Mémoires de John Tanner/01

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 1-16).



CHAPITRE I.


Souvenirs de la première enfance de Tanner. — Kentucky. — Caverne d’Elk-Horn. — Blancs attaqués par les Shawneeses. — Indien scalpé par un blanc. — Souvenirs d’école. — Navigation sur l’Ohio. — Cincinnati. — Big-Miami. — Premiers travaux d’une ferme américaine. — Enfant enlevé par les Indiens. — Menaces de mort. — Marche pénible. — Combat. — Nouveau danger de mort. — Village shawneese. — Traiteurs européens. — Détroit. — Femme blanche. — Saugenong.


Le premier événement de ma vie, que je me rappelle distinctement, est la mort de ma mère. J’avais deux ans, et plusieurs circonstances de cette perte firent sur moi une impression si forte qu’elles sont présentes encore à mon souvenir ; je ne retrouve pas dans ma mémoire le nom du lieu que nous habitions ; on m’a dit que c’était au bord de la rivière de Kentucky, fort loin de l’Ohio.

John Tanner, mon père, émigrant de Virginie, avait été ministre évangélique. Peu de temps après la mort de ma mère, il alla s’établir en un lieu nommé Elk-Horn (1). Là était une caverne ; je la visitais souvent avec lui ; nous portions deux chandelles ; l’une était allumée en entrant, et nous marchions en avant jusqu’à ce qu’elle fût consumée ; alors nous retournions sur nos pas, et la seconde n’était pas encore entièrement brûlée lorsque nous regagnions l’entrée de la caverne.

Elk-Horn était quelquefois attaqué par des partis d’Indiens Shawneeses (2) qui tuaient les blancs et massacraient ou enlevaient les troupeaux et les chevaux. Une nuit, mon oncle paternel, accompagné de quelques autres hommes, s’approcha du camp de ces Indiens jusqu’à portée de fusil ; il en tua un dont il rapporta la chevelure, tout le reste s’élança dans la rivière et parvint à s’échapper.

Pendant notre séjour à Elk-Horn, survint un événement à l’influence duquel j’ai attribué la plupart des malheurs de ma vie. Mon père, partant un matin pour un village assez éloigné, recommanda expressément, à ce qu’il paraît, à mes sœurs Agathe et Lucy de m’envoyer à l’école. Elles n’y songèrent que dans l’après-midi ; le temps était devenu pluvieux, et j’insistai pour rester à la maison. Le soir, à son retour, mon père, apprenant que je n’étais pas allé à l’école de toute la journée, m’envoya chercher moi-même une poignée de petits roseaux et me fustigea beaucoup plus sévèrement que je ne croyais l’avoir mérité. Je gardai rancune à mes sœurs pour avoir fait peser toute la faute sur moi, tandis qu’elles ne m’avaient rien dit dans la matinée. Depuis ce jour, la maison paternelle me fut moins chère ; je pensais et disais souvent : je voudrais aller vivre avec les Indiens...

Je ne sais combien de temps dura notre résidence à Elk-Horn. Quand nous en partîmes, deux jours de marche avec des chevaux et des wagons nous conduisirent à l’Ohio ; là mon père se procura trois bateaux plats où l’on voyait plusieurs trous de balles et des traces de sang ; c’était celui de quelques hommes tués par les Indiens. Dans l’un des bateaux, nous embarquâmes les chevaux et les bêtes à cornes ; dans le second, les lits et les bagages ; dans le troisième, quelques nègres. Les deux premiers furent attachés ensemble ; l’autre suivait ; nous descendîmes l’Ohio, et deux ou trois jours suffirent pour atteindre Cincinnati.

Devant cette ville, le premier bateau vint à sombrer au milieu de la rivière ; mon père, s’en apercevant, s’élança au milieu des bestiaux et coupa leurs traits ; ils gagnèrent tous la terre à la nage du côté du Kentucky. Les habitans de Cincinnati arrivaient à notre aide ; mon père n’eut qu’à les remercier.

En un jour, nous descendîmes de Cincinnati à l’embouchure du Big-Miami ; c’était sur l’autre rive que nous devions former un établissement ; là étaient un peu de terre défrichée et une ou deux cabanes de bois, abandonnées à cause des Indiens. Mon père releva les cabanes et les entoura d’une forte palissade. C’était au commencement du printemps ; les premiers travaux eurent pour objet de préparer un champ à recevoir du grain. Dix jours à peine après notre arrivée, mon père nous dit un matin qu’au mouvement des chevaux il voyait que des Indiens rodaient dans les bois. John, ajouta-t-il, vous ne sortirez pas aujourd’hui de la maison... ; puis, après avoir recommandé à ma belle-mère de ne laisser sortir aucun des enfans, il alla dans les champs semer du grain avec les nègres et mon frère aîné.

