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Mémoires de Louise Michel/Appendice III

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TROISIÈME PROCÈS

MANIFESTATION DE L’ESPLANADE DES INVALIDES


extrait de la Gazette des tribunaux.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE.
Présidence de M. Ramé.


Audience du 21 juin 1883.


Je crois inutile de donner le texte de l’acte d’accusation, dont voici les conclusions.


Louise Michel ; Jean-Joseph-Émile Pouget ; Eugène Mareuil, sont accusés :

1o D’avoir été, en mars 1883 à Paris, les chefs et instigateurs du pillage, commis en bande et à force ouverte, des pains appartenant aux époux Augereau, boulangers ;

2o D’avoir été, à la même époque et au même lieu, les chefs et instigateurs du pillage, commis en bande et à force ouverte, des pains appartenant aux époux Bouché, boulangers ;

3o D’avoir été, à la même époque et au même lieu les chefs et instigateurs du pillage, commis en bande et à force ouverte, des pains appartenant aux époux Moricet, boulangers.

INTERROGATOIRE DE LOUISE MICHEL

D. Avez-vous déjà été poursuivie ? — R. Oui, en 1871.

D. Il ne peut plus en être question. Ces faits ont été couverts par l’amnistie. Avez-vous été condamnée depuis ? — R. J’ai été condamnée à quinze jours de prison pour la manifestation de Blanqui.

D. Vous prenez donc part à toutes les manifestions ? — R. Hélas oui ! Je suis toujours avec les misérables.

D. C’est pour cela que vous avez assisté à la manifestation de l’esplanade des Invalides. Quel résultat en espériez-vous ? — R. Une manifestation pacifique est toujours sans résultat, mais je pensais que le gouvernement userait de ses moyens habituels et qu’une manifestation serait balayée par le canon et il eût été lâche de ma part de ne pas y aller.

D. Vous avez recruté des adhérents pour cette manifestation, Connaissiez-vous Pouget ? — R. J’avais rencontré Pouget dans quelques réunions.

D. Pouget était votre secrétaire. C’était lui qui devait distribuer en province les brochures propageant vos idées. Il recueillait le nom de vos adhérents. — R. Ce ne sont pas à proprement parler des adhérents. Ce sont des personnes curieuses de nos idées.

D. Vous êtes le chef d’une petite manifestation spéciale qui a suivi la manifestation générale, mais nous devons d’abord nous occuper de celle-ci. Vous êtes allés aux Invalides et vous avez rencontré Pouget ? — R. Oui, monsieur.

D. Étiez-vous d’accord avec Pouget et Mareuil pour vous rendre à l’esplanade ? — R. Non, monsieur, nous nous sommes rencontrés par hasard.

D. Est-ce qu’il n’y avait à cette réunion que des ouvriers sans ouvrage ? — Oui, monsieur.

D. Est-ce que vous croyez que cette manifestation pouvait donner du travail ? — R. Je vous ai déjà dit que non. J’y ai été par devoir.

D. La manifestation a été dispersée. N’est-ce pas à ce moment que vous avez voulu faire votre petite manifestation ? — R. Ce n’était pas une manifestation, c’était le cri des travailleurs que je voulais faire entendre.

D. Vous avez demandé un drapeau noir ? — R. Oui, et on m’a apporté un chiffon noir.

D. Qui est-ce qui vous l’a donné ? — R. Un inconnu.

D. On ne trouve pourtant pas si facilement et par hasard un drapeau sur l’esplanade des Invalides ? — R. Il suffit d’un haillon noir et d’un manche à balai.

D. Il résulte de ce fait que la manifestation était préparée. Qui avait préparé ce drapeau ? — R. Personne, et ce serait quelqu’un que je ne désignerai pas cette personne, ainsi que vous pensez bien.

D. N’avez-vous pas quitté l’esplanade avec l’intention de faire une manifestation ? — R. Je me suis mise simplement à la tête d’un groupe.

D. Pouget et Mareuil n’en étaient-ils pas ? — R. Oui ils se sont entêtés à me protéger.

D. Quel était votre but en parcourant Paris, avec un drapeau noir ? Croyez-vous que vous procureriez ainsi du pain aux ouvriers ? — R. Non, mais je voulais faire voir qu’ils en manquaient et qu’ils avaient faim. C’est le drapeau des grèves, le drapeau des famines que je tenais.


