Aller au contenu

Mémoires de Louise Michel/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
F. Roy, libraire-éditeur (p. 100-112).
◄  VIII
X  ►


IX


L’être, comme la race, monte et s’épanouit en feuilles et en fleurs.

Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons qu’à engraisser le sol, mais ceux qui viendront après nous porteront semence pour la justice et la liberté.

La sève qui monte, à notre époque de transition, est puissante.

Il ne peut naître aujourd’hui des croisements humains, à travers des vicissitudes infinies, que des races révolutionnaires, chez ceux mêmes qui nient l’imminence de la Révolution.

L’évolution au lent travail est achevée ; il faut que la chrysalide crève la vieille peau ; c’est la Révolution.

Depuis que l’humanité gît, les ailes enveloppées, des sens nouveaux ont germé ; même physiquement, l’homme nouveau ne nous ressemblera plus.

Mourons donc, misérables que nous sommes, et que s’effondrent sur nous nos monstrueuses erreurs, jusqu’à la dernière ; et que la race humaine se déploie et vive où l’on égorgeait le troupeau humain.

Salut à l’humanité libre et forte qui ne comprendra pas comment si longtemps nous avons végété pareils à nos aïeux des cavernes, ne dévorant plus la chair les uns des autres (nous ne sommes plus assez forts), mais dévorant leur vie.

Est-ce qu’aujourd’hui les multitudes ne s’effondrent pas dans des hécatombes et des misères sans nombre pour le bon plaisir de quelques-uns, avec cette seule différence du temps de nos aïeux que c’est plus en grand.

Est-ce que les peuples ne sont pas taillés comme des moissons ? En taillant les chaumes, on secoue le grain sur la terre pour le printemps séculaire ; chaque goutte de sang des croisements humains bout dans nos veines ; c’est dans cette tourmente que viendra le renouveau.

Si la Révolution qui gronde sous la terre laissait quelque chose du vieux monde, ce serait toujours à recommencer ! Elle s’en ira donc pour toujours la vieille peau de la chrysalide humaine. Il faut que le papillon déploie ses ailes, qu’il sorte saignant de sa prison ou qu’il crève.

Salut à la race au sang chaud et vermeil en qui tout sera justice, harmonie, force et lumière !

Dans ces temps-là, on prendra pour tout la ligne droite au lieu de chercher pour tout des millions de détours, et les petites lueurs tremblotantes qu’on prend pour des étoiles, et qui sont à peine des vers luisants, disparaîtront dans la clarté du jour.

Quelle débâcle, mes amis, dans toutes les vieilles boîtes à erreurs ! Nous serons balayé dans cette poussière-là, tâchons au moins que ce soit le moins bêtement possible.

J’ai vu là-bas, dans les forêts calédoniennes, s’effondrer tout à coup, avec un craquement doux de tronc pourri, de vieux niaoulis qui avaient vécu leur quasi éternité d’arbres.

Quand le tourbillon de poussière a disparu, il ne reste plus qu’un amas de cendre sur lequel, pareils à des couronnes de cimetière, gisent des branchages verts : les dernières pousses du vieil arbre, entraînées par le reste.

Les myriades d’insectes qui se multipliaient là depuis des siècles sont ensevelis dans l’effondrement.

Quelques-uns, remuant péniblement la cendre, regardent, étonnés, inquiets, le jour qui les tue ; leurs espèces nées dans l’ombre ne soutiendront pas la lumière.

Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que l’on s’entête à croire bien vivant, tandis que le moindre souffle l’anéantira et en dispersera les cendres.

Nul être n’échappe aux transformations qui, au bout de quelques années, l’ont changé jusqu’à la dernière parcelle. Puis vient la Révolution qui secoue tout cela dans ses tempêtes

C’est là que nous en sommes ! Les êtres, les races et, dans les races, ces deux parties de l’humanité : l’homme et la femme, qui devraient marcher la main dans la main et dont l’antagonisme durera tant que la plus forte commandera ou croira commander à l’autre, réduite aux ruses, à la domination occulte qui sont les armes des esclaves. Partout la lutte est engagée.

Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.

En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.

Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.

Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde !

Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars.

Elle aussi, la vile multitude, on la flatte à ses heures, on l’appelle le peuple-roi.

Disons quelques vérités aux fortes parties du genre humain, nous ne pourrons jamais trop en dire.

Et d’abord, parlons-en de cette force, faite de nos lâchetés : elle est beaucoup moins grande qu’elle ne paraît.