Trois petits enfans, sans me compter, étaient restés à la maison avec ma belle-mère : pour me retenir plus sûrement, elle me confia le plus jeune, âgé seulement de quelques mois ; mais je ne tardai pas à m’ennuyer et je me mis à pincer mon petit frère pour le faire crier. Ma belle-mère me dit alors de le prendre dans mes bras et de le promener dans la maison ; j’obéis, sans cesser de le pincer ; enfin, elle le reprit pour l’allaiter. Je saisis l’occasion et m’échappai dans l’enceinte de la palissade, d’où je gagnai rapidement une petite porte qui donnait sur la plaine. A peu de distance de la maison, et tout près du champ, s’élevait un noyer sous lequel j’allais souvent ramasser des noix de l’année précédente ; pour y parvenir sans être aperçu de mon père ou de ses ouvriers, il me fallut prendre quelques précautions. Je crois voir encore mon père au moment où je me cachai derrière l’arbre. Au milieu du champ, son fusil à la main, il faisait bonne garde contre les Indiens, tandis que les autres hommes travaillaient ; je me disais en moi-même : Je voudrais bien voir ces Indiens. Déjà mon chapeau de paille était à moitié plein de noix, lorsque j’entendis un bruissement ; je me retournai, c’étaient les Indiens. Un vieillard et un jeune homme me saisirent et m’entraînèrent ; l’un d’eux prit mon chapeau, jeta les noix et le plaça sur ma tête. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa ensuite pendant assez long-temps ; je m’étais sans doute évanoui, car je ne criais pas. Enfin, je me trouvai sous un grand arbre qui devait être fort loin de la maison ; je ne vis plus le vieillard ; j’étais entre le jeune homme et un autre Indien trapu et très petit. J’avais probablement fait résistance ou irrité cet homme de quelque autre manière, car il m’entraîna à l’écart, prit son tomahawk et me fit signe de lever les yeux. Je compris parfaitement à ses gestes et à l’expression de ses traits qu’il me disait de regarder le ciel pour la dernière fois, parce qu’il allait me tuer. J’obéis, mais le jeune Indien qui m’avait enlevé retint le tomahawk déjà suspendu sur ma tête. Une vive altercation s’éleva entre ces deux hommes ; mon protecteur poussa un cri, plusieurs voix répondirent et je vis accourir en toute hâte le vieillard et quatre autres Indiens. Le vieux chef parut adresser quelques paroles sévères à celui qui m’avait menacé, puis il me reprit par une main et le jeune homme par l’autre, et ils me traînèrent entre eux, tandis que l’Indien devenu pour moi un objet de terreur marchait en arrière. Je les retardais dans leur retraite, et je crus voir qu’ils craignaient d’être atteints ; plusieurs d’entre eux veillaient à quelque distance de nous.

Il y avait près d’un mille de la maison de mon père à l’endroit où ils me firent entrer dans un canot d’écorces d’hickory (3), caché parmi les broussailles au bord de la rivière. Ils y sautèrent tous sept, traversèrent sur-le-champ l’Ohio et vinrent débarquer sur la rive gauche du Big-Miami, près de son embouchure. Là, le canot fut abandonné, et les pagaies plantées de manière à pouvoir être aperçues de la rivière. A peu de distance dans les bois, ils avaient caché des couvertures et des provisions ; ils m’offrirent un peu de venaison boucanée et de la graisse d’ours, mais je ne pouvais manger. On découvrait très distinctement la maison de mon père ; ils se mirent à la regarder et tournèrent les yeux sur moi en riant : je n’ai jamais su ce qu’ils disaient.

Leur repas terminé, ils commencèrent à remonter le Miami en me traînant comme auparavant, et ils m’ôtèrent mes souliers qui leur semblaient gêner la rapidité de ma marche. Quoique me voyant étroitement surveillé, je n’avais pas perdu tout espoir de m’enfuir ; pendant qu’ils m’entraînaient, je cherchais, à leur insu, à remarquer des objets qui pussent me servir d’indices dans mon retour ; j’appuyais aussi sur les longues herbes et sur la terre molle pour y laisser l’empreinte de mes pas. C’était pendant leur sommeil que j’espérais m’échapper. A la nuit tombante, le vieillard et le jeune homme me serrèrent entre eux si étroitement, que la même couverture nous enveloppait tous trois. Ma fatigue était telle que je m’endormis sur-le-champ, et le lendemain, quand je me réveillai au lever du soleil, déjà les Indiens étaient debout et prêts à reprendre leur marche. Nous cheminâmes ainsi pendant près de quatre jours, les Indiens me donnant à peine à manger, et moi espérant toujours de m’enfuir ; mais chaque nuit le sommeil s’emparait entièrement de moi. Mes pieds nus étaient tout blessés et très enflés ; le vieillard s’en apercevant en tira beaucoup d’épines et d’éclats de bois, puis il me donna une paire de mocassins (4) qui me soulagea un peu.