M. le président ordonne à l’huissier de prendre sur la table des pièces à conviction un drapeau noir que Louise Michel reconnaît pour être celui qu’elle portait le 9 mars.


D. Vous êtes arrivée au boulevard Saint-Germain. Pourquoi vous êtes-vous arrêtée devant la boulangerie du sieur Bouché ? — R. J’ai constamment marché. Les gamins m’ont dit qu’on leur donnait du pain, je ne me suis pas occupée de ces détails.

D. Vous prétendez qu’on donnait volontairement du pain. — R. Oui, monsieur, les gamins nous ont dit qu’on leur donnait du pain et des sous. J’en ai même été très humiliée.

D. Et les hommes armés de gourdins, est-ce qu’on leur donnait volontairement du pain ? — R. Nous n’avions pas avec nous de personnes armées de gourdins, ils ne sont pas au banc des accusés, ceux-là !

D. Vous ne pouvez pas contester le fait : le témoin Bouché vous a vue arriver à la tête d’une bande, et quinze ou vingt individus s’en sont détachés pour piller la boutique, en criant : « Du pain, du travail, ou du plomb. » — R. Ils n’étaient pas des nôtres. C’est la mise en scène de la police, cela.

D. Vous avez dit dans un interrogatoire que vous ne regardiez pas comme un délit de prendre du pain. — R. Oui, mais jamais je n’en ai pris, jamais je n’en prendrai quand même je mourrais de faim.

D. Quand vous avez été arrêtée, place Maubert, avez-vous dit à l’officier de police : « Ne me faites pas de mal, nous ne demandons que du pain » ? — R. Je n’ai pas dit : « Ne me faites pas de mal, » mais j’ai peut-être dit : « Nous ne demandons que du pain, on ne vous fera pas de mal. »

D. En somme la boulangerie de M. Bouché a été complètement pillée. — R. Je n’ai même pas vu de boulangerie, je ne connais pas M. Bouché.

D. La boutique avance sur la rue ; elle crève les yeux. — R. Je ne pensais qu’à la misère, je ne pensais pas aux boutiques des boulangers.

D. Vous êtes arrivée ensuite devant la boutique de M. Augereau ? — R. Je ne connais pas M. Augereau.

D. Avez-vous levé votre drapeau devant cette boutique. — R. J’ai pu le lever et le baisser bien des fois.

D. Avez-vous dit : « Allez » ? — R. J’ai pu le dire mais, j’ai dû dire bien des fois : « Allons ou marchons » ; je ne m’en souviens pas.

D. Combien aviez-vous de personnes devant vous ? — R. Je ne sais pas.

D. Bref, la boutique de M. Augereau a été complètement pillée. — R. Je ne sais pas et je m’étonne que M. Augereau se soit occupé de ces misères. J’ai vu piller et tuer bien autre chose.

D. Alors cela vous est absolument indifférent ? — R. Oui, absolument indifférent.

D. Vous avez débouché ensuite sur le boulevard Saint-Germain. Vous êtes-vous arrêtée devant la boutique Moricet ? — R. Je ne sais pas et je ne comprends pas que vous me posiez une pareille question.

D. Vous êtes-vous mise à rire devant la boutique ? — R. Je ne sais pas ce qui aurait pu me faire rire ? Est-ce la misère de ceux qui m’environnaient, est-ce ce triste état de choses qui nous ramène avant 1789 ?

D. En somme vous vous prétendez étrangère à tous ces faits-là. — R. Oui, monsieur.

D. Mais ces trois commerçants dévalisés prétendent que la foule obéissait à un signal. — R. C’est inepte. Pour obéir à un signal il faut qu’il soit convenu ; il aurait donc fallu faire savoir dans tout Paris que je lèverais ou baisserais le drapeau devant les boulangeries.

D. Alors c’est un mouvement populaire instinctif. — R. C’est l’œuvre de quelques enfants. Les gens raisonnables qui m’environnaient ne s’en sont pas occupés.

