Mémoires de John Tanner/08

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 101-115).



CHAPITRE VIII.


Indiens inhospitaliers. — Ours donné par le Grand Esprit. — Pièges à lapins. — Disette. — Le Petit Assinneboin. — Indiens égares par une nuit d’hiver. — Pembina. — Pelleteries volées. — Traiteurs européens. — Violences et artifices. — Premières amours d’un Indien. — Orgie sauvage. — Campement d’hiver. — Le pauvre chasseur.

La neige étant tombée, et le temps devenant assez froid pour ne plus permettre de chasser aux castors, nous commençâmes à souffrir de la faim; Wa-me-gon-a-biew était alors notre principal soutien, et travaillait de toutes ses forces à nous faire vivre. Dans une de ses longues courses à la recherche du gibier, il rencontra une cabane d’Ojibbeways qui, ayant beaucoup de viande, et instruits de sa détresse et de celle de sa famille, lui donnèrent seulement à manger pour une nuit qu’il passa auprès d’eux. En revenant, le lendemain matin, il tua un jeune moose extrêmement maigre. Cette faible ressource épuisée, nous levâmes notre camp, pour le reporter auprès des Indiens inhospitaliers rencontrés par Wa-me-gon-a-biew.

Nous les trouvâmes abondamment pourvus de vivres, mais nous n’en reçûmes rien qu’en échange de nos ornemens en argent (50) et d’autres objets de prix. Je mentionne l’avarice et l’inhospitalité de cette famille, parce que je n’en avais pas encore vu un seul exemple chez les Indiens. Ordinairement, ils sont tous disposés à partager leurs provisions avec quiconque vient recourir à eux dans le besoin.

Nous étions depuis trois jours auprès de ces Indiens, lorsqu’ils tuèrent deux mooses, et nous invitèrent, Wa-me-gon-a-biew et moi, à partager leur repas. Ils ne nous servirent que le plus mauvais morceau d’une cuisse, et nous achetâmes d’eux un peu de viande grasse, en échange de nos ornemens d’argent. La patience de la vieille Net-no-kwa était épuisée, et elle nous défendit à tous de rien acheter d’eux. Pendant tout le temps que nous passâmes près de cette cabane, nous souffrîmes presque toutes les extrémités de la faim.

Un matin, Net-no-kwa se leva de très bonne heure, prit sa hache, et sortit. Le soir, elle ne revint pas. Le lendemain, à une heure fort avancée, comme nous étions tous couchés dans la cabane, elle rentra, secoua Wa-me-gon-a-biew par l’épaule, et lui dit : « Levez-vous, mon fils, vous êtes un agile coureur ; montrez-nous avec quelle rapidité vous pouvez aller chercher les vivres que le Grand Esprit m’a donnés la nuit dernière. Je l’ai prié, et j’ai chanté presque toute la nuit ; ce matin, comme je venais de m’endormir, il m’est apparu, et m’a un ours pour nourrir mes enfans qui ont faim. Vous trouverez cet animal dans un petit bois au milieu de la prairie, partez sur-le-champ; l’ours ne s’enfuira pas, quand même il vous verrait venir. »

« Non, ma mère, répondit Wa-me-gon-a-biew, il est trop tard à présent ; le soleil va se coucher, et il sera difficile de suivre une trace dans la neige ; demain Shaw-shaw-wa-ne-ba-se partira avec une couverture et une petite chaudière ; dans le jour, j’irai tuer l’ours ; mon jeune frère me rejoindra, et nous passerons la nuit dans l’endroit où l’ours aura été rencontré. »

La vieille femme ne céda point à l’opinion du chasseur, il s’ensuivit une altercation et des paroles vives, car Wa-me-gon-a-biew avait peu de respect pour sa mère, et, ce qu’à peine aurait osé un autre Indien, il se moquait de ses prétentions à communiquer avec le Grand Esprit ; il la plaisanta surtout de ce qu’elle avait dit que l’ours ne fuirait pas s’il voyait venir des chasseurs. La vieille femme, offensée, fit de grands reproches à son fils, sortit de la cabane, raconta son rêve aux autres Indiens, et leur indiqua la place où l’ours serait certainement trouvé : ils convinrent avec Wa-me-gon-a-biew qu’il était trop tard pour partir ; mais, comme ils avaient foi aux prières de Net-no-kwa, ils ne perdirent pas de temps pour suivre ses indications dès le point du jour.