Le plus ordinairement, je marchais entre le vieillard et le jeune homme, et souvent ils me faisaient courir jusqu’à extinction de forces ; pendant plusieurs journées, je ne mangeai rien ou presque rien : vers le quatrième jour, après avoir quitté l’Ohio, nous rencontrâmes une grande rivière qui se jette, je crois, dans le Miami. Elle était large et si profonde que je ne pouvais la traverser ; le vieillard me prit sur ses épaules et me passa sur l’autre bord ; l’eau s’élevait jusqu’à ses aisselles ; je reconnus que je ne pourrais pas repasser seul cette rivière, et tout espoir d’une fuite prochaine m’abandonna. Je me mis aussitôt à gravir le bord et à courir dans les bois, où, à peu de distance, je fis lever une dinde sauvage : son nid était plein d’œufs ; je les pris dans mon mouchoir et retournai vers la rivière. Les Indiens rirent en me voyant, me prirent les œufs et allumèrent du feu pour les faire cuire dans une petite chaudière (5). J’avais bien faim et je veillais sur ces préparatifs de repas, lorsque le vieillard accourut de l’endroit où nous étions débarqués ; il prit aussitôt la chaudière et jeta sur le brasier l’eau et les œufs en adressant, à voix basse et d’un ton précipité, quelques mots au jeune homme. Je pensai que l’on nous poursuivait, et j’ai su dans la suite que je ne m’étais pas trompé ; il est probable que quelques uns de mes amis étaient alors à ma recherche sur l’autre bord de la rivière. Les Indiens ramassèrent les œufs en toute hâte et se dispersèrent dans les bois, deux d’entre eux m’entrainant de toute la vitesse de mes jambes.

Un ou deux jours après, nous rencontrâmes un parti de vingt à trente Indiens, marchant vers les établissemens européens ; le vieillard leur parla long-temps : j’ai appris plus tard que c’étaient des guerriers shawneeses. Instruits par nous que des blancs nous poursuivaient sur les bords de Miami, ils marchèrent à leur rencontre. Un combat sérieux s’ensuivit et le nombre des morts fut grand de part et d’autre.

Notre marche à travers les bois était ennuyeuse et pénible ; dix jours environ après cette entrevue, nous arrivâmes aux bords du Maumee. Sans perdre de temps, les Indiens parcoururent les bois et examinèrent les arbres en s’appelant et se répondant. Un hickory fut bientôt choisi et abattu ; son écorce enlevée fournit un canot (6) où nous entrâmes tous, et nous suivîmes le courant jusqu’à un grand village de Shawneeses, à l’embouchure d’une rivière. Comme nous débarquions, un grand nombre d’Indiens accoururent ; une jeune femme s’élança sur moi en criant et me frappa à la tête ; plusieurs de ses amis avaient été tués par les blancs. Beaucoup de Shawneeses paraissaient vouloir me mettre à mort ; mais le vieillard et le jeune homme réussirent à les en dissuader. Je voyais bien que j’étais souvent l’objet de leur conversation, mais je n’entendais pas ce qui se disait ; le vieillard savait quelques mots anglais ; il m’ordonnait quelquefois, dans cette langue, d’apporter de l’eau, de faire du feu, ou de lui rendre d’autres petits services qu’il commençait à exiger de moi.

Deux jours se passèrent dans ce village et nous remontâmes en canot ; à peu de distance, les Indiens s’arrêtèrent près d’un comptoir où trois ou quatre traiteurs savaient parler anglais. Ces hommes s’entretinrent beaucoup avec moi et me dirent qu’ils désiraient me racheter pour me rendre à mes amis ; mais le vieillard ne voulant pas consentir à se séparer de moi, les marchands m’assurèrent que je devais être content d’aller avec les Indiens et de devenir le fils du vieillard à la place d’un enfant qu’il avait perdu. Ils me promirent en même temps que dans dix jours ils iraient au village me rendre la liberté. Pendant tout notre séjour je fus traité par eux avec bonté, et ils me donnèrent abondamment à manger, ce que n’avaient pas fait les Indiens ; quand il fallut les quitter, je me mis à crier pour la première fois depuis mon enlèvement, mais leur promesse de venir dans dix jours me consola. Peu après notre départ, nous entrâmes dans le lac, et la nuit, les Indiens ne s’arrêtèrent pas pour camper. Au point du jour, ils poussèrent un cri ; quelques lumières parurent sur le rivage, et aussitôt un canot vint prendre trois de nos compagnons.

