Mémoires de Madame d’Épinay, 1865/Vol 1/Chapitre I

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MÉMOIRES
ET CORRESPONDANCE
DE
MADAME D’ÉPINAY



PREMIERE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

1735 — 1746

Mort du père de madame d’Épinay. — Elle va vivre, avec sa mère, chez M. de Bellegarde, son oncle. — L’ainé de ses cousins se prend d’amour pour elle. — Leur mariage. — Arrangements et projets. — Fugitive lune de miel. — Bal masqué. — Premiers ennuis. — Premières peines. — Raccommodement. — Conduite réelle de M. d’Épinay. — Bal de l’Opéra. — Le chevalier de Canaples et madame de Maupeou. — Départ de M. d’Épinay pour sa tournée de fermier général.

M. Tardieu d’Esclavelles[1], brigadier d’infanterie, venoit de mourir au service du roi, pendant la campagne de 1735, laissant à sa veuve, pour toute fortune, l’expectative d’une pension à peine suffisante pour élever leur lille unique, âgée de dix ans. Comme j’étois le plus ancien ami de la famille, je fus chargé de la tutelle de la jeune Émilie[2].

Une tante de M. d’Esclavelles, madame de Roncherolles, réduite par des malheurs à vivre dans un couvent, à Paris, prit avec elle ma pupille, dont la mère[3] alla dans le pays de son mari, pour y ramasser les débris d’un patrimoine dépensé, en très-grande partie, au service.

La retraite de madame de Roncherolles[4] étoit partagée par sa petite-fille, victime, ainsi que sa grand’maman, d’un second mariage contracté par sa mère. Car madame de Roncherolles pensoit qu’il valoit mieux, pour des filles de qualité, qu’elles fussent mal à leur aise dans un couvent, que chez les autres par charité. C’est dans cet asile de l’infortune que mademoiselle de Roncherolles et ma pupille formèrent entre elles cette liaison dont Émilie a conservé le souvenir dans ses Mémoires.

Le caractère de mademoiselle de Roncherolles étoit vif, enjoué et très-décidé. Celui d’Émilie, au contraire, étoit réfléchi et extrêmement sensible ; et elle avoit autant de candeur que d’esprit. Pendant les trois années à peu près qu’elle resta au couvent, il ne se passa rien de bien important pour elle. Seulement elle devint très-dévote, et la différence qui existoit entre les principes de madame de Roncherolles et ceux de madame d’Esclavelles jetèrent de fâcheuses incertitudes dans son esprit.

Madame d’Esclavelles étoit dominée dans toutes ses actions par la crainte du blâme, et elle ne cessoit d’inspirer à sa fille ce sentiment, qui, chez elle, alloit jusqu’à la faiblesse. Madame de Roncherolles, au contraire, avec plus de fermeté, vouloit que l’on se bornât à graver dans le cœur d’Émilie les principes qui font pratiquer le bien et fuir le mal : « Avec cela, disoit-elle, peu importent les faux jugements. » Mais madame d’Esclavelles avoit un si grand amour pour sa fille, qu’elle craignoit toujours qu’on ne la vît pas des mêmes yeux qu’elle : et à force de vouloir tout prévoir, elle alloit souvent au delà du mal qu’elle craignoit. Sa fille, de son côté, feignoit souvent d’être de son avis, pour ne pas l’affliger, ou elle le suivoit aveuglément, ne croyant pas que sa mère pût errer.

Telle étoit la disposition d’esprit où étoit ma pupille, lorsqu’elle alla habiter avec sa mère la maison de M. La Live de Bellegarde, fermier général[5]. Madame Bellegarde étoit sœur de madame d’Esclavelles ; elle avoit trois fils et deux filles, l’une de trois ans, l’autre de cinq ans plus jeune qu’Émilie[6].

Sans être véritablement jolie, mademoiselle d’Esclavelles avoit une physionomie à la fois noble et spirituelle ; son âme se peignoit dans ses yeux, et la dévotion qui la subjuguoit alors répandoit sur toute sa personne un air de tristesse qui la rendoit encore plus intéressante.

Il étoit sans doute difficile que M. d’Épinay, l’aîné des fils de M. de Bellegarde, qui achevoit ses exercices, vît sa cousine sans éprouver un sentiment dont tout autre moins jeune auroit eu de la peine à se garantir.

M. de Bellegarde crut qu’en faisant voyager son fils pour le service de sa place, il arrêteroit, dans ses commencemens, un amour que la disproportion de fortune faisoit, aux yeux de madame de Bellegarde, un devoir de combattre, tandis que madame de Roncherolles ne pouvoit s’imaginer que l’on osât supposer seulement le mariage de sa nièce avec tout autre qu’un gentilhomme ; et, revenant à un ancien projet qu’elle avoit eu autrefois : « Si M. et madame de Bellegarde, disoit-elle, sont un peu susceptibles de quelques sentimens glorieux, pourquoi ne leur proposeroit-on pas de mettre leur fils dans le service, et de lui faire alors épouser mademoiselle d’Esclavelles, à condition qu’il prendroit ses armes et son nom. » Mais madame de Bellegarde, qui étoit l’obstacle le plus invincible à ce mariage, étant venue à mourir[7], son mari, homme excellent, mais faible, consentit, peu de temps après, à couronner un amour dans lequel son fils avoit peut-être mis plus d’extravagance que de véritable passion. Émilie étoit alors âgée de vingt ans.

J’avois été obligé de quitter Paris pour quelques affaires ; ma pupille m’écrivit, lorsque cette union fut tout à fait arrêtée, de hâter mon retour. J’arrivai le jour de la signature du contrat ; elle le passa dans les larmes, et lorsqu’il fallut signer, la plume lui tomba des mains.

M. de Bellegarde donna à son fils trois cent mille livres, et environ pour douze mille livres de diamants à sa bru. On voit qu’il ne se ruina pas en générosités[8].

Pour moi je rendis mes comptes[9], et le lendemain je reçus de madame d’Épinay la lettre que voici[10].

« Que pensez-vous de moi, de ma fuite d’hier au soir, de mon silence ? En conclurez-vous, mon cher tuteur, que je suis ingrate ? Jamais vous ne pourriez être aussi injuste. Croyez que je sens, comme je le dois, les soins que vous avez bien voulu prendre de mes intérêts, depuis la mort de mon père. J’ai voulu vous en remercier hier, mais mon cœur étoit si plein que je n’ai pu proférer un seul mot. Je n’ai pu tenir à l’espèce d’adieu que vous nous avez fait en remettant mes papiers à mon beau-père ; les choses honnêtes et douces, dont vous avez accompagné ce dernier acte de votre tutelle, m’ont fait venir des larmes aux yeux ; j’espère qu’elles ne vous auront pas échappé. Je me suis retirée un moment pour être en état de vous témoigner toute ma sensibilité et ma reconnoissance ; et lorsque je suis rentrée, vous étiez parti. J’ai été tout le reste de la soirée mal à mon aise ; si j’avois été assurée que vous ne vous fussiez pas mépris à mon silence, j’aurois été plus tranquille. Soyez toujours, mon cher tuteur, le conseil et l’ami de votre pupille, et ne lui refusez jamais vos avis sur aucune matière. Rassurez-la promptement et dites-lui que votre amitié égale sa reconnoissance, c’est n’y mettre pas de bornes et la dire éternelle. »


LETTRE DE MADAME D’ÉPINAY À MADAME LA PRÉSIDENTE DE MAUPEOU[11]

Que j’en veux à madame votre mère[12], ma chère cousine, de ne vous avoir pas mariée à celui qui vous adoroit ! Quelles délices, quelle félicité que celle d’être l’épouse chérie d’un homme que l’on aime et pour qui l’on a souffert ! Non, je ne puis croire encore à mon bonheur. Vous me plaigniez il y a quelque temps, dans l’idée que je mourrois d’ennui dans la maison de mon beau-père, lorsque j’aurois une fois commencé à voir le monde ; ah ! que vous vous trompiez, ma cousine ! Les seuls momens désagréables que j’aie eus depuis mon mariage sont ceux qui ont été employés à recevoir des visites ou à les rendre. Quelle heureuse situation que la mienne ! mon cœur pourra-t-il suffire à tant de bonheur ? Il y a des momens où il ne peut soutenir tous les mouvemens qui l’agitent. Y a-t-il un fils plus respectueux, plus tendre, que M. d’Épinay, un mari plus… Ah ! ma cousine, les termes me manquent, et puis que vous dirai-je ? Ce sont mille choses que je ne puis exprimer, mais que je sens bien ! Je voulois vous rendre compte du plan de vie que se propose M. d’Épinay. Il compte, lorsque le temps de ses tournées sera fini, d’abord épargner pendant les six ans qu’il va voyager, et puis, si nous sommes en état d’avoir notre ménage, nous nous y mettrons. Nous viendrons deux fois la semaine dîner chez nos parents. Nous aurons, dit-il, deux soupers et un dîner par semaine. Il veut un dîner indépendamment des deux soupers, parce que c’est le repas que je préfère. Qu’il est bon ! Est-ce que je ne mènerai pas la vie qui lui conviendra le mieux ? Je le lui ai dit ; cela ne fait rien, il insiste sur le dîner. Ensuite nous aurons un concert, où tous les gens de notre connoissance pourront venir, et deux autres jours où nous aurons seulement quelques musiciens pour nous amuser à porte fermée. Bon ! j’oubliois le sujet pour lequel je voulois vous écrire : je compte aller demain dîner chez vous avec mon mari, si vous y êtes. Un mot de réponse. Bonjour, je finis bien vite, quoique j’aie encore mille choses à vous dire ; mais l’on va dîner, et ma toilette n’est encore qu’à moitié faite.


LETTRE DE LA MÊME À LA MÊME.

Ah ! ma cousine, j’ai passé hier une journée délicieuse ; nous devions aller, mon mari et moi, chez madame de Ternan[13]. Ma mère se trouva fort incommodée, le matin, d’un mal de gorge : cela m’inquiéta, et après avoir un peu combattu mon envie de sortir et mon devoir, j’engageai mon mari à m’excuser auprès de madame de Ternan, et je lui dis que je voulois absolument rester auprès de ma mère : j’avois bien envie de lui conseiller d’y rester aussi, par plus d’une raison, comme vous vous en doutez bien ; mais je désirois encore plus que cela vînt de lui : j’eus beau attendre. J’avois la bouche ouverte pour lui représenter qu’il devoit au moins proposer à ma mère de lui tenir compagnie ; car il y avoit, ce me semble, plus de dix grandes minutes que nous parlions d’autre chose, lorsque enfin il m’offrit de rester avec moi. Je n’aurois peut-être pas dû l’accepter tout de suite ; cependant je le fis, en le remerciant beaucoup de cette complaisance. Nous restâmes jusqu’à trois heures dans l’appartement de ma mère, qui ne fut pas aussi sensible à cette attention de M. d’Épinay qu’elle l’auroit dû ; car enfin je sais bien qu’il ne faisoit que ce qu’il devoit, mais combien peu y a-t-il de gens qui fassent ce qu’ils doivent ; et puis il me semble que les actions ont plus ou moins de prix suivant le caractère des gens qui agissent. Un jeune homme[14] qui est fort dissipé, qui aime les plaisirs, le grand monde, et qui, de lui-même, les sacrifie à son devoir sans une absolue nécessité, simplement pour montrer des égards et des soins, ne fait-il pas une action aussi estimable qu’un homme fort grave et fort occupé de ses principes, lorsqu’il rend un service essentiel ? Voilà, je trouve, en général le grand défaut des hommes, c’est qu’ils ne se mettent jamais à la place de ceux qu’ils jugent. Enfin ma mère est, je crois, dans ce cas ; elle n’a peut-être jamais été jugée injustement, ce qui fait qu’elle est beaucoup, mais beaucoup trop sévère avec mon mari ; et si je ne prenois souvent son parti contre elle, je ne sais ce qui en arriveroit. Concevez-vous ce qu’il m’en coûte pour prendre parti contre ma mère ? Je voudrois bien donner à mon mari un peu plus de confiance en elle, et l’engager à la prier de diriger ses affaires, car je soupçonne qu’il n’y entend pas grand chose, et qu’elles ne sont pas trop en ordre.

