Mémoires de Madame de La Guette

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Texte établi par Célestin MoreauP. Jannet (p. couv-218).

MÉMOIRES
DE MADAME
DE LA GUETTE

NOUVELLE ÉDITION
Revue, annotée et précédée d’une Notice
PAR M. MOREAU


PARIS
Chez P. Jannet, Libraire

MDCCCLVI

PRÉFACE

NOTICE SUR M. ET MME

DE LA GUETTE.


ucun siècle ne nous a laissé autant de mémoires que le siècle dix-septième ; aucun ne nous en a laissé autant d’importants par le caractère de ceux qui les ont écrits, et par l’étendue des temps qu’ils embrassent ; de dignes d’attention par la grandeur des événements qu’ils racontent, par l’utilité et la variété des enseignements qu’ils contiennent ; de remarquables par l’habileté de la composition, par l’agrément des récits, par la solidité des réflexions, par l’élévation ou l’éclat de la pensée, par la grâce, par l’élégance, par l’éloquence du style. La supériorité de ce siècle n’est peut-être nulle part mieux marquée que dans cette branche abondante et vigoureuse de notre littérature. On ne compte pas moins de soixante personnages de tous les rangs, de toutes les classes, de toutes les conditions, depuis Louis XIV, le Roi, jusqu’à l’intendant Gourville et au valet de chambre Laporte, qui nous ont, chacun au point de vue de sa position ou à son point de vue personnel, initiés au mouvement des esprits et des affaires dans la législation, dans le gouvernement, dans l’administration de la justice, dans la guerre, dans la marine, dans les finances, dans les lettres, dans les arts, en un mot dans la société. Aussi n’est-il pas une époque de notre histoire que nous connaissions ou du moins que nous puissions connaître plus exactement. Il suffit d’un peu d’étude, d’une étude pleine de charme et de séduction, pour nous faire vivre en quelque sorte dans la familiarité de ses hommes d’état, de ses prêtres, de ses magistrats, de ses guerriers, de ses courtisans, de ses femmes aimables ou de ses femmes fortes, de ses savants, de ses écrivains, de ses artistes et même de ses artisans.

Embarrassés apparemment de tant de richesses, les savants éditeurs des collections Petitot et Michaud ont jugé à propos de négliger plusieurs Mémoires, qu’on regrette d’autant plus de ne pas voir réimprimés qu’ils sont devenus ou qu’ils deviennent rares. Nous citerons, par exemple, les mémoires de Chouppes, ceux de Jacques de Tavannes, de Navailles, de Puységur, de Sirot, de Bussy Rabutin, de Chavagnac, ceux de Terlon et de d’Ablancourt, ceux de l’abbé de Marolles et de Charles Perrault, l’Histoire de la guerre de Guyenne par Balthazar. Il est fort à désirer que de nouvelles éditions en puissent être données ; d’abord parce qu’ils manquent à la plupart des cabinets et des bibliothèques ; puis parce que les publications qui en ont été faites, sont peu correctes généralement et que les dates ne s’y trouvent presque jamais ; enfin parce que les ressources de la critique permettroient d’y joindre des éclaircissements bien nécessaires.

C’est par cette triple raison que nous nous sommes déterminé à publier de nouveau les Mémoires de madame de La Guette. Il y a peu d’années seulement qu’ils sont sortis d’un oubli si profond que les bibliographies les plus connues n’en parlent pas ou n’en parlent qu’avec hésitation ; mais dès leur première apparition dans les ventes publiques, ils ont conquis la faveur des érudits et des curieux ; et il ne s’en montre pas un exemplaire qui ne soit aussitôt un objet de convoitise. Les amateurs qui les ont lus sont très-peu nombreux ; ceux qui les possèdent sont moins nombreux encore. Même à Paris, il est plus d’un dépôt, parmi les plus vastes, les plus riches, les mieux et les plus abondamment fournis de livres relatifs à l’histoire de France, dans lequel ont les chercheroit inutilement.

Le savant et judicieux M. Leber en avoit un exemplaire qui est porté sous le no 4 379 de son Catalogue et qui se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque de la ville de Rouen. Il l’apprécioit fort bien, puisqu’il lui a consacré une note de quelque étendue où il dit : « Livre rare… Les détails qu’il renferme sur les troubles de la Fronde, sont de nature à piquer la curiosité, et l’on y remarque même des faits d’une certaine importance qu’on ne trouve point dans d’autres relations. » Cependant il savoit si peu ce qu’étoit madame de La Guette, qu’il doutoit même qu’elle eût jamais existé. « On ne la connoît guère que par son livre, ajoute-t-il ; et il est assez intéressant pour mériter d’être soumis à quelque vérification. Qui sait si le manteau de madame de La Guette ne couvre pas le pourpoint d’un de Courtilz ? » Nous ne devinons pas ce que M. Leber a entendu quand il a dit qu’on ne connoissoit guère madame de La Guette que par son livre. Nous n’avons rencontré, pour nous, ni un seul ouvrage, imprimé ou manuscrit, où nous ayons pu recueillir sur elle le moindre renseignement[1], ni une seule personne qui ne se soit franchement avouée dans l’impuissance de nous en donner. Le fait est, croyons-nous, qu’on n’a eu jusqu’à présent sur madame de La Guette que ses Mémoires ; et c’est la raison que le savant bibliographe peut alléguer pour s’excuser d’avoir douté, après lecture, de leur incontestable authenticité. M. de La Guette est nommé dans quelques lignes de l’Histoire de la guerre de Guyenne ; il l’est également en plusieurs endroits de la Gazette de France. Nous dirons plus tard dans quelles circonstances et comment. Ces témoignages exceptés, et on verra à quoi ils se réduisent, nous n’avons connoissance d’aucun volume qui ajoute à ce que notre auteur raconte d’elle-même et de sa famille ; mais nous avons entrepris de faire les vérifications que conseilloit M. Leber ; et grâce à la bienveillante assistance de M. Ravenel, grâce aussi à la complaisance de M. l’abbé Roche, curé de Sussy, nous avons pu trouver l’acte de baptême de madame de La Guette, l’acte d’inhumation de son mari, plusieurs actes de baptême dans lesquels figurent comme parrains et marraines son père, sa mère, sa sœur, et un Charles Meurdrac qui probablement étoit son frère. Nous affirmons donc avec toute certitude que madame de La Guette a existé ; qu’elle est née à Mandres où sa famille étoit établie, ainsi qu’elle le déclare dans ses Mémoires ; que M. de La Guette habitoit Sussy et qu’il y est mort. Nous espérons prouver que les Mémoires ont été écrits par elle-même, qu’ils n’ont rien d’incertain, rien de supposé, qu’ils sont au contraire d’une authenticité parfaite. Nous expliquerons peut-être comment il est arrivé qu’ils ont toujours été rares en France ; et des faits que nous exposerons, nous ne doutons pas qu’il ne ressorte en tout cas cette conclusion qu’aucun pourpoint n’est caché sous le manteau de madame de La Guette.

Une observation générale sur les Mémoires est nécessaire avant tout ; c’est que madame de La Guette s’est très-étroitement renfermée dans le sujet de son livre, qu’elle n’a voulu raconter et qu’elle n’a raconté en effet que l’histoire de sa vie. Tout ce qui ne la touche pas d’une manière directe, tout ce qui n’est pas avec elle en rapport immédiat, est écarté impitoyablement. Elle n’introduit dans ses récits un personnage qu’autant qu’elle a été en contact avec lui. Quand le contact a cessé, elle l’abandonne ; elle n’en parle plus. Elle ne le met en scène que juste au moment où il se rencontre sur son chemin, sans préparation et sans éclaircissement. Elle marche, pour ainsi parler, à travers les hommes et les événements, toujours droit devant elle, toujours occupée d’elle-même et d’elle seule. Ce n’est pourtant ni affectation ni orgueil. C’est simplicité ; c’est ignorance de l’art d’écrire. Toutefois on pourroit peut-être remarquer dans sa narration des réticences calculées. Ainsi elle vante la noblesse de son père ; mais elle ne donne pas même le nom de sa mère, qu’elle aimoit néanmoins avec beaucoup de tendresse et qu’elle loue avec effusion. Elle semble éviter de faire connoître les causes de l’opposition que son père mettoit à son mariage ; et quand elle veut justifier son choix, elle n’a garde de rien dire de la naissance de M. de La Guette, mais elle énumère complaisamment les faveurs qu’il a reçues des rois Louis XIII et Louis XIV. Ces habiletés, on le comprend, ne sont pas de l’écrivain ; elles sont de la femme. Madame de La Guette ne les a pas apprises ; elles les a trouvées dans sa nature. La famille de sa mère n’avoit ni la distinction ni l’ancienneté des Meurdrac, et M. de La Guette peut bien n’avoir été qu’un soldat de fortune. Il n’en résulte pas moins une grande difficulté de découvrir son origine et d’établir sa généalogie. Elle avait une sœur aînée, mariée au sieur de Vibrac, capitaine du château de Grosbois. Le prénom de cette sœur n’est pas rappelé une fois dans les Mémoires, non plus que le sien propre ou celui de son père. M. de La Guette a fait la guerre jusqu’à la paix de Bordeaux en 1653. Elle dit qu’il comptoit déjà trente campagnes dans l’année de son mariage, qui eut lieu en 1653 ; et ailleurs elle ajoute : « La guerre étoit son attache principale ; et tous ceux qui l’ont vu dans les occasions, peuvent en rendre témoignage ; car on parloit assez souvent du sieur de La Guette, qui est son nom. » Mais elle n’entre jamais dans aucun détail de ces occasions qui avoient porté si haut la renommée de son mari. Il lui suffit de marquer rapidement par quelque événement capital, comme le siége de La Motte, la campagne de Spire, la prise de Tortose, les époques auxquelles M. de La Guette l’a quittée pour se rendre à l’armée. On conçoit que nous n’avons pas accordé sans peine avec les Mémoires le petit nombre de renseignements que nous avons pu recueillir, et qu’encore nous n’avons pas toujours réussi à dégager des obscurités qui les enveloppent les faits relatifs tant à notre auteur qu’à son mari et à sa famille. Nous allons tâcher au moins de mettre de l’ordre dans l’exposé des résultats que nous avons obtenus. Nous commencerons par madame de La Guette.

Il est dit dans les Mémoires qu’elle étoit fille d’un gentilhomme nommé Meurdrac et qu’elle naquit à Mandres le 20 février 1613. Or, les registres de la paroisse de Saint-Thibaud de Mandres nous apprennent que « le vingt-septiesme febvrier mil six cens treize, a été baptisée Catherine Meurdrac. fille de Vincent Meurdrac et d’Élizabeth Dovet, sa femme. » Le curé de Saint-Thibaud paroît, il est vrai, avoir écrit Meurdras et non Meurdrac ; mais peut être n’est-ce qu’un effet de sa mauvaise écriture. On n’ignore pas qu’un c à la fin d’un mot peut, s’il est mal formé, prendre aisément l’apparence d’un s final. Peut être aussi le c de Meurdrac ne se prononçoit-il pas dans l’usage ordinaire et disoit-on Meurdra pour Meurdrac. L’s alors auroit été ajouté arbitrairement par le curé de Saint-Thibaud ; ou bien il ne seroit qu’un trait sans valeur produit par le mouvement de la main. Toujours est-il que le père de madame de La Guette s’appeloit Meurdrac. Il étoit, d’après les Mémoires, originaire du Cotentin ; et La Chesnaye-des-Bois, aussi bien que l’Armorial général de 1695, prouve qu’il y avoit dans l’élection d’Alençon, des Meurdrac, seigneurs d’Amigny et de Boissey ; des Meurdrac, seigneurs de Flottemanville. La mère de madame La Guette, Élisabeth Dovet, étoit de Paris, suivant les Mémoires ; elle appartenoit à une famille qui a donné des magistrats au parlement. Nous savons en effet par Blanchard, Histoire des premiers présidents du parlement de Paris, qu’elle étoit née du second mariage de Jean Dauvet, seigneur de Rieux, avec Marie Gaillard, fille du sieur de Lonjumeau, et qu’ainsi elle descendoit en ligne directe de Jean Dauvet, chevalier, seigneur de Clagny, premier président de 1465 à 1571. Son père ne paroît pas avoir exercé de charge de magistrature ; mais son grand-père, nommé également Jean Dauvet, étoit conseiller au parlement de Paris.

Des lacunes considérables se remarquent dans les registres de la paroisse de Saint-Thibaud. On peut croire qu’ils ont été détruits en partie par quelqu’accident, peut-être pendant les guerres civiles qui ont désolé le pays au temps de la Fronde, et qu’en conséquence de l’état de mutilation dans lequel ils se trouvoient, ils ont ensuite été tenus avec négligence. Ils ne comprennent ni l’année dans laquelle madame de La Guette s’est mariée, ni celles qui l’ont vue perdre successivement sa mère et son père. Si son acte de baptême nous a été conservé, c’est qu’un curé a pris, nous ne savons pas précisément à quelle époque, le soin de recueillir les notes qui avoient échappé à la destruction des registres. Nous ne croyons pas inutile de faire remarquer qu’il est le seul entre ceux que nous pouvions avoir intérêt de retrouver. C’est une fortune assez singulière pour mériter d’être signalée. L’acte de baptême de sa sœur n’existe plus, non plus que celui de son mariage ; mais parmi les notes du bon curé de Mandres, il en est plusieurs qui nous fournissent des faits relatifs aux Meurdrac. Ainsi nous voyons qu’Élizabeth Dauvet fut marraine d’Élizabeth de Joncheri, fille d’Antoine de Joncheri et de Marguerite Vobis, le 26 août 1608 ; que Vincent Meurdrac fut parrain de Nicolas Croiset, le 16 mai 1614 ; que Marie Meurdrac tint sur les fonts de baptême Marie Guérin en 1611, Élizabeth Gilles en 1612, Nicolas Grimault en 1617, Louis Nervet le 21 février 1619, et le 24 septembre de la même année Jehan Rousselet ; enfin que Charles Meurdrac nomma devant Dieu Isabelle Tranchart le 3 mars 1615, Élizabeth Harsé le 23 février 1617, Charles Thomas le 22 septembre 1618. Nous avons relevé ces diverses circonstances parce qu’elles nous semblent indiquer le rang que les Meurdrac tenoient à Mandres. On ne cherche d’ordinaire à rattacher ses enfants par la parenté spirituelle qu’établit le sacrement du baptême qu’aux personnes avec lesquelles on a déjà des liens de parenté naturelle, ou qui jouissent de quelque considération. Dans les temps de foi, les devoirs de parrains et de marraines faisoient une part du patronage que les riches exerçoient sur les pauvres.

Marie Meurdrac étoit sans aucun doute la sœur aînée de madame de La Guette, la femme de M. de Vibrac ; mais qu’étoit Charles Meurdrac ? nous n’avons rien rencontré qui nous permette de répondre précisément à cette question. Pourtant nous penchons fort à croire qu’il étoit fils de Vincent. Son prénom de Charles, qui étoit aussi celui du duc d’Angoulême, s’expliqueroit très-bien par la bienveillance particulière dont le fils de Charles IX, le prince propriétaire de Grosbois, honoroit le sieur de Meurdrac. Selon toutes les apparences il mourut jeune. Madame de La Guette, qui ne prononce pas le nom de ce frère une seule fois, nous apprend d’ailleurs qu’elle n’eut à partager qu’avec sa sœur la succession de son père.

Est-ce à elle que la maison de Mandres échut dans ce partage ? On peut le croire d’après ce passage des Mémoires, page 187, où madame de La Guette dit : « qu’un jour il lui prit envie d’aller à Mandres pour y voir une maison qui lui appartenait, et régler une petite affaire avec le fermier. » Nous n’oserions pas l’affirmer cependant. La désignation est bien vague ; et peut-être est-il naturel de penser que madame de La Guette se seroit exprimée d’une manière plus précise si elle avoit entendu parler de la maison paternelle. Quoi qu’il en soit, le logis où elle est née existe encore. Il est aujourd’hui entre les mains d’un riche propriétaire du pays, M. Fougasse. On le voit presqu’à l’entrée du village, à droite de la route qui conduit de Brunoy à Brie-Comte-Robert. Une assez belle grille en fer ouvre sur un petit jardin au fond duquel on aperçoit à gauche un pavillon de construction récente, à droite un bâtiment plus considérable qui est l’ancienne maison de madame de La Guette. Ce bâtiment a subi divers changements depuis le xviie siècle ; par exemple le rez-de-chaussée qui y a été ajouté sur la droite, est assurément d’une date beaucoup plus moderne. Derrière le pavillon et la maison s’étendent parallèlement de chaque côté d’un large tapis vert deux grandes charmilles qu’une charmille moins haute et percée d’une arcade, coupe à angle droit à peu près par le milieu. Un vaste enclos, planté de vigne en partie, enveloppe le tout. L’axe du tapis vert et de la grille passe, en se prolongeant de l’autre côté de la route, au chevet de l’église ; en sorte que madame de La Guette a pu dire justement : « L’église est tout devant notre logis. »

Ainsi nous avons la preuve certaine, positive, authentique de l’existence de madame de La Guette des Mémoires. À cet égard le doute n’est plus permis. Pour M. de La Guette, nous avons un témoignage également authentique ; c’est son acte d’inhumation : « Ce vingt-deux juin 1665, a été inhumé dans le cimetière de ce lieu, Jean Marius, autrement dit de La Guette, capitaine d’une compagnie de chevau-légers. »

Jusqu’à ce que cet acte nous ait été communiqué par le curé de Sussy, M. l’abbé Roche, nous sommes resté fort embarrassé de savoir à quelle famille nous devions rattacher ce M. de La Guette. Nous trouvions dès 1257 dans le cartulaire de Marmoutiers un Guillaume et un Thomas de La Guette dont la femme et la mère, Sibille, donnoit à l’illustre abbaye, avec leur consentement, tout ce qu’elle possédoit dans la paroisse de Maurio, devant la Léproserie de Lambal. Jean Davy du Perron, frère et successeur du cardinal sur le siége de Sens, étoit seigneur de La Guette. À peu près dans le même temps, la femme de Pierre Minard, maître des requêtes de l’hôtel du roi, s’appeloit Claude de La Guette. Plus tard, la seigneurie de La Guette appartenoit à Bon François Broë, conseiller au parlement de Paris et président aux requêtes du palais. Enfin, nous avons rencontré dans la Gazette de France le nom de La Guette plusieurs fois cité, de 1639 à 1748. Nous étions ainsi en présence d’une double difficulté : d’où pouvoit descendre le mari de Catherine Meurdrac ? quels passages de la Gazette devoient lui être appliqués ?

La première question est écartée par l’acte d’inhumation. Jean Marius n’étoit évidemment qu’un bâtard de grand seigneur ou un soldat de fortune. Nous ne serions pas éloigné de penser qu’il avoit une origine allemande et qu’il étoit entré au service de France dans le même temps que le comte de Marsin. C’est au moins une opinion qui semble s’autoriser de ses étroites relations avec cet officier général sous lequel il combattit successivement en Allemagne, en Espagne, dans la Guyenne, pendant la Fronde, et qu’il suivit dans les Pays-Bas après la paix de Bordeaux. Toujours est-il que La Guette étoit un surnom, un nom de guerre. Et pour le dire en passant, il est très-vraisemblable que sa naissance obscure ou équivoque fut la cause de la répugnance invincible que le vieux Meurdrac éprouvoit à lui donner sa fille.

La seconde question demeure avec toutes ses incertitudes. Essayons pourtant de la résoudre. Et d’abord nous n’aurons point à nous occuper du chevalier de La Guette qui étoit en 1677 capitaine-lieutenant des gendarmes anglois et fut blessé et fait prisonnier le 11 avril à la bataille de Montcassel ; ni d’un autre chevalier de La Guette, lieutenant général d’artillerie, nommé brigadier en 1745 et en 1748 maréchal de camp. Nous avons vu que le sieur de La Guette mourut en 1665.

Un sieur de La Guette était en 1660, à Toulon, intendant de la marine du Levant. « Il fit dresser devant son logis, le 6 juillet, pour le mariage du Roi, un feu avec une pyramide ornée de festons, de myrthes et de lauriers, et plusieurs banderolles où étoient peints les chiffres du roi et de la reine avec les armes de Son Éminence ; ce qui fut accompagné de deux fontaines de vin qui continuèrent pendant trois heures et où tout le peuple but les santés de leurs Majestez et de ce grand ministre, aux descharges de l’artillerie des vaisseaux et des galères. » Ce n’est certainement pas le nôtre, qui, à cette date, étoit relégué dans sa maison et à qui il avoit été interdit de paroître à la cour sans une permission expresse du roi.

Ce n’est pas de lui non plus qu’il est dit dans la relation de la bataille de Lens en 1648 : « Le canon commença à tirer de part et d’autre ; mais beaucoup mieux servi de nostre costé que du leur par les soins du comte de Cossé et des sieurs de La Guette et des Hayes, quoiqu’ils eussent trente-huit pièces et que nous n’en eussions que dix-huit, et que le nostre marchast et que le leur fût ferme ; mais l’adresse de ce comte et des autres officiers susdits ne se peut trop louer. » Nous ne voyons pas en effet dans les Mémoires que notre sieur de La Guette ait servi dans l’artillerie. Il étoit d’ailleurs en Espagne au siége de Tortose qui fut prise le 10 juillet ; il semble très-difficile, sinon impossible, qu’il ait pu prendre part, le 20 août, à la bataille de Lens en Allemagne.

De même nous savons certainement par les Mémoires qu’il étoit à la bataille de Nordlingen en Franconie, qui fut livrée le 3 août 1645. On ne peut pas admettre, par conséquent, qu’il ait contribué le 23 juillet précédent à la prise du fort de Lynck en Flandre. Ainsi ce n’est pas encore de lui que la Gazette parle dans les lignes qui suivent : « Le sieur de La Guette, lieutenant de l’artillerie, y a utilement servi, comme il avoit fait au siége de Mardick. »

Restent donc trois passages de la feuille de Renaudot qui lui sont applicables. Le premier est du numéro en date du 10 décembre 1639. Il s’agit du combat livré devant Avranches aux insurgés de la Normandie par l’armée du colonel, depuis maréchal Gassion. « Le sieur de La Guette, capitaine au régiment de La Meilleraye et aide de camp, eut la conduite de l’infanterie avec vingt arquebusiers en ce poste là (au passage de la rivière devant la bruyère de Bouin), auquel elle ne fut pas plus tôt, et le colonel Gassion à leur tête, qu’il envoya le sieur de Tourville avec soixante chevaux conduits par le sieur de Sainte-Marie, capitaine des chasses du roy, vers un lieu appelé les Grèves-d’Avranches, pour observer ce qui entreroit dans la place, de laquelle le bruit couroit qu’ils s’étoient retirés deux jours auparavant ; mais c’étoit pour venir droit aux nôtres. Cependant le sieur de Marolles apprit de deux paysans qu’on luy amena prisonniers, que cent ou six vingts de ces rebelles faisoient halte dans un grand champ sur le chemin d’Avranches ; lesquels le marquis de Courtaumer, le sieur de La Guette et luy prirent résolution d’aller attaquer sans attendre le colonel Gassion. L’attaque se fit en cet ordre : Vingt fuzeliers du régiment de Coaslin marchèrent les premiers, sous la charge du sieur de Biez ; suivoient cinquante mousquetaires du régiment de la marine, commandés par le sieur Grandmaison, capitaine ; puis le sieur de Marolles, avec cinquante chevaux, le marquis de Courtaumer, avec le bataillon de la marine ; le reste de la cavalerie venoit ensuite ; le second bataillon après elle. Puis un escadron étoit à la queue de tous. À peine avoit-on marché un quart de lieue que l’on apprit la retraite de ces pendards vers Avranches, ce qui fit pousser nos arquebusiers pour les atteindre, mais en vain. Ils étoient déjà dans les barricades ; ce qui fit faire halte aux nôtres, près desquels le colonel Gassion s’étant rendu approuva leur résolution et s’avança contre le faubourg, d’où un homme sorti l’assura qu’on étoit résolu d’attendre son attaque, pour laquelle il commanda le sieur de La Guette sur sa main droite ; et en attendant l’arrivée de l’infanterie, le colonel fit mettre pied à terre à vingt fuzeliers du régiment de Coaslin et à ses gardes, et fit donner à la première barricade, où le sieur de Biez fut blessé et nos gens arrêtés par la grande descharge des rebelles. En ce temps-là le sieur de La Guette fit avancer le premier bataillon, qu’il sépara en deux, dont il envoya trois cents à l’attaque du colonel Gassion et en prit deux cents pour la sienne. Il pria aussi le sieur de Crenan de l’assister avec l’escadron de la Meilleraye, et au reste de la cavalerie de suivre ledit colonel. Les volontaires y firent très-bien et s’y trouvèrent en si grand nombre que le récit en seroit aussi ennuyeux comme injuste de nommer les uns et oublier les autres. Le choc fut rude, dans lequel toutefois nous n’eûmes que vingt hommes morts ou blessés… Bref, on tient que l’effet de cet avantage apportera la tranquillité dans la province. »

Nous reconnoissons notre sieur de La Guette dans ce passage à la qualité d’aide de camp que les Mémoires lui donnent comme la Gazette. Madame de La Guette dit, il est vrai, qu’il la reçut de Louis XIV ; mais n’a-t-elle pas pu se tromper sur ce point ? Une erreur aussi légère, qui ne seroit, après tout, qu’une erreur de date, se comprendroit d’autant mieux qu’elle n’a écrit l’histoire de sa vie probablement que sur ses souvenirs et certainement qu’après 1672.

M. de La Guette servit encore en qualité d’aide de camp dans l’année 1642. Il faisoit partie de l’armée du maréchal de La Meilleraye devant Collioure, et il eut quelque part à la défaite de cinq ou six cents chevaux espagnols qui précéda l’investissement de la place. « Les sieurs de Brissac, de Cossé, de Piennes, de La Guette, de Paris, aydes de camp, dit la Gazette, ont aussi fort vaillamment fait leur devoir à l’exemple de leur général. »

Enfin la Gazette nous le montre en 1647 devant Lérida. Racontant une sortie des assiégés dans la journée du 25 mai, elle dit : « Le sieur de La Guette, capitaine de Marsin, a très-bien fait son devoir. » C’est bien le nôtre évidemment. Marsin ne pouvoit en quelque sorte avoir manqué de donner une compagnie de son régiment au soldat qui fut si constamment attaché à sa fortune.

Faut-il croire qu’il est également le M. de La Guette dont Henry d’Escoublau de Sourdis, archevêque de Bordeaux, parle dans la relation de la bataille de Leucate, gagnée, le 29 septembre 1637, sur les Espagnols par le duc d’Halluyn, depuis maréchal de Schomberg. « M. de La Guette, capitaine au régiment de Normandie, y a fait sa charge avec cœur et honneur », dit l’archevêque écrivant au cardinal de Richelieu. Quelle charge ? Il semble que ce ne pouvoit pas être celle de capitaine, puisque le régiment étoit dans cette même année 1637 en Franche-Comté, sous le duc de Longueville. Étoit-ce celle d’aide de camp ? Nous ne verrions pas alors de difficulté à reconnoître le sieur de La Guette des Mémoires dans le M. de La Guette de la correspondance de l’archevêque de Bordeaux.

Aussi bien nous savons par les Mémoires, d’une part, que le mari de Catherine Meurdrac étoit à l’affaire de Nancy en 1632, et, en 1634, au siége de La Motte ; de l’autre, par Roussel, que le régiment de Normandie y étoit également. Il est vrai que le nom de La Guette ne se rencontre pas dans l’histoire de ce régiment ; mais c’est assurément une omission, et le silence de l’historien ne sauroit infirmer le témoignage très-positif de Sourdis. On n’ignore pas que Roussel écrivoit vers le milieu du xviiie siècle principalement sur les notes que lui fournissoient les familles des officiers, et il est très-probable qu’il n’existoit plus alors en France aucun descendant du sieur de La Guette.

Peut-être a-t-on déjà remarqué un fait dont la singularité nous frappe assez pour que nous nous y arrêtions ; c’est que madame de La Guette ne mentionne pas une seule des occasions auxquelles son mari a mérité d’être cité dans la Gazette. Elle n’a pas un mot du combat devant Avranches, ni de l’investissement de Collioure, ni du siège de Lérida. À son tour, la Gazette se tait sur la présence de M. de La Guette à l’affaire de Nancy, au siége de La Motte, à celui de Spire, à la bataille d’Avains, à la levée du siège de Louvain, à la bataille de Nordlingen, au siége de Tortose. Qu’il y ait là une raison spécieuse ou légitime de douter de l’identité des personnages, nous l’accorderons comme on le voudra ; mais nous nions qu’on puisse en rien conclure contre l’authenticité des Mémoires. Il faut se rappeler que Mme de La Guette ne s’est en aucune façon proposé de faire connoître son mari. Elle y a si peu songé qu’elle ne parle jamais de lui, à moins qu’il ne se trouve mêlé aux accidents de sa propre vie. Par exemple, si elle raconte qu’il rejoignit devant La Motte l’armée du duc de La Force, c’est pour nous dire qu’il lui défendit de s’affliger de son départ, ou mieux peut-être, que de ce moment elle prit virilement son parti de toutes les campagnes de M. de La Guette. Elle nous apprend que M. de La Guette fut chargé de porter au roi la nouvelle de la victoire de Nordlingen, uniquement pour nous faire savoir que, vaincu par les ardeurs de son amour conjugal, il ne put se défendre de la surprendre en se rendant à la cour. Un romancier auroit été moins exclusivement occupé de son héroïne, et, plus habile, il n’auroit pas manqué de joindre à ses récits quelques épisodes au moins de siège ou de bataille. D’ailleurs où auroit-il pris ses renseignements sur M. de La Guette, si ce n’est dans les pages de la Gazette ? À coup sûr il auroit eu soin de se rencontrer quelquefois, sinon toujours, avec la feuille de Renaudot. Il avoit là, en effet, un élément de succès qu’il ne pouvoit pas négliger. Pour que les Mémoires ne rappellent le journal en aucune occasion, il a fallu que l’amour-propre de l’héroïne n’ait pas eu à lutter contre l’amour-propre de l’auteur.

Quoi qu’il en soit, l’existence de M. de La Guette n’est pas douteuse. L’acte d’inhumation porte qu’il étoit capitaine de chevau-légers ; et les Mémoires ajoutent que sa compagnie avoit été celle du marquis de la Luzerne qui mourut en 1642, à Montferrat en Catalogne. Ici du moins l’accord est évident ; il est complet. Les Mémoires sont confirmés par une pièce authentique, irrécusable.

Pour nous résumer, Catherine Meurdrac, fille de Vincent Meurdrac, naquit à Mandres en Brie, le 20 février 1613 et fut baptisée le 27 dans l’église de Saint-Thibaud. Mariée en 1635 à Jean Marius, autrement dit de La Guette, elle habita Sussy depuis cette époque. Nous verrons que peut-être elle mourut en Hollande.

M. de La Guette, en 1637, capitaine au régiment de Normandie, où probablement il étoit officier dès 1682, capitaine au régiment de La Meilleraye en 1639, reçut en 1642, de la bienveillance de Louis XIII, la compagnie de chevau-légers du marquis de La Luzerne qui venait de mourir. Il fut en 1647 capitaine au régiment de Marsin. Aide de camp en 1639, peut-être l’étoit-il déjà en 1637. Il fit la guerre successivement en Lorraine, en Allemagne, en Flandre, en Roussillon, en Normandie, en Italie, en Franconie, en Espagne, enfin en Guyenne. Il mourut à Sussy dans le mois de juin 1665.

N’est-ce pas assez d’avoir bien constaté l’existence de M. et madame de La Guette, pour être autorisé à conclure que les Mémoires sont authentiques ? Ôtez les Mémoires, en effet, et nous n’avons pas un écrit contemporain qui nous parle de la seconde ; et sur le premier, nous ne trouvons que deux ou trois passages assez incertains de la Gazette, avec quelques lignes de l’Histoire de la guerre de Guyenne. Quelle apparence qu’un romancier se soit emparé de ces deux noms obscurs pour donner du crédit à une fable de son invention ? Passe encore, si l’on veut, pour M. de La Guette ; il avoit fait la guerre ; et son nom avoit été cité dans les relations que publioit le seul journal de l’époque ; mais c’est justement de lui que l’auteur des Mémoires parle le moins. Il ne le nomme en quelque sorte que d’une manière incidente ; et il ne raconte pas un seul des combats où M. de La Guette s’est trouvé. Au contraire, il suit madame de La Guette pas à pas, pour ainsi parler, pendant plus de trente ans. Il nous la montre jeune fille chez son père, femme chez son mari, mère auprès de ses enfants. Il nous fait connoître les singularités de son éducation, les aventures de son mariage, les secrets même de son ménage. Tout son livre est plein de madame de La Guette et d’elle seule.

Il n’est pas permis d’admettre qu’un romancier eût commis une pareille faute, qu’il eût ainsi interverti les rôles et qu’il se fût volontairement privé des ressources qu’offroit à la fécondité de sa plume une carrière militaire aussi pleine que celle du mari, pour raconter simplement, nous avons presque dit sèchement, la vie beaucoup moins active, par conséquent beaucoup moins variée et moins remplie, de la femme. Avec l’un il suivoit les armées, il fréquentoit les camps, faisoit des siéges et livroit des batailles ; il s’initioit aux mœurs des provinces, que n’avoit pas encore absorbées la grande unité française, et à celles des peuples étrangers ; il entroit dans les intérêts des princes ; il se mêloit aux intrigues de la cour ; il avoit accès dans les assemblées des politiques et dans les cabinets des ministres. Avec l’autre il se confine en quelque sorte dans un petit canton de la Brie, entre la rivière d’Yerre et la Marne. Il ne décrit guère que des scènes d’intérieur : ce sont, au milieu des occupations, des loisirs, des plaisirs de la campagne, les luttes et le triomphe d’un amour contrarié, les joies d’une union féconde, les contentements du retour au foyer paternel après les longs éclats d’un juste ressentiment, les douleurs que font sentir au cœur de madame de La Guette les morts successives de sa mère, de son père, de son mari. Quelques épisodes des guerres civiles de la Fronde donnent à ses récits plus d’ampleur et les rattachent plus étroitement à l’histoire : madame de La Guette défend le village et ses domaines de Sussy contre les maraudeurs des deux armées ; par un stratagème ingénieux elle détourne le duc de Lorraine d’attaquer Turenne, campé au-dessus de Villeneuve-Saint-Georges, et peut-être sauve les dernières troupes que le roi pouvoit opposer à la ligue des princes ; elle fait le voyage de Guyenne pour amener son mari au parti de l’obéissance et jeter, par l’intermédiaire de Marsin, les fondements d’une pacification générale ; mais quoique les mouvements auxquels elle prend part aient un intérêt plus élevé et plus large, quoique le théâtre de son action s’agrandisse, sa parole reste toujours aussi sobre. Elle ne va jamais au delà de ce que madame de La Guette a fait, de ce qu’elle a vu ou su directement. Nous affirmons qu’un romancier n’auroit pas eu la même retenue. Il auroit sans aucun doute conçu autrement l’idée des Mémoires ; et se fût-il placé au même point de vue, il n’auroit à coup sûr pas exécuté son plan avec la même sobriété.


Le piège tendu aux défiances inquiètes du duc de Lorraine, le voyage diplomatique de Bordeaux, sont au nombre de « ces faits d’une certaine importance » dont M. Leber parle comme ne se trouvant pas dans les autres relations. Sur le premier, en effet, nous n’avons que le témoignage de madame de La Guette ; mais il y a dans les Mémoires de Chavagnac un passage qui le confirme d’une manière indirecte. Voici comment : après son duel avec le duc de Nemours, son beau-frère, le duc de Beaufort avoit disparu de Paris. On ne le voyoit plus. Qu’étoit-il devenu ? Les pamphlétaires de la Fronde, qui faisoient métier de ne rien ignorer, pretendoient le savoir. Les uns le disoient chez les Chartreux, les autres chez les Capucins de la rue Saint-Honoré. L’auteur des Motifs de la retraite de M. le duc de Beaufort dans la solitude écrit simplement : « Il s’est retiré du monde pour chercher des consolations. » Mais madame de La Guette nous apprend qu’il étoit à l’armée du prince de Condé. Elle raconte que dans le temps que le duc de Lorraine se préparoit à attaquer les troupes royales, le prince de Condé, qui étoit à l’avant-garde, s’arrêta au château de Grosbois pour se rafraîchir, et qu’elle eut l’honneur de lui présenter « un bassin rempli de fort beaux pavies. » « M. de Beaufort, ajoute-t-elle, et plusieurs seigneurs en mangèrent aussi. » Elle ne le nomme pas davantage. Comment étoit-il avec l’armée ? pourquoi ? Elle ne le sait, ou du moins elle ne le dit pas ; mais Chavagnac, mieux informé, va le dire : « Je ne quittai pas l’armée, où M. de Beaufort vint dans l’incertitude de savoir comment le Parlement prendroit son affaire. » Il n’y a donc pas de doute sur le fait principal, sur la présence du duc de Beaufort parmi les officiers du prince de Condé. D’où madame de La Guette l’a-t-elle su ? Ce n’est pas par les Mémoires de Chavagnac, dont la première édition est de 1699 ; quand elle a paru, il y avoit dix-huit ans déjà que ceux de madame de La Guette avoient été publiés.

Sur le voyage de Bordeaux, c’est Balthazar qui s’accorde avec notre auteur en un point important. Il dit dans son Histoire de la guerre de Guyenne : « Peu de jours après (une assemblée des principaux de la ville, du prince de Conty, des princesses de Condé et de Longueville et des principaux officiers, qui eut lieu à l’archevêché de Bordeaux vers le mois de juillet 1653), chacun demandoit des passeports aux ducs de Vandosme et de Candale, comme Marchin, qui envoya La Guette à Lormont, qui lui en apporta un du duc de Vandosme, qui ne le satisfit point du tout. » Ce n’est pas là certes le récit de madame de La Guette. Les différences sont nombreuses ; mais au fond il reste des deux côtés que le sieur de La Guette fut employé par Marsin à ses négociations avec le duc de Vendôme, c’est-à-dire avec la cour. Balthazar n’a pas eu les mêmes informations que madame de La Guette : cela est évident : et il y en avoit de très bonnes raisons ; mais il a connu le fait principal, le fait des négociations ; il a connu également l’agent du général de l’armée des princes. Il le nomme : c’est La Guette.

D’ailleurs, il parle encore comme madame de La Guette d’une circonstance fort importante, des dispositions de Marsin en faveur de la paix. C’étoit aussi bien l’opinion générale à Bordeaux, excepté dans la faction de l’Ormée. Tout le monde reconnoissoit l’impossibilité de continuer la guerre, et les partis s’empressoient à l’envi de faire leur accommodement. Balthazar ne pensoit pas à cet égard autrement que Marsin. Il étoit d’avis qu’il falloit négocier et sans perdre de temps ; mais il soutenoit que le traité devoit être général, qu’il devoit embrasser tous les intérêts, ceux des princes, ceux de la ville et de la province, enfin ceux de tous les officiers engagés dans la guerre. Marsin, au contraire, se seroit contenté de faire bonnes les conditions du prince de Condé et les siennes. Madame de La Guette n’a pas un mot qui soit contraire à ce témoignage de Balthazar. Ses Mémoires ont été publiés en 1681. L’Histoire de la guerre de Guyenne n’a paru que trois ans après, en 1684. Elle ne peut donc pas avoir été la source où l’auteur des Mémoires a puisé.

Ce ne sont pas au reste les seules preuves que nous ayons de sa véracité. M. de Montmerqué fait remarquer dans son édition des Lettres de madame de Sévigné que le séjour de l’illustre marquise à Sussy pendant sa belle jeunesse n’est indiqué que dans une lettre du 22 juillet 1676. Assurément il ne connoissoit pas les Mémoires de madame de La Guette, ou il ne se souvenoit pas d’y avoir lu ce passage : « Madame de Coulanges avoit auprès d’elle mademoiselle de Chantal, qui étoit une beauté à attirer tous les cœurs. Elle a été depuis madame la marquise de Sévigné, que tout le monde connoît par le brillant de son esprit et par son enjouement. C’est une dame qui n’a point de plus grand plaisir que quand elle peut obliger quelqu’un, étant la générosité même. » Il n’est pas permis de dire que madame de La Guette avoit pris ce renseignement dans les lettres de madame de Sévigné, puisque les premières de ces lettres ne furent connues du public qu’en 1696, quinze ans après l’impression des Mémoires, par les fragments que Bussy Rabutin avoit joints à ses Mémoires, publiés par les soins de la marquise de Coligny sa fille. Personne n’ignore que le premier recueil des Lettres de madame de Sévigné date de 1726.

Encore ce n’est pas tout. Basnage raconte longuement dans son Histoire des Provinces unies, la querelle que Marsin eut avec le comte de Monterey, gouverneur des Pays-Bas espagnols, au sujet de la prise de Maestricht en 1673. Après une altercation très-vive, dit-il, Marsin quitta le service de l’Espagne et se retira sur une de ses terres dans le pays de Liége. Madame de La Guette, qui n’entre d’ailleurs dans aucun des détails de cette affaire parce qu’elle n’y avoit pas été mêlée, complète pourtant le récit de l’historien en nous apprenant que la terre s’appelait Modane.

Remarquons encore une fois que ses Mémoires ont précédé tous les écrits que nous venons de citer. Son témoignage a devancé tous les autres. Il ne s’y ajoute pas ; il les confirme au contraire. Si madame de La Guette n’a pas emprunté aux auteurs contemporains les faits dont ils ont gardé comme elle le souvenir, c’est qu’elle les a tirés de son propre fonds ; c’est que les Mémoires sont authentiques.

Veut-on en douter encore ? Mon Dieu, qu’on les lise. Ce n’est ni la manière ni le style d’un romancier. Les Mémoires sont très-certainement d’une femme. Avec quelle complaisance l’auteur raconte les petits triomphes que sa beauté lui a valus, quoiqu’elle affecte de ne pas dire qu’elle étoit belle ! Comme elle aime à se vanter de l’ascendant qu’elle exerçoit sur son mari ! Avec quel sentiment pudique elle voile, pour les rappeler, les joies de son mariage ? Madame de La Guette a la prétention d’avoir eu un caractère et des goûts tout virils : elle étoit inaccessible à la crainte ; elle montoit hardiment à cheval, manioit le fleuret avec adresse et tiroit un coup de pistolet très-résolument ; elle auroit été heureuse de se trouver aux occasions, comme on disoit alors ; aucune musique ne lui étoit plus agréable que celle des tambours, et la voix du canon avoit pour ses oreilles un charme irrésistible. Lisez pourtant l’anecdote de son portrait qu’elle envoya à son mari pendant le siége de Spire, et vous verrez si elle oublie jamais qu’elle est femme. M. de La Guette montre ce portrait à ses amis ; il les réunit dans une petite fête pour célébrer la réception de la peinture aimée ; et quand le canon tonne, il tourne le visage de madame de La Guette vers les murailles de la place. « Il lui sembloit, dit-elle, que je devois voir tout ce qui se passoit. » Ce récit à la fois si coquet et si naïf, où le naturel de la femme se montre à côté de la prétention de l’héroïne, n’est pas d’un romancier.

M. de La Guette, irrité par quelques plaisanteries de ses amis, s’abandonne à un de ses accès de violence. Il envoie chercher sa femme pour lui donner, dit-il, un coup de pistolet. C’étoit au milieu des joies de la réconciliation avec le vieux Meurdrac. On étoit au château de Grosbois. À ce sinistre appel que la sottise d’un valet allemand jette brutalement à travers les causeries joyeuses de l’assemblée, tout le monde s’étonne et s’inquiète. Madame de La Guette seule reste calme ; elle sort pour se rendre au lieu où l’attend le coup de pistolet. Le duc d’Angoulême, qui a vu La Guette entre cent gentilshommes impuissants à le ramener à la raison, veut en vain la retenir. Elle arrive dans la cour et voit son mari à cheval. Elle s’approche de lui, tranquille et souriante : « Mon garçon, lui dit-elle, pied à terre. J’ai un mot à vous dire. Nous parlerons plus tard du coup de pistolet. » La Guette obéit aussitôt. Cette scène-là non plus n’est pas d’un romancier. Nous nous assurons que madame de La Guette y est bien plus fière de l’amour de son mari que de son propre courage.

