Mémoires de John Tanner/26

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 75-87).


CHAPITRE XXVI.


Sobriquets indiens. — Défaut de concurrence. — Castors d’argent. — Rixe avec un traiteur. — Violences et fourberies. — Campagnes pécuniaires de la compagnie du Nord-Ouest.


M. Henry avait fait la traite à Pembinah pendant dix ans ; il eut pour successeur un M. Mackenzie, qui ne resta que peu de temps, et après lui vint M. Wells, surnommé, par les Indiens, Gah-se-moan (un vaisseau), à cause de la rotondité de sa personne. Il éleva au bord de la rivière Rouge, près de l’embouchure de l’Assinneboin, une forteresse très capable de soutenir un siège. La compagnie de la baie d’Hudson n’avait plus alors de poste dans cette partie de la contrée, et les Indiens ne tardèrent pas à reconnaître combien leur avait été avantageuse la concurrence des deux compagnies.

M. Wells nous convoqua tous au commencement de l’hiver, et donna aux Indiens dix gallons de rhum, ainsi qu’un peu de tabac, en les avertissant qu’il ne leur ferait pas crédit d’une aiguille seulement ; s’ils lui apportaient des fourrures, il les achèterait, et leur donnerait en échange les objets nécessaires à leur nourriture et à leur bien-être pendant la saison rigoureuse. Je n’étais pas avec les Indiens lorsque cette communication leur fut faite : en me l’apprenant, on voulut me donner ma part des présens du traiteur ; mais je la refusai formellement, et je reprochai à mes compagnons leur lâcheté de se soumettre à de telles conditions.

Ils avaient l’habitude, depuis bien des années, de recevoir un crédit à la chute des feuilles ; ils manquaient alors tout à fait, non seulement de vêtemens, mais même de munitions, et quelques uns n’avaient ni fusils ni trappes : comment pouvaient-ils, sans l’aide accoutumée des traiteurs, vivre, eux et leurs familles, pendant l’hiver qui commençait ? Peu de jours après, j’allai trouver M. Wells ; je lui dis que j’étais pauvre, que j’avais une nombreuse famille à soutenir par moi seul, qu’enfin j’aurais beaucoup à souffrir sans aucun doute, et que peut-être même je serais en danger de mort, s’il ne m’accordait pas le crédit que j’avais toujours reçu à cette époque.

Il n’écouta pas mes représentations, et me dit rudement de sortir de chez lui. Je déposai alors devant lui, sur une table, huit de ces castors d’argent que les femmes portent dans leur parure ; ils m’avaient coûté, l’année précédente, deux fois le prix ordinaire d’une capote ; je lui en demandai une en échange, et je le priai de vouloir bien, tout au moins, les retenir en gage jusqu’au moment où je pourrais lui apporter des pelleteries. Il prit ces bijoux, me les jeta à la figure, et me dit de ne jamais remettre les pieds dans sa maison. Les grands froids n’étaient pas encore arrivés. J’allai aussitôt à la chasse ; je tuai plusieurs mooses, dont les peaux furent préparées par ma femme pour nous faire des vêtemens d’hiver, puisqu’il fallait renoncer aux couvertures et aux étoffes de laine dont les traiteurs nous avaient donné l’habitude.

Je continuai ma chasse avec un heureux succès, et, vers le milieu de la saison froide, j’appris que M. Hanie, agent de la compagnie de la baie d’Hudson, était arrivé à Pembinah. J’allai sur-le-champ le voir, et il me donna tout le crédit que je lui demandai : ce fut une valeur de soixante-dix peaux. Je me rendis ensuite à la rivière du Rat musqué, où je chassai tout le reste de l’hiver, tuant un grand nombre de martres, de castors, de loutres et d’autres animaux.

Vers le commencement du printemps ; je fis dire à M. Hanie, par des Indiens, qu’ayant réuni un nombre suffisant de fourrures, j’irais m’acquitter envers lui à l’embouchure de l’Assinneboin. Quand j’arrivai au rendez-vous, M. Hanie n’avait pas encore paru ; je m’arrêtai, pour l’attendre, en face du comptoir de M. Wells. Un vieux Français m’offrit un logement dans sa maison ; je l’acceptai, et je déposai toutes mes pelleteries à la place qu’il m’assigna pour dormir. Instruit de mon arrivée, M. Wells envoya, par trois fois, me presser de venir le voir. Enfin, je cédai aux instances de son beau-frère, et je passai la rivière avec lui.