À trois heures après dîner nous remontâmes dans notre appartement ; il me proposa de ne recevoir personne de tout le jour, sous prétexte que ma mère étoit malade, et à cette condition, il me dit qu’il ne sortiroit pas de la journée. Je ne demandois pas mieux, j’en étois enchantée, mais je ne l’aurois jamais proposé. Sûrs donc de n’être point interrompus, nous nous mîmes d’abord à faire de la musique, et ensuite il me parla des spectacles où il va souvent et où il voudroit que j’allasse. Nous cherchâmes ensemble des moyens d’y parvenir sans choquer ma mère ; il étoit d’avis que je prisse sur moi d’y aller et de m’autoriser de l’usage, sans égard pour le chagrin de ma mère qu’il trouve déraisonnable, et qui par là, dit-il, ne mérite pas qu’on y cède. Voilà un principe, ma cousine : je crois que vous m’avez dit qu’il n’en avoit point. Il est vrai que l’application m’en paroit déplacée, parce que nous ne sommes pas encore capables ni l’un ni l’autre de juger de nos pères et mères ; lui l’est pourtant plus que moi, et je trouve que j’ai eu bien du mérite à ne lui pas céder ; car indépendamment de ce qu’il appuyoit toutes ses raisons d’exemples et d’usages bien séduisants, j’avois à combattre l’empire qu’il a sur moi, le désir de le suivre, celui de ne pas le perdre de vue, et un peu de honte, s’il faut l’avouer, de ne pas faire comme toutes les femmes que je vois. Enfin je lui ai promis de tenter encore, en causant avec ma mère, d’arracher son consentement : je ne sais comment je m’y prendrai ; j’aurois bien des choses à lui dire qui me tiennent beaucoup plus à cœur que celle-là, comme, par exemple, l’aigreur qu’elle met dans tout ce qu’elle dit à mon mari, la prévention qu’elle a contre lui et qui fait qu’elle est toujours d’un avis contraire au sien. Mais je n’ose rien tenter, car, si elle prenoit mal mes représentations, elle se préviendroit peut-être aussi contre moi, et alors je n’aurois plus de crédit à employer pour lui dans l’occasion. Il faut donc que je ménage mon oncle et ma mère, et que je ne me mêle point de les contrôler. Quant à mon oncle, que je veux m’habituer à appeler mon père, et cela est bien juste après tout ce qu’il a fait pour moi, mon père donc n’a point de préventions, il est assez juste, il ne met presque d’importance à rien ; je ne sais pas bien encore si c’est par indifférence, par indolence ou par esprit philosophique ; dans tous les cas je le plains. On perd bien des plaisirs lorsqu’on pousse trop loin, comment dirai-je ? le sommeil de l’âme, l’incurie de ce qui nous entoure. Car souvent l’on diroit qu’il ne voit ni n’entend, et lorsqu’il veut donner des marques de sa reconnoissance ou de sa bonté, c’est un signe de tête, un petit sourire, un air de contentement qui effleure son visage. On voit bien sa sensibilité ; mais tout cela s’aperçoit comme au travers d’un voile que l’on croiroit qu’il n’a pas la force de déchirer : il est difficile de deviner si on lui plaît ou non. Il parle si peu, et à peine a-t-il l’air d’écouter ; cependant rien ne lui échappe. Il oublie facilement les paroles parce qu’il est fort distrait ; mais l’impression des choses ne s’efface pas chez lui. Il ne se fâche presque jamais, et lorsqu’il est forcé de gronder, on voit bien qu’il sort de son caractère, car c’est toujours mal à propos. C’est pour moi une étude continuelle que de chercher à lui plaire ; si j’avois besoin d’y être encouragée, je serois fort à plaindre, mais l’idée seule de pouvoir quelquefois être utile à mon mari suffit bien pour ne me point lasser de cette étude.

Notre soirée fut aussi délicieuse que notre journée ; mon mari trouva qu’elle avoit passé bien vite, je ne l’ai jamais vu si aimable, nous fûmes très-gais à souper : enfin nous fîmes rire mon beau-père et ma mère. Mon beau-frère de Jully[15] me plaisanta beaucoup sur ma gaieté, il m’embarrassa d’abord presque autant que si je n’eusse pas été mariée ; il est rai que ma mère me regardoit de temps en temps avec un certain air sévère, lorsque nous parlions des délices de notre journée : est-ce donc un crime, une indécence d’aimer tendrement son mari ? Ce nom si respectable, si cher, je crains quelquefois de le prononcer devant elle : quelle gêne, ma cousine ! Savez-vous que je meurs de peur à la fin d’en être impatientée. On m’appelle, bonjour : ah Dieu ! il y a deux grandes heures que je vous écris.


LETTRE DE MADAME D’ÉPINAY À MONSIEUR DE LISIEUX.

Mon cher tuteur, je donne un bal masqué jeudi, de l’aveu de mes parents, il faut absolument que vous y veniez. Je suis enchantée, il sera charmant ; je serai en bergère, madame de Maupeou aussi. Si vous voyiez mon habit ! Venez, mon tuteur ; mais je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, venez seulement. Sérieusement nous ne pouvons pas nous passer de vous. À propos, savez-vous que j’ai dit ce matin devant ma mère, je veux ; cela ne m’a pas trop réussi : je crois que c’est qu’elle a vu que je tremblois bien fort en le disant. Mais je vous conterai tout cela.


LETTRE DE LA MÊME AU MÊME.

Mon tuteur ! mon cher tuteur ! oh Dieu ! mon mari est fâché contre moi. J’ai beau y réfléchir, je n’ai pas tort ; au moins je ne le crois pas. Ma mère, qui est toujours contre mon mari, est pour lui dans cette occasion-ci. Oh ! cela me passe, j’ai bien envie de vous rendre compte de ce qui s’est fait : mais vous devez être notre juge : ne seroit-ce pas chercher à vous prévenir en ma faveur ? Non, non, mon cher tuteur, car je ne vous demande que de nous raccommoder ; je consens que vous me trouviez tort si je l’ai, mais seulement un peu, car si vous me condamniez ouvertement, une autre fois mon mari ne m’écouteroit peut-être pas du tout. Vous savez que depuis une quinzaine de jours il soupe très-souvent en ville, mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il rentre si tard, qu’il n’ose passer le reste de la nuit dans mon appartement ; alors il se retire dans sa petite chambre. Comme elle est adossée à la mienne, et que je ne saurois prendre de sommeil que je ne l’aie entendu rentrer, je ne puis me tromper là-dessus. Jusqu’à présent je n’avais osé lui en faire des reproches sérieux, quelque chgrin que j’en ressentisse.

Dimanche, entendant du bruit dans sa chambre, je crus qu’il étoit incommodé ; il ne m’en fallut pas davantage pour y entrer. Je le trouvai en effet souffrant d’une forte indigestion ; je passai le reste de la nuit auprès de lui, et à quatre heures j’envoyai chercher le médecin, qui ordonna quelques remèdes qui le soulagèrent ; il s’endormit ensuite pendant quelques heures. Lorsqu’il fut réveillé, je lui demandai doucement où il avoit soupé la veille. « Chez le chevalier de Canaples[16]. Pourquoi ? me dit-il. — C’est que je suis bien tentée de prendre en haine tous ceux qui sont cause du dérangement de votre santé. » Il me sourit et me remercia. Ce chevalier, mon tuteur, est celui qui accompagnoit madame de Maupeou à notre bal, et qui étoit si empressé autour de moi. Cela m’encouragea à lui dire que je craignois bien qu’il ne fût pas aussi soigneux de conserver sa santé qu’il étoit sensible à l’intérêt que j’y prenois, et que cela n’étoit pas conséquent, « D’où vient donc cette crainte, me dit-il ? — De ce que depuis quelque temps vous veillez beaucoup, lui dis-je. — D’où savez-vous cela ? est-ce que vous m’épiez, par hasard ? je vous avertis que cela ne me convient point. — Est-ce vous épier, repris-je, que de vous attendre en vain tous les soirs jusqu’à plus dune heure après minuit ? — Vous prenez bien votre temps pour me faire des reproches qu’assurément je ne mérite pas, me dit M. d’Épinay : je vous le passe pour cette fois, mais je vous prie de ne pas prendre ce ton-là. Je veux être libre et je n’aime point les questions. » M. l’abbé de Givry et M. de Rinville[17] entrèrent comme il me disoit cela. Les premiers compliments faits, je sortis et me retirai dans mon appartement, humiliée, affligée, et par mon mari ! J’entendis à six heures que, malgré la défense de sortir que lui avoit faite le médecin, il donna ordre de mettre ses chevaux ; je crus qu’il alloit venir chez moi ; point. Il retint ces messieurs qui vouloient s’en aller ; alors je désespérai de le voir ou du moins de lui parler. Je ne savois même si je ne devois pas lui fermer ma porte, au cas qu’il se présentât avec eux. Ah ! mon tuteur, lorsque j’entendis sortir ce carrosse, je pensai me trouver mal ; je ne me connoissois plus. À huit heures je fis un effort pour descendre chez mon beau-père ; je ne doutois pas que mon mari ne rentrât bientôt ; j’aurois voulu l’attendre dans mon appartement, mais je craignois, si je l’y attendois, de n’être plus en état de descendre. Notre explication ne pouvoit être que fort longue et peut-être trop vive ; car je n’osois me flatter qu’elle fût touchante. J’étois en vérité piquée ; oui, je l’avoue. D’un autre côté, le ton que je devois prendre avec lui m’embarrassoit. Mon mari m’avoit appelée enfant. J’étois bien sûre d’avoir raison au fond ; mais je craignois de m’y être mal prise… Si ma mère va me juger comme lui, disois-je encore, voilà qui est fait, je passerai pour avoir tort sans pouvoir me faire seulement écouter. Cependant je suis offensée. Je ne pourrai jamais me conduire de manière à ne pas me faire remarquer. N’importe, je descendis ; mon beau-frère de Jully s’aperçut que j’avois pleuré ; il voulut d’abord me badiner, mais je le priai tout bas de ne pas me faire remarquer. Il eut pitié de moi, et me serra la main avec l’air de prendre part à ma peine. À neuf heures, M. d’Épinay n’étoit pas encore rentré ; à neuf heures et un quart, on ne l’attendoit plus, et on se mit à table. L’instant d’après, il m’envoya dire que M. de Rinville l’avoit emmené chez lui, et qu’il y resteroit à souper. Ce fut alors, mon cher tuteur, que j’eus bien de la peine à me contraindre. L’inquiétude pour sa santé l’emporta sur tout le reste. Mais, comme je vis que son père étoit irrité de l’extrême dissipation où il vivoit depuis quinze jours, je repris des forces pour le défendre.

