé sous l’aspect des progrès agricoles : nous citerons encore, parmi ses travaux législatifs à la Constituante, son opinion pour la suppression de la gabelle, une lettre aux citoyens du département de la Meurthe sur les salines de la Lorraine, et une proposition pour le dessèchement des marais, les défrichemens et les plantations.

Ces objets l’occupèrent toujours beaucoup, même au temps des débats politiques les plus ardens ; en 1793, il publia une dissertation sur l’amélioration de l’agriculture par des établissemens d’économie rurale, et une instruction sur les semailles d’automne, adressée aux citoyens cultivateurs, par ordre de la Convention nationale.

Lorsque l’Assemblée constituante se sépara pour faire place à la législative, les sociétés patriotiques adressèrent des félicitations aux députés qui avaient déployé, dans l’exercice de leurs fonctions, le plus de talens et de civisme. Grégoire répondit en leur nom. Lui-même présidait alors par intérim la Société des amis de la constitution, devenue plus tard le club des Jacobins ; il fut chargé par elle de rédiger une adresse aux députés de la nouvelle législature. Dans cette pièce, qui fut imprimée et signée par Rœderer, président, par Louis-Philippe d’Orléans et Collot d’Herbois, secrétaires, l’auteur analysait avec sévérité les travaux de l’Assemblée pendant sa session de vingt-neuf mois ; et des fautes de ce corps politique il tirait des conseils salutaires pour les nouveaux représentans. Les premières pages que nous allons citer montreront la crudité de franchise qui commençait à être le cachet de l’époque :

« De tous les points de l’empire, le vœu de nos concitoyens vous députe au congrès national, et la nation vous y appelle. Il est temps que les fondateurs de la constitution, les créateurs de la France nouvelle, remettent en vos mains les rênes du pouvoir qui commençaient à flotter dans les nôtres. Quelques uns d’entre nous couraient encore dans la carrière ; mais un grand nombre s’y traînaient, et des chutes fréquentes ont annoncé leur épuisement, constaté leur impéritie, ou signalé leur corruption. La Liberté inquiète et meurtrie vous tend les bras ; vingt-cinq millions d’hommes ont les yeux fixés sur vous ; ils espèrent que vous consoliderez notre ouvrage. Salut à nos successeurs !

« Si, à l’éclat des talens, vous joignez celui des vertus, si vous apportez en tribut à la patrie la fierté des Spartiates et le courage des Romains ; si, également inaccessibles aux terreurs et aux caresses, vous marchez invariablement sur la ligne du bien, vous trouverez quelques modèles parmi vos devanciers.

« Puissiez-vous, les uns justifier, les autres démentir les récits de la renommée qui vous a précédés dans la capitale ! À côté d’une imposante majorité qui consolera la patrie, on montre déjà ceux qui, admis par la loi dans son sanctuaire, en sont repoussés par la confiance publique, parce qu’ils ont souillé la pureté des élections, fait mouvoir les ressorts de la cabale et soudoyé la bassesse.

« Déjà l’on désigne ceux qui sont susceptibles d’être achetés ou séduits par le ministère ; car les cours seront à jamais les ennemies irréconciliables de la liberté ; et presque toujours ceux qui les habitent ne se croient heureux que par l’oppression et le malheur des peuples. Hommes vertueux, vous êtes dignes d’être calomniés ; vous le serez : mais la justice arrachera vos noms à l’imposture pour les présenter à notre estime. Hommes pervers, vous serez jugés ; et chacun aura droit d’imprimer sur votre front le sceau de l’ignominie, le fer rouge de la vérité. »

Terminons cette partie de la biographie politique de Grégoire, par un portrait qui n’est point sans quelque réalité, quoique l’auteur fasse ressortir avec affectation le côté désavantageux. Il ne faut pas oublier que c’est un adversaire qui parle :

« Parmi les cent quarante-quatre curés qui parurent aux États-Généraux, un seul, M. Grégoire, montra quelque facilité pour s’exprimer, ainsi que quelques connaissances dans le droit et les affaires publiques. Son langage avait plus d’ardeur que de feu, plus d’impétuosité que de vivacité. Il se trouvait presque toujours dans ce qu’il disait quelque chose de provocateur, et l’on sentait un homme qui se défend comme les autres attaquent. Cela n’empêche point que de vastes connaissances, acquises par un travail infatigable, n’appartiennent à M. Grégoire, et que, dans toute sa carrière, il n’ait montré un ardent amour de la liberté, avec une conformité parfaite de principes : chose honorable dans tous les temps, dans tous les pays, dans tous les hommes[10]. »

Établi dans son diocèse, après la clôture de l’Assemblée nationale, Grégoire se livra aux travaux de l’épiscopat avec une active charité. Peu de temps lui suffit pour dissiper les préventions de ceux qui avaient peine à comprendre que chez lui la ferveur politique n’était qu’un mode d’action de la ferveur chrétienne. Ils purent s’en convaincre en lisant ses Lettres pastorales, où s’harmonisent l’onction religieuse et le patriotisme ; en l’écoutant prononcer, dans la chaire apostolique, des discours parfaitement conformes à ceux dont sa voix avait fait retentir la tribune législative. Des services solennels, célébrés dans l’église cathédrale de Blois, l’un en l’honneur de Simonneau, maire d’Étampes, massacré en défendant la loi, l’autre pour les citoyens morts à Paris le 10 août 1792 en combattant pour la liberté, fournirent surtout au nouveau prélat l’occasion de manifester ses sentimens démocratiques. Ces discours portent l’empreinte d’une exaltation révolutionnaire, qui souvent fut blâmée comme peu assortie au ministère du prêtre. Mais doit-on s’étonner qu’avec ses convictions hardies, au milieu des obstacles que l’esprit retardataire et les intérêts égoïstes ne cessaient d’opposer à la réalisation des idées nouvelles, un homme jeune, ardent, impressionnable comme Grégoire, ait employé fréquemment le style que les passions de l’époque avaient mis en usage ? Nous y voyons seulement une preuve de plus de l’énergie et de la sincérité de ses croyances. C’est d’après leurs actes qu’il faut juger les hommes, et parmi ceux de Grégoire, on n’en cite pas un où son entraînement lui ait fait démentir le caractère évangélique.

Ceux qui le voyaient alors de près, ses diocésains, dans un pays où les habitudes de dévotion exerçaient un grand empire, car c’est surtout dans cette partie de la France que la petite église a jeté ses fondemens, investirent leur pasteur d’une confiance sans bornes ; ils le choisirent pour présider l’administration centrale du département, et bientôt après pour leur représentant à la Convention.

La nouvelle Assemblée s’étant constituée, mit l’évêque de Blois à la tête d’une députation chargée d’en porter avis à celle qu’elle remplaçait. Cette notification fut accueillie par des applaudissemens universels. La France était dans l’attente des grandes mesures d’intérêt national qui allaient émaner de ses nouveaux mandataires.

Ceux-ci ne trompèrent point cette attente ; ils débutèrent par un acte solennel, que le vœu public, hautement exprimé, appelait depuis plusieurs mois : l’abolition de la royauté et la proclamation du gouvernement républicain. Collot d’Herbois et Grégoire en firent la proposition, qui fut adoptée unanimement, au milieu des plus vives démonstrations de joie. On verra dans les Mémoires de Grégoire, l’espèce de délire qui s’empara de lui en songeant qu’il avait provoqué cette grande résolution.

Une phrase de son discours est demeurée célèbre comme expression de sa haine pour la monarchie : « L’histoire des rois est le martyrologe des nations. » Sans doute si elle se trouvait dans quelque étude historique, les commentateurs n’auraient pas tort de la taxer d’injustice et d’exagération ; mais est-ce donc sur le champ de bataille, et en présence de son ennemi, que l’on peut se montrer impartial ? L’instant où l’on combat pour renverser une institution politique, serait-il bien choisi pour rendre froidement justice à son utilité passée ? Ajoutons pourtant que Grégoire, dans cette occasion, ne fit que donner une forme absolue à une opinion réfléchie, qu’il ne cessa de maintenir, en y consentant de rares exceptions.

Lorsque s’ouvrit (le 15 novembre suivant) la discussion sur la mise en jugement de Louis XVI, Grégoire se prononça pour l’affirmative, et reproduisit quelques uns des argumens qu’il avait fait valoir, après le retour de Varennes, contre l’inviolabilité royale.

Repoussant d’abord la doctrine qui regarde cette inviolabilité comme une fiction heureusement imaginée pour étayer la liberté, il s’indignait contre la pensée que le bonheur du peuple dût reposer sur une fiction. « L’inviolabilité royale, disait-il, même en adoptant ce système, ne peut s’étendre à des faits étrangers à l’exercice de la royauté, de même que l’inviolabilité des législateurs et des ambassadeurs ne s’étend point à des actes personnels étrangers à leurs fonctions. Là où ne se peut appliquer la responsabilité du ministre, il faut bien que cesse l’irresponsabilité du monarque ; si non, il existerait des délits sans châtimens, et ce serait la destruction du principe fondamental que force soit à la loi. »

Il établissait en outre, que la doctrine de l’inviolabilité constitutionnelle étant admise dans sa plus entière acception, Louis XVI ne pourrait en revendiquer le bénéfice, puisqu’il avait protesté contre la constitution en la déclarant inexécutable. De ce fait seul, disait Grégoire, il résulte que Louis ne s’était jamais regardé comme roi constitutionnel.

« Quel homme s’est joué avec plus d’effronterie de la foi des sermens ? ajoutait-il ; c’est dans cette enceinte, c’est là que je disais aux législateurs : Il jurera tout, et ne tiendra rien. Quelle prédiction fut jamais mieux accomplie ! »

Mais, dans ce même discours où Grégoire s’exprimait avec tant de véhémence contre le ci-devant roi, il proclamait formellement son aversion pour la peine de mort, qu’il appelait : « Un reste de barbarie, destiné à disparaître des codes européens. » Précédemment déjà il en avait réclamé l’abolition ; et cette fois il demandait un acte de clémence individuelle, pour obtenir une loi de clémence générale.

« Il suffit à la société, disait-il, que le coupable ne puisse plus nuire. Assimilé en tout aux autres criminels, Louis Capet partagera le bienfait de la loi, si vous abrogez la peine de mort. Vous le condamnerez alors à l’existence, afin que l’horreur de ses forfaits l’assiège sans cesse et le poursuive dans le silence de la solitude..... Mais le repentir est-il fait pour des rois ? L’histoire, qui burinera ses crimes, pourra le peindre d’un seul trait : aux Tuileries, des milliers d’hommes étaient égorgés par son ordre, il entendait le canon qui vomissait sur les citoyens le carnage et la mort, et là il mangeait, il digérait ! »

Pendant ces jours de crise, madame Dubois, que des relations de famille et d’amitié rendaient moins opposée que son commensal à la cause des Bourbons, lui demandait son opinion sur l’issue du procès. « Louis est un grand coupable, répondait l’évêque de Blois, mais la religion me défend de répandre le sang des hommes. »

Il se montra fidèle à cette parole et aux principes qu’il avait émis à la tribune. Absent pour une mission, lorsque la sentence fut prononcée, il se trouvait à Chambéry avec trois de ses collègues, Hérault de Séchelles, Jagot et Simon. Ceux-ci jugèrent que leur absence ne les dispensait point de prendre leur part de responsabilité dans l’acte décisif du corps politique auquel ils appartenaient. Ils rédigèrent un projet de lettre à l’Assemblée, contenant leur vote pour la condamnation à mort. Mais Grégoire déclara, que ni sa qualité de prêtre, ni son opinion contre la peine capitale, ne lui permettaient d’y apposer sa signature, à moins que ces deux derniers mots n’en fussent effacés. Ses collègues y consentirent après une assez vive discussion, et la lettre fut envoyée telle que nous allons la transcrire :


Chambéry, 20 janvier 1793.

« Nous apprenons par les papiers publics que la Convention doit prononcer demain sur Louis Capet. Privés de prendre part à vos délibérations, mais instruits par une lecture réfléchie des pièces imprimées, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise, depuis longtemps, des trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c’est un devoir pour tous les députés d’annoncer leur opinion publiquement, et que ce serait une lâcheté de profiter de notre éloignement pour nous soustraire à cette obligation.

« Nous déclarons donc que notre vœu est pour la condamnation de Louis Capet par la Convention nationale, sans appel au peuple.

« Nous proférons ce vœu dans la plus intime conviction, à cette distance des agitations où la vérité se montre sans mélange, et dans le voisinage du tyran piémontais. »

Signé : Hérault, Jagot, Simon, Grégoire.


Cette lettre existe encore aux archives du royaume. Les noms des quatre signataires ne furent point comptés parmi les votes pour la peine capitale. Ils furent même dénoncés aux Jacobins, comme ayant mal rempli leur devoir de citoyens.

Tout cela n’empêcha point les ennemis de Grégoire de renouveler plusieurs fois contre lui, et particulièrement dans les occasions où ils le virent en butte aux persécutions, le reproche d’avoir manqué dans cette circonstance aux sentimens d’un chrétien. Ils poussèrent même l’esprit de vengeance et de perfidie jusqu’à imprimer la lettre que nous venons de citer, en rétablissant, après le mot condamnation, les deux mots : à mort. C’est le souvenir de ces infamies qui faisait dire à Grégoire sur son lit de douleur : « Une circonstance de ma vie a été odieusement dénaturée ; je n’ai jamais voté la mort de personne. » — Puis ailleurs : « La haine coloniale et la haine sacerdotale sont les plus exaspérées et les plus cruelles ! »

Nous ne sommes entrés dans ce détail que pour faire apparaître la mauvaise foi des accusateurs de Grégoire, et pour montrer qu’il ne fit point fléchir le caractère du prêtre devant celui du révolutionnaire. C’est au contraire en admirant comment il sut les concilier, qu’un de ses biographes lui a justement appliqué la maxime de saint Augustin : Immoler l’erreur et aimer les hommes.

Jamais d’ailleurs l’évêque de Blois, quelque importance qu’il attachât à prouver qu’il n’avait point participé à l’arrêt du malheureux Louis XVI, n’exprima le plus léger blâme sur la conduite de ceux de ses collègues, qui, obéissant à d’autres inspirations, jugèrent utile de donner à l’Europe attentive un grand exemple de sévérité nationale.

Le 15 novembre 1792, Grégoire avait été élevé aux honneurs de la présidence. Il accueillit la députation des Anglais, Écossais et Irlandais résidens à Paris, qui venaient féliciter la Convention sur les succès des armes françaises, ainsi que celle des sociétés constitutionnelles de Londres, Sheffield et Belfast, qui offraient un don patriotique de six mille paires de souliers pour les défenseurs des libertés européennes. La réponse du président exprima les vœux de l’Assemblée pour le maintien de la concorde entre deux nations trop long-temps ennemies.

Le 21 novembre, une députation des Savoisiens, qui reprenaient alors leur ancien nom d’Allobroges, après avoir aboli chez eux la noblesse et la royauté, vint demander la réunion de leur pays à l’empire français. Grégoire leur donna le baiser fraternel aux acclamations générales, et, dans le discours qu’il leur adressa, promit solennellement l’appui de la France à tous les opprimés. Son sentiment philantropique, l’élevant au dessus des préjugés nationaux, lui faisait entrevoir dans l’avenir l’alliance universelle des peuples. « La liberté, s’écriait-il, planant sur toute l’Europe, visitera ses domaines, et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. »

La Convention ordonna l’impression de ce discours, et sa traduction en différentes langues, comme étant le manifeste de tous les peuples contre tous les rois.

Huit jours après, Grégoire fut chargé par les comités diplomatique et de constitution réunis, de faire un rapport sur l’incorporation de la Savoie au territoire français, et l’Assemblée, ayant adopté les conclusions affirmatives de ce rapport, envoya l’auteur lui-même sur les lieux, avec ses collègues Hérault de Séchelles, Jagot et Simon, pour installer l’administration républicaine dans le nouveau département du Mont-Blanc. Ce fut durant cette mission, ainsi que nous l’avons raconté, qu’eut lieu le jugement de Louis XVI.

Nous n’avons pas l’intention de réfuter toutes les calomnies répandues sur la vie de Grégoire ; la tâche serait trop longue : mais c’est ici le lieu d’en citer une, dont on appréciera le but quand on saura qu’elle fut mise en circulation par l’Annuaire ecclésiastique de Savoie, et par l’Ami de la religion et du roi, en 1819, époque de l’élection de l’ancien conventionnel dans le département de l’Isère.

« Le trop fameux Grégoire, venu à Chambéry pour y organiser le nouveau département du Mont-Blanc, eut l’audace et l’impudence, dans la première visite qu’il fit à M. Conseil, évêque de ce diocèse, de lui proposer de souscrire à la prétendue constitution du clergé. Il se flattait que la défection du premier pasteur pourrait amener celle des subordonnés. Ses sophismes, comme ses instances, ne produisirent aucun effet. Monsieur, lui répondit M. Conseil, je suis trop vieux pour changer de religion. Au moment du départ de ce nouvel apôtre du mensonge, notre prélat lui défendit de célébrer la messe dans son diocèse. Dès lors, il fut constitué prisonnier dans son propre palais, et pour le contrister encore plus, il fut gardé à vue par deux gendarmes. »

Nous trouvons cette citation parmi les papiers de Grégoire, sur une feuille volante qui porte en marge ces mots de sa main : Mensonges ecclésiastiques ; elle devait prendre place dans un recueil, préparé en effet par lui sous ce titre.

Le fait est que l’évêque de Blois, pendant sa mission, vécut en parfaite intelligence avec celui de Chambéry, et célébra la messe dans sa cathédrale ; le fait est que, lorsqu’il fut sur le point de quitter ce pays, plusieurs officiers municipaux se présentèrent pour le supplier de demeurer au milieu de leurs concitoyens, dont il s’était acquis l’estime et la reconnaissance[11].

De la Savoie, Grégoire passa dans le comté de Nice, pour y présider à l’organisation du département des Alpes maritimes. Au retour de cette nouvelle mission, il disait à madame Dubois : « Bonne mère (c’est le nom qu’il lui donnait toujours), devinez combien mon souper de chaque soir coûtait à la nation ? juste deux sous ; car je soupais avec deux oranges. Aussi, je n’ai pas dépensé tout mon argent : voyez ce que je rapporte au trésor public… »

Il montrait, nouée dans le coin d’un mouchoir, la petite somme épargnée sur ses frais de voyage, et se glorifiait naïvement de sa patriotique économie.

Nous demandons grâce pour ces détails à nos habiles administrateurs ; ils doivent leur sembler bien puérils et bien niais.

Rentré dans le sein de la Convention, après six mois d’absence, Grégoire, en qualité d’ancien président, remplaçait momentanément Mallarmé au fauteuil, le 31 mai, lorsque les sectionnaires vinrent présenter une adresse pour obtenir la proscription des Girondins.

Dans sa réponse, Grégoire s’efforça de rappeler les citoyens à l’union, gage du salut de la patrie ; mais en même temps il s’exprima avec force sur les soupçons que répandaient contre la population parisienne les Girondins et leurs amis dont il désapprouvait les principes.

« Citoyens, disait-il, la liberté est dans les crises de l’enfantement ; une constitution populaire en sera le fruit, et contre elle se briseront les efforts impies des brigands couronnés, de nos ennemis extérieurs et intérieurs ! Le moment approche où le peuple en masse les écrasera par sa puissance et sa majesté. »

« Estimables citoyens, l’absurdité des calomnies répandues contre Paris couvre de honte leurs inventeurs ! la Convention nationale vient encore de vous venger en décrétant que Paris, qui a fait tant de sacrifices pour faire triompher la révolution, a bien mérité de la patrie. Non, elle ne disparaîtra pas du globe cette illustre cité[12], qui, dans les décombres de la Bastille renversée par son courage, a retrouvé la charte de nos droits ! elle les a reconquis, elle défendra son ouvrage, et Paris, sous l’empire de la liberté, deviendra plus brillant qu’il ne le fut jamais sous le sceptre du despotisme.

« Vainement les aristocrates, les royalistes, les fédéralistes essaient de nous diviser ; nous jurons de rester unis ! nous serons pour ainsi dire agglutinés dans le sein de la république une et indivisible, et les orages de la révolution ne feront que resserrer les liens de famille qui unissent les Parisiens à leurs frères des départemens. »

Ce vœu de concorde ne fut point exaucé. Les uns commirent le crime de chercher par la guerre civile le triomphe de leurs opinions, les autres commirent la faute de mutiler la représentation nationale.

La discussion du pacte constitutionnel se poursuivait au milieu de ces troubles. Grégoire proposa de placer en tête du titre : Des rapports de la république française avec les nations étrangères, une série d’articles formant une déclaration du droit des gens. On reconnaît dans la plupart de ces articles le chrétien cosmopolite.

« Un peuple doit agir à l’égard des autres comme il désire qu’on agisse à son égard ; ce qu’un homme doit à un homme, un peuple le doit aux autres peuples. »

« L’intérêt particulier d’un peuple est subordonné à l’intérêt général de la famille humaine. »

« Les entreprises contre la liberté d’un peuple sont un attentat contre tous les autres, etc. »

À côté de cet article qui proclame un grand principe de solidarité entre les nations, on pourrait être surpris d’en lire un autre qui semble nier le droit d’intervention, c’est-à-dire celui de secourir l’opprimé :

« Un peuple n’a pas le droit de s’immiscer dans le gouvernement des autres. »

Mais cette contradiction n’est qu’apparente : Grégoire ne donnait le nom de gouvernement qu’à une autorité acceptée par la volonté populaire et non point à une autorité imposée ; il ne faisait aucune concession à ces théories d’égoïsme national, dont l’écho nous afflige trop souvent dans la bouche de prétendus hommes d’état, qui transportent le sentiment de leurs petits intérêts au sein de la politique générale.

Le projet présenté par Grégoire ne fut point admis par la Convention. Il le reproduisit l’année suivante, à l’occasion de la réception solennelle de M. de Staël, ambassadeur de Suède, et ne fut pas plus heureux. La Convention fit alors ce que feraient nos assemblées législatives en présence d’une proposition de ce genre ; elle la relégua parmi les utopies philantropiques. Peut-être les circonstances difficiles où se trouvait la république le voulaient-elles ainsi. Quoi qu’il en soit, l’auteur avait eu soin, dans son exposé de motifs, de prévoir cette objection qui ne l’avait point découragé.

« C’était un beau rêve, dit-on, que celui du publiciste Saint-Pierre… et pourquoi désespérer que jamais il se réalise ? lorsque l’on connaît les Lucamones des Étrusques, la ligue des Achéens et le Corps amphyctionique, la différence n’est que du plus au moins. Il y a du mieux, disait un écrivain ; le monde donne des espérances… permettez-moi donc d’espérer que le despotisme, qui est une grande erreur, que la guerre, qui est une grande immoralité, deviendront plus rares en Europe ; que les peuples, détrompés des fausses idées de grandeur, et connaissant mieux leurs intérêts, s’occuperont à vivifier leur économie politique ; qu’alors tomberont peut-être les barrières entre les nations, qu’elles étendront les unes vers les autres leurs mains fraternelles, bien convaincues que pour elles, comme pour les individus, les bonnes mœurs et la justice sont les sources uniques du bonheur. »

Les mêmes sentimens se trouvent exprimés dans les considérans d’un arrêté que proposa Grégoire au comité d’instruction publique, dont il avait été nommé membre au retour de sa mission dans le midi. Cet arrêté avait pour objet de créer entre les écrivains, les savans, les journalistes de tous pays, une sorte de confédération littéraire ; des correspondances actives et régulières devaient être établies par l’intermédiaire des agens diplomatiques et consulaires ; les secours et la protection respective des gouvernemens devaient leur être assurés. On lisait dans cet arrêté :

« Les comités de salut public et d’instruction publique réunis, considérant qu’il importe essentiellement au bonheur social et à la prospérité de la république de multiplier les moyens capables d’aviver le patriotisme, de perfectionner la morale universelle et d’agrandir le domaine des arts ; considérant que ce patriotisme n’est point exclusif, et que l’énergie de ce sentiment se concilie avec cette douce philantropie qui resserre les liens entre les peuples amis, qui, pour fortifier l’esprit de tolérance et de fraternité, accueille tous les moyens d’éteindre l’égoïsme national, de combler l’intervalle que les préjugés, la haine et le despotisme ont mis entre les nations rivales ; considérant que la circulation rapide des lumières est un moyen d’atteindre ce but, arrête, etc. »

Nous verrons Grégoire reprendre et agrandir, à plusieurs époques de sa vie, cette idée favorite d’une association entre les hommes placés par leurs talens à la tête de l’opinion publique dans chaque pays, association destinée à préparer celle des peuples eux-mêmes.

Nous avons dit qu’à son retour des départemens méridionaux, Grégoire avait été appelé au comité d’instruction publique ; ce fut alors surtout qu’il déploya son immense activité.

Sur sa proposition, la Convention chargea ce comité de recueillir, sous le titre d’Annales du civisme, les traits de vertus qui avaient illustré la révolution. En traçant le plan de l’ouvrage projeté, Grégoire citait par avance plusieurs des exemples d’héroïsme civique qui mériteraient d’y être consignés, et s’efforçait de les choisir dans la vie de ces citoyens obscurs, de ces simples soldats qui se sacrifient pour le bien général, sans nourrir même l’espoir que leur nom figurera dans un bulletin et sera transmis à la reconnaissance de la patrie. C’est en rappelant les belles actions inspirées par le sentiment républicain qu’il voulait faire aimer la république.

Le 8 août 1793, Grégoire proposa et fit décider l’abolition des académies, mais pour les réorganiser sur un plan nouveau, mieux approprié aux progrès de l’esprit humain.

« Citoyens, disait-il, détruire est chose facile, et c’est moins en supprimant qu’en créant que le législateur manifeste sa sagesse ; la vôtre éclatera dans les mesures que vous prendrez pour que, du milieu des décombres, le sanctuaire des arts, s’élevant sous les auspices de la liberté, présente la réunion organisée de tous les savans et tous les moyens de science. »

Il fut l’un des fondateurs de l’Institut national, ainsi que du Conservatoire des arts et métiers, et du Bureau des longitudes. Dans le Conservatoire devaient être réunis, outre les produits de l’industrie française et étrangère, les instrumens, outils et modèles de machines servant à tous les travaux qui s’appliquent à la vie matérielle de l’homme, de même que les livres ayant pour objet le perfectionnement des sciences et des arts ; tout cela classé de manière à en rendre facile la recherche ou l’étude. On devait y trouver, rangés par ordre chronologique, les instrumens employés aux diverses époques, afin d’en pouvoir suivre la progression, et les machines étrangères qu’il serait avantageux de transporter dans notre industrie.

Le plan primitif de ce bel établissement était plus vaste que celui qu’on a réalisé ; la lecture du rapport de Grégoire ne serait pas sans fruit encore aujourd’hui pour le perfectionner ; il le terminait ainsi :

« Tandis que l’orgueil des despotes élève des palais cimentés par le sang et les larmes de ceux qu’ils nomment leurs sujets, vous vous occupez d’établissemens propres à faire naître le bonheur dans les chaumières. Au milieu des tourmentes révolutionnaires, il est beau d’ouvrir des asiles à l’industrie et d’assembler tous les élémens dont se compose la félicité nationale : cette marche est vraiment digne du législateur ; car, entre les peuples comme parmi les individus, le plus industrieux sera toujours le plus libre. C’est donc calculer en politique que d’ôter tout prétexte à l’ignorance, à la fainéantise, et de faire en sorte que rien ne soit à meilleur compte que la science et la vertu ! »

Dans son rapport sur le Bureau des longitudes, Grégoire traçait une esquisse rapide des services rendus par l’astronomie. Il fit attribuer au nouveau bureau la rédaction de la Connaissance des temps.

Sa sollicitude pour les gens de lettres et les savans lui fit proposer d’admettre le cumul en faveur de ceux qui remplissaient plusieurs fonctions dans l’enseignement public. Il obtint pour eux de la Convention, à titre d’encouragement, une somme de cent mille écus, portée ensuite à huit cent mille francs ; mais il voulait que, dans la répartition de ces secours et de ces récompenses, on eût égard surtout à la moralité des écrivains, et à la tendance de leurs travaux.

« L’homme, dit-il, est moins grand par son génie que par l’usage qu’il en fait..... Rendez l’existence à des hommes couverts de gloire et de malheurs ; mais repoussez ces hommes qui, sous une cour, rampaient dans les antichambres, et dont l’ambition n’a fait qu’adopter une nouvelle tactique sous le gouvernement républicain ; repoussez ceux encore qui insultent par leur conduite à la majesté des mœurs. »

Le comité d’instruction publique, dépositaire des fonds alloués, voulut laisser à Grégoire le soin de leur distribution ; mais celui-ci fit reporter le choix du comité sur Chénier, qui n’était pas moins digne que lui-même de ce témoignage de confiance.

Bien des fois, pendant la tempête révolutionnaire, Grégoire avait profité de sa position et de son influence pour mettre à l’abri du danger les hommes d’art ou de science. Il avait dressé une liste de tous ceux qui habitaient les départemens, et il faisait expédier à chacun d’eux, par le comité d’instruction publique, quelque mission littéraire, qui, en le rattachant officiellement à l’administration centrale, devenait pour lui un gage de sécurité. Ces actes d’humanité atteignaient un double but ; car les protégés de Grégoire protégèrent à leur tour, dans toute l’étendue de la France, une foule de monumens, de collections et de bibliothèques. La fureur populaire, dans son aveuglement, en avait détruit un grand nombre, et le brigandage intéressé beaucoup plus encore. Des spéculateurs volaient ou achetaient à vil prix des antiquités, des livres, des tableaux, en trompant l’ignorance des administrations locales : Grégoire fut chargé, et nul ne pouvait le mieux faire, de rendre compte des dévastations exercées par ce vandalisme pendant la terreur, et de proposer des moyens pour en empêcher la continuation. Ce fut de sa part l’objet de trois rapports pleins d’intérêt.

Un écrivain du temps a dit en parlant de Grégoire[13] :

« Qui peut calculer le degré de reconnaissance que lui doivent les sciences et l’humanité, lorsque, dans ce foyer de passions violentes et exaspérées, où tout était sacrifié à l’ambition ou aux vengeances des partis opposés, Grégoire, montant à la tribune, venait y adoucir les ames et y captiver les esprits par des idées conservatrices ou par des sentimens de bienveillance publique ? Qui pourrait lui contester la gloire d’avoir arraché des mains du vandalisme révolutionnaire les monumens et les chefs-d’œuvre du génie dont la France s’honore, d’avoir rappelé à l’émulation et à la confiance tant de savans et d’artistes utiles, prêts à tomber dans le découragement ou à porter loin de leur patrie le produit de leurs veilles et de leurs talens ?..… Il sera regardé comme un des fondateurs, non de la république avilie par les crimes des factions et des réactions sanglantes, mais de la république victorieuse et triomphante par le double empire de ses armes et de sa législation. »

En se plaignant, dans un autre discours, des dégradations et du gaspillage des domaines nationaux, Grégoire s’élevait avec force contre la prodigalité des administrateurs de la fortune publique :

« L’homme qui n’a même qu’une mesure commune de probité, disait-il, sentira que s’il est maître de prodiguer son bien, il n’a que le droit d’économiser celui de la nation. Le système fréquemment suivi est précisément l’inverse ; et quand on vient nous dire que dix écus de plus ou de moins ne sont rien pour le trésor public, on affecte d’ignorer que, pour y verser ces dix écus, une pauvre veuve, un père de famille, ont été couverts de sueur, et que ces légères dépenses forment, réunies, une masse énorme. »

L’éducation publique trouva surtout en Grégoire un infatigable propagateur : « Sachez, citoyens, disait-il à la Convention, sachez qu’un peuple ignorant ne sera jamais un peuple libre, ou qu’il ne le sera pas long-temps. »

« Il faut que l’éducation publique s’empare de la génération qui naît, qu’elle aille trouver l’enfant sur le sein de sa mère, dans les bras de son père, pour partager leur tendresse et l’éclairer. La sollicitude de la patrie commence à l’époque où le développement d’un germe nouveau promet au corps social un nouvel individu. »

Il combattit d’ailleurs le système d’éducation spartiate, conçu par Lepelletier de Saint-Fargeau, et proposé à la Convention par Robespierre ; il voulait bien une éducation commune, mais il se refusait à enlever les enfans de la maison paternelle pour les placer dans des maisons nationales.

Afin de populariser l’instruction, il demanda la répartition entre les bibliothèques des départemens, des six millions de volumes que possédait alors la France : « Les moyens d’instruction, dit-il dans un ouvrage dont nous rendrons compte plus tard[14], doivent être disséminés sur la surface de la république, comme des réverbères dans une cité. »

Et, parlant des bibliothèques qu’il voulait multiplier :

« Que le jeune homme, oubliant les frivolités de son âge, fréquente ces asiles où les lumières éparses se rassemblent dans un foyer commun, où sans cesse il pourra converser avec les grands génies de tous les pays et de tous les âges ! Près d’eux, l’art trouve toujours des modèles, le goût des leçons, la vertu des exemples ; car, périssent les talens qui n’ont point la vertu pour appui ! Sans elle, ils ne peuvent être que des instrumens de crimes. La patrie repousse ces hommes qui étudient uniquement pour briller et satisfaire leur orgueil ; elle n’avoue pour ses enfans que ceux qui s’occupent sans cesse à devenir meilleurs pour la mieux servir. »

Il entrait dans le système de la Convention d’extirper autant que possible les patois locaux si nombreux en France, et qui contribuaient à maintenir les anciennes individualités provinciales. De l’unité d’idiome, comme de l’unité des poids et mesures, des monnaies, etc., devait se former l’unité républicaine. Grégoire, dans un rapport sur la nécessité de généraliser l’usage de la langue française, fit valoir cette haute considération ; il représenta également, que tous les citoyens étant désormais aptes sans distinction aux emplois publics, tous devaient se mettre en puissance de les occuper, afin qu’il ne se constituât pas une caste particulière, seule en possession du langage national, et seule capable en conséquence de remplir les fonctions administratives, judiciaires ou militaires. Tout citoyen, d’ailleurs, est tenu à la connaissance des lois de son pays, et il ne peut l’acquérir qu’en sachant apprécier leurs expressions, sous peine des plus étranges erreurs.

Ce rapport est infiniment curieux par la multitude des renseignemens qu’il contient et des mesures qu’il propose. Rien ne s’y trouve négligé, pas même les complaintes populaires et les enseignes des boutiques. On y voit avec quel soin l’auteur s’efforçait de rendre ses idées applicables jusque dans les plus minutieux détails. C’était-là une des propriétés de son esprit : nous l’avons un jour entendu recommander, comme moyen d’instruction pour les enfans, les devises de bonbons, sur lesquelles il désirait que l’on inscrivît de bonnes maximes au lieu de fades galanteries.

Pour aider à la réalisation de son plan, Grégoire fit décréter par l’Assemblée la composition d’une grammaire et d’un dictionnaire qui devait comprendre les mots nouveaux et les acceptions nouvelles introduits dans le langage par la révolution.

D’autres propositions, toutes conçues dans le même esprit, eurent principalement pour objet :

L’usage de la langue française dans les inscriptions des monumens publics, en respectant toutefois celles des monumens anciens, et même celles des modernes qui n’étaient point consacrées à la royauté ou à la féodalité[15] ;

Un système général de dénomination pour les places, rues, quais, etc., dans toutes les communes de la république. Ce système consistait à remplacer des noms souvent barbares, insignifians, ou même indécens, par d’autres noms empruntés à la géographie, à l’histoire, aux sciences, aux arts, ou aux hommes qui ont le plus travaillé pour le bien de l’humanité.

Plein d’intérêt pour les progrès de l’art agricole, comme il s’était déjà montré à l’Assemblée constituante, Grégoire proposa d’établir dans chaque département une maison modèle d’économie rurale et en même temps de multiplier les jardins botaniques, pour l’encouragement desquels il fit voter une somme de 150,000 francs. Enfin il réclama les honneurs du Panthéon pour Olivier de Serres, l’auteur du Théâtre d’agriculture, qui, disait-il, méritait bien mieux cette gloire que Voltaire : « ce poète flagorneur de la cour et des divinités régnantes. » — « Oui, ajoutait-il, il serait sublime le moment où les représentans du peuple français porteraient en triomphe la statue d’un laboureur au Panthéon. »

Ce n’est pas la seule fois, pour le dire en passant, que l’évêque de Blois s’est exprimé d’une manière très défavorable sur le compte de Voltaire. Dans ses notes de voyage, en 1786, il s’indigne contre les presses de Kehl qui publiaient sa correspondance avec le roi de Prusse et la tzarine. — En 1789, Palissot ayant offert à l’Assemblée nationale son édition des Œuvres de Voltaire, Grégoire demanda que cette dédicace ne fût acceptée qu’après avoir vérifié si l’ouvrage était purgé d’impuretés. — Dans son rapport sur le Conservatoire des arts et métiers, il dit : « celui qui le premier réunit les douves d’un tonneau, ou qui forma la première voûte ; celui qui trouva le van, ou qui rendit le pain plus digestif par le moyen du levain ; ceux-là, dis-je, méritèrent mieux de l’humanité que celui qui, soixante siècles après, écrivit la Henriade. » N’y avait-il pas quelque réminiscence de l’esprit prêtre dans cette haine pour le puissant agent de destruction du catholicisme ?

En rappelant le souvenir de toutes ces œuvres utiles, nous n’avons pas seulement l’intention de faire honneur à Grégoire ; tant de personnes sont habituées à ne voir dans la Convention qu’une sorte de club révolutionnaire, exclusivement occupé à s’entourer de ruines, proscrivant la science et les savans, et mettant à l’ordre du jour l’ignorance et la grossièreté, qu’il importe de leur montrer quels furent les actes d’un seul homme parmi les membres de ce grand corps politique, auquel la France doit la plupart des belles institutions dont elle s’enorgueillit aujourd’hui.

Au milieu de ses travaux multipliés, Grégoire sut faire triompher les idées de bienfaisance qui l’avaient si vivement préoccupé au début de sa carrière publique. Le 27 juillet 1793, il demanda et obtint la suppression de la prime accordée pour la traite des nègres, prime que l’on évaluait à deux millions et demi de francs. Élu membre de la Commission coloniale, des tentatives avaient été faites pour l’éloigner de toute discussion sur cette matière ; il avait même reçu une lettre, signée de plusieurs colons, qui menaçaient de le dénoncer à la Convention s’il ne se retirait du comité : mais il se borna à donner lecture de cette lettre à l’Assemblée, en ajoutant : « J’ai fait la longue et triste expérience qu’on ne défend pas impunément l’humanité et la justice ; et je n’en serai, dans toutes les circonstances, que plus acharné à plaider la cause de la justice et de l’humanité, même en faveur de mes ennemis… J’attendrai avec intrépidité mes accusateurs ; j’attendrai avec calme votre jugement. » L’ordre du jour ! s’écria-t-on de tous côtés ; et l’ordre du jour fut prononcé.

Enfin Grégoire obtint de la Convention la récompense de ses généreux efforts, couronnés déjà d’un demi-succès par l’Assemblée constituante. L’esclavage colonial fut complètement aboli le 4 février 1794. Il fallut, pour le rétablir, le rétablissement de la monarchie dans la personne de Napoléon, et dès la première année, on vit un fabricant de Carcassonne présenter à l’exposition des produits de l’industrie, des draps pour la traite des nègres[16]. Heureusement la guerre, plus humaine que les despotes, suspendit ces atrocités. Abolie de nouveau le 30 mai 1814, par une mesure générale que provoqua l’Angleterre, la traite reprit activité dans les colonies françaises sous les auspices du gouvernement des Bourbons, qui s’était réservé le droit de la continuer pendant cinq ans, sous le prétexte d’approvisionner ses colonies, qui n’avaient pu se pourvoir d’esclaves pendant les guerres maritimes. Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, mieux inspiré et mieux conseillé que la première fois, supprima sans restriction cet infâme trafic, le 29 mars 1815 ; et Louis XVIII se vit contraint par l’opinion publique de ratifier cette résolution. On sait toutefois que malgré les réclamations obstinées de la philantropie et les mensongères protestations du pouvoir, la traite des nègres s’est poursuivie jusqu’en 1830.