Je ne me souviens guère de ce qui se passa depuis ce moment jusqu’à notre arrivée à Détroit (7). D’abord nous pagayâmes au milieu de la rivière jusqu’en face du centre de la ville, puis nous nous approchâmes du bord, où je vis une femme blanche s’entretenir quelques instans avec les Indiens, mais je ne compris rien à leur conversation. Plusieurs blancs se tenaient aussi sur le rivage ; j’entendis leurs paroles sans en comprendre un seul mot ; ils parlaient sans doute français. Après peu de minutes d’entretien avec la femme, les Indiens poussèrent au large et s’éloignèrent de la ville.

Vers le milieu de la journée, nous descendîmes dans les bois et tirâmes le canot à terre ; les Indiens découvrirent un grand arbre creux, ouvert d’un côté, où ils serrèrent leurs couvertures, leur petite chaudière et divers autres objets. Ils m’y firent ensuite entrer à quatre pattes, et bouchèrent l’ouverture ; je les entendis quelques minutes, puis tout devint calme, et le silence dura long-temps ; si je n’avais déjà renoncé à tout espoir de m’enfuir, il m’aurait bientôt fallu reconnaître l’impossibilité de sortir de ma prison.

Au bout de quelques heures, j’entendis soulever les pièces de bois qui me tenaient enfermé ; le jour allait paraître. J’aperçus à travers l’obscurité une grande jument, gris de fer, et deux petits chevaux bais, amenés par les Indiens ; ils me firent monter sur l’un, placèrent leurs bagages sur les deux autres, et chacun de nos hommes montant à cheval tour à tour, nous voyageâmes rapidement ; trois jours, au plus, nous conduisirent à Saugenong. Là, deux Indiens nous quittèrent encore ; c’était le village du vieillard et du jeune homme ; au lieu de se rendre en droite ligne chez eux, ils laissèrent leurs chevaux et empruntèrent un canot qui nous déposa devant la maison du vieillard, espèce de cabane construite en bois, comme plusieurs de celles du Kentucky. Une vieille femme accourut aussitôt vers nous ; le vieillard lui dit quelques mots, et elle se mit à pousser des cris en m’embrassant, me serrant dans ses bras et m’entraînant vers la cabane.



(1) Littéralement, bois d’élan. (page 2)

(2) Shawanees de Cooper, de Bell et de John Hunter. (p. 2)

(3) Hickory est le nom de la plupart des noyers particuliers à l’Amérique, qui forment un genre à part, désigné par quelques botanistes sous le nom scientifique de carya. Mais ce nom s’applique à plusieurs arbres fort différens, suivant les épithètes qu’on y joint. Parmi les variétés, on distingue surtout le blanc et le rouge. Les feuilles ont une senteur agréable ; les noix sont estimées : les sauvages, dit Lawson, en faisaient une grande consommation ; les troupeaux s’en nourrissent. — Le nom d’hickory est un terme purement américain, qui n’a pas de synonyme en français ; M. de Chateaubriand le cite plusieurs fois dans les Natchez. Toutes les variétés d’hickorys sont d’un bois dur, compacte et très difficile à rompre, mais qui, coupé et exposé à l’air, n’a guère de durée. Les Indiens, et après eux la populace américaine, faisant allusion à ces qualités, ont surnommé le général Jackson le vieil Hickory. (p. 8)


(4) Ce terme américain, consacré à une espèce particulière de chaussure à peu près analogue à des brodequins, est trop connu pour avoir besoin de commentaire. (p. 10)


(5) Ceux qui sont à portée des factoreries anglaises ont des vaisseaux de cuivre pour leur cuisine. — M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique. (p. 11)


(6) Les canots d’écorce de bouleau sont le chef-d’œuvre de l’art des sauvages. Rien n’est plus joli et plus admirable que ces machines fragiles, avec quoi cependant on porte des poids immenses et l’on va partout avec beaucoup de rapidité. Il y en a de différentes grandeurs, de deux, de quatre, jusqu’à dix places distinguées par des barres de traverse.... Le fond du canot est d’une ou deux pièces d’écorce, ausquelles on en cout d’autres avec de la racine qu’on gomme en dedans et en dehors, de manière qu’il paraît être d’une seule pièce. Comme l’écorce qui en fait le fond n’a guère au delà de l’épaisseur d’un ou de deux écus, on le fortifie endedans par des clisses de bois de cèdre extrêmement minces, qui sont posées de long... Si ces petits bâtimens sont commodes, ils ont aussi leur incommodité ; car il faut user d’une grande précaution en y entrant, et s’y tenir assez contraint pour ne pas tourner ... ; ils sont d’ailleurs très fragiles.

