Mémoires de John Tanner/Appendice/04

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 373-388).


CHAPITRE IV.


ASTRONOMIE DES INDIENS.


Fable indienne. — L’enfant enlevé. — Le mari de la lune. — Le dîner du soleil. — L’enfant malade. — Le sacrifice du chien blanc. — Retour sur la terre. — Les lunes indiennes. — Opinion sur les comètes. — Les Éclipses. — Les maladies de la lune. — La voie lactée. — L’aurore boréale. — La danse des morts. — Les dieux inférieurs.


Il y a peu de chose à dire des opinions des Indiens sur les corps célestes. Une connaissance étendue des mouvemens, des distances et des figures des astres ne saurait s’attendre d’un peuple tel que ces nations, dépourvues à la fois de l’aide des instrumens et d’une langue écrite. Ils ne prétendent pas à plus de savoir en cette matière qu’ils n’en possèdent réellement.

Au-do-me-ne, Ottawwaw intelligent de Waw-gun-uk-kiz-ze, en réponse à mes questions sur ce qu’ils croient du soleil et de la lune, m’a raconté la fable suivante :

Il y a bien long-temps, un vieux chef ojibbeway et sa femme, qui vivaient sur les bords du lac Huron, avaient pour fils un très bel enfant. Il s’appelait Ono-wut-to-kwut-to (celui qui attrape les nuages), et il avait, comme son père, un castor pour totem. C’eût été un enfant chéri, car il était au fond affectueux et obéissant ; mais on ne pouvait jamais le décider à jeûner. Quoiqu’on lui donnât du charbon de bois au lieu de son déjeûner ordinaire, il ne voulait jamais se noircir la figure ; puis, s’il pouvait trouver des œufs ou une tête de poisson, il les faisait rôtir et les mangeait.

Un jour on lui enleva ce qu’il avait préparé ainsi pour remplacer son déjeuner, et on lui donna à la place quelques charbons. Mais ce fut la dernière des nombreuses tentatives faites pour le déterminer à jeûner. Il prit les charbons, se noircit la figure, sortit, et se coucha par terre. Le soir, il ne rentra point dans la cabane de ses parens, et il dormit dehors. Dans son rêve il vit une très belle femme descendre du ciel et se tenir debout devant lui. « Ono-wut-to-kwut-to, lui dit-elle, je suis venue pour vous, ayez soin de bien suivre mes traces. » Le jeune garçon obéit sans hésiter, et suivant soigneusement les traces de la femme, il vit qu’il marchait sur la cime des arbres, à travers les airs et par delà des nuages. Son guide passa enfin à travers un petit trou rond, et à sa suite il se trouva dans une belle et vaste prairie. »

Ils suivirent un sentier qui les conduisit à une grande cabane de belle apparence : en y entrant, ils virent, d’un côté, des pipes, des massues de combat, des arcs, des flèches, des lances, en un mot tous les attributs et les ornemens des hommes ; de l’autre, tous ceux des femmes.

C’était la maison de la belle femme qui venait de lui servir de guide. Elle avait sur le métier un ceinturon qui n’était pas encore entièrement tissé. Elle lui dit : « Voici mon frère qui vient, je vais vous cacher ; » et, le poussant dans un coin, elle mit le ceinturon devant lui ; mais Ono-wut-to-kwut-to, de sa cachette, examina attentivement ce qui se passait. Il vit le frère de la jeune femme entrer très magnifiquement vêtu, et détacher une pipe de la muraille. Après avoir fumé, il déposa sa pipe avec le sac qui contenait ses pah-koo-se-guns, et il dit : « Ma sœur, quand renoncerez-vous à ces pratiques ? Avez-vous oublié que le plus grand des esprits vous a défendu d’enlever les enfans de ceux qui vivent sur la terre ? Vous croyez avoir bien caché celui que vous venez de prendre ; mais ne sais-je pas bien qu’il est ici dans la cabane. Si vous ne voulez pas encourir ma disgrâce, vous allez sur-le-champ le rendre à ses amis. » Elle le refusa.

Voyant sa sœur déterminée à ne pas le laisser partir, il dit au jeune garçon : « Vous pouvez très bien sortir de cet endroit où vous n’êtes point caché à mes yeux, et vous mettre à marcher ; car, si vous y restez, vous serez affamé dans votre solitude. » À ces mots, il détacha un arc, des flèches et une pipe de pierre rouge richement ornée pour lui en faire présent. Le jeune garçon sortit de derrière le ceinturon, s’amusa avec l’arc et la pipe que l’homme lui avait donnés, et devint le mari de la jeune femme qui l’avait enlevé dans les bois voisins de la cabane de son père.