L’ours était à la place qu’elle avait désignée, et fut tué sans difficulté. Il était grand et gras, mais Wa-me-gon-a-biew, qui était de la chasse, n’en reçut qu’un très petit quartier pour la part de notre famille ; la vieille femme en fut irritée, car si l’ours ne lui avait pas été donné par le Grand Esprit, et si elle n’avait pas vu en songe la place où on le rencontrerait, elle l’avait au moins suivi à la trace jusqu’au petit bois dont elle avait fait le tour pour s’assurer qu’il n’en était pas sorti. Je soupçonne que, dans le but de faire croire à ses entrevues avec le Grand Esprit, elle employait quelquefois des artifices de ce genre.

Nos privations nous forcèrent à un déplacement ; après avoir achevé notre quartier d’ours, nous nous mîmes en route pour la rivière Rouge, espérant y rencontrer des Indiens ou trouver du gibier sur notre passage. J’avais appris à prendre des lapins ; quand nous fûmes arrivés à notre premier camp, j’allai tendre plusieurs piéges dans la direction que nous devions suivre le lendemain. Après le souper, qui était ordinairement notre seul repas, quand nous avions peu de provisions, il ne nous resta plus qu’une petite quantité d’huile d’ours fortement gelée, dans une chaudière recouverte d’une peau. Ces provisions firent partie de la charge confiée à mon traîneau (51), et je partis en avant pour visiter mes piéges ; j’y trouvai un lapin, et, voulant faire à ma mère une surprise plaisante, je le cachai tout vivant dans la chaudière.

Le soir, à l’heure du campement, j’épiai i’instant où elle voudrait préparer notre repas ; je m’attendais à voir le lapin s’élancer de sa prison, mais, à mon grand désappointement, la graisse, se fondant malgré la rigueur du froid, avait presque noyé le petit animal. La vieille femme me gronda sévèrement ; mais, depuis, elle a raconté plus d’une fois cette aventure en riant du spectacle que lui avait présenté l’intérieur de la chaudière ; elle parla aussi toute sa vie de la conduite inhospitalière des Indiens que nous quittions alors.

Après quelques jours de voyage, nous découvrîmes des traces de chasseurs, et nous fûmes enfin assez heureux pour trouver une tête de bison qu’ils avaient laissée. Ce secours inattendu apaisa notre faim ; nous suivîmes le sentier frayé par eux, et nous atteignîmes ainsi aux bords de la rivière Rouge une troupe de nos amis.

C’était une bande nombreuse de Crees sous les ordres d’un chef nommé le Petit Assinneboin et de son gendre Sin-a-peg-a-gun. Ils nous reçurent avec beaucoup de cordialité, nous donnèrent abondamment à manger, et vinrent eh aide à tous nos besoins. Deux mois après, les bisons et tout le gibier commençant à devenir rares, nous eûmes tous à souffrir de la faim. Un jour Wa-me-gon-a-biew et moi nous traversâmes les prairies jusqu’à la distance d’une journée pour chasser aux bords d’un ruisseau nommé Pond-river. Là nous trouvâmes un bison si maigre et si vieux que son poil ne poussait plus ; nous ne pûmes en manger que la langue. Une course aussi longue nous avait épuisés de fatigue ; le vent était fort, la neige chassait avec violence. Dans la vaste étendue de plaine ouverte devant nous, il n’y avait d’autres bois que de petits chênes s’élevant à la hauteur de l’épaule d’un homme ; il nous fallut camper sous ce misérable abri. Nous parvînmes avec beaucoup de difficulté à former une espèce de brasier des faibles branches de ces arbres ; quand notre feu, au bout de quelque temps, avait séché le sol, nous reculions les tisons et les charbons pour nous asseoir sur les cendres chaudes ; une nuit sans sommeil se passa ainsi.