D. Vous avez quitté la manifestation place Maubert, laissant aux mains de la police Pouget et Mareuil qui se sont fait arrêter pour vous sauver. Vous avez disparu. — R. Mes amis ont exigé que je ne me fasse pas arrêter ce jour-là.

D. Avez-vous eu connaissance de la distribution faite en province par Pouget d’une brochure intitulée : À l’armée ? — R. Au moment où les d’Orléans embauchaient ouvertement contre la République, j’ai voulu embaucher pour la République, et c’est sous mon inspiration qu’a été distribuée cette brochure. C’était un cri de détresse !

D. Aviez-vous connaissance des études spéciales auxquelles Pouget se livrait sur les matières incendiaires ? — R. Tout le monde aujourd’hui s’occupe de science. Tout le monde lit la Revue scientifique et cherche par là à améliorer le sort des travailleurs.

D. Nous ne sommes pas ici pour faire des théories. — Étiez-vous au courant des études auxquelles se livrait Pouget ? — R. Je ne m’occupe pas de savoir si on lit ou si on ne lit pas les revues scientifiques.

M. le président procède ensuite à l’interrogatoire de Pouget.

AUDITION DES TÉMOINS

Bouché (Jules), boulanger rue des Canettes : Le 9 mars, vers une heure de l’après-midi, une vingtaine d’individus ont envahi ma boulangerie. Ils étaient armés de cannes plombées et demandaient « du pain ou du travail ! » Je leur ai dit : « Si vous voulez du pain, prenez-en mais ne cassez rien !

D. Reconnaissez-vous l’accusée ? — R. Non, monsieur.

D. Avez-vous laissé prendre votre pain, parce que vous ne pouviez faire autrement ? — R. Il n’y avait moyen de rien faire ; toute résistance était impossible.

D. Était-ce des enfants qui sont entrés chez vous ? — R. Non, monsieur ! c’étaient des gens raisonnables. (Rires.)

Louise Michel : Les gens armés de cannes plombées n’étaient pas des nôtres, je sais bien d’où ils viennent.

D. D’où venaient-ils donc ? — R. De la police. (Rires.)

Femme Augereau, boulangère, rue du Four-Saint-Germain :

J’ai vu, dans l’après-midi du 9 mars, Mme Louise Michel s’arrêter devant ma porte. On a crié : « Du pain ! du pain ! » Ces messieurs sont entrés et ont volé du pain, des biscuits. Ils ont cassé une assiette et deux carreaux.

D. Était-ce des gamins qui ont pillé votre boutique ? — R. Oh ! il y avait plus de grandes personnes que de gamins.

D. Mais où était Louise Michel pendant qu’on pillait ? — R. Elle était plantée juste au milieu de la rue.

D. Est-ce volontairement que vous avez donné votre pain ? — R. Oh non, monsieur.

D. Combien y en avait-il ? — R. Je ne puis pas vous le dire, mais il y en avait beaucoup ; c’était un véritable pillage.

Fille Augereau (Rosalie), rue du Four-Saint-Germain : Le 9 mars dernier, nous avons vu arriver une bande, à la tête de laquelle il y avait une femme avec un drapeau noir, arrivée devant chez nous, elle a frappé la terre avec son drapeau, quelqu’un a dit : « Allez ! » On a envahi la maison et tout a été pillé.

D. (à Louise Michel) : Voilà le second témoin qui vous a vus arrêtée devant la boutique.

Louise Michel : Je ne puis prendre ces dépositions-là au sérieux. Je ne puis, devant des hommes sérieux, discuter ces choses-là. (Rires) ? D. (au témoin) : Est-ce une voix de femme qui a dit « Allez ! » — R. Oui, monsieur.

D. Y avait-il d’autres femmes dans la foule ? — Je n’en ai pas vu.

Moricet, boulanger, boulevard Saint-Germain, 125 : Le 9 mars dernier, j’étais couché quand ma petite-fille est venue me réveiller. Il y avait du monde plein la boutique, j’ai vu une femme qui s’en allait avec un drapeau noir.

Femme Moricet, boulangère, boulevard Saint-Germain, 125 : Le 9 mars dernier, la foule s’est amassée devant ma boutique. Elle avait à sa tête Louise Michel ; cette dernière s’est arrêtée devant chez moi, a frappé la terre de son drapeau et s’est mise à rire. Ils demandaient du pain ou du travail ! Je me suis mise à leur donner du pain, mais ils n’ont pas tardé à le prendre eux-mêmes et à tout casser.