On nous pardonnera cette digression sur l’objet des vœux et des travaux les plus constans de l’homme dont nous racontons ici les travaux et les vœux : nous devrons revenir plusieurs fois encore sur ce chapitre.

L’antipathie de Grégoire pour la royauté cherchait avidement toute occasion de se faire jour. Le 1er  août 1793, il demanda la suppression, dans un rapport de Barrère, de quelques mots favorables à Louis XII, dit le Père du peuple… « La flagornerie et l’imposture ont bien pu donner ce titre fastueux à un roi qui avait quelques bonnes qualités, s’écria-t-il, mais je pourrais vous faire voir que ce prétendu père du peuple n’en a été que le fléau. »

Une autre fois encore, il lut, au nom du Comité d’instruction publique, quelques observations sur une lettre écrite par Charles IX à son frère le duc d’Alençon ; dans cette lettre, où il conférait au seigneur de Montrevel le collier de son ordre pour le récompenser du signalé service qu’il lui avait rendu en assassinant le connétable de Mouy, le roi recommandait que ledit seigneur fût, par les manans et habitans de sa bonne ville de Paris, gratifié de quelque honnête présent, selon son mérite.

Grégoire demanda l’insertion de cette pièce au bulletin, et son dépôt aux archives nationales, afin, disait-il, d’augmenter l’horreur des peuples pour les rois.

Pareille exaltation démagogique se remarque dans son Histoire patriotique des arbres de la liberté, publiée en 1794. L’auteur lui-même désavoue, sur un exemplaire que nous possédons, plusieurs passages destinés à être supprimés si jamais on réimprimait ce petit livre, d’ailleurs curieux et fort rare[17]. Il le fut en 1833, mais les nouveaux éditeurs ignoraient sans doute cette circonstance. Grégoire avait également jeté l’interdit sur son rapport au sujet de la Savoie, et même sur son Éloge de la poésie, dont le ton lui semblait peu en harmonie avec la gravité du ministère ecclésiastique.

Toutefois, la ferveur révolutionnaire de Grégoire ne lui fit jamais oublier les devoirs de la charité, même envers les ennemis les plus irréconciliables de son opinion. Les prêtres réfractaires lui avaient particulièrement voué une haine, à laquelle ils se sont montrés fidèles, comme on devrait l’être à un bon sentiment. Beaucoup de ces malheureux, condamnés à la déportation, gémissaient encore, après la cessation de la terreur, entassés sur les pontons de Rochefort ; Grégoire invoqua en leur faveur l’humanité de la Convention, et obtint leur délivrance. L’un d’eux publia plus tard une relation de leurs souffrances communes, en taisant soigneusement le nom de celui qui les avait fait cesser.

Grégoire aussi a laissé un ouvrage manuscrit sur l’Histoire de l’émigration ecclésiastique ; mais on lit, sur la première page, une note de sa main, dans laquelle il recommande de n’imprimer cet ouvrage qu’après avoir rectifié certains faits désavantageux à l’égard de quelques personnes sur lesquelles il a été involontairement induit en erreur. Ces personnes figuraient parmi ses adversaires.

De quel côté est le véritable esprit du christianisme ?

Mais ce fut surtout dans la scène scandaleuse des abjurations, que l’évêque de Blois déploya la fermeté de son caractère et son attachement à ses principes religieux.

Le 7 novembre 1793, les membres de la Commune et le clergé de Paris se présentèrent à la barre de la Convention. L’évêque Gobel, et plusieurs curés et vicaires, déposèrent solennellement leurs lettres de prêtrise, en déclarant qu’ils avaient cessé de croire au christianisme, qu’ils ne reconnaissaient désormais d’autre religion que celle du patriotisme et de la liberté. Quelques ecclésiastiques et un ministre protestant, membres de l’Assemblée, imitèrent aussitôt cet exemple. Les uns mirent de la dignité dans leur abdication, d’autres ne rougirent point de proclamer que jusqu’alors ils n’avaient été que des charlatans, et qu’ils étaient fatigués d’enseigner l’erreur et le mensonge.

Au moment où cela se passait, Grégoire était au Comité d’instruction publique : il se rend sur le-champ à l’Assemblée ; on le presse, on le somme de suivre l’exemple de ses collègues. Il monte à la tribune.

Mais au lieu d’une abjuration, c’est l’apologie de sa croyance que prononce le prélat républicain. « Cette croyance, dit-il, est hors de votre domaine : catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, j’ai été désigné par le peuple pour être évêque ; mais ce n’est ni de lui, ni de vous, que je tiens ma mission… Agissant d’après les principes sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j’ai tâché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore. »

De bruyans témoignages d’improbation interrompirent pour la première fois les paroles de Grégoire, et dès ce moment il fut en butte à des attaques de tous genres ; pendant plusieurs mois, quelques uns de ses collègues refusèrent de siéger près de lui : il se vit insulté dans des lieux publics, dénoncé dans les clubs, outragé dans des placards qui le signalaient aux fureurs de la multitude. On peut croire, sans trop d’invraisemblance, que parmi les hommes dont l’évêque de Blois avait encouru la haine en donnant le premier l’exemple de l’obéissance aux lois civiles, il en est qui surent emprunter le masque de l’athéisme pour le frapper dans sa popularité.

Nous compléterons le récit de cet événement par une anecdote que nous écrivons sous la dictée de madame Dubois, la commensale et l’amie de Grégoire :

« Trois personnes que je ne connaissais pas se présentèrent chez M. l’évêque en son absence, et dirent qu’elles reviendraient le lendemain matin. Lorsqu’il rentra, je lui annonçai cette visite ; il me répondit qu’il la recevrait.

« Cependant j’avais cru remarquer une grande exaspération chez les trois visiteurs, et mon inquiétude était extrême ; le lendemain, quand ils furent arrivés, je ne pus m’empêcher de m’arrêter devant le cabinet de M. Grégoire, où l’on parlait à haute voix et avec vivacité. Les étrangers lui représentaient la nécessité d’une abjuration qui, dans sa bouche, porterait un coup mortel au papisme ; ils employaient tour à tour, pour l’y déterminer, les promesses et les menaces ; mais c’était vainement. Un seul mot sortait de la bouche de M. l’évêque en réponse à toutes leurs interpellations ; c’était un non bien positif et fermement accentué. Il était assis dans son fauteuil, les mains derrière le dos, et accompagnait chacun de ces non d’un coup sec de son pied sur le parquet.

« Eh bien ! s’écria l’un des étrangers avec l’accent de la fureur, tu viens de monter deux degrés de l’échafaud, tu monteras le dernier.

« Je suis prêt, répliqua M. Grégoire, car, vous pouvez en être assuré, je ne démentirai jamais mes croyances.

« Quand M. l’évêque fut débarrassé de cette visite, il descendit pour déjeuner avec un air aussi serein que de coutume ; mais au moment de se lever de table : « Mes bons amis, nous dit-il, dans un temps comme celui où nous sommes, quand on vit au milieu de la tourmente, on ne sait pas ce qui peut arriver. Il faut que vous me fassiez une promesse…

« Et laquelle ?

« On arrête tant de gens sans rime ni raison ; si je venais à l’être à mon tour, promettez-moi de demeurer calmes et de ne point montrer de faiblesse.

« Nous vous obéirons.

« Promettez-moi aussi, dans le cas où ma vie serait en danger, de ne tenter aucune démarche en ma faveur, et de me laisser tout le soin de ma propre défense.

« Que demandez-vous là ? m’écriai-je, fondant en larmes au souvenir de la conversation que j’avais entendue le matin ; si votre vie était menacée, j’irais trouver vos amis, vos collègues, vos juges, et je saurais bien me faire écouter.

« Vous compromettriez ainsi votre repos sans me sauver, reprit M. Grégoire ; ce serait m’affliger beaucoup : d’ailleurs j’aimerais mieux mourir que de devoir la vie aux hommes qui me menacent.

« Eh bien ! nous respecterons votre volonté ; avez-vous encore autre chose à exiger de nous ?

« Oui ! dans le cas où il m’arriverait malheur, partez aussitôt et allez consoler ma vieille mère. »

Le culte catholique fut aboli, et trois jours après la scène des abjurations, la première fête de la raison fut célébrée dans l’ancienne cathédrale de Paris.

Rien ne put ébranler l’inflexible résolution de Grégoire ; il demeura évêque : seul il continua de siéger dans la Convention en costume ecclésiastique, et on le vit même présider l’Assemblée en habit violet ; exemple d’une rare fermeté, mais exemple aussi de l’autre part d’une tolérance magnanime après ce qui s’était passé.

Et l’ascendant de la vertu triompha dans sa personne de la colère des plus fougueux démagogues. Robespierre et Danton eux-mêmes approuvèrent implicitement la résistance de l’évêque de Blois en réclamant contre le scandale des abjurations, qu’ils appelèrent un autre genre de momeries. Plût à Dieu que cette même vertu eût également désarmé les vengeances du parti contraire !

Le 1er nivôse an III (21 décembre 1794), Grégoire, ayant demandé la parole pour une motion d’ordre, commença un discours en faveur de la liberté des cultes. Il y posait en principe la nécessité d’une religion pour le bonheur des peuples, et soutenait que le catholicisme n’a rien d’incompatible avec le régime républicain ; mais il pensait d’ailleurs que le gouvernement ne doit adopter ni salarier aucun culte.

Ce discours, d’abord interrompu par de vifs applaudissemens, le fut ensuite par des murmures ; Grégoire annonça qu’il allait en passer la moitié. Quelques membres de l’Assemblée, indignés de ce manque de tolérance pour les opinions d’un collègue, lui crièrent de continuer ; le tumulte croissant l’en empêcha ; mais il publia son discours avec un avertissement où il disait :

« Pendant longues années, je fus calomnié pour avoir défendu les mulâtres et les nègres, pour avoir réclamé la tolérance en faveur des juifs, des protestans, des anabaptistes ; j’ai juré de poursuivre tous les oppresseurs, tous les intolérans : or, je ne connais pas d’êtres plus intolérans que ceux qui, après avoir applaudi aux déclarations d’athéisme faites à la tribune de la Convention nationale, ne pardonnent pas à un homme d’avoir les mêmes principes religieux que Pascal et Fénélon. »

Peu de temps après (le 21 février 1795), les mêmes hommes qui l’avaient hué contribuèrent à rendre un décret qui garantissait la liberté des cultes.

« Cela prouve, dit Grégoire, que si les principes sont invariables, les hommes ne le sont pas. »

Quand ce décret eut été proclamé, l’évêque de Blois adressa à ses diocésains une lettre pastorale, dans laquelle, après avoir peint les horreurs de la persécution, il recommande l’oubli et la charité envers ceux qui s’en étaient rendus coupables.

D’accord avec quelques autres prélats constitutionnels, parmi lesquels se distinguaient les évêques Gratien, Royer, Saurine, Marie, Lecoz, Desbois, Moyse, Wandelaincourt, il travailla aussitôt activement à relever les débris de l’Église gallicane, et à réorganiser les diocèses. Cette réunion, en conséquence, publia et envoya dans toute la France, deux Lettres encycliques, qui embrassaient toutes les mesures nécessaires à l’exécution de ses desseins. Elle ne s’en tint pas là : elle assembla, en 1797, un Concile national, ayant pour but de tenter une fusion entre les ecclésiastiques assermentés et les non conformistes. Mais de si bonnes intentions échouèrent contre l’obstination de ces derniers ; ils ne répondirent à l’affectueuse invitation de leurs confrères que par des invectives : « Les maux qu’ils ont soufferts n’ont pu encore leur donner d’utiles leçons de tolérance », écrit mademoiselle Williams, qui se trouvait alors à Paris[18]. Le concile fut fermé par cette acclamation : Que Dieu les pénètre de l’esprit de paix ! On ne s’y était pas seulement occupé des intérêts religieux de la France : sur la proposition de Grégoire, l’évêque Mauviel avait été envoyé à Saint-Domingue, chargé de porter les secours spirituels à une population catholique que son archevêque avait abandonnée pour passer sur le continent américain.

Nous parlerons en son lieu d’un second concile, tenu en 1801, qui poursuivit les travaux du premier, consacra des évêques, et installa dans une multitude de paroisses des curés et des vicaires, mais qui ne fut pas plus heureux dans ses tentatives de conciliation.

Au reste, ces assemblées religieuses n’eurent pas à se plaindre d’un manque de tolérance de la part du gouvernement ; car on vit celle de 1797, en présence d’une loi civile qui autorisait le divorce, déclarer que l’Église gallicane demeure inviolablement attachée à la doctrine évangélique et à l’enseignement de l’Église universelle sur l’unité, la perpétuité et l’indissolubilité du mariage ; que c’est un devoir pour les époux catholiques de recevoir ce sacrement, et qu’il ne peut être conféré aux personnes divorcées[19].

Il est impossible de ne point reconnaître que la religion catholique doit au courage et à la persévérance du clergé assermenté, de n’avoir pas entièrement péri dans le naufrage de l’ancien régime. Les réfractaires, transgressant le devoir que prescrit l’Église aux pasteurs de ne jamais abandonner leurs troupeaux, sous peine d’être déchus de leurs sièges et retranchés de la communion, avaient fui en grand nombre ou s’étaient cachés ; d’autres, plus coupables encore, ameutaient l’étranger contre leur pays ou soufflaient le feu de la guerre civile dans nos campagnes. Les prêtres constitutionnels, au contraire, placés sous le feu croisé de la calomnie et de la persécution, traités d’impies par les dissidens, et confondus avec ceux-ci dans une même réprobation par les ochlocrates qui regardaient toute religion comme un crime, combattaient les efforts de l’athéisme pour bannir la foi, et ceux du fanatisme pour exciter à la révolte les populations les moins éclairées ; ils demeuraient à leur poste, entourés de périls, et tâchaient de maintenir des habitudes de piété sans violer les lois nationales.

Le chef de la catholicité sembla d’abord reconnaître lui-même les services rendus à la religion par le clergé constitutionnel, puisqu’il adressa au Directoire deux chapeaux de cardinal, destinés : l’un à Saurine, évêque de Strasbourg ; l’autre à Grégoire, évêque de Blois. Nous ignorons si des considérations politiques ou les refus de ces deux prélats s’opposèrent à ce qu’ils fussent élevés au rang de princes de l’Église.

Les dernières journées de la Convention furent agitées par les scènes sanglantes de vendémiaire. Réal, qui s’en est fait l’historien[20], raconte que l’on apportait à chaque instant des républicains blessés dans les salles de l’Assemblée. Les femmes qui s’y étaient réfugiées en grand nombre, les épouses et les filles des députés que le danger avait amenées auprès de leurs maris et de leurs pères, voulurent remplir l’office d’infirmières ; plusieurs médecins et chirurgiens, membres de la Convention, Lehardy, Baraillon, Siblot, Laurent, Maurel, s’empressèrent de prodiguer leurs soins. « Au milieu d’eux, dit le narrateur, le vénérable Grégoire portait dans l’ame des blessés le baume de ses pieuses consolations et de ses encouragemens civiques : de combien de héros il a recueilli les derniers soupirs ! »

La Convention ayant terminé ses travaux et promulgué une constitution nouvelle, celle de l’an III, Grégoire fut élu au Conseil des Cinq-Cents. Les costumes adoptés pour les législateurs et pour tous les fonctionnaires publics avaient été composés par lui. Lorsque nous considérons les portraits du temps, et en particulier ceux des membres du Directoire, nous sommes peu tentés d’en faire honneur à son goût ; mais nous applaudissons volontiers aux observations que contient son rapport sur le manque d’élégance et de dignité de nos vêtemens modernes, ainsi que sur l’influence qu’exerce le costume sur l’esprit de celui qui le porte comme sur l’esprit des spectateurs : nous croyons que la tenue des séances législatives serait moins souvent compromise par des scènes puériles ou indécentes, si les représentans de la nation étaient rappelés à la gravité de leur mandat par la gravité de leur extérieur même.

Grégoire fit aussi un rapport sur les sceaux de la république, pour lesquels il proposa l’emblème de la liberté. Il pensait que les types monétaires devaient être calqués sur celui du sceau, « afin que nos emblèmes, circulant sur le globe, présentassent à tous les peuples les images chéries de la liberté et de la fierté républicaines. »

L’évêque de Blois était d’ailleurs dans la nouvelle assemblée une apparition étrange : les royalistes le détestaient comme un révolutionnaire et un impie, et les philosophes se moquaient de son orthodoxie chrétienne. La lutte des opinions était alors plus haineuse que jamais.

Il parut rarement à la tribune du Conseil des Cinq-Cents, mais il continua de s’intéresser aux établissemens qu’il avait travaillé à fonder sous la Convention. Son dernier rapport eut pour objet la réunion des trois collections du Conservatoire des arts et métiers dans le local de l’ancienne abbaye Saint-Martin-des-Champs, où nous le voyons encore aujourd’hui.

Après le 18 brumaire, Grégoire entra dans le nouveau Corps législatif, et ses collègues l’élevèrent bientôt à la présidence. Orateur de la députation envoyée aux consuls, pour l’ouverture de la session de l’an X, il porta la parole devant eux avec fermeté et patriotisme ; il leur rappela que les dépositaires de l’autorité n’existent que par le peuple et pour le peuple.

Et le premier consul répondit sur le même ton républicain, qui était encore à l’ordre du jour : « Le peuple français est notre souverain à tous ; il juge nos travaux. Ceux qui le serviront avec pureté et zèle seront accompagnés dans leur retraite par la considération et l’estime de leurs concitoyens. »

Grégoire avait d’abord, comme bien d’autres, nourri l’espérance que Bonaparte userait de son pouvoir pour consolider les libertés nationales ; il appartenait au cercle choisi qui se réunissait à Auteuil, chez la veuve d’Helvétius. Cette femme distinguée était alors âgée de quatre-vingts ans. Élève de madame de Graffigny et l’amie des hommes qui avaient fait l’ornement de la France philosophique pendant un demi-siècle, elle comptait dans sa société intime Destutt de Tracy, Gallois, Lefebvre de Laroche son commensal depuis trente ans, Cabanis qu’elle chérissait comme une mère : elle devait à sa longue habitude de vivre au milieu du débat des opinions diverses une admirable tolérance ; mais le jeune conquérant de l’Italie et de l’Égypte lui avait inspiré un enthousiasme qu’elle s’efforçait de faire partager à tous ceux qui l’entouraient.

Leur illusion fut de courte durée, et Grégoire surtout ne fit bientôt aucun mystère de son mécontentement. Aussi fut-il vainement présenté à trois reprises parle Corps législatif comme candidat au Sénat conservateur ; les répugnances du maître l’en éloignèrent obstinément ; car celui-ci prévoyait bien qu’il ne trouverait point dans les sentimens républicains de Grégoire, la flexibilité que tant d’autres lui avaient montrée. Le premier consul d’ailleurs, qui, dans l’intérêt de son ambition, bien plus que par tout autre motif, préparait alors une réconciliation du gouvernement français avec la cour de Rome, sentait que des faveurs accordées à un ecclésiastique aussi éminent que Grégoire dans l’opposition gallicane, seraient peu propres à faciliter ce projet. Des obstacles s’élevèrent également dans le sein du Sénat lui-même, contre la nomination du candidat : quelques membres de ce corps politique, philosophes peu tolérans, laissèrent entendre que si l’on pouvait consentir à ne pas contrarier leur futur collègue sur ses opinions religieuses, on devrait néanmoins exiger de lui qu’il renonçât à des pratiques de piété, incompatibles, à leur sens, avec la dignité sénatoriale.

L’évêque de Blois, informé des pourparlers qui avaient lieu à cette occasion, écrivit au président du Sénat, Sieyes, une lettre dans laquelle il repoussait avec indignation l’idée de toute capitulation de conscience :

« Si quelques hommes, disait-il, prétendent subordonner ma nomination, je ne dis pas à l’abandon des principes qui me sont chers, et qu’on veut bien me laisser, mais à l’omission des actes qui en sont la conséquence, cette injustice de leur part ne m’arrachera pas une lâcheté. Ils peuvent appliquer ailleurs des suffrages que je suis loin de leur demander. »

La fermeté de Grégoire obtint un nouveau triomphe ; son élection eut lieu deux jours après la remise de cette lettre, le 23 décembre 1801. Le vœu réitéré de la législature rendait difficile de se refuser à un témoignage aussi positif de l’opinion publique, pour laquelle on affectait encore des ménagemens.

Lorsque la députation des sénateurs se présenta chez le premier consul pour lui annoncer l’élection qu’ils venaient de faire, celui-ci en les voyant s’écria : Eh bien ! qui avez-vous nommé ?

— Grégoire.

Grégoire ! répéta Bonaparte avec un geste d’impatience et de mécontentement. Plus tard il fit des reproches sur cette élection à Kellermann et à François de Neufchâteau.

Puisque nous venons de citer ce dernier nom, qu’on nous permette de raconter un trait honorable pour celui qui l’a porté. Au sortir de la révolution, Grégoire, qui n’avait vécu que de son traitement de député, se trouva sans ressources. François de Neufchâteau, alors ministre de l’intérieur, donna à la bibliothèque de l’Arsenal un conservateur avec 4,000 francs d’appointemens ; ce fut l’ancien évêque de Blois. Quand celui-ci entra au Sénat, des postulans se présentèrent pour occuper sa charge à l’arsenal ; mais le ministre déclara qu’il l’avait créée pour Grégoire et qu’elle finissait avec lui. Grégoire se rappela, en écrivant son testament, combien ce petit emploi lui avait été utile ; il légua à la bibliothèque de l’Arsenal sa collection de livres et documens relatifs à la traite et à l’esclavage des nègres, la plus riche, sans doute, qui jamais se soit trouvée réunie.

Dans l’année 1801, avait été tenu le second concile national, qui fournit à l’évêque de Blois une nouvelle occasion de manifester ses croyances politiques et religieuses. Il en fit l’ouverture, le 29 juin, par un discours, où, après avoir payé à la philosophie un juste tribut de reconnaissance pour les lumières qu’elle a répandues, après avoir honoré la courageuse énergie des fondateurs de la liberté, et témoigné de sa foi constante dans le principe de la souveraineté du peuple, il adressait des paroles de conciliation aux prêtres réfractaires, et les adjurait au nom de Dieu et de la patrie, de cesser leur désobéissance aux lois nationales.

Voici en quels termes mademoiselle Williams, que nous avons déjà citée, rend compte de ces faits dont elle était spectatrice :

« Les promoteurs du premier concile ont envoyé une lettre circulaire pour la convocation d’une nouvelle Assemblée. Depuis les premiers siècles de l’Église nous avons eu peu de lettres pastorales peignant aussi bien la simplicité du zèle apostolique et évangélique. Ils invitent leurs collègues à étudier avec eux les dogmes de l’Église ; ils les engagent surtout à remonter aux écrits originaux, aux monumens de l’Église primitive, et leur recommandent de sortir de l’enceinte de leur propre église, et de s’avancer dans des contrées que l’infaillibilité avait jusqu’ici défendu de parcourir.

« Peut-être, disent les respectables prélats signataires de cette circulaire, faut-il reprocher à divers auteurs catholiques d’avoir trop peu consulté les ouvrages des nations savantes qui environnent la France. Une multitude d’écrits profonds et presque inconnus parmi nous, jetteront le plus grand jour sur des points dogmatiques, sur la discipline et l’histoire ecclésiastiques… Nous ne sommes plus à ces temps où une chose était réputée mauvaise, uniquement parce qu’elle avait été annoncée par un protestant : comme si les enfans de l’erreur ne pouvaient jamais être l’organe d’aucune vérité ; comme si une assertion était viciée par d’autres titres que son opposition à ce qui est vrai, à ce qui est juste : en conservant soigneusement l’intégrité de la foi, par tous les moyens que suggèrent la science et la charité, aplanissons les voies, pour ramener au bercail ceux de nos frères qui s’en sont écartés ! »

Le passage suivant, avec sa tendance à la réforme des abus, exprime le désir que la catholicité elle-même entreprenne spontanément cette réforme : « Ne laissons pas la politique attaquer, les hérétiques censurer, les incrédules nous reprocher des abus que nous pouvons corriger nous-mêmes ; ayons le courage de changer, de réformer tout ce qui doit l’être ; le moment est favorable. On ne verra plus l’Europe rétrograder vers les fausses décrétales : l’opinion de tous les hommes instruits a fait justice de ce tissu d’inepties qui a fait le malheur du monde, et dont la religion à long-temps gémi. »

Nous avons fait ces citations, afin de mettre en évidence le caractère de ces deux assemblées religieuses, dans lesquelles l’évêque de Blois joua le rôle principal. Elles contribuèrent beaucoup, plus peut-être que Napoléon lui-même, au rétablissement du culte catholique ; car elles levèrent les premiers obstacles, toujours les plus difficiles. Napoléon se faisait comparer à Cyrus, à Constantin, à Charlemagne, et se donnait comme le restaurateur des autels ; mais il résulte d’un relevé fait par l’administration des domaines nationaux, en vendémiaire an V, c’est-à-dire quatre ans avant le concordat, que, dès cette époque, sur quarante mille paroisses, trente-deux mille deux cent quatorze avaient rouvert leurs églises, desservies presque toutes par le clergé assermenté, et quatre mille cinq cent soixante et onze étaient alors en réclamation pour obtenir également l’exercice public du culte[21].

Grégoire fut personnellement consulté par le chef du nouveau gouvernement sur son projet de concordat ; il le combattit vivement, et surtout il s’opposa à l’article dans lequel on faisait garantir par le pape la vente des biens du clergé, comme si cette vente, effectuée en vertu d’une loi de l’état, avait besoin d’une ratification étrangère. Grégoire, dans son Essai sur les libertés de l’église gallicane, a rendu compte de sa conversation avec le premier consul. La résolution de celui-ci était prise d’avance, et ne fut point ébranlée : il choisit pour l’un des négociateurs de son concordat le fameux abbé Bernier, l’ancien aumônier des Chouans, et le récompensa par un évêché.

Ce traité d’ailleurs avait un but de conciliation ; il voulait que les anciennes querelles fussent ensevelies dans l’oubli, et que le clergé tout entier fût reconstitué, sans distinction d’assermentés et d’insermentés[22]. Défense fut faite d’exiger des nouveaux prélats autre chose qu’un simple acte de soumission aux jugemens du saint-siége[23] ; toute rétractation publique du serment fut formellement condamnée[24], et le pape Pie VII dit : « Nous ne voulons pas même soupçonner qu’il reste dans le cœur d’aucun des réfractaires, pas plus que dans le nôtre, aucun souvenir contraire à la charité et à la paix. » — On comprend qu’ici sa sainteté ne faisait pas du nom de réfractaire la même application que nous. Mais les distinctions qu’interdisait la loi, on sut les introduire dans la forme, et tandis que les dissidens étaient invités avec douceur à envoyer leurs démissions, Grégoire et les autres prélats constitutionnels reçurent un message papal, qui leur enjoignait, en termes durs et injurieux, de déposer leurs titres. Grégoire, qui ne voulait point être un sujet de trouble et de scandale, obéit ; le 12 octobre 1801, il adressa sa démission d’évêque, mais en déclarant qu’il ne cesserait point de considérer comme ayant été légale et légitime, une élection faite par le peuple. Sa lettre pastorale d’adieux aux fidèles et au clergé du diocèse de Blois est empreinte de la plus touchante onction ; tout en regrettant de se voir séparer d’eux, il se félicite, pour ce qui le concerne personnellement, de pouvoir déposer le pesant fardeau de l’épiscopat.

Grégoire raconte, dans son Essai sur les libertés gallicanes, que lorsque les archives du Vatican furent apportées à Paris, il y chercha vainement l’original de la circulaire qui lui avait ordonné de quitter ses fonctions ; au lieu de cette pièce, qui probablement avait été falsifiée dans l’expédition, par une main plus rigide en orthodoxie que celle du saint-père lui-même, il trouva une minute de lettre rédigée en termes beaucoup plus modérés et plus chrétiens.

Quoi qu’il en soit, tous les évêques constitutionnels envoyèrent leurs démissions, qu’ils avaient offertes bien des fois en cas que l’extinction des disputes dût en être le fruit, donnant ainsi une nouvelle preuve de leur dévouement à la paix de l’Église et du pays. Mais des dissidences s’élevèrent tout à coup parmi les insermentés, qui presque tous habitaient l’étranger.

Plus de quarante d’entre eux se démirent de leurs titres, et beaucoup, fatigués d’un long exil dont ils n’osaient plus espérer le terme par une contre-révolution tant de fois promise à leurs vœux et tant de fois ajournée, consentirent à faire partie du nouveau clergé concordatiste : ils se dévouèrent au régime impérial, et promirent fidélité à sa constitution, acceptant alors ce qu’ils avaient hautement refusé dix ans plustôt, et se servant, pour justifier leur soumission, précisément des raisons que les constitutionnels avaient fait valoir en faveur du serment civique.

D’autres, plus persévérans, ou peut-être pourvus de moyens d’existence qui leur rendaient l’exil moins dur et la constance plus facile, refusèrent obstinément leurs démissions. Mais ce qu’il y eut de bizarre, c’est qu’eux aussi invoquèrent à leur tour les motifs dont s’étaient autrefois servi les assermentés pour établir la canonicité de leurs titres : tant l’argumentation est un instrument flexible entre des mains exercées ! Devenus tout à coup partisans zélés des libertés gallicanes et de l’ancienne discipline, qu’ils avaient foulées aux pieds en 1791, en déclarant alors que leurs titres dépendaient exclusivement du saint-siége, on les vit refuser de rendre au saint-siége ces titres qu’il leur redemandait ; on les vit même, en Belgique, faire des prières pour la conversion du pape. Doublement réfractaires, ils formèrent un sous-schisme dans l’Église, et écrivirent des déclarations contre le nouvel ordre de choses. « Point de concordat, disaient-ils dans un pamphlet publié à Londres, point de capitulation, point de fusion, point de rapprochement. »

En France, les scissionnaires, réunis dans des assemblées, la plupart clandestines, exercèrent un culte séparatiste[25].

« Les ecclésiastiques émigrés, qui d’abord s’étaient flattés de rentrer à la suite d’armées triomphantes, ayant été déçus dans leur espérance, affectèrent de rentrer au moins comme conquérans spirituels. Il voulaient persuader, et personne ne l’a cru, que l’étendard de la religion catholique, sorti de France avec eux, y rentrait dans leurs mains ; Boisgelin le dit formellement dans son discours prononcé le jour de la publication solennelle du concordat à la cathédrale de Paris[26] ». — « C’est par suite de ce système, qu’eux et leurs émissaires ont, au grand scandale des fidèles, rebénit des églises, qu’ils remarient, reconfessent, refusent d’admettre pour parrains et marraines, d’administrer, de communier, d’enterrer des acquéreurs de biens nationaux, et des gens qui ont eu recours au ministère du clergé assermenté ; ils effraient quelques sots en parlant avec emphase de schisme, de suspense, d’excommunication, et autres mots qui ne devraient être prononcés qu’avec frayeur, quand ils sont appliqués avec justice[27]. »

Forts de l’appui de la cour de Rome, et encouragés par l’indifférence du gouvernement, peut-être même par l’approbation secrète de quelques hauts fonctionnaires, les prélats réfractaires, établis sur les nouveaux sièges, commencèrent une persécution opiniâtre contre les membres du clergé assermenté. Ceux-ci furent écartés de toute fonction active, ou même exclus entièrement du ministère, avec défense de célébrer la messe ; l’ostracisme et l’emprisonnement atteignirent plusieurs d’entre eux sous les plus absurdes prétextes. En vain des lettres circulaires du ministère de la police et de celui des cultes, rappelaient qu’une adhésion au concordat était seule exigible de la part des ecclésiastiques ; les palais des évêques se transformèrent en tribunaux d’inquisition, où l’on s’efforçait d’extorquer aux constitutionnels, par promesses ou par menaces, des rétractations dont on variait les formules avec une jésuitique habileté.

Quelques curieux ont formé des collections de ces pièces ; nous en trouvons dans les papiers de Grégoire un échantillon qui montrera jusqu’où peut égarer le fanatisme de la vengeance. Il en existe un exemplaire, écrit, à ce qu’on assure, de la main de Villefort, prêtre exerçant à Moulins ; elle fut adressée en 1797 à l’évêque de ce diocèse, qui en eut horreur ; la voici :

« Je me rétracte de tous les sermons que j’ai faits à la république, spécialement de celui de 1791. Je jure haine à la république et j’emploierai tous mes moyens pour rétablir la royauté et pour favoriser Louis XVIII, notre bon roi, à son avènement au trône.

« J’approuve la sentence prononcée contre les patriotes par le conseil du roi :

« 1° Tous les députés de la Convention et de la législative actuelle à être pendus.

« 2° Les comités de surveillance et révolutionnaire brûlés vifs.

« 3° Tous les gardes révolutionnaires, condamnés à être rompus vifs et à expirer sur la roue.

« 4° Tous ceux qui ont occupé des places de la république dans les administrations quelconques, marqués sur le front d’un fer rouge, portant cette inscription : T R, traître à son roi ; le fouet et la même marque sur l’épaule, et bannis pour toujours des places.

« 5° Ceux qui ont acheté des biens de l’église ou d’émigrés les rendront et les leurs seront confisqués.

« 6. Tous les prêtres, moines ou religieuses qui auront prêté le serment et ne se seront pas rétractés, seront renfermés pour la vie et condamnés au pain et à l’eau. »


En vérité, nous n’hésiterions pas à déclarer que de pareilles formules n’ont pu être prescrites par des hommes revêtus d’un ministère sacré, et que cette pièce, où l’ineptie le dispute à la férocité, est l’œuvre isolée de quelque fou, si nous ne nous souvenions que l’un des esprits les plus élevés parmi les défenseurs du catholicisme, de Maistre, s’est attaché avec une cruelle complaisance à détailler les supplices qu’il voudrait faire souffrir aux révolutionnaires.

Des catholiques étrangers, que n’aveuglait point l’esprit de parti, surent juger plus sainement le véritable état de la France, et rendre justice au clergé constitutionnel. Celui-ci a conservé dans ses archives beaucoup de lettres d’adhésion qui lui furent écrites de divers pays. La faculté théologique de Fribourg, représentée par les docteurs et professeurs Waker, Hug, Schinzinger, Petzek, Klupfel et Schwarzel, se distingua particulièrement, en publiant, le 20 mars 1798, une consultation dans laquelle elle approuvait la conduite des pasteurs assermentés, les déclarait légitimes, et engageait les dissidens à se réunir à eux. Cette consultation fit un grand éclat en Allemagne, et suscita contre ses rédacteurs les tracasseries du cabinet autrichien, qui voulait alors soulever la Suisse contre les Français, en peignant ceux-ci comme des athées endurcis.

Nous puisons la plupart de ces détails dans des manuscrits de Grégoire intitulés :

Histoire de l’émigration ecclésiastique ;

Révolte du clergé dissident contre le concordat, ou essai sur les persécutions exercées par le clergé dissident contre le clergé constitutionnel, depuis l’établissement du concordat ;

Des rétractations ;

Opinions des catholiques étrangers sur les réformes ecclésiastiques de France.

Ces chapitres historiques contiennent de curieux renseignemens sur les débats religieux de la fin du dix-huitième et des premières années du dix-neuvième siècle.

Grégoire était devenu membre de l’Institut national. Il y fit lecture, le 22 floréal an VIII, de son apologie de Barthélémy de Las-Casas[28]. La calomnie n’a point respecté la mémoire du saint évêque de Chiappa ; elle lui a long-temps attribué l’introduction de la traite des nègres d’Afrique, en lui prêtant d’ailleurs une intention d’humanité singulièrement inconséquente, celle d’épargner à ses chers Indiens des travaux pénibles et un cruel esclavage. L’historien espagnol Herrera est l’auteur primitif de cette étrange inculpation, accréditée par Charlevoix, Robertson et beaucoup d’autres écrivains. Grégoire en fit justice, en démontrant que l’établissement de la traite est antérieur, de quatorze ans selon les uns, de dix-neuf selon Herrera lui-même, à l’époque où l’on prétend queLas-Casas en conçut le projet. — En 1827, notre grand sculpteur David, ayant proposé aux États américains de s’associer pour ériger un monument à Las-Casas dans la ville de Panama, Grégoire s’intéressa vivement à cette belle pensée, qui malheureusement ne fut point réalisée.

En 1801, Grégoire publia : Les Ruines de Port-Royal-des-Champs. Retracer la vie des austères habitans de cette fameuse solitude, c’était, pour l’héritier de leur savoir, de leur piété et de leur esprit d’indépendance, écrire sa propre biographie : il les considérait d’ailleurs, et ne craignit pas de les peindre, comme les précurseurs de la révolution de 1789 ; les attaques réitérées et violentes du clergé émigré, contre la mémoire de Port-royal, semblent dire que cette opinion n’était point sans fondement. Jansénius, le patriarche de leur école religieuse, n’avait-il pas été jadis accusé de vouloir républicaniser la Flandre ? — Ce fut dans la tranquille vallée où s’était élevé le monastère, et dans la maison même habitée par Tillemont, l’un des plus illustres écrivains de Port-Royal, que Grégoire composa son livre. Lorsqu’en 1809, année séculaire de la destruction du couvent, il fit paraître une seconde édition, Napoléon, parvenu alors au faite de son édifice monarchique, s’irrita contre quelques pages sévères sur le despotisme de Louis XIV, dont il faisait l’application à sa propre dictature. Il en témoigna vivement sa mauvaise humeur au milieu de ses courtisans, et ce fut, pour les éternels persécuteurs du prélat démocrate, le signal d’un nouveau torrent d’injures. Celui-ci, quand le comte Garnier, président annuel du Sénat, lui fit part du mécontentement de l’empereur, se borna à répondre que cette irritation se manifestait bien tard, puisque le premier consul lui avait demandé, et reçu de sa main, en 1801, un exemplaire du livre, qu’il pouvait faire rechercher par son bibliothécaire.

Les adhérens de l’école de Port-Royal avaient fondé à Paris, dès l’année 1795, la Société de philosophie chrétienne, réunion savante de laquelle sortirent plusieurs écrits remarquables. Outre Grégoire, elle comptait au nombre de ses membres Pingré, Camus, Pasumot, Royer, Saurine, etc. ; elle publia un plan des travaux qu’elle se proposait d’exécuter, et un recueil périodique, les Annales de la religion, dont l’évêque de Blois fut un des principaux collaborateurs. C’est dans ces annales que parut, en 1798, sa Lettre à don Ramond Joseph de Arce, archevêque de Burgos et grand inquisiteur d’Espagne, lettre qui lui valut trois ou quatre volumes de réfutations et de diatribes de la part des amis du saint-office. Il fut même prêché, le 25 novembre 1798, un sermon contre l’auteur, dans l’église patriarcale, par le révérend père Raymond Gonzalès, Franciscain de l’Observance ; dans ce sermon, imprimé et dédié au prince de la Paix, il est dit que l’irruption des Sarrasins ne fut pas plus redoutable pour la religion que le pamphlet de Grégoire.

