Mémoires de John Tanner/35

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 233-249).


CHAPITRE XXXV.


Préceptes d’un vieillard indien. — Habitans du Kentucky. — Fièvre. — Rudesse d’un colon. — Retour parmi les blancs. — Edouard Tanner. — Blancs charitables. — Blancs inhospitaliers. — La taverne du magistrat. — Mœurs de la frontière.


Comme l’assemblée touchait au moment de sa séparation, le gouverneur Cass me fit dîner avec lui ; plusieurs gentlemen voulurent trinquer avec moi, et, en sortant de table, j’eus quelque peine à regagner ma cabane. Quelques jours après, l’interprète me dit que le gouverneur avait été curieux de voir jusqu’à quel point je partageais la passion des Indiens pour les liqueurs enivrantes, et si, dans l’ivresse, je me conduisais comme eux ; mais je n’avais point éprouvé l’influence du vin assez fortement pour m’oublier et ne pas comprendre mon état : je m’étais couché aussitôt, pour me relever sans aucune trace de cet excès.

Quelques Potawatomies volèrent le cheval que m’avait prêté, dans ma route, le bon vieillard Ah-koo-nah-goo-zik ; mais il fut retrouvé par les jeunes hommes qui suivaient mon ami Be-nais-sa, et je le rendis à son maître, qui se trouvait à l’assemblée. Le gouverneur Cass, apprenant combien cet homme avait été bon pour moi, lui fit donner une très belle selle d’un grand prix.

Le vieillard persista quelque temps à refuser ce présent, et, quand on eut enfin gagné sur lui de le lui faire accepter, il exprima une vive gratitude. « Voilà bien, dit-il, ce que m’ont enseigné les vieillards qui s’occupaient de mon instruction, il y a beaucoup d’années, lorsque j’étais enfant. Ils me disaient d’être bon, de faire du bien à tous les hommes, particulièrement à l’étranger qui viendrait d’une contrée lointaine, et à tous ceux que je verrais délaissés et abandonnés. Ils me disaient encore que, si je le faisais, le Grand Esprit se souviendrait aussi de moi pour me faire du bien et me récompenser de ma conduite. Aujourd’hui, quoique j’aie bien peu fait pour cet homme, quelle grande et honorable récompense je viens de recevoir ! »

Il voulait me persuader de prendre son cheval, plus que payé selon lui par la valeur de la selle ; et, malgré mes refus, toujours il revenait à la charge. Enfin je l’acceptai, à condition qu’il le garderait jusqu’à ce que je revinsse le lui demander. Le gouverneur me donna des effets d’une valeur de cent vingt dollars ; et, comme il me restait un long trajet à parcourir, j’achetai un cheval au prix de quatre-vingts dollars, payés en marchandises sur ce que j’avais reçu. Il y avait à l’assemblée deux hommes du Kentucky, connaissant plusieurs de mes parens ; l’un d’eux avait vécu depuis son bas âge dans la famille de l’une de mes sœurs.

Je me mis en route avec ces deux hommes, quoique ma santé fût bien chancelante encore. En peu de temps, mon état s’aggrava tellement, que je ne pouvais plus me tenir à cheval. Ils se décidèrent alors à acheter un petit bateau, et l’un d’eux se chargea de me conduire par la rivière, tandis que l’autre suivrait, avec nos chevaux, la route accoutumée. Dans cette partie du Big-Miami, on rencontre beaucoup d’écluses de moulins, et d’autres obstacles qui, à cause de ma mauvaise santé, me rendaient extrêmement pénible même ce mode de voyage, qui n’aurait dû être que lent et laborieux.

Enfin, je fus réduit à un tel état de faiblesse, qu’il me devint à peu près impossible de me mouvoir, et je m’arrêtai dans la maison d’un pauvre homme, qui vivait sur le bord de la rivière. Comme il semblait me prendre en grande pitié, et très disposé à me donner tous les soins nécessaires, je résolus de rester auprès de lui. L’homme avec lequel j’avais voyagé si loin me fit entendre qu’il allait se diriger vers l’Ohio, et qu’il reviendrait lui-même ou enverrait quelqu’un me chercher.

L’homme sous le toit duquel je m’arrêtai savait quelques mots de la langue des Ottawwaws, et ne négligea rien pour rendre ma situation confortable, jusqu’à l’arrivée de mon neveu, envoyé par mes amis du Kentucky. J’appris de lui que mon père était mort, en 1811, trois mois après le grand tremblement de terre qui détruisit New-Madrid. Il me fit aussi comprendre quelques particularités relatives à mes parens encore vivans.