Le lendemain, quoique le vent se fût élevé, et que le temps fût plus mauvais que la veille, nous reprîmes la route de notre cabane. C’était une course d’une forte journée, et comme nous étions affaiblis par la faim et la fatigue, il était très tard quand nous approchâmes de notre but. Wa-me-gon-a-biew, moins épuisé, se traînait le premier ; il se retourna pour me regarder, et nous reconnûmes en même temps que nous avions l’un et l’autre la figure gelée : arrivés en vue de notre cabane, comme je ne pouvais plus marcher, il me laissa, et bientôt quelques femmes vinrent au devant de moi. Nos mains et nos figures étaient extrêmement gelées, mais comme nous avions de bons mocassins, nos pieds n’avaient pas souffert.

La faim continuant à se faire sentir dans le camp, on jugea nécessaire de se séparer pour suivre différentes directions. Net-no-kwa résolut de se rendre avec sa famille au comptoir de M. Henry, qui a été depuis noyé dans la rivière de Columbia. Il était alors établi près de l’endroit où l’on a fondé, dans la suite, l’établissement de Pembina ; nous chassâmes tout le reste de l’hiver avec d’autres Indiens, pour les marchands de fourrures, et, au printemps, nous retournâmes avec les mêmes compagnons au lac où nous avions laissé nos canots ; tout y était en bon état. En réunissant ce qui se retrouvait dans nos sunjegwuns et ce que nous avions rapporté de la rivière Rouge, nous possédions onze ballots de peaux de castors, de quarante fourrures chacun, et dix paquets d’autres pelleteries. Notre intention était alors d’aller vendre le tout à Mackinac.

Nous avions encore un grand sunjegwun au lac de la Pluie, où Net-no-kwa, ayant peu de confiance dans l’honnêteté du marchand, avait déposé des fourrures de prix à quelque distance de son comptoir. Ce riche dépôt, joint à ce que nous rapportions, aurait suffi pour nous mettre dans l’abondance ; mais le sunjegwun avait été violé ; il n’y restait pas un seul ballot, pas une seule fourrure. Nous vîmes chez le marchand un ballot qui nous parut avoir fait partie de notre dépôt, mais il nous fut impossible de savoir si nous avions été pillés par des blancs ou par des Indiens. La vieille femme fut très irritée, et ne balança pas à attribuer le vol au marchand.

Quand nous arrivâmes à la petite maison, située de l’autre côté du grand portage, au lac Supérieur, les hommes qui étaient au service des marchands nous engagèrent à confier nos ballots à leurs wagons ; mais la vieille femme savait qu’une fois entre les mains des blancs il lui serait difficile, ou peut-être même impossible, de les en tirer ; elle refusa donc ce service. Il nous fallut plusieurs jours pour transporter nos pelleteries, parce que la vieille femme ne voulait pas même suivre la route des marchands.

Malgré toutes tés précautions, M. Mac-Gilveray et M. Shabboyéa, en la traitant avec distinction et lui donnant Un peu de vin, lui firent accepter une chambre pour elle et tous ses ballots. Ils tâchèrent d’abord, par des sollicitations amicales, de l’amener à vendre ses fourrures ; mais, voyant qu’elle était déterminée à les garder, ils en vinrent aux menaces. Un jeune homme, fils de M. Shabboyéa, voulut enfin les prendre de vive force ; mais le vieillard intervint, et, ordonnant à son fils de renoncer à ce dessein, le réprimanda d’un tel acte de violence.

Net-no-kwa, maintenue ainsi en possession de ses fourrures, se disposait à les porter à Mackinac, lorsque nous vîmes arriver au portage, à la tête d’une petite bande d’Indiens, un homme qui se nommait Bit-te-gish-sho (le zigzag que fait l’éclair en sillonnant le ciel), et dont la résidence ordinaire était à Middle-Lake. Wa-me-gon-a-biew se lia intimement avec cette famille. Tous nos préparatifs de voyage terminés, et les bagages déjà rangés dans les canots, il fut impossible de trouver mon frère. Nous le cherchâmes dans toutes les directions, et seulement quelques jours après, un Français nous apprit enfin que Wa-me-gon-a-biew était de l’autre côté du portage avec la famille de Bit-te-gish-sho. On me députa vers lui, mais je ne pus rien gagner sur sa résolution; à l’insu de nous, il s’était attaché à une des filles de l'Éclair.