Dans les premiers jours de sa puissance croissante, Bonaparte, malheureusement inspiré par son ambition, et peut-être aussi par les préjugés créoles de son oreiller conjugal, avait réuni ses ministres, des conseillers d’état, des sénateurs, etc., au nombre d’environ soixante, pour aviser aux moyens de rétablir à Saint-Domingue l’autorité française. La mode des idées libérales et philantropiques était déjà remplacée par celle de caresser les désirs du maître. Aussi la plupart des membres de cette nombreuse commission s’empressèrent-ils de proposer des mesures promptes et rigoureuses. L’un invoquait la force des armes pour dompter la rébellion et réinstaller l’esclavage aboli par la Convention ; l’autre voulait que l’on décimât les coupables, afin d’imposer l’obéissance par la terreur : il est des hommes à qui ce moyen semble tellement salutaire, qu’ils l’emploient indifféremment au service de toutes les causes. Quelques uns préféraient user d’adresse ; ils proposaient de gagner les chefs nègres par des promesses, et de tâcher de les amener en France, où l’on pourrait les garder prisonniers, sauf à leur assurer une modique pension.

Grégoire n’avait point encore donné son opinion. Le premier consul l’interpella : Qu’en pensez-vous ?

Je pense, répondit-il, que, fût-on aveugle, il suffirait d’entendre de tels discours pour être sûr qu’ils sont tenus par des blancs. Si ces messieurs changeaient à l’instant de couleur, ils tiendraient probablement un tout autre langage.

Allons, interrompit Bonaparte, avec un rire qui dissimulait quelque humeur, vous êtes incorrigible.

Le rétablissement de l’esclavage fut résolu par deux cent onze suffrages, contre soixante-cinq seulement, dans le Corps législatif, dont la déférence mérita des félicitations officielles.

Et la colonie de Saint-Domingue, florissante sous les sages réglemens de Toussaint-Louverture, devint un affreux théâtre de carnage ; les colons, paisibles possesseurs de leurs habitations entretenues par des nègres libres, au lieu de faire rentrer ceux-ci dans la servitude, furent expulsés du pays ; une armée française, l’élite de nos soldats républicains, fut exterminée par le fer et les maladies[29]

Ce ne fut pas seulement dans cette occasion où ses idées favorites se trouvaient en jeu, que Grégoire manifesta une courageuse opposition aux volontés du despote. Il appartint constamment à cette minorité infiniment petite, qui ne cessa de protester contre les faiblesses du Sénat.

L’évêque de Blois s’est expliqué sur ce sujet dans ses Mémoires : nous aurions pu y intercaler les fragmens manuscrits qu’on va lire ; mais, outre que ceux-ci sont d’une date postérieure, nous nous sommes fait une loi de publier les Mémoires exactement tels que l’auteur les avait préparés. Ces fragmens semblent avoir été destinés à une Histoire du Sénat.


« Dans le principe, dit Grégoire, les sénateurs étaient absorbés, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient occuper aucun autre emploi. Bonaparte, en dérogeant à cette règle, éveilla toutes les ambitions des faméliques.

« Dans le principe, les nominations de sénateurs avaient lieu sur présentation de candidats par le Corps législatif et le Tribunat. Le premier consul s’empara plus tard des nominations, et fit entrer au Sénat ses affidés et ses grands domestiques : le grand chambellan, le grand veneur, le grand écuyer, le grand maître des cérémonies.

« Dans le principe, c’était au Corps législatif et au Tribunat qu’il fallait présenter les demandes de conscriptions ; cela n’était point du ressort du Sénat. La première demande de ce genre fut présentée par Regnault (de Saint-Jean-d’Angély), sous prétexte d’urgence. L’usage continua.

« Ainsi, par des sénatus-consultes, on démolit successivement tous les principes de liberté, toute constitution ; le Sénat ne fut plus qu’un bureau d’enregistrement des volontés de Bonaparte.

« Depuis long-temps il aspirait au sceptre : le titre de premier consul était beau ; mais il voulait descendre au rang d’empereur, auquel l’opinion attache de plus grandes idées qu’à celui de roi.

« Son ambition, secondée par ses créatures, éclata enfin ; le Tribunat, censé défenseur des droits du peuple, prit l’initiative par l’organe de Curée, et tous s’empressèrent de suivre son exemple, excepté Carnot.

« Le Tribunat, pour récompense, fut supprimé bientôt après.

« Quand il fut question de faire ratifier le vote du Tribunat par le Sénat, on prit d’abord une forme insolite. Une lettre adressée à chaque sénateur les invita à manifester individuellement leur pensée. La plupart sans doute répondirent par un assentiment servile, en se courbant ventre à terre. Quelques uns gardèrent le silence. Mais deux au moins répondirent négativement : Lambrechts et Grégoire. Ce dernier envoya même une série d’articles dont il demandait l’adoption pour opposer une barrière au despotisme[30].

« Vint ensuite la fameuse séance où l’on vota sur l’impérialité.

« M. Bredow, célèbre écrivain allemand, dans sa Chronique du dix-neuvième siècle, cite comme opposans Sieyes, Lanjuinais et Grégoire.

« Mademoiselle Williams, dans sa relation des événemens arrivés en France depuis le débarquement de Bonaparte, dit que M. Lanjuinais s’écria : Quoi ! vous livreriez votre pays à un Corse, à un homme d’une nation si méprisée des Romains qu’ils n’en voulaient pas pour esclaves !

« Ces récits sont inexacts : M. Lanjuinais était absent et malade.

« À la séance, M. Grégoire seul parla, et persistant dans son vote négatif, il demanda que sa lettre et les articles qu’il avait envoyés fussent au moins insérés dans le procès-verbal, ce qu’on eut garde de lui accorder. Puis on vota. Bonaparte eut toutes les voix excepté cinq : deux billets blancs, déposés par des lâches, et trois non, l’un de M. Lambrechts, l’autre de M. Grégoire ; le troisième est-il bien connu[31] ? Lambrechts, dans un de ses écrits, présume que ce fut M. Garat. Il y aurait eu, sans doute, quatre votes négatifs si M. Lanjuinais n’eût pas été absent.

« Le lendemain, quand on proclama l’élévation de Bonaparte au trône, cette annonce fut écoutée dans un morne silence, avec une espèce de stupeur générale ; ce qui n’empêcha pas les journaux de débiter le lendemain, à toute la France, que cette proclamation avait été couverte d’applaudissemens ; les journaux n’étaient que les échos des volontés du maître.

« Portalis avait dit à la tribune du Sénat qu’un empereur était nécessaire pour qu’il n’y eût ni maître ni sujets. Divers journaux (par ordre sans doute) travestirent la phrase en disant : ni maître ni esclaves.

« La minorité du Sénat, à laquelle viennent s’aggréger actuellement certains personnages que la vérité et l’opinion publique en repoussent, fut constamment moindre qu’on ne le croit. Dans quelques circonstances, telles que le divorce, l’occupation des États romains, il y eut quelques votes négatifs de plus que sur l’impérialité ; mais ce dernier article, le plus important, donne la juste mesure de la lâcheté de ce corps ; elle prouve que la chose publique périclite quand elle est livrée à des hommes qui peuvent avoir des talens, des qualités aimables, mais qui sont dépourvus d’énergie et sans probité politique. »


Les autres fragmens que nous possédons, griffonnés sur des chiffons de papier, sur des adresses de lettres, etc., tout informes qu’ils sont, nous semblent mériter de n’être point perdus. Rien n’est plus précieux pour l’histoire, et pour la biographie en même temps, que ces épanchemens spontanés où la plume écrit de l’abondance du cœur, sans se mettre en souci d’aucune élégance littéraire. C’est un tableau dans lequel l’auteur se peint lui-même à son insu en voulant peindre ce qui l’entoure. Nous citerons textuellement ces petites phrases mélangées de latin, mode abréviatif que Grégoire employait souvent dans ses notes :


« Asservissement du Sénat.

« Que n’aurait-il pas pu faire, ce Sénat, d’une nation rajeunie !

« Serment de défendre les droits du peuple !

« Le Sénat a septembrisé les principes.

« Gens souples, bons à tous les partis, à saint Michel et à Satan.

« Ibi savans, sed pas en politique.

« Pas courage civil, ni probité politique ; il ne volera pas une montre, mais il vole la liberté.

« Consciences qui seraient bourrelées si elles n’étaient pas cautérisées.

« Au retour de Russie, en 1813, discours de Lacépède ; il apprend aux sénateurs qu’ils ne sont rien que subordonnément aux volontés de l’empereur.

« Servilité des sénateurs envers les ministres. — Chez Cambacérès on ne les annonce plus.

« Toutes les voitures des sénateurs entraient dans la cour d’honneur des Tuileries, de Saint-Cloud, etc. ; Bonaparte décida que celle du président seule jouirait de ce privilège. Croirait-on que cette ineptie fut annoncée au Sénat par son président (Garnier, je crois) comme une marque de faveur pour le corps !

« On détruit les arbres de liberté coram Luxembourg.

« Cabinet de lecture ubi sénateurs se réunissaient pour journaux ; on le supprime.

« Deux commissions avaient été formées : l’une pour la liberté de la presse, l’autre pour la liberté individuelle. On eût dit une moquerie. Celle-ci a pourtant provoqué la délivrance de quelques prisonniers ; mais l’une et l’autre, celle de la presse surtout, n’étaient que dérisoires. Pour en faire sentir le ridicule, les sénateurs de la minorité ne manquaient point d’en demander très-sérieusement le renouvellement, chaque fois que la durée des commissions était expirée, et qu’on l’outrepassait, sans doute par pudeur.

« Les projets de sénatus-consultes n’étaient jamais imprimés avant la discussion ; les meneurs, dans leurs cercles, préparaient d’avance les décisions.

« Dans les commencemens, l’administration du Sénat était confiée à des commissaires élus dans son sein ; elle était gratuite. Bonaparte créa pour cet objet quatre grands officiers à sa nomination : un président, un chancelier, deux préteurs, dont le traitement absorbait une somme annuelle de 144 mille francs. On ne rendit plus alors aucun compte au Sénat.

« Quand on annonça la création de sénatoreries, l’avis primordial était qu’on les obtînt par rang d’ancienneté de nomination. Joseph Bonaparte avait déclaré que l’empereur ne ferait point au Sénat l’injure d’adopter une autre forme ; cependant une autre forme fut adoptée, celle de présenter trois candidats, entre lesquels choisirait Bonaparte. Alors se déploya toute l’intrigue des meneurs pour être sur la liste, ou y faire placer leurs affidés. Le nombre des sénatoreries n’était pas proportionné à celui des avides et des serviles qui les convoitaient. Il en résulta parmi eux un mécontentement qui faisait hausser les épaules et provoquait le rire des indépendans.

« Sénatoreries. — Listes faites en famille. — Nouveau moyen d’asservir les volontés. — Alléchés par l’odeur des revenus.

« Bons de 13,000 francs distribués, dit-on, aux serviles les plus influens.

« Sénat conservateur… oui, conservateur de ses traitemens. »


Les notes deviennent plus piquantes encore lorsqu’elles traitent de l’élection des muets au Corps législatif par le Sénat, dépendant lui-même de la nomination impériale.


« Les choix étaient arrêtés à l’avance et l’on faisait circuler les listes.

« Des notices étaient distribuées, quelquefois manuscrites, mais presque toujours imprimées.

« À défaut de mérite, on faisait impudemment valoir des motifs tels que ceux-ci :

« Généalogie, ancienneté de famille. — Un de ses ancêtres a servi sous Henri IV. — Richesses. — Apte par conséquent à devenir législateur.

« D’autres : — Quatre oncles chevaliers de saint Louis. — Parens chevaliers de Malte. — Décoré de l’ordre de Cincinnatus. — Ergo capacité législative.

« Un frère tué sous les drapeaux. — Un fils dans les gardes d’honneur. — Un parent chez madame-mère. — Ergo capacité.

« A logé S. M. l’impératrice. — Assisté au couronnement. — Assisté au baptême du roi de Borne. — Sa nomination fera plaisir à l’empereur. — Capacité.

« A établi des manufactures. (Il s’agissait d’une fabrique de cartes à jouer.) — Capacité.


Les noms de ces candidats si dignes d’admission se trouvent parfois en toutes lettres à côté de leurs titres, dans les notes que nous consultons.


« Le népotisme, n’osant présenter lui-même ses candidats, les faisait recommander par un complaisant, à charge de revanche. — C’est le cousin, le neveu, le gendre de tel de nos collègues que nous estimons tous.

C’est surtout en janvier 1813 que le népotisme eut ses plus beaux triomphes. »


L’indignation et le mépris excités chez Grégoire par ce long spectacle de bassesse et de corruption, se sont fait jour dans son Histoire des sectes ; il y constitue, sous le nom de basiléolâtrie ou monarcholâtrie (adoration des rois et des grands), une secte répandue dans toutes les autres. C’est l’adulation des clergés de cour envers les princes ; l’adulation des fonctionnaires publics, des savans, gens de lettres, artistes, envers les puissans ; l’adulation des papes et celle de la cour de Rome à l’égard des souverains. Tous ces genres d’idolâtrie politique sont passés en revue, et, comme on le pense bien, dans l’histoire des pratiques de ce culte, les chapitres consacrés à l’empire et à la restauration ne sont ni les moins étendus ni les moins curieux.

Les basiléolâtres de Napoléon et des Bourbons donnèrent toute l’extension que peut suggérer une imagination complaisante à ce précepte divin : Priez pour tous ceux qui sont élevés en dignité.

On vit le clergé dire que Napoléon avait été annoncé par les prophètes, que le sépulcre de la sainte Vierge avait enfanté pour la France le héros destiné à la régénérer ; on le vit appliquer à Bonaparte ces paroles du psalmiste : Il touche les montagnes et les montagnes se réduisent en fumée ; exprimer le vœu : que la dynastie napoléonienne fût immuable comme le soleil ; on vit le supérieur de Saint-Sulpice exhumer des Bollandistes un Saint-Napoléon, qui dut toute sa gloire au hasard de son patronage, et qui, après avoir pendant des années absorbé la fête de la mère de Dieu, est retombé tout à coup dans le néant, vaincu à Leipzig et à Waterloo.

On entendit un sénateur recommander au bon Dieu de conserver le trône de Napoléon s’il vouait que le christianisme se conservât sur le globe ; un autre membre de la même assemblée dire à madame Lætitia que la conception du grand Napoléon, dans son sein, était assurément une inspiration divine ; un orateur du conseil d’état nommer Bonaparte : « Ce que l’univers a de plus grand, ce que la France a de plus cher. »

Nous ne continuerons pas ces citations : à quelques années de là nous retrouverions les mêmes hommes fidèles au commandement donné par saint Rémi à Clovis : « Adorez ce que vous avez brûlé, brûlez ce que vous avez adoré. »

Quant à l’évêque de Blois, nous le voyons dans le Sénat tel que nous l’avons connu dans les autres assemblées politiques. Chrétien plus tolérant que les incrédules qui l’entouraient, il proposa pour le Corps législatif Furtado, israélite de Bordeaux, qui fut président du Sanhédrin ; Garat l’appuya, mais le candidat fut écarté, surtout par l’influence des Bordelais. — Lorsqu’il s’agit d’un projet d’adresse de félicitations à l’empereur, au sujet du rétablissement des titres nobiliaires, Grégoire fut le seul opposant. « Mes collègues, dit-il, furent très fâchés contre moi : ils disaient que je serais cause qu’on leur ferait payer leurs lettres de noblesse, et que moi aussi je serais forcé de payer les miennes. »

Ceux qui lui ont reproché comme un acte de faiblesse, ou comme une désertion de ses principes, d’avoir accepté le titre de comte, pourront lire dans ses mémoires, écrits précisément la même année, l’expression de sa véritable pensée à cet égard ; ils comprendront combien la soumission du citoyen aux lois diffère d’une approbation adulatrice. Grégoire, d’ailleurs, savait mettre à cette soumission les bornes que lui dictait le sentiment des convenances. Nous allons en citer un exemple qui se rapporte également au réveil des anciens usages de cour.

Napoléon voulait que les sénateurs fissent endosser la livrée à leurs domestiques. Madame Dubois, pour conformer la maison de Grégoire à cette règle, et en même temps pour ne pas trop blesser la simplicité du bon évêque, commanda un galon d’argent très-étroit, orné d’une pensée brodée en bleu. Quand le galon fut fait, elle le lui porta dans son cabinet en disant : « Monsieur l’évêque, voici votre livrée. » — « Ma livrée ! vous savez bien que je n’en veux pas. » — « Mais l’empereur l’exige ; vous ne voudrez pas, pour si peu de chose, augmenter sa mauvaise humeur contre vous. » — « C’est bien, dit Grégoire, montrez-moi cette livrée. »

Il la considéra quelques momens, puis, sans ajouter un mot, il ouvrit une armoire et jeta le galon tout au fond, derrière ses livres. Ce ne fut que quand madame Dubois promit d’en faire usage pour border les meubles du salon qu’il consentit à le lui rendre ; mais il ne prit point de livrée.

Nous lisons dans ses notes manuscrites, citées tout à l’heure :


« Titre de comte, nolui prendre un nom de terre.

« Armoiries, ego une croix.

« Nova noblesse, insolence.

« Benj. Constant dit : Idée heureuse de conserver ancienne et nouvelle noblesse ; ego non.

« Noblesse, sæpe fruit d’adultère. »


On verra peut-être une contradiction entre les faits que nous venons de rapporter et la complaisance avec laquelle Grégoire recevait le titre monseigneur, surtout de la bouche des étrangers. Mais il faut se rappeler que ce titre était la reconnaissance de celui d’évêque, auquel il attachait d’autant plus de prix qu’il lui était contesté par la cour de Rome.

Sa susceptibilité, très ombrageuse à cet égard, lui fit même un jour refuser par écrit une invitation à dîner chez le cardinal Caprara, parce que, avec ou sans intention, elle était adressée au sénateur et non à l’évêque. « Je crois ne devoir paraître que sous le dernier de ces titres chez le cardinal légat de sa sainteté », lui écrivait-il. — Si quelquefois, sous la restauration qui le proscrivait, Grégoire se laissa également donner le nom de monsieur le comte, ce fut sans doute dans un sentiment analogue.

Une autre anecdote, dont le sujet est plus grave, fera connaître les pusillanimités que Grégoire avait à vaincre, même chez plusieurs de ses collègues qui composaient avec lui l’imperceptible opposition sénatoriale. À l’occasion d’une nouvelle levée de soldats, Grégoire, qui avait cru remarquer un léger symptôme d’hésitation dans l’inépuisable complaisance de l’assemblée, écrivit aussitôt à l’un de ses amis qui se trouvait à la campagne aux portes de Paris : « On nous demande encore vingt mille hommes ; il semble régner quelque incertitude dans le Sénat ; si nos efforts pouvaient déterminer un refus ! accourez vite ; une seule voix, peut-être, conservera ces vingt mille pauvres jeunes gens à leurs familles. »

Le collègue répondit à ce pressant appel qu’il avait des plates-bandes à tracer, des arbres à aligner ; il ne parut point au Sénat.

Grégoire protesta, avec sa persévérance ordinaire, contre l’usurpation des États-Romains, votée par quatre-vingt-deux voix, sur quatre-vingt-seize ; contre la création des droits-réunis ; contre les tribunaux exceptionnels et les prisons d’état ; et dans une circonstance où la personne même de l’empereur se trouvait en cause, celle du divorce, il demanda vainement la parole à plusieurs reprises pour se prononcer, au nom de la religion, contre cette mesure. Ses collègues, sachant qu’il avait préparé un discours, formèrent autour de lui une espèce de rempart, en lui déclarant qu’il avait beau faire, qu’on ne l’entendrait point. Il dut se contenter de voter, lui onzième, contre le divorce ; il y eut, sur quatre-vingt-sept votans, sept billets négatifs, et, comme à l’ordinaire, quatre billets blancs.

Lorsqu’il s’agit du nouveau mariage de Napoléon avec Marie-Louise, il y eut division parmi les cardinaux sur la question de savoir s’ils y assisteraient : plusieurs refusèrent. Quant à Grégoire, il déclara d’avance au président du Sénat que, si le tirage au sort amenait son nom pour faire partie de la députation qui devait entrer dans l’intérieur de la chapelle, il ne s’y rendrait point ; il refusa même les billets offerts à chaque membre pour voir la cérémonie.

Cette conduite donnait à Napoléon de fréquens accès d’humeur ; il s’exprimait alors aigrement sur le compte de l’ancien évêque de Blois, qu’il plaçait dans sa cathégorie des idéologues, nom devenu presque synonyme dans sa bouche de celui d’amis des idées libérales. Les adulateurs de sa police ne manquaient point de faire figurer le nom de Grégoire sur leurs listes de conspirateurs, et même les ennemis de ce dernier répandirent le bruit, dans l’espoir peut-être qu’il ne serait pas toujours faux, qu’on allait l’envoyer à Vincennes, en compagnie de quelques autres récalcitrans, pour châtier leur obstination. Mais Bonaparte, dont l’ame était plus généreuse que ses complaisans ne le supposaient, les laissa mentir ; il appréciait le savoir et la loyauté du vieux prélat républicain, et maintes fois il le fit appeler aux Tuileries, pour conférer avec lui sur des matières de son ressort ; Grégoire est même du petit nombre des hommes auxquels il a rendu pleine justice à Sainte-Hélène.

De plus en plus convaincu de la stérilité de ses efforts d’opposition, Grégoire se livra plus activement que jamais à des travaux littéraires ; c’était le moyen de contribuer encore à la propagation des doctrines de liberté et de philantropie. Mais cette route aussi ne fut pas sans obstacles ; plusieurs de ses ouvrages furent mis à l’index par la police impériale : son Histoire des sectes religieuses (première édition en 2 vol. 1810) eut même les honneurs d’un séquestre qui dura jusqu’en 1814. La lettre par laquelle son ancien collègue Fouché, alors ministre de la police, le prévenait de cette décision, mérite d’être conservée ; la voici :


Paris, le 11 janvier 1810.

Monsieur le sénateur, je viens de donner l’ordre de ne point mettre en vente votre ouvrage intitulé : Histoire des sectes religieuses au dix-huitième siècle.

Je vous invite à seconder cette mesure en ne favorisant aucunement la circulation d’un ouvrage qui renferme sans doute quelques vues utiles ; mais dans lequel se trouvent aussi des opinions et des détails que je ne puis approuver. Je prends encore plus d’intérêt à votre repos qu’à votre gloire littéraire.

J’ai l’honneur de vous saluer.
Le duc d’Otrante.


En 1807, Grégoire publia : De la littérature des nègres, ou recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; ouvrage dans lequel il s’efforça d’établir par des faits, que la prétendue infériorité naturelle de cette race, argument habituel des partisans de l’esclavage, n’est fondée que sur un préjugé, et que l’éducation seule manque aux noirs pour rivaliser avec les Européens dans toutes les branches des sciences et des arts.

Des recherches intéressantes sur l’histoire de l’agriculture, sur ses anciennes pratiques, sur ses progrès et les découvertes modernes, lui avaient fourni, quelques années auparavant (en 1804) les données de son Essai sur l’agriculture en Europe au seizième siècle, imprimé en tête d’une nouvelle édition du célèbre Théâtre d’Olivier de Serres.

Enfin il reprit ses travaux sur la condition des Israélites, et publia des Observations nouvelles faites sur les Juifs, et spécialement sur ceux de l’Allemagne ; puis une autre brochure : Sur les Juifs, et spécialement sur ceux d’Amsterdam et de Francfort.

Ces publications, et les matériaux de plusieurs ouvrages imprimés postérieurement, furent le fruit de voyages entrepris par Grégoire en Angleterre, en Hollande et en Allemagne, pendant les premiers jours du despotisme impérial. Partout il trouva la récompense de ses profondes études et de ses généreuses pensées, dans l’accueil des savans et dans la reconnaissance des opprimés dont il avait plaidé la cause. Lors de son arrivée à Amsterdam, les Israélites de cette ville l’entourèrent de leurs hommages empressés ; ils le prièrent d’assister à leurs cérémonies religieuses, et lui firent visiter successivement la belle synagogue des Juifs espagnols et portugais, celle des allemands, et une troisième, fondée par des Israélites éclairés, qui avaient tenté une réforme du culte hébraïque ; ils lui avaient donné le nom de Felix libertate. On y chanta des cantiques en l’honneur de Grégoire. « Ma qualité de prêtre catholique, et mon costume, qui avait déjà fait tant de sensation au Parc de Saint-James, à Londres, où, pour la première fois, un évêque avait osé paraître en habit violet depuis l’expulsion des Stuarts ; tout cela, disait-il en racontant à ses amis les incidens de son voyage, tout cela me rendait un peu embarrassans les témoignages d’affection et d’enthousiasme, dont m’accablaient ces religionnaires étrangers, et me mettait dans une assez bizarre position : mais je m’en tirai parfaitement au moyen du précepte évangélique, qui commande la charité et la fraternité envers tous les hommes, sans distinction de races et de croyances. »

Nous empruntons à l’une de ses lettres, datée d’Amsterdam, et adressée à madame Dubois, le récit d’une petite anecdote qui n’est pas sans intérêt :

« Nous avons passé le dimanche au Helder. L’église catholique a pour curé un estimable jeune prêtre d’Amsterdam. Après avoir prêché en hollandais, il m’adressa en très bon français, dans la place de distinction qu’on m’avait préparée, un discours vraiment touchant ; il fallut bien y répliquer : cette scène fit couler des larmes. C’est sûrement la première et la dernière fois qu’on aura parlé français dans l’église du Helder. Nous avons quitté cette paroisse, attendris des marques d’amitié du pasteur et des fidèles. »

Dans une autre lettre écrite de Goettingue, il dit :

« Après avoir fait nos recherches dans la vaste bibliothèque de Wolfenbuttel, nous partîmes pour aller coucher à Seezen, où se trouve un collège pour les enfans israélites ; ils ont dix professeurs. Au dernier relai était en station un exprès à cheval, pour savoir le moment de notre arrivée et aller promptement l’annoncer à Seezen ; là, on nous avait préparé un appartement que nous n’acceptâmes pas ; mais les professeurs et les élèves étant assemblés à neuf heures du soir, je m’y rendis ; et dans ce pays allemand, je fus successivement harangué en latin et en français par les élèves juifs, qui ensuite exécutèrent en très bonne musique, une pièce de vers composée pour mon arrivée. »

Qu’on nous permette de faire encore quelques extraits de cette correspondance intime ; ils montreront, mieux que nous ne saurions le dire, combien l’auteur offrait en lui l’harmonie d’une piété profonde avec l’enjoûment le plus aimable. Nous puisons ces extraits dans diverses lettres adressées par Grégoire à madame Dubois pendant ses voyages :


« De Londres, messidor an X.
« Bonne et respectable mère,

« Aujourd’hui je reçois enfin vos deux lettres des 8 et 16 messidor ; il était temps qu’elles arrivassent, car votre silence m’inquiétait cruellement. — Il serait trop long de vous détailler tout ce que nous avons fait depuis notre séjour ici. Vous saurez en général que nous avons sans cesse parcouru les établissemens de bienfaisance, visité les monumens, causé avec les savans, etc. — Tous mes momens sont distribués et employés utilement ; ce pays-ci offre infiniment à la curiosité et à la méditation de quiconque aime à cultiver sa raison. Presque tous les journaux de Londres ont parlé de mes occupations littéraires dans ce pays, et d’une manière honorable. Un seul, rédigé par un ami de mes ennemis, s’est avisé de me calomnier ; et voilà sur-le-champ un autre journaliste qui lui tombe sur le corps. Tout cela m’amuse. — J’ai lieu de me louer beaucoup de toutes les amitiés que je reçois ici. Les Anglais avaient droit à mon estime ; actuellement ils ont droit à ma reconnaissance. — Décidément, demain ou après demain, nous partirons pour l’Écosse. Nous sommes quatre amis ensemble, munis de santé, de bonnes recommandations et de gaîté[32].

« ......... Depuis ma dernière lettre, j’ai fait plusieurs voyages ; entre autres, l’un à quinze lieues de Londres pour aller visiter les magnifiques établissemens et les fermes du défunt duc de Belford. Où était ce brave Lasteyrie ? combien il aurait eu de plaisir au milieu des belles cultures que nous avons vues !

« ......... Vous ai-je dit qu’à Calais, nous avons visité incognito la bibliothèque publique ? le bibliothécaire regrette que le citoyen Grégoire, dont il m’a beaucoup parlé, soit trop surchargé d’occupations et ne puisse pas répondre, entre autres, aux lettres que lui bibliothécaire lui a souvent écrites.

« ......... Vous avez donc la bonté de penser à votre Henri ; et non seulement à lui, mais surtout à une mère tendre qui est au ciel je l’espère ; et j’espère aussi y arriver et revoir dans le séjour du bonheur celle qui m’a donné la vie. Je fais les mêmes vœux pour vous qui avez pour moi la tendresse d’une mère. Je voudrais pouvoir conduire à ce bonheur tous les individus de l’espèce humaine.

« Pendant mon absence vous aurez encore appris à savoir quels sont les véritables amis, puisqu’il y en a que vous ne voyez plus. Cependant ne les jugeons pas trop sévèrement. Mais mille complimens à ceux qui se montrent fidèles, MM. de Saint-Simon[33], Amalric, etc. Je me réjouis de les revoir bientôt. Au surplus, bonne et respectable mère, cela vous prouve, comme je vous l’ai dit cent fois, et comme vous le pensez, que Dieu seul mérite toute notre confiance. »


« De Bruxelles, germinal an XI.

« Hier soir nous sommes arrivés ici un peu las de poussière et de chaleur, mais bien portans. L’aspect des campagnes riantes que nous avons traversées, les souvenirs qu’on recueille dans ces champs où tant de fois se sont livrées de sanglantes batailles, les villes que nous avons visitées, tout cela faisait diversion aux désagrémens d’une température presque brûlante. Nous passerons aujourd’hui et demain à Bruxelles, et mardi probablement nous irons dîner à Anvers. — Nous n’avons pas encore visité Bruxelles ; mais avant d’y entrer, nous avons été enchantés de sa magnifique exposition en amphithéâtre, d’où elle domine une campagne chargée de maisons de plaisance et des richesses de la nature. — Mon épître sera courte, parce que nous avons à courir, à voir, à prendre des notes, etc. — Tâchez, bonne mère, de faire tout pour votre santé, promenades, bains ; courez le voisinage avec nos amis que j’embrasse ; je regrette nos soirées charmantes du dimanche. — Il y a au jardin, sur le grand abricotier, un nid de chenilles que nous avons oublié de détruire ; hâtez-vous de faire la guerre à cette légion vorace, sans quoi l’arbre et le fruit en souffriront. — Donnez-moi des nouvelles de M. Girod-Pouzol, de mademoiselle de Saint-Simon, de leur santé, de la vôtre surtout. J’embrasse M. Dubois et je salue respectueusement la bonne mère, dont j’espère trouver des lettres à Utrecht. — Nous allons dîner et manger des mastelles, du houblon, boire du faro et de la lougarde : vous autres gens de Paris, vous ne connaissez point tout cela ; vous êtes des ignorans. »


« De Rotterdam, floréal an XI.

« Voici ma sixième lettre, et je n’en ai reçu que trois de vous, ce qui signifie très clairement que mon exactitude est double de la vôtre. Nous arrivâmes lundi à Rotterdam, après avoir voyagé toute la journée, le matin par eau, le soir par terre ; mais cela ne ressemblait aucunement au voyage de Saint-Cloud par terre et par mer. Dans le petit vaisseau qui nous portait nous eûmes le désagrément d’une société telle, que des trois choses indiquées par Voltaire en parlant de la Hollande, il ne nous manquait que des canards. Joignez à cela le froid, le vent et la pluie.

« En vérité je suis tenté de rire quand vous me recommandez de ne pas boire froid ayant chaud : je n’ai pas encore eu chaud dans ce pays-ci ; le thermomètre indique pour habillement trois chemises, quatre gilets, habit, redingote, et avec tout cela on a froid. Je me rappelle quelquefois l’assertion de ce plaisant qui prétendait que le soleil de Hollande ne vaut seulement pas la lune de France. Eh bien ! quoique depuis quinze jours que nous sommes en Hollande il ait fait mauvais temps, je n’y ai pas encore trouvé de boue ; c’est une vérité qui a la physionomie paradoxale, mais c’est une vérité. Les villes et les villages sont d’une propreté qui enchante ; la propreté règne partout, et je crois qu’à cet égard la bonne mère descend de quelque famille hollandaise.

« À Utrecht, nous avons eu grand soin de visiter la maison où naquit le pape Adrien VI ; elle est décorée de tableaux très bien exécutés et qui retracent les divers événemens de sa vie. Ces monumens sont respectés même par les protestans. Si, à la place de Pie VI, un autre Adrien eût occupé la chaire de Saint-Pierre, nous aurions eu moins de peine pour les affaires du clergé.

« À Rotterdam, je me suis empressé de visiter la statue d’Érasme qui est en face de notre auberge. Je parie que vous ne connaissez pas seulement le citoyen Érasme. Dans ses écrits, il aura bien parsemé sur le compte des femmes quelques vérités qu’elles appelleront méchancetés. Il faut lui accorder grâce ; le sujet est si abondant ! et d’un autre côté Érasme était un homme si distingué par ses vertus, sa piété, ses talens, ses écrits !

« Nous partons ce matin pour Delft et La Haye, immédiatement après le déjeuner. Le voilà qui arrive. Nous ne buvons plus de faro, de lougarde ; mais nous mangeons des kouques, des botterams ; nous avalons des jattes de thé. Allons, à la santé d’Adrien VI, d’Érasme, de la bonne mère, de son mari et de tous nos amis !

« J’achève ma lettre dans le bateau qui nous conduit à Delft. Nous y sommes à merveille ; nous occupons exclusivement le roef (prononcez rouf) ; comment, vous ne savez pas ce que c’est que le rouf ? c’est la chambre d’honneur ; c’est un petit palais avec coussins, table, miroir, etc., une espèce de boudoir naval. Une cloison nous sépare de la foule qui occupe la grande pièce. Nous entendons seulement comme dans un lointain le caquet des commères. Vous savez ou vous ne savez pas qu’Addisson compare leurs langues aux feuilles du tremble que le moindre souffle met en mouvement. »


Quelques années plus tard, l’ancien curé d’Embermesnil alla faire une tournée en Lorraine et visiter le théâtre de ses premiers souvenirs. Celui de sa mère, surtout, se présente fréquemment dans les notes de ce voyage. Il y parle avec attendrissement des soins qu’elle prit de son enfance, de ses conseils maternels et des dernières paroles qu’elle lui envoya en mourant loin de lui ; il parcourt les lieux où il a joué avec les enfans de son village, l’église où il a été baptisé, où il a reçu l’instruction du catéchisme et la première communion. Les tombeaux où il avait fait déposer ses parens portent ces simples mots :


« L’an de J.-C. 1803, Henri Grégoire, ancien évêque de Blois, animé par la piété et la reconnaissance, fit ériger ce monument à la mémoire de son père, Sébastien Grégoire, échevin, mort à l’âge de cinquante quatre ans, le 27 août 1783, muni des sacremens de la sainte église. — Priez Dieu pour le père et le fils. »

« L’an de J. C. 1803, Henri Grégoire, ancien curé de cette paroisse et ancien évêque de Blois, par piété et par reconnaissance, fit ériger ce monument à la mémoire de Marguerite Thiebault, veuve de Sébastien Grégoire, sa mère, morte, etc.


Les sentimens que ce voyage excita en lui s’épanchèrent dans une méditation qui offre plusieurs passages touchans. La crainte d’interrompre trop long-temps notre récit nous empêche de la faire connaître ici à nos lecteurs. Nous choisirons seulement encore quelques fragmens de sa correspondance.


« De Nancy, 1809.

« Je débute par le journal de mon voyage. À Clayes, nous avons vu une manufacture de poules absolument blanches ; elles étaient par centaines dans une basse-cour. Hâtez-vous de dire à M. de Lasteyrie que ce sont les mérinos de leur espèce. Leur plume est préférée dans les ventes à celle des poules colorées : deux ou trois fois l’an on la leur enlève. Ainsi à Clayes on dépouille les poules ; à Paris, on dépouille tous les animaux et on pille les pauvres humains.

« Nous avons rencontré chemin faisant une charmante voyageuse qui s’amuse comme moi à courir le monde. Quoique la direction de sa marche soit précisément contraire à celle que nous avons suivie, dans l’espace de quarante lieues elle s’est trouvée bien des fois sur notre passage. Vous la connaissez, c’est la Marne.

« Le jour du départ nous sommes arrivés à Épernay, à dix heures du soir, chez ces braves gens qui vous logèrent il y a cinq ans, ainsi que votre aumônier[34]. On s’est hâté de me parler de vous, de demander des nouvelles de votre santé. — Le mardi, arrivé de bonne heure à Châlons, il a fallu passer la journée avec des personnes que j’ai connues il y a vingt ans, trente ans et plus : voilà ce que c’est que d’être vieux.

« ......... Ma dernière lettre écrite d’Embermesnil est du 28 dernier. Depuis cette époque, il faut que je vous rende compte de ma conduite. M. et madame Germain, de Réchicourt, n’ayant pu nous avoir à dîner lundi à cause du mauvais temps, envoyèrent un nouvel exprès pour le mardi. Nous y allâmes, M. le curé d’Embermesnil, celui de Vého, M. l’abbé Jeunat, mademoiselle Marschall, son neveu et moi. On avait préparé une fête, et une réception à laquelle avaient concouru la religion et l’amitié. Il est impossible de pousser plus loin toutes les recherches délicates et aimables. On voulait nous retenir pour longtemps, mais je devais partir le lendemain pour Lunéville.

En passant à la Neuve-Ville-aux-Bois et à Marainville, les habitans eurent à cœur de me témoigner leur bienveillance par des démonstrations publiques, comme on l’avait fait à Embermesnil, Vého, Réchicourt. J’ai été tellement attendri, d’une part par les souvenirs funéraires des tombeaux que j’ai visités et qui parlent à mon cœur, de l’autre par les témoignages multipliés et sincères des habitans, que mon ame ne suffisait plus à tant d’émotions, et j’ai craint d’en être malade. »

« ......... Un des objets de mon voyage que j’avais le plus à cœur était d’aller me concentrer dans une solitude des Vosges, au milieu des lacs et des sapins. Mais ce voyage n’aura pas lieu, ma bourse me le défend. J’avais à visiter des tombeaux chéris : sur cet article j’ai satisfait à la tendresse filiale et amicale ; mais l’autre objet, qui était pour ma santé, est ajourné à une autre année, si je suis au monde. »


Il règne dans toute cette correspondance tant d’abandon, tant de sensibilité vraie, tant de gaîté naïve que nous ne craignons pas de déplaire à nos lecteurs en leur confiant encore, dans son entier, une lettre dont la date remonte à une époque antérieure, celle où Grégoire allait donner sa démission d’évêque : elle est écrite de Saint-Lambert.


« Madame et excellente mère !

« Le billet ci-inclus de l’ami Grappin contient tant de choses aimables et ingénieuses, qu’il y en a pour deux ; cela me donne le droit d’être sot et maussade. J’ai ouï dire qu’à trois ou quatre cents lieues d’ici il y a une ville qu’on nomme Paris ; qu’elle est sale, puante et malsaine ; que ces inconvéniens graves ne sont rien comparativement à ceux qui résultent de l’accumulation de toutes les folies, de tous les vices, de tous les crimes.