Cet amour, au reste, étoit partagé, et elle le dit avec le noble sentiment d’une fidélité qui se rend témoignage à elle-même. Elle y revient en plusieurs circonstances sans affectation, mais aussi sans scrupule. « Je puis dire, écrit-elle quelque part, qu’il m’aimoit d’une façon tout extraordinaire et que j’en étois idolâtre. » Et ailleurs : « Une femme ne sauroit trop aimer son mari. Que l’on dise ce que l’on voudra : je ne fais pas beaucoup de cas de celles qui font les sucrées, parce qu’elles sont très-sujettes à caution. » Madame de La Guette s’est mariée à l’insu et contre le gré de son père. Quoiqu’elle ait été soutenue par sa mère dans cet acte coupable de désobéissance, quoique son union soit heureuse, quoiqu’après bien des soumissions elle ait eu la consolation de rentrer en grâce auprès du vieux Meurdrac, elle n’en demande pas moins pardon à Dieu du fond de son cœur ; elle n’en confesse pas moins sa faute avec humilité ; et elle adjure les jeunes filles de ne pas imiter son exemple.

Avons-nous besoin de dire après cela que pas un nom n’est compromis dans les Mémoires par la médisance ou par la calomnie, que pas une famille n’y est outragée ? Le scandale n’y apparoît pas dans une seule page ; il n’y est pas même soupçonné. Madame de La Guette semble n’avoir connu que des femmes et des filles vertueuses. Elle loue toutes celles dans la familiarité desquelles elle a vécu. Vainement on chercheroit dans ses récits un mauvais propos. Sa pensée est toujours chaste et son langage toujours pur. Ce n’est pas ainsi que procédoient les romanciers, et surtout Gatien de Courtilz.

Les Mémoires diffèrent encore des romans contemporains par une grande sobriété et une grande retenue. Nous l’avons dit déjà, madame de La Guette ne se permet jamais la moindre digression. Elle se tient si étroitement attachée à son sujet qu’elle évite de s’en éloigner d’un mot, même pour compléter ses récits. Nous n’en citerons qu’un exemple : elle raconte assez longuement la visite qu’à la demande de la princesse de Condé elle fit au jeune duc de Bourbon, malade dans Bordeaux, et elle n’ouvre pas seulement une parenthèse pour dire que ce prince mourut fort peu de temps après. Sa discrétion est si absolue qu’elle ne fait pas même allusion aux propositions qu’elle fut apparemment chargée de porter à Marsin dans la même ville de la part de la reine et du cardinal Mazarin. Il falloit pourtant qu’elle eût reçu une communication importante, puisque le prince de Conty s’en montra satisfait et que La Guette fut envoyé aussitôt au prince de Condé, alors à Bruxelles, pour lui en donner connoissance. La simplicité qui règne dans cette relation du voyage de Bordeaux exclut toute idée d’invention et de supposition. Dans l’automne de 1646, Marsin, qui avoit été blessé l’année précédente à la bataille de Nordlingen d’un coup de pistolet dans le bras, n’étoit pas encore guéri. Les médecins lui ordonnèrent de mettre son bras malade dans la vendange pour le fortifier. « Il vint donc, dit madame de La Guette, habiter notre chaumière, six semaines durant. Il y avoit grande cour chez nous pendant tout ce temps-là, car bien des gens se tenoient heureux de l’approcher. Je faisois les honneurs de la maison le mieux qu’il m’étoit possible. Quand tout le monde étoit retiré, M. de Marsin, mon mari et moi, nous nous entretenions de toutes choses familièrement. C’étoit un grand avantage pour moi ; car il étoit fort spirituel et ne parloit le plus souvent que d’affaires considérables. » Quel thème pour un romancier ! Madame de La Guette ne pense pas seulement qu’il y ait à en dire autre chose. Elle n’ajoute pas un mot aux lignes que nous venons de reproduire.

Mais si elle n’a garde de toucher pour aucune raison et dans aucune circonstance à des faits qui lui soient étrangers, elle est toujours exacte dans ce qu’elle écrit. Elle ne se trompe jamais sur les personnes. Nous avons pu retrouver à peu près toutes celles qu’elle nomme, bien que plusieurs n’aient peut-être laissé que dans la Gazette des traces de leur passage. Elle a incontestablement une connoissance parfaite des lieux à travers lesquels elle promène ses lecteurs, surtout du petit canton de la Brie où, suivant les Mémoires, sa vie presqu’entière s’est écoulée. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce qu’elle raconte des deux pointes que le duc de Lorraine fit en France avec son armée pendant l’année 1652. On peut aisément avoir la preuve de ce que nous avançons, en suivant d’après elle les mouvements des deux armées sur la carte de Cassini.


Qu’il nous soit permis de le dire, on n’a pas jusqu’à présent accordé à madame de La Guette une attention suffisante. De là vient qu’on a voulu douter de l’authenticité de ses Mémoires, et aussi qu’on s’est fait une idée sinon absolument fausse, du moins très-incomplète de son caractère. Quelques-uns n’ont vu en elle qu’une femme vaillante, dans l’acception que ces deux mots avoient en son temps ; d’autres, moins indulgents, l’ont appelée une virago. Il est vrai qu’elle avoit des prétentions très-arrêtées à la virilité. Aucune louange ne l’a plus flattée que celle qui l’a comparée à madame de Saint-Balmont, et peut-être la renommée de l’héroïne lorraine a-t-elle contribué à exalter ce que la nature lui avoit donné de mâle courage. En tous cas, les événements qui l’ont comme enveloppée des guerres civiles de la Fronde ont certainement jeté son esprit dans les exagérations dont sa mémoire est restée chargée. À cette époque les femmes des gentilshommes campagnards avoient dû se familiariser avec les périls ; et nous croyons qu’il y en avoit beaucoup qui étoient de la même trempe que madame de La Guette. Tout château, toute maison qu’entouroit une cour fermée d’un mur de pierre, étoit, pour ainsi parler, une forteresse. Les villageois y trouvoient toujours, contre les violences des gens de guerre, un refuge d’autant plus assuré que les chefs des armées ne manquoient guère d’y envoyer d’avance des sauvegardes. En l’absence du mari, c’étoit la femme qui avoit le commandement de la place, et elle savoit à l’occasion payer hardiment de sa personne. Madame de La Guette a rempli plusieurs fois ce devoir à Sussy. On verra dans les Mémoires que la soumission des paysans et le respect même des soldats en diminuoient grandement les dangers. Même dans les troubles civils, les supériorités sociales gardoient une autorité qu’on ne bravoit pas trop ouvertement parce qu’on ne croyoit pas pouvoir le faire avec impunité.

À le bien prendre donc, madame de La Guette avoit en effet le courage de sa condition, si ce n’est qu’elle le gâte un peu par les exagérations de son langage ; et elle représente assez exactement cette classe de femmes nobles qui habitoient leurs maisons des champs, pendant que leurs maris étoient attachés aux armées. Elle avoit les qualités qui se développent dans les habitudes de la vie champêtre, de cette vie libre, active, laborieuse, de cette vie en plein air, sous la chaleur du soleil et sous le souffle du vent, où l’homme souvent isolé a besoin de se replier sur lui-même pour se rendre compte de sa puissance. Elle avoit l’indépendance de l’esprit, la force du caractère, la sensibilité du cœur. Pendant que son mari étoit engagé dans le parti du prince de Condé, elle tenoit, elle, pour le roi, et elle écrit dans ses Mémoires : « L’on ne doit jamais quitter le service de son roi, quoi qu’il advienne et sous quelque prétexte que ce puisse être. » Aucun événement n’a été capable de l’accabler. Elle a supporté, sans plier un seul jour, le poids de ses propres malheurs et de la disgrâce de M. de La Guette. Les revers de fortune l’ont trouvée insensible en toutes rencontres. M. de La Guette étant revenu de Catalogne « légèrement de bourse et d’autre chose » parce qu’un de ses gens l’avoit volé ; « cela ne me surprit point, dit-elle ; car tous ceux qui font profession de gens d’honneur n’amassent jamais rien à l’armée que de la réputation, qui, à mon avis, est le plus grand avantage que l’on puisse avoir. » Nous avons parlé de sa passion pour son mari. Sa tendresse pour sa mère et pour ses enfants, pour son fils premier-né surtout, n’étoit pas moins grande. Quand la mort l’a frappée dans ces objets de ses meilleures affections, elle a eu de ces élans de douleur qui n’inspirent peut-être pas plus de pitié que d’épouvante ; mais la religion a versé sur les plaies de la fille, de l’épouse, de la mère désolée le baume de ses consolations et de ses espérances ; elle en a calmé les irritations ; car madame de La Guette étoit sincèrement, solidement chrétienne, comme on l’étoit au XVIIe siècle. « Dieu me fit la grâce, dit-elle en racontant les derniers instants de M. de La Guette, que je l’exhortai d’une façon tout extraordinaire à passer de cette vie en l’autre avec une grande confiance en la bonté et miséricorde de Jésus-Christ. J’aurois souhaité de tout mon cœur que nous nous en fussions allés de compagnie ; mais Dieu ne le voulut pas, et il fallut boire ce calice sans murmurer contre l’ordre de la Providence. » Il y a dans le récit de la mort de son fils Louis une prière si admirablement remplie des sentiments d’une pieuse soumission à la volonté divine qu’elle s’élève jusqu’à l’éloquence. C’est par ces endroits-là surtout que vaut madame de La Guette ; et ses Mémoires valent plus encore comme peinture de mœurs, comme expression d’une portion de la société qui n’a pas encore eu, que nous sachions, ses chroniqueurs, que comme document historique, quoique son témoignage sur des faits d’une certaine importance, pour répéter les paroles de M. Leber, soit toujours très-bon à recueillir.


Madame de La Guette avoit rejoint son fils aîné en Hollande dans l’année 1672. De dix enfants qu’elle avoit eus, quatre seulement lui restoient alors : deux fils officiers au service des États-Généraux, une fille religieuse en France et une autre fille établie à La Haye auprès de la femme de Louis. Il paroît qu’elle n’avoit plus une affection qui la rappelât dans sa patrie ; peut-être s’étoit-elle détachée de tout intérêt en aliénant son patrimoine, quoiqu’elle ne le dise pas. Malgré la cruelle affliction qui lui fut infligée par la perte du fils en qui avoit espéré sa vieillesse, elle continua de demeurer sur la terre étrangère. On peut croire qu’elle y est morte. C’est là qu’elle a écrit ses Mémoires ; c’est là aussi qu’elle les a publiés ; car il résulte évidemment de l’Avis du libraire au lecteur qu’ils ont été imprimés de son vivant, avec son consentement sans aucun doute, avec sa participation peut-être. Elle devoit être dans sa soixante-huitième année. À cette époque, il ne venoit guère de la Hollande que des romans licencieux ou des pamphlets. C’étoit à peu près le temps de l’Europe esclave, du Suisse désintéressé, du Christianissimus christianandus, de la Politique du clergé de France, etc. Les Mémoires de madame de La Guette ont pu être confondus avec les productions insolentes des haines protestantes et des jalousies étrangères sous lesquelles gémissoient les presses hollandaises. Si on veut prendre garde que cinq ou six jours après son arrivée à La Haye, elle eut le spectacle des flottes françoise et angloise combinées devant Scheveling et que ses récits se terminent au temps de la prise de Maestricht, on comprendra que la fortune de son livre en France n’a pu être que médiocre.

Les Mémoires n’ont eu jusqu’ici qu’une édition, celle de Hollande. L’édition que nous donnons est la seconde. Nous nous sommes appliqué à la purger des fautes nombreuses qu’a accumulées dans la première la typographie batave ; nous avons fixé les dates avec soin, relevé les noms et les qualités des personnes, annoté les passages qui nous ont paru avoir besoin d’éclaircissements ; nous avons ajouté à la fin du volume une table alphabétique des noms d’hommes et des noms de lieux ; enfin nous n’avons rien négligé pour faire que notre édition fût véritablement nouvelle.


Moreau.


P. S. L’impression de notre volume étoit entièrement terminée quand M. Ravenel, dont l’obligeance est toujours parfaite, a bien voulu nous faire la communication suivante :

Il a trouvé, dans les registres de la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, l’acte de mariage du comte de Marsin avec Marie de Balzac d’Entraigues. Parmi les témoins du comte figure Jean Mariot, écuyer, sieur de La Guette, capitaine de chevaulegers et maître-d’hôtel ordinaire de Sa Majesté.

Or, madame de La Guette raconte très longuement que c’est elle qui a marié le comte de Marsin, qu’elle a assisté à la célébration du mariage et au repas de noces : « Les dames, ajoute-t-elle, furent coucher madame la comtesse de Marsin ; et M. le duc de Montausier lui annonça dans sa chambre monsieur son mari ; après quoi toute la compagnie se retira. Nous en fîmes de même, mon mari et moi. »

Voilà donc encore un récit des Mémoires que confirme un acte authentique.

Ce n’est pas tout : madame de La Guette dit que son mari étoit maître-d’hôtel ordinaire de Louis XIV ; on vient de voir qu’en effet M. de La Guette a pris dans l’acte de mariage la qualité de « maître-d’hôtel ordinaire de Sa Majesté. »

Mais dans l’acte de son inhumation il est appelé Jean Marius, tandis que l’acte de mariage le nomme Jean Mariot. Où est l’erreur ? car il y en a une d’un côté ou de l’autre ; à moins qu’il n’y en ait deux. Peut-être, en effet, auroit-il fallu écrire Mario sans t. On trouve assez fréquemment ce prénom dans les registres de l’état civil du même temps. Au reste, les erreurs de ce genre, et de plus graves encore, ont toujours été fort communes. L’orthographe des noms propres a subi tous les caprices des copistes. Malheureusement la signature qui se trouve au bas de l’acte de mariage ne peut nous fournir aucune lumière ni se prêter même à aucune conjecture. Le témoin du comte de Marsin a signé simplement La Guette.

Autre différence : L’acte d’inhumation porte autrement dit de La Guette ; l’acte de mariage écuyer sieur de La Guette. Le lecteur choisira. Il remarquera, s’il le veut, que le premier est un acte de l’état civil du sieur de La Guette, qu’il a été rédigé par le curé du lieu que le sieur de La Guette habitoit, où il étoit né peut-être, et qu’au contraire le sieur de La Guette n’étoit au second que partie accessoire, quoique nécessaire ; que le curé qui a fait le mariage ne le connoissoit probablement pas ; qu’il a pu par conséquent, qu’il a dû par courtoisie se contenter des énonciations qui ont été faites devant lui. Nous ne croyons pas, pour nous, avoir rien à changer à ce que nous avons dit dans la préface.

Enfin l’acte trouvé dans les registres de la paroisse de Saint-Jean-en-Grève constate que le mariage du comte de Marsin a été célébré le 19 mai 1651 et non le 22, comme nous l’avons dit dans la note de la page 88.



MÉMOIRES
DE MADAME
DE LA GUETTE

NOUVELLE ÉDITION
Escrits par elle-même.


À LA HAYE
Chez Adrien Moetjens
Marchand Libraire prez de la Cour,
À la Librairie Françoise

1681

AVIS
du libraire au lecteur


e n’est pas sans raison qu’on peut assurer le lecteur qu’il trouvera dans ce livre de quoi contenter sa curiosité dans la diversité des rencontres et des événements qui y sont contenus avec toutes leurs circonstances. Comme Madame de la Guette est connue en ce pays-ci aussi bien qu’en France, je ne doute pas qu’on ne prenne plaisir à lire ses Mémoires, qu’on trouvera non-seulement très-véritables, mais encore assez bien tournés, et bien écrits pour une femme qui ne s’est jamais mêlée de composer des histoires ; je l’appelle femme, bien qu’elle ait une humeur entièrement opposée à celle de son sexe, puisque je lui ai ouï dire plusieurs fois que qui pourroit voir son cœur à nud le trouveroit tout viril et y remarqueroit une générosité qui n’est pas ordinaire aux femmes. Elle a infiniment d’esprit, et elle est capable de plusieurs choses ; ceux qui la connoissent à fonds ne contrediront pas ce que j’avance ; car ils savent ce qu’elle vaut. Pour moi, je me contenterai de l’admirer, et de donner lieu au public de l’admirer aussi comme je fais, en mettant ses Mémoires en lumière.


MÉMOIRES
de madame
DE LA GUETTE




e n’est pas une chose fort extraordinaire de voir les histoires des hommes qui, par leurs beaux faits ou par leurs vertus éminentes, se sont rendus recommandables à la postérité, ou qui ont été élevés ou abaissés selon les caprices de la fortune ; mais il se trouve peu de femmes qui s’avisent de mettre au jour ce qui leur est arrivé dans leur vie. Je serai de ce petit nombre ; et pour commencer l’histoire de ma vie, je dirai que je suis fille d’un homme qui avoit l’estime et l’approbation de toute la noblesse de son pays, et même de quelques princes qui luy faisoient l’honneur de le considérer. C’estoit un des beaux esprits de son temps et beaucoup recherché pour son bon conseil, parce qu’il étoit universel. Son père étoit un cadet de Normandie de la race des Meurdrac[2] dans le Cotentin, qui est une ancienne noblesse du pays, et même si ancienne que monsieur le marquis de Flamanville[3], dernier mort, m’a dit plusieurs fois qu’il connoissoit bien mon extraction, et que la maison de Matignon[4] et la sienne étoient plus nouvelles. Ma mère étoit parisienne, d’assez bonne famille ; son père étoit de robe dans le Parlement[5]. C’étoit une très-honnête et habile femme, puisque par ses soins et par son économie elle a laissé en mourant sa maison assez opulente.

Quand Dieu m’eut fait la grâce de me mettre au monde, qui fut l’année mil six cent treize, le vingtième de février[6], elle eut assez de charité et de bon naturel pour me vouloir nourrir elle-même, quoy que cela ne soit pas ordinaire en France aux gens qui ne sont pas du commun. Je luy en ai rendu un million de grâces avec beaucoup de raison, parce que je puis dire qu’il n’y a point de femme qui soit d’un meilleur tempérament, ni qui ait moins d’infirmités que moy. Elle m’éleva donc, cette bonne mère ; et sitôt que je fus hors de l’enfance, elle commença à me donner de petits soins dans sa maison, et me faisoit toujours rendre compte de ce qu’elle m’avoit commandé. Il n’y a rien qui ouvre tant les esprits des jeunes filles que de les faire agir de bonne heure, et je conseillerois à toutes les mères d’en faire de même ; car, outre que cela les rend intelligentes, cela empêche aussi l’oisiveté, qui est un vice que notre sexe doit fuir plus que la peste. Ayant atteint l’âge de dix ou douze ans, je fus envoyée à Paris chez un frère de ma mère pour me façonner un peu et m’ôter mon air campagnard. On me fit venir des maîtres pour apprendre ce qu’une demoiselle doit savoir ; et à mon retour chez mon père, il crut que j’avois assez bien employé mon temps ; car il avoit tant de bonté pour moy, que tout ce que je faisois lui étoit agréable ; et même, comme mon humeur a été toujours martiale, je le priai de me donner un maître d’armes, ce qu’il m’accorda. J’avoue que je n’avois point plus de satisfaction que lorsque je tenois le fleuret en main. En exerçant ce métier avec mon maître, le poignet me devint assez ferme. Il y avoit deux jeunes gentilshommes dans notre voisinage qui venoient souvent visiter mon père. L’un s’appeloit du Buat et l’autre Varanne, cousins-germains. Je leur faisois toujours quelque défi touchant le fleuret. Ils avoient assez de complaisance pour se mettre en garde, et parer mes coups. Je m’y échauffois tout de bon, et l’on ne se séparoit point que je n’eusse donné quelque botte. Mon père, qui y étoit présent, y prenoit un plaisir extrême. Quant aux pistolets et fusils, je m’en demêlois assez pour faire feu et tirer juste. Outre ces divertissements, j’avois l’avantage d’avoir les plus belles voisines pour compagnes que l’on pût voir en ce temps-là. Nous nous assemblions presque tous les jours. C’étoient trois beautés blondes, mais dans la dernière perfection et du corps et de l’esprit. L’une se nommoit mademoiselle de Varane[7] ; l’autre, mademoiselle de Fleuri, et la dernière mademoiselle de Quinsi. Tous nos passe-temps aboutissoient à des petits divertissements, tels que sont la guitare, le chant, la promenade, les collations et les bains dans la petite rivière d’Yerre, dont l’eau est la plus claire qui se voie, et la plus bienfaisante. J’y admirois ces beautés avec plaisir, et je crois que si Cupidon s’y fût rencontré, il n’auroit pas été moins sensible à leurs charmes qu’à ceux de Psyché. J’allois aussi fort souvent au château de Grosbois auprès de ma sœur aînée[8], qui en avoit épousé le capitaine ; et je fus si heureuse que madame la duchesse d’Angoulême[9], à qui appartenoit le château, me prit en affection. C’étoit cette grande duchesse, fille du connétable de Montmorency, la merveille de son temps et une des plus sages princesses que la terre porta jamais. Là je commençai à voir le grand monde, et j’y prenois un singulier plaisir. Cela m’étoit fort avantageux, parce que j’en ai un peu profité depuis, ayant su me tirer de la presse selon les occasions. Mais enfin les choses ne sont pas toujours stables ; la plus belle vie et la plus tranquille est sujette à des traverses, et à plusieurs sortes d’incidents ; l’on en verra assez dans la mienne.

Mon père, qui ne songeoit qu’à mon établissement par un mariage, commença à écouter plusieurs partis qui se présentèrent ; car chacun sait que quand on a du bien, l’on ne manque pas de prétendants. Il me fit assez de propositions différentes sur ce sujet, et vouloit bien me donner la connoissance de tous ceux qui me faisoient l’honneur de me rechercher, afin d’en dire mon petit sentiment, qui étoit toujours fort éloigné du sien ; et quand on me parloit de mariage, on me faisoit un sensible déplaisir. Je suppliai donc mon père et ma mère de ne m’en plus parler ; ce qu’ils eurent la bonté de m’accorder, jugeant bien que rien ne pressoit, puisque j’étois encore fort jeune. Je demeurai contente et satisfaite, continuant la même sorte de vie, qui n’étoit pas des moins agréables ; mais un jour que ma mère alla rendre ses respects à madame d’Angoulème, je vis dans la chambre de cette princesse un homme fort bien fait, qui me regarda beaucoup. Cela me donna la curiosité de m’informer qui il étoit. Ma sœur m’apprit que c’étoit un gentilhomme que monsieur d’Angoulême[10] aimoit, et dont quantité de gens faisoient cas. Je m’en retournai chez mon père, mais non pas si libre que j’en étois sortie, parce que cet homme si bien fait me flattoit toujours l’idée et me donnoit de l’inquiétude sans savoir pourquoy. Je l’ay sçu du depuis ; car je l’aimai assez pour en faire mon mary, comme l’on verra dans la suite. La rencontre fut pareille de son côté ; les regards si fréquents qu’il me faisoit formèrent dans son âme une idée si avantageuse pour moi, qu’il n’y a eu que la mort qui l’ait pu détruire. Il fut donc question de me déclarer ses sentiments, et ce fut pour parvenir à son dessein qu’il fit amitié avec mon beau-frère, afin de s’introduire chez nous. Il y vint rendre visite, et mon père le reçut fort agréablement, parce que tous les gens d’honneur y étoient les bien-venus. Je laisse à penser dans quelle émotion je pouvois être de voir cette personne que j’estimois beaucoup. Hors le salut, il ne me dit rien ce jour-là. L’amour agissoit fortement pour tous deux ; ses visites devinrent fréquentes ; et il fut assez heureux pour rencontrer une heure favorable pour me déclarer sa passion ; ce qu’il fit de la manière la plus obligeante du monde. Il avoit beaucoup d’esprit, beaucoup d’amour et étoit fort éloquent, ce qui m’embarrassoit assez, ne pouvant repartir juste à tout ce qu’il me dit dans ce moment ; mais je lui fis bien connoître que j’approuvois son dessein et que je me tiendrois heureuse si mon père le vouloit approuver aussi, parce que j’y étois absolument résolue ; et même je lui dis qu’il se pouvoit assurer de ma constance, qui lui seroit toujours favorable, quoi qu’il pût arriver. Il étoit si transporté de joie qu’il ne se sentoit presque plus. Il me dit les paroles du monde les plus reconnoissantes, et m’assura de sa foy et de sa fidélité, qui fut inviolable. Il se passa quelque temps sans qu’il en parlât à mon père ; et même il s’en retourna à l’armée, ne jugeant pas à propos de luy en parler pour cette fois. Il m’aimoit beaucoup ; mais la guerre étoit son attache principale, et tous ceux qui l’ont vu dans les occasions, en peuvent rendre témoignage ; car l’on parloit assez souvent du sieur de la Guette, qui étoit son nom. Le roy Louis treizième lui donna la compagnie de chevau-légers de feu monsieur le marquis de la Luzerne[11], qui étoit de ces belles compagnies d’ordonnance[12] en ce temps-là ; et le roi Louis quatorzième le gratifia ensuite pour ses bons services d’une place de maître d’hôtel ordinaire du roy, d’une d’aide de camp[13] dans ses armées et de maréchal de batailles[14]. Je dis ces choses afin que l’on voye que je ne m’étois point trompée dans mon choix, puisque deux si grands rois ont eu de la considération pour luy. Cette première absence me fut assez rude, et tous mes divertissements avec mes belles voisines m’étoient presque à charge. Je ne recherchois plus que la solitude pour rêver à cet objet, et moi qui avois été la plus gaie et la plus enjouée de toutes les filles, je devins la plus mélancolique du monde, et j’étois à charge à tous ceux qui me voyoient. Mes trois compagnes se marièrent en ce temps-là et furent emmenées hors du pays. Je demeurai donc seule dans mon chagrin, sans oser dire ce qui le causoit. Je fis cependant amitié avec une jeune veuve qui n’étoit pas des plus sottes ; ce qui soulagea beaucoup ma douleur, parce que, insensiblement et avec le temps, je lui en dis la cause, la croyant assez discrète pour le taire. C’est une chose bien douce que d’avoir une confidente à qui l’on peut tout dire. Je le pouvois faire avec d’autant plus d’assurance, que mon amour étoit chaste et honnête. Le sieur de la Guette, de son côté, n’étoit pas moins agité que moi, et je puis dire qu’il l’étoit beaucoup plus, étant absolument possédé par deux puissances : Mars et l’Amour. L’Amour le pressoit de revenir promptement auprès de moi, dans la crainte qu’il avoit que l’on ne me mariât à quelque autre ; et Mars, de son côté, lui faisoit connoître le service qu’il devoit à son roi, et qu’un homme sans réputation est un corps sans âme. Je suis bien de ce sentiment-là ; car ces gens qui n’ont point de cœur sont indignes de vivre. Il demeura donc à son devoir jusqu’à la fin de la campagne. L’armée étoit en Lorraine : c’étoit dans le temps de l’affaire de Nancy[15]. Il s’avisa de m’écrire la lettre du monde la plus touchante. Comme j’avois un grand penchant à l’aimer, je n’eus pas peine à y répondre ; et même je lui donnai adresse chez ma veuve pour me faire savoir de ses nouvelles tout autant qu’il pouvoit, ce qui arrivoit fréquemment. Elle étoit très-fidèle à me les remettre en main. Il n’y avoit pas un mot et pas une syllabe que je ne lus et ne relus mille fois. J’en faisois part à ma confidente, et toutes deux nous admirions le style, car il couchoit parfaitement bien par écrit. C’étoit un grand soulagement pour moi que de recevoir de ses lettres ; et même en ce temps le grand chagrin qui me dévoroit commença à se dissiper. Je repris mes divertissements ordinaires, en attendant le retour de mon amant.

Mon père, qui étoit persécuté de gendres prétendants, m’en disoit toujours quelque mot à la traverse, quoiqu’il m’eût promis de ne m’en plus parler. Mais comme les pères sont nos supérieurs, ils ne nous tiennent parole que tant qu’il leur plaît ; et nous devons toujours écouter ce qu’ils nous disent, avec respect, puisqu’ils ne recherchent que notre avantage. Il en fut tout autrement à mon égard. La forte inclination que j’avois pour le sieur de la Guette me porta à la désobéissance, ce que les filles bien nées ne doivent jamais faire. Il est vrai que ma mère et ma sœur approuvèrent mon choix, et qu’elles me fortifièrent de plus en plus dans ma résolution, le jugeant digne de moi. Il revint donc de l’armée dans le temps que l’on conduisit madame la duchesse de Lorraine à Paris[16], où il eut l’honneur de l’accompagner ; et aussitôt après il vint chez nous pour poursuivre son dessein et faire sa déclaration à mon père, qui le recevoit toujours parfaitement bien, ne sachant point le sujet de ses visites, qui durèrent encore quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin il parla tout de bon. Mon père l’écouta attentivement, et ensuite lui fit le remercîment le plus honnête qu’il put, lui disant qu’il étoit fort fâché de ce qu’il ne le pouvoit accepter, parce qu’il s’étoit engagé de parole à un autre, et le supplia de n’y plus songer davantage, et luy dit qu’il lui auroit toujours la dernière obligation et que j’étois une personne qui ne le méritoit pas. Mais comme le sieur de la Guette étoit l’homme du monde le plus violent, il reçut ce refus d’une étrange manière. Il se mit à jurer et à tempêter horriblement, disant qu’il sauroit bien dégager mon père de sa parole. Mon père, qui n’étoit pas d’humeur à souffrir de tels emportements, luy repartit qu’il n’en seroit point autre chose. Tout ce tintamarre-là dura plus d’une heure dans son cabinet : l’un à déclarer ses sentiments, l’autre à les combattre. Ma mère et moi nous étions dans une salle en attendant le retour du cavalier ; il y entra avec la plus grande furie du monde, disant que mon père l’avoit refusé, mais qu’il se sauroit bien satisfaire et qu’il étoit résolu de tuer jusqu’à la septième génération, et qu’il commenceroit par moi. Ces fleurettes-là n’auroient pas été fort agréables à une personne qui auroit eu de la timidité ; mais cela ne me servoit qu’à le considérer davantage, puisque je jugeai par là qu’il m’aimoit d’une façon tout extraordinaire, et que l’excès de son amour lui faisoit dire toutes ces choses. Bien que ma mère fût saisie d’un grand tremblement, elle fit néanmoins tout ce qu’elle put pour l’adoucir, lui faisant espérer qu’elle parleroit à mon père en sa faveur. Ces bonnes paroles calmèrent un peu l’orage ; il resta là encore un moment, et prit congé de nous pour s’en retourner à Sussi[17], en Brie, où il faisoit son séjour quand il étoit au pays. Notre demeure étoit à une lieue de Grosbois, au village de Mandre[18]. Quand il fut sorti du logis, mon père vint à son tour faire des menaces, et me dit nettement qu’il me défendoit de le voir ; qu’il ne vouloit pas pour gendre un homme si emporté, et qu’il n’en fût plus parlé. Nous demeurâmes muettes, ma mère et moi ; elle par discrétion, et moi par respect.

Je ne manquai pas ensuite de voir ma confidente aussitôt que j’en eus le temps, pour lui décharger mon cœur ; car je n’étois pas résolue d’en demeurer là, comme mon père prétendoit, puisque la Providence divine en avoit ordonné autrement.

Je fis savoir de mes nouvelles au sieur de la Guette par ma veuve. Je lui mandai au long tout ce qui m’avoit été dit et l’assurai de ma constance, qui étoit la seule chose sur quoi il faisoit fond ; car il doutoit de la bonne intention de ma mère, ayant fort bien reconnu que mon père étoit le maître chez luy. Il se rendit chez la confidente pour y pester à son aise et m’écrire quelque billet, puisqu’il n’y avoit plus lieu de nous voir, selon les apparences ; mais comme il n’étoit pas homme à se rebuter, il en cherchoit toutes les occasions ; et un jour entre autres il entra au logis par surprise, quoiqu’il y eut bon ordre pour l’en empêcher. Il s’en alla au cabinet de mon père, le pistolet à la main, se jeta à ses pieds et lui dit en deux mots : « Monsieur, il me faut mademoiselle votre fille pour femme ou la mort. » Il lui présenta son pistolet, et lui dit : « Il y a trois balles là dedans ; vous n’avez qu’à faire jouer le ressort. » Mon père fut fort surpris de cette harangue et ne savoit que luy répondre, car il le voyoit dans le dernier transport. Néanmoins, il fut invincible ; et le pauvre La Guette ne put obtenir que la continuation d’un refus, hors une chose qu’il lui accorda après l’en avoir requis plusieurs fois, qui étoit de me parler un quart d’heure en présence de ma mère. Cela fut fait, et je puis dire que tous les mots qui s’y dirent n’y furent point inutiles. Mon père entra sur les entrefaites et me dit : « voilà un cavalier qui a de la bonne volonté pour vous. Je n’y veux pas entendre ; je vous défends de l’aimer ; » et il lui dit ensuite : « Monsieur, vous pouvez prendre congé de la compagnie ; n’y revenez jamais. Je suis votre serviteur » et nous quitta. Il se fallut donc séparer malgré nous ; mais ce que nous avions dit, étoit dit. Il monta à cheval et partit de la main comme un foudre. Je crois que son pauvre animal en eut de bons coups d’éperons dans le ventre. Mon père ne m’en fit pas plus mauvaise mine, dans la créance qu’il avoit que je lui obéirois. Le sieur de La Guette resta encore quelque temps dans le pays. Il voyoit notre veuve fort souvent pour apprendre de mes nouvelles et me donner des siennes ; mais il eut ordre de retourner en Lorraine. Dès qu’il fut parti, je le dis à ma mère, afin que mon père en fût averti. Il en eut bien de la joye ; je n’en fis paroître aucun chagrin. À quelque temps de là je demandai congé d’aller voir ma sœur et d’y rester deux ou trois mois. On me l’accorda facilement. Je trouvai à Grosbois cette illustre princesse dont j’ay parlé, et madame la comtesse d’Alais[19] sa belle-fille, qui est madame la duchesse d’Angoulême d’aujourd’hui, qui ne cède à personne pour son rare mérite, et dont la piété, entre ses autres vertus, fait le principal caractère. J’avois l’honneur de leur rendre mes très-humbles respects tous les jours ; et je puis dire qu’elles m’aimèrent l’une et l’autre. Elles avoient des filles d’honneur fort sages et fort spirituelles. Nous nous voyions à tous moments et avions la satisfaction de nous promener fort souvent dans ce parc tant renommé pour la quantité des bêtes fauves qui y étoient, et pour ses belles allées à perte de vue. L’on s’y entretenoit avec plaisir ; et l’on jouoit à mille petits jeux d’esprit. Monsieur le duc d’Angoulême, qui aimoit la chasse éperdument, y couroit le cerf fort souvent, et les dames en avoient tout le passe-temps. Je n’en quittois pas ma part, parce que ç’a été une de mes passions dominantes. Au retour de la prise du cerf, il y avoit un extrême plaisir d’en voir faire la curée et d’entendre sonner un grand nombre de cors pour animer les chiens, qui faisoient un clabaudis le plus grand du monde dans le chieny[20]. Il faisoit dangereux de se trouver à l’ouverture de la porte ; car ils couroient avec furie pour manger ce qui leur étoit préparé sur la nappe du cerf[21].

Cependant je recevois toujours quelques nouvelles de mon futur époux qui ne m’étoient pas désagréables. Mon père, de son côté, étoit bien aise de m’avoir. Il jeta enfin les yeux sur un qui étoit fort à son gré, à cause qu’il avoit beaucoup de bien. Tous les pères en sont logés là ; et je trouve qu’ils ont raison, car il y a plaisir quand la marmite joue son jeu. Il falloit donc m’en retourner au logis sans savoir pourquoi. Ma mère ne m’en dit rien, parce que mon père le lui avoit défendu. Je vis ma confidente à mon ordinaire, tantôt chez elle, tantôt chez nous. Elle y étoit bien venue, et l’on ne savoit pas notre intrigue. Un soir que nous nous promenions dans nos enclos, mon père, ma mère et moi, il y vint un laquais de madame l’abbesse de Gersi[22], que l’on appeloit madame de Vatan[23]. Il présenta un billet à mon père. Aussitôt qu’il en eut fait la lecture, il lui dit : « Mon amy, dites à Madame que je ne manquerai pas de me trouver demain chez elle avec ma femme et ma fille ; » puis s’adressant à nous, il dit : « C’est une religieuse qui va prendre l’habit ; elle nous prie de nous trouver à la cérémonie. » Il y fallut donc aller, quoique je fisse toute chose pour m’en défendre. En arrivant nous allâmes droit à l’église. Dix heures étant sonnées, et, ne voyant pas de préparation, je demanday à une tourrière si la cérémonie commenceroit bientôt ; elle fut surprise et me dit : « Mademoiselle, quelle cérémonie ? » — « De cette bonne fille, lui dis-je, qui va prendre l’habit. » Elle demeura interdite et ne savoit que me répondre ; mais dans le moment, il entra trois cavaliers la botte levée[24], dont un vint droit à nous pour nous saluer. C’étoit un gentilhomme d’auprès de Melan, nommé Voisenon[25], bon ami de mon père ; les deux autres, un peu éloignés, nous saluèrent du chapeau. Mon père, qui étoit auprès de madame l’abbesse, la quitta pour venir à l’église, ou il trouva ces messieurs ; il y eut grandes caresses de part et d’autre. La messe commença, et aussitôt qu’elle fut achevée, l’aumônier nous conduisit au parloir, où nous trouvâmes le couvert mis ; et incontinent après l’on servit. Chacun prit place. L’on me mit auprès d’un de ces trois cavaliers, qui étoit un jeune gentilhomme assez bien fait et qui prenoit grande peine à me servir de ce qui étoit sur la table. Madame l’abbesse étoit de l’autre côté de la grille, qui régaloit ses hôtes fort agréablement par sa bonne chère et par son bon visage. Elle étoit fort généreuse et faisoit les choses de bonne grâce ; et tout cecy à la considération de mon père, qu’elle vouloit obliger comme étant son ami. Aussitôt qu’on fut hors de table, mon père me dit : « Suivez-moi » et me mena dans un petit jardin pour me dire : « Avez-vous bien regardé ce jeune gentilhomme qui étoit auprès de vous ? Je vous recommande de le recevoir de bonne grâce, parce que j’en veux faire votre mari ; il viendra tout à l’heure. Faites la chose comme je vous l’ordonne, » et se retira sans que j’eus le temps de répondre un seul mot. Le cavalier parut au même moment tout tremblant, comme je crois ; car j’avois les yeux tout en feu de colère. Il me dégaina son compliment avec désordre, et il eut peu de satisfaction de moi. Je lui répondis que je n’approuvois nullement son dessein et qu’il pouvoit se retirer au plus vite, que sa recherche m’offensoit. Il demeura tout interdit, en disant : « Je suis le plus malheureux de tous les hommes. » — « Il est vrai que vous l’êtes, lui dis-je ; car si vous persévérez, je vous perdrai. » Je le quittai brusquement et fus rejoindre la compagnie. Il fut obligé de me suivre avec un visage peu satisfait. L’on demeura là encore quelque temps ; et puis l’on prit congé de madame l’abbesse pour s’en retourner chacun chez soi.

Mon père me fit monter à cheval pour me parler en chemin. « Hé bien ! me dit-il, ma fille, que dites-vous de ce jeune gentilhomme ? vous serez heureuse ; c’est un fils unique qui a de grands biens, et qui vous aimera infailliblement. J’aurai de la joie de vous voir en ménage : n’y consentez-vous pas ? » Tout me frémissoit à ces paroles ; et je ne savois que répondre. Je le suppliai enfin de ne me point presser là-dessus, et lui dis que je me trouvois si heureuse auprès de lui, que j’étois résolue de ne le quitter jamais. Il me repartit : « Vous êtes une sotte ; vous ne connoissez pas votre avantage ; je passerai outre. Je vous donne seulement huit jours pour vous déterminer. » Je n’eus pas le petit mot à dire, espérant que ma mère détourneroit l’orage qui me menaçoit. Je la fus trouver le lendemain à sa chambre, et je me jetai à ses pieds pour la conjurer d’avoir compassion d’une misérable qu’on vouloit forcer à prendre un homme, et qu’elle-même savoit bien que je n’aurois jamais d’inclination que pour le sieur de La Guette. Elle me dit : « Ne vous mettez pas en peine. Je porterai votre père à remercier ces messieurs et le prierai de vous laisser en repos. » Elle eut assez de pouvoir pour l’obtenir, si bien qu’on ne me parloit plus de rien ; et je vivois contente. Il fallut pourtant donner avis à notre guerrier de tout ce qui s’étoit passé. Il étoit au siège de La Motte en Lorraine[26] et ne pouvoit pas quitter que la place ne fût rendue, ce qui arriva incontinent après qu’il eut reçu de mes nouvelles. Il obtint congé du général et s’en revint à tire-d’aile au pays pour écarter tous ceux qui lui pourroient faire obstacle, et pour gagner mon père s’il y avoit moyen. Je sus bientôt son arrivée et ne m’en vantois pas, car notre veuve alloit et venoit. Il rechercha toute sorte de voies pour tâcher de gagner mon père ; et même monsieur le duc d’Angoulême, fils du roi Charles neuvième, prit la peine de lui en parler plusieurs fois. C’étoit le prince du monde le plus bienfaisant ; il aimoit le sieur de La Guette ; il ne haïssoit pas mon père, et il souhaitoit que la chose se fît. Mon père, qui ne manquoit pas de respect pour ce grand prince, n’y vouloit cependant jamais consentir, et supplia son altesse de luy vouloir pardonner et de luy ordonner toute autre chose, quoy qu’il sût fort bien que le sieur de la Guette valoit tout ce qu’un galant homme peut valoir. Nous étions en d’étranges peines de voir que notre mariage reculoit plutôt que d’avancer. Après y avoir employé le vert et le sec, comme l’on dit, nous nous résolûmes donc de nous marier et de terminer ainsi notre affaire. Il fallut avoir une dispense de monsieur l’archevêque de Paris et un plein pouvoir au curé de ma paroisse de nous donner la bénédiction nuptiale après la publication des bancs. Nous prîmes jour, monsieur de La Guette et moy, avec la permission de ma mère, d’en faire la cérémonie ; il amena avec lui six de ses amis pour servir de témoins, dont mon beau-frère estoit du nombre. Nous fûmes mariez à deux heures après minuit, et ensuite l’on dit la messe. L’église étoit tout devant notre logis. Mon père ne sut rien de tout ce qui se passoit et dormoit paisiblement. La messe étant achevée, mon mari et mon beau-frère me présentèrent la main pour me mener au logis et me quittèrent tout aussitôt, afin de rejoindre leurs amis au plus vite, parce qu’ils venoient de faire un coup assez hardi et assez dangereux, ayant affaire à un homme qui les pouvoit perdre tous. Pour moy, je m’en allai paisiblement me coucher sans aucune crainte ; tout ce que je fis, ce fut de dire à la fille qui m’avoit suivie de tenir la chose secrète, parce qu’elle couroit risque de la vie. La pauvre fille fut tout le reste de la nuit en pleurs et en larmes. Elle avoit grande raison de craindre, car l’on est fort rigoureux en France à l’endroit de ceux qui assistent à ces sortes de mariages qui se font contre la volonté des pères ; et je ne conseillerai jamais à aucune fille de faire ce que j’ai fait, car j’ay connu depuis que c’est une grande faute que la désobéissance sur le fait du mariage. J’en ai demandé pardon à Dieu du plus profond de mon âme. Nous passâmes quinze jours de la sorte sans que mon père sut aucune nouvelle de ce qui s’étoit passé. On lui avoit seulement donné avis qu’il prît garde à moi ; que le sieur de La Guette avoit dessein de m’enlever. Cela lui donna beaucoup d’inquiétude, et il me commanda absolument de ne pas sortir de ma chambre qu’il n’en ordonnât autrement. J’étois donc prisonnière, non pas de guerre, mais d’amour, puisqu’il étoit cause que l’on me traitoit de la sorte ; mais de ce bel amour chaste et pudique, car mon mary dans sa recherche m’avoit toujours fait espérer que nous vivrions comme frères et sœurs et que ma virginité me seroit conservée. C’étoit là ma créance ; ce qui m’obligea de passer outre ; car si j’avois cru coucher auprès d’un homme, je ne me serois jamais mariée. L’on voit par là l’état de ma simplicité, et comme j’allois tout à la bonne foy. Plût à Dieu que toutes les filles fussent dans la même disposition ! elles ne seroient pas savantes comme elles sont, et conserveroient leur réputation, qui est le trésor le plus précieux que l’on puisse posséder. Je suis ennemie mortelle de l’infamie et ne fais cas que de la vertu.