Dès qu’on fut sorti de table, je demandai permission de me retirer, alléguant la nuit que j’avois passée, et je remontai chez moi, où je fondis en larmes. Mon beaurère, inquiet des mouvemens qu’il avoit bien remarqués en moi, vint me trouver, et me pressa si fort pour savoir le sujet de ma peine, que je ne pus la lui cacher : je lui confiai tout. Il blâma beaucoup son frère. Bon Dieu ! étoit-ce là le moyen de me consoler ? Il trouva que je mettois seulement à sa dissipation plus d’importance qu’elle ne méritoit. « Représentez à votre mari ses torts, me disoit-il ; et de quelque manière qu’il prenne vos représentations, ne soyez pas assez dupe pour vous en affliger. » Quels conseils ! Mais quoi ! n’y a-t-il donc que moi dans le monde qui sache aimer ? Il ajouta, voyant que ses consolations ne servoient qu’à aigrir mes peines. Vous répéterai-je, mon tuteur, ce qu’il m’a dit ? Si vous saviez l’impression ! Mais que signifie cela dans la bouche d’un homme qui ne sait point aimer ? Il m’a dit, en voyant… Cependant, mon cher tuteur, s’il a bien senti ce qu’il a dit, il faut… Je ne sais ce que je voulois dire. Mais ne me le répétez jamais, je ne veux plus m’en souvenir, je veux l’oublier ; je crois que si ce propos reste dans ma mémoire, il faudra que je haïsse mon frère. Il m’a dit : « À quoi sert, ma pauvre sœur, l’état où vous vous mettez ? Eh bien ! prenons les choses au pis : quand il auroit une maîtresse, une passade, que cela signifie-t-il ? Vous en aimera-t-il moins dans le fond ? — Que dites-vous, mon frère, m’écriai-je ? quoi il auroit ! — Je n’en sais rien, je suppose ; je l’ai vu une fois ou deux. — Non, non, mon frère, n’achevez pas. — Mais encore une fois, qu’est-ce que cela prouve ? — Non, mon frère, cela ne se peut. — Soit, » dit-il. Je combattis un quart d’heure entre le désir et la crainte d’apprendre tout ce qu’il en pouvoit savoir. La crainte l’emporta, et sous le prétexte d’avoir besoin de repos, je le priai de me laisser seule. Je ne puis vous peindre mon état ; il sembloit que tout conspiroit à augmenter le trouble de mon âme ; mais achevons ce triste récit. J’attendis mon mari jusqu’à onze heures ; puis, soit d’accablement, soit d’épuisement, je m’endormis sur mon fauteuil. À trois heures, je me réveillai, ne doutant pas qu’il ne fût rentré, et ne pouvant m’en éclaircir, je sonnai ma femme de chambre pour me coucher. Mais, dès que je fus au lit, je me trouvai dans une agitation qui ne me permit pas de reprendre le sommeil ; j’aurois donné tout au monde pour savoir si mon mari étoit rentré. Le violent mal de tête qui se joignit à mes agitations me prouva que j’avois de la fièvre. Je sonnai ma montre au bout de quelque temps ; elle disoit quatre heures. L’instant d’après, j’entendis arrêter un carrosse à la porte de la maison ; mon inquiétude m’annonça mon mari, et le bruit que j’entendis tout de suite dans sa chambre me confirma son arrivée. Alors, mon cher tuteur, je ne me possédai plus. Je me jetai à bas de mon lit pour aller l’accabler de reproches ; j’ouvris la porte de ma chambre, et je m’arrêtai au moment d’entrer dans la sienne, en réfléchissant que j’allois peut-être l’aigrir contre moi, et empêcher son sommeil, par conséquent le rendre plus malade encore qu’il n’étoit. Je rentrai ; mais je ne fus pas plutôt dans ma chambre que je regrettai de n’avoir pas suivi mon projet. Je rallumai du feu, et je passai le reste de la nuit à me coucher et à me relever.

Le matin j’attendis avec impatience que l’on entrât dans sa chambre ; mais comme j’ai coutume d’aller tous les matins le voir, par réflexion je restai à l’attendre, pour commencer à lui marquer mon ressentiment. Enfin, à onze heures, pour la première fois, j’entendis parler de lui. Il envoya savoir s’il pouvoit me voir. Cet air de cérémonie auquel je n’étois point faite me parut singulier, et m’affligea beaucoup. Je fus encore plus étonnée lorsque je le vis entrer d’un air riant, et avec la contenance d’un homme sûr d’être bien reçu. « Comment se porte ma petite femme, dit-il, en me prenant par la tête pour m’embrasser ? — Mal, » lui répondis-je d’un ton fort sec, en me retirant. Lui, d’un air étonné, et restant dans la même attitude, dit : « Qu’est-ce que c’est ? vous ai-je fait mal ? » Je ne répondis point, je lui avois tourné le dos, et je me promenois pour tâcher de me remettre. Son début, auquel je ne m’attendois pas, m’avoit ôté la parole. Il me suivit, me disant : « Ne puis-je savoir pourquoi cet air, ce silence ? Pour la première fois, je suis venu mal à propos, ajouta-t-il ; il y a commencement à tout. Je m’en vais, madame ; vous me ferez dire quand vous jugerez à propos que votre mari prenne part à vos peines. » Je vous avoue, mon cher tuteur, que depuis ces paroles j’ai commencé à craindre de m’être un peu exagéré ses torts. Ils me parurent au moins du nombre de ceux qu’on sent mieux qu’on ne les peut reprocher ; car je voulus ouvrir la bouche, et tous ces faits, qui me semblent encore dans cet instant si graves, me parurent misérables à articuler. Mais le voyant sortir d’un air si assuré, je repris courage, espérant qu’il n’y avoit que de la légèreté dans sa conduite, et que, n’en ayant pas senti lui-même la conséquence, il pourroit m’écouter sans rougir.

Comme il alloit fermer la porte, je courus à lui, fondant en larmes, les bras étendus. « Monsieur, monsieur, lui criai-je, votre conduite ! votre santé ! Rassurez-moi, est-ce que vous m’aimez ? » Je ne pus en dire davantage. Les larmes me suffoquoient. Il rentra, m’assit sur ses genoux, m’embrassoit en riant et me disant : « Ah ! je me doutois de quoi il étoit question. » J’avoue, mon tuteur, que cette réponse me déplut. Je m’arrachai de ses bras, et je courus à l’autre bout de la chambre, en lui criant : « Comment ! vous vous en doutiez ! Vous m’avez laissée dans un état de peine, et vous vous en doutiez bien ! Vous êtes un cœur de fer ; oui, vous en êtes un. Je ne veux jamais entendre parler de vous. » Il s’approcha de moi, et voulut, à la vérité, raccommoder ce qu’il avoit dit. Je ne voulus pas l’entendre. Il sortit brusquement. Savez-vous ce qu’il fit, mon tuteur ? Il descendit chez ma mère, et se plaignit amèrement de mon humeur, en ajoutant que sûrement j’étois malade, que j’avois des vapeurs, qu’on ne pouvoit pas y tenir, que je m’étois emportée, sans savoir pourquoi, jusqu’à lui dire des injures, et le menacer de ne vouloir jamais entendre parler de lui. Je fus très-étonnée de voir entrer dans mon appartement ma mère, qui me traita d’enfant, qui m’accusa de fierté et de hauteur déplacée. Je ne lui cachai aucun de mes sujets de plainte. Elle trouva que M. d’Épinay auroit pu se conduire avec plus de délicatesse, mais elle n’en blâma pas moins l’importance que j’avois mise à ce qu’ils appellent tous des misères. Elle trouva surtout que je m’étois emportée de la manière la plus indécente. Elle prétendit qu’il étoit essentiel que cette scène ne revînt pas à mon beau-père, et qu’il ne falloit pas perdre un instant pour ramener mon mari. Elle me le montra offensé et dans la douleur. Je ne pus tenir à cette idée ; je crus, en vérité, avoir tort, quoiqu’un certain sentiment secret me dise encore le contraire ; mais je ne voulus pas l’écouter, craignant qu’il ne partît peut-être d’un amour-propre blessé par le propos de M. de JuUy, auquel je ne dois pas ajouter foi ; je l’espère, au moins. Mon mari fut mandé, et vint recevoir, je pourrois dire, des excuses. Je n’en fis point cependant ; je me bornai à lui dire : « Si l’excès de ma douleur, monsieur, m’a fait vous traiter d’une manière contraire aux sentiments de mon cœur, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous. Voyez mon âme, et jugez-nous tous deux. » Il ne me répondit point, m’embrassa d’un air fort tendre, à ce que prétend ma mère, en disant : « Allons, ma chère amie, oublions tout cela ; qu’il n’en soit plus question. » Ma mère nous embrassa tous deux, et se levant pour s’en aller : « Ah çà ! dit-elle, habillez-vous, venez dîner, et que M. de Bellegarde ne s’aperçoive de rien ; car vous êtes de vrais enfants. » Mon mari, en reconduisant ma mère, me dit qu’il alloit s’habiller, et qu’il reviendroit me voir ensuite. Ce prétendu raccommodement ne calma point mon âme. Je restai plus triste, s’il est possible, qu’auparavant. Il me sembloit qu’il y avoit un air d’inconséquence et d’incertitude dans toute ma conduite, et même dans mes idées. Enfin, mon tuteur, il faut vous l’avouer, moi-même je me trouvai enfant, non par mes peines, mais par ma conduite.

À toutes ces tristes réflexions, je n’avois que mes larmes pour consolation. Je ne me trouvai nullement en état de me présenter, et, me sentant même assez souffrante, je pris le parti de me coucher. Mon mari, après le dîner, vint me tenir compagnie pendant une heure. Comme il n’étoit plus question d’explication, il pouvoit chercher à réparer ses torts sans se compromettre. Malgré cela, il avoit l’air d’attendre que les premières démarches vinssent de moi. Il revoit, il avoit l’air distrait. Il faut, mon cher tuteur, que j’aie de la rancune ; car tout ce que je pus faire au monde, ce fut de ne pas me fâcher, et de lui sourire quelquefois, toujours les larmes aux yeux. Il vint cependant m’embrasser, mais je n’en fus pas plus heureuse. Il n’est pas, je crois, possible de passer tout d’un coup de la douleur la plus amère à la tranquillité ; à plus forte raison, au degré de satisfaction qui caractérise le bonheur. Et puis le propos de mon beau-frère que je voudrois oublier. Enfin M. d’Épinay sortit vers les quatre heures. Ayant eu toute mon après-dinée à moi, le soir je me sentis assez calme ; je pris la ferme résolution d’oublier ce qui s’étoit passé, et de prendre le ton que mon mari me donneroit.

Enfin, mon cher tuteur, venez, ne perdez pas de temps : je ne saurois plus vivre ainsi. J’ai encore mille choses à vous dire ; mais la plume me tombe des mains. Venez, je vous en conjure.




Je m’empressai de répondre à madame d’Épinay, je tâchai autant qu’il me fut possible de la calmer ; et pour cela je ne parlai point des torts de son mari ; je lui reprochai, au contraire, celui qu’elle avoit eu d’exiger, en quelque sorte, qu’il lui en fît l’aveu, au lieu de paroître satisfaite des marques d’attachement et de regret qu’il lui avoit données.