La vieille femme, qui connaissait son caractère obstiné, se mit à pousser des cris : « Si j’avais deux enfans, nous dit-elle, je pourrais consentir à perdre celui-là, mais je n’en ai pas d’autre (52) et je dois aller avec lui. » Elle donna à la veuve, fille de sa sœur, et élevée par elle depuis son bas âge, cinq ballots de peaux de castors, dont un en toute propriété ; les quatre autres et soixante peaux de loutres devaient être portés à Mackinac et distribués d’après ses instructions. La veuve partit dans le canot des marchands, remit les fourrures à M. Lapomboise de la compagnie du Nord-Ouest, et en tira un reçu qui fut brûlé plus tard dans un incendie de notre cabane sans que Net-no-kwa ou personne de la famille ait jamais reçu un penny pour ces marchandises d’un grand prix.

La vieille femme, très affligée de la mauvaise conduite de son fils, de ses projets ainsi contrariés et de ses autres malheurs, chercha des consolations dans les liqueurs spiritueuses. En un seul jour elle échangea cent vingt peaux de castors, beaucoup de cuirs de bisons et d’autres objets pour du rhum. Elle avait pour coutume, lorsqu’elle s’enivrait, d’enivrer, autant que ses moyens le lui permettaient, tous les Indiens du voisinage. De toutes nos richesses gagnées par tant de sueurs et de courses longues et pénibles, il ne nous resta qu’une couverture, trois petits barils de rhum, et les misérables vêtemens que nous portions. Je ne pus, ni dans cette circonstance ni dans aucune autre, voir le gaspillage de nos pelleteries et de nos autres biens, avec l’indifférence que les Indiens semblent toujours éprouver en pareille circonstance.

Nous partîmes ensuite avec Bit-te-gish-sho et quelques autres Indiens pour le lac des Bois. Ils nous aidèrent à construire un canot et à passer le portage. Le froid nous surprit au lac des Bois, et Net-no-kwa résolut d’y rester, quoique la plupart de nos compagnons s’en allassent. Il se trouva que l’attachement de Wa-me-gon-a-biew pour la fille de Bit-te-gish-sho n’était pas assez fort pour ne plus pouvoir se rompre, et vraiment on peut croire que les manœuvres des marchands, avides de s’emparer de nos ballots, contribuèrent autant au moins que la conduite de ce jeune homme à empêcher notre départ pour le lac Huron.

Nous ne tardâmes pas à reconnaître que nous ne pouvions rester seuls, aussi mal approvisionnés, aux approches de l’hiver. Nous nous rendîmes donc au comptoir du lac de la Pluie, où, sur la promesse de cent vingt peaux de castors, nous obtînmes une avance de couvertures, de vêtemens, et d’autres objets de première nécessité. Là nous rencontrâmes un Indien nommé Waw-be-be-nais-sa, qui nous proposa de chasser pour nous, et de nous rester en aide pendant l’hiver. Cette proposition fut acceptée avec joie, mais nous vîmes bientôt que c’était un pauvre chasseur, je rapportais toujours plus de gibier que lui.



(50) Basil Hall parle d’ornemens en argent dont la grosseur varie depuis celle d’une montre jusqu’à celle d’une soupière. (p. 102)


(51) Le père Lafitau (Mœurs des sauvages amériquains, comparées aux mœurs des premiers temps, t. 2, p. 220) donne une très longue note fort intéressante sur les traîneaux des Indiens. (p. 106)


(52) Cette exclamation de la vieille Indienne prouve, contrairement à toutes les relations, que, dans les mœurs sauvages de l’Amérique, le fils adoptif n’est pas considéré par une femme comme absolument l’égal de l’enfant qu’elle a porté dans son sein. (p. 113)