Dans le temps de ma prison, il vint un gentilhomme, lieutenant de la garde écossoise, nommé M. de Nièvre, me rendre visite. Il étoit ami de notre maison, et il me dit qu’il venoit de faire une proposition de mariage pour moi à mon père, d’un neveu de M. des Cures[27], grand maréchal des logis de la maison du roi, et que ce seroit bien mon avantage et que je ne devois plus songer au sieur de la Guette ; que mon père ne consentiroit point à notre union, quoi qu’il pût arriver, et souhaitoit savoir de moi si j’étois toujours résolue de le vouloir. Je lui témoignai que j’avois changé de sentiment et que je l’assurois que je ne l’épouserois jamais ; et même je lui en donnai ma foi. Je le pouvois bien faire puisque l’affaire étoit déjà consommée. Il me demanda ensuite si j’approuvois sa proposition ; à quoi je repartis que je n’avois plus de volonté, parce que les femmes mariées qui sont sages n’en doivent pas avoir. Il prenoit ma réponse dans un autre sens. Il retourna trouver mon père, lui porta cette bonne nouvelle. Mon père en eut bien de la joie et me la fit paroître une heure après ; car il vint dans ma chambre fort gai et me dit : « Ne vous ennuyez pas dans votre solitude ; vous serez bientôt libre, puisque vous rentrez dans votre devoir ; laissons seulement passer encore quelques jours pour ma satisfaction. « Je lui fis alors une profonde révérence et lui dis qu’il étoit le maître. Mon mari cependant me voyoit quasi toutes les nuits, comme l’on verroit une sœur. Nous nous entretenions de cent choses agréables en la présence de cette bonne fille qui avoit assisté à mon mariage. Mon mari s’ennuya à la fin et me dit qu’il vouloit faire déclarer à mon père tout ce qui s’étoit passé ; et pour cet effet il alla trouver M. le duc d’Angoulême, qui étoit à Saint-Germain auprès du roy, pour lui déclarer notre mariage et le conjurer très-humblement de le faire agréer à mon père. Son altesse fut surprise de cette nouvelle et en témoigna de la joie en même temps. Il faisoit à mon mary l’honneur de l’aimer, comme j’ai déjà dit ; il s’informa de lui si le mariage étoit consommé ; à quoi mon mari répondit que non et qu’il ne me vouloit pas presser là-dessus, parce qu’il m’en avoit donné parole. M. d’Angoulême se mit alors comme en colère et lui dit : « Par le corbleu, vous êtes un plaisant homme ! Si votre beau-père sait votre mariage, il mettra votre femme dans un couvent d’où vous ne la verrez jamais sortir. Partez incessamment et couchez avec elle sans remise. Je seray à Grosbois dans cinq ou six jours ; vous m’y viendrez trouver ; et j’enverrai chercher M. de Meurdrac pour le porter à vous pardonner. » Après une profonde révérence mon mari lui dit : « Monseigneur, j’espère tout de votre bonté. » Il partit là-dessus pour exécuter le conseil de son altesse, et me vint trouver à son ordinaire. Je ne dis point ce qui se passa. On le peut bien imaginer. Enfin le temps s’écoula ; et M. d’Angoulême vint à Grosbois. Il envoya quérir mon père par son écuyer, nommé M. de Rufierre. Mon père monta à cheval aussitôt pour aller recevoir l’honneur des commandements du duc. Aussitôt qu’il fut arrivé, son altesse lui parla de choses indifférentes et ensuite tomba sur notre chapitre, lui disant qu’il s’étonnoit pourquoi il ne faisoit pas notre mariage. Mon père repartit à M. d’Angoulême qu’il n’en avoit point de raison, mais qu’il ne pouvoit se vaincre là-dessus à l’heure même. M. le duc lui dit : « Mon cher ami, l’affaire est faite ; votre fille est mariée ; et la Guette est votre gendre. » Mon pauvre père reçut cette nouvelle comme un coup de foudre. Jamais homme ne fut si surpris ; il perdit le respect devant ce bon prince ; il jura, tempêta et menaça même horriblement, disant qu’il me tueroit dès qu’il seroit au logis. M. d’Angoulême, voyant qu’il ne revenoit point de son emportement, fit dire à mon mari, qui étoit dans une chambre voisine, de prendre une haquenée dans son écurie pour me venir quérir et m’emmener au plus tôt chez luy, cependant que l’on amuseroit mon père. C’étoit un prince qui n’aimoit pas le désordre. Mon mari monta à cheval sans se faire davantage tirer l’oreille. Un valet de pied monta la haquenée, et ils galopèrent tous deux d’une telle vitesse qu’ils se rendirent en une demi-heure de temps chez nous. Je les aperçus de loin ; je courus droit à la porte, pour savoir ce que nous deviendrions. Il n’eut pas plus tôt mis pied à terre, qu’il me dit : « Montez vite à cheval ; il n’y a point de temps à perdre. » Je fus donc alors embrasser ma bonne mère, que je trouvai en larmes, parce qu’elle m’aimoit passionnément, et notre séparation lui étoit sensible au dernier point. Je la consolai le mieux que je pus et suivis mon mari. Nous courûmes le petit galop pour éviter la rencontre de mon père, qui venoit par le même chemin[28]. Nous arrivâmes chez mon mari sans aucune mauvaise rencontre. Il m’y reçut agréablement et m’y dit tant de choses obligeantes que j’oubliai bientôt tout ce que je venois de quitter. Je renonçai à la tendresse d’un père et d’une mère qui m’aimoient autant qu’on peut aimer. Le grand amour et ce grand naturel que mon père avoit pour moi se changea dans la suite en haine. Il prit donc congé de M. d’Angoulême, qui lui donna un gentilhomme pour l’accompagner et pour voir ce qu’il feroit. Le long du chemin, ils ne parlèrent d’autre chose que de mon mariage, mon père étant toujours transporté de fureur. Comme il fut arrivé chez lui, un grand valet lui venant ouvrir la porte, il lui demanda où j’étois. Le pauvre garçon lui répondit en tremblant que M. de La Guette m’avoit emmenée. Il lui appliqua à ces mots un si furieux soufflet qu’il le renversa par terre ; et il l’auroit assommé sur la place sans le gentilhomme qui l’en empêcha. Ma mère survint pour essayer de l’adoucir ; mais il ne l’écouta en aucune manière ; et même il la querella, lui disant qu’il y avoit de sa faute, et que si elle pouvoit être convaincue qu’elle avoit consenti au mariage, il voiroit ce qu’il y auroit à faire ; si bien que la pauvre femme se retira dans sa chambre sans oser répondre un mot ; et le gentilhomme, pendant tout ce tintamarre, s’en retourna à Grosbois.

Je me trouvois fort contente chez mon mari. Nous nous divertissions agréablement ; nous montions à cheval tous les jours pour aller à la chasse ou pour voir la noblesse du voisinage, qui me recevoit de la manière du monde la plus obligeante. Toutes ces douceurs ne durèrent pas longtemps, parce que mon mari fut obligé de s’en retourner à l’armée. C’étoit la campagne du siége de Spire en Allemagne[29]. Notre séparation fut rude ; car je puis dire qu’il m’aimoit d’une façon tout extraordinaire et que j’en étois idolâtre. J’eus le temps pour cette première fois de verser des larmes à mon aise, et de faire la femme au préjudice de ces nobles inclinations et de cette fermeté d’âme qui m’étoit si naturelle et qui me fait même avoir de l’aversion pour celles de mon sexe qui ont trop de mollesse. En effet, j’ai toujours été d’une humeur plus portée à la guerre qu’aux exercices tranquilles de mettre les poules à couver et de filer la quenouille, quoique l’on dise qu’une femme ne doit savoir que cela.

Mon père, après avoir donné quelque temps à sa douleur, je dis douleur parce qu’il est très-sensible à un père absolu, comme étoit le mien, d’avoir été désobéi par une fille qu’il aimoit tendrement, rechercha de se satisfaire par toutes les voies de la rigueur. Il fit décréter contre tous ceux qui avoient assisté à mon mariage, et contre mon mari même. Cela donna de l’épouvante à tous les témoins qui restoient dans le pays. Je devois avoir ma part de cette bourrasque, puisque j’avois trempé plus qu’aucun dans la faute ; mais comme j’ai toujours été intrépide, tout ceci ne me causa point la moindre émotion. Mon père, cependant, se ralentit peu à peu. Tant de personnes de piété lui parlèrent, que cela l’obligea de surseoir toute chose, sans néanmoins me vouloir aucunement voir. J’en avois un déplaisir extrême ; mais il n’y avoit point de remède. Il me falloit ronger mon frein. Quant à mon mari, je recevois de ses nouvelles assez souvent, qui étoient en son absence toute ma consolation. Mon chagrin étant un peu passé, je commençai à rendre visite à trois dames de qualité qui venoient tous les étés prendre l’air dans leurs belles maisons, au même lieu où je faisois ma demeure. L’une s’appeloit madame Molé[30] ; la seconde madame de Coulange[31], et l’autre madame de Masparault[32], toutes trois fort connues par leur naissance et par leur rare mérite. Ces dames, d’une vertu consommée, me prirent en affection parce que ma manière de vivre ne leur déplaisoit pas. Comme j’étois jeune, leur bon exemple me fut fort avantageux ; et je puis dire que je fus très-heureuse de tomber entre leurs mains au sortir de celles de ma mère, parce qu’il y avoit beaucoup à profiter à leur conversation. Je voyois encore d’autres femmes dans le même lieu et dans le voisinage, qui me rendoient des visites et faisoient cas de moi. Outre cela, ma sœur demeurant à Grosbois, nous nous voyions souvent. Elle étoit d’un si bon naturel que nous n’étions jamais plus contentes que lorsque nous étions ensemble. Je recevois ainsi et faisois plusieurs visites ; et je voyois aussi ma bonne et chère mère, quoiqu’à la dérobée et assez rarement.

Trouvant la campagne de mon mari un peu longue et ennuyeuse, je ne pus pas m’empêcher de lui envoyer en Allemagne mon portrait, par un laquais, et une lettre pressante pour son retour. Ce laquais alla droit à Nancy pour marcher avec le premier convoi, comme il fit. Il fut assez heureux pour rencontrer son maître, qui commandoit un parti. Il se présenta à lui, et mon mari, qui ne le connut point, lui dit : « Mon ami, à qui es-tu ? » — « Je suis à vous, Monsieur, repartit le laquais ; je vous apporte des nouvelles de madame. » — « Sont-elles bonnes ? reprit-il, parle vite. » — « Oui, Monsieur, répond le laquais ; elle se porte fort bien. » — « Cela suffit, » dit mon mari, qui prit mes lettres et fit monter le laquais à cheval derrière un cavalier pour rejoindre l’armée.

Il ne fut pas plus tôt arrivé dans sa tente qu’il ouvrit le paquet et y trouva ma figure en petit, qui n’étoit pas des plus laides, à ce que l’on disoit en ce temps-là. Il fit voir ce portrait à ses amis particuliers et les régala sur-le-champ. Il fut bu plusieurs santés, et je m’assure que la mienne ne fut pas oubliée. On tournoit le visage de ma peinture du côté de la ville aussitôt que les ennemis mettoient le feu au canon. Ils avoient raison d’en user ainsi, car l’original n’a jamais tourné le dos aux occasions périlleuses. Et mon mari s’imaginoit que c’étoit moi-même et qu’il falloit que je visse tout ce qui se passoit. La ville rendue, il obtint son congé. Je crois qu’il auroit bien voulu que son cheval eût eu des ailes ; mais comme il avoit des gens avec lui, il lui fallut aller le pas. Il arriva enfin, et ce ne furent que caresses de part et d’autre. Je ne biaise point ici, car une femme ne sauroit trop aimer son mari. Que l’on dise ce que l’on voudra, je ne fais pas beaucoup de cas de celles qui font les sucrées parce qu’elles sont très-sujettes à caution. Mon mari resta quelques mois auprès de moi, dont il en passa quelques-uns à la cour. Nous fîmes tous nos efforts pour voir mon père, ce qu’il ne voulut jamais nous accorder. Il en fallut demeurer là et attendre une occasion plus favorable. Cependant mon mari remit encore le pied à l’étrier pour se rendre à son devoir, à l’armée commandée par M. le maréchal de Brézé aux Pays-Bas[33]. Je ne fis point la femme en cette occasion, car il me dit que s’il me voyoit verser des larmes il ne reviendroit jamais, et que cela fût dit une fois pour toutes. C’étoit un rude arrêt prononcé pour moi ; mais il y fallut acquiescer et faire la gaie malgré que j’en eusse. J’avoue que cette première résolution me prépara à toutes les campagnes qui suivirent et me l’enlevèrent, qui furent trente en nombre, sans compter celles qu’il avoit faites auparavant. L’on peut connoître par là qu’il n’étoit pas novice aux travaux de Mars, puisque avant sa mort il avoit tant fait de caravanes. Quelque temps après son départ, je commençai à me trouver mal, mais de ce mal agréable, c’est-à-dire que je devins grosse. Les jeunes femmes sont ravies quand cela arrive. J’avois bien raison d’en avoir de la joie, car Dieu me fit la grâce de me donner un enfant qui a été depuis un excellent homme et a eu l’approbation de tous les gens qui l’ont connu, grands et petits, en France et aux pays étrangers.

Cependant madame la duchesse d’Angoulême vint à Grosbois. Je ne manquai pas à mon devoir : je l’allai saluer. Elle ne m’eut pas plus tôt vue au visage qu’elle me dit : « Vous êtes grosse, madame de La Guette. » — « Je le crois, Madame, lui dis-je ; Votre Altesse ne se trompe pas. » — « Eh bien, dit-elle, puisque cela est, je souhaite que mon petit-fils, le comte d’Auvergne[34], tienne votre enfant avec mademoiselle de La Luzerne. » Je lui fis une profonde révérence, et la remerciai le plus civilement qu’il me fut possible. Je demeurai là quatre ou cinq jours, car j’étois assurée que cette bonne princesse me voyoit avec plaisir. Elle me dit aussi qu’elle vouloit faire mon accommodement avec mon père, sitôt que mon mari seroit de retour, et qu’elle croyoit mieux réussir que M. le duc d’Angoulême, qui avoit pris la peine de lui en parler et ne l’avoit pas voulu pousser ; mais que pour elle, elle étoit résolue d’en venir à bout. Je lui dis : « Madame, Votre Altesse fera une grande œuvre et qui sera agréable à Dieu ; » car la bonne princesse n’en faisoit point d’autres. Il courut pour lors un bruit que mon mari avoit été tué en Flandre, à l’approche d’un château ; et même on l’assura à Monsieur d’Angoulême, qui commandoit l’armée de Lorraine en ce temps-là[35]. Il en eut du regret, car il croyoit la chose véritable. Il prit même la peine de le faire savoir à ma sœur, afin qu’elle prît son temps pour me le dire ; mais par discrétion elle voulut attendre que je fusse accouchée ; et par la grâce de Dieu, je sus le contraire avant mon accouchement. Mon mari me donna de ses nouvelles ; il est bien vrai qu’il fut malade à la mort, à Rotterdam ; car l’armée avoit été obligée de passer en Hollande après le siège de Louvain[36] ; et il se trouva là, comme tous les autres, assez chagrin, pour avoir le vent contraire et la bourse plate. Néanmoins il en fallut passer par là et attendre un vent favorable pour se mettre en mer et aborder en France, ce qu’ils firent avec peine. J’accouchai heureusement en ce temps-là, et en louai Dieu de tout mon cœur. Mon mari arriva incontinent après et me témoigna beaucoup de joie d’avoir un fils. Quand il se fut un peu reposé, il voulut aller voir son enfant, qui étoit en nourrice à une lieue de là. Il y avoit chez nous un de ses amis nommé Courceule, capitaine dans le régiment de Créquy[37], qui voulut être de la partie. Nous montâmes tous trois à cheval et prîmes le galop. J’avois un plaisir extrême de leur jeter de la poudre aux yeux ; car j’ai été en mon temps bonne cavalière, et bien des gens se faisoient un divertissement de me voir pousser un cheval. Quand nous fûmes arrivés chez la nourrice, mon mari courut embrasser son enfant, et lui mit son épée au côté, en lui disant : « Je souhaite que tu sois un jour grand capitaine et homme de bien. » Il a passé pour l’un et pour l’autre pendant sa vie, et le souhait de son père a été accompli. Nous fûmes quelque temps à nous divertir avec nos amis, tantôt de çà, tantôt de là. Il arriva dans ce même temps que Madame d’Angoulême vint à Grosbois et y tomba malade de la maladie dont elle mourut[38]. Cette bonne princesse voulut faire mon accommodement, comme elle m’avoit fait espérer, et pour cet effet elle envoya quérir mon père, qui ne manqua pas de se rendre à ses ordres. Aussitôt que Son Altesse l’aperçut, elle lui dit : « Monsieur de Meurdrac, j’ai une chose à vous demander, et je crois que vous ne me la refuserez pas. » Mon père lui dit : « Madame, je suis ici pour recevoir l’honneur de vos commandements et pour obéir. » — « Je souhaite, lui dit-elle, que vous pardonniez à votre fille et que vous l’embrassiez, et son mari aussi, pour l’amour de moi. Je serai bien aise que cela soit avant que je meure ; vous y aurez de la satisfaction ; et pour cet effet, je vous conjure que ce soit demain. » Mon père fut tellement touché de la bonté de cette princesse qu’il lui dit : « Madame, la chose sera comme vous me l’ordonnez, quoique j’eusse fait résolution de ne les voir jamais. Votre Altesse a tant de puissance sur moi qu’il n’y a rien au monde que je ne fasse pour elle. » — « Eh bien, répondit-elle, ce sera demain comme je vous ai dit ; monsieur mon mari vous fera embrasser les uns les autres ; cependant vous me faites plaisir, et je m’en souviendrai. » Mon père fit une profonde révérence et se retira jusqu’au lendemain, où nous ne manquâmes pas de nous trouver. L’accommodement se fit dans une chambre que l’on appelle la chambre du Roi, en présence de M. le duc d’Angoulême, de M. le comte d’Alais son fils, de madame la comtesse d’Alais sa belle-fille, et d’autres personnes de qualité. J’étois dans un petit cabinet avec mon mari ; l’on me fit entrer la première. Je courus me jeter aux pieds de mon père pour lui embrasser les genoux et versai quantité de larmes, qui parlèrent en ma faveur ; car mon père aussitôt me releva et me baisa, me disant avec des yeux un peu humides : « Je vous pardonne. » Mon mari entra ensuite. M. le duc d’Angoulême le présenta à mon père et lui dit : « Voilà votre gendre, qui est fâché de vous avoir déplu. » Son Altesse mit la main sur l’épaule de mon mari pour le faire pencher un peu plus bas ; mais il demeura ferme et ne fit sa révérence que comme à l’ordinaire. Dans ce moment ils s’embrassèrent. Chacun témoigna de la joie, et nous particulièrement, qui étions les parties plus intéressées.

Après notre remerciement fait en peu de mots à M. d’Angoulême, je courus à la chambre de cette bonne princesse et me jetai à genoux dans la ruelle de son lit, lui disant : « Madame, vous venez de faire une œuvre que Dieu récompensera infailliblement ; du moins je l’en supplierai toute ma vie. Je suis à vos pieds. Madame, pour vous en rendre un million de grâces. » Elle me fit lever et me dit : « J’ai de la joie que la chose soit faite. Je vous aime ; priez Dieu pour moi ; car je crois que je ne relèverai pas d’ici. » Je pris congé d’elle pour ne la pas importuner davantage, et m’en allai dans la chambre de ma sœur, où je trouvai mon père avec ses amis qui avoient été présents à notre accommodement. Mon mari étoit d’un autre côté qui pestoit à son aise ; car tous ces messieurs lui dirent : « Gouvernez bien votre beau-père ; mais ne le voyez pas. » Cela le mit dans le dernier emportement, puisque tout son dessein étoit de le voir, de l’honorer et de le servir, comme il devoit ; si bien que comme c’étoit le plus violent de tous les hommes, il dit dans son transport à son laquais : « Va dire à ta maîtresse qu’elle vienne promptement, que je lui veux donner un coup de pistolet. » Ce pauvre garçon, qui étoit allemand, accourut au plus vite me trouver, pour me dire en présence de mon père et de ses amis : « Madame, venez vite ; monsieur veut vous donner un coup de pistolet. » Je dis : « Vraiment, la nouvelle est agréable. Allons le recevoir. » Je pars gaiement, quoi que l’on fît tout ce que l’on put pour m’en empêcher ; il vint quelques-uns de ces messieurs avec moi ; je trouvai M. d’Angoulême dans un passage, qui me dit : « Par la corbleu (c’étoit son jurement), voilà votre mari qui fait le fou ; où allez-vous ? » Je lui repartis : « Monsieur, je vais quérir un coup de pistolet, qu’il me veut donner. » — « Par la corbleu, n’y allez pas, me dit-il ; les voilà un cent qui ne sauroient le mettre à la raison. » Je lui dis : « Monseigneur, j’ai un secret pour l’y mettre, » et passai outre. Je trouvai mon mari à cheval, entouré de gens qui faisoient tous leurs efforts pour l’adoucir ; mais ils n’avançoient guère. Aussitôt que je l’eus approché, je lui dis : « Mon cavalier, pied à terre ; j’ai un mot à vous dire ; pour le coup de pistolet, nous en parlerons une autre fois. » Il sauta à l’heure même de son cheval pour me parler ; je l’entretins un moment, puis il se remit en selle le plus agréablement du monde, pour retourner chez lui.

Chacun fut surpris de ce changement ; mais on ne le devoit point être ; car nous nous sommes toujours parfaitement bien entendus, et je souhaiterois de tout mon cœur que tous ceux qui sont dans le mariage en fissent de même ; l’on ne verroit pas tant de divisions qu’on y en voit. Je fus retrouver mon père ; nous montâmes à cheval pour aller chez lui et pour embrasser à mon aise ma très-chère mère, que j’ai toujours aimée plus que ma vie. Elle me témoigna tant de joie et tant de bienveillance, que je ne saurois assez l’exprimer. Mon père me traitoit avec un peu plus de froideur ; nous fîmes collation tous trois ensemble et parlâmes de choses indifférentes. Une heure après, je pris congé de l’un et de l’autre, pour m’en aller rejoindre mon mari, qui m’attendoit avec impatience. Aussitôt qu’il me vit paroître, il vint au devant de moi ; car il prenoit plaisir à m’aider à mettre pied à terre, quoique j’eusse assez de disposition pour n’avoir pas besoin de secours. Nous gagnâmes notre chambre au plus vite pour nous entretenir à notre aise de tout ce qui s’étoit passé le même jour. Nous étions toujours ensemble, autant que nous pouvions y être, et passions le temps le plus agréablement du monde.

Environ quinze jours après notre accommodement, nous apprîmes la mort de Madame la duchesse d’Angoulême, que l’on avoit ramenée à Paris. J’en eus un déplaisir sensible, dont mon mari eut assez de peine à me consoler. En reconnaissance des grâces que j’avois reçues de Son Altesse, je priois souvent Notre-Seigneur pour le salut de son âme. Je la crois bien heureuse ; car elle a fait toute sa vie de très-bonnes actions. Deux ou trois mois après, il fallut baptiser mon fils, comme elle avoit souhaité. Madame la comtesse d’Alais voulut que ce fût à l’église de Saint-Paul, sa paroisse. Elle s’y trouva avec M. le comte d’Auvergne, son fils, et mademoiselle de La Luzerne[39]. Mon mari étoit présent ; mon enfant fut nommé Louis, qui est son nom, que j’ai toujours fort aimé. J’oubliois de dire que M. le prince de Conty[40] en avoit tenu un aussi dans le même moment, et que cette bonne princesse ramena ces jeunes princes à l’hôtel d’Augoulême[41] avec leurs petites commères, et mon fils aussi. Il y eut une fort belle collation ; madame la comtesse d’Alais fit ses libéralités à ma sage-femme et à ma nourrice. Ces bonnes créatures n’en avoient jamais tant eu ; elles m’en témoignèrent leur joie à leur retour. Mon mari fit ses remerciements à cette princesse de l’honneur qu’il venoit de recevoir d’elle, et à M. le comte d’Auvergne le plus civilement qu’il put ; elle lui dit : « Monsieur, madame ma belle mère vous a toujours considéré, et madame votre femme aussi ; je vous assure que je n’en ferai pas moins, et que je serai toujours bien aise de vous faire plaisir, quand l’occasion s’en présentera. » Il se retira là-dessus pour s’en revenir chez lui, où il me trouva de belle humeur. Je ne fus jamais autre, principalement quand nous étions ensemble. Je gardai mon petit Louison quinze jours auprès de moi et ensuite le renvoyai chez sa nourrice. Cependant les campagnes pour la guerre se suivoient, et il s’y falloit trouver. Mon mari n’y étoit jamais des derniers. Dans le peu de séjour qu’il fit auprès de moi, il vit mon père trois ou quatre fois ; mais il y avoit toujours de la froideur. Quant à moi, l’on me faisoit assez bon visage. Je demeurai encore grosse et dirai une seule fois pour toutes, que j’ai eu dix enfants, cinq garçons et cinq filles, tous assez honnêtes gens, dont je rends grâces à Dieu[42].

Quelque temps après, ma pauvre mère mourut étique ; je me trouvai à sa mort. Ah ! que ce coup me fut sensible ! J’en étois inconsolable ; et même, dans le transport de ma douleur, je lui soufflai un demi-quart d’heure dans la bouche, croyant que je lui redonnerois la vie. Je versai tant de larmes sur son visage et le lui touchai tant de fois, qu’il devint uni comme une glace, quoiqu’elle fût dans un âge avancé. Il me prit envie de séparer sa tête de son corps, pour la mettre dans mon cabinet et la voir à mon aise et à loisir ; je n’en trouvai point l’occasion, parce que les gens d’église qui la veilloient me dirent qu’ils n’y consentiroient jamais, et que j’offensois Dieu d’avoir ces pensées-là ; qu’il valoit bien mieux le prier pour le repos de son âme, et que son corps n’étant que de la terre, il falloit qu’il y retournât. Je rentrai en moi-même et reconnus que c’étoit la vérité. L’on en fit les funérailles fort honorablement ; ensuite je pris congé de mon père, qui étoit aussi fort affligé, pour m’en aller chez moi songer à ma perte, qui n’étoit pas petite. Toutes mes bonnes amies me visitèrent sur ce sujet, et je leur en serai obligée toute ma vie, leur consolation m’ayant fait beaucoup de bien. Je donnai avis à mon mari de la mort de ma bonne mère, dont il fut sensiblement touché, parce qu’il avoit beaucoup de vénération pour elle ; et aussitôt que la campagne fut finie, il s’en revint chez lui ; et après y avoir fait quelque petit séjour, il alla rendre ses respects à mon père, qui le reçut encore plus froidement. Cela lui causa un grand déplaisir, parce qu’il n’étoit pas souffrant ; ce qui le fit résoudre de lui faire demander partage du bien de ma mère, pour ensuite le laisser en repos, puisque sa présence lui donnoit de la peine. Mon père, qui n’étoit pas d’humeur à se dessaisir de son bien, quoiqu’il en eût beaucoup, tâcha d’éluder la chose. Nous fûmes obligés de le poursuivre pour avoir ce qui nous appartenoit légitimement. Cela fut de longue haleine, quoique nous eussions bon droit ; et pendant tout ce temps-là nous ne le vîmes en aucune façon. J’avoue que cela m’étoit rude ; mais Dieu le permettoit de la sorte pour me faire songer de plus en plus à ma désobéissance ; ce qui m’est arrivé plusieurs fois avec tout le regret que j’en ai dû avoir, comme d’un péché que j’avois commis contre Dieu et dont ma propre conscience me punissoit tous les jours ; en quoi je reconnoissois parfaitement la justice divine, qui ne se servit que de moi-même pour mon propre châtiment.

Je voyois toujours mes bonnes amies, particulièrement madame Molé et mesdemoiselles ses filles, qui s’étoient faites grandes, belles et sages. Elles étoient auprès de madame leur grand’mère, qui étoit un exemplaire de vertu : l’une a été madame la marquise de Flamanville[43] et l’autre madame la marquise d’Hoquincourt[44], toutes deux admirables pour leur belle et sage conduite. Madame de Coulanges avoit auprès d’elle mademoiselle de Chantal, qui étoit une beauté à attirer tous les cœurs. Elle a été depuis madame la marquise de Sévigny[45], que tout le monde connoît par le brillant de son esprit et par son enjouement. C’est une dame qui n’a point de plus grand plaisir que quand elle peut obliger quelqu’un, étant la générosité même. Madame de Masparault mourut incontinent après mon mariage et laissa deux filles qui étoient des demoiselles aussi accomplies que j’en ai jamais connu. Je les ai admirées mille fois ; car il y avoit une si parfaite union entre ces deux sœurs, et elles avoient tant de déférence l’une pour l’autre, qu’il ne s’est jamais rien vu de pareil. La manière dont elles se sont comportées, n’ayant point de mère, doit donner de l’émulation à toutes les jeunes demoiselles pour les imiter : l’une a été mariée à M. de Freneau[46], et l’autre à M. Tronson[47]. Elles avoient avec elles trois belles et vertueuses cousines. Je dis avec elles, car elles y étoient fort souvent. Toutes celles que je nomme passoient tous les étés à leurs belles maisons de campagne, et me faisoient la grâce de m’aimer ; si bien qu’il ne se passoit point de jour que nous ne fussions ensemble pour nous divertir agréablement.

Enfin notre procès finit, et les juges ordonnèrent ce qui étoit de raison. Il fallut nous transporter sur les lieux avec des procureurs et des avocats. comme il avoit été dit, pour faire le partage. Justement, comme l’on s’alloit mettre à table, mon père et mon mari eurent quelques paroles ensemble et s’animèrent tellement l’un contre l’autre (car ils étoient très-violents), que je fus toute surprise de voir voler les plats contre la tapisserie, non pas par enchantement, mais à force de bras. Tous les gens de robe s’enfuirent ; car ces messieurs-là craignent fort la charge et ne savent ordinairement se battre qu’à coups de plume, et sans aucune considération ils me laissèrent seule pour empêcher le désordre. Je n’eus pas peu d’affaires, car je voyois mon père et mon mari à deux doigts de la mort. Je connus là que la nature l’emportoit, quoique bien des gens disent le contraire ; car je me mis au-devant de mon père pour lui servir de bouclier et découvris ma poitrine ; puis je dis à mon mari, qui avoit l’épée nue : « Donne là dedans ; il faut que tu me tues, avant que tu fasses la moindre chose à mon père ; » et tout d’un coup je lui sautai au collet et lui arrachai son épée qu’il n’eut pas de peine à me lâcher, lui étant impossible de me résister en quoi que ce fût, car il m’aimoit trop pour cela. Je jetai l’épée par la fenêtre, et j’emportai mon mari entre mes bras hors de la salle ; puis je fermai la porte. Il monta à cheval comme si de rien n’avoit été, et s’en retourna chez lui. Mon pauvre père, effrayé, qui avoit vu le péril où il avoit été, me vint embrasser étroitement, les larmes au yeux, et me dit : « Mon enfant, je t’ai donné la vie ; tu me la rends aujourd’hui ; après Dieu, je ne la tiens que de toi. Tes ennemis m’avoient voulu persuader que tu souhaites ma mort ; mais je reconnois le contraire, et je t’aimerai plus que jamais. » Il me dit cela avec tant de tendresse, que je ne pus pas m’empêcher de verser quantité de larmes, en le suppliant très-humblement de vouloir oublier l’extravagance de mon mari ; que je lui promettois qu’il ne seroit jamais inquiété du côté de son bien, et que tout lui demeureroit en main jusqu’à sa mort ; qu’il nous fît seulement la grâce de nous souffrir ; ce qu’il m’accorda par sa bonté. Toute l’avocasserie nous revint joindre quand ils surent que mon mari étoit parti ; ces bonnes gens étoient plus défaits que si on leur avoit prononcé leur sentence de mort ; mon père leur dit ses sentiments ; et moi je les traitai de lâches et de poltrons, et leur dis : « Messieurs, nos affaires sont terminées, et mon père sera toujours le maître, comme il doit. Vous n’avez qu’à retourner à Paris, et l’on vous satisfera.» Comme j’avois fait un effort pour mettre mon mari hors de la salle, ainsi que j’ai déjà dit, je sentis de fort grandes douleurs dans le ventre ; et ce qui me les redoubloit encore, c’est que j’étois grosse. Cela m’obligea de monter promptement à cheval pour m’en aller chez nous me mettre au lit et envoyer quérir ma sage-femme. Aussitôt que je fus arrivée à la basse-cour, mon mari accourut au-devant de moi, le visage fort gai. Je lui dis : « Il n’y a pas à rire ; je suis blessée ; gagnons ma chambre ; j’ai besoin de repos ; cependant, que l’on coure à ma sage-femme. » Elle vint aussitôt qu’elle fut avertie et trouva mon enfant déplacé ; elle y remédia promptement, et m’ordonna de garder le lit quelques jours. Quand je fus seule avec mon mari, je lui dis comme j’avois donné ma parole à mon père qu’il ne seroit jamais inquiété ni de lui ni de moi, et qu’il demeureroit paisible possesseur du bien de ma mère. Il me répondit ; « Vous avez fait fort prudemment ; j’en ai de la joie, et vous n’en serez pas dédite. » Je l’assurai aussi qu’il pouvoit voir mon père, toutes fois et quand il voudroit ; que ce qui étoit passé étoit passé, et que l’on n’en parleroit jamais. Il me dit : « Cela est fort bien. Guérissez-vous seulement, et nous y irons ensemble » ; ce que nous fîmes à quelque temps de là. Mon père nous reçut fort humainement et nous fit bonne chère ; les plats demeurèrent fermes et ne s’envolèrent pas comme ils avoient fait l’autre fois, et on les emporta paisiblement à la fin du repas. Nous lui rendions nos respects fort soigneusement, et toujours avec satisfaction, parce qu’il nous témoignoit beaucoup de bonne volonté.

Je passois d’ordinaire le carnaval chez ma sœur, étant presque toujours sans mari. Il étoit en Italie[48] en ce temps-là. Un matin, comme je fus éveillée, je dis à ma sœur que j’avois songé de M. de La Guette, et que je croyois le voir ce jour-là sans y manquer. Elle me dit qu’il ne m’en falloit pas flatter, et qu’il n’y avoit nulle apparence ; que pourtant il falloit nous bien divertir ; ce que nous fîmes, car, l’après-dîné, ma nièce de Vibrac, qui étoit fille du capitaine du château, assez jolie, et de plus bonne cavalière, se mit de la partie. Nous prîmes des habits d’homme, elle et moi, et montâmes à cheval toutes bottées, avec M. de Vibrac. Nous fûmes dans le parc lancer quantité de cerfs à la course, pour en avoir le divertissement et chercher de l’appétit pour le soir, où il vint plusieurs momons[49], que je reçus en homme, comme j’étois ; car nous n’avions pas quitté nos habits, ma nièce et moi. C’étoient des gentilshommes du voisinage, qui levèrent tous le masque quand on eut joué. M. de Vibrac fit apporter quelques pâtés de venaison avec des bouteilles de fort bon vin pour les rafraîchir ; ils s’en retournèrent incontinent après, et allèrent faire carème-prenant avec leurs femmes, comme c’est la coutume en France. Une heure après, nous nous mîmes à table et soupâmes de grand appétit ; les viandes étoient fort bien préparées. Il y avoit aussi avec nous quelques demoiselles des amies de ma sœur. Quand on eut desservi, on dit : « Il faut danser aux chansons. «  J’en avois toujours demi-cent toutes prêtes ; et pour cet effet je chantai la première, pour donner lieu aux autres d’en faire de même. Comme j’étois fort en cadence, l’on frappa ferme à la porte du château. Le capitaine envoya un laquais savoir qui c’étoit. Le garçon ayant demandé « Qui est là, » on répondit aussitôt : La Guette ! J’entendis cela, car j’avois l’oreille fine. Je ne perdis point contenance et continuai ma chanson. Mon mari entra ; M. de Vibrac courut à sa rencontre pour l’embrasser ; il regardoit de tous côtés où j’étois, et eut peine à me remettre. Je m’en faisois un plaisir. À la fin je lui dis : « Me voilà ; s’il manque quelque cavalier dans votre compagnie, je suis tout équipée, comme vous me voyez, et prête à vous servir. » Il tourna cela galamment et fit une repartie fort jolie, car il ne manquoit pas d’esprit. Ma sœur me dit : « C’est dommage que vous ne faites métier de faire des almanachs ; vous débiteriez bien votre marchandise, car vous pronostiquez juste. » Il est vrai qu’il n’y avoit nulle apparence que je dusse voir mon mari ce jour-là ; mais Dieu le permit de la sorte pour ma satisfaction. L’on fit grillades, capilotades[50] et toutes sortes de bonnes choses, pour régaler le nouveau venu : les vins exquis n’y manquèrent pas. L’on but des santés de la bonne sorte, se trouvant là des gens qui s’en savoient démêler. Il me tardoit fort que la nappe fût levée pour aller entretenir mon mari à mon aise et dans notre lit ; car il avoit besoin de repos, puisqu’il revenoit de plus de deux cents lieues. On le conduisit à notre chambre, et aussitôt on prit congé de nous, en quoi l’on nous fit plaisir ; car deux personnes qui s’aiment uniquement ne demandent point de tiers. Le lendemain nous prîmes congé de la compagnie pour retourner chez nous et y vivre sans contrainte. Dans le séjour que mon mari fit auprès de moi, je remarquai qu’il rendoit des visites fréquentes à une dame de qualité. Cela me mit martel en tête ; je veux dire que j’en devins jalouse au dernier point. C’est le plus grand mal que l’on puisse ressentir, principalement quand on aime comme j’ai toujours fait. Je n’avois plus de repos ; je ne pouvois demeurer en place ; tout m’étoit insupportable, jusqu’à mon lit même. Une nuit, étant auprès de mon mari, je faisois mille tours et retours, et il me dit : « Qu’avez-vous ? Vous ne faites que remuer ; dormons, je vous prie. » — « Je ne puis dormir, lui répondis-je ; j’ai un trop grand mal de tête (j’avois raison de le dire, car c’étoit là où étoit ma folie), et vous seul le pouvez guérir. » Il me dit : « Expliquez-vous mieux ; je ne vous entends pas. » — « Eh bien, expliquons-nous donc ; car il est nécessaire pour mon repos. C’est que j’ai à vous dire que si vous voyez davantage une telle dame, je suis résolue de vous perdre tous deux ; prenez vos mesures là-dessus. » — « Êtes-vous folle, me dit-il, d’offenser une personne d’honneur comme elle est ? Je pardonne à votre extravagance, mais gardez-vous bien que personne ne la connaisse. » — « Je ne vous le promets, lui repartis-je, à moins que vous ne me donniez votre parole que vous ne la verrez jamais. » Après un petit dialogue fait sur ce sujet, au lieu de sa parole, il m’en donna sa foi et me dit : « Êtes-vous satisfaite ? » — « Je la suis au dernier point ; brisons là-dessus. » Il me tint sa promesse, car il ne l’a jamais vue depuis, quoique ce fût une très-sage et honnête dame, que j’ai fort considérée dans la suite. Je souhaiterois que toutes les femmes qui ont le mal que j’ai eu fussent aussi mal fondées que je l’étois ; il ne se passeroit rien de mal à propos.

La plupart de mon occupation, quand j’étois seule, étoit de terminer plusieurs différends qui arrivoient entre les habitants du lieu de ma demeure. Les gens de justice m’en vouloient un mal extrême, car je détournois l’eau de dessus leur moulin. Ils disoient : « Nous n’avons qu’à fermer notre plaidoyer[51] ; madame de La Guette met tous les procès à fin. » J’avoue que j’ai toujours été pour la concorde, et que je n’ai pas seulement moyenné des accommodements entre des paysans, mais aussi entre des gentilshommes qui avoient lieu de se couper la gorge. L’on a toujours donné assez de créance à ce que j’ai dit, et je n’ai pas ignoré le point d’honneur. J’en pouvois parler aussi bien qu’un autre. Outre cela, j’avois le don de persuader fortement les personnes que j’entreprenois, et elles s’en trouvoient fort bien. Il me souvient qu’un jour, mon mari fut envoyé en cour par M. le prince de Condé, un peu avant la bataille de Nordlingen[52], pour porter la nouvelle au roi de la jonction de l’armée du duc de Weimar[53] à celle de Sa Majesté ; il passa chez nous et y demeura un demi-quart d’heure tout au plus pour donner lieu aux chevaux de poste de repaître. J’eus un transport si grand de le voir, que je fus trois mois entiers sans pouvoir dormir, quoique je fisse tout mon possible pour cela. La joie excessive fait des effets tout extraordinaires, et je ne l’aurois jamais cru si je ne l’avois expérimenté. Il est bon de se modérer en toutes choses et de ne s’abandonner pas toujours à ses passions.

M. le comte de Marsin[54] fut blessé à cette bataille, d’un coup de pistolet dans le bras. Quand il fut de retour à Paris, il dit à mon mari que les médecins lui avoient ordonné de mettre le bras dans la vendange afin de le fortifier, et qu’il le prioit de trouver bon que ce fût chez lui. Mon mari lui dit qu’il en étoit le maître et que ce lui seroit toujours beaucoup d’honneur. M. de Marsin aimoit fort mon mari, et mon mari avoit bien de la vénération pour lui, car c’étoit un grand homme, comme chacun a su. Il vint donc habiter dans notre chaumière, six semaines durant. Il y avoit grande cour chez nous pendant tout ce temps-là ; car bien des gens se tenoient heureux de l’approcher. Je faisois les honneurs de la maison le mieux qu’il m’étoit possible. Quand tout le monde étoit retiré, M. de Marsin, mon mari et moi, nous nous entretenions de toutes choses familièrement ; c’étoit un grand avantage pour moi ; car il étoit fort spirituel, et ne parloit le plus souvent que d’affaires considérables. Quand il eut un peu reconnu la portée de mon esprit et qu’il eut remarqué en moi ce que l’on remarque en une femme d’honneur, il me dit : « Madame de La Guette, la reine me veut marier, pour m’attacher plus fortement au service du roi ; M. le Prince veut faire la même chose ; mais je ne le serai jamais que de votre main ; car je suis assuré que vous ne me proposerez rien que de sage et d’honnête ; et je vous dirai encore plus, que quand ce ne seroit qu’une bergère, de votre part je la prendrai aveuglément. » Je fus tellement surprise de la créance qu’il avoit en moi, que je ne pus pas m’empêcher de lui en témoigner ma reconnoissance, avec résolution de le servir en cette rencontre, lui disant que c’étoit mon affaire et qu’il ne s’en mît point en peine. Il me dit : « Vous ferez le tout comme vous jugerez à propos ; je ne vous dédirai de rien. » J’étois bien aise de lui rendre ce service, parce qu’il étoit fort ami de mon mari ; de plus, il nous avoit fait l’honneur de tenir un de nos enfants avec Mlle Molé, petite-fille de M. le garde des sceaux Molé, qui a été depuis madame la marquise de Flamanville.