Il sortit dans la prairie ouverte ; mais dans toute cette belle et vaste contrée il ne vit pas d’autres habitans que sa femme et son beau-frère. Les plaines étaient ornées de fleurs et arrrosées de ruisseaux étincelans ; mais les animaux ne ressemblaient point à ceux qu’il avait l’habitude de voir. La nuit succéda au jour comme sur la terre ; mais, à la première apparence de lumière, le beau-frère d’Ono-wut-to-kwut-to fit ses préparatifs pour quitter la cabane. Pendant tout le jour, et tous les jours, il s’absenta pour revenir le soir. La femme aussi, quoique avec moins de régularité pour les heures de départ et de retour, s’absentait souvent une grande partie de la nuit.

Le jeune époux était curieux de savoir où ils passaient le temps de leur absence, et il obtint de son beau-frère la permission de l’accompagner dans une de ses courses quotidiennes. Ils marchèrent dans un sentier uni et ouvert à travers les prairies dont il n’apercevait point le terme. Ono-wut-to-kwut-to, se sentant pressé par la faim, demanda à son compagnon s’ils ne pourraient pas rencontrer du gibier. « Prenez patience, mon frère, répondit-il, c’est là ma route de tous les jours, et pas loin d’ici est l’endroit où je prends chaque fois mon dîner. Quand nous y arriverons, vous verrez comment je me procure des vivres. »

Ils arrivèrent, enfin à une place où de belles nattes étaient étendues pour servir de sièges ; on voyait la terre par un trou. Ono-wut-to-kwut-to, sur l’avis de son compagnon, regarda à travers et reconnut bien au dessous de lui les grands lacs et les villages, non seulement des Ojibbeways, mais de toutes les peaux rouges. D’un côté, il vit un parti de guerre qui se glissait à la dérobée vers le camp de chasse d’une tribu ennemie ; son compagnon lui dit quel serait le résultat de l’attaque qu’on allait commencer. D’un autre côté, il aperçut des hommes qui célébraient un festin et qui dansaient. Les jeunes garçons se livraient à leurs divertissemens ; çà et là des femmes s’occupaient de leurs travaux accoutumés.

Le compagnon d’Ono-wut-to-kwut-to appela son attention sur un groupe d’enfans qui jouaient devant une cabane. « Voyez-vous, lui dit-il, cet enfant si vif et si beau ; et au même instant il lança une toute petite pierre qui frappa l’enfant. On le vit aussitôt tomber par terre, et on l’emporta dans la cabane. Il y eut un grand mouvement du peuple ; on entendit le she-she-gwun avec la chanson et la prière de l’homme de médecine qui priait d’épargner la vie de l’enfant. À cette requête, son compagnon répondit : envoyez-moi le chien blanc.

Alors ils distinguèrent la confusion et le bruit des préparatifs d’une fête ; un chien blanc fut tué et flambé : tous les voisins se réunirent dans la cabane. Pendant tous ces préliminaires, il dit à Ono-wut-to-kwut-to : « Il est parmi vous autres, dans le bas monde, des hommes que vous croyez de grands médecins ; mais c’est parce que leurs oreilles sont ouvertes, et qu’ils entendent ma voix, quand j’ai frappé quelqu’un, qu’ils peuvent parfois guérir les malades. Ils engagent les hommes à me donner ce que je demande, et, lorsqu’ils me l’ont envoyé, je retire ma main de ceux que j’ai frappés. »

Pendant cette explication, le chien fut partagé aux convives, et le médecin, comme ils allaient commencer à manger, se mit à dire : Nous t’envoyons ceci, grand Manito. Aussitôt ils virent le chien, tout cuit et tout préparé, arriver à eux à travers les airs. Après leur repas, ils retournèrent chez eux par une autre route.

Ils vécurent ainsi quelque temps ; mais Ono-wut-to-kwut-to n’avait oublié ni ses amis, ni les plaisirs qu’il avait laissés dans le village de son père ; il désira ardemment son retour sur la terre. Enfin, sa femme consentira sa demande : « Puisque vous préférez, lui dit-elle, la pauvreté, les besoins et les misères du bas monde aux plaisirs paisibles et perpétuels de ces prairies, allez, je vous le permets, et même, puisque je vous ai enlevé ici, je vous reconduirai jusqu’à l’endroit où je vous ai trouvé, auprès de la cabane de votre père ; mais rappelez-vous que vous êtes mon mari, et que mon pouvoir sur vous n’est en rien diminué. Vous allez retourner chez vos parens et y vivre âge d’homme, en observant ce que je vais vous recommander : Donnez-vous bien de garde d’oser prendre femme parmi les hommes ; si cela vous arrive, vous encourrez mon déplaisir, et si vous vous mariez une seconde fois, ce sera alors que vous serez rappelé auprès de moi. »

À ces mots, Ono-wut-to-kwut-to se réveilla et se retrouva à terre, auprès de la porte de la cabane paternelle. Au lieu des êtres brillans de sa vision, il aperçut autour de lui sa vieille mère et ses parens, qui lui dirent qu’il avait été absent près d’une année. Pendant quelque temps, il fut sérieux et absorbé dans ses souvenirs ; mais, par degrés, l’impression de sa visite à un monde supérieur s’effaça. Il commença à douter de la réalité de ce qu’il avait vu et entendu ; enfin, oubliant les injonctions de sa femme céleste, il épousa une belle jeune femme de sa tribu. Quatre jours après, elle n’existait plus.