On peut s’imagmer encore aisément que je ne l’instruisis pas de tout ce que je savois. Il n’y avoit que trois mois qu’ils étoient mariés, et il y en avoit plus d’un que j’étois informé qu’il recherchoit une fille de la Comédie à qui il avoit fait des offres considérables#1. Je lui en avois parlé quinze jours auparavant, en lui rappelant ce qu’il se devoit à lui-même. Il nia les faits dont j’étois bien instruit ; il me fit les plus belles protestations sur la régularité de sa conduite, et feignit de se trouver offensé de mes soupçons : à mon tour je feignis[18] de le croire sincère. Malheureusement, il n’a été depuis que trop constant dans ses désordres, et les scènes indécentes et injustes qu’il a faites à sa femme en différents temps ont toujours été la preuve assurée qu’il redoutoit alors l’éclat d’une nouvelle sottise. Lorsque je fus prié par madame d’Épinay de parler à son mari, je le fis d’un ton plus sévère, et je lui donnai des preuves qu’il ne put pas nier. Il convint de tout ; mais il mêla cet aveu de tant de bassesses et de faussetés, que, dès ce moment, je n’en espérai rien. J’engageai cependant madame d’Épinay à l’indulgence et à la douceur, et j’exhortai madame d’Esclavelles à se prêter davantage aux goûts de sa fille. Je lui fis sentir, autant qu’il fut en moi, les inconvénients de ne jamais lui montrer qu’un visage triste et sévère : en effet, la tendresse que ma pupille avoit pour sa mère cédoit à l’ennui de son entretien et de ses fréquents sermons, et la tenoit sur la réserve. Mon exhortation ne servit qu’à faire garder à madame d’Esclavelles une conduite inégale, tantôt suivant l’impulsion de son caractère et de ses principes, et tantôt en se rappelant mes avis, surtout lorsqu’elle voyoit le mauvais succès des siens.


LETTRE DE MADAME D’ÉPINAY À MADAME LA PRÉSIDENTE DE MAUPEOU.

En vérité, ma cousine, je ne comprends plus rien aux usages, aux convenances ! tout cela me trouble l’âme. Il faut que je vous conte en quatre mots ce qui m’est arrivé. J’allai avant-hier chez madame Desfontaines[19]. Après souper, tout le monde se mit à me persécuter pour aller au bal ; je refusai fermement d’abord, et je finis par y aller, sur la parole que tout le monde me donna que l’on ne me nommeroit pas, que ma mère n’en sauroit rien et que nous serions rentrés à deux heures.

À peine y fus-je, qu’un masque que je ne pus jamais reconnoître vint me raconter toute mon histoire, plusieurs détails de l’intérieur de notre maison, et des conversations entières que j’ai eues avec différentes personnes depuis mon mariage. M. d’Épinay étoit auprès de moi, je lui rendois tout ce que le masque me disoit ; et nous étions encore, hier au soir, à savoir qui c’étoit, lorsqu’en me couchant ma femme de chambre me remit une lettre, qu’elle me dit lui avoir été apportée par un inconnu qui l’a priée de ne la remettre qu’à moi seule, et si je lui promettois de ne la pas lire en présence de mon mari. J’hésitai d’abord à la prendre, et enfin je me déterminai à la lire. La voici :

« Puisque vous voulez absolument me connoître, madame, je vais me découvrir par le côté qui flatte le plus mon amour-propre, et qui me fait le plus d’honneur. Je vous adore ; et depuis le premier instant que le hasard m’a fait vous rencontrer jusqu’à ce moment mon amour n’a fait qu’augmenter. La crainte de vous déplaire a retardé l’aveu que je vous en fais ; mais pourquoi vous tiendrois‑je plus longtemps mes sentimens cachés ; je n’aspire qu’à obtenir de vous-même la permission de vous adorer. J’ai une trop haute idée de vous pour prétendre davantage. C’est la candeur, la vertu qui brille en vous, qui m’a enlevé à moi-même. Je saurai respecter votre amour pour votre mari, mais je ne puis m’empêcher de me récrier : qu’il est heureux ! Me pardonnerez-vous, madame, l’embarras que je vous ai causé au bal ? Hélas ! ne me reprochez pas les deux heures les plus heureuses de ma vie.

Je ne puis souffrir toutes les autres femmes depuis que je vous connois. Quelle différence ! et que je la sens bien ! Mais, oh Dieu ! que deviendrai-je, si, abusée par des préjugés dont le manque d’expérience vous empêche peut-être encore de sentir toute l’absurdité, vous alliez me refuser la seule chose qui désormais puisse faire mon bonheur : le droit de vous aimer et d’oser vous le dire ! Si vous daignez me donner vous‑même une réponse, vous me trouverez lundi au bal de l’Opéra[20]. Je sais que vous y devez aller, et j’aurai l’honneur de vous faire ma cour. Quoique j’aie promis à une autre femme de lui donner la main, je n’y verrai que vous. »

Cette lettre étoit signée, ma cousine, devinez de qui ? De M. de Canaples. Vous imaginez aisément combien je fus choquée de cette insolence. Je grondai ma femme de chambre. J’allai aussitôt porter cette lettre à mon mari, bien chagrine de l’avoir ouverte à son insu. Croiriez-vous qu’il en rit aux larmes, qu’il avoua qu’il avoit lui-même dicté au chevalier une partie des propos qu’il m’a tenus au bal pour s’amuser de mon étonnement ; mais que le drôle (ce sont ses termes) ne lui avoit pas confié ses tendres sentimens, ni le projet de m’écrire. Je voulus lui montrer qu’il étoit cause de l’insolence du chevalier, en l’instruisant si familièrement de notre intérieur ; il s’est moqué de moi : mon avis étoit que nous n’allassions point au bal lundi, mais il veut que j’y aille, et prétend que cela feroit un mauvais effet dans l’esprit du chevalier. J’en suis bien aise au fond, car je trouvois fort dur de sacrifier le bal de l’Opéra, que je n’ai jamais vu, à ce chevalier de Canaples, que je ne veux point voir et dont je ne me soucie guères : et qu’est-ce que je ferois de plus pour quelqu’un dont je me soucierois ? Nous irons au bal ; M. d’Épinay, d’ailleurs, m’a donné une si bonne raison pour m’en faire sentir la nécessité, qu’il devient indispensable à présent que j’y aille. Si je n’y paroissois pas, dit-il, le chevalier ne manqueroit pas de croire que je le fuis, que je le regarde comme un homme dangereux, et il s’en vanteroit, car c’est un fat, à ce qu’on dit.

S’il me parle, je ne ferai pas semblant d’avoir reçu sa lettre, et s’il m’en écrit une seconde, je la renverrai sans l’ouvrir. Je ne voudrois pas, pour rien au monde, que ma mère sût cette aventure. Elle est dans l’opinion qu’un homme n’ose pas faire une déclaration à une femme, qu’elle ne lui ait donné lieu de croire, ou par ses démarches, ou par ses paroles, qu’il en sera écouté. Je suis pourtant bien sûre que je n’ai rien fait qui ait pu autoriser la déclaration du chevalier de Canaples ; sa lettre en est une preuve, car il ne doute ni de ma sagesse, ni de mon amour pour mon mari. N’importe ; j’en suis affligée, et j’ai bien prié M. d’Épinay de n’en rien dire devant ma mère, pas même en plaisantant : il me l’a promis. Je n’en parlerai pas non plus à mon tuteur à qui je dis tout.

Adieu, ma chère amie, voilà ce que je voulois vous dire. J’irai dîner demain chez vous. À propos, mon mari ne veut pas qu’on sache qu’il a vu cette lettre du chevalier : ne lui en parlez pas.


BILLET DE MADAME LA PRÉSIDENTE DE MAUPEOU À MADAME d’ÉPINAY.

Votre aventure est en effet fort étrange. Mais est-ce bien le chevalier de Canaples ? Vous ne sauriez trop prendre garde de vous compromettre avec cet étourdi : cela est bien insolent, je n’en reviens pas. Cependant s’il est au bal lundi, et s’il vous parle encore, il n’y aura pas moyen d’en douter. J’espère que vous me tiendrez au courant de cette aventure. Bonjour, ma cousine, j’ai une migraine effroyable.


LETTRE DE MADAME D’ÉPINAY À MADAME DE MAUPEOU.

Ah ! mon Dieu, oui, ma cousine, il étoit au bal, il a fait plus de soupirs, plus de questions ! À tout cela point de réponse. Des « quoi ? » ou bien, « Monsieur, je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » Enfin je l’ai tant déconcerté ! Mon Dieu ! qu’il était ridicule ! Et puis ce matin, une lettre qu’il a tenté de me faire rendre par la même voie que la première ! mais j’avois si bien fait la leçon à ma femme de chambre, qu’elle n’a pas voulu la prendre absolument. Je veux me lever pour dîner avec mes grands parents, et je me recoucherai ; car il ne faut pas qu’ils sachent que j’ai été au bal. Bon Dieu ! si ma mère le savoit, que deviendrois-je ? Bonsoir, ou bonjour, comme vous voudrez.




Madame de Maupeou qui aimoit le chevalier, n’apprit pas sans une secrète peine ce qui s’étoit passé entre lui et madame d’Épinay ; et quoique l’honnêteté de celle-ci et son amour pour son mari dussent la rassurer du reste, elle ne voulut plus que son amant allât sans elle chez sa cousine. De son côté, madame d’Épinay n’attendoit que le départ de son mari pour fermer sa porte au chevalier. Cependant quelques propos tenus dans le monde m’alarmèrent pour ma pupille. Je savois que sa supériorité sur d’autres femmes lui avoit fait de bonne heure des ennemis, auxquels il faut avouer qu’elle prêta souvent des armes par sa naïveté et sa vivacité.

J’avois déjà tenté plusieurs fois d’employer l’autorité de ses parents pour remédier, ou pour parer à des inconvénients que je ne croyois pas moins contraires au bien-être qu’à la réputation de madame d’Épinay ; mais leur peu d’usage du monde et leurs irrésolutions perpétuelles les rendoient si gauches dans tout ce dont ils se mêloient, qu’il en résultoit presque toujours un effet contraire à ce que j’en attendois, ce qui me fit prendre, une fois pour toutes, la résolution de ne me plus adresser à eux, convaincu d’ailleurs qu’on ne fuit point sa destinée.


LETTRE DE MADAME D’ÉPINAY À MONSIEUR D’ÉPINAY.
Mars 1746.

Quoi ! mon ami, mon ange, tu es parti ! tu as pu me quitter, et me quitter pour six mois ! non, je ne résisterai jamais à l’ennui d’une si longue absence. Il n’y a que quatre heures qu’elle dure, et elle m’est déjà insupportable. J’ai engagé madame de Maupeou à venir me tenir compagnie ; à présent je serois fâchée qu’elle vînt troubler la seule consolation qui me convienne, celle de t’écrire. Oh ! mon tendre ami, me pardonneras-tu si je maudis la cause qui m’empêche de te suivre ? J’ai cédé trop facilement aux craintes de ma mère : une grossesses de trois mois n’a jamais empêché de voyager ; au contraire. Hier j’étois heureuse, je l’étois encore ce matin, et maintenant je ne le suis plus ; je n’ai pas même l’espoir d’être tranquille d’ici à six mois. Je veux passer mes jours à t’écrire, mes nuits à penser à toi. Ne me laisse rien ignorer de ce que tu feras, surtout ménage bien ta santé, songe que ma vie est attachée à la tienne. S’il t’arrivoit le moindre accident ! Mais je n’ai pas besoin de m’exagérer mes peines pour les ressentir vivement. Que j’ai d’alarme d’avoir de tes nouvelles ! Une chose m’impatiente surtout, c’est que vous ne sentez pas assez la nécessité de pourvoir d’avance à tous les petits accidents qui peuvent arriver. Peut-être pour les autres seriez-vous plus prévoyant. Tenez, imaginez que c’est moi dont vous avez à prendre soin, et traitez-vous comme vous me traiteriez ; avec cela je serai tranquille.

