Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2VII

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 314-322).
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VII

DIGRESSION OBLIGÉE


La note ci-jointe, relative à un jugement rendu ces jours derniers (mai 1885), m’oblige à entrer dans de courtes explications relativement à diverses collaborations et aux conditions dans lesquelles elles ont été faites, avant de reprendre mon récit. Certaines choses n’attendent pas. Je lis dans un journal, no du 7 mai 1885 :


LES DEUX NADINES.

Il y a quelques années, M. Grippa, dit de Winter, a publié chez l’éditeur Denoc un roman intitulé : le Bâtard impérial, écrit en collaboration avec Mlle Louise Michel.

De ce livre fut tiré un drame signé seulement L.-M., et joué sous le titre de Nadine, au théâtre des Bouffes-du-Nord. La pièce n’eut que trois représentations, et Nadine serait sans doute tombée à jamais dans l’oubli sans un procès venu hier à la 1re  chambre du tribunal civil, et qui en a fait un instant revivre le souvenir.

Mme Bertre, en littérature Marie de Berneray, a publié en 1884, chez Plon, un roman intitulé Nadine ; ce livre, sorte d’idylle russe, n’avait de commun que le titre Nadine avec l’autre Nadine, qui n’était qu’une apologie du nihilisme et de la Commune.

M. Grippa, cependant, a prétendu que l’ouvrage de Mme Bertre n’était qu’une contrefaçon, ou au moins une concurrence déloyale faite au drame de Mlle Louise Michel. Il a formé une demande de dommages-intérêts à fixer par état, plus la publicité du jugement dans vingt grands journaux, dans quinze revues périodiques et dans cinquante journaux étrangers.


JUGEMENT :

« Me Lesenne a plaidé pour Mme Bertre ; Me Caraby, pour M. Plon.

« Me Estibal a plaidé pour M. de Winter.

« Attendu que Grippa de Winter demande aux défendeurs des dommages et intérêts à fixer par état, en réparation de préjudice que lui a causé la publication du roman de Nadine, dont le titre a été emprunté au drame du même nom ayant pour auteurs Grippa et Louise Michel.

« En la forme :

« Attendu que le drame de Nadine a été représenté et publié sous le nom de Louise Michel seule, que Grippa n’établit pas sa collaboration à cette œuvre : qu’il n’a donc ni intérêt ni qualité dans l’instance, etc., etc.

« Par ces motifs, déclare Grippa non recevable, en tous cas mal fondé en sa demande, l’en déboute et le condamne aux dépens vis-à-vis de toutes parties. »

Après avoir rendu justice à M. Grippa de Winter, en déclarant que dans le Bâtard impérial et Nadine il a honnêtement agi en faisant sa part de l’ouvrage et en laissant la mienne telle que je la faisais, je déclare non moins franchement que, pour ce qui me concerne, je n’ai jamais été et ne serai jamais disposée à des procès, pas plus littéraires qu’autrement. Encore moins peut-être, si on peut s’exprimer ainsi, quand on n’a la coutume de s’adresser pour quoi que ce soit aux tribunaux.

J’ajouterai que, malgré le profond secret gardé par M. Grippa sur ces procès auxquels il savait que je ne prendrais part que pour déclarer que je ne disputerais jamais à personne des idées, comme des chiens se disputent un os, j’ai su les divers incidents de sa petite affaire.

Je conserve les actes qui établissent mes collaborations, afin d’être libre de ne prendre aucune part aux bénéfices ou pertes des procès intentés par mes collaborateurs. Ils sont libres, de leur côté, d’agir comme ils le veulent.

Je dois ajouter que ceci n’attaque en aucune façon le talent ni l’honorabilité de M. Grippa, ni d’aucun collaborateur qui en ferait autant ; cela dépend du plus ou moins d’importance qu’on ajoute aux choses : voilà tout.

J’ai eu, depuis mon retour de Calédonie, deux autres collaborateurs, Mme Tynaire (Jean Guetré), à qui appartient, à peu de chose près, la première partie de la Misère ; la seconde, à partir du chapitre Toulon, est complètement de moi. J’avais commencé, dans le Forçat de Lille, à publier en feuilletons cette seconde partie qui, avec quelques lignes d’introduction, formerait un ouvrage complet.

Mme Tynaire pourrait également, en ajoutant quelques pages, en faire un avec la première partie.

Mme Tynaire peut être pour moi une amie, mais non un collaborateur, à cause de la différence de nos manières de voir ; différences parfaitement accentuées dans la Misère ; on peut y reconnaître facilement nos deux parts.

Elle attend de moyens auxquels je ne reconnais aucune efficacité, le bien-être général que je ne crois possible qu’en coupant, par des révolutions successives, les séries de transformations sociales.

Afin de rester bonnes amies au lieu de nous prendre aux plumes, j’ai renoncé à faire la seconde partie des Méprisées, où j’aurais été obligée de faire subir aux personnages restants des vicissitudes de caractère et d’aventures qui eussent été incompatibles avec la façon dont ils avaient été présentés au lecteur.