Mais l’effet de cet effrayant avertissement finit aussi par s’effacer. Il se hasarda une seconde fois à se marier, et, bientôt après, sortant une nuit de sa cabane, pour voir ce que signifiait un bruit inaccoutumé, il disparut pour ne plus revenir : on croit que sa femme était descendue du monde supérieur pour le reprendre, selon sa menace, et qu’il réside encore dans les régions célestes, où il a pris la place de son beau-frère, pour veiller sur les affaires des hommes.

Il paraît, d’après cette tradition, qu’un culte et des sacrifices sont souvent rendus, par les Ottawwaws, au soleil et à la lune, et qu’ils reconnaissent que ces astres, ou plutôt l’homme du soleil et la femme de la lune, veillent sur toutes nos actions.

Les diverses phases de la lune leur offrent une méthode pour mesurer le temps très exacte quant aux périodes, mais variable dans les noms qu’ils leur-donnent. Leurs vieillards ont souvent des disputes sur le nombre des lunes de chaque année, et donnent quelquefois des noms différens à chacune d’elles. Voici les dénominations le plus en usage chez les Ottawwaws et les Menomonies :

La lune des fraises ;

La lune des whortleberries ;

Celles de la récolte du riz sauvage, de la chute des feuilles, de la glace, des raquettes à neige ou de la nuit brillante ;

La lune de l’ours, selon les Ottawwaws, du rut des daims, selon les Menomonies, et de l’esprit, selon les Ojibbeways ;

La lune la plus longue, bonne pour la chasse ; elle correspond à peu près au mois de janvier : une personne née pendant cette lune doit vivre long-temps ;

La lune de l’allaitement, ou des rejetons d’arbre ;

La lune de l’oie sauvage, selon les Ojibbeways, et du sucre, selon les Menomonies ;

La lune des lapins et celle des feuilles.

Les Menomonies eu ont encore une, celle du serpent, qu’ils placent dans le printemps.

Ils font peu d’attention aux autres corps célestes plus éloignés ; il n’en est qu’un très petit nombre, comme l’étoile du matin, l’étoile du nord et la grande ourse, qui reçoivent de leurs vieillards des noms particuliers.

Quant aux comètes, ils partagent l’opinion vulgaire de la populace parmi les blancs, qui regarde toujours l’apparition d’une d’elles comme un présage de guerre. Le nom que leur donnent les Ojibbeways paraît signifier étoile brillante ; chez les Menomonies, c’est le feu qui voit ; et chez quelques Ojibbeways, le feu qui a une chevelure.

Les Indiens n’ont aucune notion exacte sur les véritables causes du croissant et du décours de la lune ; des éclipses et des autres phénomènes qui résultent du mouvement des corps célestes. Témoins d’une éclipse de lune, ils disent qu’elle se meurt, et ils lui tirent des coups de fusil ; quand ils voient la partie lumineuse reprendre un peu plus d’étendue, ils croient l’avoir aidée à se débarrasser de la maladie qui s’emparait d’elle. Ils disent souvent, de la voie lactée, qu’une tortue a nagé au fond du firmament et remué la vase.

Leur opinion sur l’aurore boréale, qu’ils appellent la danse des morts, est un peu plus poétique, mais également puérile. Ils distinguent plusieurs phénomènes météoriques de ceux qui se passent par delà notre atmosphère, et ils disent des premiers : ceux-là nous appartiennent.

Ce que Roger Williams a recueilli, il y a longtemps, de la mythologie des Indiens de Rhode-Island, ne s’accorde qu’en partie avec- les opinions actuelles des Ottawwaws. Nous n’entendons plus rien dire de Cau-tan-to-wit, le grand Dieu du Sud-Ouest ; Ning-gah-be-an-nong Manito, le dieu de l’Ouest, frère cadet de Na-na-bou-jou, dieu de la contrée des Morts, a pris sa place. Dans son Saw-waw-nand, nous reconnaissons Shaw-wun-nong Manito, le dieu du Sud des Ottawwaws ; mais toutes ces divinités, Waw-bun-ong Manito, le dieu du matin ou de l’Est ; Ke-way-tin-ong Manito, le dieu du Nord, et Ka-no-waw-bum-min-uk, celui qui voit tout, dont la place est dans le soleil, sont inférieurs en puissance à beaucoup d’autres, même aux Ke-zhe-ko-we-nin-ne-wugs, race de petits êtres bienveillans et vigilans, toujours prêts à faire du bien à l'espèce humaine.