« Que faites-vous dans cette galère, qui n’est pas, et qui ne sera jamais votre élément ? Si jamais il me prend fantaisie d’y faire un voyage, ce qui pourra arriver bientôt, ce sera pour vous faire de vive voix une élégie sur le malheur d’y rester. Ici liberté pleine. Point de voiture dont le fracas nous étourdisse, point de braillards qui crient des mensonges sous le nom de journal du soir ; nous ne ressemblons pas mal à ce poète qui avait partagé son temps en deux lots, l’un à dormir et l’autre à ne rien faire : car c’est ne rien faire que de courir les coteaux, qu’on appelle bonnement des montagnes dans le pays où nous sommes. Nous avons unanimement adopté l’avis de cet Allemand qui pensait que les meilleurs repas sont le déjeuner, le dîner, le goûter, et le souper.

« La lettre de MM. B..... et D..... nous a tranquillisés sur votre situation ; je vous félicite et je les remercie. Villars, qui est bon ami, aurait bien dû m’écrire quelque lettre en beaux vers ; il ne sait pas en faire d’autres. Vous voyez, bonne mère, qu’ici je me console passablement de tout le mal que j’ai éprouvé en retour du bien que j’ai tâché de faire. Il est vrai que j’ai toujours sur le cœur l’indignité avec laquelle on m’a laissé à moitié en ordre les archives du clergé. Ma censure doit excepter quelques hommes complaisans, ou plutôt justes, membres du concile ; mais c’est le très petit nombre. Vous savez quels sacrifices de temps, d’argent et de repos j’ai faits pour les affaires qui étaient communes à tous. Heureusement je vais sortir de cette tourmente ; certain d’être plus heureux dans ma retraite, après avoir éprouvé tant d’injustice et d’ingratitude, que ceux qui en sont les auteurs. Gardez toutes ces confidences pour vous, ou tout au plus pour quelques amis avec vous ; ménagez votre santé, ayez confiance en Dieu : vous avez quelquefois, j’ai presque dit souvent, des impatiences qui ne sont pas chrétiennes.

« Salut, respect et attachement,
« H. GRÉGOIRE,
« Évêque de Blois, et bientôt évêque tout court. »


Un des résultats les plus précieux du voyage de Grégoire fut l’établissement d’une vaste correspondance avec les hommes les plus distingués par leur savoir dans tous les pays, correspondance qu’il entretint jusqu’à sa mort, et au moyen de laquelle il réalisait en quelque sorte, par ses efforts, le beau projet d’association intellectuelle qu’il avait autrefois exposé dans deux discours prononcés, l’un à la Convention, l’autre à l’Institut[35].

« Sous la Convention, dit-il dans un Plan d’association générale entre les savans, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs et des lumières[36], sous la Convention nationale, pour sauver de la destruction les monumens des arts, et de la persécution les hommes qui, en France, cultivaient les sciences, les belles-lettres et les arts, l’auteur entretenait avec la plupart d’entre eux une correspondance très active, et dès lors, préludant à l’exécution de son projet, il forma des liaisons étendues avec beaucoup d’écrivains des contrées les plus lointaines. Les agens diplomatiques et consulaires secondèrent ses vues. C’est par leur intermédiaire qu’il renoua avec les Samaritains de Naplouse (l’ancienne Sichem) un commerce épistolaire qui avait jadis existé entre eux et Joseph Scaliger, Ludolphe, Marshall et Hutington, mais qui était interrompu depuis cent dix-neuf ans. Les détails et les premiers actes de cette correspondance ont été publiés par l’auteur dans le tome II de son Histoire des sectes religieuses, et dans le journal imprimé à Vienne sous le titre de Mines de l’Orient (Fundgruben des Orients).

« L’importance d’une confédération générale, et d’assemblées périodiques pour hâter le progrès des connaissances, est sentie par les bons esprits. De ce nombre est sir John Sinclair, membre du parlement d’Angleterre, écrivain distingué par beaucoup d’ouvrages estimables. Ce savant anglais ayant invité l’auteur à développer son projet, celui-ci s’est empressé d’acquiescer à cette demande, et, après avoir communiqué son travail à des amis éclairés, dont les observations lui ont été utiles, il le soumet au jugement du public. »

Le but que se propose Grégoire, dans ce petit ouvrage, est une organisation de la république des lettres, qui, sans faire tort à l’indépendance individuelle des membres qui la composent, mette un terme à l’état d’isolement dans lequel vivent, à l’égard les uns des autres, presque tous les savans, les littérateurs, les artistes.

« Cette république, dit-il, admet des rangs déterminés par l’admiration, l’estime, la reconnaissance ; mais, sans être anarchique, elle fut toujours et toujours elle doit être acéphale, dans le sens étymologique de ce mot qui exclut la domination. »

Il commence par établir la nécessité de relations fréquentes et régulières entre les hommes occupés de diverses spécialités, ne fût-ce que pour fixer réciproquement leur attention sur des documens disséminés çà et là dans des recueils dont la nature semblerait ne devoir pas les admettre ; il cite pour exemple des détails curieux, relatifs à l’agriculture et à l’industrie, dans les ouvrages des pères de l’Église, où certainement les hommes du métier ne songeraient point à les chercher. De pareilles indications ne peuvent être fournies que par l’exercice d’une bienveillance mutuelle.

Il montre ensuite combien, malgré les communicationsouvertes par l’imprimerie, la connaissance des découvertes faites dans un pays est lente à se propager dans les autres ; de sorte qu’au lieu de partir d’un progrès accompli, pour en tenter un nouveau, on voit souvent des savans se consumer en efforts pour parcourir un terrain déjà exploré. La diversité des langues met un grand obstacle à la diffusion des connaissances, que faciliteraient des traductions, un commerce épistolaire et des communications verbales.

C’est pour atteindre ce but que l’auteur propose de fonder des réunions périodiques, les unes générales, d’autres plus particulières, dans lesquelles les savans auraient occasion de se connaître et de s’aboucher ensemble.

« On conçoit, dit-il, l’idée d’une diète qui serait la représentation œcuménique de la république des lettres. Là se réuniraient des diverses contrées du globe des hommes versés dans toutes les branches de science et de littérature ; les uns, sans avoir mission de personne, s’y rendraient par le seul attrait de s’y trouver ; d’autres comme députés d’universités, d’académies et corporations savantes ; mais tous avec un égal droit d’y siéger. Le génie qui crée, le talent qui perfectionne, l’imagination qui embellit, la philantropie qui ramène tout au bonheur des hommes, viendraient y puiser une nouvelle énergie par le rapprochement des lumières et des sentimens.

« Outre ce congrès général, chaque pays, chaque province pourrait annuellement en tenir un auquel seraient admis les savans étrangers. »

Il se demande ensuite dans quel lieu le congrès général pourrait être assemblé, et la ville libre de Francfort, point presque central dans l’Europe intellectuelle, lui semble offrir des avantages décisifs. Puis il indique les travaux dont on s’occuperait dans ces réunions : constatation des progrès accomplis ; position de questions dont l’éclaircissement peut ouvrir la voie à des progrès nouveaux ; concours, prix décernés, etc.

Les congrès scientifiques, qui se sont multipliés en France depuis quelques années, ont réalisé, mais en partie seulement, les idées de l’évêque de Blois. L’importance acquise par ces réunions nous aurait déterminé à donner une certaine étendue à l’analyse du petit volume où s’en trouve déposé le germe, alors même que ce n’eût pas été l’une des préoccupations favorites de Grégoire.

Ce volume contient aussi un aperçu historique sur les essais d’associations littéraires projetées ou réalisées, en Italie, par Muratori, et en Suisse où furent tenues pendant plusieurs années les assemblées périodiques d’Olten ; enfin sur la réunion de savans français et étrangers qui eut lieu à Paris vers la fin du siècle dernier, pour fixer l’unité du nouveau système métrique.

À côté de ce plan, inspiré par l’amour des sciences et des arts, vient se placer naturellement un projet dont Grégoire fut l’un des principaux auteurs : c’est celui d’une société en faveur des savans et des hommes de lettres. Nous en avons sous les yeux le prospectus, ainsi que le discours d’ouverture prononcé par François de Neufchâteau. Ce prospectus est signé : Amalric, François de Neufchâteau, Frochot (préfet de la Seine), Grégoire, Lasteyrie, Lacépède et Lecouteulx-Canteleu. Les considérans expriment la douleur de voir que les récompenses accordées aux savans n’ont jamais été proportionnées aux services rendus, et que souvent l’insouciance et l’oubli ont privé la postérité d’ouvrages précieux qu’eût produits le génie, s’il eût été encouragé à l’origine ou dans le cours de ses travaux. Le but de la société, énoncé dans cinq articles, mérite d’être rappelé :


« 1. Donner des encouragomens et des récompenses aux hommes de génie, aux savans, ans auteurs, aux inventeurs, aux jeunes gens qui annonceraient de grands talens.

2. Les encouragemens seront répartis en raison combinée du mérite respectif des individus, de l’utilité de leurs travaux, de l’importance de leurs inventions, de l’état de besoin dans lequel ils se trouveront.

3. Les auteurs qui auront souillé leur plume par des écrits tendant à corrompre la morale ne pourront participer aux avantages offerts par la société, excepté dans le cas où ils auraient réparé leurs erreurs par d’autres ouvrages contenant des maximes saines et des vérités utiles.

4. Les personnes qui seraient tombées dans l’indigence par inconduite n’auront droit aux secours qu’après avoir donné des preuves d’une conduite meilleure.

5. Si les fonds de la société prennent un accroissement assez considérable pour lui permettre de donner une certaine extension à ses vues de bien public, elle provoquera la composition d’ouvrages utiles aux progrès des sciences, la traduction de bons écrits, les recherches, les expériences, les inventions, les voyages, etc., qui auront pour but le perfectionnement des connaissances humaines. »


La pensée de cette association devait avoir de l’analogie avec celle d’une société suédoise, fondée pour arracher à l’obscurité le mérite ignoré et le mettre en évidence, société dont parle Grégoire dans un de ses ouvrages. Une brochure publiée par lui, en 1824 : Sur la solidarité littéraire entre les savans de tous les pays, avait encore pour objet l’assistance mutuelle que se doivent entre eux les hommes qui travaillent, à leurs risques et périls, aux progrès de la civilisation. On y remarque surtout le plan d’un asile littéraire, proposé par deux célèbres américains, Fulton et Barlow, pour recueillir les savans de toutes contrées, victimes de l’ingratitude et de l’injustice. La dédicace de cette brochure à M. Legendre, membre de l’Institut, qu’un ministre brutal venait de priver de la pension méritée par ses longs travaux, était un à-propos plein de délicatesse.

Lorsque Grégoire revint de ses voyages, Napoléon était au sommet de sa puissance ; toutefois, quelques symptômes de lassitude et d’aigreur, chez la nation, ne pouvaient échapper à un œil attentif. La minorité opposante forma des réunions secrètes où l’on s’entretenait des affaires publiques, et où l’on songeait aux moyens de briser le joug impérial. Grégoire et quelques uns de ses amis rédigèrent même, chacun de son côté, des actes de déchéance motivés, et il avait été, dit-on, résolu que, l’occasion se présentant, celle des rédactions qui serait approuvée recevrait publicité.

Grégoire n’a jamais ouvert la bouche avec nous, ni que nous sachions avec aucune des personnes qui l’entouraient, sur la part que lui-même aurait prise à ces conciliabules. Seulement une de ses notes de 1814 nous dit : Depuis deux ans j’avais préparé un projet de déchéance.

Nous trouvons bien en effet, dans ses papiers, un brouillon qui porte en marge ces mots : déchéance, mon projet, mais dont la rédaction ne peut pas être reportée plus haut qu’aux premiers mois de 1814. À cette date, c’était encore un acte de courage ; et Grégoire, non plus que Lambrechts et un petit nombre de leurs adhérens, qui d’ailleurs demeuraient dans cette occasion fidèles au plan de conduite observé par eux durant tout l’empire, ne seront point confondus avec les hommes qui attendirent la chute de Napoléon pour le frapper sans danger.

Deux manières de voir différentes séparèrent alors les républicains. Ceux dont nous parlons, dans leur généreuse audace, pensèrent qu’une révolution intérieure en présence de l’ennemi réveillerait chez le peuple français l’élan de 92, ou que du moins l’étranger victorieux respecterait l’expression de la volonté générale ; d’autres au contraire, jugeant qu’il y aurait imprudence coupable à semer un germe de division civile au moment où le territoire envahi réclamait la plus grande unité d’efforts, oublièrent toute divergence d’opinions politiques pour se rallier sous l’étendard national. L’histoire n’accusera jamais les premiers d’avoir failli au patriotisme, ni les seconds d’avoir manqué d’amour pour la liberté. De quel côté se trouva une véritable intelligence de la situation ? voilà donc la seule question qu’il soit permis de soulever : notre position personnelle n’est point assez impartiale pour la résoudre dans une biographie de Grégoire ; peut-être ailleurs essayerons-nous de le faire.

Le projet de déchéance rédigé par Grégoire est une diatribe singulièrement passionnée contre Napoléon, un acte d’accusation dressé ab irato ; quel que soit le jugement qu’on en porte, cette pièce appartient à l’histoire du temps comme à celle de l’auteur en particulier ; c’est un document que nous ne pouvons nous dispenser de faire connaître.


« La nation française est arrivée au dernier terme de l’esclavage et du malheur : la cause n’en est pas problématique ; c’est l’ouvrage du chef de l’état et des nombreux agens du pouvoir qui lui doivent leurs places, dont il a soudoyé la perfidie par des récompenses pécuniaires et caressé la vanité par des décorations et des titres.

« Un étranger, qui a su s’approprier les lauriers de ses compagnons d’armes, est venu recueillir l’immense héritage des efforts qu’une nation généreuse avait déployés pendant douze ans pour assurer sa liberté ; le peuple, qu’une funeste expérience aurait dû guérir à jamais de l’idolâtrie ; le peuple, ébloui des idées de gloire, si différentes de celles de bonheur, a secondé par son apathie et par ses erreurs l’ambition la plus effrénée qui ait désolé le monde.

« Créé par la constitution, un corps était chargé de l’honorable mission d’en maintenir l’intégrité, mais à peine elle était en activité, que Napoléon projeta de réduire le Sénat à une nullité telle qu’il ne fût que l’instrument de ses caprices. Par son intermédiaire, il démolit graduellement tout l’édifice social : aux nominations constitutionnelles dans le premier corps de l’état, il opposa un nombre à peu près égal de membres, parmi lesquels cependant il en est quelques uns dont la conduite honorable a trompé ses intentions perverses ; par là s’explique la conduite du Sénat, dont une grande majorité perfide et lâche a constamment opprimé une minorité peu nombreuse. Cette minorité, étrangère aux faveurs du maître, et bravant ses fureurs, a conservé le courage civil et la probité politique, deux choses si rares en France et si nécessaires aux hommes revêtus d’éminentes dignités.

« Dans tous les corps constitués, Tribunat, Corps législatif, administrations, tribunaux, il trouva des ames vénales qui consentirent à devenir ses complices ; à l’usurpation du sceptre il avait préludé par l’assassinat d’un rejeton de l’ancienne dynastie, et par l’ostracisme d’un général dont la gloire était alors pure et sans nuage.

« L’élévation de Napoléon au trône impérial, proposée par l’adulation, proclamée par la bassesse, fut écoutée avec froideur au milieu de la consternation générale ; le temps dévoilera les trames ourdies pour grossir la prétendue majorité des votes : il dira qu’aux signatures offertes par la flatterie, ou arrachées par la terreur, on ajouta numériquement, comme adhésions formelles, les noms de tous ceux qui avaient gardé le silence. Le jour des révélations approche, et l’histoire, contrainte de descendre de sa dignité, attachera au poteau de l’infamie cette multitude de députations à qui on prescrivait de venir volontairement déposer leurs hommages aux pieds du trône ; cette multitude d’adresses de félicitations, mendiées, commandées et rédigées dans les bureaux ministériels, d’où elles partaient pour aller dans tous les recoins de l’empire recueillir des signatures. Le fer rouge de la vérité imprimera en caractères ineffaçables la honte sur le front de ces écrivains soudoyés, qui, en vers, en prose, et par la rédaction de feuilles périodiques, pouvant exercer une sorte de magistrature honorable, n’ont cessé de prostituer leurs plumes : ils ont sans relâche prodigué les louanges les plus viles au despote, les injures les plus grossières à tous les gouvernemens, et récemment encore à un illustre français, dont la nation scandinave s’applaudit d’avoir fait la conquête.

« Jamais peut-être le chef d’un état ne fut autant que Napoléon entouré de tous les moyens propres à opérer le bonheur d’un grand peuple ; et l’on peut douter s’il n’est pas plus coupable encore à raison du bien qu’il n’a pas voulu faire que par le mal qu’il a fait, quoique la série de ses crimes soit telle qu’il est difficile de le calomnier.

« Irrité par la seule idée que sur le globe un individu quelconque pût entrer avec lui en parallèle ; dévoré par la rage des conquêtes, et dévorant à l’avance toutes les régions du monde pour réaliser le projet insensé d’une monarchie universelle, dans toute l’étendue que comporte l’emploi de ces termes ; comptant pour rien la vie des hommes ; résolu, s’il le pouvait, de régner sur des déserts et des cadavres plutôt que de ne pas assouvir son ambition ; sans cesse parlant de paix et toujours faisant la guerre, il a surpassé de beaucoup tous les Attila par l’effusion du sang humain. Du fond des tombeaux, douze millions d’hommes égorgés élèvent la voix contre lui. Il semble qu’en Europe, en France surtout, les mères, les malheureuses mères n’enfantent plus que pour fournir des victimes à sa férocité. Actuellement des femmes désolées et des vieillards sans force remplacent les animaux pour traîner la charrue et tracer les sillons de leurs champs arrosés de larmes. Une proscription générale, sous le nom de conscription, est devenue l’effroi de toutes les familles : elle arrache du sein paternel et traîne dans les camps des milliers de Français à peine sortis de l’enfance. Ils vont courir tous les dangers à la voix d’un chef qui sait fuir tous les dangers ; ils vont périr en combattant pour river leurs fers, ceux de leurs parens, de leurs concitoyens, et consommer la désolation du pays qui leur donna le jour.

« Le sentiment de nos calamités devient plus douloureux en pensant que Napoléon a rendu la nation française odieuse à tous les peuples chez lesquels il a porté la dévastation, l’incendie et le carnage. Est-il en Europe une seule province qui n’ait ressenti le contre-coup de ses attentats ? est-il une famille qu’il n’ait pas tourmentée, en portant le fer homicide dans les champs de l’Allemagne, de la Prusse, de la Russie, et de cette Espagne qui, désolée par une guerre sacrilège, a retrouvé son antique énergie ?

« En égorgeant les peuples, quelle fut sa conduite envers leurs chefs ? En eux, il voulait ne voir que des esclaves ; il eut même l’insolente prétention de l’apprendre à la postérité. Des artistes, profanant le marbre et l’airain, ont multiplié les monumens de son orgueil, monumens que la vengeance étrangère et nationale doit réduire en poudre. Est-il un gouvernement dont il n’ait trompé la loyauté et trahi la confiance ? quels outrages n’a-t-il pas prodigués à tous, et surtout au chef vénérable de l’église catholique ! Après l’avoir dépouillé de ses états de la manière la plus inique, il l’a traîné en captivité de la manière la plus barbare ; et cependant que de sacrifices avaient été faits par Pie VII en faveur d’un homme qui, après avoir fait le prophète en Égypte, où il simulait l’attachement à l’islamisme, voulut se faire passer pour le restaurateur des autels en France, où, avant même qu’il fût élevé au consulat, plus de trente mille églises étaient ouvertes au culte ! Pour la première fois, depuis l’établissement du christianisme, on a rédigé un catéchisme tout exprès en faveur d’un individu, et pour consolider l’usurpation la plus révoltante. La religion et le clergé, avilis par lui, sont devenus des ressorts de sa puissance ; il en est de même de l’instruction publique, organisée de manière à jeter toutes les têtes dans le moule pétri par le despotisme pour étouffer toutes les idées libérales. Il a asservi le pouvoir judiciaire, que l’indépendance seule peut investir de la confiance et du respect qui lui sont dus.

« Tandis que, dans le sein du premier corps de l’état, il créait deux commissions dérisoires pour la liberté de la presse et la liberté individuelle, il foulait aux pieds l’une et l’autre : le pouvoir d’émettre sa pensée par la voie de l’impression était restreint, ou plutôt anéanti, par une inquisition qui serait ridicule si elle n’était tortionnaire. À la liberté individuelle ont succédé les arrestations arbitraires, et une bastille détruite a été remplacée par vingt autres, où gémissent encore une foule d’innocentes victimes.

« La constitution depuis long-temps n’était plus qu’une charte destinée à pallier les infractions les plus étranges. Il en a déchiré les derniers lambeaux en ne convoquant pas depuis plusieurs années les corps électoraux, destinés à présenter des candidats pour le Corps législatif. Ce retard était une hostilité évidente contre la représentation nationale, et l’œuvre d’iniquité vient d’être consommée contre ce corps auguste, par une suppression déguisée sous le nom de prorogation.

« Le serment du chef de l’état lui défend d’imposer aucune taxe directe ou indirecte, autrement que par la voie légale ; et néanmoins il a exigé arbitrairement des supplémens d’impôts, et récemment publié le budget de 1814. Ce dernier attentat a le double caractère du parjure et de la révolte contre le peuple français. La constitution qui impose des droits respectifs aux gouvernans et aux gouvernés est un contrat synallagmatique qu’il a foulé aux pieds. Dès lors les parties contractantes sont respectivement libres ; dès que le pacte social n’existe plus, l’obéissance forcée peut encore dans certains cas être une mesure de prudence, mais non un devoir de conscience ; et l’auteur de tant de crimes qu’il serait trop long de dérouler, se plaçant au-dessus des lois, s’est mis lui-même hors la loi.

« Des hommes dont l’autorité est imposante prétendent sérieusement qu’il est en démence ; les soubresauts de sa conduite incohérente, les explosions de sa fureur et l’accumulation même de ses forfaits n’offrent à cet égard que de faibles conjectures : la conduite la plus désordonnée, la plus immorale, subsiste quelquefois avec les talens les plus distingués. Dans l’individu dont nous parlons, les contradictions même se rattachent à un plan fortement conçu, qui atteste la dépravation la plus horrible et la profanation des dons de l’intelligence : on y voit sagacité dans le choix des moyens et persévérance dans leur emploi, invariablement dirigé vers le même but ; celui de museler, d’écraser la France et les deux mondes. L’acception reçue des mots machiavélisme, despotisme, tyrannie, ne présente que les élémens informes de la science infernale dont il a perfectionné la théorie et la pratique, à tel point que jamais aucun individu n’a versé tant de fléaux sur l’espèce humaine.

« Cet état de choses ramène nécessairement l’attention sur les droits et les devoirs de la nation française dans la circonstance actuelle, sur ce qu’elle peut et doit faire pour sa sûreté et son intérêt, devant lequel s’effacent tous les intérêts individuels. Ses droits, ils sont imprescriptibles, inaliénables, et n’ont pour limite que ceux des autres nations, qu’elle ne doit jamais blesser ; car malheur à celle qui fonderait sa prospérité sur le désordre des autres !

« Opposerait-on à ces droits un pacte social que le silence forcé et la patience du peuple couvraient du voile de l’assentiment ? ce titre est lacéré par celui qui était le plus intéressé à le maintenir. Le gouvernement agonisant de Napoléon n’était plus qu’une anarchie organisée, ou plutôt ce gouvernement n’existe plus ; l’intérêt de la France est que ce sceptre de fer soit arraché des mains de celui qui ne s’en sert que pour victimer le peuple. Cette mesure, commandée par la nécessité, ne permet plus aucun délai ; si quelqu’un était encore intimidé par des menaces, subjugué par des promesses, ébranlé par des espérances, on n’y pourrait voir que lâcheté, hypocrisie ou ineptie : quinze ans d’expérience ont dû détromper les yeux les plus fascinés : et d’ailleurs l’opposition active ou passive de quelques hommes peut-elle contrebalancer le vœu général, qui, dans les départemens, demande un ordre de choses avoué par la justice ?

« L’intérêt des autres peuples coïncide parfaitement avec le nôtre ; car quel gouvernement pourrait traiter avec un homme pour lequel rien n’est sacré, dont la politique épuise tout ce que peuvent inventer la fourberie et la perfidie ! S’il restait un cabinet qui pût encore se confiera ses promesses, à ses sermens, ce cabinet (disons-le sans détour et sans réserve), ce cabinet serait le type de la stupidité la plus incurable ; la paix avec un homme dévoré du besoin de nuire et d’opprimer ne serait jamais qu’un armistice, pendant lequel son orgueil, aigri par les revers, aiguiserait de nouvelles armes pour recommencer le carnage, dès qu’il croirait entrevoir la probabilité d’un succès ; son existence seule menace celle de tous les gouvernemens.

« Dans l’impossibilité d’émettre collectivement son vœu, la nation aurait pour organe le Sénat, si ce corps n’était réduit à la nullité. Après avoir accepté les fers dont il est chargé, on lui a ôté même le droit de s’assembler sans l’intervention du gouvernement, sauf les 14 et 28 de chaque mois. L’étiquette de convocation porte que c’est pour s’occuper d’affaires intérieures, ce qui exclut toute discussion constitutionnelle, et ces prétendues affaires intérieures sont tellement circonscrites qu’il n’a pas même le droit de s’enquérir de l’application de ses fonds. On aurait pu donner l’impulsion à l’agriculture, à l’industrie, ou doter des écoles, des hôpitaux, avec les dépenses faites pour embellir le jardin du Luxembourg et le peupler de statues immondes. Les droits primitifs du Sénat, ensevelis comme ceux de la nation dans un fatras de sénatus-consultes soi-disant organiques, ne lui laissent que le titre illusoire de conservateur ; et d’ailleurs on a vu précédemment que sa composition actuelle repousse toute espérance.

« Mais si quelques membres, que l’opinion publique a toujours discernés et qu’elle environne d’estime parce qu’ils n’ont jamais prévariqué, prenaient une initiative que provoque la circonstance la plus impérieuse, en se déclarant les interprètes de la volonté nationale, n’aura-t-on pas raison de dire qu’ils empruntent leurs pouvoirs de la nécessité qui n’a pas de loi ? un si noble motif justifie et absout ceux qui se dévouent courageusement.

« On outragerait la nation en la supposant capable de désavouer ou d’abandonner à la vengeance du tyran des hommes qui, ne se dissimulant pas le danger auquel ils s’exposent, hasardent leur vie pour sauver la chose publique ; espérons que son bras s’armera sur-le-champ pour entourer ses défenseurs, et que la force volera au secours de la justice. Nous n’avons plus qu’un pays ; il s’agit de recomposer une patrie. Le cri des citoyens de Paris retentira dans tous les départemens. Le concours simultané et surtout persévérant des diverses sections de la grande famille assurera le triomphe des mesures qui doivent opérer la résurrection de la liberté ; l’acclamation générale entraînera les hommes méticuleux, et jusque dans le Sénat, d’autres membres probes, mais indécis ou égarés, s’empresseront d’associer leurs signatures aux nôtres.

« Les alliés, arrivés aux portes de la capitale et maîtres d’une partie du territoire français, ont résolu de mettre l’Europe à l’abri des attentats de Napoléon, de la rasseoir sur des bases qui en garantissent le repos et le bonheur ; ils voudraient peut-être exercer l’influence de la victoire sur notre organisation politique : mais les principes de modération qu’ils ont manifestés dans leurs proclamations, et notamment dans celle du 1er décembre 1813 à Francfort, nous assurent que, généreux et magnanimes, ils laisseront aux Français le droit et le moyen de manifester librement le vœu national, sans lequel un gouvernement serait dès sa naissance frappé du vice d’illégitimité. Les alliés sentiront que c’est le seul moyen de consolider leur {{t|ouvrage : car l’adoption commandée d’un nouveau chef ne promettrait à cet état forcé qu’une existence précaire ; cette oppression nouvelle révolterait avec raison la fierté nationale qui, tôt ou tard, se réveillerait, et ce réveil serait celui du lion.

« Or, quel plan adoptera la nation ? ce n’est point à nous de le pressentir ni de le diriger ; et quel que soit le vœu de chacun de nous pour une constitution fédérative et républicaine, assise sur la liberté la plus étendue, nous nous rappellerons, quoiqu’avec regret, que Solon donna aux Athéniens les lois, non les meilleures, mais les plus appropriées à leur caractère et aux circonstances du temps où il fut leur législateur.

« D’après ces considérations, le nom de Dieu invoqué et sous ses auspices, nous soussignés, vu l’urgence des circonstances impérieuses qui exige des mesures promptes pour le salut de la patrie, interprètes du vœu national manifesté de toutes parts, déclarons ce qui suit :

1. Les sénateurs soussignés forment l’assemblée constitutionnelle du Sénat, nonobstant l’absence de ceux des membres qui n’auraient pu, ou n’auraient pas voulu, participer à nos délibérations.

2. Napoléon est déchu du trône et de toute prétention au gouvernement de la nation française.

3. Les pouvoirs du gouvernement sont dévolus provisoirement au Sénat, jusqu’à la cessation de l’interrègne.

4. Le Sénat nomme provisoirement pour ministres.....

5. Toutes les autorités administratives, judiciaires, militaires et autres sont maintenues provisoirement ; elles continueront l’exercice de leurs fonctions respectives au nom de la nation française.

6. La conscription militaire est abolie.

7. Les droits réunis sont abolis.

8. Les autres impôts sont maintenus provisoirement.

9. Le Sénat, au nom de la nation, vote des remercîmens solennels aux puissances alliées, dont le courage victorieux l’a soustraite au joug de la tyrannie.

10. Le Sénat va s’occuper sans délai d’un plan de constitution qui garantisse la propriété et la liberté de tous les individus, et qui sera soumis à l’acceptation libre de la nation française.

11. Le Sénat invite tous les citoyens au maintien de l’ordre, au respect pour la religion et les bonnes mœurs, afin que le concours unanime des volontés, cicatrisant les plaies d’une nation instruite par de longs malheurs, ramène parmi nous l’industrie, le commerce, les arts, la paix et une prospérité durable. »


À mesure que la puissance du despote s’affaiblissait sous les coups de la coalition armée et les secrètes machinations de l’ennemi intérieur, la minorité opposante du sénat se recrutait de quelques membres. Au mois de mars 1814, elle se composait d’une vingtaine de sénateurs. Il y eut alors plusieurs réunions chez Lambrechts, et une dernière le 30 mars, au moment même où l’on se battait sous les murs de Paris. Ce fut dans cette réunion que le général Beurnonville ayant laissé échapper ces mots : « comment le Sénat pourra-t-il exister sans tête ? » Grégoire lui répliqua avec sa vivacité ordinaire : « voilà bien quatorze ans qu’il existe sans cœur ! »

La déchéance fut prononcée ; non point la déchéance courageuse d’un trône encore debout, et lorsqu’il fallait pour le renverser faire appel à l’énergie nationale, mais quand l’empereur abattu avait cessé d’être redoutable et que les soldats étrangers lui tenaient le pied sur la gorge. L’opposition se grossit alors tout à coup d’une masse de courtisans faisant assaut d’ingratitude envers leur ancien maître, pour mériter les faveurs du maître à venir, quel qu’il fût.

Louis XVIII avait eu d’exacts renseignemens sur leur compte lorsqu’il écrivait du lieu de son exil, dès le 1er janvier 1814, cette déclaration que le cabinet britannique faisait jeter par ses croiseurs sur les côtes de France :

« Le Sénat, où siègent des hommes que leurs talens distinguent à juste titre, et que tant de services peuvent illustrer aux yeux de la France et de la postérité, ce corps, dont l’utilité et l’importance ne seront bien reconnues qu’après la restauration, peut-il manquer d’apercevoir sa destinée glorieuse qui l’appelle à être le premier instrument du grand bienfait qui deviendra la plus solide comme la plus honorable garantie de son existence et de ses prérogatives ? »

Nous devons cependant ajouter, pour l’honneur d’un petit nombre, qu’au moment où fut mise aux voix la proposition de déchéance, quelques membres de l’ancienne majorité eurent assez de pudeur pour quitter la salle.

Quant à Grégoire et ses amis, en votant les premiers contre Napoléon, ils ne firent encore que se montrer persévérans. L’intention qui les dirigeait était d’ailleurs bien différente de celle dont on voyait se préoccuper la plupart de leurs collègues. Le Sénat se trouvait investi par sa position du privilège de donner à la France une forme de gouvernement. Grégoire avait senti combien pouvait être décisif, pour les libertés nationales, le moment d’intervalle à passer entre un pouvoir qui venait de s’écrouler et un autre pouvoir encore à naître, et combien il importait au moins, si un nouveau régime monarchique allait s’établir dans la personne des Bourbons, que les limites de l’autorité royale fussent bien déterminées, avant que la bassesse des courtisans ne livrât l’état sans conditions aux souverains imposés.

Tandis que les sénateurs, peu soucieux de la réprobation publique, qui ne leur a point manqué, songeaient avant tout à stipuler, dans une constitution improvisée, le maintien de leurs dotations et de leurs dignités, Grégoire proposait que l’on se bornât à déclarer que la nation française choisissait pour chef un membre de l’ancienne dynastie, et qu’elle lui présenterait une constitution libérale, dont il aurait préliminairement accepté les bases.

Le 4 avril, à onze heures du matin, une commission de cinq sénateurs avait été chargée de rédiger un acte constitutionnel ; le soir, à huit heures, il était bâclé. (Ce terme est plus tard devenu classique en la matière.) Soumis au gouvernement provisoire, qui y introduisit, contrairement à l’avis de Lambrechts, un de ses auteurs, l’hérédité de la chambre haute, il fut apporté le 6 au Sénat assemblé ; puis décrété, sans avoir été préalablement imprimé ni distribué, malgré l’opposition de Grégoire, Garat et Lanjuinais. Le Moniteur annonça le lendemain que ce projet avait été adopté à l’unanimité, après avoir été pesé et mûrement réfléchi.

Grégoire y apposa, comme les autres, sa signature : elle était d’obligation ; mais de ce jour jusqu’au 26 avril, il s’abstint de toute participation aux actes du Sénat.

Pendant cet intervalle il publia une brochure pleine de nerf et de raison, qui produisit la plus vive sensation et fut réimprimée quatre fois dans l’espace de quelques semaines[37]. Il y rendait compte de ce qui s’était passé au Sénat : ce n’est pas notre faute si l’on y trouve quelques pages que l’on dirait composées sur les scènes parlementaires des premiers jours d’août 1830 : l’histoire se copie quand les hommes se ressemblent.

« La France est sans doute le seul pays civilisé où, dans trois jours, on rédige, on discute, on adopte une charte constitutionnelle. Je crains que cette précipitation ne rappelle ce que disait Gacon de ses vers : ils ne me coûtent rien. Vous connaissez la réponse. Nos Démosthènes criaient à l’urgence, comme si Philippe eût été à nos portes. Quelques hommes bruyans avaient formé, à Paris, une petite atmosphère d’opinion prétendue politique… à Paris, où l’on a l’habitude de voir la France entière concentrée dans la capitale, et de regarder seulement comme accessoire l’opinion de cent départemens. »

Il poursuit, fidèle aux principes de toute sa carrière politique :

« Le mot Souverain, mal défini dans nos dictionnaires, ne peut s’appliquer qu’à la nation ; car une nation n’appartient qu’à elle-même. La souveraineté est pour elle une propriété essentielle, inaliénable, et qui ne peut jamais devenir celle d’un individu ni d’une famille. Du même principe découle cette vérité, que toutes les fonctions publiques, depuis la dernière jusqu’à la plus éminente, étant instituées pour l’utilité commune, ne peuvent jamais être la propriété de ceux qui en sont revêtus. Ainsi rois, princes, sénateurs Juges, etc., tous délégués du peuple, sont responsables, et, en cas de besoin, destituables. ......... L’on me répond que le principe de la souveraineté du peuple est une abstraction. On s’exprimait de même sous le gouvernement qui vient de finir. Les amis de la liberté étaient des Idéologues. La nation exerce, à la vérité, son droit, en appelant librement un monarque ; mais toujours est-il bon d’inculquer au peuple un principe auquel, malheureusement, il ne pense guère, vu surtout que certaines gens sont très intéressés à ce qu’il n’y pense jamais. »

Il signale ensuite les vices nombreux du projet de constitution, et ses critiques seraient encore tellement de saison, que nous sommes confus, en les lisant, de penser que vingt années et une révolution populaire ont fait faire si peu de progrès à nos statuts politiques. Il voudrait que la nomination des sénateurs, au lieu d’être attribuée exclusivement à la couronne, fût l’œuvre commune des trois autorités dont se compose le pouvoir législatif ; nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’il se prononce contre l’hérédité de leurs fonctions. « Attendons pour cela, dit-il, que nous ayons trouvé le secret d’établir l’hérédité des talens et des vertus. » Il demande l’interdiction de tout emploi aux députés pendant la durée de leur mandat, et aux sénateurs dans tous les temps. Il réclame en faveur de la liberté de la presse, de la liberté individuelle, de l’inviolabilité du domicile. Il veut que l’on pose en principe le droit de révision de la charte, et qu’on en prescrive les formes. Enfin, il montre combien il serait absurde de proclamer le nouveau roi avant que la constitution n’eût été soumise à l’acceptation du peuple, lequel a toujours le droit de la changer.

Quelques uns de ses conseils semblent marqués du signe de prophétie : « Puisse, dit-il, un gouvernement nouveau se pénétrer de l’idée qu’il importe à son existence de ne pas concentrer ses affections dans un cercle tracé par l’esprit de parti, qui n’est pas l’esprit public ; mais d’identifier son intérêt avec celui de la grande famille, d’abjurer franchement des prétentions qui, désavouées par les lumières du siècle, loin d’affermir un trône, le laisseraient ou le feraient écrouler peut-être au milieu des déchiremens. »

Les idées de Grégoire, comme on s’y devait attendre, ne furent point admises. Quant au projet du Sénat, il fut remplacé par la charte octroyée.

Grégoire prévoyait et annonçait d’avance que son écrit servirait de pâture à la calomnie : il ne se trompait point. Ce fut le signal d’un nouveau débordement de pamphlets injurieux, accompagnement ordinaire de toutes ses démarches publiques ; car il était sûr de réveiller une masse de souvenirs toujours vivans dans l’esprit des contre-révolutionnaires, des apologistes de l’esclavage et de l’intolérance. Son ancien collègue à l’Assemblée constituante, Bergasse, l’adversaire de Beaumarchais et l’avocat des réclamations contre la vente des biens nationaux, se distingua tout particulièrement dans cette tourbe haineuse.