Quelque peu de temps après, M. le comte de Marsin eut ordre du roi de s’en aller en Catalogne commander son armée : mon mari le devança de quelques jours, et y alloit servir aussi. Il emmena mon fils avec lui, qui étoit son cornette, âgé de neuf à dix ans. C’étoit l’année du siége de Tortose[55] ; j’avois une telle envie qu’il fût honnête homme, que je l’obligeai de partir à un âge si peu avancé, malgré la tendresse que j’avois pour lui. Le jour même que mon mari s’en alla pour Catalogne, il vint un baron chez nous pour faire le voyage avec lui ; mais c’étoit un de ces barons à simple tonsure[56], qui me donna bien du plaisir ; car en entrant dans ma chambre, il fit ses révérences d’une telle manière qu’il se bricola les jambes avec ses éperons et alla tomber de toute sa force à la ruelle de mon lit. Le prévôt du lieu étoit avec moi, et nous eûmes bien de la peine à le relever. Il en fut quitte pour avoir un peu le nez cassé ; mais cet honnête homme s’étant retiré, mon baron commença à causer à son aise. Il me dit qu’il étoit bien lâché d’avoir manqué M. de La Guette, et que M. le comte de Marsin lui avoit dit qu’il ne seroit pas malheureux de faire le voyage avec lui ; que néanmoins il se trouvoit le plus satisfait de tous les hommes de m’avoir rencontrée, et qu’il ne croyoit pas que la campagne possédât une personne si rare ; qu’il avoit été amoureux de dix femmes à Paris et que j’étois la onzième. Il me prit un éclat de rire le plus grand du monde, car personne ne s’étoit encore avisé de m’en dire autant. Il voulut toujours pousser la fleurette, mais je lui dis : « Mon bon seigneur, demeurez-en aux dix, je vous en prie, et laissez la onzième : elle est vouée à un autre saint. » Il demeura sot comme un panier et n’osa pas me dire un mot de plus sur ce sujet. On parla de plusieurs autres choses indifférentes, et sur le soir il me pria de mettre son porte-manteau dans mon cabinet. Je lui demandai s’il y avoit quelque chose de rare : il me dit que c’étoient des poulets de ses maîtresses. « Ah ! si ce sont des poulets, comme vous dites, il les faut porter dans ma basse-cour ; c’est leur véritable repaire ; et vous pouvez garder votre valise dans votre chambre, s’il n’y a autre chose de valeur. » Il prit congé de moi aussitôt que l’on eut soupé, et partit de grand matin sans me dire adieu.

Une heure après, je vis arriver un cavalier au grand galop, qui mit pied à terre chez moi, et me vint trouver en ma chambre pour me présenter un billet de la part de M. le comte de Marsin, qui me mandoit de faire arrêter le baron un tel, parce qu’il avoit ployé la toilette[57] de madame sa sœur ; qu’il ne prétendoit pas que cela fût perdu, et qu’en cas qu’il fût parti, il me prioit d’en écrire à mon mari, afin qu’il n’eût pas le temps de gaspiller ce qu’il avoit pris. J’en écrivis au plus tôt, et mon mari y donna ordre. Le pauvre malheureux devint fou par les chemins. L’on fut obligé de le lier sur une charrette de bagages ; et même on lui donna le fouet par plusieurs reprises, ce qui lui fit tous les biens du monde, étant un souverain remède pour ceux qui tiennent de la folie.

Quelque temps après on fit le blocus de Paris[58]. M. le prince de Condé[59] avoit commandé à quelques-uns de ses gardes de se poster à Alfort, proche le pont de Charenton, pour empêcher les paysans d’y mener des vivres. Ces messieurs rencontrèrent un marchand de pourceaux qui en avoit grand nombre, et encore quantité de veaux que d’autres gens menoient dans des charrettes. Ils poussèrent tout cela devant eux, avec dessein de les conduire à Lagny, où étoit le marquis de Persan[60], qui y commandoit pour le roi. Il falloit passer par Sussy, lieu de ma demeure. Aussitôt que nos paysans les aperçurent de loin, ils sonnèrent le tocsin et se mirent tous sous les armes, à dessein de leur ôter leur butin et de courir sur eux ; ce qu’ils firent, le prévôt du lieu à leur tête. Je me tourmentois extraordinairement pour les en empêcher, car je ne doutois pas qu’ils alloient faire une sottise. Je dis à un de leurs capitaines, qui étoit un peu plus raisonnable que les autres, qu’il eût à bien faire connoître à ses camarades qu’il ne falloit point arrêter les gens du roi ; qu’au contraire l’on devoit leur donner aide et secours, s’ils en avoient besoin, et qu’assurément ceux que l’on voyoit approcher avec le butin n’agissoient pas sans ordre. Il me quitta et doubla le pas pour leur aller dire ce que je lui avois représenté. La plupart répondirent : « Madame de La Guette est mazarine. Il ne faut pas la croire » (c’étoit le nom que l’on donnoit en ce temps-là à ceux qui étoient affectionnés au service du roi). Néanmoins ce prévôt y songea plus d’une fois et leur dit : « Messieurs, il faut les laisser passer aussitôt qu’ils nous auront approchés et que nous aurons vu leur ordre. » Ils le montrèrent d’abord, et on les régala de quelques bouteilles de vin à l’entrée de la porte du lieu, en dehors. Pendant tout ce temps-là, un de ces marchands avoit couru à Paris, chez M. le duc d’Elbeuf[61], pour demander secours contre les gens qui avoient enlevé leur marchandise et pour la ravoir s’il y avoit moyen. On commanda soixante ou quatre-vingts maîtres pour courir après. Ils arrivèrent justement dans le temps que ces gardes se rafraîchissoient. Aussitôt que les paysans aperçurent les parlementaires proche d’eux (c’est ainsi qu’on appeloit les ennemis du roi), ils rentrèrent au plus vite dans l’enceinte de leurs murailles et laissèrent ces pauvres gardes, qui n’étoient que sept, à la merci de ces gens-là. On en vint au qui-vive ? de part et d’autre ; les gardes parlèrent les premiers et dirent vive le roi ! Les autres dirent vive le parlement ! et tout d’un temps nos misérables paysans s’avisèrent de crier aussi vive le parlement ! Il falloit être fou pour en venir là. Les parlementaires tirèrent force coups de pistolet sans faire mal à personne, n’étant pas des plus adroits ni des plus aguerris. Les gardes prient qu’on ouvre le guichet de la porte pour leur sauver la vie. Il fut ouvert, et quatre entrèrent ; les trois autres s’étant démêlés adroitement, ils échappèrent à soixante ou quatre-vingts cavaliers. Aussitôt que les quatre malheureux furent entrés, ces rustiques se jetèrent sur eux et leur donnèrent cent coups. Ils mirent pistolet, hallebarde et serpe en œuvre avec une telle cruauté qu’ils les mirent tout en sang. Deux se sauvèrent chez ma nourrice ; et y étant courue au plus vite pour y mettre ordre, car infailliblement ils les auroient achevés, je les réprimandai fort aigrement et leur fis reconnoître la faute qu’ils venoient de faire, que je croyois que M. le Prince ne leur pardonneroit jamais ; qu’il n’y avoit pas de temps à perdre et qu’il falloit aller trouver M. d’Angoulême pour le supplier très-humblement d’intercéder pour eux près de Son Altesse, Ils m’écoutèrent attentivement et se retirèrent chacun chez soi en me faisant de grandes révérences et me remerciant du bon avis que je leur donnais. J’entrai chez ma nourrice pour secourir ces pauvres cavaliers, qui s’étoient mis dessous son lit, et j’envoyai chercher le chirurgien pendant qu’on les retiroit par les pieds. On eut de la peine à les avoir, car ils n’avoient plus de forces, par la quantité de sang qu’ils avoient perdu : l’un avoit un bras cassé d’un coup de pistolet, et l’autre un coup de hallebarde dans la cuisse, avec de bons coups de bâtons par-dessus le marché. Je les laissai entre les mains du chirurgien, à qui je les recommandai, pour promptement secourir un autre que cinq ou six mutins vouloient achever de tuer, quoique le pauvre garçon se fût réfugié dans une maison. Aussitôt que ces misérables paysans m’aperçurent, ils crièrent : « Voilà encore madame de la Guette ; notre coup est manqué. » J’entre brusquement et leur dis cent choses en colère ; ils se retirèrent tous. Je trouvai ce pauvre cavalier en un plus pitoyable état que les autres. Il avoit un coup de pistolet au-dessous d’un des tétins et un grand coup d’estramaçon[62] sur la tête, qui pénétroit jusqu’à l’os. Il étoit en sang de tous côtés. Quand il me vit, il s’écria : « Madame, si monsieur votre mari avoit été ici, je ne serois pas traité de la sorte. » — « Je vous en réponds, lui dis-je ; les paysans n’auroient pas fait la faute qu’ils viennent de faire. D’où connoissez-vous mon mari ? » — « Je le connois, Madame, pour avoir été un de ses cavaliers. Je me nomme La Ferté ; et si vous n’avez compassion de moi, je suis un homme perdu ; ces misérables ont comploté de me venir tuer cette nuit. » — « Ne craignez rien, lui dis-je ; je vous tiens sous ma protection ; ils n’oseroient seulement y songer ; il suffit qu’ils sachent que je vous ai vu. Cependant il faut visiter vos plaies, aussitôt que le chirurgien aura fait avec vos camarades ; et je ne vous quitterai point que je ne sache l’état où vous êtes. »

Les parlementaires, de leur côté, s’en retournèrent bouffis de gloire dans Paris avec toute la défroque, tant des marchands que des chevaux des gardes. Ils emmenèrent aussi un gentilhomme de nos voisins et son fils, qui se rencontrèrent là par hasard. Je crois que ce fut le plus grand exploit de guerre qu’ils aient fait dans toute leur rébellion, et le plus agréable aux Parisiens, parce qu’ils leur menoient de quoi dîner[63]. Aussitôt que l’on eut mis le premier appareil à ces deux gardes, qui s’étoient sauvés chez ma nourrice, l’on vint visiter les plaies du pauvre La Ferté, qui paroissoit homme d’honneur. Il l’étoit effectivement et même gentilhomme. Ses blessures n’étoient pas mortelles. Quand il fut en état de monter à cheval, il me pria de l’ôter de là et de le faire conduire à Saint-Maur, qui est à M. le Prince. Je le fis très-volontiers, ayant toujours pris plaisir à servir les gens. Son Altesse étoit dans la dernière colère contre nos habitants de l’effronterie qu’ils avoient eue d’assassiner ses gardes, et vouloit absolument qu’on ravageât tout le lieu, comme ils l’avoient mérité par leur insolence. M. d’Angoulême eut compassion de ces misérables, et parla à M. le prince en leur faveur. Son Altesse eut la bonté de leur pardonner, en considération de ce prince ; ils en furent quittes pour remonter les cavaliers et payer tous les faux frais qu’ils avoient faits. C’étoit leur faire une grande grâce de les quitter pour si peu de chose.

Durant cette guerre, il y avoit toujours quelque alarme en notre quartier. À la fin M. le comte de Grancé[64], depuis maréchal de France, jugea à propos d’y venir loger avec quatre ou cinq régiments de cavalerie. Quand il en fut à une lieue, un capitaine du régiment de la Villette, nommé Tiffon, lui dit : « Monsieur, vous allez loger à Sussy ; je vous demande le logis de M. de La Guette. » M. de Grancé répondit : « Vous me faites plaisir. J’étois en peine de savoir où est sa maison pour y envoyer un garde, parce qu’il est de mes amis. Donnez-y donc ordre aussitôt que les maréchaux des logis seront entrés pour cantonner. » Nos paysans, qui avoient toujours fait les fanfarons, se trouvèrent bien surpris quand ils virent monter les cavaliers à l’escalade. Ils jetèrent tous les armes bas et se sauvèrent les uns dans l’église et les autres chez moi. J’eus plus de deux cents femmes et filles réfugiées, et je vis tout incontinent après plus de vingt cavaliers à ma porte qui y frappèrent. Une autre que moi auroit eu frayeur, parce que je savois bien que l’on ne considéroit personne en ce temps-là. Je m’y en allai pourtant gaiement, et je la fis ouvrir. Ils me saluèrent tous du chapeau, et un de la compagnie me dit : « Madame, je suis ici envoyé de la part de M. Tiffon, pour conserver votre logis et pour le faire connoître à ces messieurs qui vont cantonner. » — « Je ne sais point qui est Monsieur Tiffon, lui repartis-je ; mais il m’oblige de si bonne grâce que je m’en souviendrai toute ma vie et l’en remercierai, comme je dois, aussitôt que je le pourrai voir. » Les maréchaux des logis se retirèrent, et je fis entrer mon cavalier. Les gens de guerre enfonçoient toutes les portes et pilloient en bien des endroits ; il y eut même quelques femmes violées qui n’avoient pu se sauver assez vite. Sitôt que tout le logement fut fait, le capitaine à qui j’avois obligation me vint trouver. Je le reçus tout autant bien qu’il me fut possible et le suppliai de ne point prendre d’autre maison que la mienne. Il ne voulut jamais l’accepter, et me dit qu’il étoit trop serviteur de mon mari pour cela, et qu’il venoit seulement pour savoir si je n’avois point besoin de lui et s’il ne pourroit point me rendre quelque service. Je lui fis connoître que j’avois peur, quoi que cela ne fut pas, et lui dis que je craignois que les cavaliers ne vinssent forcer la nuit ma maison pour la piller. Il me repartit toujours que je n’avois rien à craindre, et que si j’étois dans la moindre appréhension, il viendroit camper à ma porte ; qu’il étoit logé fort près de moi et qu’il m’alloit envoyer son trompette pour l’avertir à toute heure, en cas que j’eusse besoin de lui. Enfin il en usa si honnêtement qu’il ne se peut rien de mieux. Il y eut encore beaucoup d’officiers qui m’envoyèrent faire compliment et qui se disoient tous serviteurs de mon mari, témoignant qu’ils avoient un regret extrême de ce que M. Tiffon les avoit prévenus. Je les remerciai de leur bonne volonté. Le lendemain, mon conservateur me vint faire une visite sérieuse, et je lui fis connoître que les cavaliers faisoient beaucoup de désordre ; que je ne savois pas si on leur permettoit de tuer, piller et violer, et qu’ils avoient fait tout cela en entrant ; que je le suppliois d’en vouloir parler à M. le comte de Grancé, afin que toutes les femmes pussent retourner chez elles en assurance, et qu’il voyoit comme ma maison en étoit toute remplie ; que je n’avois pas même la liberté de ma chambre, et que j’étois obligée de coucher dans ma cuisine auprès du feu, avec un nombre d’habitants qui s’y étoient sauvés, craignant d’être rançonnés, dont j’étois fort incommodée. Il me répondit : « Il est vrai, Madame, qu’une femme a été violée par six coquins de cavaliers ; mais je m’en vas tout de ce pas trouver Monsieur le comte de Grancé pour en faire justice, afin que toutes les autres soient libres de retourner chez elles et que personne ne soit assez hardi de leur rien dire. » Les six cavaliers furent convaincus du fait, et l’on en passa un par les armes, pour servir d’exemple aux autres. Toutes les vieilles femmes s’en retournèrent en leurs maisons ; mais les jeunes et les filles demeurèrent chez moi pour plus grande assurance[65].

Une belle nuit, il y eut alarme au quartier ; j’entendis les trompettes qui sonnoient à cheval, à la sourdine, et même celui qui étoit en mon logis. Je me levai brusquement de dessus mon matelas, pour savoir ce que c’étoit. Le trompette me dit que l’on venoit d’avoir avis que les parlementaires approchoient à dessein d’enlever le quartier. Dans ce moment, le bon Monsieur Tiffon entra où j’étois, la botte levée, pour me dire de ne me point effrayer ; qu’il donneroit ordre à ma retraite, pour me faire conduire ou à Ligny ou à Grosbois, en cas que ce fussent les ennemis, comme l’on disoit ; que je fisse fond là-dessus et que je me tinsse toujours prête. Ils partirent fort délibérés de bien charger les badauts ; mais par malheur ils ne trouvèrent personne ; et c’étoit une fausse alarme. Tous ces régiments délogèrent de notre bourg incontinent après ; et Messieurs les Parisiens implorèrent la miséricorde du roi, et Sa Majesté les reçut à merci. Ainsi la guerre de Paris prit fin.

Mon mari, qui étoit en Catalogne pendant tous ces remuements, fut à Barcelonne demander congé à Monsieur le comte de Marsin de s’en revenir chez lui, pour conserver sa maison ; mais aussitôt qu’il fut parti pour Barcelonne, un misérable en qui il se confioit extraordinairement, parce qu’il étoit enfant de famille et avoit figure d’honnête homme, servant dans sa compagnie depuis quelques années, le vola impunément et fit un vol très-considérable. Ils étoient six qui partagèrent le larcin ; et ce fut une merveille qu’ils n’égorgèrent pas mon fils ; mais par bonne fortune il étoit allé à l’écurie voir les chevaux. Ce malheureux lui fut demander la clef de la chambre pour aller serrer quelque argenterie qui leur avoit servi à souper. C’étoit là son prétexte. Mon fils la lui donna bonnement ; et aussitôt que ce voleur y fut entré, il commença à devaller les malles par la fenêtre à ses camarades, qui étoient au-dessous, et sort au plus vite pour s’enfuir avec eux et emporter leur butin. L’on voit par là qu’il ne se faut jamais confier à personne, ni en paix, ni en guerre. Mon fils étant revenu pour rentrer dans sa chambre, trouva la porte fermée et demanda qu’étoit devenu le cavalier. L’hôte lui dit qu’il étoit sorti. Ayant encore attendu là quelque temps, l’impatience le prit, et il fit enfoncer la porte, croyant qu’il y avoit du désordre : il ne se trompoit pas et en fut assuré aussitôt qu’il fut entré. Il court au prévôt afin de faire poursuivre les voleurs ; mais on ne put les joindre parce qu’ils avoient gagné les montagnes, et ainsi le tout fut perdu. Mon mari étant revenu au quartier pour prendre son fils et ses gens et s’en revenir chez lui, fut fort surpris d’apprendre qu’une personne à qui il se confioit de tout, eût été capable de le voler. Et néanmoins, il fallut s’en revenir légèrement et de bourse et d’autre chose. Cela étant assez ordinaire aux gens de guerre, j’y étois tout accoutumée. Cela ne me surprit point ; car tous ceux qui font profession de gens d’honneur n’amassent jamais rien à l’armée que de la réputation, qui, à mon avis, est le plus grand avantage que l’on puisse avoir.

J’étois en couche quand il arriva. Le lendemain il fut trouver M. le Prince, pour lui faire la révérence et lui mettre en main quelques paquets de lettres ; puis il revint au logis. Deux jours après, nous fîmes baptiser notre enfant. Quand toute la compagnie fut à table dans ma chambre, j’entends courir sur l’escalier et crier : « Monsieur, vite, vite à cheval ! Sauvez-vous ! » Celui qui crioit entra où nous étions, tout effaré, et dit à mon mari qu’un tel, son ami, l’envoyoit avertir que M. le Prince, M. le prince de Conty, M. le duc de Longueville[66] étoient arrêtés par ordre du roi, et qu’il savoit que M. de La Guette avoit apporté des lettres à Son Altesse le jour d’auparavant ; qu’il craignoit qu’il y eût quelque chose dans lesdites lettres qui lui pût faire quelque méchante affaire, et que M. le Prince pouvoit même les avoir encore sur lui. Mon mari dit : « Je ne crains rien ; et pour cet effet, je monterai à cheval, aussitôt que j’aurai dîné, pour m’en aller à la cour. Cependant, mettez-vous à table, et nous partirons ensemble. » Ainsi dit, ainsi fait. Toute notre compagnie se retira, et je demeurai seule avec beaucoup d’inquiétude. Je fus quatre jours sans avoir aucunes nouvelles, et mon chagrin me causa des effets très-dangereux en l’état où j’étois. Mon mari revint auprès de moi et y demeura tout le temps de la prison de M. le prince[67]. M. le comte de Marsin fut aussi arrêté et conduit dans la citadelle de Perpignan[68]. Quand mon mari eut été un jour ou deux chez nous, il fut visiter mon père, qui s’étoit disloqué la hanche en tombant de sa hauteur. Par malheur il eut un chirurgien qui n’y entendoit rien du tout et qui le perdit absolument, parce que c’etoit dans le temps de la guerre de Paris qu’il fit sa chute, et que l’on ne put pas avoir lors un plus habile homme. Mon père fit cent caresses à mon mari et ne pouvoit assez lui témoigner la joie qu’il avoit de le revoir. Il lui dit même qu’il étoit résolu de se faire rebriser la hanche par le bailleur[69] du roi, et qu’il le prioit de le vouloir accompagner dans deux jours à Paris, parce qu’il craignoit fort le pont de Charenton, quand son carosse y passeroit, à cause qu’il n’y avoit que des planches mal jointes, et qu’il se tiendroit plus assuré quand il seroit présent. Mon mari ne manqua pas de l’y conduire ; mais on ne voulut jamais faire l’opération, le bailleur disant hautement qu’il mourroit entre ses mains s’il l’entreprenoit. Il fallut donc revenir sans rien faire ; et mon père ressentoit toujours des douleurs très-violentes, qui le conduisirent au tombeau quelques mois après. Nous le voyions soigneusement l’un et l’autre pour lui rendre nos services et nos devoirs, dont il témoignoit avoir beaucoup de satisfaction.

Quelque temps après la guerre de Paris[70], l’on ne voyoit que troupes de tous côtés qui alloient à leurs quartiers. Un jour que nous revenions de la promenade, mon mari et moi, nous vîmes accourir beaucoup d’habitants chez nous qui paroissoient tout allarmés. Je leur demandai : « Qu’avez-vous ? » Ils s’adressèrent à mon mari pour lui dire : « Monsieur, il y a des gens de guerre qui veulent forcer une des portes de notre bourg. » Mon mari leur dit : « Courez vite pour savoir quelles gens ce sont, et me le revenez dire. » Il monta à sa chambre en attendant la réponse ; et au même instant j’entends crier : Tue ! tue ! tue ! Je sors dans la rue, et vois beaucoup de cavaliers, le pistolet à la main, et nos habitants qui couroient, comme la foudre, se cacher dans leurs maisons. C’étoient les gardes de M. le Prince qui s’en alloient en Bourgogne à leur quartier, et qui vouloient se venger de l’affront qu’ils avoient reçu dans notre lieu. Comme ils étoient tous fort échauffés, j’en entendis un qui dit : « Voilà madame de La Guette, » et se jeta de son cheval, s’en venant à grands pas droit il moi, avec quelques-uns de ses camarades. C’était La Ferté, un de ceux à qui j’avois sauvé la vie, qui me dit cent choses reconnaissantes sur le bon office que je lui avois rendu. Je leur dis : « Comment, messieurs, vous mettez tout en allarme ! quel dessein avez-vous ? — Nous en voulons tuer demi-douzaine pour notre satisfaction, me répondirent-ils ; vous savez, madame, de quelle façon nos camarades ont été traités ici. — J’espère, messieurs, que vous ne tuerez personne, leur repartis-je, et que M. de La Ferté, que voilà, vous priera de n’en rien faire, à ma considération. Pour moi, je vous en conjure tous ! » Mon mari survint là-dessus, qui les obligea à faire retraite sans coup donné, et monta à cheval pour les faire sortir du lieu plus promptement. La Ferté en usa fort bien avec ses camarades, et me dit en me quittant : « Madame, je vous ai obligation de la vie, et je l’exposerai toujours pour votre service, près et loin. » Tous nos habitants furent bien aises de les voir partir ; car ils croyoient qu’assurément ils feroient sauter la cervelle à quelques-uns avant que de se retirer ; et il y avoit, en effet, grande apparence. Les principaux d’entre eux nous remercièrent d’avoir empêché le désordre.

Enfin, la mort de mon pauvre père arriva ; il nous envoya quérir un jour auparavant ; il me témoigna tant de tendresse et me dit tant de belles et de bonnes choses que je m’en souviendrai toute ma vie. Je fus tellement outrée de douleur que je fondois tout en larmes ; car je l’aimois uniquement. Il rendit son esprit à Dieu et mourut en véritable chrétien et catholique, et voulut être enterré dans l’abbaye de Jarsy, où il fit une fondation perpétuelle. Le Père Guéret, supérieur des Minimes de Brie-Comte-Robert, fit son oraison funèbre. Il fit aussi une autre fondation à leur maison et donna encore à beaucoup d’autres églises. Tout le pays assista à ses funérailles ; car il étoit fort aimé et de la noblesse et du peuple. Nous travaillâmes, ma sœur et moi, à l’exécution de son testament, qui fut accompli quinze jours après ; et ensuite nous partageâmes son bien, qui étoit assez grand, sans avoir aucun différend ; car ma sœur étoit une personne fort raisonnable, et moi j’avois beaucoup de déférence pour elle.

Comme j’étois encore dans mes déplaisirs de la mort de mon père, je reçus une lettre de M. le comte de Marsin, par laquelle il me mandoit : « Je ne songe plus à la guerre, madame ; je ne songe qu’à me marier. Souvenez-vous de moi, afin que je puisse faire affaire quand je serai hors d’ici. » Je n’y manquai pas, et m’y employai fortement. Je jetai les yeux sur mademoiselle de Clermont d’Antrague[71], qui étoit la fille de France de la plus belle conduite, de grande naissance, bien faite de sa personne et fort riche. Il y avoit en elle de quoi satisfaire le seigneur du monde le plus délicat ; aussi a-t-elle été recherchée par quantité de personnes de qualité. Je m’adressai à une dame de mes amies et lui communiquai mon dessein ; car j’étois assurée qu’elle étoit parfaitement bien auprès de madame la marquise de Clermont, sa mère[72], et qu’ainsi elle pourroit lui en faire l’ouverture, ou monsieur son mari, qui en étoit aussi fort considéré, et qu’ensuite je parlerois tout de bon. Cela se fit de la sorte. Madame et mademoiselle de Clermont, qui connoissoient la réputation de M. le comte de Marsin et qui savoient que M. le Prince en faisoit grande estime, n’eurent pas de peine à écouter ce que leur dit mon amie, et ne désapprouvèrent point ma pensée, que je leur fis connoitre plus amplement et d’une manière que le tout étoit en bon état quand le roi lui fit la grâce de le mettre en liberté, ce qui arriva incontinent après celle des princes. Mon mari et mon fils allèrent à sa rencontre à trente lieues de Paris. Aussitôt qu’il eut vu le roi et toute la cour, il dit à mon mari : « Allons voir madame de La Guette, » et amena avec lui M. de Château-Roy[73], qui étoit gouverneur d’une place dont j’ai oublié le nom. Il ne fut pas plutôt arrivé chez nous et m’eut saluée, qu’il me prit par la main pour faire un tour de jardin. Nous nous promenâmes dans une allée ; M. de Château-Roy et mon mari nous suivoient. Il m’entretint de plusieurs choses, entre autres que la reine, qui étoit régente en ce temps-là, vouloit qu’il retournât en Catalogne pour servir en qualité de vice-roi et de général d’armée, et que les Catalans mêmes en avoient supplié Sa Majesté, en sorte, qu’il n’avoit que quinze jours pour donner ordre à ses affaires, et qu’il n’étoit pas peu embarrassé. Après lui avoir témoigné ma joie sur le choix que la reine avoit fait de sa personne pour la Catalogne, je lui dis : « Monsieur, vous avez encore une affaire à quoi vous ne songez pas. Vous souvenez-vous que vous m’avez dit que vous vouliez être marié de ma main, et même que vous m’avez fait l’honneur de m’en écrire de votre prison ? J’y ai agi d’une telle sorte que vous ne pouvez pas vous en dédire ; vous êtes marié à une demoiselle aussi accomplie qu’on en voie. » Je lui en dis tout ce qui en étoit. Il fut tellement surpris de joie qu’il ne savoit que me répondre, sinon qu’il me fit cent remerciements les plus honnêtes et les plus obligeants du monde. Je lui dis : « Monsieur, allons manger notre soupe et partons. Vous n’avez pas de temps à perdre. Vous vous en irez faire votre cour, et moi j’agirai pour votre mariage. » Il avoit un appartement chez M. le Prince. Nous allâmes, mon mari et moi, loger au petit Bourbon[74] ; et le lendemain, je vis madame de Clermont pour avancer l’affaire ; mais comme M. de Marsin et mademoiselle de Clermont ne s’étoient jamais vus, il étoit nécessaire qu’ils se vissent ; car, quand on se marie, il faut que l’on s’agrée. On choisit pour cet effet le logis de M. Guiot, secrétaire du roi, qui est un véritable homme d’honneur et un bon ami, qui s’est toujours fort intéressé pour madame de Clermont. C’est pourquoi elle fut bien aise que l’entrevue se fît là d’une façon néanmoins qu’on ne la crût pas préméditée. Ce fut à moi à faire connaître à M. le comte de Marsin qu’il verroit sa maîtresse le lendemain chez M. Guiot, mais qu’il falloit qu’il se donnât bien de garde de faire paroître qu’il y venoit exprès, et qu’au contraire il falloit faire croire qu’il m’y cherchoit sans autre vue. Il fut aux bains ce jour-là pour se mettre de son mieux ; il y trouva le maréchal de Grammont[75], qui lui dit : « Monsieur de Marsin, vous avez du dessein aujourd’hui. — Oui, ma foi, lui repartit-il, j’en ai ; et il faut qu’elle soit bien cruelle si elle s’en défend. » Je fus l’après-dînée chez M. Guiot, où je trouvai mademoiselle de Clermont dans un très-grand éclat ; et je crois que son miroir lui avoit appris que M. de Marsin ne lui échapperoit pas ce jour-là. Comme j’étois auprès d’elle, l’on me vint dire que deux messieurs me demandoient. M. Guiot, qui est honnête et civil, fut à leur rencontre : c’étoient M. de Marsin et mon mari. M. de Marsin salua seulement madame Guiot et me fit une petite guerre agréable, disant qu’il y avoit longtemps qu’il me cherchoit, que mon mari ne savoit ce que j’étois devenue, et que s’il étoit à sa place, il me feroit bien rendre compte de toutes mes démarches. Je lui dis : « Monsieur, elles sont si justes qu’il n’en tire pas de peine. » On lui présenta un siége tout contre mademoiselle de Clermont, qui effectivement ne savoit pas que ce fût lui ; car quelques-uns, mal intentionnés, avoient dit à madame sa mère et à elle qu’il étoit très mal fait, cicatrisé par le visage, estropié d’un bras ; et elle voyoit l’homme du monde le mieux fait auprès d’elle. C’est pourquoi elle attendoit toujours cet estropié ; mais M. le comte de Marsin lui fit connoitre dans l’entretien qui il étoit, en parlant du roi, qui étoit encore jeune en ce temps-là et qui pourtant avoit la mémoire du monde la plus heureuse ; car il dit à mademoiselle de Clermont que, quand il fut saluer le roi au sortir de sa prison, le roi dit : « Voilà Marsin, » quoiqu’il y eût déjà quelque temps qu’il n’avoit point eu l’honneur d’être vu de Sa Majesté. À ce mot de Marsin, mademoiselle de Clermont prit un rouge le plus beau et le plus naturel qui se soit jamais vu. Je dis en moi-même : « L’affaire va bien ; car quand on a de l’indifférence pour les gens, on n’a jamais d’émotion. »

La visite fut longue, et je ne m’en étonnai pas ; car on y prenoit grand plaisir. Néanmoins, il fallut se séparer. Ils m’emmenèrent avec eux ; et quand nous fûmes en carrosse, je dis : « Monsieur, que vous semble de cette belle demoiselle ? Êtes-vous satisfait ? — Je le suis, me dit-il, à un point qui n’est pas croyable ; et si je l’avois pu fabriquer pour mon contentement, je ne l’aurois pas faite autre qu’elle est. — Voilà qui est fort bien, lui dis-je ; je saurai demain si vous avez eu le bonheur de lui plaire comme elle vous a plu. » Je trouvai que c’étoit la même chose. Il survint néanmoins un petit obstacle : une personne que je ne veux point nommer fit tout son possible pour en détourner madame la marquise de Clermont, et lui proposoit en même temps un autre parti fort riche, d’un grand seigneur. Cela embarrassoit un peu cette dame. L’on m’avertit de la chose ; je la fus trouver pour lui dire : « Madame, je viens ici pour savoir de vous quand il vous plaît que l’on fasse le contrat de mariage de mademoiselle votre fille avec M. de Marsin. Je sais, madame, qu’il ne vous désagrée pas, et que, comme la reine lui donne peu de temps pour s’en retourner en Catalogne, il est juste que vous vous pressiez aussi. » Elle ne savoit que me répondre ; elle auroit bien voulu éluder la chose, me disant : « Que M. de Marsin fasse la campagne, et nous verrons à son retour. » Je connus fort bien où gisait le lièvre, et lui dis : « Madame, il n’est plus question de voir ; il faut faire. — Comment voulez-vous que je fasse ? me dit-elle ; que je donne ma fille à un étranger ? — Cet étranger, madame, lui repartis-je, en vaut cinquante de notre nation, et des plus huppés ; et puis, madame, la chose est si avancée que vous ne pouvez pas honnêtement vous en dédire. — Eh bien ! dit-elle, vous le voulez ? je vous l’accorde. Vous direz, s’il vous plaît, madame, à M. de Marsin qu’il sera mon gendre dans huit jours, et que je souhaite que M. le Prince m’en fasse la demande d’honneur. Il est assez bien auprès de Son Altesse pour obtenir cette faveur-là. — Madame, lui dis-je, je n’en doute nullement. Je vas de ce pas le trouver pour lui dire votre intention. Pour ce qui est de toutes les autres choses qui concernent le mariage, on les fera, Madame, tout comme vous le souhaitez. »

M. de Marsin reçut cette bonne nouvelle autant bien qu’on peut recevoir une chose agréable. Il fut trouver M. le Prince et lui dit : « Monseigneur, il y a longtemps que Votre Altesse me veut marier ; je la supplie très-humblement de me vouloir demander une fille que je lui vas nommer. — Qui est-elle ? répondit M. le Prince. » Il lui dit : « Monseigneur, c’est mademoiselle de Clermont d’Antrague. — Quoi ! la bonne amie de madame de Longueville, ma sœur ? dit M. le Prince, — Monseigneur, c’est elle-même. — Vraiment, vous n’êtes pas malheureux ; car c’est un des grands partis de France. Et qui vous l’a indiquée ? — Madame de La Guette, lui dit M. de Marsin. — Vous lui avez la dernière obligation. Y serons-nous bien venus ? — Assurément, monseigneur ; je peux dire à Votre Altesse que madame de Clermont n’attend qu’après elle. — Faites-les donc avertir que je serai demain chez elles à quatre heures après-midi. » Madame de Clermont fut avertie ; il s’y trouva plusieurs dames de ses amies pour faire honneur ; j’y fus aussi. M. le Prince s’y rendit, accompagné de ses favoris. Il parla obligeamment à madame de Clermont sur le choix qu’elle avoit fait de M. de Marsin ; ensuite il le lui présenta en lui disant : « Entretenez madame votre belle-mère ; je vas entretenir votre maîtresse ; » ce qu’il fit ; et incontinent après il se retira. Monsieur de Marsin le fut accompagner jusqu’à son carrosse et revint auprès de madame de Clermont et de mademoiselle sa fille. Les dames s’en allèrent pour ne les pas interrompre. Ils ne s’étoient jamais vus (j’entends madame de Clermont et M. de Marsin). Je n’eus pas peu d’affaires ; car le temps pressoit, et il m’avoit priée de prendre le soin de toutes les choses nécessaires pour son mariage, même pour le présent qu’il fit à mademoiselle sa maîtresse, qui fut trouvé le plus galant du monde et le mieux entendu.

Le mariage s’accomplit comme il avoit été dit[76]. Madame de Clermont fit un festin fort splendide. Il n’y avoit que douze personnes à table, de très-grande qualité ; j’eus l’honneur d’être du nombre. Pendant le repas, les vingt-quatre violons du roi jouèrent admirablement bien, et un grand nombre de trompettes, d’un autre côté, faisoient merveilles. Toutes ces personnes de qualité parurent fort contentes et satisfaites. Les dames furent coucher madame la comtesse de Marsin, et M. le duc de Montauzier[77] lui amena dans sa chambre monsieur son cher époux. Après quoi toute la compagnie se retira ; nous en fîmes de même, mon mari et moi. Le lendemain je fus voir les nouveaux mariés à leur lit. Ils me témoignèrent tous deux leur satisfaction, et me dirent tant de choses obligeantes et reconnoissantes que j’en étois dans la dernière confusion. Je leur souhaitai toutes sortes de prospérités, et pris congé d’eux pour m’en retourner chez moi à la campagne ; car j’avoue que j’avais grand besoin de repos, pour avoir beaucoup fatigué durant tout ce temps-là. Mon mari demeura pour leur faire compagnie à leur beau château de Mézières[78], où ils furent quelques jours à leur contentement ; puis M. de Marsin partit pour la Catalogne. Mon mari partit aussi quelque temps après et y ramena mon fils, qui commençoit à se faire honnête homme, quoique fort jeune.

Peu de temps après, il se fit un parti en France, comme tout le monde a su. M. de Marsin quitta la Catalogne et le service du roi pour se venir joindre aux troupes de M. le Prince en Guyenne. Mon mari fut assez malheureux d’être du nombre de ceux qui le suivirent. Je dis malheureux encore une fois ; car l’on ne doit jamais quitter le service de son roi, quoi qu’il advienne, ni sous quelque prétexte que ce puisse être. Les Lorrains passèrent en France dans tout ce désordre et vinrent camper au Cheval Griffon[79], à une lieue de chez moi. Ils n’y firent pas long séjour ; car je crois qu’il y eut quelque sorte d’accommodement ; et le roi les obligea à se retirer[80]. Je m’étois réfugiée à Gros-Bois avant leur arrivée. M. le duc de Lorraine y envoya des sauvegardes : un major, nommé Gros-Bois[81], et un cornette, tous deux du régiment de Lescarmoussier. À la vérité, quand je les vis entrer, ils me parurent comme des hommes de pain d’épice, et je ne pus m’empêcher de rire. Ils étoient pourtant braves gens, comme je le reconnus dans la suite. Étant à dîner un jour chez ma sœur, ces messieurs les Lorrains s’avisèrent de jeter des os sous la table. Il y avoit de petits épagneuls qui se tirailloient les oreilles pour les avoir. Par mauvaise rencontre pour moi, il y en eut un qui prit ma jambe, qui n’étoit pas tout à fait si dure que les os, et y fit deux fort belles dentées, que je négligeai, et j’en eus pour près de huit mois sans que cela pût guérir. On a raison de dire qu’il n’y a point de petits maux à la jambe ni de petits coups à la tête. J’ai éprouvé l’un et l’autre, en sorte que j’en puis parler.

L’armée de Lorraine se retira en son pays, et, tous tant que nous étions de réfugiés à Gros-Bois, nous nous en retournâmes en nos maisons. L’affaire de la porte Saint-Antoine arriva ensuite[82]. Nous eûmes en nos quartiers quelques troupes du roi qu’on y avoit envoyées se rafraîchir. C’étoit dans le commencement de la moisson. J’appris que les gens de guerre fourrageoient dans mes grains. J’avois en ce temps-là deux ménages assez amples et assez bien conduits à une lieue l’un de l’autre ; et je puis dire que j’étois laboureuse de bonne foi, puisque je tenois mes terres par mes mains. Je montai à cheval, la canne à la main, pour aller trouver MM. les fourrageurs, et dans la plus belle disposition du monde pour en frotter quelques-uns si j’avois trouvé de la résistance ; mais aussitôt qu’ils me virent et qu’ils se furent informés qui j’étois, ils s’en vinrent à moi et me dirent : « Madame, nous nous étions mis dans vos grains pour fourrager, comme vous voyez ; mais nous allons sortir tout à l’heure pour aller chez vos voisins. » Je leur dis : « Vous me faites plaisir, » et leur demandai : « Êtes-vous cavaliers ou fantassins ? — Nous sommes l’un et l’autre, me dirent-ils. » Il y en eut deux qui s’offrirent pour garder ce qui m’appartenoit ; je les acceptai, et ils s’en acquittèrent fort bien. Je mis pied à terre pour voir de quelle façon ces bonnes gens travaillent quand ils pêchent en eau trouble. J’en voyois plusieurs qui se servoient de faux, d’autres de fléaux, d’autres de faucilles, d’autres de tonneaux pour battre le blé, d’autres qui portoient des trousses ; et la plupart étoient faits comme des démons. Je les quittai et m’en retournai chez moi. Par bonne fortune, ils ne demeurèrent pas longtemps où ils étoient ; tous les paysans s’en trouvèrent mieux ; mais il courait toujours quelque bruit sourd que les Lorrains revenoient. Cela m’inquiétoit fort. Néanmoins, il y eut des gentilshommes qui me dirent de ne me point mettre en peine, que l’on disoit qu’ils devoient aller du côté de Saint-Denis, et qu’ainsi notre Brie seroit à couvert ; que pourtant ils tiendroient un homme à Lagny pour apprendre leur marche, et qu’ils m’en donneroient avis. Au lieu de l’avis que j’attendois incessamment, je vis plusieurs gens de guerre à ma porte, qui y frappèrent assez ferme. J’y fus moi-même et l’ouvris tout entière. Je leur dis : « Messieurs, que demandez-vous ? » Ils se mirent à jurer et blasphémer horriblement le nom de Dieu ; mais sans m’étonner, je leur dis : « Que cherchez-vous, encore une fois ? — Nous voulons entrer là-dedans, me répondirent-ils. — Ah ! vous voulez entrer là-dedans ! Mort de ma vie ! Je vous en empêcherai bien, et vous trouve bien hardis de venir frapper à ma porte. Retirez-vous seulement et sans bruit. » Comme ils virent ma résolution, ils me demandèrent qui j’étois. Je leur dis tout en colère : « Allez-vous-en informer dans le lieu ; on vous le dira. » Un de la bande, qui paroissoit le plus honnête, mit pied à terre et me dit : « Madame, vous êtes une femme perdue ; car voici l’armée du roi, qui va passer à un quart de lieue d’ici, et tous les picoreurs se jetteront chez vous, sans que vous leur puissiez résister. Comme vous êtes la plus brave et la plus généreuse de toutes les femmes, selon les apparences, nous voulons vous rendre service ; voyez en quoi vous nous voulez employer. » — Comme je vis que c’étoit de bon, je commençai à parler beau, et dis : « Je ne vous connois ni les uns ni les autres ; mais je prie celui d’entre vous qui est le plus connu dans l’armée de demeurer ici en sauvegarde. Je suis assurée que M. le maréchal de Turenne[83] n’en sera point fâché ; mon mari a l’honneur d’être son très-humble serviteur. » Ils vouloient tous demeurer ; je dis : « Non, il n’en faut qu’un. » Celui qui m’avoit parlé y demeura. Il étoit Italien de nation et officier dans le régiment de M. le cardinal Mazarin. Je remerciai tous les autres, qui s’en allèrent chercher fortune ailleurs, après avoir goûté de mon vin. Aussitôt que l’on sut que j’avois un officier chez moi, toutes les femmes et les filles y accoururent, et quantité d’hommes, pour se mettre en sûreté. Incontinent après, tout le lieu fut plein de picoreurs qui faisoient un ravage épouvantable. Je priai mon Italien de se mettre sur ma porte jusqu’à ce que tout cela fût passé. Plusieurs lui demandèrent ce qu’il faisoit là. « Je suis en sauvegarde ici de la part de M. le maréchal de Turenne, leur répondit-il. La maison appartient à M. de La Guette. » La plupart disoient : « Nous sommes serviteurs de M. de La Guette. » Quand tout fut passé, je dis à son valet de lui dire que je le priois de rentrer et qu’il prit la peine de monter à ma chambre. Aussitôt qu’il y fut, je fis apporter la collation ; il en avoit besoin, car il mangeoit de grand appétit. Quand sa première faim fut passée, il me dit : « Madame, vous ne savez pas une nouvelle que je vas vous dire ; c’est que les Lorrains nous suivent de fort près. Voyez où est votre lieu de retraite, afin que je vous y accompagne ; car je vous réponds qu’il ne sera point demain neuf heures du matin qu’ils ne soient ici. Vous ne seriez pas aise de tomber entre leurs mains et de me voir massacrer en votre présence ; vous savez, Madame, qu’ils sont ennemis du roi, et par conséquent les nôtres. Partez donc avec votre petite famille, car il n’y a point de temps à perdre. » Je lui dis : « Monsieur, vous m’apprenez là une étrange nouvelle ; mais je ne partirai point que tout ce peuple ici ne soit en lieu de sûreté ; et s’il y a quelqu’un qui doive périr, il faut que ce soit moi ; voilà à quoi je suis résolue. » Il me pressa fort de faire autrement, mais je ne le voulus jamais.