Le roman des Méprisées n’a donc pas de moi une seule ligne.

Puisque j’en suis sur cette pente-là, terminons ce chapitre par un bilan de mes ouvrages.

Qui pourrait compter les chansons effeuillées aux âpres bises de la Haute-Marne, dans mon nid de Vroncourt ! les vers accrochés aux aubépines ou aux routes des chemins ! les essais oubliés dans mon pupitre de classe !

Et plus tard, demandez aux vents, aux prisons, à la mer, aux cyclones. Est-ce que je sais où tout cela s’en va !

Si je voulais pourtant parler de tout ce qui m’est resté dans la mémoire, il y aurait de quoi lasser le lecteur.

Des vers envoyés à Victor Hugo dans mon enfance et dans ma jeunesse, dont j’ai cité quelques-uns au hasard, il s’en trouvera deux ou trois pièces dans mon volume de vers : ceux qui sont restés dans les papiers rangés par Marie Ferré avec ma mère pendant la déportation.

Le plus grand nombre de mes ouvrages, les meilleurs sans doute, car ils étaient gros de haine et d’indignation, ont sombré probablement dans le panier aux ordures de monsieur Bonaparte.

Que de malédictions je lui ai envoyées !

J’ai parlé de diverses poésies insérées dans différents journaux, plusieurs années avant les événements de 1870-71, dans le Journal de la jeunesse, L’Union des poètes, dans le journal d’Adèle Esquiros, dans la Raison d’Adèle Caldelar et autres feuilles, etc.

Un article signé Louis Michel dans le Progrès musical, à propos d’un instrument que je rêvais : un piano à archets au lieu de marteaux.

On en fait maintenant en Allemagne.

Un certain nombre de pièces de vers furent signées Enjolras, d’autres Louis Michel, d’autres de mon nom. Je ne sais ce que tout cela est devenu.

J’ai continué toute ma vie la légende du barde, il y en a partout des fragments.

D’un grand nombre de manuscrits en prose, le Livre d’Hermann, la Sagesse d’un fou ; Littérature au crochet, les Diableries de Chaumont, etc. quelques fragments me restent également ; peut-être les réunirai-je un jour pour y rechercher, comme dans les vers, les transformations de l’idée à travers la vie.

Les Océaniennes et les Légendes canaques ont paru par fragments à Nouméa et au retour.

Des masses de drames d’enfants se sont envolés, après chaque distribution de prix, pendant bien des années.

De la Femme à travers les âges, la première partie a été publiée dans l’Excommunié de H. Place. On y annonçait les Mémoires d’Hanna la nihiliste, quand le journal a cessé de paraître.

J’avais réuni sous ce titre grand nombre des épisodes de ma vie, avec des épisodes russes. Des ouvrages faits à Auberive, quelques pages me restent du livre du Bagne ; la Conscience et le livre des Morts sont perdus.

J’ai laissé, à mon dernier voyage à Lyon, le drame du Coq-Rouge au Nouvelliste. Il paraît également un roman dans le Forçat de Lille.

Tous les articles signés de moi dans la Révolution sociale, l’Étendard et autres journaux.

Le commencement de l’Encyclopédie enfantine, faite en Calédonie, a paru dans le Journal d’éducation de Mlle  Cheminat.

Un certain nombre d’articles tous signés, sont disséminés.

Quant à tous les scénarios en chantier, aux romans commencés un peu partout, et que je n’ai jamais eu le temps de terminer à cause des événements, je ne les compte pas.

Il y a là, entre autres, les Pillards, dont j’avais eu l’idée en même temps que Digeon.

Le héros est l’enfant aux cheveux rouges, ce pauvre petit abandonné, hérissé comme un chien perdu, qui, au 9 février dernier, prit un gâteau, et à qui mes camarades, plus honnêtes que moi, voulaient le faire jeter ; j’avoue que je le pris sous ma protection pour qu’il le mangeât ; il n’en avait sans doute jamais goûté.

Pauvre môme ! Combien il y en aura comme celui-là, jusqu’à la Révolution !

Si seulement ils avaient du pain à l’appétit de leurs jeunes dents avides de petits loups humains, qui ne trouvent rien, même en sortant du bois !

Rien ! Je me trompe, ils trouveront la maison de correction, où la dureté avec laquelle ils sont traités prépare de futurs condamnés à mort ou au bagne.

Allons, bon ! me voilà emballée ailleurs que dans la nomenclature de mes ouvrages, et même je n’y pensais plus guère.

Terminons le chapitre, en nommant l’Encyclopédie enfantine qui sera publiée chez Mme Keva, et les Légendes canaques, publiées en ce moment chez le même éditeur.

Aussi bien les Légendes canaques sont liées mon séjour en Calédonie, que je reprends au chapitre suivant.