En terminant sa brochure, Grégoire n’avait pu retenir le cri d’un cœur ulcéré par le spectacle dont ses yeux étaient les témoins :

« L’ame est profondément contristée à l’aspect de fourbes couverts d’or et couverts de crimes, qui, par leur fortune, leur audace et leurs places, exercent sur la société un ascendant funeste. Louis XIV disait tout haut : l’état, c’est moi ; eux disent tout bas : la patrie, c’est moi. C’est le moi qui est le thermomètre secret de leurs actions. — Plusieurs d’entre eux, après avoir encensé Marat et Robespierre, entassèrent toutes les malédictions sur la tombe de ceux dont ils avaient été les complices. D’autres, après avoir été les panégyristes de l’homme qui vient de tomber, gorgés par lui de biens aux dépens de la nation, déroulent actuellement le tableau des forfaits de celui qu’ils déifiaient. Ayant arboré toutes les livrées, on ne peut les comparer à Janus ; car la mythologie ne lui donne que deux faces, ils en ont trente. De toutes parts ils s’agitent, ils intriguent et se glissent dans tous les rangs, pour reconquérir l’influence qui leur est échappée. Tenez pour certain que les Séjans, les Séides, les sicaires d’un despotisme sont toujours prêts à s’enrôler sous de nouvelles bannières. Peut-être le sont-ils déjà, car déjà l’on se demande si l’on n’a pas tendu quelque piége ; si des hommes cachés sous le rideau n’ont pas une arrière-pensée, qui bientôt, se dévoilant, serait pour eux le comble de l’opprobre, pour nous celui du malheur ; si l’on n’a pas le projet de réduire le souverain, c’est-à-dire la nation, à capituler sur ses droits, parce qu’on veut recevoir un don, comme s’il était le paiement d’une dette. Ne seraient-ce pas là les signes précurseurs de quelque catastrophe, à travers laquelle on voudrait nous traîner aux funérailles de la liberté ? Il est bien permis d’être soupçonneux à la suite d’un long cours d’expériences sur le cœur humain. »

Lambrechts aussi, mourant, disait à une amie : « vous avez deviné la cause de ma mort ; ce n’est pas la maladie qui me tue, c’est la honte d’avoir eu de semblables collègues. »

Le Sénat de Napoléon fut transformé en Chambre des pairs de Louis XVIII, et une moitié de son personnel futjugée propre à continuer sous la royauté le rôle de complaisance dont elle s’était si bien acquitté sous l’empire. On choisit ceux qui acceptèrent l’octroi d’une charte et adhérèrent à ce mensonge imprimé au bas : elle a été mise sous les yeux du Sénat[38]. Les nouveaux pairs s’inquiétèrent fort peu du sort réservé à leurs anciens collègues frappés d’exclusion.

Grégoire et Lambrechts firent naturellement partie de ces derniers. « On vit, dit un biographe, le vénérable évêque de Blois jugé indigne d’entrer dans une Chambre des pairs formée sous l’influence et le ministère de l’ancien évêque d’Autun. »

Napoléon ne l’appela pas davantage dans sa chambre des cent jours, malgré les efforts du ministre Carnot, qui, à plusieurs reprises, porta son nom sur la liste des candidats. Grégoire, continuant son rôle d’opposition, comme avant 1814, s’inscrivit sur les registres de l’Institut, le seul corps dont il fît encore partie, contre l’acte additionnel, et motiva énergiquement son refus de le signer.

Le 2 juillet il offrit à l’Assemblée des représentans la collection de ses ouvrages, en accompagnant cet envoi d’une lettre dans laquelle il flétrissait l’odieux traité de 1814, dont un article prolongeait pour cinq années, au profit des Français, le droit d’acheter et de vendre des nègres, traité qui avait soulevé d’indignation tous les amis de l’humanité en Angleterre, et jeté les esprits, à Saint-Domingue, dans un état d’irritation difficile à décrire. Déjà un décret impérial du 29 mars 1815, avait prononcé l’abolition de ce sanglant trafic ; mais Grégoire insistait surtout pour faire sanctionner ce décret par une loi nationale : on ne nous saura pas mauvais gré de citer textuellement sa lettre :


« Représentans de la nation.


« Un ancien ami de la liberté qui, pour la défendre à la tribune nationale, éleva souvent la voix lorsqu’il y avait du danger et conséquemment du courage à parler, réclame près de vous un acte de justice qui sera simultanément un acte de sagesse politique.

« La constitution présentera une lacune affligeante, si vous ne déclarez solennellement que la traite des nègres est pour jamais abolie.

« Le traité avec l’Angleterre en 1814, stipulait que pendant cinq ans encore des Français pourraient faire ce commerce du crime et de l’esclavage. Cet article a soulevé toutes les ames en Angleterre ; plus de trois millions de signatures ont appuyé les pétitions addressées au parlement britannique contre cette clause scandaleuse. D’un autre côté elle a révolté les habitans libres de Saint-Domingue, déjà très aigris contre la France. Dès ce moment les Haïtiens, aguerris sous la conduite de chefs expérimentés, ont pris une attitude menaçante et juré de défendre jusqu’à la mort une liberté qu’ils ont reconquise par leur courage.

« Il est passé le temps où l’avarice, étouffant les cris de la nature et de la religion, révoquait en doute l’unité et l’identité de l’espèce humaine. Des faits accumulés prouvent que les noirs ayant les mêmes droits que les blancs, sont doués de la même énergie pour les défendre, et s’élever comme eux à tout ce que l’intelligence a de grand, à tout ce que la vertu offre de sublime.

« Il est passé le temps où, à défaut de raisons, les partisans de la traite y suppléaient par les calomnies. Les philantropes ne pouvaient élever la voix en faveur des noirs sans être accusés d’être les ennemis des blancs, sans être signalés par l’imposture comme vendus à une nation long-temps notre rivale, et qui ne sera plus que notre émule, quand la liberté et la paix, se plaçant sur les deux rives du détroit qui nous sépare, donneront la main à deux peuples faits pour s’estimer et s’aimer.

« Déjà un décret impérial a prononcé l’abolition de la traite ; mais ce décret n’est pas revêtu des formes nécessaires pour avoir le caractère de loi.

« Représentans de la nation ! par une déclaration solennelle, rendant hommage à la nature et à son auteur, effacez, je vous en conjure, effacez de nos annales cette stipulation affreuse du traité de 1814, qui les souille et qui tend à prolonger les calamités de l’espèce humaine : anéantissez à jamais un trafic qui a coûté tant de sang, de larmes, et qui a si puissamment contribué à démoraliser les peuples.

« Malheur à celui qui voudrait fonder sa prospérité sur les désastres des autres ! Il est dans l’ordre essentiel des choses réglées par la Providence que ce qui est inique soit impolitique, et finisse, tôt ou tard, par d’épouvantables catastrophes.

« Tandis qu’ailleurs, en parlant d’idées libérales, on se partage les peuples comme s’ils étaient de vils troupeaux : tandis que des hommes aveuglés ou corrompus préconisent l’obéissance passive au nom du christianisme qui la désavoue ; tandis que tout en simulant une tendresse paternelle envers la France, on veut y pénétrer en marchant sur les cadavres de tant de milliers de nos braves et sous l’escorte de baïonnettes étrangères ; l’acte qui proscrira constitutionnellement un commerce infâme, mettant en harmonie la justice et la politique, retentira dans les deux mondes ; il préparera les esprits et les cœurs à une réconciliation générale.

« J’invoque, à cet égard, le courage et la droiture des représentans de la nation. »


Délaissé par l’empire, Grégoire fut persécuté par la restauration. À défaut de prétexte pour le comprendre dans quelqu’une de ses cathégories de proscrits, soit comme régicide, soit comme partisan de l’usurpateur, elle voulut du moins lui enlever le seul titre qu’il possédât encore, celui de membre de l’Institut. L’ordonnance Vaublanc fit un choix des hommes qui avaient su réunir en eux la fermeté du caractère au talent ou à la science : Monge, Guyton de Morveau, Carnot, Grégoire et quelques autres furent les objets de cette honorable exclusion. Quand Lambrechts en apprit la nouvelle, qui ne le concernait point personnellement puisqu’il n’avait pas figuré dans ce corps savant, il fit cette brusque sortie contre les membres de l’Institut demeurés en fonctions : « Ces hommes auraient mérité d’être sénateurs ! Quoi ! il n’y en a pas six, il n’y en a pas un qui ait assez d’ame pour donner sa démission et sortir avec vous ? on ne verra pas une protestation, pas un regret inscrits sur leurs registres ! Nous n’aurons pas un homme capable d’imiter Fontenelle réclamant contre la radiation de l’abbé de Saint-Pierre ! »

Non satisfaite de cette mesquine et maladroite vengeance, dont l’opinion publique dédommageait amplement les victimes, la restauration s’efforça d’atteindre Grégoire dans ses moyens d’existence, en suspendant sa pension d’ancien sénateur, au mépris de la charte octroyée par le roi qui disait n’avoir jamais promis en vain[39].

Mais les persécuteurs avaient affaire à un homme qui possédait en lui les garanties les plus puissantes contre la misère, peu de besoins et moins d’orgueil encore. Grégoire vendit une partie de sa bibliothèque, comme il avait été déjà obligé de le faire en 1799 ; il restreignit ses dépenses ; mais s’il ne se plaignit point, les pauvres auraient pu se plaindre, car la charité absorbait une grosse part de son revenu. Enfin, de guerre lasse, ou de retour à des sentimens plus justes, on mit un terme à ce scandale, en retenant toutefois un arriéré de quelques années sur les pensions restituées ; Grégoire, tenace en toutes choses, et ne voulant jamais céder un pouce de terrain, apposa sur ses quittances, sur la dernière même qu’il écrivit au lit de mort, cette formule conservatrice de ses droits, et que nous citons parce que le fait est caractéristique : « Sans préjudice de ce qui m’est redu pour deux ans et trois mois, dont je n’ai rien perçu, et pour la diminution arbitraire qui a eu lieu pendant un autre laps de temps ; ce qui est formellement contraire à l’ordonnance du roi du 4 juin 1814, et à la loi intervenue sur cet objet. »

Éloigné de la sphère politique, Grégoire se renferma dans une laborieuse retraite, à Auteuil, et acheva des travaux littéraires pour lesquels dès long-temps il avait amassé d’immenses matériaux. Nous passerons rapidement en revue ses diverses publications.

Le tableau : De la Domesticité chez les peuples anciens et modernes, appartient à une époque antérieure : il parut en 1814. Grégoire en avait fait lecture à l’Institut. Après un parallèle entre la condition des esclaves, des serfs et des domestiques, suivi de recherches curieuses sur la servitude en divers pays, l’auteur examine les causes de la dépravation dans laquelle tombe souvent cette classe de la société, et trouve les principales dans la dépravation des maîtres eux-mêmes. Il énumère les tentatives faites pour améliorer le sort des domestiques ; puis il propose la création d’une société, ayant pour objet de former de bons serviteurs, par un système de récompenses et d’encouragemens, et de leur assurer une retraite dans leurs vieux jours, société dont l’Angleterre possède un modèle fondé d’après les vues du général Melville[40]. L’écrit de Grégoire venait de paraître, quand la Cour de cassation le cita comme autorité dans un arrêt en faveur d’un domestique qui demandait à épouser la demoiselle de la maison dans laquelle il servait.

Dans le cours de cette même année 1814, l’ancien évêque de Blois publia la traduction de la fameuse Homélie démocratique, prêchée le jour de Noël 1797, dans la cathédrale d’Imola, par le citoyen cardinal Chiaramonti, devenu pape sous le nom de Pie VII ; la police fit de grands efforts pour entraver la mise au jour (un peu malicieuse, peut-être, à ce moment où il rétablissait les jésuites) de l’œuvre du saint-père, auquel on n’eût pas volontiers intenté un procès pour délit de presse. On prétendit d’abord que la pièce était apocryphe ; il fallut, dit Grégoire, exhiber le texte italien aux cerbères de la censure. Forcés de céder à l’évidence, ils se consolèrent en décidant que l’homélie ne serait point annoncée dans le Journal de la librairie. En effet le prélat qui, dans un mandement du 25 décembre 1795, avait déjà proclamé Brutus et Caton les héros de l’antiquité, appelait ici saint Augustin un sublime philosophe, ne se faisait pas scrupule de citer J.-J. Rousseau, reconnaissait avec Montesquieu que la vertu est l’inébranlable fondement des républiques, et s’attachait à prouver la liaison intime de cette forme de gouvernement avec l’Évangile. « Soyez tous chrétiens, mes chers frères, disait-il au peuple de son diocèse, et vous serez d’excellens démocrates. » — Sur la traduction de Grégoire, trois fois réimprimée, furent faites des traductions anglaises, allemandes, portugaises et espagnoles, répandues dans les deux mondes, et accueillies surtout dans ces états de l’Amérique méridionale, où les idées de liberté ont grandi à côté du catholicisme.

Le zèle de Grégoire pour les intérêts de la religion lui avait inspiré, en 1814, une généreuse tentative.

En 1717, Pierre-le-Grand, czar de Russie, se trouvait à Paris : la Sorbonne lui présenta un mémoire sur l’importance de réunir les églises grecque et latine ; l’empereur accueillit ce projet et le communiqua aux évêques de ses états, qui répondirent l’année suivante à la Sorbonne. Des négociations furent entamées ; mais elles demeurèrent infructueuses, ce qui n’étonne guère quand on songe qu’elles furent confiées par le régent à l’abbé Dubois. — Grégoire, préoccupé de la belle idée d’unir les hommes par un même lien religieux, entretenait, depuis 1810, une correspondance à ce sujet avec l’archevêque métropolitain de Moscow, lorsque le mouvement général des peuples européens, en 1814, lui sembla ménagé par la Providence pour favoriser cette grande fusion des églises chrétiennes. Le rôle prépondérant que venait de jouer l’empereur Alexandre, ses sentimens de piété connus et sa qualité de chef de la communion grecque, l’appelaient naturellement à être le promoteur d’une telle entreprise ; Grégoire lui adressa, le 14 mai 1814, un mémoire sur les moyens de la réaliser, et écrivit en même temps une lettre à Louis XVIII pour tâcher de l’y intéresser. L’un et l’autre demeurèrent sans réponse, et Grégoire a mis de sa main au bas de ses minutes :

« Ces lettres avaient pour objet d’engager le roi Louis XVIII, les empereurs de Russie et d’Autriche, à s’occuper de la réunion des églises grecque et latine. Ils n’en ont rien fait, et il me reste le regret d’avoir tenté des démarches inutiles, mais dont le but était religieux. » — Quant au mémoire, il a été incorporé depuis par l’auteur dans son Histoire des Sectes.

L’apparition du fameux concordat de 1817, ce manifeste des prétentions ultramontaines, qui devait ramener la France au siècle de François Ier, fut pour Grégoire une nouvelle occasion de monter sur la brèche. Il fit paraître son Essai historique sur les libertés de l’Église gallicane[41], L’auteur y dévoile les ruses employées par le cabinet romain pour établir et maintenir l’influence de sa politique ; il montre comment l’Église gallicane, par des luttes perpétuelles, sut toujours se maintenir à son égard dans certaines conditions d’indépendance ; puis, traçant l’histoire des divers concordats depuis la pragmatique sanction de saint Louis jusqu’au projet de 1817, il expose avec évidence les vices de celui-ci et ses résultats probables. Ce livre éclaira les yeux du public français, et contribua incontestablement à faire rejeter les demandes ambitieuses du Vatican, présentées sous les auspices du saint personnage qui avait si bien démontré à Imola l’accord de l’Évangile avec la liberté.

On ne doit pas toutefois considérer cette histoire comme un simple écrit de circonstance. Outre que l’esprit dont elle est animée en fait en quelque sorte le manuel du clergé gallican, ce qui lui valut d’être inscrite à Rome sur l’index librorum prohibitorum, tandis qu’on la réimprimait à Paris et qu’on la traduisait en espagnol, elle conserve une importance étrangère à son but immédiat. Plusieurs chapitres, consacrés aux relations des diverses églises nationales avec le trône ultramontain, traitent un sujet fort peu connu en France, et que peut-être alors Grégoire seul était en mesure d’éclaircir.

L’auteur, en terminant son ouvrage, en promettait un autre : l’Influence du christianisme sur la liberté politique et la liberté civile, qui n’a été rédigé que partiellement, et dont les matériaux existent dans ses papiers.

Mais, en 1826, il en publia un, qui se rattache à la fois au précédent, à l’Histoire des sectes et à quelques autres travaux inédits dont nous avons parlé, en ce sens qu’il présente comme eux des faits relatifs au clergé contemporain : c’est l’Histoire du mariage des prêtres en France, particulièrement depuis 1789.

En 1824, avait paru l’Histoire des confesseurs des empereurs, des rois et d’autres princes, composée dans le but de jeter des lumières sur la politique pontificale. Ce livre est riche en curiosités importantes.

Antérieurement encore, en 1818, il avait donné des Recherches historiques sur les congrégations hospitalières des frères pontifs ou constructeurs de ponts ; c’est une de ces dissertations érudites dans lesquelles se complaisait l’écrivain. C’était d’ailleurs faire acte de justice, que de tirer de l’oubli où l’histoire les a laissées ces associations religieuses et industrielles, qui furent sous plusieurs rapports, dit Grégoire, les restaurateurs de l’architecture et du commerce. Presque toute l’Europe leur a dû des ouvrages d’une haute utilité, et la France, en particulier, le pont Saint-Esprit et l’ancien pont d’Avignon.

Parallèlement à ses travaux sur les matières religieuses, Grégoire continuait avec assiduité ceux qu’il s’était imposés lui-même comme un devoir sacré pour l’abolition de la servitude coloniale. Nous avons cité sa lettre à la chambre des représentans de 1815. Il avait publié la même année une brochure : De la Traite et de l’Esclavage des noirs et des blancs, pour réclamer au nom de l’humanité contre la convention qui prolongeait cet odieux trafic, et il avait saisi en même temps l’occasion de faire entendre quelques paroles généreuses en faveur des catholiques irlandais.

Considérant particulièrement comme ses fils d’adoption les républicains d’Haïti, son active sollicitude était à l’affût de toutes les circonstances qui pouvaient se présenter de coopérer à leurs progrès.

Des infractions révoltantes à des lois déjà trop indulgentes, la révélation de nouveaux faits de barbarie de la part des colons et des marchands d’esclaves, lui inspirèrent deux écrits pleins de verve :

Des Peines infamantes à infliger aux négriers (1822) ;

De la Noblesse de la peau, ou du préjugé des blancs contre la couleur des Africains et celle de leurs descendans noirs et sang-mêlés. (1826).

Quelques missionnaires méthodistes ayant, dans leur correspondance, accusé d’intolérance civile les habitans de Saint-Domingue, Grégoire s’empressa d’adresser à ceux-ci une exhortation vraiment chrétienne :

De la Liberté de conscience et de culte à Haïti. (1824.)

D’autres relations de la même contrée lui ayant appris que les habitudes de concubinage introduites par les colons, qui auraient rougi de s’unir légitimement à des femmes de couleur, s’y étaient maintenues, et que l’indissolubilité du lien conjugal y était peu respectée, il écrivit, sur la demande du vénérable archevêque de Santo-Domingo, ses

Considérations sur le mariage et sur le divorce, adressées aux citoyens d’Haïti. (1823.)

En 1818, avait paru la première édition de son Manuel de piété, à l’usage des hommes de couleur et des noirs (réimprimé en 1822), petit livre destiné à populariser les maximes de la justice et de la charité universelles. Il est orné de lithographies où l’on voit figurer ensemble des noirs et des blancs autour des symboles du christianisme.

Outre ses propres publications, Grégoire avait soin de faire passer à Saint-Domingue tout ce que la presse française lui paraissait offrir d’utile à la civilisation de ce pays, et dans ses derniers jours encore, il ordonna d’envoyer à M. Algado, grand-vicaire au Port-au-Prince, un choix de livres de sa bibliothèque (220 volumes). Quant à sa précieuse collection d’ouvrages concernant les nègres, c’est à la France surtout qu’elle était nécessaire, à la France où l’on rougit d’être encore obligé de fonder une Société pour l’abolition de l’esclavage colonial. Nous avons dit que d’après ses intentions, cette collection a été déposée à la bibliothèque de l’Arsenal.

Le nom de Grégoire était, comme on peut bien le penser, l’objet d’une reconnaissance et d’une vénération sans bornes parmi les Haïtiens ; son crédit y était immense. Aussi le bruit a-t-il été répandu souvent, par des calomniateurs volontaires ou gagés, que l’ancien évêque de Blois recevait du gouvernement de Saint-Domingue une pension en récompense des services rendus par lui à la cause des Africains. Le fait est complètement erroné. La délicatesse de Grégoire dans ses rapports avec Haïti fut poussée jusqu’à ce point, que quelques balles de café lui ayant un jour été adressées par le général Boyer, il fut très embarrassé de cet innocent cadeau, et, seulement pour n’en pas désobliger l’auteur par un refus, il en fit faire distribution aux hommes de couleur établis en France.

Voici son accusé de réception, où cet embarras se décelle à chaque phrase :


Paris, 24 août 1821.


« M. le président,

« Sans doute vous avez pensé que vieillard et homme de cabinet, l’usage du café entrait dans le régime le plus convenable à mon âge et à mes travaux ; l’envoi que vous me faites est inspiré par une bienveillance délicate. Je suis tenté :

« 1° De donner à cet acte la plus grande publicité, afin de fournir aux courtisans, aux colons possesseurs d’esclaves, aux négriers, etc., un nouveau prétexte pour élever sur cette annonce un nouvel échafaudage de calomnies et d’injures, ou du moins d’accuser de sensualité un des hommes les plus restreints dans ses goûts diététiques.

« 2° Je suis tenté ne pas vous remercier, afin que l’ingratitude apparente ajoute au mérite du présent. D’ailleurs chez moi, l’émotion du cœur émousse l’esprit ; les expressions m’échappent quand il s’agit de remercîmens. Dans toute ma vie j’ai soigneusement écarté ce qui pouvait me constituer dans le cas d’en faire ; on a quelquefois taxé de fierté déplacée cette conduite, qui cependant n’est qu’une suite de mon amour pour l’indépendance.

« Voltaire accepta un présent de gibier de la part de M. d’Aranda. Cette citation est un peu profane. Les suivantes ne le sont pas.

« Venance-Fortunat et Sainte-Radegonde s’envoyaient des fleurs et des fruits. Je me rappelle aussi la lettre par laquelle un illustre père de l’Église, saint Ambroise, remerciait quelqu’un de lui avoir envoyé des truffes.

« Je croirais vous offenser, monsieur le président, si je refusais un envoi que vous avez entouré des formes les plus aimables, et je me reproche une longue indécision qui depuis long-temps le retient au Havre et empêche son arrivée ici. Comme saint Ambroise, j’aurai soin que l’envoi soit justifié par l’emploi.

« Mais avant de terminer cette lettre, permettez-moi de vous rappeler ce que sans cesse j’ai eu soin d’inculquer à Haïti et ailleurs.

« Indépendant du côté de la fortune, indépendant par mes principes, j’ai resserré d’ailleurs tous mes besoins dans le cercle le plus étroit. Il en est un cependant qui doit toujours stimuler une ame chrétienne et qui me poursuivra jusqu’au tombeau : c’est de trouver des occasions pour faire du bien aux hommes, quelles que soient leurs dispositions à mon égard. Les Haïtiens ont sur mon cœur des droits inaltérables. Comme moi à l’école de l’adversité, ils ont bravé ses rigueurs ; au milieu des tourmentes, leur caractère a pris une trempe énergique, et qui leur assure la jouissance d’une liberté d’autant plus chère qu’elle est leur conquête, et récemment encore vous y avez puissamment contribué.

« Agréez et partagez avec eux, monsieur le Président, mes sentimens d’estime et de tendre amitié. »


Grégoire utilisa toujours son influence à Saint-Domingue au profit du pays lui-même, ou de la liberté générale. — Ce fut, par exemple, en 1821 pour intéresser les Haïtiens en faveur de l’insurrection grecque : il eût été beau en effet de voir les derniers nés de la civilisation prêter leur appui à ses plus anciens enfans pour la réinstaller parmi eux. — Ce fut souvent surtout pour envoyer au clergé de la république nègre des ecclésiastiques français, recommandables par leurs vertus et leurs lumières.

Plus d’une fois, il est trop vrai, l’intrigue abusa de ses bontés pour en faire un moyen de spéculation, ou des haines déloyales parvinrent à le circonvenir. Tout cela, et l’abandon ingrat ou lâche de personnages qui naguère l’entouraient complaisamment, et les attaques injustes auxquelles il se voyait sans cesse en butte, avaient jeté dans son cœur des germes de méfiance et d’amertume. Son imagination, facile à s’exalter, lui présentait sa demeure comme assiégée par l’espionnage ou la cupidité, et souvent le repos de sa vie était troublé par de telles inquiétudes. Les hommes qui font le mal sans être décidément méchans reculeraient parfois peut-être devant les conséquences de leurs actions, s’ils savaient qu’outre l’atteinte immédiate portée à leurs victimes, il leur arrive souvent d’altérer les plus nobles natures et d’empoisonner ainsi toute l’existence d’un homme de bien. Combien ils sont coupables, ceux qui ont pu inspirer à une ame chrétienne des pensées telles que celles-ci :


« Il est heureux qu’on ne connaisse les hommes que par une longue expérience ; car si cette connaissance nous était donnée dès la jeunesse, on fuirait dans la solitude pour les éviter.

« Il faut faire aux autres tout le bien dont on est capable, et attendre d’eux tout le contraire. La première partie de cette sentence est un précepte évangélique, la seconde est le résultat d’une expérience qui n’admet que très-peu d’exceptions.


L’ancien évêque de Blois se livrait tout entier à ses travaux littéraires, lorsque les électeurs d’un département qui, après avoir donné le premier signal de notre révolution, s’était toujours distingué par son attachement aux idées libérales, jetèrent les yeux sur lui pour leur représentant. MM. Bérenger et Duchesne (le fils de l’ancien tribun), tous deux aujourd’hui membres de la Chambre des députés, furent les premiers à répandre la pensée de cette élection et à faire des ouvertures à celui qui devait en être l’objet. Une des réponses de Grégoire montre qu’il n’avait point lui-même recherché cet honneur ; elle est datée du 14 juillet 1819.


« Monsieur,

« Le reproche que vous me faites de n’avoir pas répondu aux lettres qui m’ont été écrites concernant les élections prochaines dans le département de l’Isère, est dicté par l’affection que toujours vous m’avez témoignée, et par la persuasion, bien ou mal fondée, qu’en paraissant de nouveau sur la scène politique, je pourrais encore être utile à ma patrie. Ce double sentiment m’honore et m’attendrit. Le même reproche m’a été adressé par d’autres, et surtout par mon ancien collègue et ami le général Lafayette. Je ne puis que répéter, si non textuellement, du moins quant au sens, ce que je lui ai répondu.

« Les suffrages que ces lettres m’annoncent sont d’autant plus flatteurs qu’elles sont écrites par des hommes recommandables à tous égards ; mais je préfère le tort apparent d’être ingrat ou de manquer aux procédés, plutôt que de faire la moindre démarche pour appeler sur moi les regards. Trouvez bon, digne citoyen, que je ne dévie pas de la marche que j’ai suivie dans le cours de ma longue et pénible carrière, dans les temps calmes, comme dans les tempêtes. S’agit-il de faire élire des hommes désignés par l’estime publique ? J’y concours de toutes mes forces, et je crois l’avoir prouvé dans les élections de la Seine, les années dernières ; mais quant à ce qui m’est personnel, je tiens invariablement à l’habitude de rester passif. Par là est atténuée la responsabilité devant Dieu et devant les hommes. Mais, me direz-vous peut-être : Vous refusez donc de servir encore la patrie ? non assurément : ce refus sans motif plausible serait un crime, et le souvenir anniversaire du jour auquel je vous écris aggraverait la culpabilité ; mais si, n’ayant manifesté ni désir, ni répugnance, il arrive cependant qu’on réunisse les suffrages des votans ; si, élevé par eux à des fonctions éminentes, il arrive ensuite (et cela peut avoir lieu) que, tout en s’efforçant de remplir la tâche de ses devoirs, on ne justifie pas leurs espérances, du moins la conscience est allégée par la certitude de n’avoir pas convoité la place qu’on occupe, et d’avoir fait son possible pour en acquitter les charges.

« Des électeurs ne portent leurs regards hors de la circonférence départementale que quand ils espèrent trouver ailleurs des hommes plus aptes à les représenter. Mais le pays qui a vu naître les Servan, les Mounier, etc., etc., est depuis long-temps en possession de produire des hommes distingués et ne fut jamais au dépourvu.

« Je vous ai exposé mes sentimens, monsieur, avec la franchise innée de mon caractère. Religion, vertu, liberté, sciences, amitié, voilà les objets qui toujours occuperont mon esprit et mon cœur, et tel je serai jusqu’au tombeau qui bientôt doit me recevoir. Je vous embrasse avec estime et affection.


Le 13 septembre, le nom de Grégoire sortit triomphant de l’urne ; le même jour, les électeurs adressèrent à leurs quatre députés une lettre qui respire le plus noble patriotisme : elle fut recueillie par plusieurs journaux et mérite d’être conservée.


« Grenoble, 13 septembre 1819.


« Les électeurs de l’Isère, à Messieurs Grégoire, Savoie-Rollin, Français (de Nantes) et Sappey, députés de leur choix.


« Messieurs,

« En vous confiant l’honorable mission de représenter un département dont les principes et les vœux sont connus de toute la France, nous ne craignons pas de vous rappeler ce que nous avons le droit d’attendre de vous.

« Ce sont les intérêts sacrés de la chose publique que nous remettons entre vos mains ; n’oubliez jamais, messieurs, que l’heure du repos ne doit sonner que lorsqu’il n’y aura plus de garanties à conquérir.

« L’organisation des administrations municipales, le remplacement des préfectures par des administrations de département, la responsabilité des ministres et celle des agens secondaires, l’institution d’un jury protecteur de la liberté, l’abolition des lois d’exception qui tendent toujours à aliéner au monarque le cœur de ses sujets, l’éloignement de ces soldats qui, n’étant pas nés sur le sol de la patrie, n’ont aucun intérêt à la défendre, et dont la présence autour du trône pourrait faire douter de l’amour des Français pour leur roi ; enfin une garde nationale digne de ce nom, par le dévouement des citoyens qui la composent, par les talens des chefs de son choix, gage assuré de la paix intérieure et salutaire effroi des ennemis qui oseraient encore nous menacer.

« Voilà, messieurs, les grands et glorieux travaux qui doivent devenir l’objet de toutes nos pensées.

« Vous trouverez dans l’arène de nobles rivaux ; que vos noms s’unissent à leurs noms immortels ; qu’ils s’associent à la gloire des Lafayette, des d’Argenson, des Dupont (de l’Eure), et de tant d’autres gravés dans le cœur de tout Français ami de la liberté et de son pays.

« Vous partez, messieurs, environnés de notre confiance ; elle a vaincu la calomnie et déjoué l’intrigue ; votre conduite passée, vos déclarations de principes et votre acceptation, vous font contracter aujourd’hui avec nous un engagement solennel et sacré, que nous nous plaisons à enregistrer dans nos fastes.

« Fiers d’un noble désintéressement, riches de l’estime du ministère même, qui n’aura pas osé vous avilir de ses faveurs, revenez après chaque session jouir du tribut de notre reconnaissance ; que la France applaudissant à notre choix, s’unisse à nous pour inscrire vos noms sur le grand tableau de ceux qui, de nos jours, ont bien mérité de la patrie. »


L’élection de Grégoire ne fut point le produit d’une irritation passagère, mais d’un raisonnement calme et d’une énergique volonté. La réaction semblait avoir voulu venger d’anciennes injures en choisissant le Dauphiné pour théâtre d’une de ses plus horribles scènes ; le Dauphiné lui répond par une leçon solennelle. Des milliers de pétitions avaient demandé le rappel des bannis et l’oubli des querelles passées ; un pouvoir anti-national repousse et calomnie les signataires de ces pétitions : organe de la France, l’Isère élit un conventionnel pour la représenter dans une assemblée qui vient de proscrire les conventionnels.

C’était le temps où les empiétemens de l’ultramontanisme commençaient à inspirer de vives répugnances au pays. L’espérance d’acquérir en Grégoire un défenseur éloquent et éprouvé des libertés ecclésiastiques, contribua probablement au succès de son élection, qui d’ailleurs fut très populaire, si l’on en juge par une multitude de petites feuilles en prose et en vers répandues à cette occasion. L’une d’elles, rédigée en patois et intitulée : Réflexions des marchandes de melons de la place Saint-André, au moment de la nomination de l’abbé Grégoire, se termine ainsi :


Grégoire sara députa,
Choisi nomma pe notra villa,
Tou sou zefan zen son gloriou,
Grenoblo n’et plu malérou.


Cette élection fut le signal d’un déchaînement inouï des passions contre-révolutionnaires. À peine fut-elle connue à Paris, que la presse ennemie des libertés publiques et des conquêtes sociales de la révolution, le Drapeau blanc, la Quotidienne, le Journal des Débats, le Conservateur, renouvelèrent, avec un ton que le père Duchêne eût désavoué, tous les outrages dont Grégoire avait été l’objet depuis le début de sa carrière publique ; ils déclarèrent le trône et l’autel en péril, et la terreur prête à renaître. Ainsi, le nom seul d’un vieillard septuagénaire prononcé par un collège électoral, suffit pour mettre la France en émoi et faire trembler le pouvoir monarchique ; tant ce nom réveillait d’illustres souvenirs et de haines invétérées.

Cependant les habiles du parti ne tardèrent pas à comprendre qu’ils pourraient faire tourner à leur avantage cette éclatante manifestation de l’opinion publique, et s’assurer, par la peur, dans la Chambre des députés, une majorité capable de forcer la main au ministère, qui favorisait, dans son système de bascule, tantôt les ultras, tantôt les libéraux. Quelques uns même des plus prévoyans avaient, dit-on, voté en faveur de Grégoire dans le collège électoral, et l’un de leurs journalistes eut la maladresse ou l’impudence de laisser échapper ces mots : l’heureux prétexte ! On les vit en effet grimacer tour à tour une fausse sensibilité et des alarmes ridicules ; répéter que la présence d’un régicide était une injure pour le roi (lequel avait naguère fait son ministre de Fouché) ; déclarer qu’ils ne pouvaient siéger à ses côtés (eux qui avaient fait anti-chambre chez ce même Fouché, leur collègue à l’assemblée introuvable) : on les vit prendre texte de la nomination de Grégoire pour attaquer la loi électorale dont elle était le produit, et s’écrier que bientôt cette loi transformerait le Corps législatif en une nouvelle Convention nationale.

Tant de bruit effraya la portion timide du libéralisme : elle commença à craindre sérieusement que la présence d’un républicain avoué dans ses rangs ne compromît son plan d’opposition parlementaire, en la brouillant sans retour avec la monarchie bourbonienne. Les ultras, triomphans de cette faiblesse, annoncèrent hautement l’intention de repousser le nouvel élu sur le seul motif de sa conduite révolutionnaire, qui le rendait indigne de figurer dans une assemblée royaliste. Les politiques méticuleux du côté gauche se trouvaient partagés entre l’évidente équité d’un part, et de l’autre la crainte d’outrepasser les limites qu’ils s’étaient tracées, en prenant la défense d’un homme atteint et convaincu d’opinions démocratiques : ils tentèrent plusieurs démarches auprès de Grégoire pour le déterminer à les tirer d’embarras en donnant spontanément sa démission. Une correspondance s’engagea à ce sujet entre lui et quelques uns de ces messieurs. Nous allons citer en entier une lettre de l’un d’eux, homme de conscience et de talent, parce qu’elle nous semble très bien représenter les opinions de cette fraction mitoyenne.


« Paris, 2 octobre 1819.
« Monseigneur,

« J’ai reçu la Lettre aux électeurs de l’Isère que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer ; mais j’ose espérer que vous me rendez la justice de croire que je n’avais pas attendu cette lecture pour être indigné des diatribes dont vous avez été l’objet, et pour les trouver aussi odieuses aux yeux de la morale chrétienne, qu’indécentes sous le rapport des convenances sociales.

« La marque de confiance que vous avez bien voulu me donner, et le respect que m’inspirent vos travaux philantropiques, m’enhardissent à vous parler avec une franchise qui aura droit à votre indulgence.

« Si, en considérant la situation politique où vous vous trouvez, je ne connaissais pas vos vertus religieuses, je vous parlerais des attaques violentes, des haines irréconciliables, des peines de tout genre auxquelles vous vous exposez ; mais ce que je vous dirais à cet égard, loin de vous détourner d’accepter un poste dangereux, pourrait exciter votre fierté à braver l’orage et votre résignation à le supporter avec calme. C’est donc avant tout dans l’intérêt de la France et de la liberté que je vous demande la permission d’examiner avec vous les motifs qui me semblent devoir vous déterminer à renoncer à la députation de l’Isère. Et, en effet ; vous les dites vous-même : « Une démission ne doit avoir lieu qu’autant qu’elle serait commandée par l’utilité publique ; et certes le sacrifice d’une place qu’on n’a ni désirée, ni recherchée, n’en serait pas un de la part d’un homme qui oublie tout intérêt personnel, quand il s’agit de la patrie. »

« Une liberté de la presse à peine conquise et encore mal assurée ; une loi d’élection, objet des attaques furieuses d’un parti toujours prêt à saisir le pouvoir ; une opinion publique plus avisée sur ce qu’elle craint qu’éclairée sur ce qu’elle désire ; une représentation nationale où siègent quelques honorables amis de la liberté, mais qui est faible à cause du petit nombre et de l’âge des députés ; le tact et la modération d’un roi infirme et âgé ; enfin des intentions libérales dans une petite portion du ministère ; voilà, je crois, quelles sont les circonstances favorables à l’établissement du gouvernement représentatif dans notre patrie. Comment ne pas être effrayé lorsqu’on les compare à toutes les chances contraires ?

« Une faction aristocratique, qui supplée au nombre par l’union, et qui est toujours audacieuse dans ses entreprises, parce qu’elle est sûre de l’impunité lorsqu’elle échoue ; la plupart des places de l’ordre judiciaire et de l’administration entre les mains des ultras ; une funeste inertie, triste résultat du despotisme impérial, dans la plus grande partie de la population ; un manque total de courage politique chez les hommes les plus marquans par leur bravoure militaire ; une déplorable administration de la justice ; point de garanties, point de moyens légaux de résistance à l’oppression ; le successeur immédiat du roi, entouré de ce que la contre-révolution a de plus forcené ; les puissances de l’Europe liguées contre la France ; leurs ministres à Paris conspirant contre notre constitution naissante, tandis que la plupart de nos ambassadeurs à l’étranger intriguent contre une administration qui n’a pas la force de les renvoyer ; une inquisition d’état établie à Mayence, soi-disant pour étouffer toute vie politique en Allemagne, mais placée sur notre frontière pour mieux nous faire concevoir que c’est contre nous qu’elle est dirigée, que la France est le véritable objet de la haine de toutes les cours ; tels sont, monseigneur, et vous le savez mieux que moi, les dangers qui nous menacent.

« Dans une pareille situation, les moindres fautes sont mortelles, et ce n’est, en vérité, que d’une faveur spéciale de la Providence que l’on ose espérer l’établissement de la liberté. Elle peut être compromise par la plus légère imprudence, par le moindre acte qui alarme à la fois l’Europe et cette portion considérable de la France, pour qui le premier de tous les désirs est la modération, et le premier des intérêts le repos, la jouissance paisible de ce qu’elle possède.

« Or, monseigneur, votre élection est un événement de ce genre ; et comme tel, je n’hésite pas à croire qu’elle expose notre liberté à de véritables dangers. Si j’avais des doutes à cet égard, je m’en fierais à l’instinct des ultras qui ont voté pour votre élection, et à la tristesse qu’en ont éprouvée les patriotes même, qui rendent le plus juste hommage à ce que l’humanité doit depuis plusieurs années à votre zèle philantropique.

« Votre nom retrace à une foule d’hommes à la fois honnêtes et timides, des souvenirs qui les effraient, et qui inquiètent la génération nouvelle, à qui les passions funestes d’une autre époque sont devenues étrangères.

« Vous ne pouvez pas ignorer l’alarme et l’irritation que votre nomination inspire à toutes les puissances étrangères. Les plus modérées d’entre elles nous considèrent comme un peuple de pestiférés qu’il faut entourer d’une triple barrière de forteresses et de baïonnettes. Ces puissances nous menacent toutes : le moindre prétexte peut leur suffire, et la France n’a aucun moyen de leur résister.