Sur ces entrefaites, il m’arriva trois gardes que M. de Vibrac, capitaine de Gros-Bois, m’avait envoyés pour m’escorter, et me mandoit de tout quitter pour m’en venir au plus vite au château avec mes petits enfants ; que les Lorrains approchoient fort et qu’il n’y avoit point de temps à perdre. Je fus inébranlable ; car j’étois résolue de faire une bonne action. Je renvoyai deux gardes et fis dire à M. de Vibrac que je partirois le lendemain de grand matin. Cependant je fis marcher tout ce peuple, qui étoit en grand nombre, et les fis accompagner par mon Italien et ce garde qui m’étoit resté. Ils n’avoient qu’un fort petit trajet de chemin à faire ; mais ce qui étoit le plus embarrassant, il fallait passer la rivière de Marne dans un bac[84]. Tout cela se fit heureusement, par la grâce de Dieu. Ensuite il fut question de songer à moi. Je partis pour Gros-Bois à six heures du matin et m’en allai les mains vides. Cela veut dire que j’emportai très-peu de choses et abandonnai tout le reste à la merci des gens de guerre. J’arrivai à bon port avec mes gardes et plusieurs personnes du lieu qui étoient restées et qui me suivirent. Je trouvai là des sauvegardes du Roi, des sauvegardes de M. le Prince, des sauvegardes du duc de Lorraine, ces deux-là mêmes qui y étoient venus la première fois. Il y en avoit aussi du duc de Vitemberg[85]. M. de Turenne trouva bon que mon Italien y demeurât. Le château étoit conservé comme la prunelle de l’œil. Il y avoit plus de dix mille paysans réfugiés, et plusieurs de la noblesse du pays ; car tout y accourut. La première rencontre que je fis dans ma chambre, ce fut d’une de mes servantes à qui les Lorrains avoient donné un grand coup d’estramaçon sur la tête et plusieurs autres coups, en sorte qu’elle étoit tout en sang. Elle me dit en pleurant : « Madame, votre maison, vos chevaux et bestiaux sont pillés ; tous vos gens sont en fuite. » Cette femme étoit économe de la maison que je n’habitois pas, et étoit fort entendue. J’en eus un extrême regret, car elle mourut quatre jours après. Pour mon pillage qui se fit à droite et à gauche dans tout le temps que les Lorrains séjournèrent là, j’eus pour plus de soixante mille francs de perte. Je puis dire que tout cela ne me toucha nullement, n’ayant jamais eu d’attache au bien et en ayant fait un mépris toute ma vie. Pour la vertu, c’est ce que je considère fort, en quelque lieu qu’elle se trouve ; et quiconque la possède, possède tout.

Le lendemain de mon arrivée à Gros-Bois, l’armée de Lorraine marcha en bataille pour aller faire l’attaque à M. le maréchal de Turenne ; mais Dieu, protecteur de mon roi, l’empêcha. Vous allez apprendre comment : Le major nommé Gros-Bois me vint dire : « Madame, vous qui êtes la plus généreuse et la plus courageuse de toutes les femmes, voulez-vous avoir bien du passe-temps aujourd’hui ? Voilà notre armée qui va attaquer M. de Turenne ; je m’assure qu’il n’en échappera pas un ; et vous verrez beau jeu. » Selon les apparences, ils pouvoient tout prétendre en ce temps-là, parce que l’armée du Roi n’étoit que de six à sept mille hommes, qui avoient Paris à dos, la Seine à boire[86], dix-huit mille Lorrains en tête[87]. Je fis réflexion sur ce qu’il me disoit, et élevai mon esprit à Dieu, en lui disant : « Seigneur, conservez la gloire de mon Roi, sauvez ma patrie, et me faites la grâce que je puisse faire connoître que je suis bonne Françoise. » Je dis ensuite à ce major : « Allons, monsieur, voyons votre armée. » Cela se pouvoit faire d’un pavillon du parc de Gros-Bois. Il me prit par la main, et quelques demoiselles réfugiées m’accompagnèrent. Je disois en moi-même en y allant : « Grand Dieu ! Jeanne la Pucelle a servi Charles VII ; faites, Seigneur, qu’en cette occasion je puisse servir Louis XIV. » Approchant de ce pavillon, je voulus monter sur un four à chaux avec le major pour voir leur armée qui venoit en très-bel ordre du côté de la plaine de Brie-Comte-Robert. Nous étions là tous deux fort attentifs ; il pensoit à l’avantage de son maître ; et moi je songeois à le détruire et à servir le mien. Après avoir regardé assez de temps, je lui dis : « Vous croyez que vos gens battront l’armée de mon Roi ? Je vous réponds que la vôtre le sera dos et ventre. Je sais des particularités dont je veux vous faire part ; c’est que je puis vous dire de science certaine que le canon du Roi est placé d’une manière qu’il vous incommodera fort à l’approche, et que de plus, dans les bois de la Grange du Milieu[88], il y a un nombre d’infanterie qui vous canardera comme il faut ; vous voyez comme les murs de ce parc vous serreront en flanc ; et je vous apprends encore que M. de Montbas[89] a un camp volant et vous suit pour vous charger en queue. Dans le parc, il y a bien dix mille paysans bien armés et bien intentionnés pour courir sur vos gens, aussitôt que l’occasion s’en présentera. Je suis assurée qu’ils se tiennent prêts, sans vous en donner avis, comme vous pouvez croire. Servez-vous de ce que je vous dis, et en donnez avis à votre duc au plus tôt ; car je vous assure qu’il y aura peu des vôtres qui retrouve le loquet de sa porte. Ne perdez point de temps, encore une fois ; courez vite. » Il me quitta brusquement et me laissa sur ce four à chaux. Il prit le cheval d’un Lorrain qui entroit dans le parc, et s’en alla au grand galop trouver M. le duc de Lorraine, qui étoit à l’arrière-garde de son armée, pour lui dire tout ce que je lui avois dit. Son Altesse y donna entièrement créance ; et je m’en aperçus une demi-heure après, et en louai Dieu de tout mon cœur. Je descendis de dessus mon four et montai à une chambre de ce pavillon. Aussitôt que je fus à la fenêtre, regardant toujours leur armée, qui s’approchoit fort de celle du Roi parce que mon major n’avoit pas encore eu le temps de faire son rapport à M. de Lorraine, quoiqu’il donnât des deux à son cheval de toutes ses forces, M. le Prince, qui commandoit l’avant-garde, s’en vint à la porte de ce pavillon et appela : « Vibrac ! Vibrac ! » Je lui répondis de ma fenêtre, et lui dis : « Monseigneur, il est au château. Votre Altesse veut-elle entrer ? » Il me dit : « Non, il y auroit trop de confusion si j’entrois. Que Vibrac me fasse seulement apporter quelques bouteilles de vin ; car j’ai grande soif. » Je lui dis : « Monseigneur, je vas le faire avertir promptement. » M. de Vibrac vint au plus vite et fit apporter un grand pâté de venaison, une douzaine de bouteilles de vin et un bassin rempli de fort beaux pavies que j’eus l’honneur de présenter à M. le Prince. Son Altesse en mangea de fort bon appétit et m’en remercia obligeamment. M. de Beaufort[90] et d’autres seigneurs en mangèrent aussi ; et dans le moment que je tenois encore le bassin de pavies, M. le duc de Lorraine envoya M. de Fauges[91], son lieutenant général, pour dire à M. le Prince qu’il ne vouloit pas combattre ce jour-là, qu’il y avoit quelques raisons qui l’en empêchoient, et que pour cet effet, il s’en alloit camper entre Mandre et Sercé[92]. J’entends son armée ; car pour sa personne, Son Altesse de Lorraine logea chez un gentilhomme nommé M.  de Salmatory[93] ; et M. le Prince fut prendre son camp à Limay et Valenton[94], après s’être entretenu quelque temps, assis dans un petit fossé, avec M. de Beaufort et M. de Fauges. J’étois tout proche ; mais je me retirai par respect, avec tant de joie que je ne me sentois pas ; car je reconnus bien que mon dessein avoit réussi. J’en fus assurée à dix heures du soir. Aussitôt que je fus retirée à ma chambre, le major nommé Gros-Bois me suivit pour me dire, de la part de Son Altesse de Lorraine, qu’elle m’avoit mille obligations du bon avis que j’avois donné ; qu’elle avoit un extrême déplaisir de ne m’en pouvoir remercier elle-même et qu’elle s’en souviendroit toute sa vie. Voilà ce que le major me dit de la part de M. le duc de Lorraine, et ajouta de plus que Son Altesse me prioit de lui vouloir rendre encore un bon office. Je lui dis : « En quoi le puis-je servir ? — Madame, me dit-il, comme vous êtes fort considérée ici, il n’y a personne qui ne fasse ce que vous souhaiterez. Il seroit nécessaire, pour le service de son Altesse, que nous eussions un homme qui allât reconnoitre dans l’armée du roi ce qui s’y passe, et s’il n’y a point de pont de bateaux ; il peut s’assurer qu’il sera récompensé hautement. » Je lui promis de lui en donner un qui étoit cavalier dans le régiment de Richelieu, que je connoissois. Je l’envoyai chercher sur-le-champ et l’assurai qu’il seroit fort capable pour cela, mais qu’il étoit nécessaire que je l’entretinsse en particulier aussitôt qu’il seroit entré dans ma chambre, pour le porter à faire la chose, et que j’étois persuadée qu’en ma considération il entreprendroit tout. Le cavalier vint donc, et je le tirai à quartier pour lui parler et pour l’instruire de ce qu’il devoit faire ; puis je le pris par la main et dis au major : « Monsieur, voilà un homme qui fera tout ce que vous lui ordonnerez. » Il lui dit : « Mon camarade, ce qu’il y a à faire est de partir tout présentement pour aller dans l’armée du roi et reconnoitre ce qui s’y passe, et surtout s’ils n’ont point de pont de bateaux. Cela fait, il faut vous en revenir promptement pour m’en faire votre rapport. Son Altesse de Lorraine vous en récompensera de façon que vous serez satisfait. Ma lieutenance est vacante : je vous la donne, sans ce que vous aurez de son Altesse. »

Le cavalier étoit bon serviteur du roi et ne fit que ce que je lui avois dit. Il feignit seulement de s’y en aller, pour abuser notre major. J’étois bien aise de les amuser toujours pour leur faire perdre temps et donner lieu à M. le maréchal de Turenne de se fortifier de plus en plus dans ses retranchements, qui étoient ceux que les Lorrains avoient faits auparavant[95]. Comme le major vit que le cavalier ne revenoit point, il revint à ma chambre sur les dix heures du matin et me témoigna son impatience ; et comme il étoit fort en peine de ce qui le retardoit un peu trop, disant que cela pourroit rompre des mesures, je lui répondis : « Si vous êtes en peine, je le suis aussi ; car je crois que ce misérable a perdu la vie et est présentement accroché à quelque arbre. » Sur les cinq ou six heures après midi le cavalier vint dans ma chambre, où le major étoit revenu. Aussitôt qu’il aperçut le cavalier, il lui dit avec un visage riant : « Hé bien ! mon camarade, que nous apprendrez-vous ? » Le cavalier répondit : « Rien du tout. Monsieur. Je ne suis point d’humeur à me faire pendre. J’ai bien songé à l’affaire ; je n’en ferai rien. » Le major se tourna de mon côté et me dit : « Madame, je suis un homme perdu. Que dirai-je à son Altesse ? » — « Vous lui direz. Monsieur, que celui qu’on avoit envoyé n’est point revenu, et qu’il faut qu’on l’ait fait mourir indubitablement. » Il sortit fort en colère, pestant comme un démon, en menaçant le cavalier, qui ne s’en mit pas beaucoup en peine.

L’on voit par là comme tous leurs desseins avortèrent ; car ensuite les Parisiens crurent qu’il y avoit de l’intelligence et que le duc de Lorraine les jouoit, puisqu’il n’avoit pas attaqué l’armée du roi comme il le leur avoit fait espérer ; mais craignant d’être battu lui-même, il se contenta de demeurer campé un long temps en un même endroit, faisant tout fourrager et piller dix lieues à la ronde[96].

Durant tout ce temps-là, je montois à cheval assez souvent avec quelques gardes que je prenois pour me conduire, afin d’empêcher que l’on ne mît le feu à mes maisons ; je les recommandois de toute ma puissance à ceux qui y étoient logés. Ils me témoignèrent en vouloir prendre soin ; mais on ne me laissa que les quatre murailles de tous côtés. Un jour que je revenois de Sussy avec un garde, je rencontrai plusieurs officiers qui lui dirent : « Garde, où menez-vous cette dame ? » — « Je la remène où je l’ai prise ; et vous n’en avez que faire, leur répondit-il. » Je vis qu’ils alloient fort s’échauffer les uns et les autres ; c’est pourquoi je leur dis : « Messieurs, mon garde a raison ; de quoi vous mettez-vous en peine ? Nous passons notre chemin ; vous pouvez passer le vôtre. » — « Il est vrai, madame, que vous passez votre chemin ; mais à moins que vous ne soyez madame de La Guette, il n’y a point de dame qui l’ose entreprendre, ou elle courroit grand risque de sa personne. » Je leur dis : « Vous l’avez trouvée ; c’est elle-même ; qu’avez-vous à dire ? » — « Rien, Madame, sinon que nous sommes vos très-humbles serviteurs et à monsieur votre mari aussi. » C’étoient des capitaines du régiment de Marsin, Baltazar, Saint-Ange et autres, qui étoient campés assez près de là. Je levai mon masque à l’heure même et leur dis : « Messieurs, puisque vous craignez quelque chose pour une femme, ayez la bonté de me conduire jusqu’à la porte de Grosbois, et je vous en aurai obligation. » Ils m’accompagnèrent avec joie. Nous ne parlâmes que de guerre sur le chemin, ayant toujours pris grand plaisir à cette sorte d’entretien. Je leur demandai pourquoi ils m’avoient dit : à moins que ce soit madame de La Guette, il n’y a point de dame qui l’ose entreprendre. « Il est vrai, Madame, que nous l’avons dit ; car vous passez, parmi nos troupes, pour la plus généreuse de toutes les femmes ; il n’y a personne qui voulût vous faire insulte ; et même dans l’armée de Lorraine, on vous appelle la Saint Ballemont de la Brie. » — « Vraiment, leur dis-je, je dois être la plus glorieuse du monde, puisqu’on me compare à madame de Saint Ballemont, qui est la merveille de son temps et pour sa valeur et pour sa belle conduite. L’on me fait une grâce que je ne mérite point. » C’étoit une dame qui demeuroit sur les frontières de Lorraine et qui étoit admirée d’un chacun[97]. Nous nous séparâmes à la porte du parc, où je les remerciai de leur honnêteté.

Quatre ou cinq jours après, celui qui commandoit le régiment de Marsin, nommé M. de Noirvalize[98], s’avisa un peu tard de m’envoyer faire compliment et offre de service par le nommé Saint-Ange. Je le reçus assez froidement et lui dis que je n’avois pas sujet de me louer de ce gentilhomme-là ; qu’il s’y étoit mal pris, vu que mon mari étoit de ses amis, et qu’il auroit pu envoyer des sauvegardes chez moi avant l’arrivée des Lorrains ; nous nous séparâmes là-dessus.

Il m’arriva, deux jours après, un déplaisir sensible par la mort d’un de mes fils, âgé de sept ans, qui étoit le plus joli du monde et qui promettoit quelque chose de bon ; je l’aimois fort et y prenois un plaisir nonpareil. Ce fut un malheureux Lorrain qui fut cause de sa perte ; car comme mon enfant se promenoit dans la basse-cour de Gros-Bois, sa petite canne à la main, où il y avoit une pomme d’argent, ce misérable la lui vint arracher de furie, croyant faire un grand butin ; car ils voloient extraordinairement ; et de plus, ils étoient faits comme des hiboux. Ce pauvre enfant eut une si grande frayeur qu’il en prit une pleurésie qui le mit au tombeau. Il mourut entre mes bras dans mon lit ; car ce jour-là je ne pouvois me soutenir sur ma jambe, à cause de ma morsure de chien. Je me trouvai seule dans mon affliction, tous mes gens étant allés à droite et à gauche. J’avois assez de loisir pour contempler ce cher enfant et l’arroser de mes larmes, puisque je fus plus de deux heures sans qu’il revînt ni valet ni servante. Enfin ils parurent, et furent avertir ma sœur et M. de Vibrac, qui accoururent pour me consoler et ôter mon enfant d’auprès de moi. Incontinent après, toute ma chambre fut pleine d’honnêtes gens qui étoient réfugiés dans le château, pour divertir ma douleur, qui ne fut pas petite et qui dura assez de temps. Il fallut le faire enterrer deux jours après sans cérémonie, ayant seulement pris un homme d’église et quelques paysans pour faire la fosse, avec deux gardes pour m’accompagner à Sussy où est notre sépulture. Aussitôt que je fus entrée dans l’église, j’y vis un désordre épouvantable, les paysans y ayant apporté quantité de choses, croyant qu’elles y seroient en assurance et que les Lorrains auroient du respect pour les lieux saints ; mais ils se trouvèrent bien loin de leur compte, car tout y étoit pillé, les coffres et armoires brisés. L’on y marchoit dans la plume jusqu’à la moitié de la jambe ; ils avoient été assez impies pour tourner le crucifix sens dessus dessous ; cela me fit frémir d’horreur, car il falloit être diable pour cela, ou du moins athée. Quand mon pauvre enfant fut enterré, je dis au prêtre : « Monsieur, j’ai su que messieurs nos ecclésiastiques se sont enfuis aussitôt qu’ils ont appris l’approche de l’armée ; voyons, je vous prie, dans le tabernacle, s’ils n’ont point oublié les saintes hosties. » J’y montai et je trouvai le tabernacle entr’ouvert ; j’y aperçus le ciboire, et le prêtre étant venu pour le visiter, le trouva tout rempli d’hosties. C’étoit une merveille qu’elles eussent été conservées dans un si grand désordre, puisqu’on avoit eu l’insolence de renverser le crucifix de la manière que j’ai dit ; mais Dieu est tout-puissant, et je tiens cela comme un miracle après avoir vu tant de confusion dans l’église, qui étoit abandonnée à tous les picoreurs, et que de plus le bourg étoit tout rempli de coureurs. Il en vint un grand nombre voir enterrer mon enfant, qui virent comme moi cette merveille et en furent tous surpris. Le prêtre prit le ciboire avec grand respect ; et comme nous sortions de l’église, nous rencontrâmes un ecclésiastique du lieu qui venoit voir le désordre. Ou lui remit en main les saintes hosties pour les porter à la Varenne de Saint-Maur, où il y avoit quantité de malades.

Quelques jours après, M. le maréchal de Turenne décampa glorieusement à la barbe des Lorrains et passa la petite rivière d’Yerre sur un pont qu’il y fit jeter, et alla gagner Corbeil pour passer la Seine[99]. Les Lorrains furent heureux de trousser bagage pour passer en Flandre ; et je crois qu’ils doublèrent un peu le pas, car tous les mauvais François commençoient à reconnoître leur faute ; ce qui faisoit que les Lorrains avoient lieu de craindre qu’on ne courût sur eux.

Tous nos sauvegardes s’en allèrent aussi, et celui à qui j’avois tant d’obligation (j’entends mon Italien) vint prendre congé de moi, me disant qu’il se tenoit le plus heureux des hommes d’avoir eu l’honneur de servir une dame qui le méritoit si bien. Je repartis à cette civilité comme je devois et le remerciai un million de fois de tous les bons offices qu’il m’avoit rendus. Je lui présentai en même temps une fort belle bourse où il y avoit quarante pistolets[100]. C’étoit peu de chose en comparaison de ce qu’il avoit fait pour moi ; car sans lui je courois risque de la vie, et peut-être de l’honneur ; car, en ce temps-là, le soldat ne considéroit ni personne ni qualité, et tout le monde ne cherchoit sa sûreté que dans la fuite. Il ne la voulut jamais accepter et me dit que je l’offensois. Je le pressai de toutes façons, mais j’y perdis mon temps. Quand je vis cela, je fus à un coffre prendre une écharpe qui valoit la peine d’être portée, et lui dis en la lui présentant : « J’espère que vous aurez la bonté d’accepter cette petite faveur qui ne signifie rien. Vous ne voudriez pas que je passasse pour une ingrate, et je vous prie que je ne me plaigne pas de vous. » Il la prit en même temps et la mit à son col, me disant : « Madame, tant qu’il y en aura un morceau, je la porterai en votre considération. » Puis il prit congé de moi. C’étoit un garçon très-généreux, dont le frère étoit colonel de cavalerie dans les Lorrains, et lui au service du roi. Aussitôt que les Parisiens eurent reconnu leur faute et qu’ils furent rentrés dans le devoir, le roi leur pardonna généreusement[101]. Il n’y avoit plus que la Guyenne, et principalement les Bordelais, qui faisoient feu des quatre pieds ; et le grand Modérateur de toutes choses se voulut encore servir de moi pour les faire rentrer en eux-mêmes, comme on le verra dans la suite. Les Lorrains ne furent pas plutôt partis de nos quartiers[102], que je m’en allai à Paris pour y séjourner, mes maisons étant pour lors inhabitables et l’air fort infecté dans le pays. J’y visitai toutes mes bonnes amies, qui me reçurent avec beaucoup de joie. J’eus aussi un entretien particulier avec M. Philippe, qui étoit échevin de la ville et maître d’hôtel chez le roi, et de plus bon et véritable François[103]. Comme nous parlions ensemble de l’équipée des Lorrains et de leur levée de boucliers, je lui fis connoître tout ce que j’avois fait pour le service du roi. Il me dit : « Madame, la chose est trop de conséquence pour n’être point sue. C’est un coup du ciel ; et j’en avertirai la reine. » Il étoit assez bien auprès de sa Majesté pour plusieurs raisons. La supérieure du Val-de-Grâce étoit sa belle-sœur et se nommoit madame Compan, de qui la reine faisoit un cas extraordinaire, parce que c’étoit la meilleure religieuse du monde et la plus capable de gouverner une communauté. En un mot, son mérite a fait qu’elle a été continuée dix-huit ans supérieure. M. Philippe fut trouver la reine pour lui dire la chose mot à mot comme je la lui avois dite. Sa Majesté en rendit grâces à Dieu et lui dit qu’elle avoit toujours bien cru que c’étoit un miracle, puisque les Lorrains l’avoient eue si belle et qu’ils avoient manqué leur coup. « Je ne faisois, dit cette princesse, qu’attendre un courrier le jour que l’attaque devoit se faire, qui nous dût apporter de fâcheuses nouvelles. Je veux voir cette personne qui a si bien servi l’État ; et vous la ferez trouver au Val-de-Grâce quand j’irai, ce qui sera dans peu. » M. Philippe n’en demeura pas là et poussa la chose plus loin, disant à la reine : « Madame, Votre Majesté se pourroit servir de la même personne pour l’affaire de Bordeaux, si elle le juge à propos. Elle a grand accès auprès de M. de Marsin, qui a toute créance en elle. Son mari est aussi dans le parti, et il n’y a rien qu’elle ne fasse pour le service du roi et de Votre Majesté. » La reine répondit : « J’y songerai ; et vous me la ferez voir comme je vous ai dit. »

M. Philippe me vit incontinent après qu’il eut quitté la reine, pour me dire toutes ces choses et pour m’avertir de me disposer à avoir l’honneur de voir Sa Majesté au Val-de-Grâce, comme elle lui avoit ordonné. Il me vint prendre trois jours après pour m’y mener, et me présenta à la reine, qui me dit que j’avois agi en véritable Françoise et fidèle sujette, et que je serois récompensée du service que j’avois rendu au roi ; mais qu’il falloit que je fisse un voyage à Bordeaux dans quatre jours, et qu’elle m’en vouloit instruire. Sa Majesté ayant pris la peine de me dire ce que j’avois à faire, je lui fis une profonde révérence et lui dis : « Madame, je ferai de mon mieux. »

Aussitôt que je fus retournée chez moi, je donnai ordre pour faire partir mes trois filles, et les fis conduire par deux de mes amis à l’abbaye de Ville-Chasson[104], proche Montereau, ayant toujours été d’humeur à ne les confier à personne ; et les mères bien avisées ne doivent jamais faire autrement, sous quelque prétexte de parenté ou d’amitié que ce puisse être. Il les faut toujours tenir à sa ceinture ou en religion ; et, pour conclusion, ce sont de fâcheuses bêtes, et bien à charge à des mères qui aiment l’honneur. J’écrivis aussi un billet à une personne à qui j’avois grande créance et que mon mari considéroit beaucoup, le priant de me venir trouver aussitôt qu’il auroit lu mon billet, que j’avois à lui communiquer quelque chose de conséquence. Il monta à cheval tout à l’heure : il demeuroit à quatre lieues de Paris. Quand il fut entré dans ma chambre, il me dit : « Madame, me voilà ; que souhaitez-vous de moi ? » — « Je souhaite, monsieur, que vous ayez la bonté de m’accompagner à Bordeaux, où je veux faire mon possible pour retirer mon mari du parti où il est. Je sais que vous êtes son ami et qu’il ne sera point fâché que je fasse ce voyage sous votre conduite. » Il me regarda entre les deux yeux et me dit : « Y avez-vous bien songé ? Quoi ! une femme jeune et jolie (il ajouta ce mot, quoiqu’il n’en fût rien), se hasardera à faire deux cents lieues et traverser les armées amies et ennemies sans crainte et sans risque ? Je vous conseille, Madame, de demeurer où vous êtes. Je ne vous dis pas cela pour m’exempter du voyage ; car j’y irai toujours quand vous voudrez ; mais je crains qu’il ne vous arrive accident. » Je lui dis : « Monsieur, le conseil en est pris, il faut partir : et pour cet effet, j’ai envoyé retenir trois places dans le carrosse de Bordeaux. » — « Hé bien, dit-il, partons donc, puisque vous le voulez. Du moins j’aurai la satisfaction de périr auparavant qu’il vous soit fait aucun mal. » — « M. de La Guette vous est fort obligé de vouloir vous hasarder pour lui, repartis-je. » Il ne savoit pas mon dessein et ne l’a point su que longtemps après ; car je suis de ceux qui ne se fient à personne pour les choses de conséquence ; et quoique je ne sois qu’une femme, un secret est fort bien entre mes mains. Il renvoya ses chevaux et retint son valet, qui fut l’unique que nous menâmes.

Nous montâmes en carrosse deux jours après. Le sieur de Sainte-Olive[105] (c’étoit le nom de celui qui m’accompagnoit), fut jusqu’à Orléans sans dire un seul mot et paroissoit fort chagrin. Je me doutai de la maladie, et même je lui en fis la guerre. Je savois qu’il aimoit une personne assez belle dans notre voisinage, et c’est ce qui lui faisoit la dernière peine d’être parti sans lui dire adieu. Il fallut pourtant boire ce calice ; et enfin, Orléans passé, nous commençâmes à parler de toutes choses qui ne signifioient rien ; et insensiblement nous avancions toujours. Notre carrosse nous mena jusqu’à Poitiers, et ne put passer outre, à cause de la guerre, ce qui nous obligea à prendre de méchants chevaux de louage qui nous portèrent jusqu’à Angoulême. Je puis dire que de ma vie je ne fus si fatiguée, car c’étoient les plus chétives haridelles du monde. Le loueur de chevaux n’osa pas nous en donner de meilleurs, nous disant que nous n’irions peut-être pas deux cents pas sans être démontés. Comme nous approchions d’Angoulême, on alloit fermer la porte. Ainsi le sieur de Sainte-Olive fut obligé de piquer ou de pousser sa mazette, car il n’avoit point d’éperons, pour la faire courir de toute sa force, afin d’arriver à temps pour prier celui qui commandoit à la porte d’arrêter un moment, et lui dit qu’il y avoit une dame qui venoit au petit pas malgré elle, ayant une très-méchante monture. J’arrivai enfin plus lasse mille fois que si j’avois couru la poste. J’eus le temps de me délasser, car je séjournai trois ou quatre jours dans la ville, parce qu’on ne pouvoit plus aller sans escorte. Sainte-Olive écrivit à cet effet à M. de Chavagnac[106], qui étoit dans les troupes du roi, et le pria de m’envoyer quelques gens pour m’escorter. Le lendemain, M. le chevalier de Jonvelle, qui commandoit dans Angoulême en l’absence de M. le duc de Montausier ; me vint trouver dans mon hôtellerie pour m’observer, car tout étoit suspect en ce temps-là. Il me fit beaucoup d’honnêtetés et me demanda si je n’avois point besoin de son service, quand j’avois dessein de partir, et me dit qu’il me donneroit escorte. Je le remerciai civilement et lui dis que j’en attendois une de M. de Chavagnac ; que si, par hasard, il ne pouvoit pas m’en envoyer, je le prierois de me faire cette grâce.

Il pensoit à toute autre chose qu’à ce qu’il me disoit ; car le lendemain un nommé M. de Coulombières me vint visiter pour une seconde fois et me dit que, comme il étoit serviteur de mon mari, il ne pouvoit pas s’empêcher de me dire une nouvelle qui me surprendroit, qui étoit que M. le chevalier de Jonvelle vouloit me faire arrêter ; qu’il ne pouvoit pas croire qu’une femme comme moi fît un si grand et si périlleux voyage seulement pour retirer son mari du parti, comme j’avois dit ; qu’infailliblement il y avoit quelque chose de caché là-dessous qu’on n’entendoit pas, et qu’il en vouloit donner avis à la cour. Je lui dis : « Monsieur, si M. de Jonvelle croit rendre un service au roi en m’arrêtant, il pourroit se tromper et faire le contraire. Qu’il y songe plus d’une fois. » Je dis cela d’un ton assez ferme pour leur faire connoître que je ne craignois rien.

M. de Chavagnac récrivit à Sainte-Olive, lui témoignant d’avoir un grand déplaisir de ne pouvoir envoyer d’escorte, et qu’il étoit obligé de partir pour s’en aller ailleurs. J’eus donc recours à M. de Jonvelle, qui me laissa aller et me donna des fantassins pour me conduire à une petite ville qui est à M. le comte de Brassac[107]. C’étoit un lieu en assez mauvais état, car l’hôtellerie où je mis pied à terre n’avoit qu’un seul lit qui étoit réservé pour lui, à cause de la petite vérole qui étoit à son château. Je me préparois à coucher sur la paille. Ce n’est pas une grande affaire, car on y dort à merveille. Quelqu’un lui fut dire, à la chasse où il étoit, qu’il venoit d’arriver à son hôtellerie une dame qu’on avoit escortée. Il m’envoya incontinent après un cavalier, pour me prier de sa part de prendre sa chambre et ce misérable lit. Je la refusai tant que je pus ; mais il n’en fut autre chose, et il s’en fallut servir. Je ne sais où coucha M. de Brassac ; il ne parut point, peut être pour raison ; mais il me fit demander par le même homme où je voulois aller le lendemain ; je dis à la Tour Blanche : c’étoit un château et une petite ville qui tenoient pour M. le prince. Il me dit : « Madame, M. le comte de Lavor[108] vous y accompagnera avec d’autres messieurs à l’heure que vous voudrez partir. » Je lui dis : « Ce sera à six heures du matin, si cela ne l’incommode pas. Cependant je vous prie de dire à M. le comte de Brassac que je suis sa très-humble servante, que je publierai partout la grâce que j’ai reçue de lui. »

À six heures du matin, M. le comte de Lavor étoit à la porte de l’hôtellerie avec quatre autres messieurs. Sainte-Olive me le vint dire et me pressa de descendre pour monter à cheval et pour faire civilité à M. de Lavor, qui me prévint et me dit : « Madame, j’ai su que vous vouliez aller à la Tour Blanche : je suis ici pour vous y conduire ; car il y a grand danger par les chemins. » Je lui dis : « Monsieur, votre bonté me met dans la dernière confusion. Je ne puis pas comprendre ce qui vous porte à m’obliger de la sorte, vu que je n’ai point l’honneur d’être connue de vous ; il faut que vous soyez le gentilhomme du monde le mieux faisant. » Il me dit : « Je fais gloire de servir les dames. » Nous nous acheminâmes et parlâmes de toutes autres choses. Les autres messieurs s’entretenoient avec Sainte-Olive, qui n’étoit pas bête. Quand nous fûmes à une demi-lieue de la Tour Blanche, M. de Lavor prit congé de moi, en m’assurant qu’il n’y avoit rien à craindre et que le danger étoit passé. Cette action étoit aussi honnête qu’on en puisse voir. J’arrivai donc à la Tour Blanche. M. de Sainte-Olive mit pied à terre et monta au château pour prier le gouverneur de me donner escorte et lui dire qui j’étois. Aussitôt qu’il eut ouï mon nom, il dit : « Je suis trop serviteur de M. de La Guette pour ne pas retenir madame sa femme et lui faire offre d’un mauvais dîner. » J’étois demeurée tout à cheval dans la place d’armes, en attendant le retour de Sainte-Olive, et m’amusois à m’entretenir avec quelques soldats et leur faisois bien connoître qu’ils auroient été mieux ailleurs. Sur ces entrefaites, M. de La Roche-Vernay (c’étoit le nom du gouverneur), me vint trouver et me dit qu’il se tenoit heureux de me pouvoir servir ; que mon escorte seroit prête aussitôt que j’aurois mangé un morceau, et que, pour cet effet, il m’alloit mener chez des demoiselles de ses amies qui me feroient compagnie au repas. Comme M. de Saint-Olive lui avoit dit que je ne mangeois point de viande à cause qu’il étoit carême, il m’y mena sans que je pusse m’en défendre. Elles me reçurent civilement en considération de M. le gouverneur. Puis il prit Sainte-Olive par le bras et lui dit : « Allons boire à la santé de Mme de La Guette, que nous reviendrons trouver quand elle aura mangé un morceau. » Je m’entretins avec ces bonnes demoiselles en attendant toujours que l’on mît sur table. J’avois grand’ faim ; mais rien ne venoit. J’ai su depuis que M. de La Roche Vernay avoit fait monter quelques cavaliers à cheval pour aller chercher du poisson, et qu’ils n’en purent trouver. À la fin, mes hôtesses firent mettre le couvert et servir à même temps ; la table fut couverte fort proprement ; mais les viandes n’étoient pas des plus exquises, puisqu’elles ne consistoient qu’en deux harengs blancs et un soret et environ demi-livre de prunes cuites. Nous fûmes servis à deux plats, comme l’on voit, qui étoit la nouvelle mode en ce temps-là. J’avoue qu’il n’y eut point d’assiettes volantes, car nous étions toutes fort pacifiques. Je demeurai sur mon appétit, avec dessein de me récompenser le soir si je trouvois de quoi. Ce n’est pas que je n’eusse la dernière obligation à M. le gouverneur, car il fit tout son possible pour me mieux régaler ; mais dans la guerre on ne trouve pas ce que l’on veut. Il s’en vint à la tête de trente chevaux et me dit : « Madame, voici votre escorte ; vous trouverez bon que j’en sois. » Je lui repartis : « Monsieur, vous me faites trop d’honneur. Je l’accepte de tout mon cœur. Je voudrois vous faire une prière auparavant que de partir, qui est de trouver bon que j’écrive un petit billet à M. le comte de Marsin et un à mon mari, et de vous en charger, s’il vous plaît, pour leur faire tenir au plustôt ; et j’en attendrai la réponse à Périgueux. » Il me promit qu’il n’y manqueroit pas.

Quand j’eus écrit, je pris congé de mes hôtesses, et nous montâmes à cheval. M. de La Roche Vernay étoit le cavalier du monde le mieux fait et le plus galant. Il me dit cent gentillesses de ses aventures, et me parla aussi d’une inclination de mon mari qui étoit une fort jolie demoiselle : il faisoit tous ses efforts pour me mettre martel en tête, car il étoit malicieux et adroit. Je dis en moi-même : « Je n’y retombe plus. Je sais ce qu’en vaut l’aune. « Il continuoit toujours de me dire des merveilles de cette beauté. Je lui fis connoître que cela ne m’étonnoit point, et que je croyois avoir encore assez de charmes pour détruire toutes les belles impressions que mon mari pourroit avoir eues en mon absence ; que je conservois toujours une étincelle de notre premier feu qui auroit assurément le pouvoir de rallumer le sien. Il vit bien que je n’étois pas tout à fait de ces niaises. Nous brisâmes là-dessus et parlâmes des affaires du temps. Insensiblement il avançoit toujours. Je lui fis connoître qu’il s’engageoit trop avant pour sa personne ; à quoi il fit réflexion et me quitta en me disant des choses obligeantes ; et je lui repartis de même. Il fit faire cent caracoles à son cheval. Je m’arrêtai quelque temps pour voir son adresse, et, selon moi, il pouvoit passer pour un très-bon écuyer. Ses cavaliers me conduisirent jusqu’à Bourdeille. Il m’en coûtoit toujours quelques pistoles en passant, que je donnois à mon escorte pour boire à ma santé. Je fus logée dans un faubourg. Je ne sais qui en avertit le gouverneur, nommé M. de Saint-Aubin[109], qui vint à mon hôtellerie un quart d’heure après que je fus arrivée, avec sept ou huit officiers de sa garnison. J’étois devant un grand feu pour me sécher, parce qu’il avoit beaucoup plu. Quand il arriva, le sieur de Sainte-Olive l’aperçut et me le dit. Je me tournai pour aller à sa rencontre ; après les premiers compliments faits de part et d’autre, il me pria d’aller au château pour plus grande assurance ; qu’il n’y avoit pas moyen de passer là une nuit, parce que les troupes du roi y faisoient des courses à tous moments, et qu’il pourroit m’arriver quelque désordre. Sainte-Olive me dit : « Madame, ne refusez pas l’offre que M. le gouverneur vous fait. » — « L’offre m’est trop avantageuse, lui dis-je, pour ne pas l’accepter ; mais je crains d’être importune à monsieur de Saint-Aubin. » — « Vous ne le pouvez, madame ; et je me tiendrai bien-heureux d’être votre hôte. » — « Partons donc quand il vous plaira, lui dis-je. » Il me présenta la main, et ces autres messieurs suivirent avec Sainte-Olive, qui tenoit une bonne marque, car il se trouvoit avec des officiers de parti contraire. Il étoit lieutenant de cavalerie dans le régiment colonel, aussi brave que pas un autre et qui le portoit beau, ayant une haine naturelle pour tous ceux qui étoient contre le service du roi.

Quand nous fûmes arrivés au château, M.  le gouverneur me mena dans une fort belle chambre où il y avoit grand feu, qui étoit de saison. Je m’en approchai, et lui demeura toujours debout, et tous les officiers de même. Je n’en savois pas la raison, car je l’avois fort prié de prendre place ; mais il n’en voulut jamais rien faire. J’ai su depuis qu’il me prenoit pour un très-grand seigneur déguisé en femme qui s’alloit joindre au parti de M. le prince. Il faut croire que j’avois la mine drôle, puisqu’on me prenoit pour un homme. Il ne fut pas le seul qui fit ce jugement, comme l’on verra ailleurs. Tout notre entretien ne fut que de guerre et des affaires d’État. Je faisois mon possible pour démentir mon sexe et pour en parler comme si j’avois fait de beaux exploits et que je me fusse trouvée en plusieurs occasions. Cela le fortifioit de plus en plus dans son erreur, et les autres officiers aussi, ne pouvant pas s’imaginer qu’une femme en dût parler si savamment. On servit à manger, et chacun prit place. Quand je fus à table, M. le gouverneur avoit toujours grande déférence pour moi. Il y avoit de quoi satisfaire mon appétit et ma faim, qui n’étoit pas petite, comme je viens de le dire. Je me disois en moi-même : « Il faut que je mange ici de toutes mes dents. » (Je pouvois bien le dire, car je n’en ai pas encore perdu une dans l’âge où je suis). Toutes les viandes y étoient bien préparées et de bon goût ; le vin étoit excellent ; l’on y but quelques santés. Je commençai celle de M. le gouverneur, qui fit la ronde. La mienne ne fut pas oubliée.

Demi-heure après le souper, je fis connoître que j’étois lasse et fatiguée ; car cela me faisoit la dernière peine de voir toujours ce gouverneur debout. L’on dit encore quelque chose d’agréable, puis je donnai bien le bonsoir à la compagnie, et chacun se retira. Comme M. de Saint-Aubin sortoit, je lui dis un mot à l’oreille, qui étoit que je le priois de me faire venir une fille pour coucher dans ma chambre. Ce fut alors qu’il crut fermement que j’étois homme et qu’il n’en falloit plus douter. Il me dit : « Madame, il n’y en a qu’une céans que vous trouverez assez passable ; je vas vous l’envoyer. » Sainte-Olive demeura auprès de moi jusqu’à ce que la belle fût venue. Il me dit : « Madame, je ne sais pas pour qui ces gens ici vous prennent ; mais ils croient assurément que vous êtes homme ; et je l’ai fort bien reconnu. » — « Monsieur, je suis ravie qu’ils me prennent pour cela. Je vous prie de ne pas les désabuser. » La fille vint fort ajustée et bien propre. Sainte-Olive se retira. Je lui dis : « Ma belle fille, fermez bien la porte de ma chambre, je vous prie. » Elle le fit ; puis je commençai à causer avec elle : je lui trouvai assez d’esprit. Je ne sais pas de quel métier elle se mêloit ; mais toujours elle fut sage cette nuit-là. Elle dormit sur des sièges auprès du feu, et moi sur un très-beau et bon lit.

À la pointe du jour, j’entendis un tintamarre épouvantable sous les fenêtres de ma chambre. C’étoit pour le moins une douzaine de tambours qui me donnoient un réveille-matin, mais de la plus agréable façon du monde ; car dans les intervalles, ils crioient : vive madame de La Guette ! puis ils recommençoient leur batterie à outrance. Ils me firent un plaisir extrême ; car mon inclination n’est que le bruit des tambours et les fanfares des trompettes. Sainte-Olive accourut dans ma chambre, ne doutant pas que je voudrois faire quelque libéralité à ces messieurs. Il ne se trompoit pas, car je lui donnai cinq ou six pistolets pour leur jeter. Ils se retirèrent très-satisfaits. Je me levai ensuite pour m’en aller à Périgueux ; mais M. le gouverneur voulut encore me régaler avant mon départ, et dit à Sainte-Olive qu’il ne me laisseroit pas partir devant dîner ; qu’au moins il m’en supplieroit de tout son cœur. Saint-Olive me dit : « Madame, donnez-lui cette satisfaction-là quand il vous en priera. » Aussitôt que je fus habillée, il entra dans ma chambre avec tous ses officiers, car il marchoit toujours en corps. Je le remerciai du plaisir qu’il m’avoit fait de m’avoir envoyé une si jolie fille. Il me répondit qu’il avoit bien de la joie que j’en fusse satisfaite. Je lui parlai aussi de son réveille-matin, et lui dis qu’il y avoit longtemps que je n’avois été éveillée si agréablement. Il me repartit : « Madame, ils ont fait assez de bruit. Je croyois que cela vous auroit pu déplaire. » — « Au contraire, Monsieur, j’y ai pris beaucoup de plaisir, et vous en suis fort obligée. » Il me pria de bonne grâce de ne vouloir partir qu’après dîner, à quoi je consentis. Le repas fut splendide et magnifique en sorte qu’un prince en auroit été très-satisfait. Aussi il croyoit en traiter un, mais il se trompoit fort.