M. Wells parut satisfait de ma visite ; il me traita avec beaucoup de politesse, m’offrant du vin et tout ce qui se trouvait dans sa maison. Je n’avais accepté qu’un peu de tabac, lorsque je vis ses Français entrer avec mes paquets de fourrures ; ils les déposèrent, à ma vue, dans la chambre à coucher de M. Wells, qui ferma la porte et prit la clef. Au même instant, sa politesse et ses prévenances commencèrent à se ralentir. Je ne dis rien d’abord, mais j’éprouvai une vive perplexité, parce que je ne pouvais supporter l’idée de ne pas m’acquitter envers M. Hanie, et de me voir privé de mon bien par violence ou sans mon consentement. Je rôdai autour de la maison, et je saisis enfin une occasion de me glisser dans la chambre à coucher pendant que M. Wells prenait quelque chose dans un coffre. Il essaya de me faire sortir, puis de me pousser à la porte ; mais j’étais trop fort pour lui.

Les choses en étant venues à cette extrémité, je n’hésitai point à m’emparer de mes paquets ; il me les arracha, je les ressaisis, et dans la lutte qui s’engagea, les sangles venant à se rompre, les peaux tombèrent éparses sur le plancher. Pendant que je les ramassais, il prit un pistolet, l’arma et le dirigea sur ma poitrine. Je restai quelques instans sans mouvement, persuadé qu’il allait me tuer, car je le voyais dans un violent accès de rage ; enfin je saisis sa main, que je détournai de ma poitrine, et tirant de mon ceinturon un grand couteau, j’en armai ma main droite, sans le lâcher de la gauche. Quand il se vit à l’improviste tout à fait à ma merci, il appela d’abord sa femme, puis son interprète, et leur dit de me mettre hors de sa maison. L’interprète lui répondit : « Vous pouvez le faire tout aussi bien que moi. » Quelques Français, présens à cette querelle, lui refusèrent aussi leur assistance.

Voyant qu’il ne pouvait ni m’intimider ni me dompter, il eut recours, encore une fois, à des voies plus douces ; il m’offrit de partager avec moi, et de me laisser la moitié de mes fourrures pour les agens de la baie d’Hudson. « Vous avez toujours, me dit-il, appartenu au Nord-Ouest, pourquoi nous déserter à présent pour la baie d’Hudson ? » Et il se mit à compter les peaux, les divisant en deux parts ; mais je lui dis que ce n’était pas nécessaire, parce que j’étais déterminé à ne pas lui en laisser une seule. « Je suis venu à vous à la dernière chute des feuilles, ajoutai-je, lorsque j’étais affamé et manquant de tout ; vous m’avez repoussé comme un chien de votre porte. Les munitions qui m’ont servi à tuer ces animaux m’ont été données à crédit par M. Hanie, et les fourrures lui appartiennent ; mais, s’il en était autrement, vous n’en auriez pas encore une seule. Vous êtes un lâche, vous n’avez pas même le courage d’un enfant ; si vous aviez eu seulement le cœur d’une femme, vous n’auriez pas dirigé votre pistolet sur ma poitrine sans me tuer. Ma vie était à votre discrétion, rien ne vous empêchait de me la prendre, rien, pas même la crainte de mes amis ; car vous savez bien que je suis étranger parmi les Indiens, et que nul ne se lèverait pour venger ma mort. Vous auriez pu jeter mon corps dans la rivière comme celui d’un chien, et nul ne vous en aurait demandé compte ; mais vous n’avez pas même eu l’esprit de le faire. »

Il me demanda si je ne tenais pas un couteau à la main : je lui en montrai deux, un grand et un petit, en l’avertissant de prendre garde de me provoquer à m’en servir. Enfin, fatigué de cette altercation, il alla s’asseoir vis à vis de moi dans ce vaste appartement. Quoiqu’il fût à une assez grande distance, telle était son agitation, que j’entendais distinctement les battemens de son cœur. Il resta quelque temps assis, et sortit enfin pour se promener devant sa porte : moi je ramassai mes fourrures, l’interprète m’aida à les lier ; et, les chargeant sur mon dos, j’allai passer tout contre M. Wells ; puis, les déposant dans mon canot, je traversai la rivière pour regagner la maison du vieux Français.