Adieu, mon cher ami. Ah ! si tu souffres autant que moi de notre séparation, que je te plains !




Si M. d’Épinay, qui, à cause de sa charge, était souvent dans le cas de s’éloigner de son épouse, eût conservé comme elle toutes ses lettres, on auroit la suite la plus exacte de l’histoire de leur âme, et des divers mouvements qui agitoient madame d’Épinay ; toutes ses lettres étoient un journal de sa vie. Si quelques détails sont sortis de ma mémoire, les différents motifs qui la faisoient agir me sont toujours présents. J’ai connu peu d’âmes aussi intéressantes à suivre que la sienne. La douleur qu’elle ressentit à leur première séparation depuis qu’ils étaient mariés avoit un tel caractère de vérité, et elle la laissoit voir avec tant de franchise, qu’il étoit difficile de n’en pas être ému.

Dès que son mari fut parti, elle se crut seule dans l’univers. Il n’y a personne de ceux qui ont ressenti une violente passion qui n’ait éprouvé le vide d’une première absence. Combien alors est précieux tout ce qui nous représente l’objet de nos regrets, et combien est importun ce qui nous distrait de notre affliction ! Madame d’Épinay se livra à toutes les extravagances qui résultent du délire d’une première passion. Elle fit apporter dans son appartement les meubles de son mari ; elle résolut de se servir de préférence de tout ce qui lui appartenoit et qui pouvoit être à son usage ; elle ne voulut voir que les gens à qui elle pouvoit parler sans cesse de lui ; elle trouvoit mille prétextes pour le nommer ; son nom lui sembloit se rapporter merveilleusement à tout ce qu’on lui disoit. Les larmes qu’il avoit versées en la quittant lui étoient d’autant plus précieuses qu’elle avoit des inquiétudes sourdes sur sa tendresse. Cette marque de sensibilité lui parut un triomphe dont elle s’empressa de tirer vanité auprès de moi et de madame de Maupeou. Elle ne concevoit pas comment elle avoit pu le laisser partir sans elle ; la crainte de lui occasionner de la dépense l’avoit retenue, mais un commencement de grossesse avoit été le motif décisif. Comme madame de Maupeou et madame de Vignoles[21] lui laissoient la liberté de s’affliger auprès d’elles ; elle se livra à leurs conseils, sans peine ni plaisir. Elle sortoit presque tous les jours, M. de Bellegarde et madame d’Esclavelles ne s’y opposoient pas, sentant eux-mêmes la nécessite de la distraire d’une douleur qui auroit infailliblement attaqué sa santé. Elle passoit toutes les matinées et une partie de la nuit à écrire à son mari. Il l’avoit chargée en partant de quelques détails qui le concernoient, entre autres de retenir, tous les mois, une portion de la somme que son père lui envoyoit, pour en acquitter quelques dettes dont il lui avoit laissé l’état. Cette occupation lui donnoil la plus grande satisfaction, et il n’y avoit pas jusqu’à la vue des créanciers de son mari qui ne la comblât de joie, parce qu’elle parloit de lui ; elle prolongeoit la conversation avec une adresse qui enchantoit ces bonnes gens et qui me faisoit mourir de rire lorsque j’en étois le témoin.

Huit jours après le départ de M. d’Épinay, il se présenta plusieurs créanciers qui n’étoient pas compris sur la liste et qui prétendoient se faire payer. Elle suspendit l’ordre qu’elle étoit chargée de donner au sellier pour un second carrosse qu’il devoit faire pour lui, pendant son absence. Elle découvrit aussi qu’il avoit acheté une magnifique calèche dorée à l’inventaire du président de Maux[22], et elle écrivit pour savoir son intention sur tous ces objets ; elle hasarda timidement quelques représentations sur la magnificence de cette calèche et sur l’inconvénient qu’il pouvoit y avoir de s’en servir. Sa plus grande peur étoit de le blesser ; et cette crainte, qu’elle n’a conservée que trop longtemps, lui a été souvent nuisible. Dans cette occasion, elle appuya moins sur l’extravagance de cette acquisition que sur la colère où seroit son père contre lui. Il répondit qu’il avoit caché cette emplette, qu’il n’avoit faite que pour elle, afin de lui en faire une surprise agréable à son retour. D’ailleurs, il approuvoit fort sa manière de vivre ; sa conduite, en effet, devoit lui plaire : de la dissipation, des spectacles et une soumission aveugle à ses volontés, c’étoit, dans son esprit, le comble du bonheur. Elle avoit profité aussi de l’absence de son mari pour faire, fermer la porte au chevalier de Canaples ; en effet, je ne le rencontrois jamais chez elle ; seulement, la veille de son départ pour son régiment, elle le reçut, parce que son mari le lui prescrivit très-précisément. Il l’entretint longtemps de l’embarras momentané que lui causoit l’absence de M. d’Épinay, dans le pressant besoin où il disoit se trouver. Elle regarda avec raison ce propos comme une manière détournée de lui emprunter de l’argent, et elle rompit d’autant plus vite la conversation qu’elle avoit de la hauteur d’âme, et qu’il lui déploisoit fort que le chevaher osât l’entretenir de ses affaires. Son mari lui avoit demandé dans une de ses lettres pourquoi elle ne lui parloit jamais du cavalier de Canaples. « C’est, lui répondit-elle, que je ne puis vous en parler sur le ton qui vous plairoit. » Alors elle lui rendit compte de sa conduite avec le chevalier pendant son absence, en le conjurant de lui permettre de ne le pas revoir à son retour. Elle ne lui cacha point qu’elle craignoit, de la part de son perfide ami, un plan formé de le détacher d’elle ; et comme on lui avoit donné mauvaise opinion de ses mœurs, de ses principes, elle crut voir dans sa conduite le projet de la séduire. Voici comme M. d’ Épinay répondit à ses craintes et à ce qui concernoit ses affaires. On jugera en même temps de l’excès de l’aveuglement où la tenoit sa passion : cette lettre-ci est une des mieux écrites et des plus tendres qu’elle ait eues de lui.


LETTRE DE MONSIEUR D’ÉPINAY À MADAME D’EPINAY.

Je reçois deux de vos lettres, ma chère amie, presque dans le même moment. Que de nouvelles raisons de vous aimer davantage, si je n’y étois déjà porté par le sentiment le plus tendre ! Le souvenir de Paris et de tout ce qui m’y attache doit vous assurer du regret que j’ai de vous avoir quittée, ou du moins de n’avoir pu être accompagné de vous. Jugez du désir que j’aurois de vous rejoindre ; mais je sens qu’il faut aussi donner un certain temps à ce voyage et à mes affaires, et vous devez m’en savoir gré. Si je trouve ici quelque ressource, c’est comme un pis aller, et vous ne devez pas craindre que rien vous efface de mon cœur.

Je ne puis vous rien mander d’intéressant. Je n’ai donc rien de mieux à faire que de répondre aux articles de votre lettre. Cette calèche, dont vous me parlez avec tant de détails, peut vous paroître brillante, parce que vous n’avez rien vu de mieux, ou parce que vous avez été prévenue par ceux qui vous en ont parlé ; mais dans le fond il n’y a rien de trop. Dans quelque temps elle vous plaira, et ce n’est que par une sorte de complaisance, je le sens bien, que vous voulez entrer dans des raisons d’économie, qui, au fond, ne doivent point nous arrêter. Je la garderai, ainsi que les harnois et les deux chevaux qui sont achetés. Tout est arrange pour cela ; il n’y faut rien changer.

J’écris à mon sellier pour lui donner l’ordre d’achever mon carrosse et de mettre la dernière main à la calèche, afin qu’elle soit finie même avant mon retour, et telle que je l’ai ordonnée. Je ne sais comment vous l’entendez, ma chère amie, il seroit bien singulier que mon père prétendît compter sur mon revenu les cent pistoles qu’il me donne par mois pendant mon absence, et qui ne doivent passer que pour gratification. Il faut absolument le faire expliquer là-dessus ; je vous prie même de le prévenir sur ce que je dois lui en dire, en lui faisant sentir que, vu les dépenses inévitables auxquelles j’ai été obligé à mon mariage, il m’est impossible de me tirer d’affaire sans cette gratification, qui est peu de chose pour lui, et qui m’est absolument nécessaire.

Il faudra bien, ma chère amie, que tu tâches de payer, sur ta bourse, un à-compte au tailleur de mes gens, ainsi qu’au nommé Thierry[23]. Avec cela ils doivent être contents et attendre mon retour pour le reste. Il est vrai que je les avois oubliés sur la liste que j’avois faite de mes dettes avant mon départ ; je ne sais comment cela est arrivé ; tu voudras bien réparer cette négligence ; je m’acquitterai avec toi dès que je le pourrai.

Il me paroît que tu traites bien sévèrement ce pauvre chevalier de Canaples. On ne lui rend pas justice. Il a un mérite qui porte envie, et, dans les torts qu’on lui supposé, il a été plus malheureux que coupable. S’il a quelques airs, il est fort en droit de se les donner. Au reste, nous avons les mêmes connoissances, nous vivons ensemble, il m’a témoigné de l’amitié dans l’occasion, je lui ai des obligations que je dois reconnoître, et à ces titres, j’espère que tu le recevras comme à l’ordinaire, sans quoi il ne manquera pas de croire que c’est moi qui t’en empêche : c’est t’en dire assez. Quant à tes craintes, elles n’ont pas le sens commun. On peut bien dire à une femme qu’on en est amoureux, sans que la tête en tourne. Ô amour-propre femelle !

Je suis charmé que vous alliez vous établir à Épinay[24], et plus content encore du goût que vous paroissez avoir pour cette terre ; mais il faut du monde et des amusements. J’espère que mon père consentira à y donner quelques fêtes. Vous avez votre équipage et le sien, dont vous pouvez disposer. La campagne n’offre rien si l’on y est seul, ou si l’on y voit toujours les mêmes objets. Il faut y faire naître de la variété, et j’ai besoin moi-même que vous me fassiez part de vos plaisirs et de tout ce qui se passera à Épinay.

Tu sais à qui je dois des souvenirs et des compliments. Je t’en charge. Je compte que dans peu de jours mes affaires sont finies ici, et que j’en pourrai partir pour continuer ma route. Malgré cela, je ne vois encore que de bien loin mon retour à Paris. Plus je m’en éloigne, et plus j’aspire au plaisir de m’en rapprocher. Soutiens-moi dans cette espérance, ma chère Émilie, par le bonheur de recevoir de tes lettres. Je sens que je m’oublie, et crois être avec toi. J’ai peine à te quitter ; mais il le faut, et je ne puis plus te dire autre chose, sinon que je suis mille fois à toi.




Après cette lettre qui l’enchanta, comme si elle en eût valu la peine, elle fut trois ou quatre ordinaires[25] sans en recevoir. Si elle eût attribué ce silence à la négligence de M. d’Épinay, elle auroit été excessivement malheureuse.