Je pris enfin congé de lui et lui marquai mon déplaisir de ne le pouvoir remercier assez dignement. En sortant du château, je trouvai toute son infanterie sous les armes en double haie. Il étoit bien aise de me la faire voir. Je les regardai tous et lui dis : « Voilà des gens qui ont la mine de se bien défendre si on les attaque. » On m’amena mon cheval. M. le gouverneur me tint l’étrier, quelque résistance que je fisse. Je sautai légèrement en selle jambe de çà jambe de là, n’ayant jamais été à cheval autrement. Il me donna quelques cavaliers pour me conduire à Périgueux. M. le marquis de Chanleau[110], gouverneur de la ville pour M. le prince, prit la peine de me venir voir deux jours après que j’y fus arrivée, et me témoigna son déplaisir de ce qu’il n’avoit pas su que c’étoit moi, d’autant qu’il étoit fort ami de mon mari, et que de plus il venoit de recevoir une lettre de M. de Marsin qui le prioit de me venir offrir tout ce qui dépendoit de lui ; et qu’ainsi je n’avois qu’à ordonner quand je voudrois partir ; qu’il avoit carrosse, litière, et sa bourse à mon service. Je le remerciai un million de fois, en lui disant que j’étois résolue d’attendre mon mari de pied ferme à Périgueux, étant bien assurée qu’il m’y viendroit chercher. Il demeura bien une bonne heure avec moi ; et Sainte-Olive le fut accompagner chez lui. Les dames de la ville me firent l’honneur de me rendre visite. J’eus le temps de les voir chez elles, car je fis là quelque petit séjour en attendant mon époux. Je reconnus fort bien dans leur entretien qu’elles étoient mal intentionnées pour leur gouverneur, car elles n’en parloient pas avantageusement. Un jour qu’il me vint rendre visite je lui dis : « Monsieur, je crois que vous n’êtes pas le maître ici, si je ne me trompe ; et même vous n’avez pas l’approbation de toutes les dames. » Il me répondit : « J’en suis au désespoir. Je fais tout de mon mieux pour gagner les esprits de ces gens ici, qui sont fort farouches. » Le pauvre gentilhomme y réussit mal, car, peu de temps après, il fut poignardé dans une assemblée de ville en présence des magistrats[111]. Comme j’ai dit que je fus quelque temps à Périgueux, j’écrivis à mon fils qui étoit à Sarlat, et lui envoyai un exprès pour l’obliger de me venir trouver. J’étois dans la plus grande impatience du monde de le voir, car je l’aimois autant qu’une bonne mère peut aimer son enfant. Il reçut ma lettre chez M. de Chavagnac[112], qui étoit gouverneur de la ville pour M. le prince, et étoit frère de cet autre Chavagnac[113] qui étoit dans les troupes du roi. Il dit à mon fils : « Monsieur de La Guette, quelle lettre avez-vous là ? » (car il la reçut dans le temps qu’ils étoient à table). Mon fils lui dit que c’étoient de mes nouvelles ; que j’étois à Périgueux, et que je lui mandois de me venir trouver. Il lui en demanda la permission, comme étant gouverneur ; puis il prit quatre ou cinq de ses amis, pour y venir ensemble, parce qu’il y avoit de grands dangers par les chemins.

Quand il fut en campagne, il trouva M. le comte de Marsin à la tête de quelques troupes, qui lui dit : « Où allez-vous ? » Mon fils lui dit : « Monsieur, je vas trouver ma mère qui est à Périgueux. » — « Je vous le défends bien, lui dit M. de Marsin. Je suis assuré que les paysans vous tueroient, vous et vos amis ; retournez-vous-en au plus vite, et quand Mme votre mère sera à Bordeaux, vous y viendrez. M. de La Guette est allé la chercher. » Cependant, il lui commanda quelque chose pour dire à M. de Chavagnac, et lui dit de plus qu’il n’étoit pas fâché de l’avoir trouvé ; qu’il avoit dessein d’aller à Sarlat lui-même, mais que sa rencontre l’en avoit empêché, lui pouvant confier toutes choses. Mon fils lui fit la révérence et s’en retourna.

M. de Marsin prit une autre marche, par un grand bonheur pour lui, parce qu’on l’auroit arrêté s’il étoit allé à Sarlat. Quand mon fils y fut arrivé, il fut trouver M. le gouverneur, selon l’ordre qu’il en avoit reçu de M. le comte de Marsin. Il le retint à souper ; et comme lui et Mme sa femme l’aimoient beaucoup, il y mangeoit souvent. Ce soir-là, ils se régalèrent fort, ne se défiant point de la trahison qu’on leur fit la nuit même. Après que tout le monde fut couché, trois régiments d’infanterie, l’un à M. le Prince, l’autre à M. le prince de Conty, et l’autre à M. de Marsin, livrèrent les portes aux gens du roi, qui en peu de temps se rendirent maîtres de la place ; et comme il se fit un grand bruit par la ville, mon fils s’éveilla et courut en grande hâte, ses deux pistolets en ses mains, à la place d’armes. En approchant on lui demanda qui vive ? il répondit : Vive le roi et Condé ! On lui tira tout sur le champ plusieurs coups de pistolet, qui par la grâce de Dieu ne firent aucun effet. Il courut au plus vite à l’évêché, croyant y trouver quelqu’un de son parti ; mais au contraire il rencontra plusieurs officiers de ceux qui avoient livré la place, et qui lui dirent : « Monsieur de La Guette, il faut faire comme nous, ou vous êtes notre prisonnier. » « Je suis donc votre prisonnier, leur dit-il, puisqu’il le faut ; car il ne sera jamais dit que je trahisse ceux dont j’aurai embrassé le parti. » En cela il avoit raison ; car quand on a épousé les intérêts d’un parti, quoique mauvais, il y faut périr ou en sortir honorablement. Cependant le pauvre M.  de Chavagnac étoit poursuivi à outrance ; car on vouloit ou sa vie ou sa personne. Comme il se sauvoit dans les greniers tout nu en chemise, Mme sa femme[114] le voulut suivre toute nue aussi ; et étant encore sur la montée, on lui tira quatre ou cinq coups de mousqueton qui la tuèrent sur la place et la firent tomber du haut en bas. C’étoit un très-grand dommage, car elle étoit belle, sage et honnête. M. son mari en fut quitte pour être prisonnier de guerre, après la perte qu’il venoit de faire. J’appris tout ce désordre-là quand je fus arrivée à Bordeaux[115].

J’attendois toujours mon mari et mon fils à Périgueux, où enfin mon mari arriva, qui me dit, après nos salutations faites, que je ne verrois mon enfant que quand je serois auprès de Mme de Marsin. Il fit cent caresses au sieur de Sainte-Olive et lui témoigna l’obligation qu’il lui avoit de s’être bien voulu charger de moi dans un si grand voyage. Sainte-Olive lui repartit qu’il n’avoit jamais eu tant d’honneur ni tant de satisfaction, puisque j’avois bien voulu me fier à sa conduite. On parla de toutes choses, et incontinent après Sainte-Olive se retira par discrétion. Quand nous nous vîmes seuls, mon mari me demanda le sujet de mon voyage. Je lui dis : « Je vous prie, ne me pressez point là-dessus. Vous le saurez quand il en sera temps. Cependant, que rien ne vous inquiète. » Il ne m’en parla plus, car il savoit fort bien que ç’auroit été temps perdu et que j’avais les lèvres cadenassées quand il étoit question de garder un secret. Nous nous entretînmes de nos affaires domestiques et de toutes les pertes et les peines que j’avois eues par la guerre.

Sainte-Olive rentra, et on apporta à souper. Nous étions tous trois si gais qu’on ne le peut pas être davantage. Nous mangeâmes de grand appétit et demeurâmes à table à la hollandoise, c’est-à-dire fort longtemps. Nous y dîmes cent choses plaisantes, car mon mari étoit d’une humeur extrêmement railleuse et facétieuse, et Sainte-Olive s’y entendoit assez. Le lendemain du matin ils furent trouver M. le marquis de Chanleau, que mon mari étoit bien aise de voir et de remercier de toutes les offres qu’il m’avoit faites et de savoir s’il n’avoit rien à lui commander pour Bordeaux.

Nous montâmes à cheval une heure après et allâmes à Bergerac, où étant arrivés, M. de La Guette fut rendre ses respects à M. de Castelnau, fils de M. le maréchal de La Force, qui a été depuis duc de ce nom[116], pour le supplier de vouloir donner un trompette au sieur de Sainte-Olive, afin de le conduire sûrement dans les troupes du roi. M. de Castelnau le fit fort obligeamment. Ainsi, il fallut nous séparer, Sainte-Olive et nous. Mon mari lui fit présent d’un de ses chevaux qui étoit fort beau. Nous continuâmes notre chemin agréablement ; puis nous nous embarquâmes à Libourne, sur la Dordogne, pour passer dans des marais qu’on appelle vulgairement de Paluz. Nous gagnâmes la Bastide vis-à-vis de Bordeaux ; puis nous nous rembarquâmes sur la Garonne pour la traverser seulement, et mîmes pied à terre tout contre la porte du Chapeau-Rouge. Mon mari me mena à son logis, où il fit faire grand feu et préparer un fort bon lit. Il me dit : « Couchez-vous pour vous reposer ; vous ne verrez personne aujourd’hui. Je vas trouver M. le comte de Marsin pour lui dire votre arrivée, et que vous aurez l’honneur de le voir demain. Si Mme de Marsin me demande de vos nouvelles, je lui dirai que vous êtes allée par Blaye et que je vous ai manquée, afin que personne ne sache que vous êtes ici, car trop de gens voudroient vous venir voir. » Il ne put néanmoins s’empêcher de le dire à quelqu’un de ses amis, ce quelqu’un le dit à d’autres, et ceux-ci encore à d’autres, en sorte que incontinent après je vis ma chambre toute pleine de gens, quoique je fusse au lit. Ils venoient me congratuler sur mon arrivée ; et entre autres un de la troupe me dit : « Madame, savez-vous bien le malheur qui nous est arrivé à Sarlat ? » — « Quel malheur, monsieur ? lui dis-je. » Il me conte toute l’histoire de la manière que j’ai dit que la chose s’étoit passée. Cela me mit dans des transes mortelles, par la crainte que j’avois pour mon fils, en sorte que je ne dormis point toute la nuit ; et mon mari n’étoit pas fort à son aise non plus.

Le lendemain je fus pour rendre mes devoirs à M.  et à Mme de Marsin. M. de Marsin étoit sorti ; mais aussitôt que Mme de Marsin sut que j’étois là, elle quitta sa toilette et vint nu-tête à ma rencontre jusqu’à son antichambre. Elle me fit cent caresses et me dit les choses du monde les plus obligeantes, se souvenant toujours des services que je lui avois rendus dans son mariage, dont elle me témoigna être la plus satisfaite de toutes les femmes, et que M. son mari la considéroit infiniment. Il en avoit grandes raisons, car elle valoit tout ce qu’une dame de qualité peut valoir. Je n’avois point eu l’honneur de les voir ni l’un ni l’autre depuis l’accomplissement de leur mariage. En entrant dans sa chambre, je rencontrai la belle demoiselle dont M. de La Roche-Vernay, gouverneur de la Tour-Blanche, m’avoit tant parlé pour me donner de l’ombrage. Mon mari me dit : « Ma grande fille (car il m’appeloit toujours de la sorte), voilà Mlle de Pisany[117] ; saluez-la. » — « Je la vois bien, lui dis-je, » et lui passai devant le nez sans m’arrêter et n’en fis nul cas tout le temps que je fus là, me souvenant bien de ce que M. de La Roche-Vernay m’avoit dit.

M. le comte de Marsin revint de la ville à l’heure de dîner ; et si madame sa femme m’avoit bien reçue, il n’en fit pas moins, car il me dit tout ce qu’on peut dire d’obligeant à une personne que l’on considère. Après lui avoir répondu ce que je devois, je ne pus m’empêcher de lui dire la crainte que j’avois pour mon fils, et même le suppliai d’envoyer un trompette à Sarlat, pour savoir ce qu’il étoit devenu. Il me dit : « Ne vous mettez point en peine ; je m’en suis déjà informé ; votre fils se porte bien ; il est prisonnier ; nous l’aurons à quelque prix que ce soit. »

Le soir quand tout le monde fut retiré, nous demeurâmes seuls lui et moi, Mme de Marsin étant rentrée exprès dans sa chambre ; et il croyoit bien que mon voyage n’étoit pas sans mystère. Aussi je lui dis tout, et j’appuyai les choses des plus fortes raisons qui me vinrent en l’esprit. Je le trouvai dans de très-beaux et bons sentiments ; et il me dit qu’il en parleroit à M. le prince de Conty, qu’il le porteroit de tout son pouvoir à faire de manière que le roi en auroit satisfaction, et qu’infailliblement M. le Prince n’y seroit point contraire ; que pour cet effet il prendroit la liberté d’écrire à son Altesse une lettre de créance, quand il auroit conféré avec M. son frère ; que mon mari en seroit le porteur, étant le seul à qui il se vouloit fier pour cela. Il le fit entrer où nous étions et lui parla succinctement de l’affaire, se réservant à lui dire toutes choses quand il en seroit temps. Nous nous retirâmes ; et le lendemain je fus au lever de Mme de Marsin, qui me dit que nous verrions Mme la Princesse[118] l’après dîner.

M. de Marsin tenoit grande table et bien servie, et me faisoit toujours l’honneur de me mettre entre Mme sa femme et lui, pour me gratifier davantage ; et comme il savoit que j’aimois le vin blanc, il avoit commandé à un sommelier qu’il eût toujours soin d’en faire apporter au buffet. Il prenoit même quelquefois plaisir à en boire, disant « que l’on me donne de la bouteille de Mme de La Guette. » Quand il mangeoit, la salle étoit toute pleine et d’officiers et de bourgeois.

Deux heures après le repas, Mme de Marsin monta en carrosse. Nous allâmes à l’archevêché, où étoit Mme la Princesse, que nous trouvâmes au lit incommodée. Mme de Marsin s’étant approchée, elle lui dit : « Madame, voilà Mme de La Guette qui vient pour avoir l’honneur de faire la révérence à votre Altesse. » Je m’approchai avec respect, et elle me dit : « Je suis bien aise de vous voir, » en me présentant sa main que je baisai. Mme de Marsin prit place, et son Altesse me fit donner un siège ; puis elle s’informa de ce qu’on disoit à Paris et si j’avois bien eu de la fatigue par les chemins. Mme la comtesse de Tourville[119], qui étoit sa dame d’honneur, prit la parole et dit : « Madame, il n’y a pas d’apparence ; je crois qu’elle est venue dans du coton, car la voilà plus jolie et plus fraîche que si elle n’avoit bougé de sa chambre. » Son Altesse me parla encore de plusieurs choses, entre autres elle me dit qu’elle avoit un mal de rate insupportable et me commanda d’approcher afin que je lui misse la main sur le côté ; ce que je fis. Il est vrai que je sentis cette rate si grosse et si dure que cela me fit frayeur. Elle me dit : « Qu’en dites-vous ? » — « Je dis, madame, qu’il faut que votre Altesse se réjouisse, la joie étant le souverain remède à son mal. » — « Ah ! comment me réjouir dans l’état où nous sommes ? » Je lui dis : « Madame, il faut espérer qu’après le mal en viendra un grand bien. » Elle m’ordonna ensuite de passer dans l’appartement de M. le duc de Bourbon[120] qui étoit fort mal ; « Je sais, me dit-elle, que vous avez eu dix enfants et que vous vous connaissez à bien des choses. Je serai bien aise que vous voyiez mon fils et que vous m’en disiez votre sentiment. » Mme de Tourville conduisit Mme de Marsin et moi dans la chambre de ce jeune prince. Aussitôt que j’y fus, je priai madame sa gouvernante de me le faire voir ; ce qui m’ayant été accordé, je le trouvai dans un grand assoupissement. Je demandai à madame sa nourrice s’il y avoit longtemps que M. le duc n’avoit tété. « Oui, me dit-elle, il y a fort longtemps, car il dort toujours, et j’appréhende de l’éveiller. » Je lui dis : « Voyons un peu, car je crois qu’il en a besoin. » Elle lui présenta sa mamelle qu’il prit assez bien, puis il se rendormit aussitôt. Une heure après, je fis faire encore la même chose. Alors il parut tout gai. Je dis à madame sa gouvernante qu’elle prît soin de lui faire donner le téton de temps en temps et que cela lui feroit beaucoup de bien. Mme la comtesse de Marsin s’en retourna chez elle et me dit le soir qu’elle vouloit me faire divertir autant qu’elle pourroit ; que nous irions le lendemain nous promener à Bacalan, qui est proche de Bordeaux. C’est une maison assez jolie dont le jardin est fort agréable. Le maître du lieu donna la collation à Mme de Marsin dans un cabinet de verdure ; au retour, nous nous promenâmes le long de la Garonne, qui est quelque chose bien agréable. Comme nous fûmes arrivés au logis, Mme de Marsin me présenta un cavalier et me dit : » Voilà un gentilhomme qui vous vient faire la révérence. » Il y en avoit déjà eu plusieurs qui m’avoient fait cet honneur-là. Je ne l’envisageai point d’abord, croyant qu’il m’étoit indifférent ; mais à la fin je reconnus que c’étoit mon fils. Je l’embrassai plusieurs fois, et dis à madame : « Il faut que cela passe, je suis mère. » Je trouvai un grand garçon tout fait. Il y avoit longtemps que je ne l’avois point vu. Je lui dis : « Mon enfant. Dieu t’a conservé. Je le remercie de tout mon cœur de t’avoir déjà garanti. Comment ces messieurs t’ont-ils renvoyé ? » — « Parce qu’ils ne me haïssoient pas, me dit-il ; ils se sont contentés seulement de mes chevaux et de mes hardes, et m’ont donné un petit bidet pour me rapporter ici. »

Nous nous retirâmes dans ma chambre pour nous entretenir à notre aise jusqu’au souper. Quand nous fûmes à table, M. de Marsin me dit : « Hé bien ! madame de La Guette, voilà ce cher fils. » Mon mari prit la parole et dit : « Monsieur, je suis ravi qu’il soit de retour, car s’il étoit péri je n’étois pas en sûreté. Ma femme m’avoit déjà menacé. » M. de Marsin me dit en riant : « Est-il vrai, madame de La Guette ? » — « Oui, monsieur, il est vrai. J’aurois tout exterminé, autant les uns que les autres. »

Deux jours après, Mme de Marsin monta à cheval et voulut faire une cavalcade avec les filles d’honneur de Mme la Princesse et de Mme de Longueville. Je n’en étois pas loin. Nous allâmes du côté de Bacalan, et beaucoup d’officiers suivirent à pied. Quand nous fûmes dans la prairie, je pris plaisir à faire galoper mon cheval de toute sa force, sans m’apercevoir que mes jupes avoient un peu remonté ce qui fit que toutes ces belles demoiselles et ces messieurs se mirent à crier : « Ah ! voilà madame de La Guette qui montre sa cuisse ! » Je leur dis : « Il n’y a remède. Elle n’est pas comme celle d’un héron. Elle est belle, blanche et bien polie, comme vous la voyez ; mais vous ne la verrez pas davantage. » Puis je recommençai à galoper plus qu’auparavant ; et, ayant fait ma course, je revins auprès de Mme de Marsin pour lui dire que je croyois qu’il ne faisoit pas trop sûr là, vu que l’on disoit que M. de Vendôme[121] n’en étoit pas loin, et que selon les apparences elle devoit se retirer. Elle me dit : « Vous avez raison ; retirons-nous. » Comme elle passoit devant le navire qui étoit de garde, le capitaine fit mettre le feu aux canons pour lui faire honneur. Cela donna tellement l’alarme par toute la ville de Bordeaux qu’on envoya voir ce que c’étoit. M. de Marsin nous le dit quand nous fûmes de retour, et que les Bordelois avoient cru d’abord que l’armée du roi approchoit. Ils en furent néanmoins quittes pour la peur.

Quand M. le comte de Marsin eut conféré avec M. le prince de Conty et qu’il m’eut dit ce qu’il avoit à me dire, j’écrivis à M. Philippe et lui mandai de voir la reine pour assurer sa Majesté que je partois dans deux jours, avec mon mari, pour lui rendre compte de ce que j’avois fait, et que je pouvois l’assurer par avance que j’espérois que mon voyage ne seroit pas inutile. J’en avois bien de la joie et disois en moi-même : « Pauvres messieurs de l’Ormée[122], vous donnerez bientôt du nez en terre. » Quand je voyois passer ce Dureteste[123] leur chef, il me faisoit horreur. En effet, il porta ensuite la peine qu’il méritoit, comme tout le monde a su.

Un jour avant notre départ, M. le comte de Marsin entretint mon mari assez longtemps en particulier et lui mit en main sa lettre de créance pour M.  le Prince, qui étoit à Stenay, dont voici la copie :

« Je n’écrirai rien de particulier à votre Altesse sur le sujet de la paix, que tout le monde désire, et que plusieurs croient que votre Altesse ne veut point. Je tâche de désabuser ceux qui disent le contraire, étant assuré des bons sentiments de votre Altesse. Je la supplie d’ajouter foi à ce que lui dira le sieur de La Guette, et de m’employer à ce qu’elle jugera à propos pour son service et pour le bien public. À Bordeaux le vingt-cinquième avril 1653. »

de Marsin[124].

Il lui donna aussi un ordre de M. le prince de Conty pour prendre de l’escorte tant et si peu qu’il en voudroit. Il me dit le soir qu’il me vouloit faire un présent d’une très-belle et bonne haquenée pour me reporter à mon aise, qu’il fallut que j’acceptasse, quoique je m’en défendisse fortement, n’aimant point à recevoir de présent de personne, parce que c’est une chose qui est tout à fait contre mon humeur.

Nous prîmes congé de M.  et de Mme de Marsin, qui nous dirent tous deux tout ce qu’on peut dire de plus obligeant. Elle me pria d’assurer messieurs ses parents qu’elle étoit la plus contente et la plus satisfaite de toutes les femmes. Le lendemain du matin nous nous embarquâmes pour passer à la Bastide. Mon fils nous vint conduire jusqu’au bateau, et quelques autres amis particuliers. Il y eut là des larmes répandues, car j’aimois mon enfant tendrement. Comme notre barque commençoit à voguer, il y en avoit une autre qui la devançoit, chargée de quelques cavaliers à qui mon mari cria que quand ils seroient débarqués ils eussent à l’attendre, et qu’il avoit quelque chose à leur dire de la part de M. le prince de Conty. Ils répondirent qu’ils n’y manqueroient pas. Nous abordâmes et mîmes pied à terre. Nous ne trouvâmes que quatre ou cinq cavaliers qui nous attendoient, les autres ayant gagné le devant pour nous jouer un très-mauvais tour, comme on verra par la suite. Mon mari leur dit : « Camarades, montez à cheval et me suivez. J’en ai l’ordre de M. le prince de Conty ; je vas à Lamone. De quel régiment êtes-vous ? » « Monsieur, nous sommes de La Marcousse et de Marche[125]. » « Voilà qui va bien, dit mon mari, car votre quartier est là. » Nous avançâmes toujours chemin, et aussitôt que nous fûmes à Lamone, mon mari demanda le commandant, qui étoit le neveu de M. de Marche. On lui dit qu’il dormoit : « Qu’on l’éveille, repartit M. de La Guette ; il faut que je lui parle. » Il vint à l’heure même, et mon mari lui dit qu’il fît monter quarante à cinquante cavaliers à cheval pour m’escorter ; qu’il vouloit aller coucher à Vair[126], qui est un château sur la Dourdonne. Le commandant lui répondit : « Je n’en ferai pas seulement monter cinquante, mais nous y monterons tout ce que nous sommes d’officiers, et serons bien aises de rendre ce service à Mme de La Guette. Néanmoins, il n’y a point de hasard jusques-là, car tous les paysans vont et viennent sans rien craindre. » — « Si cela est, dit mon mari, je m’en vas, et vous suis obligé de votre bonne volonté. » Quand nous fûmes sortis de Lamone, j’entendis un trompette qui sonnoit d’une façon qui ne me plaisoit pas. Je fis arrêter mon mari, qui alloit devant moi, pour lui dire : « Entendez-vous bien ce trompette ? Je crois que c’est un signal et que l’on nous a dressé une embuscade. » — « Vous vous moquez d’avoir cette pensée, dit mon mari. C’est un misérable qui apprend et qui ne sait pas son métier. » En causant ensemble et chemin faisant, j’aperçus huit cavaliers démontés qui venoient droit à nous. Je dis : « Ne seroit-ce pas là notre embuscade ? » Je ne me trompois pas, car ce l’étoit elle-même. Nous les rencontrâmes entre deux haies, qui marchoient de front ; ils se séparèrent pour laisser passer le valet de chambre de mon mari, et quand ils furent vis-à-vis de lui, ils le saluèrent tous. Il voulut leur rendre leur salut, et dans ce moment ils se jetèrent sur les deux pistolets, lui disant qu’il falloit qu’il mît pied à terre et qu’ils vouloient avoir sa bourse. Ils avoient vingt-quatre coups à tirer ; chacun deux pistolets de ceinture et un bon mousqueton. Ils entourèrent mon mari de tous côtés, lui tenant le pistolet à l’oreille et le mousqueton dans le ventre. M. de La Guette leur dit : « Songez bien à ce que vous faites ? Vous devez me connoître. » Ils se mirent à jurer comme des désespérés ; disant que si c’étoit M. le Prince lui-même, il ne leur échapperoit pas ; qu’ils étoient des misérables démontés et sans argent ; qu’il leur en falloit à quelque prix que ce fût. Ils fouillèrent mon mari et lui trouvèrent de quoi faire un bon repas, puisque le vol qu’ils nous firent montoit bien à huit mille francs, en chevaux, en hardes et en argent. Mais leur véritable dessein étoit de nous tuer ; et pour cet effet, ils tinrent conseil, qui est une chose très-dangereuse quand des voleurs en viennent-là. J’avois mis pied à terre à l’abord. Ils me dirent de remonter à cheval pour nous mener dans un petit bois qui n’étoit pas fort éloigné, et nous faire perdre la vie ; mais Dieu, qui est tout-puissant, rompit leur misérable dessein ; car dans le même temps, ils aperçurent un cavalier qui s’arrêta tout court et qui crioit : monsieur de La Guette ! Monsieur de La Guette ! sans oser avancer, car il connut bien que nous étions entre les mains des voleurs, et qu’il n’y faisoit pas bon pour lui. Mon mari le reconnut. Il se nommoit M. Jourdain. Ces voleurs voulurent obliger mon mari à le faire venir, afin qu’il pérît avec nous. Monsieur de La Guette ne le voulut pas faire et leur dit : « Faites de moi tout ce que vous voudrez. Je ne suis pas en état de me défendre, mais il ne sera jamais dit que j’aie fait périr mon ami. »

Je regardois toutes ces choses d’un sang’froid et sans aucune émotion. Le plus déterminé d’entre eux monta sur le cheval de mon mari, avec un mousqueton à la main et deux pistolets devant lui, et poursuivit le pauvre M. Jourdain à toute outrance, qui fit fort bien de ne le pas attendre, et donna des deux de toute sa force. Il alla donner l’alarme à Lamone, criant : « Messieurs, à cheval ! à cheval ! voilà qu’on vole et assassine M.  et Mme de La Guette à demi-quart de lieue d’ici. » Comme ce misérable voleur vit qu’il avoit manqué son coup, il r’accourut au galop et consulta encore une fois avec ses camarades ; puis il vint fouiller et vider toutes les poches de mon mari. Les autres me firent descendre de cheval ; et il y en eut un d’entre eux qui voulut s’opposer au vol et couchait ses camarades en joue, disant : « Je ne souffrirai pas que M. de La Guette soit volé là où je serai. » Je vis l’heure que les autres, animés de colère et de rage, alloient faire sauter la cervelle de mon mari. Je me jetai tout d’un coup sur le baudrier de ce cavalier pour le retirer à moi, en lui disant : « Laissez faire vos camarades ; ils en ont besoin, » et dis aux autres : « Allons ! allons ! messieurs, cela devroit déjà être fait ; il y a de quoi vous remonter. » Ils n’avoient point de temps à perdre, vu que M. Jourdain avoit couru donner l’alarme à Lamone ; c’est pourquoi ils se mirent six sur nos trois chevaux, quoiqu’il y eût un porte-manteau sur un, fort rempli de hardes et d’argent. Les deux autres gagnèrent le devant et se sauvèrent dans les troupes du roi. J’eus regret de voir emmener la haquenée que M. de Marsin m’avoit donnée, et aurois été bien aise d’avoir pu la conserver, parce qu’elle étoit aussi bonne qu’on en puisse voir. Nous nous trouvâmes donc à deux cents lieues de Paris, à pied et sans argent, ce qui nous obligea de reprendre le chemin de Lamone au petit pas. Nous rencontrâmes les cavaliers à qui M. Jourdain avoit donné l’alarme, qui accouroient à toute bride pour nous secourir ; et il étoit retourné à Bordeaux pour dire à M. le comte de Marsin comme il nous avoit vus entre les mains des voleurs. Aussitôt que ces officiers nous eurent joints, ils déclamèrent furieusement contre ceux qui nous venoient de voler et les vouloient poursuivre ; mais M. de La Guette leur dit : « N’en prenez pas la peine ; ils sont fort bien montés. Ce seroit temps perdu ; et je ne vous aurai aucune obligation si vous faites un seul pas pour cela. » Il dit aussi au neveu de M. de Marche, en riant : « Je vous demande seulement à souper et le couvert. » Quand nous fûmes arrivés au quartier, ce trompette qui, selon les apparences, avoit donné le signal, se présenta devant moi avec plusieurs cavaliers qui plaignoient notre perte. Je leur dis : « Cela n’est rien ; mais pour Monsieur le trompette que voilà, il faut qu’il fasse une cabriole en l’air, car il est de la partie. » Cela lui donna une telle épouvante, qu’il prit la peine de s’enfuir la nuit même. Les officiers nous firent assez bonne chère, et je mangeai avec autant d’appétit que s’il n’en eût rien été. Quant à mon mari, il étoit fort touché de sa perte, à cause du retardement que cela pouvoit apporter à notre affaire. Je dis à mon hôte, en soupant : « Vos compagnies ne sont guère considérables. Messieurs, puisqu’elles ne sont composées que de voleurs et de cavaliers démontés. Ce n’est pas pour se bien défendre. » Ils me répondirent tous d’une voix qu’ils avoient de braves hommes et de bons soldats, qu’assurément ceux qui avoient fait le coup n’étoient point de leurs gens, et que l’action étoit trop lâche. « Et moi je vous dis le contraire, leur repartis-je, car je suis assurée qu’ils en sont, et vous le connoîtrez dans peu. » En effet, une heure après, il vint quelques lieutenants dire à leurs capitaines que tel, tel et tel ne se trouvoient plus, et que, selon l’apparence, il falloit que ce fussent eux qui avoient fait le vol. Je leur demandai : « N’avoient-ils point de monture, ni les uns ni les autres ? » On me dit qu’il y en avoit seulement un qui avoit une cavale. Mon mari dit au commandant de l’envoyer quérir, et qu’elle serviroit le lendemain de grand matin à le porter à Bordeaux, pour y prendre les choses nécessaires pour notre voyage : que, cependant, il le prioit que, s’il avoit ordre de marcher, il m’emmenât avec eux, et qu’il sauroit toujours bien où ils seroient. Il me dit à moi : « Vous irez avec ces Messieurs, qui sont tous de mes amis, en cas qu’ils soient obligés de partir d’ici. » Ils lui témoignèrent qu’ils auroient bien de la joie de le pouvoir servir en cette fâcheuse rencontre ; ils vinrent tous nous conduire où nous devions coucher. C’étoit une chambre tapissée de toiles d’araignées, où il y avoit un peu de paille assez sale étendue sur le carreau. Je veux croire que c’étoit la plus commode du logis, quoique ce fût une fort grande maison ; mais un régiment tout entier étoit bien capable de la remplir ; et nous ne fûmes pas encore malheureux d’y trouver ce peu de méchante paille. Je fis, sans comparaison, comme les chiens, deux ou trois tours avant que de me coucher, ne sachant de quel côté je me devois mettre.

Aussitôt que nous vîmes la pointe du jour, mon mari quitta la paillasse pour s’en aller au plus vite, et moi je demeurai encore là une heure ou deux à entretenir mes pensées. Monsieur le commandant et quelques officiers vinrent à ma porte pour me donner le bonjour ; je fus sur pied tout d’un coup, ayant couché dans mon fourreau. Ils me demandèrent comment j’avois passé la nuit. Je leur dis que je n’avois point fermé l’œil, et que les puces m’en avoient bien empêchée. Je leur demandai s’ils n’avoient point reçu d’ordres ; ils me répondirent que non, mais qu’ils en attendoient, n’ayant plus moyen de subsister là. Nous parlâmes ensuite de toutes autres choses indifférentes. Quand mon mari fut arrivé à Bordeaux, il donna beaucoup de joie à M.  et à Mme de Marsin et à mon propre fils, parce qu’ils nous croyoient morts, sur le rapport que M. Jourdain leur avoit fait du danger où il nous avoit vus. C’est pourquoi M. le comte de Marsin avoit fait arrêter M. de Marche, lui disant que ce ne pouvoit être que ses cavaliers et ceux de la Marcousse, et que si l’on avoit fait la moindre chose à ma personne, sa tête en répondoit ; en sorte que le pauvre gentilhomme fut bien aise de voir mon mari aussi, car il avoit grande peur. M. de Marsin lui dit qu’il seroit cassé et la Marcousse. Pour cet effet, on envoya un ordre pour faire marcher ces deux régiments droit à la Bastide ; et, par même moyen, mon mari m’écrivit un billet par lequel il me mandoit de ne point suivre ces messieurs et que j’aurois bientôt de ses nouvelles. Quand ils furent près de marcher, le commandant me vint dire : « Madame, voilà un cheval pour vous porter. » Je lui dis : « Monsieur, je vous en suis fort obligée et vous en remercie ; mon mari me mande que je l’attende ici et que j’aurai de ses nouvelles dans peu. » Là-dessus, il prit congé de moy et se mit à la tête de son régiment pour marcher, et celui de la Marcousse suivoit.

Nous demeurâmes, le maître du logis et moi, tout seuls. C’étoit un homme qui avoit tout perdu par les gens qui venoient de sortir de sa maison, en sorte que j’en avois grande compassion, quoique je fusse à plaindre aussi bien que lui dans l’état où j’étois. Nous nous entretînmes de nos disgrâces assez longtemps. Je lui demandai à faire un tour de jardin, où je trouvai tout en désordre. Je n’y demeurai guère, et nous retournâmes dans notre belle chambre. Il me fit connoître qu’il appréhendoit que les gens du roi ne vinssent pour enlever le quartier et qu’ils ne missent le feu partout, à cause qu’ils tenoient pour Monsieur le Prince. L’heure s’avançoit toujours et mon appétit augmentoit, ce qui m’obligea de lui demander s’il n’avoit point quelque petit morceau de pain, il me dit : « Madame, j’en ai caché en un endroit. Je vas voir si les cavaliers ne l’ont point trouvé. » J’attendois son retour avec impatience ; et il revint avec joie, me disant : « En voilà. » À la vérité, il étoit un peu dur ; mais l’appétit assaisonne tout. Comme nous étions occupés à faire ce bon repas, nous entendîmes de la cavalerie dans la rue, qui faisoit grand bruit. Ce pauvre homme commença à trembler comme la feuille, et me dit : « Voilà assurément les gens du roi. Nous sommes perdus. » Tout d’un coup, on frappa à sa porte avec une force épouvantable. Il ne savoit à quoi se résoudre ; mais je l’encourageai pour aller l’ouvrir ; et, cependant, je me mis en prière, espérant tout de la bonté de Dieu pour ma conservation. Aussitôt qu’ils furent entrés, ils commencèrent à crier : « Où est Mme de La Guette ? » Je parus dans le même moment et leur dis : « Me voici. De quoi est-il question ? » — « Que vous montiez, madame, tout présentement à cheval, me répondirent-ils. » — « Et par quel ordre ? leur dis-je. » Dans ce même moment, M. Jourdain arriva, qui me dit que mon mari avoit prié ces messieurs de me prendre en passant et de me mener à Libourne ; que ce seroit lui qui me conduiroit chez un des principaux de la ville, qui étoit des amis de M. de La Guette ; que je ne devois rien craindre ; que j’étois en bonne compagnie, et que c’étoit M. le marquis de Boisse[127], petit-fils de M. le maréchal de La Force, M. de la Marcousse et beaucoup d’autres dont j’ai oublié les noms. Je remerciai mon bon hôte de ce qu’il m’avoit mis le pain en la main dans le besoin. Il étoit fort honnête homme et maître de la poste. Je lui souhaitai la paix en le quittant, et grand nombre de courriers pour le dédommager en quelque façon de toutes ses pertes.

M. Jourdain voulut m’aider à monter à cheval ; mais j’eus le pied à l’étrier et fus en selle plus tôt qu’il ne s’en fut aperçu. Quand nous fûmes en chemin, je dis à M. le marquis de Boisse que M. Jourdain avoit raison de dire que je ne devois rien craindre, et que je m’assurois que, quand nous trouverions un parti du roi, quoique fort, il se défendroit courageusement et tous ces autres messieurs aussi ; qu’il étoit d’un sang si illustre que j’étois fortement persuadée que ses ennemis n’auroient jamais l’avantage de lui voir les talons. Il répondit à cela ce qu’un jeune seigneur qui a du cœur doit répondre. J’allois causer tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et ils prenoient tous un plaisir singulier à me voir résolue comme j’étois. M. Jourdain m’entretint à son tour, me disant qu’il n’avoit jamais eu tant de frayeur que lorsqu’il me vit entre les mains des voleurs ; qu’il n’osa jamais avancer, ni même arrêter à Lamone, craignant qu’on ne lui en fît autant, parce qu’il avoit beaucoup d’argent sur lui, qu’il portoit à un régiment d’Irlandais, et que tout ce qu’il avoit pu faire étoit d’avoir donné l’alarme en passant. Il me dit aussi que mon mari reviendroit me trouver dans peu de jours ; qu’il partiroit avec M. le marquis de Montpoullian[128] pour Libourne. Nous arrivâmes là où l’on s’embarque pour y aller. Le valet de chambre de M. de la Marcousse fut assez maladroit pour laisser reculer son cheval dans la Dourdonne avec le porte-manteau, et je vis l’heure qu’il étoit noyé. Toutes les hardes furent gâtées. Son maître lui donna cent coups de plat d’épée, et je crois qu’il l’auroit tué si je ne me fusse mise entre eux. Nous débarquâmes au port de Libourne, où l’on prit congé les uns des autres. M. Jourdain me conduisit chez M. Coupever, ami de mon mari, qui me reçut fort agréablement.

M. le comte de Maure[129], qui étoit gouverneur de la ville, me fit l’honneur de me visiter, et me dit qu’il avoit su notre mauvaise rencontre, qu’il venoit exprès pour m’offrir sa bourse et tout ce qui dépendoit de lui, et que je n’avois qu’à parler. Je le remerciai le plus civilement que je pus, car il me fit cette offre de la meilleure grâce du monde, et lui dis que j’attendois mon mari, qui infailliblement apporteroit ce qui nous seroit nécessaire. Il demeura bien une bonne heure auprès de moi, M.  et mademoiselle Coupever présents. Le lendemain, on nous dit que les gens du roi avoient tiré dans la barque de M. le marquis de Montpoullian pour le faire aborder à eux, et qu’ils avoient tué un homme tout contre lui. Cela me donna bien de l’inquiétude, dans la crainte que j’avois que ce ne fût M. de La Guette. Par bonne fortune, il arriva le lendemain en parfaite santé et me dit : « Partons vite et prenons congé de notre hôte. » Il y eut trois capitaines de ses amis qui nous accompagnèrent jusqu’à Mucidan. De là, nous marchâmes avec vingt-cinq ou trente paysans à cheval, qui alloient à Ribérac. Nous passâmes par-devant le château de M. de Saint-Freuil, qui m’aperçut à la tête de ces gens et s’imagina que j’étois M. le comte de Marsin déguisé en femme (il faut croire que je n’avois pas méchant air, puisqu’on me prenoit pour un général d’armée). Il envoya promptement avertir M. le comte de Ribérac[130] et lui manda de faire faire bonne garde ; que le comte de Marsin alloit à Riberac déguisé en femme ; qu’il falloit l’arrêter et en donner avis à la cour.

Quand nous entrâmes, l’alarme étoit par toute la ville ; mais je ne savois pas que la fête se faisoit pour moi. Mon mari demanda la meilleure hôtellerie et nous y fûmes conduits. Quand nous eûmes été quelque temps devant le feu et que nous eûmes pris un peu de vin, mon mari me dit de ne me pas ennuyer, qu’il alloit trouver M. le comte de Riberac pour le prier de nous donner escorte le lendemain. Aussitôt qu’il fut sorti, une servante monta dans ma chambre, à qui je dis de prendre un peu mes souliers pour les nettoyer, et qu’ils en avoient besoin. Quand elle fut descendue en bas, chacun mit son pied dedans, et tous disoient qu’assurément j’étois un homme. On les porta même jusqu’aux magistrats. Mon hôte monta à ma chambre et me regardoit d’un œil farouche sans que j’en susse la raison. Incontinent après, j’entends battre le tambour de tous côtés. Je demandai à mon hôte ce que cela vouloit dire, et s’ils craignoient quelque chose. « Nous craignons, me dit-il, ce diable de Marsin et Balthazar[131]. Si nous les tenions l’un ou l’autre, nous leur ferions bonne sauce. Ils nous viennent ravager jusqu’à nos portes. » Je lui dis : « N’avez-vous pas une bonne garnison ? Ne sauriez vous courir dessus ? » Il me dit : « Vous n’avez qu’à la regarder. La voilà sous vos fenêtres. » Il me parla toujours avec la plus grande arrogance du monde ; car il croyoit en son âme que j’étois M. le comte de Marsin. Un moment après, je vis entrer un gentilhomme dans ma chambre, qui me regardoit ; je le regardois aussi. Ensuite il en entra plusieurs autres à la file, et je ne savois ce que cela signifioit. Enfin il en entra un qui, après m’avoir regardée fort attentivement et fort fixement, dit aux autres : « Messieurs, réjouissons-nous. Je vous viens apprendre la meilleure nouvelle du monde ; voilà un courrier qui passe pour la cour, qui me vient d’assurer que M. le prince de Conty a quitté, que le comte de Marsin s’en est allé, que Balthazar est au diable, et ainsi de tous les autres. » Je lui dis que cela ne pouvoit être ; qu’il n’y avoit que quatre ou cinq jours que j’étois partie de Bordeaux ; que l’union avec l’Ormée étoit encore grande ; que de plus, ils attendoient du secours d’Espagne, à ce que l’on disoit ; mais que j’espérois pourtant que le roi seroit bientôt le maître. Sur ces entrefaites mon mari entra et ne regarda personne ; il me prit par la main et me dit : « Allons, Monsieur de Marsin ; venez voir M. le comte de Riberac. — Qu’appelez-vous M. de Marsin ? — Oui, Monsieur de Marsin. On dit que vous l’êtes ; il faut que vous fassiez voir le contraire. M. de Riberac vouloit prendre la peine de venir ici ; mais je l’ai prié de n’en rien faire. Il vouloit aussi dépêcher un courrier à la cour pour donner avis au roi que l’on tenoit M. le comte de Marsin arrêté dans Riberac ; mais je lui ai dit des raisons qui l’en ont empêché absolument. Allons le trouver afin de le désabuser. » Nous partîmes pour aller au château ; un de ces messieurs me présenta la main et les autres suivirent. Tout le monde étoit aux portes et aux fenêtres pour me voir passer, n’ayant point encore eu d’éclaircissement de ce qui en étoit. Comme nous fûmes dans l’avant-cour de M. de Riberac, il y vint à ma rencontre et me salua. Je lui dis : « Monsieur, votre espérance est perdue ; car vous croyiez tenir M. le comte de Marsin et vous voyez que ce n’est qu’une femme. » Je levai mes coiffes pour lui faire voir mon visage plus amplement. « Il est vrai, me dit-il, que c’est une femme ; mais ce n’est pas une femme du commun. Sain-Preüil est cause que j’ai pensé faire une bonne bévue. Le gouverneur de Bourdeilles vous avoit prise, quand vous y passâtes, pour un prince qui s’alloit joindre au parti de M. le prince de Condé. Je le sus trois ou quatre jours après ; mais présentement il a de quoi se venger. — Et moi, Monsieur, lui dis-je, je dois être satisfaite au dernier point, puisque l’on m’a prise pour un homme de qualité et pour un très-grand général. » Il nous pria d’entrer chez lui, et tous les messieurs qui nous avoient suivis se retirèrent, à la réserve de deux ou trois. Il nous fit apporter la collation, et me témoigna qu’il avoit un extrême déplaisir de ce que Mme de Riberac n’étoit pas chez elle, et qu’elle m’auroit reçue d’une autre manière. Il nous dit aussi que Mme de Marsin étoit sa parente, mais que cela n’auroit pas empêché qu’il n’eût arrêté monsieur son mari, étant fidèle sujet et serviteur du roi, comme il vouloit être toute sa vie. M. de La Guette lui témoigna qu’il vouloit partir le lendemain, et que pour cet effet, il le prioit encore une fois de vouloir commander quelques gens pour notre escorte. Il nous dit : « Vous ne partirez pas. Il y auroit du péril pour vous. La raison est qu’il y a de la gendarmerie ici autour qui ont été avertis que M. de Marsin étoit entré dans Riberac vêtu en femme, et ont ordre de bien prendre garde qu’il n’échappe de quelque manière que ce soit ; si bien que Mme de La Guette seroit en danger. Saint-Preüil doit aller demain à Angoulême avec des gentilshommes du voisinage ; vous ferez voyage ensemble et sûrement. C’est pourquoi je le ferai avertir de vous venir prendre, et il n’y manquera pas. Faites votre compte là-dessus. » Mon mari le remercia très-humblement ; puis nous primes congé de lui pour retourner à notre logement. L’hôte, qui avoit tant fait le furibond, nous reçut parfaitement bien, et nous fit si bonne chère que je puis dire que j’y ai bu le meilleur vin du monde. Nous le fîmes manger avec nous, et il nous conta cent choses plaisantes, étant un homme de belle humeur et qui avoit de l’esprit.