D. (à Louise Michel) : Que pensez-vous de cette déposition ? Elle est assez nette ?

Louise Michel : Tellement nette que je n’ai jamais rien vu de pareil. (Rires.) Comment ai-je pu rire ? Madame l’a complètement rêvé.

Le témoin : Je suis ici pour dire ce que j’ai vu.

Louise Michel : Vous êtes libre de dire ce que vous voulez, mais je suis libre de dire que vous l’avez rêvé.

D. (au témoin) : Ce n’est pas librement que vous donniez votre pain à ces gens-là ? — R. Non, monsieur, c’est qu’ils arrivaient avec des gestes effrayants ; ils criaient : « Du travail et du pain ! »

Louise Michel : Oh ! ils étaient bien effrayants ! J’étais aussi bien effrayante ! Ces dames étaient complètement hallucinées d’effroi ; elles regardaient Louise Michel comme une espèce d’hydre.

Cornat, officier de paix du VIe arrondissement : Le 9 mars dernier, apprenant qu’une bande parcourait l’arrondissement en poussant des cris séditieux, je vais à sa poursuite et je l’atteignis place Maubert. La bande était dirigée par Louise Michel, ayant à ses côtés Pouget et Mareuil. J’arrête ces deux derniers et Pouget me traita de lâche et de canaille. Quant à Louise Michel elle put s’esquiver. Tous ces gens-là criaient : « Vive la Révolution ! à bas la police ! »

D. Louise Michel ne vous a-t-elle pas dit quelque chose ? — R. Elle m’a dit : « Ne me faites pas de mal ! »

Blanc, gardien de la paix au VIe arrondissement : Le 9 mars dernier, un gardien est venu prévenir l’officier de paix qu’on pillait une boulangerie rue des Canettes. Nous nous sommes mis à la poursuite de la bande et nous l’avons atteinte place Maubert. M. l’officier de paix a arrêté Louise Michel qui lui a dit : Ne nous faites pas de mal, nous ne demandons que du pain ! Pouget a traité M. l’officier de paix de lâche et de canaille. Mareuil criait : « À bas la police ! à bas Vidocq ! Vive la révolution sociale ! » Les assaillants avaient des cannes plombées, des revolvers et des couteaux.

Louise Michel : Je n’ai jamais dit : « Ne nous faites pas de mal, » mais seulement : « On ne vous fera pas de mal. » Tous ces messieurs étaient dans le plus grand trouble.

D. (à Louise Michel) : Il n’y avait que vous de sang-froid ? — R. Nous en avons tant vu ! je proteste pour l’honneur de la Révolution ! J’ai bien le droit de relever les variations des témoins. Je ne me suis jamais prosternée devant personne. Je n’ai jamais demandé grâce. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, vous pouvez nous condamner, mais je ne veux pas que vous nous déshonoriez.


Audience du 22 juin.
SUITE DES TÉMOINS À CHARGE

Demoiselle Moricet : Le 9 mars dernier, j’étais dans la boutique avec ma sœur et ma mère, quand j’ai vu arriver devant la maison une bande conduite par une femme armée d’un drapeau noir. Cette femme s’est arrêtée devant la boutique, a frappé la terre de son drapeau et s’est mise à rire ! Aussitôt la bande s’est jetée dans la boutique, a pris tout le pain et les gâteaux qui étaient là, puis on a cassé les assiettes et les vitres ; j’ai été vite chercher mon père.

D. Vous êtes bien sûre d’avoir vu Louise Michel s’arrêter devant la boutique et rire en frappant la terre de son drapeau ? — R. Oui, monsieur.

Louise Michel : Je suis honteuse de répondre à des choses comme celles-là ! Quand la petite Moricet amènerait sa sœur, sa cousine, son petit frère, et qui elle voudra, je ne m’arrêterai pas à répondre à des choses aussi peu sérieuses. J’attends le réquisitoire pour y répondre.