Enfin elle en reçut une seconde à peu près semblable à la première, et où M. d’Épinay n’avoit pas encore l’air d’imaginer qu’il eût mis sa femme dans l’inquiétude, en ne lui écrivant pas pendant près de quinze jours. Émilie ne parut pas sentir cette froideur, ou, pour mieux dire, elle ne l’avoua pas ; elle s’accrocha à deux ou trois phrases fort tendres prises dans un livre qu’elle ne connoissoit pas, et qui lui persuadèrent que personne n’étoit aimé plus délicatement et plus vivement qu’elle ; mais elle ne fut pas longtemps libre de se donner le change, et n’en fut que plus à plaindre. Elle se trouva sans un sou, ayant employé presque tout son argent à l’acquit des dettes de son mari. Elle étoit arriérée de quelques mois, et il lui survint des dépenses nécessaires. Comme elle n’osoit représenter ses besoins ni à M. de Bellegarde, ni à sa mère, dans la crainte de les éclairer sur la conduite de M. d’Épinay, elle lui écrivit et lui fit le tableau le plus fort qu’elle put de la situation de leurs affaires, mais toujours avec la crainte de lui rien dire d’humiliant : ce qui lui faisoit apporter des ménagements qui gâtoient ordinairement tout ce qu’elle faisoit de bien. Soit cette raison, soit le peu de sensibilité et de réflexion que M. d’Épinay apportoit à tout ce qui ne flattoit pas ses goûts et ses passions, à peine lui répondit-il sur cet article, et ce ne fut qu’en courant qu’il lui dit qu’il étoit bien fâché de ne pouvoir encore s’acquitter de quelques mois. Il eut grand soin, d’ailleurs, dans la même lettre, de lui mander qu’il lui envoyoit une robe qui lui avoit paru si jolie, qu’il n’avoit pu se refuser au plaisir d’en faire l’emplette pour elle ; il accompagnoit cette galanterie de tous les petits propos séducteurs avec lesquels on fait des dupes de toutes les âmes droites et sensibles. J’eus bien envie de conseiller à ma pupille de ne pas accepter ce présent ; mais qu’auroit-elle gagné à une démarche que son cœur et son caractère auroient démentie mille fois pour une ?

Près d’aller s’établir à Épinay avec ses parents, elle résolut d’y être fort sédentaire pour éviter de jouer et de faire les dépenses inévitables à la ville. Elle projeta différentes occupations ; elle étoit peu instruite, elle me pria de la guider dans le plan d’études qu’elle s’étoit fait. De l’ouvrage, des livres et le dessin devoient remplir les moments qu’elle ne donneroit pas à sa correspondance avec son mari. Ses parents, à qui elle communiqua ce projet, sans leur en dire le véritable motif, en furent d’autant plus enchantés, qu’ils se trouvoient seuls avec mademoiselle de Bellegarde, M. de Bellegarde ayant [26], M. de Bellegarde ayant envoyé M. de Jully chez un de ses amis, loin de Paris, afin de lui faire oublier, s’il étoit possible, mademoiselle Chambon, pour laquelle il sembloit prendre un goût trop vif, M. de Bellegarde redoutoit les suites de cette passion naissante. Mademoiselle Chambon sortoit d’une famille obscure. Ses alentours étoient, selon lui, un obstacle invincible pour l’unir à M. de Jully, à qui il vouloit faire contracter un mariage de protection. Elle étoit fort riche à la vérité ; mais la manière dont feu son père avoit acquis sa fortune ne passoit pas pour très-légitime[27].

Madame d’Épinay alla prendre congé de ses amies. Madame de Maupeou la blâma, et poussa même ses railleries si loin, que ma pupille ne put se dispenser de lui confier le véritable motif de sa retraite ; elle ne l’en approuva pas davantage. « Vous êtes bien sotte, lui dit-elle ; est-ce pour rester dans la misère que vous avez épousé un homme de fortune ? Qu’est-ce que c’est que cette aisance dont on nous berce, si nous nous laissons manquer des choses les plus nécessaires ? Nos maris sont obligés de payer nos dettes, et notre honnêteté là-dessus doit se borner à n’en pas contracter d’inutiles, ni de trop outrées. À votre place je ne me refuserois aucune dépense nécessaire et convenable à mon état. » Madame d’Épinay lui représenta qu’en agissant ainsi, ses dettes viendroient nécessairement à la connoissance de son beau-père, qui croiroit qu’elle a autant de goût pour la dépense que son mari. « Eh bien ! reprit la cousine, restez dans la misère, mais au moins dissipez-vous et ne vous enterrez pas toute vive. »

  1. Voici les états de service du père de madame d’Épinay, tels qu’on les trouve dans la Chronologie militaire, de Pinard (t. VIII, p. 178).

    « D’Esclavelles (Louis-Gabriel de Tardieu, baron), mort le 7 décembre 1736, âge de 71 ans.


    « Mousquetaire en 1686. Sous-lieutenant au régiment du Roi au mois de janvier 1687, il servit aux sièges de Philisbourg, de Manheim et de Franckendal en 1688, passa à une lieutenance au mois de février 1689, se trouva à la conquête du Palalinat la même année à la bataille de Fleurus en 1690, au siège de Mons et au combat de Leuze en 1691, au siège de Namur et à la bataille de Steinkerque en 1692, et parvint à une compagnie le 5 novembre. Il la commanda à la bataille de Neerwinden et au siège de Charleroy en 1693, à la marche de Vignamont, au pont d’Espierre en 1694, au siège de Bruxelles et au combat de Tongres en 1695. En Flandre en 1696 et 1697, au camp de Compiègne en 1698, en Flandre en 1701, au combat de Nimègue en 1702, aux siéges de Brisach et de Landau et à la bataille de Spire en 1705, à la bataille d’Hochstett en 1704, à l’armée de la Moselle en 1705, à la bataille de Ramillies le 23 mai 1706, et passa à la compagnie de grenadiers le 20 juin. Il servit avec cette compagnie en Flandre en 1707, combattit à Oudenarde en 1708, à Malplaquet en 1709, parvint au commandement du quatrième bataillon le 8 octobre, et obtint le même jour une commission pour tenir rang de lieutenant-colonel d’infanterie. Continua de commander le quatrième bataillon à l’attaque d’Arleux en 1711, à l’affaire de Denain, aux sièges de Douay, du Quesnoy et de Bouchain en 1712, aux sièges de Landau et de Fribourg, et à l’attaque du retranchement du général Vaubonne en 1713.


    « Il passa successivement au commandement du troisième bataillon le 27 octobre 1714, au commandement du second le 15 décembre 1716. au grade de brigadier par brevet du 1er février 1719, à la lieutenance-colonelle le 20 février 1721, et enfin au gouvernement de la citadelle de Valenciennes par provisions du 9 novembre 1723, en quittant la lieutenance-colonelle du régiment du Roi, et résida dans son gouvernement jusqu’à sa mort. »


    M. d’Esclavelles prit donc part à presque toutes les affaires sérieuses des dernières guerres de Louis XIV. Sa vie est une belle vie de soldat.


    Il appartenait à la famille Tardieu, de Normandie, qui remonte au quinzième siècle. L’un des derniers descendants directs de la branche aînée est ce lieutenant criminel dont Boileau a chanté la fameuse avarice, et qui fut assassiné avec sa digne femme le 24 août 1673, laissant deux frères, l’un chanoine de la Sainte-Chapelle, et un autre, nommé Philibert, chevalier de Saint-Lazare.


    Cette famille Tardieu subsiste encore dans la personne des marquis de de Maleyssie, qui sont issus d’un François Tardieu, marié en 1598 à une Martin de Maleyssie. Né en 1665 ou 1666, le père de madame d’Épinay était l’un des rejetons de cette branche. La paroisse d’Esclavelles, dont il portait le nom, faisait partie de l’élection et sergenterie de Neufchâtel.

    Un autre d’Esclavelles était devenu officier général au dix-septième siècle. Probablement c’était son père, ou son grand-père. Pinard (t. VI, p. 394) ne lui a consacré que cette courte notice :


    « 9 juin 1633. — D’Esclavelles (N, baron) a été créé maréchal de camp par brevet du 9 juin 1653, où on ne lui donne point de qualité. »


    On voit dans le Journal de Barbier (t. I, p. 241) qu’au mois de septembre 1722, lorsque, pour amuser Louis XV, on fit un camp près de Versailles, M. d’Esclavelles, alors lieutenant-colonel du régiment du Roi et brigadier d’infanterie, reçut le cordon rouge de la main même du souverain, honneur qui prouve le mérite de ses services.

  2. Nous avons vu, dans l’Introduction, que le véritable tuteur de madame d’Épinay était son oncle, André Prouveur, prévôt de la collégiale de Condé, et qu’elle-même s’appelait Louise-Florence-Pétronille.
  3. Florence-Angélique Prouveur, fille de George-André Prouveur, seigneur de Pont.
  4. Thérèse-Suzanne de Lestendart de Bully, marquise de Roncherolles, arrière-petite-fille de Catherine de Créquy, qui, par Anne de Bourbon, sa mère, descendait de saint Louis. Du côté paternel, elle était issue des comtes de Flandre, Jean, cinquième du nom, sire de Créquy, ayant pour aïeule maternelle Marie d’Auvergne, petite-fille de Marie de Flandre.

    Mademoiselle de Lestendart était fille de Jean-Louis de Lestendart, chevalier, marquis de Bully, seigneur de Martincamp, Saint-Martin-l’Hortier, Rohare, Cloville, gouverneur de Neufchâtel, et de Chrétienne-Charlotte Tardieu de Maleyssie. Son frère, Jean-Louis, mort sans postérité le 7 mars 1740, lui laissa le titre du marquisat de Bully, érigé par lettres d’octobre 1677, sur une terre de l’élection de Neufchâtel, en faveur de Jean de Lestendart. Elle avait épousé (par contrat du 21 février 1699) Charles, marquis de Roncherolles, dont la race remontait jusqu’au temps de Charlemagne, seigneur de Jouy, maréchal des camps et armées du roi, puis lieutenant général et gouverneur de Landrecies, après avoir été colonel d’un régiment de cavalerie et d’un d’infanterie et de deux cents dragons qu’avait eus son père.


    De ce mariage était né, en 1702, Thérèse Sibile, marquis de Roncherolles, seigneur de Jouy, vingtième descendant du chef de sa famille. Il mourut en 1728, à vingt-six ans, dans son château de Roncherolles, ayant épousé, le 21 août 1724, Angélique-Marguerite de Jassaud, fille d’André Nicolas, président de la Chambre des comptes de Paris, et de Marie-Madeleine Coustard, qui, en 1730, se remaria à Pierre-Charles de Beaufort-Canillac, alors sous-lieutenant de la seconde compagnie des mousquetaires du Roi, et en ayant eu une fille unique : Anne-Marguerite-Thérèse, dame de Roncherolles, Cuverville, la Roquette, Bully, Martincamp et Saint-Martin-l’Hortier, arrière-cousine de madame d’Épinay par les Tardieu de Maleyssie, et mariée, par contrat du 21 janvier 1744, au président de Maupeou, qui devait jouer plus tard un rôle si important dans l’histoire du règne de Louis XV.


    Madame de Maupeou est morte le 21 avril 1752.


    L’énumération de tous les titres qu’on vient de produire explique suffisamment le caractère altier de la grand’tante de madame d’Épinay.