M. de Saint-Preüil nous vint prendre avec ses amis, comme M. de Riberac nous avoit dit. Nous ne fûmes pas plus tôt sortis de la ville que je lui dis : « Hé bien ! monsieur, voilà M. le comte de Marsin. Qu’en pensez-vous à cette heure ? — Je crois, Madame, que j’ai été un animal ; mais vous me parûtes d’une façon toute extraordinaire pour une femme ; et je puis dire qu’il y a peu de cavaliers qui soient mieux à cheval que vous : ce fut ce qui me donna le soupçon que j’avois que vous fussiez M. de Marsin. » Il s’entretint longtemps avec mon mari sur la mort de M. de Saint-Preüil, son oncle, qui étoit gouverneur d’Arras, qui eut la tête tranchée[132]. M. de La Guette lui en dit beaucoup de choses, parce qu’il étoit son serviteur et le connoissoit particulièrement. Il s’étoit trouvé aussi à cette affaire de la garnison de Bapaume qui fut chargée à contre-temps, et même il fut appelé en témoignage contre M. de Saint-Preüil, contre qui il ne put parler qu’à sa décharge, quant à cette action ; car je lui ai ouï dire cent fois qu’il n’y avoit point de sa faute. Ce bon gentilhomme étoit ravi d’entendre tout ce que mon mari lui disoit de monsieur son oncle. Enfin nous nous séparâmes à une demi-lieue d’Angoulême, et nous allâmes descendre à la même hôtellerie où j’avois logé en venant. Quand mon hôtesse me revit, elle ne pouvoit assez me témoigner sa joie, parce qu’on lui avoit dit que j’avois été tuée à Sarlat. Il y a apparence qu’on avoit pris la pauvre Mme de Chavagnac pour moi. Le lendemain nous partîmes tout de bon pour Paris. Je dis tout de bon, parce qu’il n’y avoit plus d’obstacles par les chemins, sinon que je me cassai le nez de la manière que je vas dire.

Nous marchions à grandes journées avec le messager. Nous étions bien vingt ou trente personnes à cheval, et il n’y en avoit point qui ne parussent honnêtes gens. Mon mari, qui m’aimoit beaucoup, me disoit incessamment, quand il voyoit quelque méchant pas : « Tenez bride en main ; » car il craignoit ce qui m’arriva. Il me le dit tant de fois que je m’en ennuyai et m’en mis en colère, me semblant qu’il me faisoit tort, vu qu’on disoit que j’étois si bonne cavalière. Je me détachai de la compagnie et dis à son valet de me suivre. Puis je pris le petit galop. Cela faisoit des merveilles, si mon cheval ne fut point venu à broncher et tomber en même temps par ma négligence. Tout ce que je pus faire, ce fut de quitter les étriers et de me lancer par dessus la tête assez loin pour éviter ses quatre pieds, qui assurément m’auroient tuée en se relevant. J’en fus quitte pour avoir le nez cassé, comme je l’ai dit, et la cervelle bien ébranlée, en sorte que je m’en suis ressentie plus de dix ans à tous les changements de temps, où je souffrois des douleurs insupportables. Mon mari survint qui me trouva toute en sang et me dit cent choses en colère, avec beaucoup de raison, car ma petite boutade fut cause de ma chute. Il fallut néanmoins marcher dans l’état où j’étois, et suivre le messager ; nous fîmes une très-grande journée. En chemin faisant, il y eut deux gentilshommes de notre bande qui m’accostèrent. Nous parlâmes de cent choses indifférentes, ce qui n’empêcha pas que je n’eusse la curiosité de savoir le sujet de leur voyage. L’un me dit que la grande envie qu’il avoit de voir une fort belle personne l’obligeoit d’aller à Paris sans y avoir aucunes autres affaires. Je lui demandai si elle étoit mariée ; il me dit que oui et que cela n’empêchoit pas l’affection qu’il avoit pour elle ; qu’il étoit assuré de la sienne, et que pour preuve de cela, quand elle étoit dans leur province, ils se voyoient fort souvent dans un petit bois à un quart de lieue de chez elle, seul à seul. Je lui demandai de quelle qualité elle étoit. Il me dit : « C’est la marquise de… » Il se trouva justement que le mari de cette marquise étoit ami du mien. Je voulus encore pousser la chose plus loin et le faire parler, faisant toujours semblant de ne la point connoître. À la fin, quand il m’eut dit beaucoup de choses, je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il avoit très-grand tort ; qu’il faisoit une offense très-grande de débaucher la femme de son prochain ; que Dieu punissoit tôt ou tard très-rigoureusement l’adultère ; que pour moi, j’étois résolue d’en avertir monsieur son mari afin qu’il pût observer madame sa femme, et que je lui conseillois en ami de retourner sur ses pas, ou bien qu’il ne s’en trouveroit pas bien. Il fut l’homme du monde le plus surpris de m’entendre parler de la sorte, et je crois qu’il avoit bien du déplaisir dans son âme d’avoir été si indiscret ; mais la mèche étoit découverte. Voilà à quoi les femmes mal avisées s’exposent ; car outre les péchés qu’elles commettent envers Dieu, elles se perdent entièrement de réputation. Enfin je fis tant que j’obligeai ce cavalier à rompre son méchant dessein. Son camarade n’en fut pas fâché, et m’avoua qu’il avoit fait son possible pour détourner sa folie, parce qu’il en craignoit une mauvaise suite. Ils résolurent tous deux de venir jusqu’à la couchée et de s’en retourner le lendemain de grand matin, car ils reconnurent bien que j’étois fort capable de faire ce que j’avois dit. Cela fit rentrer cet amant en lui-même, en sorte qu’il me promit qu’il n’y penseroit plus. M. de La Guette nous approcha et nous parlâmes d’autre chose. Nous soupâmes ensemble fort agréablement et prîmes congé les uns les autres dès le soir, et nous continuâmes notre chemin le lendemain pendant qu’ils s’en retournèrent en leur pays.

Quand nous fûmes arrivés à Paris, mon mari alla d’abord trouver M. Philippe, qui ne manqua pas de me venir prendre dans son carrosse pour aller le soir chez la reine avec mon mari. Nous y arrivâmes justement à la levée du cercle ; la reine étoit entrée dans son cabinet. Nous attendîmes bien une demi-heure avant que d’y entrer. J’étois si lasse et si fatiguée que je ne pus pas m’empêcher de me mettre sur un des bras du fauteuil de la reine dans la salle du cercle, ce qui fit qu’un huissier me vint dire de m’ôter et que personne ne se mettoit là. Je lui dis que je n’en pouvois plus, qu’il m’étoit impossible de demeurer plus longtemps debout, et que j’attendois l’heure de la reine pour me présenter à Sa Majesté. Il eut quelque sorte de compassion de moi et ne me parla plus. M. Philippe fut gratter à la porte du cabinet et dit à l’huissier de dire à la reine que nous étions là. Sa Majesté commanda qu’on me fît entrer. Je l’approchai en faisant plusieurs révérences, et lui dis : « Madame, je suis ici pour rendre compte à Votre Majesté de ce que j’ai fait en mon voyage. » Lui en ayant dit ce qui en étoit, cette grande reine me dit qu’elle étoit bien aise que je fusse arrivée à bon port, et qu’elle se souviendroit de mes services. Elle me demanda aussi si j’avois fait le voyage en habit d’homme. Je lui dis : « Madame, je l’ai fait en l’état que j’ai l’honneur de paroître devant Votre Majesté. » Mon mari s’approcha ensuite et fit une profonde révérence ; puis il dit : « Madame, je suis ici pour attendre l’honneur de vos commandements. J’ai des lettres de créance de M. de Marsin pour M. le Prince. Je partirai quand il plaira à Votre Majesté pour me rendre auprès de Son Altesse. » La reine dit : « Voilà Philippe qui vous mènera demain, après-dîner, chez M. le Cardinal, qui vous dira la volonté du roi là-dessus. »

Nous nous retirâmes. M. Philippe nous ramena chez nous et me témoigna qu’il étoit fort content et qu’il avoit bien reconnu que la reine étoit très-satisfaite de ce que je lui avois dit. Le lendemain, sur les quatre heures, il nous vint reprendre pour aller chez M. le Cardinal. Quand nous fûmes à la porte qui donne sur l’escalier, nous trouvâmes cinq ou six personnes qui attendoient pour entrer, entre autres M. de Château-Roi, celui qui étoit venu chez nous avec M. le comte de Marsin. Il pensa tomber de son haut quand il nous vit en ce lieu-là, parce qu’il croyoit que M. de La Guette étoit à Bordeaux. Nous parlâmes un moment ensemble. Cependant M. Philippe frappa à la porte. L’on vint demander : « Qui est-ce ? » « C’est un nommé Philippe qui voudroit bien parler à M. de Baisemont[133] pour des affaires pressées ; vous le lui direz, s’il vous plaît. » M. de Baisemont vint aussitôt, à qui M. Philippe dit que nous étions là par l’ordre de la reine, et qu’il étoit nécessaire que nous vissions M. le Cardinal ; qu’il le supplioit de prendre la peine de l’en avertir et de lui dire que c’étoit M.  et Mme de La Guette. Il nous fit entrer dans l’antichambre, et les autres demeurèrent sur la montée. Il y avoit, dans cette antichambre, plusieurs évêques qui étoient tous surpris d’y voir une femme. Nous n’y demeurâmes pas longtemps, car M. de Baisemont nous vint prendre pour nous conduire auprès de son Éminence. Aussitôt que M. le Cardinal nous vit, il dit à mon mari, en propres termes : « Monsieur, la Cour ne sauroit récompenser assez dignement madame votre femme ; » puis se tourne de mon côté et me dit : « Non, Madame, on ne sauroit assez vous récompenser. Le service que vous avez rendu au roi, ayant empêché l’attaque que le duc Charles devoit faire à M. de Turenne, est un service de la dernière conséquence. Celui-ci est quelque chose de considérable aussi. La reine m’a fait l’honneur de m’en parler. »

Dans le moment que son Éminence nous parloit, on vint dire : « Voilà le roi. » M. le Cardinal donna ordre à mon mari de revenir le lendemain matin à son lever, et qu’il lui diroit ce qu’il y auroit à faire. M. de La Guette ne manqua pas de s’y trouver. Son Éminence lui dit que la Cour s’en alloit à Fontainebleau et qu’elle n’y seroit que cinq ou six jours. Mon mari demanda s’il suivroit. M. le Cardinal lui dit non, et que, quand la Cour seroit de retour, il partiroit sans remise. Il en fut tout autrement ; car quelques favoris de M. le prince de Conty lui mirent dans l’esprit, aussitôt que je fus partie de Bordeaux, que M. de Marsin pouvoit faire son accommodement pour lui seul ; que je n’avois fait le voyage que dans cette vue-là ; qu’il falloit le prévenir, et qu’infailliblement le roi auroit assez de bonté pour pardonner à son Altesse quand il la verroit rentrée dans son devoir. M. le prince de Conti ne perdit pas de temps, et dépêcha son confident pour aller en Cour. Tout le monde a su la grâce que le roi lui fit[134].

Quant aux Bordelois, ils prirent encore ombrage de mon voyage dans le même temps, parce que plusieurs du parti de l’Ormée m’avoient vue chez M. le comte de Marsin ; et aussitôt qu’ils surent que j’étois partie, ils en prirent l’alarme et crurent fermement qu’on les trahissoit et qu’ils étoient tous perdus si le roi ne leur faisoit miséricorde. C’est pourquoy ils envoyèrent un député à M. de Vendôme pour le supplier très-humblement d’intercéder pour eux envers Sa Majesté ; et le roi eut la bonté de leur pardonner[135]. La Cour revint à Paris. Mon mari ne manqua pas d’aller trouver M. le Cardinal, qui prolongea encore son voyage de deux jours ; puis, après, son Éminence lui dit qu’il n’y avoit plus rien à faire, tout étant fait selon le plaisir et la satisfaction du roi. Mon mari lui repartit qu’il s’en alloit retrouver M. le comte de Marsin. Son Éminence lui dit : « Je ne vous le conseille pas, car on pourroit bien vous arrêter en chemin. Prenez-y garde. » Cela n’étonna point M. de La Guette, qui lui repartit : « Monseigneur, il en sera ce qui plaira au roi ; mais mon honneur m’oblige à retourner. » Son Éminence lui dit : « Faites donc ce que vous voudrez. » Il fit une grande révérence et se retira. Le même jour, il prit la poste pour Bordeaux, et, de là, il passa en Flandre avec M. le comte de Marsin. Cela fut cause que je n’osai plus paroître à la Cour, et que tous les services que j’avois rendus demeurèrent ensevelis, ce qui ne m’empêchoit pas d’avoir la plus grande satisfaction du monde en moi-même, puisque j’étois cause que tant de gens avoient reconnu leur faute et étoient rentrés dans leur devoir. Je me résolus de me retirer à ma maison de campagne, et, avant que d’y aller, je fus requérir mes filles, qui étoient à Ville-Chasson, dans le Gatinois, justement dans le temps que cette misérable bête y dévoroit tant de gens qu’une de mes parentes me dit qu’elle en avoit déjà fait mourir plus de six cents de compte fait. Elle en vouloit particulièrement aux femmes et aux filles, et leur mangeoit les deux mamelles et le milieu du front, puis les laissoit là. Cela causoit par tout le pays une si grande consternation, qu’on ne parloit que de la bête du Gatinois comme d’une chose effroyable. Quand je fus à Montereau-Faut-Yonne, il y eut des gens qui me voulurent donner l’épouvante de cet animal ; ce qui ne m’empêcha pas de passer outre avec ceux que j’avois menés. Je ne trouvai rien en chemin, qu’un grand nombre de personnes qui alloient par bandes, armées d’épieux, de fourches, de hallebardes, d’épées et de toutes sortes d’armes pour se défendre, en cas qu’ils eussent rencontré ce monstre.

Quand j’eus retiré mes filles du couvent, je revins à Montereau et m’embarquai pour Paris. À un quart de lieue de Melun, le bateau demeura au milieu de la rivière de Seine ; il y avoit beaucoup de monde dans la grande barque qu’on appelle le coche de Montereau. Il vint plusieurs petits bateaux pour prendre les gens qui y étoient. Je fis descendre mes filles les premières pour les mettre à bord avec ceux que j’avois avec moi ; mais, quand je voulus sortir pour descendre dans le petit bateau, je mis le pied sur le bord, ce qui le fit éloigner tout d’un coup, et je tombai dans le milieu de la rivière. Tous ceux qui étoient dans la grande barque crioient miséricorde, croyant que j’étois perdue et qu’il étoit impossible de me sauver. Je ne m’étonnai point du tout. Le batelier se jeta dans l’eau pour me secourir. Cependant, je tenois toujours ma tête courbée sur ma poitrine ; car j’étois tombée sur le dos. J’avois, par bonne fortune, un habit de satin qui me soutint quelque temps et m’empêcha d’enfoncer ; mais ce fut plutôt le grand Dieu qui me conserva et qui suscita un jeune homme pour venir à mon secours avec le batelier. Ils me tirèrent tous deux de toutes leurs forces en nageant, et m’entraînèrent, comme ils purent, au bord de l’eau, où je trouvai mes deux filles demi mortes d’appréhension. Quand je songe à cet accident, je ne saurois assez reconnoître la grâce que Dieu me fit de me préserver. Il fallut gagner Melun avec la personne qui m’avoit secourue et madame sa mère ; nous étions tous deux mouillés jusqu’aux os, et l’on nous auroit pu suivre à la piste, car nous dégouttions de tous côtés. Nous avions besoin du grand feu qu’on nous fit, et cette bonne dame s’empressoit plus pour moi que pour son fils unique. Quand nous fûmes un peu réchauffés, je commençai à lui dire qu’après Dieu je lui étois obligée de la vie, et que j’aurois un déplaisir sensible s’il ne se présentoit point d’occasion où je pusse lui faire paroître ma reconnoissance ; que je n’oublierois jamais le bon office qu’il m’avoit rendu ; que je le publierois partout. Il me dit : « Madame, cela n’est rien. Dieu m’a inspiré à faire ce que j’ai fait ; et c’est lui seul que vous devez reconnoître pour votre conservateur. » Ce jeune homme pensa mourir, la nuit suivante, d’une colique effroyable que le grand froid qu’il avoit eu lui avoit causée, ayant été mouillé comme un homme qui s’étoit jeté dans l’eau avec ses habits, et qui avoit encore fait demi-lieue en cet état. Sa pauvre mère étoit au désespoir, le croyant mort, quoique je l’assurasse toujours du contraire pour la consoler. Nous lui chauffâmes tant de serviettes qu’enfin sa douleur cessa, et je crois que j’en eus autant de joie que celle qui l’avoit mis au monde, parce que le secours qu’il m’avoit donné étoit la cause de son mal. Nous nous séparâmes à Paris, et je m’en retournai chez moi pour rétablir un peu ce que les Lorrains m’avoient détruit.

La bonne compagnie qui y étoit devant la guerre y revint comme de coutume. Nous recommençâmes de nous voir comme auparavant ; les divertissements y étoient toujours fort agréables, toutes les belles demoiselles dont j’ai parlé me continuant toujours leur amitié et me visitant assez souvent ; et moi, de mon côté, je ne perdois pas un moment pour leur rendre ce que je devois. Je me souviens qu’en ce temps-là M. le président Molé, gendre de M. le garde des sceaux Molé[136], me vint voir, et qu’après nous être entretenus de plusieurs choses, il me pria, de la part de madame sa mère, d’aller souper avec elle, ce que je faisois assez souvent, cette vertueuse dame étant bien aise de me voir autant qu’elle pouvoit, car elle m’aimoit beaucoup, et moi je l’estimois infiniment. Je lui promis d’y aller. Avant que de partir de chez moi, je dis à ma femme de chambre que je lui défendois de ne plus donner de chandelle à un petit garçon qui étoit au logis, quand il seroit couché, parce que je prévoyois qu’il ne manqueroit pas de mettre le feu à la maison. Elle me dit qu’elle obéiroit et que je ne me misse pas en peine. Je pars, là-dessus, pour aller trouver madame Molé ; nous soupâmes ensemble, et, aussitôt que nous fûmes hors de table, elle dit qu’il falloit que nous montassions à sa chambre jouer à de petits jeux pour nous divertir. Monsieur son fils, qui avoit toute sorte de complaisance pour elle, dit qu’il vouloit en être. (Je dirai, en passant, qu’il n’y a personne au monde qui ait eu plus de respect pour une mère que M. Molé en avoit pour la sienne, étant un des plus honnêtes et des plus généreux hommes que j’aie jamais connu.) Quand nous fûmes en train de bien rire, y ayant là de jeunes demoiselles qui ne demandoient autre chose, on vint à sonner le tocsin fortement. M. Molé me dit : « Madame, qu’est-ce que c’est que cela à l’heure qu’il est ? Seroit-ce des gens de guerre ? » Je dis : « Non, Monsieur ; c’est assurément le feu, et chez moi. » Il appela un laquais pour en savoir la vérité. Ce laquais dit que c’étoit le feu chez madame de La Guette. Je dis à M. Molé : « Allons, Monsieur, nous en aurons le passe-temps comme les autres. » Je n’en eus aucune émotion, ayant toujours été insensible à toutes sortes de pertes de biens. M. Molé me présenta la main, et je m’y en allai aussi gaiement que si ç’avoit été quelque bonne fête. Nous y trouvâmes plus de cent paysans qui faisoient tout de leur mieux pour éteindre le feu, à quoi Dieu permit qu’ils réussirent si bien qu’il y eut peu de dommage. Je les remerciai tous de leur prompte assistance ; car je crois que, sans eux, ma maison auroit été réduite en cendres. Tout le monde se sépara avec joie. Après que le feu fut entièrement éteint, je réprimandai ma femme de chambre de bonne sorte, qui n’eut pas le petit mot à dire, sinon qu’elle se précautionneroit mieux à l’avenir.

Quelques années après, il y avoit bien des gens qui étoient devenus peintres et se mêloient de faire des portraits ; ce qui fit qu’un jour Mme la marquise d’Hocquincourt m’ayant priée d’aller dîner chez elle, où il y avoit fort bonne compagnie, elle me mit aussitôt un papier en main et me dit : « Lisez cela. » C’étoit sa peinture fort au naturel, faite par M. le marquis de Montesson[137], en prose, où il n’avoit rien omis, conformément à l’estime générale qu’elle avoit de tout le monde. Quand j’en eus fait la lecture, elle me dit : « Qu’en dites-vous ? » Voici la réponse que je lui fis, sur quoi il faut savoir que M. de Montesson l’avoit appelée Uranie dans le portrait qu’il en avoit fait :

Uranie, vous êtes belle
Et votre peintre a si bien fait
Qu’il ne se voit point de portrait
Mieux ressembler à son modelle.

Tous ceux de la compagnie se mirent à rire de cet impromptu bâti comme vous le voyez. En effet, ils avoient raison de s’en divertir ; je n’en perdois pas ma part, non plus que les autres. Quand nous eûmes dîné, Mme d’Hocquincourt me dit : « Vous avez vu mon portrait, madame. Je vous prie de me donner le vôtre. » Ils me pressèrent tous de lui donner satisfaction ; et ne pouvant m’en défendre, je demandai du papier et de l’encre, et j’écrivis ce qui suit :

Vous qui demandez ma peinture.
Souffrez que je vous die en vers
Que ce grand et vaste univers
N’a point de telle créature.

Je suis certaine que ma taille
Est enviée de quantité ;
L’on y voit une majesté
Qui n’est point parmy la canaille.

Je sais fort bien que ma démarche
Tient un peu trop du masculin ;
Mais je dis que le féminin
Ne fut jamais ce qui m’attache.

Si je suivois ma fantaisie.
Je m’en irois dans les combats,
Avec un fort grand coutelas.
Faire une étrange boucherie.

Pour ce qui est de mon visage,
Vous en ferez le jugement
Selon votre discernement ;
Je n’en diray pas davantage.

J’obéis donc, belle Uranie,
À ce que vous m’avez prescrit.
Vous faisant voir par cet écrit
Un petit trait de mon génie.

Toute la compagnie s’écria : « Que cela est plaisant ! » Mme d’Hocquincourt dit : « Je n’en attendois pas moins. Je sais que madame de La Guette prend un plaisir non pareil à dire les choses comme elle les pense ; et voilà justement son humeur. Quant à sa personne, vous la voyez et vous en pouvez faire votre jugement. » Ils dirent tous que j’avois parfaitement bien rencontré, et voulurent en avoir des copies pour emporter à Paris et en rire à leur aise ; ce que je leur permis volontiers.

Mon mari étoit toujours en Flandre, fort empêché de sa personne, n’y ayant voulu prendre aucun emploi et étant le seul qui y demeurât les bras croisés, de tous ceux qui y avoient passé avec M. le Prince. Cela me donnoit de méchants moments de le voir éloigné de la sorte ; mais il falloit attendre la volonté de Dieu là-dessus. Un jour quelques affaires particulières m’obligèrent d’aller à Paris. C’étoit un peu devant le siège d’Arras par les Espagnols[138]. Je logeois d’ordinaire à la Rose rouge[139], dans la rue Saint-Antoine ; et sortant de ma chambre pour retourner chez moi, mon hôte me vint dire qu’il y avoit un monsieur qui me demandoit. Je lui dis : « Faites le venir. » J’étois toute masquée et prête à monter à cheval. Ce monsieur me rencontra sur la montée. Je lui demandai ce qu’il souhaitoit de moi. Il me dit qu’il étoit nécessaire qu’il sût si j’étois Mme de La Guette. Je lui dis qu’on me nommoit ainsi. Il fit semblant de fouiller dans sa poche, en me disant qu’il avoit des lettres de M. le Prince pour me remettre en main. Je lui fis connoître qu’il me prenoit pour une autre, parce qu’à peine avois-je l’honneur d’être connue de son Altesse, et qu’il n’y avoit point d’apparence que M. le Prince me voulût confier quelque chose, vu que j’étois incapable de lui pouvoir rendre service ; que s’il n’avoit rien à me dire de plus, il pouvoit se retirer. Il me menaça de s’en plaindre à son Altesse. Je lui dis qu’il le pouvoit faire ; que je n’avois point de correspondance avec M. le Prince, et que j’en étois indigne ; qu’ainsi il pouvoit s’adresser ailleurs. Quand il m’eut bien tâté le pouls de ce côté-là, il me dit : « Non, non, madame, ces lettres ne sont pas de M. le Prince, comme je vous dis ; mais elles sont de notre bon ami Marsin ; je crois que vous ne les refuserez pas. » Je lui dis en colère : « Vous êtes un diable qui venez ici pour me tenter ; sortez, ou je vous ferai arrêter tout présentement. » J’étois tellement enflammée sous mon masque que je pensai lui sauter au visage. Il me dit qu’il ne se rebutoit pas pour cela, qu’il reviendroit chez moi à la campagne. Je lui répondis : « Si vous y venez pour ce sujet-là, je vous ferai étrangler par un dogue qui est dans la basse-cour. » Il ne savoit plus que me dire, et je le voyois fort décontenancé : je voulus savoir qui lui avoit dit que j’étois à Paris. À cela il me répondit fièrement que je ne faisois pas une démarche qu’on ne le sût, et que j’étois fort observée. Je repartis encore plus fièrement : « Je ne m’en mets guère en peine, car je ne crains rien. » Je lui demandai son nom. Il ne voulut jamais me le dire. C’étoit un homme fort bien fait, beau de visage et bien couvert. Quand il m’eut quittée, je le fis suivre par mon hôte. Il fut prendre son carrosse qui étoit à cinquante pas de là. Il avoit six grands laquais et deux pages vêtus de gris avec des galons d’argent. Je n’ai jamais pu savoir qui il étoit. Je crus qu’il venoit de la part de la Cour pour voir si je n’avois point d’intelligence en Flandre, à cause que mon mari y avoit passé.

Je fus dans le même moment trouver M. Philippe, que je priai de voir M. le Cardinal pour lui dire la chose comme elle étoit, et que je suppliois très-humblement son Éminence de ne point douter de ma fidélité, qui seroit inviolable pour le service du roi. Il me répondit qu’on en avoit trop de preuves pour en douter, et que l’homme qui m’avoit parlé ne venant point de la part de la Cour, il falloit absolument que ce fut de la part d’Espagne ou de M. le Prince lui-même, qui pouvoient être en méfiance les uns des autres.

Je m’en retournai très-satisfaite chez moi ; et ce porteur de lettres ne s’est point présenté devant moi du depuis, n’y ayant point trouvé son compte. Mon mari, qui s’ennuyoit fort chez les étrangers, écrivit à une personne de ses amis qui étoit de qualité et bien en cour, pour supplier le roi de trouver bon qu’il s’en revînt en France, et que Sa Majesté lui fît la grâce de lui donner son amnistie. Cet ami s’y employa fortement et l’obtint de la bonté du roi, à condition que mon mari viendroit à Paris prêter serment de fidélité entre les mains du lieutenant civil, en présence de quelques présidents ; qu’il renonceroit absolument à tous les intérêts de M. le prince de Condé et de tous ceux de son parti ; qu’il ne viendroit point en cour que par un ordre exprès du roi, et qu’il s’en iroit chez lui attendre la volonté de sa Majesté là-dessus. Tout cela fut fait, et je regarde cette amnistie comme une grâce très-particulière du roi envers mon mari.

Nous vivions toujours avec une parfaite amitié et concorde, nous consolant de nos disgrâces, nous en tenant recompensés par le bonheur de nous revoir ensemble. La paix vint ensuite[140]. M. le Prince repassa en France et tous ceux qui l’avoient suivi. Mon mari fut attendre M.  et Mme de Marsin à Saint-Denis, où j’allai aussi le lendemain avec M. de Vibrac pour avoir l’honneur de les voir, et pour embrasser mon fils, que je n’avois pas vu depuis Bordeaux. Quand nous y fûmes arrivés, nous ne pouvions trouver à loger, toutes les hôtelleries étant pleines de la maison de M. le Prince et de ceux qui l’avoient suivi. Nous trouvâmes là un monsieur qui eut la curiosité de savoir qui j’étois. On lui dit que j’étois Mme de La Guette. Il vint fort civilement m’offrir sa chambre et place pour mettre nos chevaux et notre carrosse, et s’y prit de si bonne grâce que M. de Vibrac me dit : « Madame, vous ne refuserez pas ce que monsieur vous offre, car il y aura tantôt bien de la confusion pour les logements quand leurs Altesses seront arrivées. » Je l’acceptai et voulus savoir à qui j’avois cette obligation. Ce monsieur me dit qu’il se nommoit Marigny[141]. Il fit ôter son bagage de sa chambre et ses chevaux de l’écurie pour faire place aux nôtres ; en un mot, il en usa le plus obligeamment du monde.

Mon mari ayant su que nous étions arrivés vint nous trouver, et nous dit qu’il ne prévoyoit pas que M. le comte de Marsin pût loger à Saint-Denis ; que son maître d’hôtel cherchoit partout et qu’il n’avoit encore rien trouvé. Il nous dit aussi qu’il alloit à sa rencontre et qu’il lui diroit d’aller à Notre-Dame des Vertus, pour y être plus commodément ; que cependant nous demeurassions où nous étions jusqu’à ce que nous eussions eu de ses nouvelles. Aussitôt qu’il fut parti, M. de Vibrac me dit : « Ne vous ennuyez pas ; il faut que je voye si nos chevaux sont bien. » Un peu après j’entendis du bruit sur la montée. C’étoient des embrassades de M. de Vibrac et de mon fils qui se reconnurent. J’y courus pour être de la fête ; car j’aimois mon enfant tendrement, et il ne manquoit pas d’amitié et de respect pour moi. Il me dit : « Ma mère, il faut monter en carrosse. M.  et Mme de Marsin vont à Notre-Dame des Vertus. » Je dis : « Allons ; mais je voudrois bien remercier la personne qui m’a fait civilité. » Comme je montois en carrosse, M. de Marigny s’y trouva, à qui je voulois faire compliment ; mais mon fils ne m’en donna pas le temps et me poussa à ma place. Cela me surprit un peu, n’en sachant pas la raison. Quand nous fûmes hors de Saint-Denis, je lui dis que j’étois chagrine de l’incivilité qu’il m’avoit fait commettre. Il me répondit que je ne le devois pas être ; que c’étoit un coquin à qui il devoit cent coups de bâton, et que s’il en avoit eu le temps, il s’en seroit acquitté tout sur-le-champ ; mais que ce seroit pour la première rencontre. Je le pressai pour savoir le sujet de leur différent, et je sus qu’il avoit écrit contre une dame que mon fils ne haïssoit pas.

Aussitôt que nous fûmes arrivés à Notre-Dame des Vertus, je fus saluer M.  et Mme de Marsin, qui me firent tous deux cent caresses, en sorte que j’étois si satisfaite de leur bon visage que je ne m’en sentois pas. Je demandai à M. le comte de Marsin s’il seroit des nôtres. Il me répondit qu’il avoit une forte inclination pour le service du roi, et que cela dépendroit de Sa Majesté ; mais qu’il prétendoit le bâton de maréchal de France, et que si le roi ne jugeoit pas à propos de l’en gratifier, il seroit obligé de prendre son parti ailleurs, mais toujours avec regret ; qu’il s’en alloit avec M. le Prince trouver Sa Majesté, qui étoit en Provence ; qu’on sauroit bientôt la volonté du roi là-dessus ; que mon fils feroit le voyage aussi ; qu’il me prioit de ne m’en point ennuyer, et que je le reverrois dans peu de temps. Je lui dis : « Monsieur, tous les souhaits que je fais, est que vous finissiez vos jours en France. Il y a plaisir à servir un grand monarque comme le nôtre. » J’en demeurai là, car il survint plusieurs gens de qualité qui les venoient congratuler sur leur retour.

M. de Vibrac, mon mari, mon fils et moi allâmes loger à une hôtellerie séparée, pour nous entretenir à notre aise. Le lendemain nous fûmes prendre congé de M.  et Mme de Marsin, puis nous nous en allâmes chez nous. Il y avoit des neiges jusqu’au ventre des chevaux, d’où nous eûmes assez de peine à nous tirer. Huit ou dix jours après il me prit envie d’aller à Mandre pour y voir une maison qui m’appartenoit, et régler quelque petite affaire avec le fermier. Je montai sur un des chevaux de mon fils, et son valet de chambre sur un autre, et m’y en allai au petit galop. Quand j’eus mis pied à terre, je n’eus pas fait vingt pas que les deux pieds me manquèrent tout à la fois sur un petit morceau de glace que je n’avois pas aperçu. Je voulus me retenir à la muraille de la main droite, pour m’empêcher de tomber. Ma main glissa d’une certaine manière que j’en eus le bras démis, ce qui me fit ressentir des douleurs effroyables pendant sept semaines de temps. Il faut y avoir passé pour en pouvoir parler. Je craignois le bailleur comme la mort, qui me fit arrêter à un chirurgien de notre lieu que je croyois fort expérimenté et qui pensa me perdre. On me jeta dans un carrosse pour me ramener chez nous. Mon mari étoit dans la dernière colère et ne savoit à qui s’en prendre. Je fus tout ce temps-là sans fermer l’œil, quoique ce bon chirurgien fit tout son possible pour adoucir mes maux, venant tous les jours quatre fois me frotter de quelques huiles, et soutenant fortement que je n’avois rien de disloqué. Je ne manquois pas de gens qui me venoient faire des condoléances ; mais j’avois tout le mal et eux la compassion seulement. Ce pauvre bras s’étoit collé dans mon estomac et raccourci de moitié.

Quelque temps après, mon fils revint de la cour et me trouva en ce pitoyable état, dont il eut un sensible déplaisir ; et même quand il sut que j’avois pris résolution de m’abandonner entre les mains de M. de Cuvilliers, qui étoit bailleur du roi, il ne voulut jamais se trouver à l’opération, et s’en alla à Mézières, chez M. le comte de Marsin, attendre ce qui en pourroit arriver. Mon mari alla quérir à Paris M. de Cuvilliers, qui, aussitôt qu’il fut arrivé, débanda mon bras, et me dit sans me toucher que l’os étoit hors de sa place. En effet, il le trouva sous mon aisselle. Après avoir un peu manié mon bras, il me regarda fort pitoyablement, me disant qu’il ne m’entreprendroit pas ce jour-là, que je mourrois entre ses mains ; mais qu’il falloit faire des fomentations trois fois le jour et trois fois la nuit pendant huit jours de temps, après quoi il reviendroit sans y manquer. Par bonheur pour moi, il amena avec lui sa fille, qui s’y entendoit à merveille aussi. Mme Tronson, qui m’a toujours fort aimée, y voulut être présente pour m’encourager à souffrir constamment. On se prépara à me tirer à outrance : le bailleur se mit à cheval sur ce pauvre bras raccourci. Il me sembloit qu’il l’avoit allongé d’une pique. Quelle douleur épouvantable ! Le chirurgien et sa fille me le tiroient de toutes leurs forces, et deux autres hommes me le soulevoient en haut avec une serviette ; mon mari me tenoit par le milieu du corps ; la bonne Mme Tronson voulut me tenir l’autre bras, et une autre personne me tenoit les deux jambes, en sorte que je n’avois que la tête de libre pour la tourner de droite à gauche. Je ne saurois penser aux douleurs que je ressentis sans frémir depuis la tête jusqu’aux pieds, car elles étoient si insupportables que je ne saurois les exprimer ; et le tout pour n’avoir pas été d’abord entre les mains d’un habile homme ! Je fus en cet état-là une heure entière. Je les priai mille fois de me relâcher, mais Mme  Tronson s’y opposa fortement et dit : « Si nous la quittons, nous ne la retenons plus, et elle ne voudra jamais permettre qu’on la retouche. C’est pourquoi ne l’épargnons pas ; » et en disant ces paroles elle les encourageoit toujours de bien tirer. M. de Cuvilliers étoit tout en eau, comme si on l’avoit tiré de la rivière, ayant fait de très-grands efforts pour replacer l’os, en sorte qu’il n’en pouvoit plus. Il se jeta sur le plancher et dit à sa fille : « Tôt, tôt ! voilà l’os préparé. » Cette bonne demoiselle reprend vite la place de son père et y agit si adroitement que tout d’un coup l’os fut remboîté. Je croyois entrer en Paradis, car ma douleur diminua tout d’un coup. J’en ai l’obligation entière à Mme Tronson, car sans elle le bailleur m’auroit abandonnée, et mon mari y auroit consenti, ne pouvant plus me voir souffrir et étant comme demi mort. Quand les bandages furent faits, je demandai du vin pour boire à la santé de mes tyrans. Je pouvois bien les nommer ainsi, car ils m’avoient bien tirée et s’y étoient employés de bonne façon. Mme Tronson avoit tant de joie de voir l’affaire faite qu’elle ne se sentoit pas, étant la plus généreuse dame et la meilleure amie qu’il y ait au monde. Elle me l’a fait paroître en plusieurs rencontres, et je lui serai toute ma vie redevable, n’ayant jamais eu le bonheur de lui rendre aucun service ; mais j’en ai dans mon âme toute la reconnoissance que j’en dois avoir. C’est une digne personne, et des plus vertueuses qu’il y ait au monde.

Après que nous eûmes dîné (car je voulus être à table et régaler ceux qui m’avoient assistée), on me remit au lit. J’en avois un extrême besoin, car quand on est deux mois sans dormir, c’est quelque chose de bien extraordinaire. Le seigneur Morphée joua son jeu d’abord, et cela alla tout d’une haleine jusqu’au lendemain, ce qui me fit tous les biens imaginables. M. de La Guette ne manqua pas d’écrire à mon fils pour lui faire savoir en quel état j’étois. Il revint aussitôt et me témoigna la joie qu’il avoit de me revoir bien rétablie ; car il m’avoua qu’il avoit cru que je mourrois dans l’opération. Il demeura chez nous jusqu’au mariage du roi[142], qu’il voulut aller voir à Saint-Jean-de-Luz, et prit pour cet effet la poste et eut l’honneur de courir avec M. le duc de Coalin[143].

M. le comte de Marsin avoit fait son traité avec l’Espagne, et le roi lui avoit permis de ramener six compagnies de son régiment en Flandre, et conséquemment tous ses officiers. Mon fils aîné, qui en étoit premier capitaine, et son cadet cornette, y repassèrent comme les autres quand le mariage du roi fut fait. Ils avoient tous deux une très-grande attache à la personne de M. de Marsin, ce qui a fait qu’ils ne l’ont pas abandonné. Il aimoit fort mon aîné, qui le considéroit comme une personne pour qui il auroit fait toutes choses. J’eus le déplaisir de les voir passer de ce côté-là ; mais il fallut m’en consoler, n’y pouvant pas remédier. Mon mari étoit toujours auprès de moi, qui tomba, par la suite du temps, dans la plus grande mélancolie qu’on puisse voir, quoi que je pusse faire pour l’en divertir. Il ne prenoit plaisir à rien, se voyant sans emploi, et n’osant aller à la cour sans l’ordre du roi, ce qui lui donnoit deux déplaisirs tout à fait sensibles. Enfin son chagrin l’emporta et le fit mourir d’une jaunisse épouvantable qui régnoit depuis la plante des pieds jusque dans les cheveux. Bon Dieu ! que je versois de larmes pendant sa maladie ! Le pauvre homme me consoloit tout de son mieux, quoique dans son âme il fût sensiblement touché de notre séparation. Il mourut sans mal ni douleur (ce qui semble incroyable, mais néanmoins c’est une vérité). Il finit ses jours de la sorte, en bon chrétien et fidèle catholique. Je me trouvai auprès de lui dans le moment qu’il étoit près de rendre l’âme. Je rassemblai toutes mes forces, et Dieu me fit la grâce que je l’exhortai d’une façon tout extraordinaire de passer de cette vie en l’autre avec une grande confiance en la bonté et miséricorde de Jésus-Christ. J’aurois souhaité de tout mon cœur que nous nous en fussions allés de compagnie ; mais Dieu ne le voulut pas, et il fallut boire ce calice sans murmurer contre l’ordre de la Providence. Mes amis me ramenèrent dans ma chambre pour me remettre au lit, et me dirent tout ce qu’on peut dire en une pareille rencontre. Pour moi, j’ai toujours attendu ma consolation d’en haut, et je m’en suis bien trouvée, puisque c’est là où tous les mortels doivent avoir recours. Sur le soir, quand tout le monde fut retiré, et que les ecclésiastiques furent allés manger un morceau dans ma maison, je me levai doucement pour aller prendre le corps de mon cher mari, avec dessein de le cacher dans mon lit. Comme je le chargeois sur mes épaules, à quoi j’eus beaucoup de peine, parce qu’il étoit déjà froid, je fis un peu de bruit que ces bons ecclésiastiques, qui soupoient au-dessous de sa chambre, entendirent, ce qui les obligea de quitter la table pour venir voir ce que c’étoit. Ils me trouvèrent fort occupée, et, après m’avoir fait de fortes réprimandes, ils m’ôtèrent de là malgré moi pour me ramener à ma chambre. Ce fut là que je perdis la raison et que je m’emportai avec violence, considérant que je ne verrois plus mon pauvre mari que j’avois tant aimé. Je fus cinq heures entières à parler de ma perte, avec des transports si grands, que les assistants crurent que j’allois perdre l’esprit. Il vint bien deux cents personnes me voir dans cet état-là, qui avoient tous grande compassion de moi. J’étois tellement en sueur par mon agitation, que l’eau couloit sur moi de tous côtés. À la fin je m’endormis, et Dieu sait quel fut mon repos !

Le lendemain j’eus un furieux redoublement de douleur quand on vint prendre le corps pour le mettre en terre[144]. J’avois mes filles auprès de moi, qui faisoient tous leurs efforts pour me consoler ; ces bonnes créatures cherchoient toutes sortes de moyens pour me satisfaire et pour soulager ma douleur. Elles firent tout leur possible par la suite du temps pour me faire oublier la perte que j’avois faite, et je me soumis à la volonté du Tout-Puissant.