« À ne considérer que nos affaires intérieures, le résultat inévitable de votre présence dans la Chambre sera de diviser les amis de la liberté, de doubler par la colère la force du côté droit, de rejeter vers les ultras tous ceux qui s’en distinguent encore par quelques nuances, et de forcer le ministère à rechercher ou à accepter du moins leurs déplorables applaudissemens. Le désir de servir la liberté de leur pays a sans doute porté les électeurs de l’Isère à vous donner leurs voix. Vous feriez preuve, monseigneur, d’un patriotisme plus éclairé que le leur, en refusant, dans l’intérêt même de cette liberté, la place qui vous est offerte.

« Une autre considération est tirée du sacerdoce que vous remplissez. Personne ne doute des services importans que peuvent rendre vos rares connaissances pour les affaires de l’église catholique ; mais ce n’est pas à la tribune, ce n’est pas au milieu du choc violent de toutes les passions politiques que votre voix peut être utile à la cause que vous plaidez avec tant de chaleur. Craignez plutôt de faire tourner les haines de parti contre les intérêts de la religion que vous professez. J’oserai d’ailleurs vous le dire, parce que, à cet égard, l’opinion de ma mère me donne une confiance que je ne saurais avoir dans mes propres idées, il y a quelque chose d’incompatible entre le ministère calme d’un prédicateur de l’Évangile et les guerres de partis dont une assemblée est le théâtre. Aussi voyons-nous qu’en Angleterre[42] et en Amérique, dans les deux pays du monde où il y a à la fois le plus de liberté politique et le plus de sentiment religieux, l’usage, si ce n’est la loi, exclut les ecclésiastiques de la représentation nationale.

« Telles sont, monseigneur, les observations que j’ai cru presque de mon devoir de vous soumettre. Quelque impression qu’elles fassent sur votre esprit, j’ose espérer du moins que vous verrez dans la franchise de cette lettre un hommage rendu à votre amour pour la vérité.

« M. de Broglie se joint à moi, et me charge de vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu lui faire.

« J’ai l’honneur d’être, monseigneur,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« A. Staël. »


À cette expression d’une des nuances d’opposition qui dominaient alors, nous devons en comparer une autre, plus énergique, tracée par un des hommes qui ont fait le plus d’honneur à nos assemblées politiques par la fermeté de son caractère et la persévérance de ses principes.


« Aux Ormes, département de la Vienne, le 7 octobre 1819.
« Monsieur et honorable collègue,

« J’ai ouï dire que l’on s’efforçait de vous décider à donner votre démission des fonctions de député. Je n’ai sûrement pas la prétention de donner un conseil à celui dont je respecte éminemment les lumières et le zèle patriotique ; mais j’ose me flatter qu’il ne me saura pas mauvais gré de lui adresser mon vœu pour qu’il résiste aux insinuations dont je viens de parler ; s’il en était autrement, je ne crains pas de dire que de long-temps nous ne pourrions espérer de voir les colléges électoraux s’élever à la hauteur où s’est placé celui de l’Isère en vous élisant. Découragés par un affligeant résultat, et persuadés qu’il renferme un avis indirect, nous les verrions éviter dorénavant de réunir leurs suffrages sur les hommes qu’un amour sincère et constant pour la liberté recommande à la vénération publique, et se contenter de les faire porter, même dans les collèges où les patriotes seraient en majorité, sur les instrumens de cette chicane de chiffres et d’opposition de bureau, auxquels les ministres devraient plutôt adresser des remercîmens que des reproches, s’ils étaient au moins en cela de bonne foi.

« Mais je suis certain que mes vœux sont satisfaits d’avance : ce n’est pas au moment où la diète germanique avertit de leurs devoirs tous ceux qui aiment la liberté, et leur fait entrevoir des dangers à courir dans la défense des droits du peuple, qu’ils ont à craindre d’être privés par son refus de l’illustre guide que votre élection vient de leur donner.

« Je vous prie, monsieur et honorable collègue, d’agréer l’hommage de mon respect,

« D’argenson. »

« P. S. MM. Fradin et Demarçay, députés nouvellement élus du département de la Vienne, ont pris connaissance de cette lettre, et me chargent de vous dire qu’ils partagent les vœux qu’elle exprime. »


Grégoire répondit :


« Mon cher et honorable collègue, ce début vous atteste que je n’ai pas donné ma démission. Assurément, si je ne consultais que mon goût pour la retraite et le désir d’achever quelques ouvrages qui depuis long-temps sont sur le chantier, je préférerais de ne pas rentrer dans la carrière politique ; mais en ce moment, donner ma démission serait un acte de lâcheté, et j’ose croire que jusqu’ici une tache de cette nature n’a jamais flétri mon caractère. Je veux toujours mériter l’affection de l’homme estimable auquel j’écris, et dont le courage habituel se montrait avec tant d’éclat lorsqu’il dénonçait les forfaits commis dans le midi, etc., etc. »


Des moyens de tous genres furent employés pour obtenir la retraite volontaire de Grégoire. Aux outrages par lesquels on avait d’abord essayé de le décourager, succédèrent des alarmes que l’on s’efforça de lui inspirer pour son repos, et même pour sa vie. Ces expédiens reconnus infructueux, on en trouva d’autres plus puissans sur son cœur ; ce fut de lui présenter cette démission comme un sacrifice personnel aux intérêts de la cause libérale. Mais sa sagacité déjoua toutes les ruses, sa modestie résista à toutes les adulations, sa vieille fermeté fit tête à tous les orages.

On cita dans le temps quelques paroles de l’un des personnages qui avaient le plus insisté pour sa démission spontanée. Ces paroles attestent à la fois et l’admiration qu’inspirait la courageuse attitude de l’ancien conventionnel, et la pusillanimité des hommes qui n’osaient point se rendre hautement solidaires de celui qui leur imposait un tel respect.

Il était alors question de fonder une société pour l’abolition de la traite et de l’esclavage, société dont on destinait la présidence à Grégoire. « Si je devais comparaître aujourd’hui devant Dieu, disait ce personnage connu par la ferveur de ses croyances religieuses (qui d’ailleurs n’étaient point celles de l’évêque de Blois), j’aimerais mieux me présenter avec la conscience de M. Grégoire qu’avec la mienne ; mais sous le gouvernement des Bourbons il est impossible de nous associer à lui. »

De la part du ministère aussi, placé entre la crainte des violences dont menaçaient les ultraroyalistes et celle du progrès des idées libérales que semblait annoncer l’élection de Grégoire, des tentatives furent faites auprès de celui-ci pour l’éloigner sans éclat de la députation. On promettait de le dédommager amplement de ce sacrifice : mais Grégoire avait imprimé jadis que l’univers ne serait pas assez riche pour acheter le suffrage d’un homme de bien. On l’aborda, dit-on, sous toutes les faces : — Si l’on vous faisait rentrer dans l’Institut, à la fondation duquel vous avez concouru ? — Je n’en suis jamais sorti, puisqu’une ordonnance ne peut abroger une loi. Ceux qui préconisent si haut la légitimité royale devraient respecter à leur tour la légitimité littéraire. — Si l’on vous accordait le retour de vos anciens collègues proscrits, qui traînent les douleurs de leur vieillesse sur la terre étrangère ? — Ah ! si j’en étais sûr !… Mais comment croire à la parole de ceux qui ont violé les promesses d’Hartwell et le traité de Paris ?

La session fut ouverte. Grégoire n’avait point reçu de lettre de convocation pour la séance royale. On prétend même que des ordres avaient été donnés aux portes de la salle pour qu’il ne fût point admis. Des fanatiques ou des courtisans se proposaient de l’insulter ; enfin, il fut sérieusement question de poignards. Grégoire ne s’exposa point à la brutalité de ses ennemis.

Cependant, les hommes qui auraient voulu éluder toute difficulté par l’abdication du représentant de l’Isère, imaginèrent un autre expédient pour arriver au même but. Les ultras prétendaient exclure l’ancien conventionnel pour cause d’indignité, et condamner ainsi la révolution dans sa personne. Des libéraux timorés jugèrent singulièrement adroit d’annuler son élection, en lui faisant une application, fausse et forcée d’ailleurs, de la loi qui oblige de choisir la moitié des députés, au moins, parmi les éligibles du département. Un seul des trois premiers élus réalisait, disait-on, cette condition ; le quatrième devait donc y être soumis, et ce quatrième était Grégoire, domicilié à Paris. Sa nomination, par ce seul fait, se trouvait, prétendait-on, entachée de nullité.

À la séance du 6 décembre 1819, M. Becquey, organe du bureau chargé de vérifier les pouvoirs des députés de Grenoble, après avoir fait son rapport dans ce sens, le termina par un appel au scandale :

« Le cinquième bureau a pensé que M. Grégoire n’ayant aucun titre pour être admis dans la chambre, il était inutile de soumettre à la délibération une question bien plus grave qui agite tous les esprits, depuis le jour où le bruit de cette élection a retenti dans le royaume ; question de morale publique qui se rattache aux plus douloureux souvenirs, puisqu’elle rappelle l’horrible attentat que la nation en deuil va chaque année déplorer au pied des autels. »

À peine l’orateur a-t-il cessé de parler, que le côté droit se lève avec des vociférations de rage, et demande que l’exclusion ne soit point motivée sur un vice de forme, mais sur l’indignité. Le côté gauche, au contraire, s’efforce de faire voter immédiatement et sans discussion sur les conclusions du rapport. Le tumulte devient effroyable ; le président se couvre et la séance est suspendue. Aussitôt des officieux profitent du délai et courent chez Grégoire pour renouveler leurs instances, leurs représentations, leurs menaces ; mais il se montre inflexible.

Le matin même il avait écrit à son ami Lambrechts :


« Paris, 6 décembre 1819.
« Mon cher ami !

« Moi aussi j’ai mon acte additionnel..... additionnel aux motifs que j’ai allégués hier à MM. vos collègues, et ensuite à vous, pour refuser ma démission.

« Quelles raisons pourraient la motiver ?

« L’illégalité ? C’est à la Chambre à juger cette question ; et d’ailleurs, il serait absurde de se démettre d’un titre illusoire, d’une élection frappée de nullité.

L’indignité ? ce mot seul est un outrage, comme celui d’épuration. Je les repousse avec indignation. Celui qui pendant vingt-cinq ans a défendu les droits de la nation, a droit, sans blesser l’humilité, de se croire digne de les défendre encore, quoiqu’il sache qu’il ne sera pas dans ce cas, puisque son exclusion honorable est décidée ; mais c’est une pensée seulement qu’il énonce.

« Une démission n’aboutirait donc qu’à masquer la faiblesse, et, parlons franchement, la lâcheté de prétendus libéraux qui ne suivent qu’en tremblant l’exemple de quelques hommes énergiques placés à la sommité du côté gauche. Il est utile que la nation connaisse ceux à qui elle doit accorder ou refuser son estime, et la séance d’aujourd’hui lui donnera la mesure de bien des gens. Quant à moi, rendu à la vie privée et paisible, je sais déjà à quoi m’en tenir.

« Salut et amitié,
« † Grégoire. »


À la reprise de la séance, un homme qui avait, dit-on, coiffé le bonnet rouge à l’époque où l’évêque de Blois, au péril de sa vie, refusait de quitter la soutane, et qui s’efforçait de faire oublier sa violence démagogique d’autrefois par un redoublement de violence monarchique, parut à la tribune et demanda avec un ton de forcené que la question d’indignité dominât toutes les autres.

Benjamin Constant répondit à M. Lainé avec beaucoup de mesure, invoquant la Charte qui défendait toute recherche des opinions et des votes, et présentant, avec plus d’adresse que de vérité, l’entrée de Fouché dans le conseil du roi comme une ratification intentionnelle de ce décret d’oubli.

Un autre orateur, qui avait aussi besoin de faire oublier ses adulations envers l’usurpateur, M. de Labourdonnaye, se distingua par la furie de ses attaques contre le nouveau député de l’Isère. D’autres l’imitèrent ; ce furent particulièrement MM. de Marcellus, Pasquier, Corbière, Castel-Bajac.

Et en présence de leurs perfides imputations, aucun membre du côté gauche (M. Dupont de l’Eure excepté, dont le courage consciencieux égala la fermeté de son client), n’osa prendre la défense d’un vieillard absent dont on insultait les cheveux blancs, se lever le cœur gros d’indignation, et dire : Vous en avez menti ! — « La lâcheté des uns fut complice de la mauvaise foi des autres, » dit Grégoire dans sa correspondance.

Certes, s’il avait alors paru tout à coup dans l’assemblée, s’il avait montré son front vénérable au milieu de ces visages enflammés par la colère, si sa voix ferme et sa parole religieuse avaient pu se faire entendre au milieu de ces hurlemens barbares, il aurait fait pâlir les uns et fait taire les autres. Les grands souvenirs qu’il représentait, et celui des services qu’il avait rendus à son pays, auraient anéanti la calomnie… du moins nous devons le supposer pour l’honneur de ses ennemis eux-mêmes.

Personne aussi n’osant, dans l’intérêt des électeurs de Grenoble, soutenir, les lois à la main, la validité de l’élection, chacun prétendait motiver à sa manière le décret d’exclusion. Les propositions se croisaient : en vain le président d’âge essayait de maintenir l’ordre. Tout à coup, M. Ravez lance au milieu du tumulte cette position de la question : « Que ceux qui sont d’avis de ne pas admettre M. Grégoire, n’importe par quelle raison..... »

À peine le président a-t-il répété ces premiers mots : « que ceux qui sont d’avis de ne pas admettre… » que le centre et le côté droit se lèvent en masse aux cris de vive le roi ! et la gauche, qui prétend toujours poser la question de légalité, n’a pas eu le temps de prendre part au vote que déjà c’est chose jugée.

Cette décision ne décidait rien, sinon le sacrifice d’un honnête homme ; l’escamotage législatif était consommé, et les politiques timides pleinement satisfaits.

Tout cela se passait, observa un journaliste, dans la même salle où, dix-huit ans auparavant, Grégoire présidait le Corps législatif qui, dans l’espace de deux années, le présenta trois fois pour être sénateur.

L’exclusion de Grégoire et l’expulsion de Manuel sont des faits de la plus haute gravité dans l’histoire de la restauration. On vit alors se dessiner, en présence l’un de l’autre, les deux partis dont se composait l’opposition libérale ; l’un acceptant la charte octroyée et se donnant pour mandat une résistance purement parlementaire, destinée à servir de contrepoids au pouvoir ; l’autre, imbu des principes de la révolution, décidé à les maintenir, et à ne pardonner aux Bourbons les souvenirs de 1814 et de 1815, qu’en faveur d’un ralliement sans réserve à ces principes. Le premier, en obtenant la soumission de Grégoire et de Manuel, espérait éviter une collision décisive entre la dynastie et l’opinion publique ; l’autre se croyait parvenu à l’un de ces momens où la politique veut que, par une attitude pleine d’énergie, on contraigne son adversaire à céder ou à prendre le parti de la violence, toujours funeste pour qui en donne le signal. C’est ce qui arriva. Quinze jours après cette atteinte à l’intégralité de la Chambre, la loi électorale était remplacée par un nouveau projet du gouvernement, et une série de lois contre la liberté de la presse, et contre la liberté individuelle, commença la lutte qui s’est terminée en 1830. La courageuse résistance des deux grands citoyens donna les plus rudes secousses au trône des Bourbons.

Dans l’une et l’autre de ces circonstances, on espéra vainement que les collèges électoraux imiteraient l’exemple de la persévérance anglaise, renvoyant pour la troisième fois au parlement Wilkes deux fois exclu ; mais nos mœurs politiques sont moins anciennes et moins vivaces.

Le ministère, par une misérable tactique, convoqua les électeurs de l’Isère à vingt-cinq lieues de Grenoble ; il eut pour appui, dans ses manœuvres, les correspondances de ceux qui approuvaient le résultat de la séance du 6 décembre. D’un autre côté, la gauche ayant paru admettre l’invalidité de l’élection, il n’y avait point de chance pour qu’une nouvelle majorité se formât en sens contraire. Les partisans de Grégoire lui écrivirent pour protester que s’il eût été exclu de la Chambre comme indigne, ils n’auraient point balancé à le venger par un choix réitéré ; ils le remplacèrent par M. Camille Teyssère, candidat de l’opposition.

Grégoire, qui avait adressé une première lettre aux électeurs de l’Isère pour les remercier, écrivit une seconde lettre pour leur rendre compte de ce qui venait de se passer et de la conduite qu’il avait cru devoir tenir. Il la terminait par un pardon aussi honorable dans sa bouche qu’il dut être humiliant pour ses ennemis.

Après avoir nous-mêmes rendu compte de ces événemens, avec les détails que nous semblent mériter leur importance, il nous reste un pénible devoir à remplir ; c’est de signaler les hommes qui marquèrent surtout par l’acharnement de leurs insultes contre un vieillard sans défense ; sans défense, car la censure, qui favorisait l’attaque, mutila impudemment les lettres adressées aux journaux dans l’intérêt de la défense ; digne émule de la police d’Avignon qu’un poète a montrée, après l’assassinat du maréchal Brune,


Sur son corps mutilé protégeant les vautours[43].


« Je déclare à mes calomniateurs, disait Grégoire dans une de ces lettres dont la censure ne laissa pas subsister le tiers, je déclare que je les traînerai nominativement au tribunal de l’histoire et de la postérité, dont je ne crains pas le jugement. »

La Chambre elle-même nous a déjà fourni plusieurs de ces noms : en dehors d’elle nous trouvons MM. de Pradt, Châteaubriand, Mangin, Guizot, Dubouchage, Kératry, Charles Nodier, Lacretelle jeune, dont le frère, fidèle aux antécédens d’une carrière honorable, prit au contraire la dépense de l’accusé ; à sa voix s’unirent celles de MM. Comte et Dunoyer, Laurent (de l’Ardèche), Lavaud (de l’Isère), Léon Thiessé, Bailleul, Benjamin Laroche, etc. ; je recueille ces noms, ainsi que les premiers, dans les propres notes de l’ancien évêque de Blois, où nous lisons encore celle-ci :

« L’épithète de calomniateur s’applique particulièrement au très-révérend père Antoine, abbé de la Trappe de la Meilleraye, vicaire-général de Nantes, qui, le 22 mars 1820, a répété les mêmes mensonges contre moi dans une oraison funèbre du duc de Berry, vendue au profit des pauvres. Jadis à Pise, en Italie, on a vendu des billets de comédie dont le produit pécuniaire devait servir à faire prier pour les ames du purgatoire. De nos jours, nous voyons un abbé grand-vicaire calomnier au profit des pauvres. Honneur au révérend père dom Antoine ! »

Ces mêmes notes vont nous fournir un nouveau document propre à faire apprécier les sentimens chrétiens de Grégoire ; elles sont, à cet égard, un trésor inépuisable.

L’élection de Grenoble eut lieu sous le ministère de M. Decazes. M. Decazes avait été fort jeune admis dans la maison de l’évêque de Blois : nous avons sous les yeux des lettres où il le nomme son père, et lui parle avec effusion de cœur de ses intérêts les plus intimes. L’homme d’état imposa-t-il silence à l’ancien ami au point de favoriser les outrages qui arrachaient à Grégoire cette douloureuse exclamation : « Il y a donc une classe d’assassins pires que ceux qui cherchent à ôter la vie[44] ? » Nous aimons à croire le contraire. Toutefois, les scandales du 6 décembre se passèrent en sa présence, et son influence était toute puissante sur la censure : n’eut-il point de reproches à se faire ?

Quoiqu’il en soit, des journalistes qui avaient ouï parler des anciennes liaisons de M. le ministre de la police avec le paria de la Chambre des députés, en prirent texte pour le harceler vivement. Veut-on savoir quels furent, à cette occasion, les sentimens de Grégoire ? voici des notes dont le décousu atteste la sincérité :

« Indigné d’injures à Decazes que j’ai aimé. »

« On voulait que je donnasse ses lettres ; mais respect à l’amitié même éteinte. »

« Ego lié avec lui, et subito brusquement rompu. Quare ? nescio ; car c’était même avant la rentrée des Bourbons. La prévoyait-il déjà ? »

« Amitié sincère, et par là même plus sensible à son éloignement. »

« Il a de belles qualités, sed..... »

Ce moment de crise passé, Grégoire revint à ses habitudes laborieuses.

Nous avons dit que la restauration, en éliminant de l’Institut l’ancien évêque de Blois, l’avait privé du seul titre qui lui restât. C’était faire un oubli, que lui-même avait fait sans doute, car il n’attachait qu’une médiocre importance à sa dignité de commandeur dans l’ordre de la Légion-d’Honneur ; cependant, lorsqu’une circonstance nouvelle vint la lui rappeler, il se hâta de s’en dépouiller spontanément par une abdication motivée, adressée au grand chancelier, M. le maréchal Macdonald ; cette lettre fut connue du public, et produisit une assez vive sensation :


« Paris, 19 novembre 1822.


« Monsieur le Grand-Chancelier ;

« Votre lettre du 15 de ce mois m’avertit que l’ordonnance du 26 mars 1816, dont j’ignorais la teneur, prescrit le remplacement des anciens brevets des membres de l’ordre royal de la Légion-d’Honneur.

« Je vous envoie ci-joint l’acte primitif de ma nomination au grade de commandeur, et si je n’y joins pas les autres pièces exigées pour l’obtention d’un nouveau brevet, c’est par des considérations que je vais déduire avec la franchise, j’ai presque dit la crudité de mon caractère. Parler de soi est une chose embarrassante, mais elle m’est imposée par l’obligation de vous répondre.

« Pendant un quart de siècle et plus, j’ai rempli honorablement dans l’ordre social des fonctions éminentes que m’avait déléguées l’estime de mes concitoyens. En 1819, leur faveur persévérante rappela sur le théâtre politique un vétéran concentré dans la solitude ; mais alors était arrivé le temps des vengeances féodales, ecclésiastiques, coloniales, etc., etc. Un plan systématique d’impostures, d’outrages, de persécutions commandées, soudoyées, fut ourdi ; les rôles furent distribués, pour faire retentir dans toute l’Europe une calomnie, démentie, si l’on peut le dire, jusqu’au-delà de l’évidence, par un procès-verbal, par un discours prononcé à la tribune nationale, par une lettre dont l’original est déposé aux archives du gouvernement ; toutes ces pièces sont imprimées. À ce déchaînement de fureurs dont les annales françaises n’offrent pas un pareil exemple, concouraient ardemment des dévots ; c’est l’antipode des hommes pieux. Le pardon que je leur accorde et le désir sincère de me venger d’eux par des bienfaits, ne les absolvent pas d’un assassinat moral et des conséquences que pour eux il entraîne.

« Le résultat de cette trame odieuse, subversive de la Charte et de toute liberté nationale, fut tel que j’ai pu m’en applaudir ; car depuis cette époque l’opinion publique et très publique n’a pas cessé d’offrir des consolations à celui auquel suffit le témoignage de sa conscience.

« Mais cependant, monsieur le Grand-Chancelier, si l’homme contre lequel furent déployées tant de fureurs, était coupable, doit-on lui renouveler son brevet d’inscription sur le tableau de la Légion-d’Honneur ? Le fait suivant rendrait plus saillante encore cette contradiction :

« Sous la terreur de 1795, après avoir plus que personne (j’ose le dire, car le fait est indéniable) contribué à sauver les monumens des sciences, des arts et ceux qui les cultivent ; membre de la représentation nationale, je fus un des plus fervens promoteurs et l’un des fondateurs de l’Institut, auquel m’agrégea une élection libre et sanctionnée par la loi, mais dont je fus exclus en 1816, sinon de droit, au moins de fait par ordonnance ; et celui qui le premier dans cette société avait expressément repoussé l’acte additionnel, dont on se rappelle le dernier article, fut d’après cette ordonnance réputé sans doute indigne de siéger au milieu de cent cinquante signataires de ce fameux acte additionnel ; il fut même censé indigne de vivre, car pendant quelques années on lui ravit ses moyens d’existence, et quoique, soit nécessité, soit pudeur, on ait arrêté ou suspendu le cours de cette injustice, jamais on n’a rempli à son égard les lacunes d’une dette étayée de lois et d’ordonnances.

« La métamorphose de l’Institut a établi une doctrine absolument neuve sur la légitimité littéraire, et si elle n’a pu obscurcir la notion des devoirs que commande la solidarité littéraire, elle a laissé à d’autres hommes, d’autres temps, d’autres pays, la gloire de les mettre en pratique. Mais, revenant à l’objet de ma lettre, je demande si l’exclusion de l’Institut ne heurterait pas la concession d’un nouveau brevet de la Légion-d’Honneur, et n’offrirait pas une seconde contradiction, qui ne serait pas la dernière, car d’autres résulteraient de faits et de monumens historiques dont on pourrait ici entremêler le souvenir.

« À ces difficultés il est une solution ; mais il ne faut pas même la faire entrevoir, parce qu’en général les ministères ont pour maxime d’agir comme s’ils étaient infaillibles et impeccables.

« Honoré des suffrages les plus flatteurs dans les trois hiérarchies ecclésiastique, politique et littéraire, je ne les cherchai point ; ils vinrent trouver celui qui s’efforçait de les mériter et non de les obtenir. Dans cette dernière route on est coudoyé par la foule, dans l’autre on ne court pas ce danger. Tandis qu’au milieu des tourbillons révolutionnaires, les hommes sans caractère (c’est la presque totalité) se traînaient dans les ornières de l’adulation, de la servilité, je restai immobile sur les principes qui, dès la plus tendre jeunesse, présidèrent à ma conduite ; car la religion est une boussole qui ne décline jamais : avec elle on épanche sur tous les hommes les effusions de la bonté ; celui qui est l’objet de leurs persécutions n’est pas le plus à plaindre.

« Une vie intègre défie la médisance ; mais qui pourrait défier la calomnie, surtout depuis que les théories de l’indignité, du pouvoir absolu et du système interprétatif ont fait un progrès si étrange ? Des vexations d’un genre nouveau, si toutefois l’immense série n’en est pas épuisée, sont réservées peut-être à un citoyen paisible, inoffensif, éloigné du monde, que les amis des mœurs, de la liberté, de l’ordre, rencontrent toujours dans leurs rangs ; mais qui, n’étant pas dirigé par des idées, par des sentimens d’emprunt, toujours rallié au drapeau de la loi, ne s’enrôle jamais sous la bannière des partis.

« Un serment de fidélité au gouvernement est exigé dans la Légion-d’Honneur ; il est également prescrit aux collèges électoraux où plusieurs fois je l’ai prêté, et récemment encore aux dernières élections de Paris.

« Certes, elle est très respectable cette institution d’un ordre destiné à récompenser le mérite civil et militaire. Mon diplôme de nomination, sous la date du 26 prairial an 12, énonce textuellement qu’elle est un témoignage éclatant de la reconnaissance nationale. Si c’eût été simplement une grâce, je l’eusse refusée ; mais le régime sous lequel on vivait alors était aussi peu disposé à étendre sur moi la répartition de ses faveurs que j’étais peu disposé à les recevoir.

« Quiconque se respecte met dans sa conduite un ensemble dont il ne sait pas se départir ; telle est ma susceptibilité à cet égard, que placé par une main ennemie, dans une catégorie particulière, appelant le passé au conseil du présent, je craindrais (si j’envoyais les documens demandés pour le renouvellement du brevet), que cette démarche ne fût assimilée à une sollicitation. Qui sait si, contre la volonté formelle et l’assurance positive consignée dans la lettre du Grand-Chancelier, qui sait, dis-je, si des agens de la puissance la circonvenant, ne se ménageraient pas en cette occurrence le plaisir, que je ne veux pas leur donner, de faire rejeter la prétendue sollicitation, ou, après l’expédition du brevet, le plaisir de le faire révoquer ?

« D’ailleurs, lorsque pendant huit ans consécutifs un individu a été conspué, tourmenté sans relâche (et par qui !) ; lorsque pour le flétrir ont été faites des tentatives inouïes, quoique sans aucun succès, conserver son nom dans la matricule de l’honneur civil, ne serait-ce pas une inconséquence dont on peut, dont on doit s’épargner le reproche ? Il serait plus convenable, ce semble, de procéder régulièrement à l’examen de ses griefs et de ses droits. Celui qui indique cette mesure tient pour indubitable que la justice rendue sur un article, fait ressortir plus vivement l’injustice en d’autres.

« Inaccessible à l’ambition, arrivé aux confins de l’éternité, je m’occupe uniquement, comme dans toute ma vie, de ce qui peut éclairer mon esprit, améliorer mon cœur, et contribuer au bonheur des hommes ; quoique les services qu’on leur rend soient ici-bas rarement impunis. Repoussé du siège législatif, repoussé de l’Institut, à ces deux exclusions on permettra sans doute que j’en ajoute moi-même une troisième, et que je me renferme dans le cercle des qualités qui ne peuvent être ni conférées par brevet, ni enlevées par ordonnance ; qualités seules admises dans deux tribunaux qui réviseront beaucoup de jugemens dont nous sommes contemporains : le tribunal de l’histoire et celui du Juge éternel.

« Monsieur le Grand-Chancelier, la prolixité de cette lettre réclame votre indulgence. Pour obvier à des interprétations erronées, à des suppositions gratuites d’arrière-pensées, en vous annonçant ma détermination, j’ai dû l’entourer des motifs sur lesquels elle s’appuie. La vérité les a tracés, je vous crois digne de l’entendre, et cette déclaration est un hommage d’estime que je vous présente.

« † Grégoire,
« Ancien évêque de Blois. »


Durant les années qui s’écoulèrent jusqu’à la révolution de juillet 1830, Grégoire vécut dans un cercle d’amis singulièrement restreint par l’ingratitude et la pusillanimité. Chaque soir, quelques uns d’entre eux venaient goûter le charme de sa conversation pleine de feu, d’enjouement, et d’une érudition dont il prenait plaisir à dispenser les richesses. Il s’informait de leurs occupations, leur donnait des conseils, et jamais, dans ses immenses lectures, il ne tombait sur un document peu connu sans le transmettre aussitôt à ceux qu’il pouvait intéresser ; il n’est aucune des personnes qui se sont trouvées en relation avec lui qui n’ait reçu de sa part quelque service de ce genre. Il aimait surtout à encourager, au début de leur carrière politique ou littéraire, les jeunes gens que sa bienveillance ne tardait pas à lui attacher comme des fils. Partaient-ils pour quelque voyage, Grégoire rédigeait, selon la spécialité de chacun, des séries d’observations à vérifier ou de faits à recueillir, qui leur servaient de guides, en même temps que les réponses qu’on ne manquait pas de lui adresser accroissaient ses précieux matériaux de travail. Grâce à sa renommée européenne, sa maison continuait d’ailleurs d’être le rendez-vous de tous les étrangers qu’attirait à Paris le désir d’étendre leur savoir en quelque branche que ce fût ; car aucune connaissance ne lui était étrangère : littérature, histoire, théologie, sciences physiques et même industrielles ; il avait l’heureuse faculté de s’intéresser à tout, parce qu’avant tout ami de l’humanité, il était sans cesse préoccupé du besoin d’agrandir le domaine de l’intelligence générale.

Personne, certainement, n’a contribué autant que Grégoire à propager les idées nées de la révolution française, à leur faire faire, comme on a dit, le tour du monde. Son caractère épiscopal lui donnait un haut crédit dans les pays où les habitudes religieuses se sont le mieux conservées, et l’harmonie qu’établissait sa parole entre les doctrines de l’Évangile et les idées libérales, ouvrait à celles-ci l’accès des esprits qui se fussent montrés les plus rebelles.

Sa correspondance embrassait, pour ainsi dire, l’univers entier ; nous y trouvons des lettres des contrées les plus reculées, et de plusieurs qui sans doute n’ont jamais eu avec la France d’autres relations. Un jour peut-être nous entreprendrons d’en faire le dépouillement et d’y choisir les extraits qui peuvent intéresser le public curieux.

Outre ces communications épistolaires, Grégoire consacrait une portion notable de son revenu à faire sur différens points l’envoi des livres qui lui paraissaient les plus utiles pour répandre les progrès de la science et des arts. Sa demeure était en quelque sorte un entrepôt de librairie philantropique : on n’y voyait que ballots de volumes destinés à aller porter les lumières de la civilisation dans toutes les parties du monde.

Une autre portion de son revenu, et ce n’était pas la moins considérable, était appliquée à des œuvres de charité. Plus d’une fois il contribua de sa bourse au soulagement de quelques anciens collègues proscrits, de ces hommes qui, après avoir gouverné la France, allaient traîner dans l’exil leur honorable pauvreté. Plus d’un vieux prêtre, persécuté pour son attachement aux libertés gallicanes, trouva chez lui le partage du chrétien. Sensible aux souvenirs de sa jeunesse, il faisait souvent parvenir aux églises de Vého, son lieu natal, et d’Embermesnil, sa première cure, des ornemens et des livres pieux, ainsi que des secours aux indigens de ces deux communes. C’est par l’entremise des pasteurs qu’habituellement il envoyait ses offrandes ; leur correspondance de charité présente quelquefois une lecture touchante.

La piété de Grégoire, dont il ne fit jamais ostentation, se manifestait surtout dans sa vie intime, à la fois austère et douce. Le matin, lorsqu’après avoir dit sa messe il sortait de son oratoire et paraissait au déjeuner, sa figure était radieuse, sa voix claire et enjouée ; jamais il ne semblait si heureux. — Pendant tout le carême, il observait un jeûne sévère, ne mangeait qu’à midi un peu de pain et quelques fruits ; à dîner, son potage et un plat maigres. Mais cette rigidité n’était que pour lui-même, et il y avait toujours sur sa table des plats au goût de ses convives. — Un jour de carême, quelques ecclésiastiques vinrent dîner chez lui, et aussi plusieurs laïques. On servit du gras et du maigre : MM. les ecclésiastiques, sans se faire inviter, attaquèrent une volaille et firent honneur au repas sous les deux espèces. Grégoire n’en manifesta aucun blâme et s’en tint à son ordinaire. Lorsqu’ils furent partis, madame Dubois dit en plaisantant : — Eh bien ! monsieur l’évêque, voici des collègues moins rigides que vous. — Ce n’est pas à moi qu’il appartient de les juger, bonne mère, répondit Grégoire avec douceur ; Dieu les jugera.

On a souvent élevé des doutes sur la sincérité religieuse de l’évêque de Blois ; il y a, disait-on, dans les pratiques du culte catholique, tant de choses que repoussent les lumières modernes, qu’un homme aussi éclairé ne saurait les admettre. Nous-même nous avons quelque temps partagé cette erreur ; je dis : cette erreur ; car il est impossible d’avoir vécu dans l’intimité de Grégoire, d’avoir saisi sur ses lèvres ces exclamations qui partent du cœur, et dans son regard cette expression spontanée que l’on ne peut feindre, sans y lire tous les caractères d’une naïve et profonde piété. Religion et politique, c’étaient pour lui deux idées indissolublement liées : apôtre fervent du protestantisme national appelé gallicanisme, il voyait dans l’Évangile le code sacré de la démocratie ; mais dans la création d’un gouvernement catholique une déviation de l’égalité chrétienne.

Fidèle au culte de l’amitié, il avait conservé des relations non interrompues avec quelques uns de ses anciens compagnons de travaux, avec Lanjuinais particulièrement. Ils se réunissaient tous les vendredis pour conférer ensemble sur des matières religieuses et politiques. C’était un spectacle touchant que de voir ces deux vieux amis de près de cinquante ans, mettre aussitôt toute affaire à l’écart et causer avec la vivacité de jeunes collégiens qui se rencontrent un jour de vacance.

Le principal travail qui occupa les dernières années de Grégoire fut un remaniement complet de son Histoire des sectes religieuses ; il y incorpora plusieurs de ses anciennes publications, et y ajouta des développemens considérables. Cinq volumes de ce bel ouvrage ont paru de son vivant ; le sixième et dernier, dont l’impression commençait lorsque l’auteur fut surpris par la maladie, verra le jour prochainement.

Indépendamment de cette grande composition, plusieurs des manuscrits dont nous avons parlé dans le cours de cette notice, étaient sur le chantier ; et, cependant, Grégoire trouvait encore le loisir de terminer d’autres productions d’une moindre étendue, mais qui devaient exiger, par leur nature, de nombreuses lectures et de patientes recherches. Nous devons citer particulièrement le petit volume intitulé : De l’influence du christianisme sur la condition des femmes, qui est arrivé à sa troisième édition, et qui a été traduit dans presque toutes les langues, même en russe.

Les balles de juillet, qui vinrent frapper jusque dans son cabinet d’études à Passy, et faillirent le tuer, suspendirent un instant ces paisibles occupations ; un instant, car sa vieille expérience dut le détromper plus promptement que bien d’autres sur l’avenir que semblait promettre à la France son nouvel effort révolutionnaire. Ne vit-il pas dès le lendemain siéger dans les conseils du gouvernement, armés d’une funeste influence, plusieurs des hommes qui s’étaient montrés ses plus ardens persécuteurs ?

Une heure de sainte jouissance fut néanmoins réservée au vieillard qui avait survécu à tant d’orages. Il put embrasser, après quinze ans de bannissement, quelques uns de ses anciens amis ; mais combien d’autres, que son regard cherchait vainement, manquaient à cette fête de famille !

On avait cédé aux exigences de l’opinion publique en rendant à la France ceux des proscrits que n’avaient point tués la douleur, la misère et les climats étrangers ; mais, tandis qu’aucun souvenir de reconnaissance nationale n’était adressé aux illustres victimes qu’avait dévorées la terre d’exil, ceux-là ne rentraient eux-mêmes dans leur patrie que comme des amnistiés. Il y eut une chambre des pairs, un sénat ; et les noms de Sieyes, de Grégoire, de Thibaudeau n’y figurèrent point, lorsque le fils de Philippe d’Orléans s’asseyait sur le trône. Deux académies demandèrent la rentrée des anciens exclus, comme un droit ; et un ministre, M. Guizot, osa répondre qu’elles pouvaient les réélire successivement, lorsque des places deviendraient vacantes, mais que l’ordonnance d’exclusion ne serait point rapportée. Réélection, voilà ce qu’il offrait à des hommes privés injustement de leurs droits ; successivement, voilà ce qu’il laissait entrevoir à des vieillards dont plusieurs étaient octogénaires. Grégoire, en effet, mourut avant cette réélection, que d’ailleurs il n’eût point acceptée.

« Ainsi, dit l’auteur d’une brochure publiée à cette époque, l’iniquité commise en 1816, sous le ministre Vaublanc, a été maintenue en 1830 sous le ministre Guizot, par deux décisions qu’on croirait ramassées sur la route de Gand. Lacretelle aîné, descendu dans la tombe où le suivit l’estime publique, avait infligé au ministre de Louis XVIII une dénomination qu’il doit partager avec celui qui figurait récemment dans la liste de ses successeurs ; nous avons deux Maupeou de la littérature[45]. »

Nous avons dit que Grégoire n’avait pu tarder à être détrompé sur les promesses de juillet. Et, en effet, voici la minute d’une lettre adressée par lui, dès les premiers jours d’août, à M. Constancio, ancien ministre portugais en Amérique :


« Passy, le 6 août 1830.


« Estimable et savant Constancio,

« Je distingue votre lettre amicale dans la multitude de celles qui m’arrivent et auxquelles je ne réponds pas.

« La vôtre respire cet amour des principes, ce caractère de dignité dont vous avez donné des preuves éclatantes, surtout lorsque plénipotentiaire du Portugal aux États-Unis, vous apprîtes la lâcheté de Jean VI et le renversement des Cortès. Notre manière de penser, identique sur beaucoup de points, diffère en quelques uns. J’entre en matière.