Notre voyage fut très ennuyeux et très pénible jusqu’à Cincinnati, où nous nous arrêtâmes un peu. Nous descendîmes ensuite l’Ohio dans une barque. Ma fièvre revenait régulièrement tous les jours, et, quand le frisson commençait, nous étions forcés de nous arrêter quelque temps ; aussi n’avancions-nous pas rapidement. Nous étions accompagnés d’un homme qui aidait mon neveu à me mettre dans le bateau et à m’en tirer, car j’étais devenu un véritable squelette, et je n’avais plus la force ni de manger ni de me tenir debout sans appui.

Comme la nuit approchait, à la suite d’un jour très sombre et très nuageux, nous arrivâmes auprès d’une belle ferme, où se faisait remarquer une maison de bonne apparence. Il était nuit close, lorsque nous pûmes sortir du bateau. Mes deux compagnons me prirent par les bras et me guidèrent, ou plutôt me portèrent jusqu’à la maison. Mon neveu exposa notre situation au propriétaire, en lui disant que, dans l’état douloureux où je me trouvais, il serait très difficile, peut-être même dangereux pour ma vie, d’essayer d’aller plus loin ; mais il nous refusa un abri, et, mon neveu insistant, il nous mit rudement à la porte.

La nuit était fort avancée, et il y avait un mille et demi de distance jusqu’à l’habitation la plus voisine ; comme elle était dans l’intérieur des terres, notre canot devenant inutile, mon neveu et son compagnon me portèrent à bras. Il devait être plus de minuit quand nous arrivâmes à une grande maison de briques. Les habitans étaient tous couchés, on ne voyait de lumière à aucune fenêtre ; mais mon neveu frappa à la porte, et bientôt un homme vint ouvrir. Son premier mouvement fut de me soutenir, et, m’aidant à entrer, il appela sa femme et ses filles, qui vinrent servir à souper à mes compagnons. Pour moi, il me prépara quelque médecine, et me conduisit à un lit où je dormis jusqu’à une heure avancée de la matinée. Je passai presque toute la journée suivante dans cette maison, où je fus traité avec la plus grande bonté. Depuis cet instant, je me sentis un peu mieux, et, sans beaucoup plus de difficulté, j’arrivai au lieu qu’habitaient les enfans de ma soeur. Je passai une nuit chez un de mes neveux, nommé John ; de là j’allai chez un autre de ses frères, et j’y restai malade près d’un mois.

Mes parens reçurent alors une lettre et me firent comprendre qu’elle s’adressait à moi ; mais, quoiqu’ils m’en fissent plusieurs fois lecture, je n’en compris pas un seul mot. Depuis mon arrivée, j’avais presque toujours gardé le lit, et, comme la plupart du temps, on me laissait seul, je n’avais appris ni à me faire entendre, ni à comprendre ce qu’on me disait. Mais je commençais à me trouver un peu mieux et à faire quelque exercice, lorsqu’arriva une seconde lettre ; je sus alors que mon frère Édouard, dont je n’avais jamais oublié le nom, était allé me chercher à la rivière Rouge. Un de mes oncles, qui demeurait à cent milles de distance, m’invitait aussi à me rendre près de lui.

Mais toutes mes pensées se reportaient sur mon frère Édouard, et je demandai aussitôt mon cheval pour aller le rejoindre à la rivière Rouge. Vingt ou trente voisins se réunirent à la nouvelle de mon projet de départ, et je compris qu’ils cherchaient à m’en dissuader ; mais, quand ils virent que je ne cédais pas, ils me donnèrent chacun quelque argent : celui-ci un schelling, celui-là deux, d’autres de plus fortes sommes ; et je partis à cheval.

A peine avais-je marché dix milles, que, la fatigue réveillant la maladie, je fus obligé de m’arrêter chez un homme dont j’ai su le nom plus tard ; il s’appelait Morgan. Je restai là quatre jours, et quand je redemandai mon cheval, les voisins, se rassemblant autour de moi, me firent aussi quelques présens. L’un me donnait du pain dans un sac, l’autre attachait un cochon de lait derrière ma selle ; entre eux tous ils me fournirent un bon assortiment de provisions et quelque argent.