Si le diable existait, il saurait que si l’homme règne, menant grand tapage, c’est la femme qui gouverne à petit bruit. Mais tout ce qui se fait dans l’ombre ne vaut rien ; ce pouvoir mystérieux, une fois transformé en égalité, les petites vanités mesquines et les grandes tromperies disparaîtront ; alors il n’y aura plus ni la brutalité du maître, ni la perfidie de l’esclave.

Ce culte de la force reporte aux temps des cavernes ; il est général chez les sauvages, comme chez les premiers peuples du monde.

J’ai vu là-bas, en Calédonie, des tayos chargeant leur popinée, leur nemo, comme on charge un mulet ; ils passaient fiers, ne portant que la sagaie du guerrier, partout où ils pouvaient rencontrer quelqu’un. Mais si le sentier se faisait désert ; si les gorges de montagnes se resserraient, alors le tayo ému de pitié déchargeait du filet de pêche, de la keulé ou d’un des pikininos, la popinée qui suait sang et eau.

Soulagée elle respire, n’ayant plus qu’un petit, suspendu à son dos, et un ou deux autres (non pas attachés à ses jupes, elle n’en a pas) le petit bras passé en jarretière au genou maternel et trottinant, trottant même avec des petites pattes agiles de perdreau.

Si une ombre paraît à l’horizon — ne serait-ce que celle d’un bœuf ou d’un cheval des pudoks, — vite les pierres de fronde, la keulé, le pikininé retournent sur le dos de la nemo, et le tayo fait semblant de consolider la charge.

Mi chère ! si on l’avait vu ? pas lélé un guerrier qui compte les nemos pour quelque chose ! Elles ne voudraient plus ne rien être !

Est-ce que ce n’est pas la même chose partout ? Est-ce que la vanité bête de la force ne pose pas au nombre des arguments, à l’infériorité des femmes, que la maternité ou d’autres circonstances les gêneraient pour combattre ?

Avec cela qu’on va toujours être assez bête pour s’égorger ? Et du reste les femmes, quand la chose vaut la peine de se battre, n’y sont pas les dernières ; le vieux levain de révolte qui est au fond du cœur de toutes fermente vite quand le combat ouvre des routes plus larges, où cela sent moins le charnier et la crasse des bêtises humaines. Elles sont dégoûtées, les femmes ! Les vilenies leur font lever le cœur.

Un peu moqueuses aussi, elles saisissent vite ce qu’il y a d’épatant à voir des gommeux, des fleurs de grattin, des pschutteux, des petits-crevés enfin, jeunes ou vieux, drôles, crétinisés par un tas de choses malpropres, et dont la race est finie, soupeser dans leurs pattes sales les cerveaux des femmes, comme s’ils sentaient monter la marée de ces affamées de savoir, qui ne demandent que cela au vieux monde : le peu qu’il sait. Ils sont jaloux, ces êtres qui ne veulent rien faire, de toutes les ardeurs nouvelles qui ravissent le dernier miel à l’automne du vieux monde.

Il y a beau temps que les Américaines et les Russes ont secoué les bêtes de questions de sexe, et qu’elles suivent les mêmes cours que les hommes. Ils n’en sont pas jaloux, se sentant capables du même zèle et ne comprenant pas qu’on s’occupe davantage des sexes que de la couleur de la peau.

Mais, chez le premier peuple du monde, hichère, ce ne serait pas plus lélé que dans les tribus calédoniennes, que les femmes eussent la même éducation que les hommes. Si elles allaient vouloir gouverner !

Soyez tranquilles ! Nous ne sommes pas assez sottes pour cela ! Ce serait faire durer l’autorité ; gardez-la afin qu’elle finisse plus vite !

Hélas ! ce plus vite-là sera encore long. Est-ce que la bêtise humaine ne jette pas sur nous tous les suaires de tous les vieux préjugés ?

Soyez tranquilles : il y en a encore pour longtemps. Mais ce n’est toujours pas vous qui arrêterez le ras de marée ni qui empêcherez les idées de flotter, pareilles à des bannières, devant les foules.

Jamais je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier l’intelligence comme s’il y en avait trop dans la race.

Les filles, élevées dans la niaiserie, sont désarmées tout exprès pour être mieux trompées : c’est cela qu’on veut.

C’est absolument comme si on vous jetait à l’eau après vous avoir défendu d’apprendre à nager, ou même lié les membres.

Sous prétexte de conserver l’innocence d’une jeune fille, on la laisse rêver, dans une ignorance profonde, à des choses qui ne lui feraient nulle impression, si elles lui étaient connue par de simples questions de botanique ou d’histoire naturelle.