« Pendant un quart de siècle, j’ai rempli mes devoirs dans des postes élevés des hiérarchies ecclésiastique et politique, sans les avoir cherchés. Vous me rappelez qu’en 1814 je publiai des vérités sévères et qui frappaient à plomb ce lâche Sénat dont j’ai été membre pendant treize ans. Mon écrit fut applaudi et maintes fois réimprimé. Mais la liberté en a-t-elle recueilli quelque avantage ? aucun. Mes observations sont tombées dans le fleuve de l’oubli ; l’opposition sénatoriale, qui ne comptait guère que trois individus, fut huée, persécutée ; beaucoup de lâches associèrent leurs efforts à ceux de ces Bourbons qui établirent leur tyrannie sur la déception, le parjure, et qui voulaient la continuer sur des cadavres sanglans. Au despotisme de la gloire payée chèrement, succéda celui de la stupidité et de l’hypocrisie.

« En 1810, j’étais, comme aujourd’hui, sous la remise, et cependant je crus devoir adresser à l’assemblée des cent jours, en faveur des nègres, une réclamation qui fut accueillie. Je pense comme vous qu’on peut emprunter à cette assemblée des articles importans pour rédiger une constitution assortie à nos besoins : l’Assemblée constituante et la Convention peuvent aussi fournir d’excellens matériaux ; celle-là surtout pour le régime administratif, celle-ci pour tout ce qui concerne l’instruction publique et les établissemens scientifiques ; car cette Convention, qui eut des torts immenses par sa persécution contre la religion, a d’un autre côté donné l’impulsion au développement de l’industrie et des talens. Dans ces deux assemblées et au Sénat, j’ai payé mon contingent de zèle et de travaux ; que pourrais-je faire de plus en cédant à votre invitation de prendre la plume ? vous me jugez avec trop de bienveillance et d’indulgence. J’applaudis comme vous à cette jeunesse française qui est toute radieuse de courage et de talens ; mais peu soucieuse des hommes qui l’ont précédée dans la carrière politique, elle les circonscrit dans ce qu’elle appelle Gérontocratie, et leur imprime une teinte de ridicule, contiguë au mépris. Je n’aime pas à m’avancer sur la scène, et j’ai toujours cédé le pas à quiconque veut marcher en avant. Considérez, je vous prie, que depuis ce qu’on a si improprement appelé restauration, la France, à quelques exceptions près, la France est gouvernée par l’émigration ecclésiastique et nobiliaire, par le jésuitisme et l’ultramontanisme, et par des hommes, tristes débris de nos assemblées politiques, qui ont (tant de fois je l’ai dit) suivi toutes les bannières, arboré toutes les couleurs et professé toutes les doctrines. Tels sont les hommes dont un grand nombre encore aujourd’hui vont s’occuper de notre avenir. Je ne suis pas coopérateur dans cette entreprise. Parmi les faiseurs, je vois une foule de gens qui, en 1819, abandonnèrent lâchement la cause du député de l’Isère, et d’autres qui l’accablèrent d’outrages, les uns plus tôt, les autres plus tard ; je n’en connais aucun même de vue ; en me repoussant d’un poste que je n’avais ni désiré, ni cherché, et que je n’aurais accepté qu’en sacrifiant mes goûts et ma santé, ils me rendaient un service ; mais de là datent le relâchement, l’apathie, l’abandon des principes qui firent altérer la législation, expulser Manuel, décerner aux émigrés le milliard promis aux défenseurs de la patrie, etc. Voilà (du moins en partie) les hommes à qui seront livrées nos destinées. À Dieu ne plaise que j’aie contre eux aucune aigreur ; ce sentiment est étranger à mon cœur, à mes principes, et j’éprouve un vif désir de trouver l’occasion de faire du bien à ceux qui m’ont fait tant de mal ; ce qui m’intéresse essentiellement c’est le sort de ma patrie. La victoire remportée par l’héroïsme français est admirable ; un pacte social qui garantisse toutes les libertés doit en être le résultat. Parmi les hommes chargés de cette tâche, j’en vois d’éminens en talens, en vertus ; mais il y a déjà l’ombre au tableau. Vétéran d’âge et d’expérience, je suspends mon jugement. Cette lettre commencée à Passy, et que j’achève à Paris, a été sept ou huit fois forcément interrompue ; griffonnée à la hâte, c’est une marqueterie de pièces incohérentes. J’aurais bien d’autres observations à vous présenter : elles pourront être l’objet d’une autre épître.

Les nations sont solidaires et ne forment en droit qu’une famille. Je fais aussi des vœux pour le Portugal, et j’aime à espérer qu’un jour il profitera des lumières et du courage de l’homme estimable à qui je réponds, et que j’embrasse cordialement. »


L’ombre ne fut pas long-temps sans couvrir le tableau. L’homme de juillet, Lafayette, traité avec la plus noire ingratitude dans la Chambre des députés, à l’occasion d’un projet de loi sur la garde nationale, fut obligé de se démettre du commandement suprême que les acclamations de la France lui avaient décerné. Grégoire lui écrivit aussitôt :


« Paris, 6 décembre 1830.


« Mon cher ancien collègue et ami,

« L’étude des hommes, toujours utile et même nécessaire, n’est pas toujours consolante ; un mérite éminent offusque l’envie, et quand elle ne peut échapper à l’obligation de donner des éloges, un dépit concentré s’échappe en explosions qui révèlent le fond du cœur.

« Dans toute organisation politique autorité municipale et garde nationale sont des élémens essentiels. Depuis 1789, votre nom est indispensablement uni à celui de cette armée citoyenne qui, toujours digne de la nation, a justifié nos efforts et comblé nos espérances.

« Vous connaissez mes sentimens d’estime et d’amitié pour vous : s’ils étaient susceptibles d’accroissement, il aurait lieu après avoir lu ce qui vous concerne dans la séance d’avant hier à la Chambre des députés ; j’éprouve le besoin de vous le dire ; et c’est dans l’effusion de son ame que vous embrasse votre ancien collègue et ami,

« Grégoire,
« Ancien évêque de Blois. »


La fixation du traitement accordé au chef de l’état fut une des premières occasions où se mirent en présence le parti qui voulait continuer l’ancienne monarchie sous un nom nouveau, et celui qui demandait une réforme plus profonde dans le sens démocratique. Grégoire prit la plume pour payer un dernier tribut aux opinions de toute sa vie, et publia des : Considérations sur la liste civile, ouvrage vendu au profit des blessés de juillet. Il n’y dissimule pas son regret d’avoir vu le drapeau de la république servir à l’établissement d’une nouvelle royauté ; mais il se soumet sans murmure, et cherche seulement à faire sortir des circonstances tout ce qu’elles peuvent offrir de favorable à la liberté.

« Jadis un philosophe donna aux Athéniens, non les lois qui lui paraissaient les meilleures, mais les mieux adaptées à leur situation, à leur caractère. Une considération de même genre a fait prévaloir, dit-on, le système politique qu’on vient de proclamer. Il est permis de croire qu’une base monarchique n’est pas la plus solide pour asseoir l’édifice social ; mais l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de gouvernement, serait un fléau plus redoutable encore qu’un gouvernement défectueux. En conservant une théorie républicaine, en s’affligeant des obstacles qui en repoussent l’application, il faut s’incliner devant la volonté nationale, et remplir par conscience un devoir que tant d’autres ne rempliront que par des calculs de crainte, d’ambition, d’intérêt. Réconcilier la liberté avec la royauté, c’est une tentative au succès de laquelle j’applaudirais. Puisqu’on nous promet une monarchie démocratique, tâchons d’en effacer les anomalies et d’en rectifier les imperfections. Tel est le but de cet opuscule, dicté par l’amour de la patrie, et non par une intention hostile. »

Ce passage exprime complètement les dispositions conciliatrices où se trouvaient, en 1830, les partisans même les plus absolus du système républicain. Ces dispositions n’auraient point changé, s’ils n’avaient vu des hommes anti-nationaux précipiter le pouvoir dans des voies réactionnaires, et outrager avec impudeur les souvenirs glorieux de notre révolution.

Dans ses Considérations, Grégoire, après avoir signalé les dilapidations de l’ancienne cour comme une source principale de nos déficits financiers, tracé l’histoire des listes civiles, et montré que le régime républicain est le plus économique pour les nations, examine, l’almanach royal en main, les réductions qui pourraient être faites sans porter atteinte à la dignité de la couronne, et les trouve fort nombreuses. Il pense que la liste civile, au lieu d’être fixée d’avance pour la durée de tout un règne, devrait être votée annuellement comme le budget, en tenant compte des besoins du chef de l’état et des ressources du pays, deux élémens naturellement variables.

Les déceptions politiques, qui se succédèrent alors avec tant de rapidité, exercèrent une douloureuse influence sur l’ame du vieillard, un moment rajeunie par l’espérance de voir, au terme de sa carrière, l’arbre de la liberté, qu’il avait célébré, étendre ses rameaux sur la génération nouvelle. Sensible, comme un jeune homme, à la perte de ses illusions, parce qu’il avait su conserver l’ardeur et la naïveté du jeune âge, un chagrin rongeur s’empara de lui, et détruisit en peu de mois ses forces qui lui avaient permis jusqu’alors de se livrer à des travaux assidus. Ceux qui l’approchaient le voyaient souvent joindre les mains et lever au ciel un regard attristé, comme pour une muette prière ; puis, lorsqu’il s’apercevait de la présence de témoins, ou quand on lui demandait avec sollicitude s’il éprouvait quelque souffrance, son visage exprimait un sourire, douloureux malgré lui, par lequel il s’efforçait de rassurer ses amis.

Le mal moral rendit bientôt incurable un mal physique dont l’énergie de son ame triomphait depuis long-temps. Mais Grégoire n’était point de ceux que les approches de la mort peuvent surprendre ni troubler. Six ans auparavant, dans la prévoyance de cet événement, il avait lui-même rédigé ses instructions.


Notes sur ce que je désire que l’on fasse si je tombe malade, quand même le danger ne paraîtrait pas imminent, et sur ce que je demande que l’on fasse dès que j’aurai expiré.


« Le vertueux Duhamel, prêtre, membre de l’Académie des sciences, décédé en 1706, avait dit plusieurs fois qu’il désirait mourir immédiatement après avoir dit la messe : son vœu fut exaucé ; car la mort le frappa dans la sacristie lorsqu’il descendait de l’autel. Si j’avais la piété et les vertus de ce saint homme, je formerais le même désir.

« J’ignore si la mort viendra m’atteindre inopinément par un coup d’apoplexie, par un accident, ou même par un assassinat, dont j’ai été menacé. Dans ce dernier cas, que mon imagination repousse, en condamnant le crime je pardonne d’avance à celui qui m’ôterait la vie, et d’avance je prie Dieu qu’il lui pardonne.

« Si au contraire une maladie précède mon trépas, je supplie ma bonne mère adoptive, madame Dubois, et les autres personnes qui connaîtront ma situation, de me procurer sans délai tous les secours de la religion, plusimportans que ceux de la médecine, en priant de se rendre près de moi mon confesseur, M. Euvrard, prêtre de la paroisse Saint-Séverin, rue de la Vieille-Bouclerie, no 24, pour me disposer au passage de la vie à l’éternité, par les sacremens de pénitence, d’extrême-onction et de l’eucharistie comme viatique.

« Par respect pour le caractère épiscopal dont, quoique indigne, j’ai l’honneur d’être revêtu, et d’ailleurs pour se conformer aux prescriptions du pontifical et du rituel, on me revêtira des rochet, camail, étole, croix pectorale. Avant de recevoir le corps sacré de Jésus-Christ, je renouvellerai mes vœux du baptême et ma profession de foi catholique.

« Je regarde comme un crime l’absurde délicatesse de certaines gens qui craignent d’annoncer à un malade le danger de sa situation. Quant à moi, je veux qu’on m’en instruise sur-le-champ ; c’est tout à la fois un ordre que je donne et une grâce que je demande.

« Dès ce moment, les personnes qui veulent bien s’intéresser à moi sont suppliées de redoubler de ferveur pour demander à Dieu le salut de mon ame.

« Je demande qu’on fasse près de moi, surtout le soir et le matin, des prières à voix haute, afin que mon cœur s’y associe ; qu’on me récite en français ou en latin la prose des morts, Dies iræ, l’hymne des premières vêpres du jour de la dédicace, urbs Jerusalem beata ; qu’on me lise la passion de Jésus-Christ, et qu’on place le crucifix entre mes mains.

« Quand on présumera que je suis près d’expirer, qu’on me récite les prières des agonisans, et qu’on m’étende, si ma situation le permet, sur la paille ou sur la cendre pour y rendre l’ame en pénitent.

« Je veux que ce soit un homme qui m’ensevelisse ; mais seulement après la visite du chirurgien chargé de constater mon décès ; car avant cette visite, il est abusif et même criminel de couvrir le visage d’un malade, qu’on étouffe par cette imprudence, s’il lui restait encore un souffle de vie : cet abus, dit-on, est commun à Paris et sans doute ailleurs.

« L’usage est qu’un prêtre, qu’un évêque, soit dans le cercueil à visage découvert avec le costume sacerdotal ou épiscopal, comme pour célébrer la messe, jusqu’à ce qu’on le couvre pour le déposer en terre. L’auguste religion que j’ai le bonheur de professer, suit l’homme jusque dans son dernier asile. On trouvera dans mon testament et mon codicile mes dispositions concernant mon inhumation. Mais au moment où j’écris, les journaux retentissent de refus des sacremens et des funérailles chrétiennes de la part de prêtres et d’évêques ignorans et fanatiques, suivant leurs caprices et leurs préjugés. Si quelquefois des raisons valables et plausibles motivent ces refus, d’autres fois ils prétendent les justifier par des accusations vagues de schisme, de jansénisme, dont tant de gens, et surtout tant de dévotes, parlent sans avoir même les notions les plus simples à cet égard ; et ces inculpations banales ou incertaines, servent de prétexte pour colorer l’odieux d’un outrage certain.

« Le clergé insermenté, émigré, rentré, célébra dans l’église Saint-Benoît un service funèbre pour l’astronome Lalande, qui dans sa longue carrière professa l’athéisme le plus révoltant. Le clergé de Saint-Sulpice accorda les funérailles chrétiennes à Volney, mort très décidément incrédule ; qui sait si la haine persévérante du clergé qui actuellement domine la France, ne les refusera pas à l’évêque qui, dans la Convention, soutenu par la grâce divine, au milieu des hurlemens de l’impiété, se déclara persévérant dans ses principes comme catholique et comme évêque ; qui le premier, à la même tribune, réclama la liberté du culte, quoiqu’il fût à l’avance certain d’être outragé et conspué ; qui, avec d’autres évêques et prêtres, malgré les menaces et les persécutions, s’occupa sans relâche du rétablissement de la religion catholique ; qui, à la tribune conventionnelle, tonna contre les vexations exercées sur une multitude de prêtres insermentés, entassés sur des pontons à Rochefort, et obtint leur délivrance, etc., etc.

« Si après tant de calomnies, d’outrages, de persécutions, un dernier outrage est réservé à ma dépouille mortelle, que Dieu pardonne à ceux qui en seront les auteurs et les approbateurs ! J’espère en la miséricorde de Dieu par les mérites de Jésus-Christ mon Sauveur.

« Paris 22 octobre 1825.
« † GRÉGOIRE,
« Ancien évêque de Blois. »


L’opiniâtre haine de ses ennemis ne fut que trop fidèle à justifier ces appréhensions. Lorsque Grégoire fut convaincu de la gravité de son état, après avoir déposé sa confession dans le sein du prêtre qui avait coutume de la recevoir, il témoigna le désir que les sacremens lui fussent administrés par le curé de sa paroisse, l’Abbaye-aux-Bois. Celui-ci vint, accompagné de son premier vicaire, jeune ecclésiastique plus ardent, à ce qu’il parut, pour les récentes études du séminaire que pour les devoirs de la charité chrétienne. C’est du moins ce que l’on peut inférer de sa conduite chez l’ancien évêque de Blois, avec lequel il s’empressa beaucoup plus d’entamer une discussion théologique qu’il ne songea à lui prodiguer de pieuses consolations. Prenant la parole pour le curé, qui sans doute l’avait amené dans ce but, il déclara au malade que l’unique moyen de se réconcilier avec l’Église, et d’obtenir les sacremens, était de faire une rétractation du serment constitutionnel ; à quoi le vieux gallican répondit avec quelque vivacité : « Jeune homme, ce n’est pas sans un mûr examen que j’ai prêté le serment que vous me demandez de renier ; ce n’est pas non plus sans de sérieuses méditations au pied de la croix que j’ai accepté l’épiscopat, alors qu’il ne pouvait être un objet d’ambition ; et toutes ces choses, je les ai faites avant que vous ne fussiez au monde. »

Il termina ainsi la discussion : « Messieurs, vous n’obtiendrez rien de moi de contraire à ce que j’ai professé toute ma vie ; ressusciter aujourd’hui de pareilles tracasseries, même en dépit du concordat de Pie VII, qui a jeté un voile sur ces questions, abrogé les brefs de son prédécesseur, et nous a conjurés à la paix et à l’union, c’est faire le plus grand mal à la religion et s’en déclarer les ennemis. Si la nécessité où vous me réduisez de recourir, pour les sacremens, à un prêtre étranger, cause du scandale, il retombera sur ceux qui y auront donné lieu… »

M. le curé lui ayant aussi demandé s’il consentirait à signer le Credo du rituel, le malade répondit qu’après avoir manifesté par ses actions et ses écrits son attachement inviolable aux vérités de la religion, il devait repousser comme injurieuse une exigence à laquelle on ne soumettait point les simples fidèles.

Grégoire avait d’ailleurs conservé si bien tout le calme et toute la lucidité de son esprit, que pendant cette discussion, et dans les scènes qui suivirent, il argumenta, malgré sa faiblesse croissante, avec sa verve et sa fécondité ordinaire, et plusieurs fois il envoya chercher des livres de sa bibliothèque pour appuyer sa pensée par l’autorité des citations.

Le lendemain de l’entrevue que nous avons racontée, M. l’archevêque de Paris, exactement informé de circonstances qui l’intéressaient vivement, envoya à Grégoire une lettre que nous devons rapporter dans son entier[46]. Pour éviter de donner un titre quelconque à l’ancien prélat, cette lettre était sans suscription.


« Paris, le 5 mai 1831.


« Au sein de la retraite d’où je voudrais sortir pour aller vous tendre la main sur le penchant de l’éternel abîme, au pied des autels où je viens d’offrir pour vous le saint sacrifice, je me sens pressé d’ouvrir mon cœur à un frère, d’autant plus malheureux et plus à plaindre qu’il ne paraît pas comprendre le danger où il se trouve ; et je demande à Dieu de lui laisser voir le désir ardent qui me possède pour son salut.

« Le curé de l’Abbaye-aux-Bois n’a pas manqué de m’instruire des démarches que son zèle et sa charité pastorale lui ont fait entreprendre, conjointement avec son vicaire, pour répondre d’abord aux intentions que vous lui aviez manifestées, au sujet des derniers sacremens de l’Église, et ensuite de la stérilité dont vous avez frappé ces mêmes démarches, en refusant, avec une désolante assurance, d’abjurer des erreurs condamnées par l’Église universelle, et dont vous avez soutenu jusqu’à ce jour la profession publique.

« L’état de maladie où vous vous trouvez ne me permet pas d’entrer avec vous dans une discussion qui serait trop fatigante et trop pénible, discussion d’ailleurs plus d’une fois renouvelée, et toujours devenue inutile. C’est de la seule grâce de Dieu, et non de nos moyens et de nos efforts, que nous attendons une conversion, qui pour être tardive n’en consolerait pas moins l’Église, que vous avez si long-temps contristée, et qui vous préparait par le repentir une place dans la société des saints. Je me transporte en esprit auprès de votre lit de mort ; je vous conjure à genoux, les mains jointes et les larmes aux yeux, d’avoir pitié de votre ame en rentrant dans le sein de l’unité catholique, hors de laquelle vous ne pouvez espérer la couronne immortelle.

« Les ames les plus ferventes de mon diocèse sont en ce moment en prière, et ne cesseront de fatiguer le ciel jusqu’à votre dernier soupir, afin d’obtenir pour vous cette grande miséricorde. Non, quelle que soit la fausse sécurité dans laquelle vous semblez demeurer, non, il n’est pas possible que vous puissiez vous persuader avoir seul raison contre le chef de l’Église et l’épiscopat tout entier ; la modestie toute seule devrait vous en faire douter ; l’humilité, sans laquelle nul n’entrera dans le royaume des cieux, achèvera de vous convaincre. Priez donc avec nous, en toute humilité, mon cher frère, et vous verrez se dissiper les nuages qui jusqu’à cette dernière heure vous dérobent la vérité.

« Quel que soit, au reste, le sort de cette lettre, croyez qu’elle n’est dictée par aucune considération humaine, par aucun motif de crainte ou d’amour-propre ; non pas même uniquement par le motif si louable d’ailleurs de prévenir un scandale dont les suites seraient aussi peu honorables pour votre mémoire qu’elles seraient affligeantes pour la religion ; mais elle est dictée par le sentiment qui convient à un pasteur disposé à donner sa vie pour chacune des ames confiées à sa garde, à sa vigilance et à sa sollicitude. Cette seule parole aussi vous dit assez, mon très cher frère, tout ce que vous pouvez attendre de mon cœur, tout ce que vous avez droit d’exiger de moi en échange de la consolation que j’ai la confiance de réclamer de vous, qu’il ne tient qu’à vous de me procurer, en même temps qu’elle vous assurera devant Jésus-Christ un jugement favorable.

« † Hyacinthe,
« Archevêque de Paris. »

« P. S. Je charge le vénérable curé de l’Abbaye-aux-Bois de vous remettre cette lettre. »


Grégoire dicta sur-le-champ la réponse suivante :


L’ancien évêque de Blois à monsieur l’archevêque de Paris.


« Paris, le 7 mai 1831.


« Monsieur l’Archevêque,

« Me tendre la main quand vous me croyez sur le penchant de l’éternel abîme est un acte de charité qui mérite toute ma reconnaissance. Depuis la mort de messieurs de Belloy, Maury et Emery, je n’étais plus habitué à recevoir de communications directes de l’archevêché de Paris.

« Je regrette vivement que la nature des conditions dont le respectable curé de l’Abbaye-aux-Bois était chargé de me faire la proposition, ait rendu stérile une démarche que je m’étais empressé de solliciter, et m’ait privé de la consolation de recevoir, par les soins du clergé de ma paroisse, les secours de la religion. Ce refus ayant tous les caractères d’une persécution, j’ai reçu d’une autre main le saint viatique, et j’ai l’heureuse certitude qu’en cas de besoin, je recevrai aussi l’extrême-onction.

« Je vois, monsieur l’archevêque, qu’il est impossible de nous entendre sur ces prétendues erreurs condamnées par l’Église, et que vous me reprochez de soutenir avec une désolante assurance : comme vous, je suis convaincu que, dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, exclusivement, se trouvent les moyens d’obtenir cette couronne immortelle, objet de tous mes vœux, et que, dans votre pieuse sollicitude, vous craignez de voir m’échapper. Je sais qu’à l’Église catholique seule a été promise cette assistance de l’Esprit-Saint, qui ne permet pas qu’elle s’égare au milieu des écueils dont elle est entourée ; aussi, toutes les vérités qu’elle enseigne me sont elles également chères, et n’en est-il aucune que je ne fusse prêt à sceller de mon sang. Du reste, ma vie tout entière et mes ouvrages déposent assez de l’intégrité de ma foi, pour que je me croie dispensé de subir l’injurieuse condition de proclamer de nouveau, au lit de douleur, par souscription au Credo, souscription qu’on n’exige pas même des simples fidèles, les vérités d’une religion dans laquelle j’ai eu le bonheur de naître, que je n’ai cessé un seul instant de professer et de défendre au milieu des circonstances les plus périlleuses, et où j’ai la ferme conviction que Dieu me fera la grâce de mourir.

« Vous me parlez du chef de l’Église et de l’épiscopat tout entier, qui auraient condamné le serment à la constitution civile du clergé. Si le chef de l’Église et l’épiscopat tout entier eussent porté un pareil jugement, mon devoir serait de me soumettre et de me repentir ; mais, outre que l’église universelle n’a point statué sur cette matière, et qu’au contraire, Pie VII a voulu, par son bref de juillet 1796, mettre fin à des discussions plus politiques que religieuses, mon caractère épiscopal et mon orthodoxie ont été constamment reconnus par un grand nombre d’évêques, les plus savans comme les plus pieux de la catholicité, qui, pour la plupart, m’ont prévenu d’égards, et dont la conformité de principes avec les miens est attestée par des pièces qui sont en ma possession. Vos propres archives, monsieur l’archevêque, peuvent vous apprendre que le vénérable cardinal de Belloy, l’un de vos prédécesseurs, m’avait, en me donnant la qualité d’évêque, que vous avez cru devoir supprimer dans votre lettre, autorisé à exercer, dans tout le diocèse, les fonctions du saint ministère ; cette autorisation me fut ensuite verbalement confirmée par le cardinal Maury ; enfin, vous ne pouvez ignorer la touchante union qui, depuis le concordat jusqu’à la restauration, a existé entre la majorité des prêtres assermentés et ceux qui ne l’étaient pas. Comment donc serait-on fondé à dire que je veuille avoir raison seul contre tous, lorsque je refuse de rétracter un serment prêté avec conviction et bonne foi, que beaucoup d’évêques n’ont pas improuvé comme vous, puisqu’ils sont restés en communion avec moi, et dont, à moins d’une décision contraire de l’Église universelle, on ne peut me contester le droit et le devoir de soutenir la légitimité et la catholicité. Aussi suis-je fondé à penser, avec Bossuet, que les véritables schismatiques sont ceux qui repoussent des frères attachés à l’unité.

« Après ce que je viens de dire, si de nouvelles considérations étaient nécessaires, je vous rappellerais que le serment imposé en 1606, par Jacques Ier, roi d’Angleterre, fut d’abord condamné par le pape ; qu’il fut, depuis, approuvé par la Sorbonne, et plus tard, par Bérault-Bercastel, Fabre, Holdin, et enfin par l’immortel Bossuet. Le même dissentiment existe quant au serment civique. Si jamais l’Église, je le répète, venait à se prononcer contre ma doctrine, je suis soumis d’avance à sa décision ; mais, jusque là, je reste inébranlablement attaché à ma croyance, comme à mon amour pour la chaire de saint Pierre, si étrangement défigurée par les fausses décrétales et par ces prétentions ultramontaines, au milieu desquelles ont été bouleversées et les libertés de l’Église gallicane, si précieuses à nos pères, et la discipline de la primitive église, cette discipline qui avait conquis à la fois tous ces peuples qui, depuis plusieurs siècles, déchirent le sein de leur mère, et dont la désertion accuse la haute imprudence de ceux qui, par des abus déplorables, ont fourni tant de prétextes de schisme.

« Je viens, monsieur l’archevêque, de vous exposer les motifs qui m’interdisent une rétractation que je regarderais comme un parjure, quand je considère surtout que, dans l’affaire de l’arianisme, ce fut d’abord le très petit nombre qui resta fidèle à la foi de Nicée, et finit par faire triompher la cause de la religion.

« Soyez sûr, qu’ainsi que vous, je suis loin d’obéir à des considérations humaines, pas plus aujourd’hui qu’au temps où je défendais, à la tribune nationale, la religion attaquée avec fureur, où j’obtenais la liberté des prêtres réfractaires, entassés sur les pontons de Rochefort, et où, malgré les menaces et les hurlemens de l’incrédulité, le premier je réclamai l’ouverture de ces mêmes temples dont on repoussera, peut-être, ma dépouille mortelle !….

« Je voudrais m’arrêter ici, mais j’éprouve le besoin de vous dire un mot de mes opinions politiques, qui servent de prétexte aux persécutions auxquelles je suis en butte depuis quarante ans. Une circonstance de ma vie a été odieusement dénaturée : je n’ai jamais voté la mort de personne..... Un des premiers, j’ai demandé l’abolition de cette peine, reste de barbarie et honte de la civilisation. Plus encore, ma voix et ma plume n’ont cessé de revendiquer les droits imprescriptibles de l’humanité souffrante, sans distinction de croyance, de climat, de couleur et de races ; et si, au moment de descendre dans la tombe, quelque chose me fait éprouver un sentiment pénible, c’est de voir le père des fidèles ordonner, dans ses états, des exécutions qui sont loin de rattacher à la religion d’un Dieu de miséricorde tant de peuples déjà chancelans dans leur foi.

« J’ai toujours cru, et je l’ai toujours professé, que la religion de J.-C. était l’amie de la liberté et de toutes les idées généreuses. Telle était aussi l’opinion de Chiaramonti, évêque d’Imola. Étrangère sur la terre, la religion ne demande que la liberté du passage. Si toutes les formes de gouvernement ne lui sont pas indifférentes, elle se soumet à toutes ; mais, sans doute, il m’a été permis de préférer la république. Ils sont bien coupables les ecclésiastiques qui ne mêlent la politique à la religion que pour mettre l’une dans la dépendance de l’autre ! Pendant quinze années on a fait ce déplorable amalgame jusque dans la chaire de vérité. Dans nos églises, tout tendait à représenter la religion comme étant essentiellement liée à la dynastie déchue, et on ne vit plus, dès lors, dans la majorité du clergé, que des instructeurs de despotisme et des ennemis de nos institutions. C’est aux imprudences de ce clergé, opposé au mouvement de la société, qu’il faut attribuer cette haine implacable qui poursuit des prêtres d’ailleurs dignes de respect ; ce sont les mêmes causes qui viennent de pousser quelques hommes égarés à ces profanations, à ces destructions dont nous avons tant à gémir.

« Permettez-moi de vous le dire, monsieur l’archevêque, la religion se perd en France par la faute du clergé ; ses divisions depuis la restauration, l’introduction clandestine d’un ordre dangereux pour toutes nos libertés, la prétention de faire rétrograder la civilisation au lieu de favoriser ses progrès, le fanatisme et l’ignorance du jeune clergé, voilà les véritables plaies de la religion.

« Monsieur l’archevêque, deux criminels furent crucifiés aux côtés de Notre-Seigneur, votre modèle et le mien. L’un d’eux se tournant vers le Christ mourant..... Vous connaissez le reste… ; mais vous paraissez oublier que Jésus-Christ ne lui demanda ni amende honorable, ni rétractation. L’humilité que vous me recommandez m’a conduit à ce rapprochement.

« Je réclame de l’un de ses disciples la même indulgence. Si elle m’était refusée, je n’en resterais pas moins plein de confiance dans l’infinie miséricorde de Dieu, et j’en serais fâché pour moi… et pour vous.

« Agréez, monsieur l’archevêque, mes salutations respectueuses.

« † H. GRÉGOIRE,
« Ancien évêque de Blois.

« P. S. Si au milieu de mes souffrances, éprouvant quelque peine à rassembler mes idées pour dicter cette lettre, je n’ai pu donner aux graves questions qui y sont faiblement indiquées qu’un court développement, je m’en réfère aux ouvrages où je les ai traitées à fond. »


À cette lettre, M. de Quélen répondit par deux notes successivement adressées à M. l’abbé Baradère, que le malade avait appelé auprès de lui et qui lui donnait ses soins. On regrette d’y trouver un ton de dureté dont l’évangile ne contient point de modèles, et ce n’est pas sans quelque satisfaction que nous voyons l’inférieur donner cette leçon à son supérieur : « M. Grégoire a reçu tous les sacremens spirituels qu’on s’est obstiné à lui refuser. On a pensé que le salut du malade était le premier intérêt à consulter. Si la discipline peut en souffrir, la charité, dit saint Augustin, devient alors la suprême loi[47]. »

Cet échange de notes entre l’archevêché et la maison de Grégoire se prolongea plus de quinze jours, et le 27 mai, quand le malade était dans le délire de l’agonie, l’archevêque prescrivait encore de tout tenter pour obtenir son adhésion aux brefs de Pie VI et Pie VII sur le point en question.

C’est que le clergé ultramontain attachait la plus grande importance à pouvoir répondre, par une victoire gagnée sur l’illustre apôtre de la démocratie religieuse, au témoignage d’aversion que venait de lui donner le peuple de Paris[48]. Et Paris entier avait les yeux fixés sur cette lutte cruelle, où Grégoire déployait pour la dernière fois toute la fermeté de son caractère M. Baradère, frappé de la grandeur de ce spectacle, et n’osant se fier à sa mémoire, écrivait dans la chambre même du moribond le récit de ses derniers momens ; celui-ci s’en aperçut et en exigea la lecture, qu’il écouta avec un calme parfait[49].

Cependant le danger allait croissant, et Grégoire, qui avait reçu le viatique des mains de l’abbé Baradère, réclamait avec instance le dernier sacrement des mourans. Les refus réitérés du curé de l’Abbaye-aux-Bois, commandés par l’archevêque, ne laissaient plus aucun espoir de ce côté. L’idée vint alors aux personnes qui entouraient le malade, et au malade lui-même, de s’adresser à M. l’abbé Guillon, évêque nommé de Beauvais, et aumônier de la reine. M. l’abbé Guillon, séparé de Grégoire par ses opinions religieuses et politiques, s’était montré pendant plus de quarante ans l’adversaire de ce qu’il nomme dans ses écrits le schisme constitutionnel ; mais l’estime générale, inspirée par son caractère, ne permettait pas de craindre qu’il repoussât la prière d’un mourant. « Je fis, raconte M. Baradère, une démarche auprès de M. Guillon. Celui-ci fut très surpris d’un pareil message. — Comment, me dit-il, M. Grégoire m’appelle, moi, l’auteur de la Collection des brefs de Pie VI et du Parallèle des révolutions ? mais ce n’est pas possible. — Monsieur, je viens, au nom de la charité chrétienne, vous prier d’accourir au secours d’un mourant abandonné, et c’est lui-même qui réclame votre assistance. Le temps presse, qui sait si vous arriverez à temps ? il vient d’éprouver une crise épouvantable ; si elle se renouvelle, il ne saurait y résister. M. Grégoire se rappelle que vous avez suivi des bannières différentes ; mais il sait aussi ce qu’on a droit d’attendre d’un prêtre charitable.

« Je lui fis ensuite part de toutes les démarches faites auprès de l’autorité, du refus persévérant des secours spirituels, et M Guillon ne balança pas un instant, quoiqu’il n’ignorât pas les tribulations auxquelles l’exposait son dévouement. Le même jour, il se rendit près du malade, qui lui tendit la main en disant : « Monsieur l’évêque, de toutes les grâces que j’ai reçues dans ma maladie, votre visite est celle qui touche le plus mon cœur. » Ses yeux étaient baignés de larmes. »

L’abbé Guillon crut devoir faire d’abord de nouvelles tentatives auprès du chef du clergé parisien, tentatives infructueuses comme les premières ; mais quand l’état du malade ne permit plus aucun retard, il prit sur lui de procéder à l’administration des derniers sacremens. « Jamais cérémonie ne fut plus touchante, dit la relation que nous avons déjà citée ; les personnes qui ont eu le bonheur d’y assister en conserveront long-temps le souvenir. Les pieuses allocutions de l’abbé Guillon, et les réponses spontanées du mourant, ne sauraient se reproduire : tout était admirable dans cette scène de dévouement, d’onction et de résignation. »

La tranquillité qui descendit alors dans l’ame chrétienne de Grégoire prolongea certainement son existence de plusieurs jours, nouveau et magnifique témoignage de la sincérité de ses croyances.

À peine cet acte d’humanité fut-il accompli et connu, que les ultramontains se déchaînèrent avec violence contre son auteur et contre le martyr qui venait d’en être l’objet. Des journaux, qui se prétendaient chrétiens, publièrent l’article abominable que nous allons transcrire pour donner la mesure de leur fanatique fureur :

« L’ancien évêque constitutionnel de Loir-et-Cher doit mourir comme il a vécu, étranger à la communion de l’Église catholique, flétri du sceau de l’intrusion et du schisme, frappé des anathèmes du pape Pie VI. Le seul fait de son institution illégitime, sa persévérante opiniâtreté dans ses erreurs, le scandale de ses écrits contraires à l’unité et à la foi chrétienne, le dénonçaient hautement comme rebelle à l’Église, au siège apostolique : il ne pouvait être relevé des censures, admis au bienfait des sacremens et des suffrages des fidèles après sa mort, à moins d’une solennelle rétractation, proclamée par lui de vive voix et par écrit, en présence de témoins. Conférer à un tel homme l’extrême-onction ne pouvait donc être qu’une violation sacrilège des règles de la discipline et des principes les plus sacrés de la foi catholique. C’est là le crime dont M. l’abbé Guillon s’est rendu coupable aux yeux des fidèles, des prêtres et des pasteurs, aux yeux de Rome de qui il attend ses bulles canoniques. »

Nous avons tout à l’heure appelé cela du fanatisme ; mais ce mot implique une idée de sincérité. Ne serait-il pas permis d’y voir plutôt une comédie politique, lorsqu’on se rappelle que l’auteur du Dictionnaire des athées, et celui du Catéchisme de la loi naturelle, avaient été déposés en terre sainte par le clergé de Paris ? lorsqu’on se rappelle que si un pape infaillible avait condamné dans ses brefs les prélats assermentés, un autre pape, son successeur, non moins infaillible, avait maintenu plusieurs d’entre eux dans leurs fonctions épiscopales, sans en exiger aucune rétractation, et recommandé à tous l’oubli des anciennes querelles ?

L’archevêque, informé de ce qui s’était passé, adressa à l’abbé Guillon une lettre menaçante, dans laquelle il lui disait : « S’il était vrai que vous eussiez administré les sacremens à M. Grégoire, mon silence me rendrait votre complice. Je dois à mon diocèse, à l’Église de France, au saint-siége, à l’Église universelle, de le rompre de la manière la plus solennelle, et de vous demander en leur nom une réparation éclatante. »

M. Guillon répondit avec convenance et fermeté ; il fit même imprimer un exposé justificatif de sa conduite auprès de l’ancien évêque de Blois. Plus tard, il est trop vrai, M. Guillon a eu la faiblesse de désavouer son acte de charité ; il a eu la faiblesse bien moins excusable de se laisser entraîner jusqu’à écrire ces mot : « J’ai été trompé par une profession de foi que j’ai reconnue depuis n’avoir pas été sincère, ni faite dans un sens véritablement catholique. »

L’archevêque de Paris, qui, dans une occasion récente, avait cru pouvoir se présenter au lit de mort d’un comédien célèbre (lequel était protestant), pour lui offrir les soins de sa religion, se borna cette fois, lorsqu’il s’agissait d’un illustre prélat, à répéter : « Que ne puis-je aller lui donner le baiser de paix et lui porter les paroles de la réconciliation[50] ! » Loin de mettre obstacle à cette visite, Grégoire avait témoigné qu’il y serait sensible : cependant, M. de Quélen, après avoir promis de se rendre lui-même chez le malade, se fit encore représenter par un de ses vicaires, chargé, non point du baiser de paix, des paroles de réconciliation, mais d’un ultimatum plus expressif, plus rigoureux que jamais. Après une nouvelle discussion orageuse et fatigante : « Monsieur, s’écria Grégoire, c’est de la persécution : il est inhumain de tourmenter ainsi les derniers momens d’un vieillard à son lit de mort ! »

Tandis que les dévots adversaires de l’évêque républicain témoignaient que le temps n’avait pas eu de prise sur leurs haines implacables, les amis de la liberté, fidèles aussi à leurs souvenirs, suivaient avec anxiété les progrès de cette longue agonie, qui allait enlever à la France l’un des plus courageux auteurs de sa régénération politique. Des marques d’un touchant intérêt venaient le consoler au milieu de ses souffrances. Le général Lafayette vint s’asseoir au chevet du lit de l’ancien ami qui depuis cinquante ans parcourait avec lui une carrière glorieuse et difficile, dans laquelle ils ont su demeurer purs et grands l’un et l’autre. Ces deux patriarches de la révolution française se dirent un dernier, un touchant adieu ; ils ne devaient pas tarder à se rejoindre.