Je voulais retourner à Détroit ; mais, comme j’étais bien faible encore, M. Morgan m’accompagna à Cincinnati. Je m’étais aperçu que coucher dans une maison me rendait malade, et, dans ce voyage, je m’y refusai constamment. M. Morgan voulait dormir dans les maisons où nous nous arrêtions la nuit ; moi je choisissais une bonne place au dehors pour me livrer au sommeil. Le retour d’une partie de ma santé me démontra l’avantage de cette conduite.

Lorsque M. Morgan eut quitté Cincinnati, je voyageai seul et ne tardai pas à manquer de provisions. Vers ce temps, un vieillard qui se tenait devant sa porte s’écria, en m’apercevant : « Arrête, viens ! » De tout ce qu’il me dit, je ne compris que ces deux mots ; mais, dans son air et dans sa contenance, je crus reconnaître des intentions amicales, et j’entrai dans sa cour. Il prit mon cheval et lui donna beaucoup de grain. J’entrai avec lui dans sa maison ; il mit de la viande devant moi, mais je ne pouvais pas manger : il s’en aperçut et me donna des noix dont je mangeai plusieurs. Puis, voyant que mon cheval était repu et que j’avais une vive impatience de partir, il le sella et me l’amena. Je lui offris de l’argent qu’il ne voulut point accepter.

Un jour ou deux après cette rencontre, je m’arrêtai devant une maison dont la cour offrait à mes yeux un amas considérable de grains. Mon cheval était épuisé de faim. J’entrai, et tirant un dollar de ma poche, je le remis, de la main à la main, à un homme qui se trouvait là ; puis, comptant dix épis de blé, je les pris et les posai devant mon cheval. Je ne pouvais faire entendre aux habitans de cette maison que j’avais faim, ou, du moins, ils semblaient déterminés à ne pas me comprendre. J’entrai dans la maison, et la femme parut mécontente. Découvrant un morceau de pain, je le lui montrai et je portai aussitôt la main à ma bouche ; mais elle ne parut pas encore comprendre ces signes. Je pris alors le pain et je le portai à ma bouche, comme si j’allais le manger. À cette vue, elle appela son mari, qui, rentrant précipitamment, m’arracha le pain, me poussa à la porte avec violence, courut de là ôter le grain à mon cheval, et me dit de m’éloigner.

J’allai ensuite à une grande maison de briques, et je résolus d’y tenter l’aventure d’un accueil plus favorable ; mais, comme j’y montais, un très gros homme vint me parler d’un ton de voix haut et rude. Je ne comprenais pas une seule de ses paroles ; cependant, à ses gestes, je voyais bien qu’il m’interdisait l’entrée de la cour. Je voulais passer malgré lui et j’allais le faire, lorsqu’il s’élança et saisit mon cheval par la bride. Il m’adressa bien des paroles, mais je ne compris rien ou à peu près rien. Je soupçonnai qu’il me prenait pour un Indien. Il voulait m’arracher mon fusil. J’ai su, depuis, que c’était un magistrat et qu’il tenait une taverne ; mais alors j’étais malade, affamé, irritable. Sa tentative de me désarmer m’exaspéra : je tenais à la main un bâton d’hickory, long de trois ou quatre pieds et de la grosseur de mon pouce ; je le lui cinglai si vivement à travers la figure qu’il lâcha prise, et je m’éloignai. Deux jeunes gens, dont les chevaux étaient attachés devant la maison, et qui me parurent des voyageurs, ne tardèrent pas à me rejoindre ; nous fîmes route ensemble.

Ce voyage fut bien pénible et désagréable. Je m’avançais tous les jours plus faible, plus découragé, seul, n’éprouvant presque pas de sympathie ou d’attention de la part des hommes au milieu desquels je passais, souffrant souvent de la faim et de la maladie. Je dormais, la nuit, dans les bois, selon ma résolution ; mais il n’était pas facile de tuer du gibier, et l’état de ma santé ne me permettait pas d’aller chasser loin de la route.

Arrivé très près de la source du Big-Miami, une nuit, après avoir offert un dollar à un fermier qui m’avait chassé sans aucun rafraîchissement pour mon cheval ni pour moi, j’allai me coucher dans le bois, à peu de distance, et quand je supposai tout le monde endormi, je retournai prendre tout le grain nécessaire à mon cheval. J’avais, dans ma course de la veille, acheté un poulet, j’en mangeai une partie, et le lendemain je commençai à me trouver un peu plus fort. À ce point de mon voyage, les espaces libres devenaient de plus en plus vastes entre les habitations ; aussi, rencontrant dans le bois un troupeau de cochons, en tuai-je un que j’écorchai et dont je suspendis la chair à ma selle. Cette capture me remit pour quelque temps dans l’abondance.