Demoiselle Moricet, sœur de la précédente : J’étais dans la boutique avec ma mère, j’ai vu, tout d’un coup, toute une bande avec une femme à sa tête ; c’était madame. Elle s’est mise à rire en regardant la boutique et j’ai même dit à ma mère : Tiens, elle te connaît donc ! À ce moment tout le monde s’est jeté sur la boutique et l’a mise au pillage.

Louise Michel : Je répéterai ce que j’ai dit tout à l’heure : il est honteux de voir des enfants réciter ici les leçons que leurs parents leur ont apprises.

Chaussadat, peintre, quai du Louvre, entendu sur la demande de la défense :

Le 9 mars, j’étais au coin de la rue de Seine, en face la boulangerie Moricet, j’ai vu arriver la foule de loin, Mlle Louise Michel est passée sans s’arrêter ; — j’ai entendu plus tard, parler du pillage de la boulangerie (ou plutôt j’ai vu jeter du pain.)

D. Vous n’appelez pas ça piller ?

R. J’ai vu qu’on jetait du pain et les malheureux le ramassaient.

Louise Michel : J’ai à remercier le témoin de rendre hommage à la vérité !

Henri Rochefort, publiciste : Un jour, en parlant des manifestations du mois de mars, Louise Michel me dit que les journaux avaient beaucoup parlé d’une somme de 60 francs environ qui avait été trouvée sur un des accusés ; elle ajouta que cette somme provenait d’une collecte faite à une réunion. Louise Michel m’a fait cette communication au moment où elle s’est rendue chez M. Camescasse pour se constituer prisonnière. Le même jour, elle m’a confirmé le caractère absolument pacifique de la manifestation à laquelle elle s’était livrée. Elle n’avait même pas voulu prendre le drapeau rouge. J’ai été très surpris de cette accusation de pillage portée contre Louise Michel.

Vaughan, publiciste : Mlle Louise Michel, le soir même de la manifestation, m’a dit que son ami Pouget serait trouvé porteur d’une somme de 60 ou 70 francs qui lui avait été remise par elle-même et qui était le produit d’une collecte faite à une réunion. Je suis heureux de manifester à la citoyenne Louise Michel ma très vive sympathie.

Louise Michel : Citoyen, je vous remercie et je tâcherai qu’aucun citoyen n’ait jamais à rougir de moi.

Rouillon, voisin de la mère de Louise Michel : La citoyenne Louise Michel n’avait aucune confiance dans les suites de la manifestation. Elle me l’a déclaré avant d’y aller. La citoyenne n’y allait que par devoir.


Le témoin entre ensuite dans d’assez longs détails sur des violences et des menaces dont auraient été l’objet Louise Michel et sa famille.


Louise Michel : Vous voyez bien qu’on assassine nos familles chez nous, et cela est permis !

Meusy, rédacteur de l’Intransigeant, confirme ce qu’a rapporté le témoin Vaughan à propos de la somme de 71 francs trouvée sur l’accusé Pouget.

C’est le dernier témoin à décharge.


La parole est donnée ensuite à l’avocat général Quesnay de Beaurepaire. Puis M. Balandreau, avocat nommé d’office déclare que Louise Michel entend se défendre elle-même.

PLAIDOIRIE DE LOUISE MICHEL

C’est un véritable procès politique qui nous est fait ; ce n’est pas nous qu’on poursuit, c’est le parti anarchiste que l’on poursuit en nous, et c’est pour cela que j’ai dû refuser les offres qui m’étaient faites par Me Balendreau et par notre ami Laguerre qui, il n’y a pas longtemps, prenait ici chaleureusement la défense de nos amis de Lyon.

M. l’avocat général a invoqué contre nous la loi de 1871 ; je ne m’occuperai pas de savoir si cette loi de 1871 n’a pas été faite par les vainqueurs contre les vaincus, contre ceux qu’ils écrasaient alors comme la meule écrase le grain ; c’était le moment où on chassait le fédéré dans les plaines, où Gallifet nous poursuivait dans les catacombes, où il y avait de chaque côté des rues de Paris des monceaux de cadavres. Il y a une chose qui vous étonne, qui vous épouvante, c’est une femme qui ose se défendre. On n’est pas habitué à voir une femme qui ose penser ; on veut selon l’expression de Proudhon, voir dans la femme une ménagère ou une courtisane !