Mille fois plus innocente elle serait alors, car elle passerait calme à travers mille choses qui la troublent : tout ce qui est une question de science ou de nature ne trouble pas les sens.

Est-ce qu’un cadavre émeut ceux qui ont l’habitude de l’amphithéâtre ?

Que la nature apparaisse vivante ou morte, elle ne fait pas rougir. Le mystère est détruit, le cadavre est offert au scalpel.

La nature et la science sont propres, les voiles qu’on leur jette ne le sont pas. Ces feuilles de vigne tombées des pampres du vieux Silène ne font que souligner tout ce qui passerait inaperçu.

Les Anglais font des races d’animaux pour la boucherie ; les gens civilisés préparent les jeunes filles pour être trompées, ensuite ils leur en font un crime et un presque honneur au séducteur.

Quel scandale quand il se trouve de mauvaises têtes dans le troupeau ! Où en serait-on si les agneaux ne voulaient plus être égorgés ?

Il est probable qu’on les égorgerait tout de même, qu’ils tendent ou non le cou. Qu’importe ! Il est préférable de ne pas le tendre.

Quelquefois les agneaux se changent en lionnes, en tigresses, en pieuvres.

C’est bien fait ! Il ne fallait pas séparer la caste des femmes de l’humanité. Est-ce qu’il n’y a pas des marchés où l’on vend, dans la rue, aux étalages des trottoirs, les belles filles du peuple, tandis que les filles des riches sont vendues pour leur dot ?

L’une, la prend qui veut ; l’autre, on la donne à qui on veut.

La prostitution est la même, et chez nous largement est pratiquée la morale océanienne.

Hi chère ! pas lélé les tayos qui comptent les nemos pour quelque chose !

Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire.

Et le salaire des femmes ? Parlons-en un peu : c’est tout simplement un leurre, puisque, étant illusoire, c’est pire que de ne pas exister.

Pourquoi tant de femmes ne travaillent-elles pas ? Il y a deux raisons : les unes ne trouvent pas de travail ; les autres aiment mieux crever de faim, dans un trou si elles peuvent, au coin d’une borne ou d’une route si elles n’ont plus d’abri, que de faire un travail qui leur rapporte tout juste le fil qu’elles y mettent, mais rapporte beaucoup à l’entrepreneur. Il y en a qui tiennent à la vie. Alors, poussées par la faim, le froid, la misère, attirées par les drôles ou drôlesses qui vivent de ça, — il y a des vers dans toutes les pourritures, — les malheureuses se laissent enrégimenter dans l’armée lugubre qui traîne de Saint-Lazare à la Morgue.

Tenez, quand une misérable qui barbote dans la fange, prend dans la poche d’un pante, comme elles disent, plus qu’il ne lui donne, tant mieux ! Pourquoi y allait-il ? S’il n’y avait pas tant d’acheteurs on ne trafiquerait pas sur cette marchandise.

Et quand une honnête femme, calomniée ou poursuivie, tue le drôle qui la pourchasse, bravo ! Elle débarrasse les autres d’un danger, elle les venge ; il n’y en a pas assez qui prennent ce parti-là.

Si les femmes, ces maudites, qui, même suivant Proudhon, ne peuvent être que ménagères ou courtisanes, — elles ne seront pas autre chose dans le vieux monde, — sont fatales souvent, à qui la faute ? Et qui a pour son plaisir développé leur coquetterie et tous les autres vices agréables aux hommes ? Une sélection s’est faite de ces vices-là à travers les temps. Cela ne pouvait être autrement.

Ce sont des armes maintenant, armes d’esclaves, muettes et terribles ; il ne fallait pas les mettre entre leurs mains ! c’est bien fait !

Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable à celle de la femme.

Dans la rue, elle est une marchandise.

Dans les couvents où elle se cache comme dans une tombe, l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage, broyant son cœur et son cerveau.

Dans le monde, elle ploie sous le dégoût ; dans son ménage le fardeau l’écrase ; l’homme tient à ce qu’elle reste ainsi, pour être sûr qu’elle n’empiétera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.

Rassurez-vous encore, messieurs ; nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît !

Vos titres ? Ah bah ! Nous n’aimons pas les guenilles ; faites-en ce que vous voudrez ; c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous.

Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté.

Vos titres ? Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu.

Garder ces défroques, nous n’en voulons pas.

Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous pas près de vous pour combattre le grand combat, la lutte suprême ? Est-ce que vous oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et femmes auront conquis les droits de l’humanité ?

Ce chapitre n’est point une digression. Femme, j’ai le droit de parler des femmes.