Au lac Érié était un traiteur que je connaissais beaucoup, et qui parlait aussi bien que moi la langue des Ottawwaws ; mais, quand je lui demandai quelque chose pour mon cheval, il me dit de m’en aller, parce qu’il ne voulait rien me donner ; puis, se ravisant, il m’offrit du grain en échange de ma viande d’ours : c’était ainsi qu’il nommait la chair de cochon suspendue à ma selle. Je lui tournai le dos, et, traversant le Miami, j’allai dormir dans les bois.

Cette nuit-là, je me retrouvai très malade, et, le matin, m’apercevant que mon cheval s’était échappé, je me sentis à peine en état de le suivre. En arrivant au bord de la rivière, je le découvris de l’autre côté. J’appelai le traiteur dont, la maison était en face, et je le priai de m’envoyer ou de m’amener mon cheval, parce que j’étais malade. Sur son refus, je le priai de me faire passer en canot, attendu que, dans mon état, je désirais ne pas me mouiller. Il me refusa encore, et je fus obligé de traverser la rivière à la nage. Je repris mon cheval et regagnai mon camp ; mais j’étais trop malade pour aller plus loin ce jour-là.

Le lendemain, je me remis en route, et j’eus la bonne fortune de m’arrêter à une maison où une femme me traita avec bonté ; elle donna du grain à mon cheval, et m’offrit du porc salé que je lui rendis, me trouvant hors d’état de le manger : alors elle me présenta de la venaison fraîche, dont je pris un morceau. Elle m’invita, par signes, à coucher dans la maison ; mais, comme j’aimais mieux dormir dans les bois, je la remerciai, et je choisis, tout près de là, un agréable endroit de campement, où je me mis à faire cuire la venaison qu’elle m’avait donnée. Avant que mon repas fût prêt, elle m’envoya, par un enfant, un peu de beurre frais et de pain.

Le jour suivant, je cheminai, presque toujours hors des terres cultivées. Je ne voulus point m’arrêter au village d’Ah-koo-nah-goo-zik ; je lui avais déjà bien assez d’obligations, et je craignais qu’il ne me pressât encore d’accepter son cheval. A cent milles environ de la ville de Détroit, je retombai sérieusement malade. Me voyant tout à fait hors d’état de voyager, je me décidai à prendre un peu de tartre émétique, que je portais sur moi depuis long-temps. Je l’avais reçu du docteur Mac-Laughlin, au lac de la Pluie. A peine l’avais-je pris, que la pluie vint à tomber : il faisait froid ; je ne pus éviter de me mouiller, et une crampe très violente me saisit. Après la pluie, la crique au bord de laquelle je campais se couvrit de glace ; mais, dévoré d’une fièvre ardente, je brisai cette écorce et restai long-temps dans l’eau. Cet état de maladie dura plusieurs jours ; j’étais absolument incapable d’avancer, et presque sans espoir de guérison. Enfin deux hommes passèrent avec la malle ; l’un d’eux parlait un peu indien ; mais ils ne purent rien faire pour moi, parce qu’ils étaient obligés de marcher sans perte de temps (25).


(25) « Peu importe au hardi driver américain que les voyageurs qu’il conduit arrivent sains et saufs ; pourvu que le mail, grand sac de cuir qui contient les lettres et les journaux, vienne à bon port, c’est là pour lui le point important ; le reste n’est qu’accessoire. »

Eugène Ney. {Revue des Deux-Mondes, mars 1833, p. 541.)

« J’ai parcouru une partie des frontières des États-Unis sur une espèce de charrette découverte qu’on appelait la malle ; nous marchions grand train nuit et jour par des chemins à peine frayés, au milieu d’immenses forêts d’arbres verts : lorsque l’obscurité devenait impénétrable, mon conducteur allumait des branches de mélèze, et nous continuions notre route à leur clarté. De loin en loin, on rencontrait une chaumière au milieu des bois : c’était l’hôtel de la poste. Le courrier jetait à la porte de cette demeure isolée un énorme paquet de lettres, et nous reprenions notre course au galop, laissant à chaque habitant du voisinage le soin de venir chercher sa part du trésor. »

Alexis de Tocqueville. (De la Démocratie en Amérique, t. 2, p. 245. ) (p. 249)