  5. Louis-Denis La Live de Bellegarde. La famille La Live était depuis longtemps dans les fermes et les finances. Un de La Live était receveur général dès 1705, et l’était encore au moment où nous en sommes. En 1716, lors des opérations du visa, le fermier général Christophe La Live fut taxé à un million deux cent mille livres de restitution.

    M. de Bellegarde était sans doute son fils. On trouve une notice sur lui dans l’une des curieuses pièces justificatives qui accompagnent un ouvrage trop peu connu, la Vie privée de Louis XV, par Moufle d’Argenville, en 4 volumes in-12 (édition de Londres). Cette notice est du temps qui suit le commencement de nos Mémoires :


    « La Live de Bellegarde, y est-il dit, a, pour ainsi dire, été élevé et nourri dans les emplois des fermes générales. Il a travaillé fort jeune, et s’y est tellement distingué par son intelligence qu’il devint directeur général et fut nommé fermier général en 1721 et continué dans les baux suivants. Il est secrétaire du roi du grand collège. Il est d’une grande dévotion, fort charitable et très-honnête homme. Il est extrêmement versé dans les ouvrages des cinq grosses fermes. De La Live d’Épinay, son fils aîné, est reçu en survivance. »


    La plupart des fermiers généraux sont traités tout autrement par l’auteur de ces petits portraits.


    On peut présumer que M. de Bellegarde a eu un frère fermier général comme lui, et en même temps que lui pour son premier bail. L’Almanach royal de 1722 indique, en effet, dans ce poste, un de July, qui demeurait rue des Fossés-Montmartre. Le receveur général, oncle de M. de Bellegarde, demeurait alors place Louis-le-Grand (place Vendôme), et M. de Bellegarde lui-même rue Louis-le-Grand ; mais depuis il était allé habiter la rue Saint-Honoré. C’était sans doute encore un autre de ses frères ou l’un de ses cousins que le de La Live qui était, depuis le 11 janvier 1727, conseiller à la première chambre des requêtes du Palais, et qui, en 1742, à cause de ses dettes, fut obligé de vendre sa charge. (Barbier, t. III, p. 334.) En tout cas, M. de Bellegarde avait certainement des parents au service, comme nous le verrons tout à l’heure dans l’acte de mariage de madame d Épinay.


    J.J. Rousseau parle, dans ses Confessions, d’un comte de Bellegarde. Cette famille noble n’avait aucune parenté avec les La Live.

  6. La fille aînée (Marie-Françoise-Thérèse), née le 7 juin 1728, était mariée depuis quelque temps à l’intendant Pineau de Lucé ; la cadette devait être la charmante madame d’Houdetot. Les trois fils sont : M. La Live d’Épinay, son frère La Live de Jully, destiné d’abord à la magistrature, puis employé dans la diplomatie et introducteur des ambassadeurs, et surtout connu par son goût pour les beaux-arts, et enfin La Live de la Briche, qui lui succéda dans les fonctions d’introducteur des ambassadeurs.

    Le nom d’Épinay est celui d’une des terres de M. de Bellegarde ; il en est de même du nom de la Briche ; quant au nom de Jully, on peut croire qu’il était depuis quelque temps dans la famille, et que M. La Live de Jully le reçut d’un oncle. Il existait, du reste, d’autres familles de Jully qui n’avaient rien de commun avec les Bellegarde. La Correspondance de Bussy (IV, 423 ; V, 68) fait mention de deux ou trois personnes de ce nom, et tout à la fin du dix-huitième siècle, en 1791, on voit un de Jully administrateur des domaines à Bordeaux.


    Madame d’Épinay, dans ses Mémoires, ne parle pas de son beau-frère, La Live de la Briche, ou plutôt ne fait qu’un seul personnage de ses deux beaux-frères. Ce qui est plus étrange, c’est que dans des actes mêmes la confusion a été faite : par exemple dans l’acte de baptême de la fille aînée de madame d’Épinay (Registres de Saint-Roch, 1747.)

  7. Madame la Live de Bellegarde, née Marie-Josèphe Prouveur, était morte subitement d’une angine, en 1740, à sa campagne d’Épinay. C’était une femme un peu dure et de morgue, qui faisait sentir son opulence et ne se consolait pourtant pas de n’être qu’une financière.
  8. On ne peut trouver de pièce plus nette que celle-ci. C’est l’acte de mariage lui-même, tiré des registres de la paroisse Saint-Roch, à la date du 25 décembre 1745 :

    « Messire Denis-Joseph La Live d’Épinay, écuyer, âgé de vingt et un ans, fils de messire Louis-Denis La Live de Bellegarde, écuyer, seigneur d’Épinay et autres lieux, et de défunte dame Marie-Josèphe Prouveur, d’une part, — et demoiselle Louise-Florence-Pétronille de Tardieu d’Esclavelles, âgée de vingt ans, fille de défunt messire Louis-Gabriel de Tardieu d’Esclavelles, chevalier, brigadier des armées du roi, commandeur de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, et gouverneur de la citadelle de Valenciennes, et de dame Florence-Angélique Prouveur, d’autre part ; tous deux demeurant de fait en cette paroisse ;


    « Après la publication d’un ban fait en cette église, vu le certificat de pareille publication à Condé, diocèse de Cambrai, les dispenses des deux autres, accordées par nosseigneurs l’archevêque de Paris et l’archevêque de Cambrai, la permission de fiancer et marier en même temps summo mane, en ce temps prohibé, aussi accordée par monseigneur notre archevêque, la dispense de l’empêchement du second degré de consanguinité, accordée par notre saint-père le pape Benoît XIV, fulminée par M. Regnauld, vicaire général et official de Paris, le quatorze décembre de la présente année, la procuration, restée attachée à la minute du contrat de mariage, de M. André Prouveur, prêtre, docteur en théologie, prévôt de l’église collégiale de Condé, diocèse de Cambrai, et protonotaire apostolique, oncle et tuteur de ladite épouse, par laquelle il consent au présent mariage, le tout en bonne forme ;

    « Ont été fiancés et mariés en face de l’Église, sans opposition, par nous, Pierre Badoire, docteur de Sorbonne, curé de cette paroisse, présents et consentants le père de l’époux et la mère de l’épouse, aussi présents messire Ange-Laurent de La Live de Jully, écuyer, substitut de M. le procureur général du parlement, demeurant rue Saint-Honoré, en cette paroisse, frère du mari ; M. Joseph-Christophe la Live, seigneur de Pailly, chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis, lieutenant de roi de la province de Touraine, maréchal général des logis des camps et armées du roi, et colonel d’infanterie, et messire Jean-Baptiste La Live de Sucy, sous-lieutenant des grenadiers à cheval, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, demeurant rue Neuve-de-Luxembourg, en cette paroisse, cousin germain dudit époux ; haut et puissant seigneur René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou, chevalier, conseiller du roi en tous ses conseils, président du parlement, demeurant au bailliage du Palais ; haut et puissant seigneur Jean−Nicolas de Johanne de la Case de Saumery, chevalier, marquis de Johanne, porteur de la susdite procuration ; messire Étienne du Mesnil, chevalier, marquis de Saumery, sous-lieutenant des gardes françaises, parents de ladite épouse ; tous lesquels et plusieurs autres, après lecture faite, ont signé :


    « Tardieu d’Esclavelles, La Live d’Épinay, La Live de Bellegarde, Prouveur d’Esclavelles, La Live de Jully, La Live de Pailly, La Live de Sucy, Saumery de Johanne, Saumery, de Maupeou, La Live de la Briche, de Roncherolles de Meaupeou, Lestendart de Roncherolles, Duhuisson de La Live. »


    C’est cet acte qui a permis de faire disparaître une partie du mystère des noms du roman de madame d’Épinay, et de lui donner un intérêt historique de plus. On ne voit pas pourquoi le second frère de M. d’Épinay n’y est pas désigné dans le corps du texte comme l’est La Live de Jully. Celui-ci, né en 1725, n’avait que vingt ans. C’était bien jeune pour être substitut de M. Joly de Fleury, mais alors on n’y prenait garde. Du reste, l’Almanach royal ne cite pas son nom parmi les attachés du parquet.


    La Live de Pailly, cousin de M. d’Épinay, devint brigadier le 10 mai 1748, et vendit, au mois d’octobre 1749, sa charge de maréchal général des logis. (Pinard, Chronologie mililaire, t. VIII, p. 486.)


    Madame de Maupeou a signé sur l’acte : Roncherolles de Meaupeou, comme si elle ne savait pas exactement l’orthographe du nom de son mari.


    Quelques pages plus loin, sur les mêmes registres, on trouve, à la date du 21 janvier 1746, l’acte de mariage d’une fille de Louis, d’une petite-fille de Jean Racine, avec un Louis-Grégoire Mirleau de Neuville. Voilà encore une branche de la postérité de l’auteur d’Athalie.

  9. En se mariant, madame d’Épinay reçut, ou du bien de son père ou de celui de sa mère, trente mille livres d’argent, douze mille livres de trousseau et dix-huit mille de meubles et linge. Son oncle lui assura une terre qu’il avait. Elle se maria en communauté de biens, avec promesse d’un douaire de trois mille livres de rente. M. de Bellegarde laissa la noce à payer à ses enfants ; il dontia trois cent mille livres à son fils, douze mille livres de diamants à son fils et deux mille livres pour sa bourse. Voilà du moins ce qu’on peut voir dans le manuscrit de madame d’Épinay.
  10. Ici commence le texte véritable des Mémoires. On s’était marié à minuit, sans appareil, avec vingt-deux personnes en tout ; et, le lendemain matin, on s’était déjà disputé pour ne pas mettre ou mettre du rouge.
  11. Madame de Maupeou (Anne-Marguerite-Thérèse de Roncherolles), née en 1725, était mariée depuis le 21 janvier 1744, comme on l’a vu précédemment.
  12. Madame de Beaufort-Canillac.
  13. On peut substituer à ce nom celui qu’on voudra, choisi parmi les parents ou amis de la famille que nous trouverons inscrits, chemin faisant, sur les actes de baptêmes ou de mariages. Presque tout ce monde est financier : de la ferme ou de la recette générale.
  14. M. d’Épinay (Denis-Joseph) est né le 2 août 1724. Sur l’acte de son baptême, son père porte, entre autres titres, celui de seigneur de Preux ; c’est du chef de sa femme. Le parrain est Joseph Terrisse, écuyer, « conseiller secrétaire du roy, maison, couronne de France, et de ses finances honoraire, » beau-frère de M. de Bellegarde. La marraine est la mère même de madame d’Épinnay.
  15. Ange-Laurent, né le 2 octobre 1725. Il avait eu pour parrain Laurent Fayard, écuyer, seigneur de Champagneux, receveur général des finances du Dauphiné, et pour marraine dame Marie-Anne de Jaucen, veuve de messire Pierre Larcher, chevalier, marquis d’Arcy, président à la chambre des comptes.

    Le second frère de M. d’Épinay, dont il n’est pas question dans ces Mémoires, Alexis-Janvier La Live de la Briche, est né le 13 février 1733. Il avait eu pour parrain messire Jacques-Pierre-François Brehon, ancien lieutenant de la ville de Valenciennes, et pour marraine sa tante paternelle, dame Antoine-Françoise La Live, veuve de messire Joseph Terrisse, qui avait été parrain de M. d’Épinay.


    L’ainée des filles de M. de Bellegarde avait eu pour parrain Charles Savaletle, écuyer, seigneur de Magnanville, fermier général, et pour marraine Françoise-Marguerite Dubuisson, épouse de messire François‑Christophe La Live, chevalier, seigneur de Pounoy‑Sussy et autres lieux, conseiller au parlement de Metz.