Nous avons pris le drapeau noir parce que la manifestation devait être essentiellement pacifique, parce que c’est le drapeau noir des grèves, le drapeau de ceux qui ont faim. Pouvions-nous en prendre un autre ? Le drapeau rouge est cloué dans les cimetières et on ne doit le reprendre que quand on peut le défendre. Or, nous ne le pouvions pas ; je vous l’ai dit et je le répète, c’était une manifestation essentiellement pacifique.

Je suis allée à la manifestation, je devais y aller. Pourquoi m’a-t-on arrêtée ? J’ai parcouru l’Europe, disant que je ne reconnaissais pas de frontières, disant que l’humanité entière a droit à l’héritage de l’humanité. Et cet héritage, il n’appartiendra pas à nous, habitués à vivre dans l’esclavage, mais à ceux qui auront la liberté et qui sauront en jouir. Voilà comment nous défendons la République et quand on nous dit que nous sommes ses ennemis, nous n’avons qu’une chose à répondre, c’est que nous l’avons fondée sur trente-cinq mille de nos cadavres.

Vous parlez de discipline, de soldats qui tirent sur leurs chefs. Croyez-vous, monsieur l’avocat général, que si, à Sedan, ils avaient tiré sur leurs chefs qui les trahissaient, ils n’auraient pas bien fait. Nous n’aurions pas eu les boues de Sedan.

M. l’avocat général a beaucoup parlé des soldats ; il a vanté ceux qui rapportaient les manifestes anarchistes à leurs chefs. Y a t-il beaucoup d’officiers, y a-t-il beaucoup de généraux qui aient rapporté les largesses de Chantilly et les manifestes de M. Bonaparte ? Non pas que je fasse le procès aux d’Orléans ou à M. Bonaparte, nous ne faisons le procès qu’aux idées. On a acquitté M. Bonaparte et on nous poursuit ; je pardonne à ceux qui commettent le crime, je ne pardonne pas au crime. Est-ce que ce n’est pas la loi des forts qui nous domine ? Nous voulons le remplacer par le droit, et c’est là tout notre crime !

Au-dessus des tribunaux, au-delà des vingt ans de bagne que vous pouvez prononcer, au-delà même de l’éternité du bagne si vous voulez, je vois l’aurore de la liberté et de l’égalité qui se lève. Et tenez, vous aussi, vous en êtes las, vous en êtes écœurés de ce qui se passe autour de vous !… Peut-on voir de sang-froid le prolétaire souffrir constamment de la faim pendant que d’autres se gorgent.

Nous savions que la manifestation des Invalides n’aboutirait pas et cependant il fallait y aller. Nous sommes aujourd’hui en pleine misère… Nous n’appelons pas ce régime-là une république. Nous appellerions république un régime où on irait de l’avant, où il y aurait une justice, où il y aurait du pain pour tous. Mais en quoi votre République diffère-t-elle de l’Empire ? Que parlez-vous de liberté de la tribune avec cinq ans de bagne au bout ?

Je n’ai pas voulu que le cri des travailleurs fût perdu, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; il ne s’agit pas de moi, il s’agit d’une grande partie de la France, d’une grande partie du monde, car on devient de plus en plus anarchiste. On est écœuré de voir le pouvoir tel qu’il était sous M. Bonaparte. On a déjà fait bien des révolutions ! Sedan nous a débarrassé de M. Bonaparte, on en a fait une au 18 Mars. Vous en verrez sans doute encore, et c’est pour cela que nous marchons pleins de confiance vers l’avenir ! Sans l’autorité d’un seul, il y aurait la lumière, il y aurait la vérité, il y aurait la justice. L’autorité d’un seul, c’est un crime. Ce que nous voulons, c’est l’autorité de tous. M. l’avocat général m’accusait de vouloir être chef : j’ai trop d’orgueil pour cela, car je ne saurais m’abaisser et être chef c’est s’abaisser.