Le lendemain matin, M. Wells, mieux avisé, parut avoir renoncé à tout projet de violence ; il envoya son interprète m’offrir son cheval, si je voulais oublier ce qui s’était passé. Le cheval avait une grande valeur. « Dites-lui, répondis-je à l’interprète, qu’il n’est qu’un enfant, qui veut se quereller et oublier sa querelle dans un même jour ; mais il ne me trouvera pas semblable à lui. J’ai un cheval à moi, j’emporterai mes pelleteries ; je n’oublierai jamais qu’il a dirigé son pistolet contre mon sein sans avoir eu le courage de me tuer. »

Dans la matinée suivante, un des commis de la compagnie du Nord-Ouest arriva du comptoir de Mouse-River, et dit, à ce qu’il paraît, à M. Wells, en apprenant ce qui s’était passé, qu’il m’enlèverait mes fourrures. Le traiteur voulut en vain l’en dissuader. Il était près de midi lorsque le vieux Français, portant ses regards hors de sa maison, me dit : « Mon ami, je crois que vous allez perdre encore vos fourrures ; quatre hommes bien armés se dirigent de ce côté ; leur visite, j’en suis sûr, n’a aucun motif amical. »

À ces mots, je rangeai mes paquets au milieu de l’appartement, et je m’assis dessus, un piége à castor à la main. Le commis entra accompagné de trois jeunes hommes, et me demanda mes fourrures. « Quel droit, lui répondis-je, avez» vous de me les demander ? — Vous êtes endetté envers moi, reprit-il. — Quand ai-je emprunté quelque chose à la compagnie du Nord-Ouest sans m’acquitter à l’époque convenue ? » — Il y a dix ans, me dit-il, que votre frère Wa-me-gon-a-biew a reçu de moi des avances sur lesquelles il n’a remboursé que dix peaux, il me doit le reste, et je compte que vous allez me le payer. — Très bien, lui répondis-je, votre demande sera satisfaite ; mais alors vous me paierez, à votre tour, les quatre paquets de peaux de castors que nous vous avons envoyés du grand portage. Votre billet, vous le savez bien, a été brûlé à Ke-nu-kau-neshe-way-boant, dans l’incendie de ma cabane, et vous n’avez jamais donné, ni à moi ni à aucun membre de ma famille, la valeur d’une seule épingle pour cent soixante peaux de castors. » Voyant que ce moyen ne réussissait pas, et reconnaissant en lui-même la justice de ma demande, il voulut recourir aux mesures violentes, comme M. Wells l’avait fait la veille ; mais il n’eut pas plus de succès, et il retourna au fort sans m’avoir seulement pris une peau de martre.

J'acquis alors la certitude que M. Hanie tarderait quelque temps encore à arriver ; j’allais l’attendre à Morte-Rivière, où je tuai quatre cents rats musqués. Enfin, il vint rejoindre à ce rendez-vous un autre Indien et moi. Il me raconta qu’il avait passé en plein midi, au chant de tous ses rameurs, devant le comptoir de M. Wells, à l’embouchure de l’Assinneboin. M. Wells s’était mis à sa poursuite avec un canot bien armé. À cette vue, M. Hanie s’était fait débarquer, et, laissant tous les hommes dans son canot, s’était avancé jusqu’à une distance de vingt verges dans une prairie bien unie. M. Wells l’y avait suivi avec plusieurs hommes armés ; mais, sommé de s’arrêter à dix verges de M. Hanie, il avait fini par passer après une longue dispute.

Je racontai, à mon tour, le traitement que j’avais subi, et je remboursai mon crédit. Je traitai aussi du reste de mes pelleteries, et, le marché conclu, je reçus encore quelques beaux présens, entre autres un fusil de prix. Peu de temps après le départ de M. Hanie, en remontant la rivière Rouge, je rencontrai M. Wells. Il manquait de gibier frais et m’en demanda : je lui en aurais donné si j’en avais eu ; mais il attribua mes excuses à mauvaise volonté. Plus tard, quoique je résidasse fort loin de lui, il m’envoya son cheval ; il me l’envoya encore à Pembinah, mais je le refusai toujours.

Malgré ces refus formels et répétés, j’appris qu’il persistait à dire que ce cheval m’appartenait, et trois ans plus tard, après sa mort, les autres traiteurs m’assurèrent que j’avais droit de prendre ce cheval ; mais je ne le voulus pas, et il fut laissé à un vieux Français. Après la mort de M. Wells, je revins traiter, comme d’ordinaire, avec la compagnie du Nord-Ouest ; ce que je n’aurais pas fait de son vivant. S’il m’avait tiré et même dangereusement blessé, je lui en aurais moins voulu que d’avoir pointé son pistolet sur ma poitrine sans oser lâcher la détente.