Nous emprunterons, pour rendre compte des derniers momens de Grégoire, quelques pages à la relation qu’en a écrite M. Baradère.

« Depuis le Christ mourant pour ses bourreaux, personne n’a vu la mort avec plus de sang-froid, plus de résignation que l’ancien évêque de Blois. Atteint d’un sarcocelle carcinomateux qui dévorait lentement un corps bien constitué et plein de vie, en proie à des douleurs incroyables, jamais il n’a fait entendre une plainte qui ne fût une prière ; ses yeux, baignés de larmes, se portaient d’eux-mêmes sur un crucifix placé contre son lit, et ses souffrances semblaient s’apaiser à l’instant. Les plaintes que les douleurs lui arrachaient, il se les reprochait avec amertume. Quatre fois par jour on lui lisait plusieurs psaumes ; l’hymne Urbs Jerusalem beata lui procurait un plaisir indicible ; souvent il en demandait une nouvelle lecture, et toujours ses yeux versaient des larmes en abondance. Il nous parlait de sa mort comme d’un événement ordinaire : « Je vous demande comme un gage d’amitié de mettre en mes mains le crucifix quand je serai à ma dernière heure… J’aurais voulu rendre le dernier soupir sur la cendre… mais je vois bien que je dois y renoncer… Ne permettez pas que mon corps soit enseveli par des femmes… Point de distinction ; je veux être enterré dans le cimetière de ma paroisse ; que mon convoi soit simple, et qu’on donne aux pauvres ce qu’on dépenserait en superfluités, en pompe. Faites mettre sur ma tombe une simple croix avec ces mots : « Mon Dieu, faites-moi miséricorde, et pardonnez à mes ennemis. » Il nous pressait les mains : — « Mes amis, ne vous attristez pas ; soyez les consolateurs de ma bonne mère adoptive ; ce monde est un lieu de passage et d’exil. Si Dieu me délivre, pourquoi me plaindre ? Que de grâces j’ai à rendre à la Providence ! Je pouvais, comme tant d’autres, disparaître au milieu des orages politiques, et je meurs dans mon lit, entouré des secours de la religion, de la médecine, de l’amitié ; il y a tant de malheureux qui manquent de tout cela !… » Dans ses plus fortes crises, il ne semblait occupé que de ceux qui l’entouraient : — « Messieurs, ne vous occupez pas de moi ; retirez-vous ; vous perdez trop de temps ; vous négligez vos affaires ; les devoirs de l’amitié ne vont pas si loin… » Les égards, les petites attentions, rien ne lui échappait ; il avait une égale bienveillance pour ses domestiques. On peut dire que sa maladie n’a été qu’un long martyre, soutenu avec tout le courage que la religion seule peut inspirer. Il a conservé toutes ses facultés morales presque jusqu’à son dernier jour ; le délire n’est venu que quelques heures avant sa mort. Même dans ses aberrations, il était toujours lui-même : — « Monsieur Baradère, je suis tourmenté depuis huit jours ; j’aperçois une population nègre renfermée dans une île qui lui sert de refuge contre la tyrannie, et qui va périr de faim !… On m’a dit que des protestans et des juifs sont venus me voir ; quoiqu’ils ne soient pas de ma religion, je désire qu’on leur témoigne ma reconnaissance… Je veux qu’on envoie des livres de théologie à Haïti. Pauvres Haïtiens !… Je vois que ma dernière heure approche..... Ne m’abandonnez pas à mes derniers momens !… » Après ces dernières paroles, il a perdu connaissance, et pendant trois jours que s’est prolongée encore son agonie, on n’a pu recueillir que des paroles incohérentes et mal articulées, quelques versets des psaumes ou des passager de l’Écriture sainte ; on lui a entendu répéter souvent in manus tuas… Jerusalem beata, etc. Ses yeux éteints se portaient machinalement sur son crucifix. Parfois il tendait ses mains vers le ciel. Le 28, anéantissement complet : toutes ses facultés avaient disparu dans la nuit précédente. Sa respiration gênée présageait une catastrophe qui s’est réalisée le même jour sans secousse et sans efforts ; il s’est éteint à quatre heures de l’après-midi, et son ame, dégagée des entraves qui la retenaient sur terre, s’est présentée devant celui qui sonde les cœurs et prononce au-dessus des influences de l’amour-propre et des haines des partis. »

Conformément à ses intentions, le corps de Grégoire, revêtu des habits épiscopaux, fut exposé la face découverte, dans une chapelle ardente. Une foule silencieuse et triste se porta toute la journée au domicile du défunt ; non point cette foule curieuse qu’attire le spectacle d’une riche décoration, mais le cortège des amis de la liberté qui venaient rendre hommage au noble et persévérant champion de leur cause, celui des nombreux infortunés dont Grégoire avait été la providence, et qui voulaient lui dire un dernier adieu. Un vieillard de 75 ans déposa sur le corps un bouquet d’immortelles et se retira en pleurant : tous les assistans furent profondément émus de cette scène.

Le 31 mai, jour fixé pour les funérailles, l’affluence fut immense autour de la maison mortuaire et autour de l’Abbaye-aux-Bois. Les événemens de l’Archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois étaient récens ; il y avait à craindre que l’imprudente opiniâtreté du clergé n’en excitât le renouvellement. Une vive fermentation régnait en effet dans la foule, au milieu de laquelle circulait le bruit que les ecclésiastiques de la paroisse avaient dépouillé l’église de tous ses ornemens et laissé les murailles nues ; des murmures d’indignation se faisaient entendre. Le fait est que les prêtres n’avaient laissé dans l’église que les ornemens les plus usés et les moins riches qu’ils possédassent ; leur mauvaise volonté était évidente. Eux-mêmes avaient disparu. La messe fut dite par l’abbé Grien, proscrit dans son diocèse sous la restauration pour avoir baptisé un enfant dont Manuel était le parrain.

Au sortir de l’église, des jeunes gens dételèrent les chevaux du char funèbre et le traînèrent à bras jusqu’au cimetière du Mont-Parnasse. Le cortège, d’au moins vingt mille personnes, était composé principalement d’une multitude d’ouvriers et de jeunes gens des écoles, au milieu desquels se distinguaient presque tous les décorés de juillet, les députés de l’opposition, et plusieurs des anciens collègues de Grégoire aux assemblées républicaines, que la nouvelle révolution venait de ramener dans leur patrie. Les grands souvenirs que rappelaient leur présence et la triste cérémonie du jour semblaient absorber tous les esprits.

L’émotion fut surtout à son comble lorsque, du sein de cette foule, on vit sortir et s’avancer au bord de la tombe entrouverte, un des plus illustres parmi ceux des membres de l’Assemblée Conventionnelle qui avaient survécu à tant de proscriptions ; c’était Thibaudeau. Sa voix retentit dans un silence solennel.


« Grégoire ! s’écria-t-il, mon collègue, mon ami, mon honorable complice ! je ne te fatiguerai pas du récit de tes bonnes actions, de tes généreux sentimens, de tes vertus ! Tu as vécu inébranlable dans ta noble vocation, fidèle à la révolution, à ses anciens amis, à la patrie.

« Ainsi la faux du temps moissonne chaque jour les vieux et rares débris de la Convention nationale ; mais leur mémoire ne périra pas ; elle vivra toujours dans le souvenir et le respect des hommes généreux, cette assemblée qui rompit avec la royauté et les rois, qui, après les avoir vaincus, les força de traiter avec la république, qui maintint l’indépendance du pays et agrandit ses frontières, qui extirpa la féodalité, planta les institutions libérales dans les entrailles de la France, qui exerça avec le plus pur désintéressement les plus grands pouvoirs et les abdiqua volontairement. Elle vivra, malgré l’ingratitude des illustres renégats qui, sans elle, ramperaient humblement dans la condition subalterne où les refoulait la vieille aristocratie, dont ils veulent prendre la place. Combien n’a-t-elle pas grandi par la haine persévérante de ses ennemis et le privilège de leurs persécutions ! Combien ne grandit-elle pas chaque jour auprès de la petitesse de ses détracteurs !

« Et toi aussi, Grégoire, ils t’ont proscrit ! Ils nous bannirent à l’étranger ; et toi, sur le sol même de la France, ils voulurent te bannir de la patrie. La révolution de Juillet te promettait une réparation éclatante ; ils n’ont pas voulu donner cette consolation à ta vieillesse ; ils t’ont laissé mourir dans ta glorieuse indignité !

« Le peuple a chassé cette race que la Convention avait abattue, que la nation avait deux fois expulsée. — Ils l’ont eux-mêmes jugée et bannie. Que leur a-t-il manqué pour être ce que, par un haineux abus de la langue, ils ont appelé régicides ? que Charles X fût fait prisonnier, et que le peuple le leur livrât. Et ils t’ont laissé sous le poids de la proscription de cette race. Ils ont laissé debout les monumens qu’ils lui ont érigés ; ils n’ont point abrogé l’anniversaire expiatoire qu’ils lui ont voté ; ils iront, peut-être, au 21 janvier, verser sur elle des pleurs hypocrites. Qu’ils y aillent ! c’est là que la France les attend !

« Grégoire, nous, vieux conventionnels, qui, ses interprètes, venons te rendre ce dernier hommage, nous te suivrons bientôt dans la tombe ; bientôt aussi il ne restera plus de nos personnes qu’un peu de cendre : mais, tant qu’un souffle de vie nous animera, à ton exemple nous le consacrerons au culte de la liberté et de la patrie. Nous nous présenterons, la tête haute, à la France et au monde. Nous mettons notre gloire et nos espérances dans cette foule de citoyens rassemblés autour de ton cercueil, dans cette génération nouvelle qui a accepté notre héritage, et dans la révolution de Juillet. Elle a associé la Convention nationale au trône, et nous a ouvert enfin, pour notre défense, cette tribune de la mort. »


Après ce discours, l’un des condamnés de la Martinique, M. Bissette, vint à son tour prononcer quelques mots de reconnaissance et d’adieu à l’ami des noirs, au constant défenseur de leurs droits.

Puis le cortège reprit lentement sa marche ; chacun semblait se recueillir et méditer sur l’immense perte que venait d’éprouver la famille nationale.

Une autre famille encore, une famille lointaine dont Grégoire pouvait se dire le père, témoigna sa douleur dans cette occasion. Le président de la république haïtienne ordonna des prières solennelles, et la mort de Grégoire fut annoncée par des décharges de canon, tous les quarts d’heure, pendant une journée. Le clergé célébra l’office divin à la même heure dans toute l’étendue du pays avec la plus grande pompe. Plusieurs curés prononcèrent des oraisons funèbres et vengèrent l’évêque de Blois des outrages que sa cendre éprouvait dans la terre natale[51].

Lorsqu’on ouvrit les testamens de Grégoire, la persévérance et la charité de son ame s’y révélèrent de nouveau tout entières : ils sont pour ainsi dire un résumé de sa vie ; chacune des pensées qui l’avaient préoccupé vient s’y reproduire comme dans un miroir moral, et il s’efforce d’assurer encore après lui la propagation de chacune d’elles par des concours publics. C’est un phénomène vraiment étrange, en notre temps si fertile en métamorphoses, que celui d’un homme qui traverse quarante ans de luttes religieuses et politiques sans changer une virgule au programme de sa carrière. Grégoire ne fut pas, à coup sûr, ce qu’on nomme une intelligence progressive ; car les opinions qu’il avait apportées aux États-Généraux de 1789 sont identiquement celles qu’il a emportées dans la tombe ; mais ces opinions étaient en elles-mêmes si avancées, elles reposaient sur un sentiment social si profond et si vrai, que la révolution de 1830 les a trouvées au niveau de ses esprits les plus jeunes et les plus actifs ; c’est que la révolution de 1830 fut un éclair passager de cette belle flamme qui anima la France pendant son époque héroïque.

Ces testamens, dont nous venons de parler, forment si bien le complément de la vie morale de Grégoire, que l’on nous reprocherait de ne point les publier presque dans leur entier.


Testament de 1804.


« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

« Je soussigné Henri Grégoire, ancien évêque de Blois et sénateur ; incertain de l’heure à laquelle il plaira à Dieu de m’appeler à lui, après m’être prosterné en sa présence pour invoquer ses grâces et le prier de me diriger en tout, j’ai cru devoir par ce testament manifester mes sentimens sur divers objets et régler mes affaires temporelles.

« Je remercie Dieu de tous les bienfaits dont il m’a comblé, et spécialement de celui d’avoir été élevé par des parens vertueux et chrétiens. L’espérance de les revoir dans l’éternité adoucit pour moi la peine d’être séparé d’eux.

« Je crois tout ce que l’Église croit et enseigne, je condamne tout ce qu’elle condamne ; elle est la colonne de la vérité, et je lui fus toujours tendrement attaché ainsi qu’au chef de l’Église, successeur de saint Pierre : mais je ne confonds pas les droits légitimes du premier des pontifes avec les prétentions ambitieuses de la cour de Rome, prétentions qui sont une pierre d’achoppement pour les mauvais chrétiens, les incrédules et les sectes séparées de l’Église.

« Les divisions qui ont depuis quatorze ans affligé l’Église gallicane ont aussi contristé mon cœur : j’ai lâché de rendre service à mes frères dissidens ; je leur ouvris toujours les bras de la charité ; mais je gémis de voir que la plupart d’entre eux, surtout parmi les nouveaux évêques, tourmentent ce clergé constitutionnel, toujours attaché à la patrie, et sans les efforts duquel la religion eût été peut-être exilée de la France ; je gémis également de voir fouler aux pieds les libertés gallicanes, dépôt sacré que nous avons reçu de nos pères dans la foi, et qui sont le droit commun de toute l’antiquité chrétienne.

« Tout évêque a droit d’avoir chez soi une chapelle ; depuis le concordat la mienne est le lieu où presque toujours j’ai rempli mes devoirs religieux, et non à Saint-Sulpice ma paroisse. En voici les raisons. Les évêques démissionnaires, soit constitutionnels soit dissidens, d’après une circulaire du ministre des cultes, ne sont point admis dans les églises sous le costume qui leur est propre ; j’ai cru, non pas par aucun sentiment d’orgueil, mais par respect pour l’épiscopat, qu’il valait mieux ne pas fréquenter habituellement les églises, que d’y être en quelque sorte confondu avec les laïcs ; d’ailleurs j’avais lieu de douter si les dispositions du clergé de Saint-Sulpice étaient pacifiques, et si dans ma personne l’épiscopat n’y serait pas exposé à des outrages.

« Dans les diverses fonctions que j’ai remplies, comme vicaire, curé, évêque, législateur, sénateur, etc., j’ai tâché d’acquitter mes devoirs ; mais je n’ai pas la présomption de croire que je n’y ai pas fait de fautes ; je prie Dieu de me les pardonner. Mais quand j’ai prêté le serment exigé des ecclésiastiques par l’Assemblée constituante, j’ai suivi l’impulsion de ma conscience ; je l’ai fait après avoir mûrement examiné la question, et je proteste contre quiconque dirait que je l’ai rétracté. Avec la grâce de Dieu je mourrai bon catholique et bon républicain.

« J’ai en horreur le despotisme, je l’ai combattu de toutes mes forces, je forme des vœux pour la liberté du monde.

« J’espère que des écrivains courageux et sensibles livreront de nouvelles attaques à l’inquisition et à l’infâme commerce qui traîne en esclavage les malheureux Africains.

« Je désavoue ce qui pourrait être répréhensible dans mes écrits ; j’ai tâché d’ailleurs d’y montrer mon respect invariable pour la religion, les mœurs et la liberté.

« Je demande pardon à tous ceux que j’aurais pu offenser ; je pardonne de même à tous ceux dont j’ai éprouvé des offenses, et spécialement à ceux qui à l’occasion de mes écrits concernant le serment civique, les colonies, l’inquisition, m’ont tant calomnié. J’ai eu le plaisir d’obliger plusieurs d’entre eux.

« Je veux que l’on acquitte fidèlement tout ce que je pourrais devoir ; on trouvera dans mes papiers une note de ce qui m’est dû.

« Je travaille à l’histoire de l’Église gallicane pendant le cours de la révolution ; cet ouvrage doit être précédé de considérations sur l’état actuel de l’esprit religieux en Europe.

« Si je meurs avant que cette entreprise soit achevée, j’espère qu’elle le sera par le révérendissime Moyse, ancien évêque de Saint-Claude, mon ami, qui réside aux Gras, près Morteau, département du Doubs. Il m’a promis de me suppléer pour cet objet ; son amour pour la religion et ses talens distingués me sont garans du succès avec lequel il s’en acquittera ; en conséquence je veux qu’on lui remette mes manuscrits, extraits, notes, lettres, actes authentiques, et autres papiers relatifs à cet article, déposés dans mes archives, ainsi que les registres originaux des deux conciles nationaux, tenus à Paris en 1797 et 1801, dont le double a été par moi déposé aux manuscrits de la bibliothèque nationale.

« Je prie le révérendissime Moyse, de prendre des mesures concertées avec mes exécuteurs testamentaires, pour que ces registres et papiers soient ensuite placés dans un dépôt qui les transmette au clergé, et qui soit accessible à ceux qui voudront les compulser. On y joindra quelques ouvrages imprimés, appartenant au clergé, qui sont dans ma bibliothèque, et qui seront distingués soit par une note indicative, soit par une liste signée de ma main.

« Je prie mes exécuteurs testamentaires de séparer également, et de disposer comme ils jugeront convenable, de quelques livres de ma bibliothèque relatifs à la religion, qui ne sont pas de nature à être mis entre les mains de tout le monde. Ils jugeront si parmi mes manuscrits, autres que ceux qui méritent d’être remis au revérendissime Moyse, il en est qui méritent d’être publiés. Je m’en réfère à leur sagesse. Le manuscrit contenant mon Testament moral et les Mémoires de ma vie ecclésiastique, politique et littéraire seront remis à madame Dubois ; elle m’a promis de les faire imprimer.....

« Je prie M. Lanjuinais, sénateur, et M. Silvestre de Sacy, membre de l’Institut national, de vouloir bien être mes exécuteurs testamentaires ; ces deux savans chrétiens et citoyens me sont attachés, ils ne refuseront pas ce dernier acte d’amitié à un homme qui est leur ami, et qui emporte cette espérance dans l’autre monde.......

« Fait à Paris le 1er messidor mil huit cent quatre de Jésus-Christ, an douze de la république.

« Henri Grégoire.
« Ancien évêque de Blois, sénateur. »


Extrait de deux codiciles de M. Grégoire, ancien évêque de Blois. — 1804 et 1831.


« Je lègue 12,000 francs à Vého, où je suis né, et à Embermesnil où j’ai été curé ; le revenu de ce capital sera employé, en perpétuité, ainsi qu’il suit :

« Annuellement il sera célébré, dans l’une et l’autre paroisse, une messe haute suivie du Libera, pour le repos des ames de mon père et de ma mère… Ces messes seront annoncées au prône, le dimanche précédent, en ce qui me concerne, sous le titre d’ancien évêque de Blois : si cette clause n’était pas ponctuellement exécutée, mes parens de tous les degrés seront autorisés à revendiquer à leur profit les fonds de la fondation : j’appose cette clause sans aucun motif de vanité, à Dieu ne plaise, je connais trop bien mon indignité ; mais par respect pour le caractère épiscopal dont j’ai été revêtu, et qui a été si souvent méconnu et outragé par l’ignorance et la haine, soit des impies, soit d’un certain nombre de nos frères dans le clergé assermenté.

« Je me recommande aux prières des fidèles de ces deux paroisses, où s’est conservé, sans doute, le souvenir des vertus de mon père et de ma mère, dont je m’efforce de suivre les exemples.

« Sur le revenu de la fondation, on entretiendra les tombes, croix, inscriptions ou épitaphes de mon père et de ma mère..... Le surplus du revenu sera employé, ou pour payer les mois d’école des enfans pauvres, surtout des écoles où l’on suit la méthode d’enseignement mutuel, contre laquelle des membres du clergé ont des préventions mal fondées, ou pour leur procurer des livres élémentaires ou distribuer des aumônes, etc.

Je lègue pour les pauvres et pour les écoles des pauvres :

500 fr. à la paroisse de Vého.

500 fr. à celle d’Embermesnil.

500 fr. à celle de Vaucourt.

400 fr. à celle de Marimont.

500 fr. à celle de Plessis-Saint-Jean, etc.

900 fr. à la paroisse où je mourrai.

L’Évangile du cinquième dimanche après la Pentecôte a pour objet le pardon des ennemis. Je consacre une somme de 4,000 fr. à la fondation d’une messe annuelle pour mes calomniateurs et mes ennemis morts et vivans, soit dans la paroisse où je mourrai, soit dans une autre paroisse, au choix de madame Dubois (légataire universelle). Cette messe, et l’intention dans laquelle elle est fondée, seront annoncées au prône de la messe paroissiale le cinquième dimanche après la Pentecôte, etc…

Je prie madame Dubois d’étendre ses bienfaits à ceux de mes calomniateurs et de mes ennemis qui, à sa connaissance, seraient dans le besoin, et à leurs enfans…

Je lègue 6,000 fr. pour six prix de 1,000 fr. chacun, à décerner au concours, sur les questions et articles suivans :

1. Prouver par l’Écriture-Sainte et par la tradition, que le despotisme, soit ecclésiastique, soit politique, est contraire au dogme et à la morale de l’Église catholique.

2. Quels seraient les moyens les plus efficaces pour rendre aux libertés gallicanes leur énergie et leur influence, et de rétablir en entier l’antique discipline ?

3. Quels seraient les moyens d’inspirer aux savans, gens de lettres et artistes, du courage civil, de la dignité ; de prévenir, de guérir cette propension qu’ils ont presque tous pour l’adulation et la servilité ?

4. Quels seraient les moyens d’extirper le préjugé injuste et barbare des blancs, contre la couleur des Africains et des sang-mêlés ?

5. Des sociétés respectables en Europe et en Amérique s’occupent du projet d’empêcher à jamais la guerre et d’extirper ce fléau. À leurs vœux je joins les miens, quoique l’espérance du succès n’égale pas l’étendue des désirs. Parmi les moyens préparatoires à la réussite, on pourrait avoir, ce me semble, un bon ouvrage sur le sujet suivant, mis au concours :

Les militaires, assouplis par l’obéissance passive et par l’emploi de la force physique, ont une tendance à négliger ou fouler aux pieds les devoirs de citoyens ; quels seraient les moyens d’empêcher qu’ils ne les oublient, et de les porter à les accomplir ?

6. Les nations avancent beaucoup plus en lumières, en connaissances, qu’en morale pratique ; rechercher les causes et les remèdes de cette inégalité dans leurs progrès… Je regrette que ma fortune ne me permette pas d’y attribuer des sommes plus considérables.

L’Église gallicane, qui, par les vertus et la science était, du temps de Bossuet, l’une des plus illustres de la catholicité, est présentement envahie par l’ignorance et l’ultramontanisme. On conçoit les préventions, l’aversion, la haine du clergé qui domine la France actuelle contre les évêques et les prêtres assermentés, qui, à travers la tempête d’une persécution inouïe dans les fastes de l’Église, ont conservé le dépôt sacré de la religion. Sans leurs efforts, l’Église catholique eût été peut-être à jamais exilée de la France ; ils furent les instrumens dont Dieu se servit pour l’y maintenir. Malgré les fureurs dirigées contre eux, ils rétablirent le culte ; en sorte que 52,214 paroisses, presque toutes desservies par des prêtres assermentés, avaient, en 1796, l’exercice public du culte, quatre ans avant le concordat de Bonaparte, auquel l’adulation a voulu très maladroitement faire honneur de ce rétablissement. Ils tinrent des sinodes et des conciles sous les yeux de leurs ennemis.

Une persécution d’un autre genre est présentement dirigée contre eux par le clergé émigré rentré. Plusieurs fois il a refusé les honneurs funèbres à des ecclésiastiques assermentés, tandis qu’il accordait les funérailles chrétiennes (à Saint-Benoît de Paris) à l’astronome Lalande, athée déclaré, et (à Saint-Sulpice) à Volney, mort décidément incrédule. Qui sait si le même clergé n’outragera pas, jusque dans le cercueil, celui qui rédige ce codicile ! Je lui accorde un pardon anticipé, et je souhaite que Dieu ratifie ce pardon ; c’est lui qui nous jugera. Je présume, d’ailleurs, que peu de personnes assisteront à mon inhumation ; les amis dignes de ce nom sont si rares ! Les hommes pour la plupart sont si faux et si lâches ! mais je désire qu’on appelle des pauvres à mon convoi, je veux emporter leur bénédiction. Mon intention est qu’on leur distribue des aumônes.

Je veux être enseveli par des hommes, et revêtu des insignes de mon ordre, par respect pour le caractère épiscopal dont j’ai l’honneur, quoique indigne, d’être revêtu.

Sur ma tombe on placera une croix de pierre, avec mon nom et cette inscription : Mon Dieu, faites-moi miséricorde, et pardonnez à mes ennemis.

Je demande pardon aux personnes que j’ai pu offenser, et pardonne de tout mon cœur, non seulement à toutes celles qui m’ont fait ou voulu du mal, mais encore aux furibonds qui ne manqueront pas de m’insulter jusqu’au-delà du tombeau. Je laisse à mes amis, aux hommes justes et impartiaux, la défense de ma mémoire.

Je désavoue dans mes ouvrages imprimés et manuscrits, tout ce qui peut être condamnable, inexact et déplacé ; je les soumets au jugement de l’Église catholique, apostolique et romaine ; elle est la colonne de la vérité, l’arche sainte hors de laquelle il n’y a point de salut ; mes derniers souhaits sont pour son triomphe.

Je recommande mon ame aux prières de la sainte Vierge, des saints, de mon ange-gardien, et à celles de mes amis. Je me prosterne aux pieds de Jésus-Christ, l’homme-Dieu mort pour mes péchés. Avant de rédiger cet acte de dernière volonté, je me suis jeté à genoux pour demander ses grâces ; je les implore de nouveau ; je meurs dans l’espérance que Dieu me pardonnera mes péchés par les mérites de mon Sauveur, son divin fils ; et si d’un côté, je tremble à l’aspect de ses jugemens, de l’autre je m’abandonne à sa miséricorde. 1825, 24 mai.

J’ai publié un ouvrage sur les domestiques, pour améliorer leur conduite et leurs mœurs ; un autre sur l’utilité d’un établissement pour former de bonnes gardes-malades. Si l’état paie enfin ce qui m’est redû, comme ancien sénateur, madame Dubois et mes exécuteurs testamentaires aviseront aux moyens de former cet établissement, etc… (Extrait du codicile du 10 mai 1831).

H. Grégoire,
Ancien évêque de Blois. »


Si maintenant nous jetons un coup d’œil sur la vie publique de Grégoire, voici le résumé qu’elle nous présente :

Dès avant la révolution, il demande pour les Israélites l’exercice de tous les droits de citoyen, et l’obtient de l’Assemblée constituante ; — il réclame et fait décréter successivement l’admission des hommes de couleur aux mêmes droits et l’abolition de la traite des noirs ; il propose la suppression de la peine de mort et l’établissement d’un droit public international ;

Il contribue puissamment à la réunion des trois ordres dans les États-Généraux ; il donne à ses collègues du clergé l’exemple du serment civique ; il demande l’abolition du cens d’éligibilité : il devient l’un des fondateurs du gouvernement républicain ; — il s’oppose à l’érection du trône impérial, au rétablissement de la noblesse et des majorats ; il combat la création des tribunaux extraordinaires et les conscriptions de l’empire, le concordat des Bourbons avec la cour de Rome, et la liste civile de Louis-Philippe ;

Il protège les savans et les artistes, et leur fait distribuer des encouragemens ; il fonde une société de secours mutuels entre eux ; il s’efforce d’organiser une association générale des hommes de lettres et de science dans l’intérêt de la civilisation ; — il devient l’un des créateurs de l’Institut national, du Conservatoire des arts et métiers, du Bureau des longitudes et de l’Observatoire ; — il conserve à la France ses bibliothèques, ses collections, ses monumens ; il participe activement à l’organisation de l’instruction publique ; il travaille sans relâche au progrès de l’industrie et de l’agriculture ;

Il demande que le nom de Dieu soit inscrit en tête de la Déclaration des droits de l’homme ; il refuse, au péril de sa vie, d’abjurer ses croyances religieuses ; il concourt puissamment au rétablissement du culte catholique en France, et en même temps à faire décréter la liberté de tous les cultes.

Que de travaux accomplis, que d’exemples donnés !

Et pourtant cet homme a été peint comme un énergumène sanguinaire, comme un impie et comme un hypocrite ; il a été persécuté par ceux qui se déclaraient les ennemis de la religion et par ceux qui affectaient d’en être les défenseurs exclusifs ; délaissé par le gouvernement impérial, il fut expulsé de l’Institut par les Bourbons, et déclaré indigne de siéger dans l’assemblée des représentans du peuple ; il est mort négligé par le pouvoir révolutionnaire de juillet, qui n’a pas même su protéger sa cendre contre le fanatisme.

Et cet homme, si l’église chrétienne savait être fidèle à la pensée de son fondateur, si elle mettait au rang des premières vertus l’amour de l’égalité, au rang des premiers devoirs la charité envers ses semblables, au rang des premiers mérites celui de souffrir pour sa foi, cet homme serait, dans l’Église chrétienne, honoré comme un saint.



  1. Nous avons également mis à contribution plusieurs fois une notice nécrologique publiée par nous-même, peu de jours après la mort de Grégoire. Voyez le Globe, 2 juin 1831. — Cet article a été traduit en anglais dans : The Monthly repository and review of theology and general literature. July 1831.
  2. Il en a seulement détaché quelques fragmens pour les insérer dans différens écrits, tels que : l’Histoire des Sectes religieuses, la Réponse aux Libellistes, etc.
  3. M. Grégoire, en terminant ses Mémoires, fait mention de son Testament moral et politique, déjà rédigé. L’importance qu’il attachait à cet ouvrage est témoignée par le soin que l’auteur avait pris de le distinguer de ses autres manuscrits, dans ses dispositions testamentaires de 1804, pour en confier spécialement la publication à madame Dubois, son héritière. À plusieurs reprises, dans la suite, il lui fit de vive voix la même recommandation. Cependant le manuscrit a disparu : c’est une perte déplorable, et qui le serait plus encore s’il venait à tomber entre des mains intéressées à présenter sous un faux jour les opinions de l’évêque de Blois. Madame Dubois veut prévenir un abus de confiance qui pourrait être préjudiciable à la mémoire de son ancien ami, en déclarant qu’elle ne reconnaîtra comme authentique et exempte d’altération, aucune publication faite sans son aveu formel.
  4. À Vého, près Lunéville, le 4 décembre 1750.
  5. Die Zeitgenossen. (Les Contemporains), année 1821.
  6. Pour être réputé citoyen actif, il fallait payer une contribution directe de la valeur de trois journées de travail.
  7. Haïti, ou renseignemens authentiques sur l’abolition de l’esclavage et ses résultats à Saint-Domingue et à la Guadeloupe, avec des détails sur l’état actuel d’Haïti et des noirs émancipés qui forment sa population. Traduit de l’anglais. Paris 1835. — Ouvrage publié par les soins de M. Zachary Macaulay.
  8. Voyez le Producteur, journal philosophique, cahier de mai 1826.
  9. Réflexions générales sur le Duel, par M. l’abbé Grégoire.
  10. Les quatre Concordats, par l’abbé de Pradt.
  11. Dans les papiers de Grégoire se trouve aussi la note suivante, reproduite deux fois de sa main : Si je meurs avant Picot (rédacteur de l’Ami de la religion), et qu’on lui donne à faire mon article biographique dans quelque dictionnaire, il s’empressera d’accepter et me calomniera. » M. Picot est un des collaborateurs de la Biographie Universelle : accomplira-t-il cette prophétie ?
  12. Allusion à de célèbres paroles d’Isnard.
  13. Collection des portraits des personnages célèbres de la révolution. Paris, 1796, in-4o.
  14. Plan d’association générale entre les savans, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs et des lumières.
  15. « Nulle part, sans doute, on ne trouve sur les monumens publics des inscriptions aussi mauvaises et aussi ridicules que dans ce pays-ci, qui possède cependant une Académie des inscriptions. Je suis révolté de lire les sermons rimés et non rimés, longs d’une aune et assaisonnés de basses flatteries, que l’on nomme ici des inscriptions ; surtout ceux qui figurent sur les ouvrages d’une époque modèle en honteuse courtisanerie ; je veux dire le siècle de Louis XIII et Louis XIV. »

    Briefe aus Paris, etc. (Lettres écrites de Paris pendant la révolution, par J. H. Campe, lettre 6e , du 23 août 1789).

  16. De la Traite et de l’esclavage des noirs et des blancs, par Grégoire. 1815.
  17. Grégoire signale aussi dans cet ouvrage, comme dans plusieurs de ses discours, des altérations et intercalations, qui, selon lui, sont le fait des commis auxquels la correction des épreuves était confiée.
  18. Aperçu de l’état des mœurs et des opinions dans la république française vers la fin du dix-huitième siècle. 2 vol. in-8.
  19. Canons et décrets du concile national de France, tenu à Paris en l’an de l’ère chrétienne 1797. — Paris, 1798.
  20. Essai sur les journées des 13 et 14 vendémiaire, par P.-F. Réal Paris, an IV de la république.
  21. Voyez : Essai historique sur les libertés de l’église gallicane, par Grégoire. — Et : Histoire des sectes religieuses, par le même.
  22. « Toutefois, dit Grégoire (Hist. des Sectes, t.III, p. 107), dans la composition du clergé concordatiste et la répartition des places ecclésiastiques, les assermentés n’avaient été compris que pour un cinquième, parce qu’ayant une teinte républicaine Napoléon leur préférait des prêtres et surtout des prélats qui, assouplis au métier de courtisan avant la révolution, et appartenant à la caste nobiliaire, attachaient à son char ces noms historiques pour lesquels madame de Staël, née plébéienne, avait conçu un tendre intérêt, quoique assurément elle n’eût aucun besoin personnel de parchemins pour imprimer à son nom une éclatante célébrité. »
  23. Frayssinous. Les vrais principes de l’église gallicane. — Apologie du concordat de 1801, par un curé.
  24. Lettre de M. Portalis, conseiller d’état, chargé des affaires ecclésiastiques, au préfet de…
  25. Essai hist. sur les libertés de l’église gallicane.
  26. Grégoire, Histoire de l’émigration ecclésiastique. (Ouvrage inédit.)
  27. Idem, idem.
  28. Mémoires de l’Institut, classe des sciences morales et politiques, t. IV. — Traduit en anglais par Yorke. Londres, 1803.
  29. Des Colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue, par le colonel Malenfant, propriétaire à Saint-Domingue et délégué du gouvernement français à Surinam. 1814.

    Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, par le général Pamphile de Lacroix. 2 vol. 1819.

    Haïti, par Z. Macaulay (déjà cité, p. 43).

  30. Voir les Mémoires.
  31. Ce troisième non a été réclamé timidement et indirectement pour plus d’un sénateur, car une époque est venue où tout le monde voulait avoir fait partie de la minorité.
  32. Ce projet de voyage ne s’effectua pas.
  33. Le marquis de Saint-Simon, ancien député aux États-Généraux. C’est le même qui, ayant émigré et étant entré comme lieutenant-général au service de l’Espagne, fut pris les armes à la main en 1808 et condamné à mort par une commission militaire. Le dévouement de sa fille toucha Napoléon qui commua cette peine en une détention jusqu’à la paix générale ; les événemens de 1814 le rendirent & la liberté. M. de Saint-Simon, homme d’un caractère plein d’énergie et de loyauté chevaleresque, demeura constamment attaché de cœur à l’évêque Grégoire, dont il combattait les opinions politiques avec autant d’ardeur que d’inébranlable conviction.
  34. Dans un voyage précédent, fait en compagnie de madame Dubois, on avait pris le bon évêque pour l’aumônier de cette dame : c’était pour lui un fréquent sujet de plaisanteries.
  35. Mémoires de l’Institut, classe des sciences morales et politiques, 1.1, p. 552 et suiv.
  36. Imprimé à Bruxelles, en 1816.
  37. De la Constitution française de l’an 1814, par Grégoire.
  38. Nous lisons la note suivante dans les papiers de Grégoire.

    « Les journaux annoncent une nouvelle édition de la charte, précédée de trois additions : la déclaration de Saint-Ouen, le serment du souverain, et l’article de l’ordonnance royale portant qu’aucun des articles de la charte ne sera revisé.

    « Toutes les éditions de la charte attestent qu’elle a été mise sous les yeux du Sénat. On demande que, dans une édition nouvelle, on indique le jour où elle a été mise sous les yeux du Sénat ; on offre cent mille francs de récompense à celui qui pourra le faire connaître. »

  39. Proclamation de Louis XVIII, datée de Cambrai.
  40. Rules and order of the British society for the encouragement of servants, instituted 23 november 1792. London, 1798.
  41. Paris, — 1818. 2e édit. en 1820. — 3e édition en 1827.
  42. Erreur ; il y a le banc des évêques. — (Note écrite en marge par Grégoire).
  43. Les Délateurs, par Emmanuel Dupaty.
  44. Seconde lettre aux électeurs de l’Isère.
  45. L’Institut créé par une loi, démembré par une ordonnance, in-8o de c pages.
  46. Quelques lecteurs trouveront sans doute que nous accordons à ces débats une étendue peu en rapport avec l’intérêt qu’ils inspirent au public. Mais il est un devoir sacré pour le biographe : c’est de se substituer, en quelque sorte, à l’homme dont il écrit l’histoire, et de donner à chaque fait personnel, l’importance que celui-ci n’aurait pas manqué de lui attribuer, s’il en eût été le narrateur.
  47. La citation suivante, que nous lisons dans les papiers de Grégoire, semble dictée par un pressentiment :

    « Mais quelque utiles que soient les derniers sacremens contre les horreurs et les combats de la mort, peut-on croire que le salut d’un chrétien dépende de la réception effective de ces sacremens, lorsqu’il les désire, qu’il les demande avec instance, qu’il s’y est véritablement disposé, et qu’il n’en demeure privé que par le caprice et les passions des hommes qui doivent les lui administrer ? cette injuste privation retombe sur le dispensateur infidèle ; le chrétien qui la souffre avec patience et humilité ne perd aucune des grâces attachées aux sacremens, et il a encore aux yeux de Dieu le mérite des plus héroïques vertus du christianisme ; il est comparable à ces ames fortes dont parle saint Augustin, qui, bannies de la communion extérieure de l’Église par les troubles qu’excitent des hommes charnels, sont couronnés en secret par le père céleste qui voit en secret la droiture de leurs intentions. »

    Le véritable usage de l’autorité séculière dans les matières qui concernent la religion, par Jean-Georges le Franc de Pompignan. — Avignon, 1753.

  48. Le 14 février précédent, avaient eu lieu les scènes de l’archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois.
  49. Derniers moment de M. Grégoire, ancien évêque de Blois, par l’abbé Baradère. 1831, in-8 de 59 pages.
  50. Note adressée à M. Baradère, pour être lue au malade, le 7 mai, 1831.
  51. Voir le Télégraphe haïtien, qui a reproduit un discours remarquable de l’abbé Echeveria, curé du Port-du-Pain.