  16. Les premières éditions des Mémoires ne mettent ici que des initiales. Le manuscrit donne le nom de Canaples, mais ce n’est qu’un nom en l’air. Il n’y a aucun intérêt à chercher quel peut être le nom véritable.
  17. Ces noms sont aussi des noms romanesques. M. de Rinville, ou du moins la personne qui est ici désignée de cette façon, était le fils d’un fermier général, et comme son père comptait parmi les amis particuliers de M. de Bellegard, lui‑même l’était de M. d’Épinay. Lorsque la famille refusait de marier ensemble M. d’Épinay et mademoiselle d’Esclavelles, et qu’il était même question pour celle-ci d’un autre mariage, il avait joué un rôle, peut-être trop habile pour son âge, afin de servir les intérêts de son ami.
  18. La danseuse Rose. Elle avait une sœur qui faisait le même métier, comme les demoiselles Verrières dont parle George Sand dans l’Histoire de ma Vie, dont parle aussi Marmontel dans ses très-intérêssants Mémoires, et qui, « dames de l’Opéra, » habitaient sur la chaussée d’Antin « une petite maison des champs. »

    Comme ce n’est qu’à l’année 1752 que commence la collection des Almanachs historiques et chronologiques de tous les spectacles, et que nous sommes ici en 1746, on ne peut pas savoir aisément de quelle Comédie mademoiselle Rose était danseuse. Il y avait, en effet, des danseuses et des danseurs à la Comédie-Française et à la Comédie-Italienne. La Camargo, par exemple, était, en 1756, première danseuse de la Comédie-Française, et, en 1759, c’était la Guimard. Madame Rose ne figure pas sur les almanachs que nous avons.

  19. Peut-être madame Fontaine. Il y avait alors un Fontaine, fermier général, « rue de Bourbon, à la Ville Neuve, » comme on disait.
  20. Le bal de l’Opéra est, avec le Concert spirituel, l’une des inventions qu’on admirait le plus au siècle dernier. Les bals ont commencé avec l’année 1716. On y allait tous les dimanches, de la Saint-Martin à l’Avent, on reprenait à la fête des Rois, et, pendant tout le Carnaval, on dansait deux fois par semaine, de onze heures du soir à six ou sept heures du matin. Le prix du billet était de six livres.

    La Comédie-Française eut aussi son bal jusqu’en 1721, bal si suivi que, pour ne pas ruiner l’Opéra, il fallut l’interdire. Cependant on voit qu’en 1753 il fut accordé au comédien Granval la permission de donner huit bals publics dans la salle du Théâtre-Français.


    Les comédiens italiens voulurent aussi, en ouvrant leur théâtre de la Foire, donner des bals le mercredi et le dimanche : ils ne réussirent pas ; mais il y eut tout de même un grand bal d’été à la foire Saint-Laurent, à partir de 1734. C’était dans la salle de l’Opéra-Comique qu’il avait lieu, la nuit de la fête du Roi.


    La vue du bal de l’Opéra était un spectacle recherché de tout le monde. « Pour former la salle de bal, dit l’Almanach du temps, on a trouvé moyen d’élever le parterre et l’amphithéâtre au niveau du théâtre, par le secours d’un cabestan d’une nouvelle invention.


    « La nouvelle salle forme une espèce de galerie de quatre-vingt-dix-huit pieds de long, compris un demi octogone, lequel, par le moyen des glaces dont il est orné, devient aux yeux un salon octogone parfait. Tous les lustres, les bras et girandoles se répètent dans les glaces, ainsi que toute la salle, dont la longueur parait doublée.


    « Les glaces des côtés sont placées avec art et symétrie, selon l’ordre d’une architecture composite, enrichie de différentes sortes de marbres, dont tous les ornemens sont de bronze doré. La salle peut être divisée en trois parties : la première contient le lieu que les loges occupent ; la seconde, un salon carré, et la troisième, le salon demi-octogone dont on vient de parler.


    « Les loges sont ornées de balustrades, avec des tapis des plus riches étoffes et des plus belles couleurs sur les appuis. Deux buffets, un de chaque côté, séparent par le bas les loges du salon, qui a trente pieds en carré sur vingt-deux d’élévation, et est terminé par un plafond ingénieux, orné de roses dorées, enfermées dans des losanges et entourées d’oves. Deux pilastres de relief marquent l’entrée du salon. On y voit un rideau d’une riche étoffe à franges d’or, relevé en festons.


    « Le salon carré et le salon octogone sont enrichis de vingt colonnes avec leurs arrière-pilastres de marbre bleu jaspé. La grande arcade du fond, où commence la troisième partie de la galèrie, a seize pieds de haut sur dix de large. Deux Renommées y soutiennent les armes du roi en relief.


    « Trente instrumens, placés quinze à chaque extrémité de la salle, composent la symphonie pour le bal ; mais, pendant une demi-heure avant qu’on commence, les instrumens s’assemblent dans le salon octogone, avec des timbales et des trompettes, et donnent un concert composé de grands morceaux de symphonies des meilleurs maîtres. »

  21. De même que pour le chevalier de Canaples et quelques autres encore, le nom donné par madame d’Epinay est un nom supposé qu’il n’importe nullement de changer.
  22. M. le président de Maux (peu importe également son nom véritable) avait aimé discrètement mademoiselle d’Esclavelles, et, vers le temps où il fut décidé qu’elle épouserait son cousin, il l’avait fait demander en mariage par sa mère. Madame d’Épinay avait pour lui de l’estime, et peut être l’eût accepté s’il s’était présenté plus tôt.
  23. Les délais mêmes que l’on rencontre çà et là dans les lettres qui sont insérées dans ces Mémoires prouvent leur authenticité. Madame d’Épinay a évidemmnt inventé le moins qu’elle a pu, et cette lettre, par exemple, est évidemment vraie.
  24. Nous aurons tout le loisir, un peu plus loin, quand la scène sera plus animée et que les personnages importants auront paru, de recueillir les souvenirs du lieu de retraite où madame d’Épinay leur a donné l’hospilalité. Voici d’abord une simple indication géographique, tirée du Dictionnaire d’Hurtaut et de Magny :

    « Épinay-lez-Saint-Denis. Ce village est situé sur le rivage droit de la Seine, à une heure ou environ de la ville de Saint-Denis, et à trois petites lieues de Paris, dans une grande plaine cultivée de diverses façons. C’est le chemin pour Pontoise, Rouen, etc.


    « L’église a été rebâtie entièrement à neuf par M. le prince de Condé, et la dédicace en fut faite le 21 avril 1743 par l’évêque de Bethléem. On y reconnaît trois saints patrons, qui sont saint Georges, saint Médard et saint Silvain de Levroux et Beny. La cure est à la pleine collation de l’évêque.


    « Des trois villages nommés Épinay, qui sont dans chacun des trois archidiaconés de Paris, celui-ci est le plus célèbre et connu depuis un plus grand nombre de siècles. Ce nom n’a été donné à ces lieux que par rapport à la quantité de buissons qui en couvraient le terrain primitivement. M. La Live de Bellegarde, fermier général, en est le seigneur. »

  25. En 1746, il y avait bien peu de villes en France qui fussent en communication avec Paris par un service journalier de courriers. On n’en envoyait guère que sur la route d’Angleterre, celle de Bruxelles, celle de Rouen, celle d’Orléans et celle de Strasbourg. Bordeaux ne recevait de lettres que trois fois la semaine ; il en était de même de Lyon et de Brest. Les courriers ne partaient que deux fois par semaine pour Bourges, et une fois seulement pour l’Auvergne. C’est sur les côtes de Bretagne que M. d’Épinay faisait sa tournée.
  26. Mademoiselle Élisabeth-Sophie-Françoise de Bellegarde était sortie du couvent depuis un peu plus d’une année. La douceur de son caractère, sa gaieté enfantine, son esprit de saillie, n’avaient rien d’égal. Ce qu’il y a peut être de plus intéressant dans la partie des Mémoires de madame d’Épinay qu’il était inutile d’imprimer, ce sont les petites anecdotes de famille qui la concernent et les traits épars d’une physionomie qui, dès la plus tendre enfance, fut si digne d’être aimée.

    Mademoiselle de Bellegarde (madame d’Houdetot) est née le 18 décembre 1730, rue Saint-Honoré, du côté et un peu au delà de la place Vendôme.


    Elle est inscrite sur les registres de Saint-Roch sous les noms d’Élisabelh-Sophie-Françoise. Son parrain était messire Nicolas-François Fillion de Villemur, écuyer, greffier en chef du parlement de Toulouse, demeurant place royale de Louis-le-Grand, et sa marraine dame Jeanne Talon, veuve de François de Montpellier, l’un des fermiers du roi, demeurant rue Neuve-des-Petits-Champs. Les Fillion de Villemur ont été longtemps dans les recettes et dans les fermes.


    Madame de Bellegarde étant morte vers 1749, madame d’Houtetot n’a guère vécu qu’une dizaine d’années sous sa main. Elle ne ressemblait guère à sa mère, ni guère davantage à sa tante, madame d’Esclavelles, qui lui tint lieu de mère, de dix à dix-huit ans, pendant toute une première jeunesse qui dut être si enjouée. L’anecdote suivante n’a pas sans doute été imaginée :


    « Madame d’Esclavelles avait une dévotion minutieuse : remarquant que sa nièce faisait des vers facilement, elle voulut l’en empêcher. Voyant que ses défenses étaient inutiles, elle confisqua le papier. Désirant que mademoiselle de La Live devînt une femme de ménage, elle lui prescrivit de recevoir et vérifier les comptes des dépenses de la maison. Un jour, apercevant des interlignes dans le compte du cocher, la jeune personne les remplit par des vers ; sa tante arrive, la surprend, la gronde et va chercher M. de Bellegarde. Celui-ci commence à gronder un peu, se saisit du papier, lit les vers, les trouve jolis, et, voyant une correction à faire, prend la plume. Sa fille lui saute au cou et l’embrasse, bien sûre qu’une faute ainsi corrigée n’était pas inexcusable. » (Note de Musset-Pathay, — Hist. de la Vie et des ouvrages de J.J. Rousseau.)

  27. Louise-Élisalieth Chamhon, fille d’un fermier général qui, en effet, n’est pas aussi bien traité que M. de Bellegarde dans les notices que nous avons citées déjà. Son article est ainsi conçu :

    « Chambon, originaire du Languedoc, d’une très-basse extraction : on croit même qu’il avait été laquais. Ce qu’il y a de vrai, c’est que, de petit commis buraliste d’un receveur particulier de domaine et contrôle (enregistrement) des actes de sa province, il devint commis de la direction générale de ces mêmes droits à Montpellier, et donna tant de preuves de sa capacité dans cette partie, qu’il fut appelé à Paris, et qu’en 1719 il fut fait chef d’un des bureaux de la régie des droits du bail de Pillavoine, ensuite de la régie de Charles Cordier en 1721. Il fut fait sous-fermier en 1726, étant intéressé dans plusieurs sous-fermes par son mariage avec la fille aînée du sieur Bellon, directeur des petites gabelles. Il fut nommé, à la place de Desvieux, fermier général.


    « Cette famille n’existe plus dans les soixante. »


    En 1737, le fermier général Chambon demeurait rue Saint-Honorê, près l’hôtel de Noailles.