Nous voilà bien loin de M. Moricet, et j’ai quelque peine à revenir à ces détails. Faut-il parler de ces miettes distribuées à des enfants ? Ce n’est pas ce pain-là qu’il nous fallait, c’était le pain du travail qu’on demandait. Comment voulez-vous que des hommes raisonnables s’amusent à prendre quelques pains ? Que des gamins aient été recueillir des miettes, je le veux bien, mais il m’est pénible de discuter des choses aussi peu sérieuses. J’aime mieux revenir à de grandes idées. Que la jeunesse travaille au lieu d’aller au café, et elle apprendra à lutter pour améliorer le sort des misérables, pour préparer l’avenir.

On ne connaît de patrie que pour en faire un foyer de guerre ; on ne connaît de frontières que pour en faire l’objet de tripotages. La patrie, la famille, nous les concevons plus larges, plus étendues. Voilà nos crimes.

Nous sommes à une époque d’anxiété, tout le monde cherche sa route, nous dirons quand même : Advienne que pourra ! Que la liberté se fasse ! Que l’égalité se fasse, et nous serons heureux !


L’audience est levée à cinq heures, et la suite des débats est renvoyée à demain.


Audience du 23 juin.


La parole est donnée à Me Pierre, défenseur de Pouget, puis à Pouget lui-même. Me Pierre défend ensuite Moreau, qui avait été arrêté pendant le procès.

Me Laguerre prend la parole le dernier en faveur des trois prévenus restés libres.

Après quelques mots de réplique de M. l’avocat général, M. le président demande aux accusés s’ils ont quelque chose à ajouter pour leur défense. Louise Michel, seule, prend la parole en ces termes :

Je ne veux dire qu’un mot : ce procès est un procès politique ; c’est un procès politique que vous allez avoir à juger. Quant à moi, on me donne le rôle de première accusée. Je l’accepte. Oui, je suis la seule ; j’ai fanatisé tous mes amis ; mais, alors, frappez-moi seule ! Il y a longtemps que j’ai fait le sacrifice de ma personne et que le niveau a passé sur ce qui peut m’être agréable ou désagréable. Je ne vois plus que la Révolution ! C’est elle que je servirai toujours ; c’est elle que je salue ! Puisse-t-elle se lever sur des hommes au lieu de se lever sur des ruines !


À trois heures moins un quart, le jury entre dans la chambre de ses délibérations ; il n’en sort qu’à quatre heures un quart.


Le chef du jury donne lecture du verdict. Il est affirmatif, mais mitigé par des circonstances atténuantes, en ce qui concerne Louise Michel, Pouget et Moreau, dit Gareau ; négatif pour les autres accusés.

En conséquence de ce verdict, Mareuil, Onfroy, Martinet et la femme Bouillet sont immédiatement acquittés.

Après une demi-heure de délibération, la cour rend un arrêt par lequel elle condamne les deux accusés contumaces, Gorget et Thierry, chacun à deux ans de prison, Louise Michel, à six ans de réclusion, Pouget à huit ans de réclusion, et Moreau dit Gareau à un an de prison.

Louise Michel et Pouget sont en outre placés sous la surveillance de la haute police pendant dix années.


M. le président : Condamnés, vous aurez trois jours francs pour vous pourvoir en cassation contre l’arrêt qui vient d’être rendu.

Louise Michel : Jamais ! Vous imitez trop bien les magistrats de l’Empire.


De violentes protestations, parties du fond de la salle, ont accueilli la condamnation des accusés. Quelques cris : « Vive Louise Michel ! » se font entendre et c’est au milieu du bruit et des cris les plus variés que l’audience est levée.

Le tumulte se continue en dehors et le citoyen Lisbonne, qui se fait remarquer par la véhémence de ses protestations, est expulsé du Palais. La foule continue à stationner pendant quelque temps sur la place Dauphine.

NOTE

Puisque c’est aujourd’hui à la foule que je m’adresse, je dirai ce que je n’ai pas cru devoir dire devant l’accusation ; nous ne chercherions pas à apitoyer nos juges (chose inutile du reste ; nous sommes jugés d’avance).

Non seulement je ne me suis pas mise à rire bêtement sur une porte ; mais venant de quitter ma mère qui me suppliait d’attendre qu’elle n’y soit plus pour aller aux manifestations j’avais peu envie de rire.

Quant à choisir la boulangerie Moricet pour citadelle d’un mouvement révolutionnaire, je n’ai pas besoin de me défendre de cette absurdité.

Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine tout entière, sans exploiteurs et sans exploités