Le père Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains, comparées avec celles des premiers temps, t. 2, p. 214

La grandeur de ces canots varie de 10 pieds jusqu’à 28… Les plus grands peuvent contenir aisément 14 hommes ; mais pour l’ordinaire, quand on veut s’en servir pour transporter des vivres ou des marchandises, trois hommes suffisent pour les gouverner… Les canots sont sûrs, et ne tournent jamais quand ils sont d’écorce de bouleau, laquelle se lève ordinairement en hiver avec de l’eau chaude. Les plus gros arbres sont les meilleurs pour faire de grands canots, quoique souvent une seule écorce ne suffise pas. Le fond est pourtant d’une seule pièce, auquel les sauvages sçavent coudre si artistement les bords avec des racines, que le canot paroît d’une seule écorce. Ils sont garnis ou de clisses ou de varangues d’un bois de cèdre presque aussi léger que le liége. Les clisses ont l’époisseur d’un écu, l’écorce celle de deux, et les varangues celle de trois. Outre cela, il règne à droit et à gauche, d’un bout du canot à l’autre, deux maîtres ou préceintes, dans lesquels sont enchâssées les pointes de varangues, et où les huit barres qui le lient et le traversent sont attachées. Ces bâtimens ont vingt pouces de profondeur… ; s’ils sont commodes par leur légèreté et par le peu d’eau qu’ils tirent, il faut avouer qu’ils sont, en récompense, bien incommodes par leur fragilité ; car, pour peu qu’ils touchent sur le caillou ou sur le sable, les crevasses de l’écorce s’entr’ouvrent… ; chaque jour, il y a quelque nouvelle crevasse ou quelque couture à gommer. Toutes les nuits, on est obligé de les décharger à flot, et de les porter à terre, où on les attache à des piquets, de peur que le vent ne les emporte ; car ils pèsent si peu, que deux hommes les portent à leur aise sur l’épaule, chacun par un bout.

Le baron de la Hontan, Nouveaux voyages dans l’Amérique septentrionale, t. i, p. 33.

Ces canots, dit plus loin le même voyageur, ne valent rien du tout pour la navigation des lacs, où les vagues les engloutiraient si l’on ne gagnait terre lorsque le vent s’élève.

Un grand nombre d’écrivains ont décrit les canots d’écorce : M. de Chateaubriand en parle plusieurs fois dans les Natchez et dans le Voyage en Amérique ; M. Isidore Lebrun les mentionne, avec quelques détails, à la page 332 de son Tableau statistique et politique des deux Canadas, et le père Charlevoix leur consacre une longue description dans la douzième lettre de son journal. (p. 12)


(7) Petite ville dans le comté de Wayne, sur la rivière du même nom, qui porte les eaux du lac Huron et du lac Saint-Clair dans le lac Erié. Elle est située sur la rive droite ; c’est le côté des États-Unis. La rive opposée est canadienne, c’est à dire anglaise.

La population du détroit, restée française, malgré les vicissitudes politiques qu’elle a éprouvées, conserve nos usages dans le Michigan. Cet état est nouveau de 1803, et c’est de 1620 que date l’établissement du détroit... Cédé avec tout le Canada à l’Angleterre, il en fut démembré vingt ans après... La coutume de Paris n’a cessé d’y être en vigueur qu’en 1810. Comme les Français du détroit conservent religieusement les marques de leur origine, des habitans instruits du Bas-Canada leur portent une affection de nationalité. La ville du détroit se compose de 270 maisons habitées par 1550 individus. Mais les fermes riantes, de 4 arpens de front sur 80 de longueur, serrées les unes contre les autres le long de la rivière, contiennent une plus forte population. Is. Lebrun, Tableau statistique et politique des deux Canadas, p. 212.

On nous montra sur la rive gauche du fleuve une longue file de maisons en bois peint, de construction élégante et neuve, et entièrement semblables aux édifices de toutes les petites villes d’Amérique. C’était la ville de détroit : on ignore si elle tient son nom du fleuve, ou si le fleuve lui doit le sien ; elle fut fondée jadis par les Français canadiens, au temps où la France était puissante dans les deux mondes.

G. de Beaumont, Marie ou l’Esclavage en Amérique, t 2, p. 56. (p. 14)