Quelque temps après, mon fils aîné passa en France et me donna tant de témoignages de son bon naturel que j’avois lieu d’être la plus satisfaite de toutes les mères. Je le possédai quelques jours ; puis il retourna aux Pays-Bas, d’où il m’écrivit quelques mois après qu’il s’en alloit en Allemagne avec M. le prince d’Isanguin, pour voir M. l’électeur de Brandebourg, et que M. d’Isanguin lui avoit dit de se préparer à bien boire, parce que M. l’électeur étoit un prince chez qui on faisoit grande chère, et que les Allemands tirent avantage de mettre les gens sur le côté à coups de verre ; qu’il ne falloit pas en avoir le démenti. Mon second fils lui fit réponse qu’il avoit le timbre assez bon ; qu’il ne devoit rien craindre, et qu’il l’assuroit que messieurs les Allemands n’auroient point d’avantage sur lui. Ils firent le voyage et arrivèrent à la cour de M. l’électeur, où il fut bu extraordinairement, sans savoir ce qu’ils faisoient ; mais mon fils demeura ferme dans ses étriers et emporta la victoire. Je trouve que ce n’est pas une petite perfection que de bien boire. J’appelle bien boire quand on ne s’enivre point ; mais je fais si peu d’état de ceux qui perdent le jugement par le vin que je les considère moins qu’un escargot. Mon fils donc, qui avoit encore le jugement bon, prit la liberté, après la débauche faite, de passer dans l’appartement de madame l’électrice, où il y avoit grand monde. Il y rencontra une jeune demoiselle qui lui donna fortement dans la vue. Il s’approcha d’elle pour la cajoler. Cette belle personne ne lui fut point cruelle, et il sembloit qu’elle prenoit plaisir à l’entendre, car je ne doute pas qu’il ne fît de son côté tout son possible pour se rendre agréable. Quand il fut de retour de Flandre, il m’écrivit et me fit une relation de ce qui lui étoit arrivé en son voyage ; sur quoi je lui envoyai la réponse suivante :

« J’ai bien de la joie, mon fils, que vous soyez de retour en bonne santé, et que messieurs les Allemands aient vu ce que vous savez faire. Si je n’avois pas connu vos forces, j’aurois tremblé pour vous, sachant fort bien que la plupart de ceux de cette nation-là font leurs délices de se crever de boire, et qu’il n’y a point de quartier avec eux ; mais comme je savois que vous n’étiez pas moins brave dans le champ de Bacchus que dans celui de Mars, je n’attendois pas moins de vous. »

Quelque temps après il devint amoureux d’une jeune demoiselle de Valenciennes, qui lui répondit par une affection réciproque. Quand toutes les choses furent en bon état, il m’en donna avis et me pria d’agréer son mariage, m’assurant en même temps que je n’en aurois pas de déplaisir, puisqu’il avoit fait choix d’une personne assez bien faite, sage, et qui avoit du bien raisonnablement ; que néanmoins, si j’y avois la moindre répugnance, il ne passeroit pas outre, voulant m’obéir en toutes choses, et qu’il attendoit ma volonté là-dessus. Je lui fis réponse et remis le tout à sa prudence, étant bien assurée qu’il ne feroit rien qui ne fût conduit par la raison. J’en attendois l’issue avec impatience, et à la fin il m’écrivit et me manda : « Il y a bien une heure que je suis marié ; j’en suis si las que je ne sais à qui le dire. Plaignez-moi, je vous prie. » Je montrai ces deux lignes à quelques personnes de mes amis pour en rire ensemble, car je savois bien qu’il étoit satisfait, puisqu’il m’écrivoit si promptement, et le tout pour me donner de la joie. J’en eus autant qu’on peut en avoir en une pareille rencontre.

Il m’arriva ensuite une chose assez extraordinaire. Étant couchée dans mon lit une certaine nuit, on entendit, sur les onze heures, le vacher du logis qui crioit à son secours. Il y avoit au-dessus de ma chambre une personne couchée qui se leva et me vint dire : « Il y a infailliblement du désordre dans la basse-cour, Madame ; je vas voir ce qui en est. » Cette personne sortit avec tant de précipitation qu’elle laissa la porte ouverte. Je fus environ un demi-quart-d’heure sans entendre parler de rien ; à la fin une petite épagneule, qui étoit couchée dans mon lit, se jeta à bas, et commença aussitôt à faire des cris effroyables. Je voulus la reprendre. Il me fut impossible, s’étant fichée sous le lit, où elle crioit de plus en plus. L’impatience me prit et je me levai toute nue, puis je me fourrai sous ce lit pour l’en tirer, et je n’en pus jamais venir à bout ; et cependant je ne pouvois voir ce que c’étoit, n’ayant point de chandelle. J’appelai ma cadette, qui étoit couchée dans ma garde-robe, et dans le moment la personne qui avoit couru si vite, revint de même fort effrayée et me dit : « Madame, n’y a-t-il point un chien enragé dans votre chambre ? — Comment, dis-je, un chien enragé ? — Oui, Madame, un chien enragé qui a mordu tous vos bestiaux. » À ces paroles, je l’aperçus qui sortoit de dessous mon lit, et qui avoit léché ma petite chienne. Cet homme s’enfuit, et moi j’entrai promptement dans ma garde-robe avec ma fille. Ce misérable animal gagna la porte de la basse-cour, et se sauva par-dessous. Ma petite chienne, qui étoit toute couverte de sa bave, se vint fourrer dans mon lit aussitôt que j’y fus, et m’en couvrit toutes les jambes. Chacun sait que cela est plus dangereux que la morsure même du chien. Je ne m’en étonnai point, et fis seulement réflexion à la grâce que Dieu m’avoit faite de n’avoir pas été dévorée sous ce lit, vu que je m’y étois mise jusqu’à la moitié du corps, et que ces malheureuses bêtes mordent toujours pendant qu’elles trouvent de quoi, ce qui est un des effets de la rage. Je ne pouvois cesser d’admirer la bonté de Dieu en mon endroit de m’en avoir préservée. On voit par là qu’on ne peut jamais dire avec certitude qu’on est en sûreté en quelque lieu qu’on se trouve. Aussitôt qu’il fut jour, j’allai visiter mes bestiaux pour voir s’ils étoient mordus à sang. L’on n’y vit que de la bave, ce qui me fit croire que cela ne seroit rien, n’en ayant jamais vu les effets. Tous les habitants du lieu étoient fort étonnés de cette rencontre, et disoient presque tous qu’on en verroit des suites, ce qui ne m’empêcha pas de manger du lait et du beurre de mes vaches, ainsi que tous ceux de ma maison. Vingt-six jours après il vint quatre religieuses coucher chez moi, qui venoient de Bresse et de Bourgogne, et étoient de ces bonnes filles de Sainte-Claire qui vont tous les carêmes à Paris faire la quête pour leurs maisons. Je leur dis l’accident qui m’étoit arrivé, dont elles furent tellement épouvantées qu’elles voulurent s’en aller tout sur-le-champ, quoiqu’il fût nuit. Je les rassurai tant que je pus ; et elles me contèrent que depuis peu il étoit arrivé en leur pays un désordre épouvantable, par le moyen d’un loup enragé qui avoit mordu plusieurs personnes, qu’on avoit été obligé de tuer à coups de fusil, et qu’elles appréhendoient fort pour moi. Tout cela ne m’étonna point encore. Le lendemain au matin, comme nous déjeunions ensemble, une servante vint me dire qu’une des vaches ne vouloit pas manger. Je commandai de lui donner du son et de l’avoine pour la remettre en appétit. Les bonnes filles me dirent : « C’est la rage infailliblement. » Je les quittai pour aller voir ce que c’étoit, et aussitôt que je fus entrée dans l’étable la rage commença à jouer son jeu. Cette vache faisoit des bonds, toute liée qu’elle étoit, et des beuglements si effroyables que cela faisoit horreur. Mes petites religieuses s’enfuirent sans me dire adieu. Je fis prendre cette pauvre bête, quand cet accès de rage fut passé, et la fis attacher avec deux bonnes cordes à des crampons de fer, pour voir ce qu’elle deviendroit. On lui donna un breuvage, pendant que je n’y étois pas, et elle faisoit toujours son tintamarre de temps en temps. Je voulus aller encore voir cette malheureuse bête. En entrant où elle étoit, j’aperçus quelque chose sur de la paille. Je demandai ce que c’étoit et le pris. On me dit que c’étoit une corne qui avoit servi à lui donner son breuvage, et qui étoit toute remplie de bave, en sorte que je ne pus pas la toucher sans que ma main en demeurât toute couverte. On fut enfin obligé de la tuer. Le lendemain une autre devint aussi en rage, qui faisoit encore plus de bruit que la précédente. Alors je commençai d’avoir peur pour ma personne, sachant bien que ces misérables bêtes n’avoient point été mordues à sang, et que néanmoins elles enrageoient les unes après les autres. Je crus qu’il me pourroit arriver la même chose. Je fis encore tuer cette dernière, et pris résolution de m’en aller le lendemain à Paris, pour trouver le chevalier de Saint-Hubert[145], et le prier de me toucher. Comme il est de la race de ce grand saint, il a la vertu d’empêcher la rage, et tous ceux qui sont touchés de lui se tiennent heureux. Le roi même l’a été et toute la cour, ainsi qu’une infinité de personnes du royaume. Je le rencontrai heureusement, et lui dis ce qui m’étoit arrivé. Il m’assura que si j’avois été encore deux fois vingt-quatre heures sans le voir, j’aurois enragé indubitablement. Il me donna ordre de me confesser et de communier le lendemain, et dit qu’il en feroit autant ; que je vinsse le trouver à huit heures et qu’il me toucheroit. Aussitôt qu’il m’eut touchée, je le priai de monter en carrosse et de venir chez moi pour toucher tout ce qui y étoit, c’est-à-dire mes domestiques et mes bêtes. Il eut la bonté de s’y en aller à l’heure même, et moi je demeurai à Paris pour vaquer à quelques affaires pressantes que je ne pouvois remettre, et donnai ordre à ceux que j’envoyois avec lui de le bien recevoir. Quand il fut arrivé à ma maison, le curé de la paroisse le vint voir avec MM. de la justice, qui le prièrent de se disposer pour toucher le lendemain, à l’issue de la grande messe, quantité de personnes qui s’y dévoient trouver. Il le promit, et toucha ensuite tout ce qui étoit chez moi, jusqu’aux chats. Une vache qui commençoit à prendre le chemin des deux autres en demeura là, ce qui fut vu de quantité de gens ; et même un nommé M. de Grandchamps, qui est un gentilhomme d’honneur et de la religion réformée, s’y trouva, et en vit la merveille de ses propres yeux, dont il demeura tout surpris. Ce bon chevalier toucha le lendemain plus de mille personnes par précaution, car depuis qu’on en a été touché on est hors de danger des bêtes enragées. Le Roi lui a dit plusieurs fois qu’il falloit qu’il se mariât, pour laisser de sa race, qui étoit nécessaire pour le public. Il jeta les yeux sur ma fille, qu’il trouva à son gré. Avant que de m’en parler il prit la liberté de dire au Roi : « Sire, je suis résolu de me marier ; j’ai vu une demoiselle à la campagne qui m’agrée fort, étant sage et honnête : Votre Majesté sait qu’il ne m’en faut point d’autre. J’espère, Sire, que vous aurez la bonté de me faire quelque grâce en faveur de mon mariage. « Le Roi lui dit : « Faites. Je vous ferai un présent considérable, et la reine vous en fera un aussi. » Ce fut à Saint-Germain qu’il en parla au Roi, comme il étoit à table. Il se trouva là une personne de mes amis, qui m’en avertit, parce que le chevalier avoit dit à Sa Majesté le nom de ma fille.

Quelques jours après il vint chez moi pour m’en faire la demande et pour me déclarer ses sentiments. Je reçus sa déclaration civilement et le priai de me donner quelque temps pour y songer, parce que je savois qu’il n’étoit pas fort riche. Quant à la noblesse, il en avoit de reste, étant de la race de saint Hubert. Il me dit que le Roi lui avoit promis un brevet de femme de chambre de la reine pour la personne qu’il épouseroit. Il prit congé de moi et s’en retourna à Paris, afin de me donner le temps que je lui avois demandé. Trois jours après je m’y en allai pour avoir l’honneur de voir Mme la duchesse d’Angoulême, et la suppliai très-humblement de me dire son sentiment là-dessus.

Cette généreuse princesse me témoigna qu’elle considéroit fort le chevalier de Saint-Hubert pour sa vertu, et qu’il étoit homme de bien et fort charitable, et que si le Roi lui donnoit pour sa femme un brevet de femme de chambre de la reine, elle me conseilloit de passer outre ; que ma fille étoit faite d’une manière que la reine pourroit la prendre en affection, et que je savois en quel état avoit été Mme de Beauvais[146] auprès de la reine mère. Je remerciai très-humblement Son Altesse de son bon avis, et m’en retournai dans la résolution de ne rien faire que je n’eusse le brevet en main. M. de Saint-Hubert revint dans le temps que nous avions dit pour savoir ma volonté. Je lui demandai s’il avoit le brevet ; il me dit que non, et qu’on lui avoit seulement promis la première place vacante ; que cela ne devoit pas m’empêcher de passer outre ; qu’il maintiendroit fort bien ma fille, et que le Roi lui feroit la grâce de lui donner une pension assez avantageuse. Je lui dis « Monsieur, vous avez une grande obligation à Sa Majesté ; mais quand vous serez mort, votre pension sera morte aussi, et ma fille demeurera incommodée, vu que je ne suis pas en état de lui faire de grands avantages, en étant empêchée par toutes les disgrâces que j’ai eues ; de sorte, Monsieur, que je ne prévois pas que nous puissions faire affaire. Je vous serai néanmoins obligée le reste de mes jours pour m’avoir sauvé la vie et pour l’honneur que vous me faites de rechercher ma fille ; mais, Monsieur, sans ce brevet, je ne passerai jamais outre. Il est nécessaire que vous vous mariiez promptement, tout le monde y ayant intérêt, et je voudrois être assez heureuse de connoître quelque demoiselle qui fût digne de vous ; je m’emploierois fortement pour vous servir. » Il me dit : « Madame, vous me donnez là un honnête congé. J’aime mademoiselle votre fille et l’honorerai toute ma vie ; quoi qu’on me puisse dire, je ne me marierai de long-temps, et serai toujours son très-humble serviteur et le vôtre. » Il s’en retourna là-dessus, voyant bien qu’il n’y avoit rien à prétendre.

Pour revenir au mariage de mon fils, ma belle-fille, qui avoit une extrême envie de me connoître, pressoit son mari de l’amener en France. Il le fit, et ils eurent l’honneur d’accompagner Mme la comtesse de Marsin, qui y repassoit en ce temps-là. Quand ils furent arrivés chez moi, mon fils me la présenta. Je reconnus d’abord qu’il avoit fait un assez bon choix. Je l’aimai tendrement, et elle me rendoit assez la pareille. Elle fut un an près de moi, parce qu’elle étoit grosse, et que je ne voulus jamais permettre qu’elle s’en retournât jusqu’à ce qu’elle fût accouchée.

Nous passâmes cette année-là fort agréablement, en visitant et étant visités de toutes mes bonnes voisines. Mon fils alloit et venoit en Flandre pour ses affaires particulières et pour faire les fonctions de sa charge, étant major de cavalerie dans les troupes du roi d’Espagne, et assez considéré parmi la nation. Il se trouva heureusement chez moi pendant les couches de sa femme, à qui sa présence donna une satisfaction qui la fit accoucher avec plus de joie. Six semaines après ils reprirent le chemin de Flandre. J’eus bien du déplaisir de les voir partir ; mais je ne pus les empêcher. Mon fils me pria de lui donner sa sœur, celle que le chevalier de Saint-Hubert avoit recherchée, pour faire compagnie à ma belle-fille. J’y consentis, sachant bien que son frère l’aimoit et la considéroit beaucoup, et qu’elle seroit en bonne main. Des deux autres qui me restèrent, l’une se fit religieuse, mais véritablement religieuse, ce qui me donna une extrême consolation, et l’autre mourut quelque temps après.

Je demeurai donc sans avoir aucun de mes enfants près de moi, et je me trouvai assez chagrine, ce qui me donna envie de faire le voyage de Flandre pour voir le reste de ma famille, à qui j’ai toujours eu assez d’attache. Ils étoient tous à Gand, parce que le régiment dont mon fils étoit major y étoit en garnison. Je me mis dans le carrosse de Lille avec bonne compagnie. Comme nous montions, une après dînée, en carrosse à Arras, j’allai un peu trop brusquement, en sorte que le pied me manqua en le voulant mettre dans la portière ; je tombai et me déboîtai encore le même bras dont j’avois déjà tant souffert. Je me fis une douleur très-sensible ; mais j’y remédiai promptement, ayant envoyé chercher le plus fameux chirurgien de la ville pour me le remettre. C’étoit un habile homme, qui me tint fort peu de temps et fit l’opération à merveille, non toutefois sans de grandes douleurs, car cela ne se pouvoit faire autrement. Néanmoins tous ceux de la compagnie admirèrent ma constance, n’ayant pas dit une seule fois au chirurgien « vous me faites mal. » Quand le bandage nécessaire fut fait, je priai M. le chevalier de Neuve Chaise, qui étoit avec nous, de prendre la peine d’écrire un mot à mon fils, pour lui donner avis de mon accident, et que j’attendois de ses nouvelles à Arras, n’étant pas en état de monter en carrosse. Il eut la bonté de mettre la main à la plume pour ce sujet, puis toute la compagnie prit congé de moi pour poursuivre leur voyage.

Je demeurai dans l’hôtellerie avec ma femme de chambre, et me mis au lit aussitôt. Une dame d’Arras qui sut ce qui m’étoit arrivé, et qui me connoissoit seulement de réputation, me vint rendre visite et me pria fort de prendre une chambre chez elle, dont je la remerciai de tout mon cœur, ne voulant pas lui être importune. Je fus là fort peu de temps. L’impatience me prit, de sorte que je ne manquai pas de me mettre dans le premier carrosse qui passa pour Lille, dans l’état où j’étois. J’envoyai chercher mon chirurgien pour lui dire ma résolution, à quoi il s’opposa tant qu’il put, me disant que l’os seroit plus tôt déplacé que je ne serois sortie hors de la ville, et qu’infailliblement je m’allois perdre. Je fus invincible, et quoi qu’il me pût dire je persistai dans ma résolution. Je me mis en chemin et tins mon bras d’une façon qu’il ne courut aucun risque. Quand je fus à une lieue d’Arras, j’aperçus un cavalier qui venoit au grand galop. Je dis à ceux qui étoient avec moi dans le carrosse : « Voici un homme qui me vient chercher. » Je ne me trompois pas, car c’étoit le valet de chambre de mon fils, qu’il m’envoyoit pour voir si j’étois en état de souffrir le carrosse ou un brancard, et lui avoit donné ordre de demeurer auprès de moi pour me servir dans mes besoins au cas que je ne pusse souffrir ni l’un ni l’autre. Il fut agréablement surpris de me rencontrer, et il étoit assuré que son maître auroit une grande satisfaction de me voir, car la lettre du chevalier de Neuve Chaize avoit mis mon fils fort en peine, à ce qu’il me dit. Je continuai mon chemin heureusement, et j’arrivai à Gand, où toute ma famille accourut à ma rencontre avec beaucoup d’empressement, et je n’en avois pas moins de mon côté. Mon fils aîné ne s’y trouva pas sur l’heure, parce qu’il dînoit avec M. le prince de Stenius. Ma belle-fille lui envoya un laquais pour lui dire mon arrivée ; il vint incontinent après et me fit mille caresses. Je ne plaignois ni mon voyage ni ma peine, étant ravie de sa bonne réception. Le lendemain de mon arrivée, quatre dames de qualité me firent l’honneur de me rendre visite. Mme la princesse de Stenius en étoit une, Mme la comtesse d’Acelle, Mme la baronne de Limalle et Mme la baronne de Rode. Je veux croire qu’elles s’en donnèrent la peine à cause de mon accident, jugeant bien que je ne serois pas sitôt en état de leur rendre ce qui leur étoit dû, et qu’ainsi elles avoient bien voulu me combler de leurs faveurs, étant des dames les plus honnêtes et les plus obligeantes du monde, dont je reçus toutes sortes de courtoisie pendant trois mois que je demeurai là. La première fois que j’eus l’honneur de rendre mes très-humbles respects à Mme la princesse de Stenius, qui étoit logée dans le vieux château de Gand, elle me fit voir le lieu où l’empereur Charles-Quint avoit pris naissance, qui est un petit cabinet tout délabré. Je dis en moi-même « voilà qui est bien chétif pour un lieu qui a été honoré de la naissance d’un si grand empereur ; » puis je fis en même temps réflexion que Jésus-Christ, le monarque des monarques, avoit bien voulu naître dans une étable, qui est infiniment au-dessous, afin de nous faire une belle leçon de l’humilité.

Pendant que j’étois à Gand, M. le comte de Monterey[147], M. le comte de Marsin et M. le duc de Villa Hermosa y vinrent, et y séjournèrent trois ou quatre jours. Je les vis passer tous trois à cheval, qui me parurent fort satisfaits les uns des autres. La première fois que M. le comte de Marsin me vint voir, je ne pus pas m’empêcher de lui dire que je les croyois fort bien ensemble, et que j’avois reconnu cela quand ils avoient passé devant le logis de mon fils. Il me dit que je ne m’étois pas trompée, et qu’ils avoient beaucoup d’amitié les uns pour les autres. Cela ne dura pourtant pas longtemps, comme bien des gens ont su[148].

Je retournai à Paris malgré mon fils, qui auroit été bien aise de me retenir auprès de lui ; mais j’avois des affaires pressantes qui m’obligèrent à m’en aller. Quelque temps après il se lassa du service d’Espagne, voyant qu’on ne lui donnoit pas les emplois qu’il auroit pu prétendre, ce qui rebute un homme d’honneur. Comme il étoit dans ce sentiment-là, quelques personnes de qualité et de ses amis lui persuadèrent de servir Messieurs les États, et l’assurèrent en même temps que M. le prince d’Orange[149] auroit de la considération pour lui, parce que ce grand prince fait une estime particulière des gens de cœur. Mon fils, qui n’étoit pas apprenti dans le métier, espéra que Son Altesse le gratifieroit de l’honneur de sa bienveillance quand elle auroit reconnu de quelle façon il se destinoit à son service. Il assura donc les personnes qui lui en parlèrent qu’il étoit tout prêt à passer en Hollande, et qu’il se tiendroit très-heureux de verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour les intérêts d’un si grand prince. La chose fut question (sic) d’avoir son congé de M. le comte de Monterey, qui fit de très-grandes difficultés de le lui donner, car il étoit assuré qu’il perdoit en lui un homme de service ; mais mon fils lui dit tant de raisons qu’à la fin il le lui accorda, et à son frère aussi, ne pouvant faire autrement, car ils n’étoient pas des Espagnols. Il se rendit donc auprès de M. le prince d’Orange, qui le reçut favorablement, et lui donna tout aussitôt de l’emploi, et une compagnie de cavalerie à son cadet.

Quand ses affaires furent assurées, il m’écrivit et me pria fortement de venir passer le reste de mes jours auprès de lui et de presser mon voyage, parce qu’il prévoyoit que les chemins ne seroient pas libres longtemps ; je n’eus point de peine à m’y résoudre, car je l’aurois suivi jusqu’au bout du monde, l’aimant comme je faisois. Je donnai ordre à mes affaires et partis pour Hollande par le carrosse de Bruxelles, où je me trouvai avec deux religieux espagnols et un gentilhomme allemand. Nous ne nous entendions point parler les uns ni les autres, en sorte que nous ne parlâmes point mal de notre prochain, ayant gardé fort exactement le silence depuis Paris jusqu’à Bruxelles.

Quand j’eus mis pied à terre, je m’en allai chez M. le comte de Marsin, croyant l’y rencontrer ; mais il étoit parti pour Modane assez mal satisfait, à ce que l’on me dit. Son intendant me reçut fort obligeamment, sachant bien que j’étois considérée de M.  et de Mme de Marsin. J’y séjournai trois jours, puis je m’embarquai pour La Haye, où j’arrivai heureusement, et fus fort satisfaite de la réception que me fit ma belle-fille ; quant à mes fils, ils étoient tous deux en campagne. C’étoit un peu auparavant que l’armée navale de France et celle d’Angleterre parussent[150], car je me souviens qu’environ cinq ou six jours après on eut l’alarme la nuit, et qu’on disoit que les ennemis étoient vis à vis Scheveling. Tout le monde étoit debout par les rues, et comme nous étions nouvellement arrivées, ma belle-fille et moi, nous ne savions à quoi nous résoudre. Je lui dis néanmoins : « Allons trouver mademoiselle d’Obdam, qui nous dira ce que c’est, et nous ferons ce qu’elle fera en cette rencontre. » Mon fils avoit l’honneur d’être major de monsieur son frère ; nous la trouvâmes dans la rue comme les autres, mais résolue au dernier point. Elle nous dit que nous ne devions rien craindre ; que les ennemis n’étoient pas assez mal avisés pour mettre pied à terre ; que de plus ils ne le pouvoient pas faire à Scheveling, quand ils en auroient la volonté, pour des raisons qu’elle nous dit, dont je ne me souviens pas. Nous la crûmes comme une personne qui est savante en beaucoup de choses, et prîmes congé d’elle.

Le lendemain nous allâmes voir l’armée navale, qui paroissoit beaucoup, et pour la mieux considérer je priai Mme de Gaurian, auprès de qui je me trouvai, de me prêter sa lunette d’approche, ce qu’elle fit fort obligeamment, quoique je n’eusse pas l’honneur d’être connue d’elle en ce temps-là ; et quand elle m’eut servi pour voir ce que je souhaitois, je la lui remis en main. Elle me demanda ce que j’avois vu. Je lui dis que j’avois aperçu grand nombre de vaisseaux et quantité de banderolles, les unes blanches et les autres bleues. Plusieurs personnes dirent qu’elles ne voyoient que les navires, ce qui me fit étonner d’avoir la vue si bonne à mon âge, puisque j’étois presque la seule qui distinguois ce qui y étoit. La flotte ennemie demeura là trois ou quatre jours et s’en alla ensuite du côté du Texel, où elle rencontra celle de Hollande[151]. J’aurois souhaité de tout mon cœur m’y être trouvée, car on dit qu’il n’y avoit rien de si beau à voir. Les canons tonnoient épouvantablement, et la mer paroissoit tout en feu. Le combat dura assez longtemps, et ceux qui y étoient présents surent pour qui la victoire se déclara. Mon fils, qui étoit sur le bord de la mer avec de la cavalerie, en eut tout le passe-temps, et me dit à son retour qu’il m’y avoit souhaitée plusieurs fois, sachant fort bien que ce bruit-là m’étoit plus agréable que les meilleures symphonies qu’on pourroit entendre. Je puis dire que j’ai eu toutes les satisfactions du monde à La Haye jusqu’à la mort de mon cher fils, la plupart des dames y étant civiles et honnêtes, et m’ayant toujours témoigné beaucoup de bonne volonté, dont je leur suis fort obligée ; aussi je les estime et les honore infiniment, principalement celles qui le méritent ; car je sais fort bien faire la distinction.

Mon fils y étoit aussi satisfait et y servoit avec plaisir. Son Altesse ayant de la considération pour lui et étant estimé de tous les gens de la cour. Je sais bien qu’il faisoit aussi tout son possible pour mériter l’honneur de la bienveillance d’un si grand prince, qui eut la bonté de le gratifier incontinent après du régiment de cavalerie de feu M. le prince Frédéric de Nassau[152]. Il servit donc avec affection et honneur jusqu’au dernier soupir de sa vie, qu’il finit au siége de Maestricht[153] par une malheureuse et fatale canonade qui le frappa à la cuisse ; mais le grand Dieu, qui est tout bon, lui fit la grâce qu’il vécut encore deux heures, pour avoir le temps de lui demander pardon de ses fautes et d’implorer sa miséricorde pour mourir en véritable chrétien et catholique romain. Aussitôt que M. le prince d’Orange eut appris son malheur, il témoigna d’en avoir de la douleur et envoya M. de Benting[154], colonel de ses gardes de cavalerie et son favori, et aussi M. d’Overkerque, capitaine de ses gardes du corps et son grand écuyer, pour lui dire qu’il ne pouvoit pas le voir en l’état où il étoit, mais qu’il lui promettoit d’avoir soin de sa famille, et que rien ne le devoit inquiéter de ce côté-là. Mon fils pria ces deux messieurs, qui lui faisoient l’honneur de l’aimer, d’assurer Son Altesse qu’il mouroit son très-humble serviteur et très-content, puisqu’il avoit la parole d’un si grand prince pour tout ce qui le regardoit. Pour preuve de cela, il ne voulut jamais qu’on lui ôtât son écharpe qu’après sa mort. Il dit plusieurs belles et bonnes choses en mourant, sans se plaindre jamais. Ce bon enfant me nomma plus de vingt fois, en disant toujours : « Ma pauvre mère ! » ne doutant pas que la nouvelle de sa mort ne me fût le plus rude et le plus funeste coup que jamais une mère puisse ressentir. Il me recommanda à son frère fort soigneusement, et Dieu m’a fait la grâce qu’il n’a pas moins de naturel pour moi que son aîné, et qu’il sait fort bien s’acquitter de ce qu’il me doit. Il est homme d’honneur et de service autant qu’on le peut être, ce qui me donne une grande satisfaction sur la fin de mes jours.

J’appris la triste et fatale nouvelle de la mort de mon cher fils trois ou quatre jours après. Ah ! quels cris et quelles lamentations nous faisions, ma belle-fille et moi ! Tout d’un coup notre maison fut remplie d’un grand nombre de dames qui avoient compassion de nous et qui plaignoient notre perte. Je laissai ma fille entre leurs mains et gagnai ma chambre, où je m’enfermai pour chercher ma consolation du côté du ciel. Ce fut là, ô grand Dieu, que je vous parlai du plus profond de mon âme, et que je me résignai entièrement à votre sainte volonté, vous rendant un million de grâces de celle que mon cher enfant avoit reçue de vous en lui prolongeant sa vie de deux heures pour demander pardon à votre divine Majesté de toutes ses offenses. J’espère, mon Dieu, que vous lui avez fait miséricorde, et que votre bonté aura suppléé à tous ses défauts : c’est la seule consolation qui m’en reste, et qui est la plus grande que j’en puisse avoir.

Il mourut donc glorieusement, regretté de tous les gens d’honneur qui l’ont connu, tant en Hollande qu’en Flandre et même en France. M. de Lira, envoyé extraordinaire d’Espagne à La Haye, qui lui faisoit l’honneur de l’aimer, nous en vint témoigner sa douleur, avec M. le baron de Serin-champs, et nous dit, à ma belle-fille et à moi, les paroles du monde les plus obligeantes, nous faisant offre de sa faveur et même de sa bourse. Il versa quelques larmes de compassion et nous consola autant bien qu’on le peut faire. Je le remerciai le plus civilement qu’il me fut possible, le considérant pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour le plus généreux et le plus obligeant de tous les hommes, et qui fait les choses de meilleure grâce. Je lui serai obligée toute ma vie pour celle que j’ai reçue de lui.

Quand la campagne fut finie, M. de Benting me fit l’honneur de me venir voir aussi, et me témoigna qu’il avoit considéré mon enfant autant que s’il avoit été son propre frère ; qu’il avoit eu un extrême déplaisir de sa mort ; qu’il ne l’oublieroit jamais ; qu’il seroit toujours prêt de me rendre, et à ma famille, tous les bons offices qu’il pourroit, et que je fisse compte là-dessus. Je le remerciai un million de fois, et le suppliai très-humblement de nous continuer l’honneur de sa bienveillance auprès de Son Altesse. C’est un grand et généreux ami, puisqu’il porte l’amitié plus loin que le tombeau ; et nous en avons eu des marques que je publierai partout, et dirai qu’il y a fort peu de gentilshommes au monde qui soient plus bienfaisants que lui et qui soient plus dignes de l’affection d’un grand prince. Je souhaite de tout mon cœur que sa faveur dure un siècle.

Quoi que j’eusse fait une forte résolution de me consoler et de prendre le tout de la main de Dieu, je succombai néanmoins sous le fardeau, et tombai dans une maladie des plus violentes qu’on puisse ressentir : c’étoit une fièvre chaude qui dura vingt-deux jours et qui me fit perdre le jugement et la connoissance, le tout causé par la douleur inconcevable que j’avois eue de la mort de mon fils. Tous les médecins m’avoient abandonnée, et mon confesseur aussi, disant que je n’avois plus qu’un quart d’heure de vie, et qu’il m’étoit inutile, ne me pouvant plus rien faire entendre, à cause que ma maladie m’avoit rendue sourde ; mais la divine Providence en ordonna autrement et permit que je revinsse en santé. Comme ses jugements sont impénétrables, je ne sais pas à quoi elle me destine. Je suis résolue d’attendre avec soumission et avec respect tout ce qu’il lui plaira de m’envoyer, et d’obéir toujours aux ordres de sa sainte volonté en attendant mon dernier jour et la continuation des faveurs de Monseigneur le prince d’Orange pour ma famille.


  1. M. Paul de Musset a publié dans la Revue des Deux Mondes, numéro du 15 avril 1841, un article intitulé : Madame de La Guette ; mais ce récit très-vif, très-gai, très-spirituel n’est qu’une œuvre de fantaisie.
  2. On lit au tome 10 de La Chesnaye des Bois : « Meurdrac en Normandie, élection d’Alençon, dont les seigneurs d’Amigny et de Boissey ; famille qui porte de sable à la fasce d’argent, accompagnée de six merlettes de même, posées 3 et 3. Il y a Meurdrac de Flottemanville, qui porte de gueules à la fasce d’or, accompagnée de 9 coquilles d’argent, 4, 2 et 3.
    L’Armorial général de 1697 nomme dans la généralité d’Alençon une Jourdaine Catherine de Meurdrac, dame et patronne de la paroisse de Damigny, qui portoit de sable avec fasce d’argent, accompagnée de 6 merlettes, 3, 2, 1 ;
    Et dans la généralité de Caen un Meurdrac, sans prénom, écuyer, seigneur de Sainte-Croix-au-Bocage, dont les armes étoient : fascé d’or et d’azur de huit pièces et un chef de gueules chargé d’un lion passant d’argent.
  3. Il s’agit évidemment d’Hervieu Bazan, seigneur de Flamanville et bailli du Cotentin. Cependant, le premier marquis de Flamanville fut son fils Jean René Bazan, mort en 1715 lieutenant général des armées du roi. Hervieu Bazan ne prenoit dans les actes que le titre de baron. Peut-être lui donnoit-on celui de marquis par courtoisie. Il fut, en 1605, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, et, en 1631, député de la noblesse du bailliage du Cotentin aux États de Normandie. Il étoit seigneur de Flamanville, de Fréauville, des Pieux, du Saussaye, de Reni, de Cantepie, de Prestreville, de Rouville, de Saint-Paul et de Baubigny. La maison de Flamanville n’étoit donc pas seulement une des plus anciennes de la province ; elle étoit aussi une des plus puissantes.
  4. Les Matignon étoient de la maison de Goyon, famille ancienne et illustre de Bretagne, qui prétendoit descendre de Conan Mériadec. Elle a eu des alliances avec la maison ducale de Bretagne, avec les d’Orléans-Longueville, et même avec Marie de Bourbon, cousine germaine d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre et père de Henri IV. Elle compte trois maréchaux de France : Jacques IIe du nom, sire de Matignon et de Lesparre, maréchal en 1579, lieutenant général en Normandie, gouverneur de Guyenne, l’un des plus grands hommes de guerre et des plus habiles politiques de son temps ; Charles de Matignon, son fils, que Louis XIII nomma maréchal en 1622, mais dont le brevet fut sans effet, dit Moréri ; et enfin, Charles-Auguste de Matignon, de la branche des comtes de Gacé, maréchal en 1708. Ce dernier fut connu d’abord sous le nom de chevalier de Thorigny, puis sous celui de comte de Gacé.
    Le premier Goyon dont l’histoire parle avec certitude, est Étienne, qui suivit Alain Fergent à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Bâtard, et ensuite au voyage de la Terre-Sainte, où il se distingua par son courage.
    On voit encore dans les ailes qui restent du château de Thorigny, et qui, devenues propriété de la commune, ont été appliquées à des usages municipaux, une suite de tableaux représentant les principaux faits de la maison de Goyon-Matignon. Ces tableaux sont de Vignon, élève de Simon Vouet.
    Nous voulons bien que les Meurdrac aient été aussi ou plus anciens que les Matignon ; assurément ils n’étoient pas aussi illustres. Le marquis de Flamanville flattoit madame de La Guette.
  5. Elle s’appeloit Élisabeth Dauvet. Elle étoit fille de Jean Dauvet, seigneur de Rieux, et de Marie Gaillard.
  6. Le vingt septiesme febvrier mil six cens treize, a été baptisée Catherine Meurdrac, fille de M. Vincent Meurdrac et d’Élisabeth Dovet, sa femme. Le parrain, M. Jacques Rollin ; la marraine, mademoiselle de La Motte. Signé Vincent. Extr. du reg. des baptêmes de la paroisse de Saint-Thibaud-de-Mandres.
  7. Ou Varennes. C’est le nom d’un village à l’est de la vallée d’Yerre, non loin de Brie-Comte-Robert. Morin dit que le seigneur de Varennes étoit Jacques Du Quesnay (Voir plus loin la note sur le chevalier de Saint-Hubert.) Quincy est un autre village presque en face et de l’autre côté de la rivière. Mademoiselle de Quincy pouvoit bien être la fille de Pierre de Quincy, conseiller au parlement de Paris, dont la veuve fut, en 1649, taxée à 2 000 livres pour la terre de ce nom, par un arrêt du Conseil d’État en date du 15 février : Taxes des maisons sises aux environs de Paris et ailleurs, etc.
  8. Elle s’appeloit Marie Meurdrac. Le château de Grosbois est situé dans la commune de Boissy-Saint-Léger, entre Corbeil et Brie-Comte-Robert. Le duc d’Angoulême, dont nous parlerons plus loin, le fit bâtir au commencement du xviie siècle sur un terrain qu’il avoit acheté d’Achille de Harlay, sieur de Sancy, ambassadeur près de la Sublime-Porte, puis père de l’Oratoire, et enfin évêque de Saint-Malo. « M. d’Angoulême, dit Tallemant des Réaux, ne pouvoit s’empescher de bastir tousjours quelque maisonnette ; mais il n’avoit garde d’achever Grosbois. Comme il n’estoit pas riche, cela l’incommodoit. » Cette incommodité fut cause que Grosbois, qui étoit un village avant la venue du duc, devint après un hameau dépendant de Boissy-Saint-Léger. Le nouveau propriétaire avoit, en effet, compris dans ses projets de construction une chapelle dont il se proposoit de faire en même temps l’église paroissiale ; et cependant il avoit fait démolir la vieille église, qui ne lui plaisoit pas. Lassés d’attendre, les habitants se plaignirent. On ne vit alors rien de mieux à faire pour les apaiser que de les annexer à la paroisse la plus voisine. Seize ou dix-sept ans après la mort du duc d’Angoulême, le château fut vendu au marquis de Pienne. La fille du marquis, Olympe de Breuilly, le transporta dans la maison d’Aumont. En 1701, il fut acheté par le premier président du parlement de Paris, Achille de Harlay, qui le termina enfin. Il appartient aujourd’hui aux héritiers d’Alexandre Berthier, prince de Wagram et de Neuchâtel.
  9. Charlotte de Montmorency, fille aînée de Henri Ier de Montmorency, duc et pair et connétable de France, et de Antoinette de Bouillon La Marck.
  10. Charles de Valois, comte d’Auvergne d’abord, puis duc d’Angoulême et grand prieur de France, fils illégitime de Charles IX et de Marie Touchet. Il a eu une jeunesse et un âge mûr fort agités par l’ambition, par les intrigues, par les conspirations, par les révoltes ; mais en ce temps-là, il subissoit l’empire du cardinal de Richelieu. Il étoit rentré dans son devoir de fidèle sujet. Quand les troubles de 1648 éclatèrent, il jouissoit auprès des Frondeurs, du moins, d’une réputation bien établie de patriotisme. Une des meilleures mazarinades est, suivant Naudé, celle qui porte pour titre : Les Souhaits de la France à monseigneur le duc d’Angoulême. Elle est de 1649. L’auteur du Qu’as-tu vu de la cour ou les Contre-vérités, disoit, la même année : « J’ai vu le vieux M. d’Angoulême venir de Grosbois demander à genoux une charge sous M. le prince et respirer la perte de tout le royaume. » Le duc d’Angoulême habitoit presque constamment, dans ses dernières années, son château de Grosbois. On peut voir dans Tallemant des Réaux le singulier hôte qu’il y logeoit : « Il étoit tout courbé et tout estropié de goutte, » a dit encore le très-curieux chroniqueur. Je lis, en effet, dans la Lettre du père Michel : « Parlez à la reine avec autorité ; vous le pouvez par votre qualité : vous le devez à vostre aage ; et ne vous excusez pas sur quelque péril que ce soit. Vous ne devez plus craindre la mort depuis le temps que vous la sentez par la force qu’elle vous oste. Il ne vous reste plus que la langue ; et c’est aujourd’huy la seule partie de vostre corps et de vostre âme. C’est par elle que vous pouvez aujourd’huy asseurer vostre salut. » Le duc d’Angoulême est mort en 1650, âgé de soixante-dix-sept ans.
  11. Henri de Briqueville, premier du nom, marquis de La Luzerne, d’Amanville, etc., maréchal de camp des armées du roi, gouverneur du Mont-Saint-Michel. Il reçut de Louis XIII, en 1638, un régiment de cavalerie. La Gazette de France dit qu’il fit merveille « en valeur et en jugement » à la bataille d’Aveins (1635), et qu’il « servit très dignement » à la bataille de Cazal (1640). Il faisoit les fonctions de lieutenant général en Catalogne, quand il mourut, en 1642, à Montferrat. Par une distinction tout à fait singulière, il fut enterré dans la chapelle royale de Saint-Louis, fondée dans l’église de Notre-Dame de cette ville.
    Il y avoit en ce temps-là douze compagnies de chevau-légers entretenues.
  12. Compagnies d’ordonnance ou compagnies d’hommes d’armes qui, dans la milice françoise, servoient à cheval. Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre. Elles étoient presque toutes composées de gentilshommes. Instituées en 1445, par Charles VII, elles formèrent, après la paix de 1659, le noyau des régiments de cavalerie de l’armée.
  13. Ni l’emploi ni le nombre des aides de camp n’étoit bien déterminé alors. Faut-il entendre ici ce titre dans le sens indiqué par Le Rouge, d’aide de camp d’armée ou mieux encore d’aide maréchal de camp ? Chavagnac dit dans ses Mémoires que les aides de camp faisoient les fonctions d’ingénieurs.
  14. Le maréchal de bataille marchoit après les maréchaux de camp, recevoit des maréchaux de logis le logement de l’infanterie, le terrain de campement, rangeoit les troupes avec l’aide des sergents de bataille, visitoit les postes, écoutoit les plaintes, y faisoit droit et transmettoit les ordres en employant comme ordonnances les arquebusiers à cheval. Il est probable, ajoute le général Bardin, que l’emploi, sinon le titre, existoit depuis qu’il fut donné des chefs aux sergents de bataille.
  15. 1633. Le duc de Lorraine, Charles IV, refusoit de faire hommage au roi pour le duché de Bar, soit que réellement il ne s’y crût pas tenu, soit qu’on le lui eût demandé au nom de la duchesse Nicole, sa femme, à qui, suivant la cour de France, appartenoient les droits héréditaires à la couronne ducale. Le roi fit occuper Nancy par ses troupes, et le gouvernement de la ville fut donné au comte de Brassac, Jean de Galard de Béarn.
  16. La duchesse Nicole. Après l’occupation de Nancy par les François, Charles IV abdiqua en faveur de son frère, le cardinal François, qui épousa aussitôt la princesse Claude, sœur de la duchesse. Mécontente de cette révolution de palais qui la détrônoit, et pour laquelle on ne lui avoit pas demandé son consentement, Nicole se retira à Paris. C’étoit en 1634. « Elle arriva à Paris le 7 mai, dit la Gazette de France, accompagnée du vicomte d’Arpajon et des compagnies de… La Luzerne… » M. de la Guette faisoit apparemment partie de cette dernière compagnie.
  17. Ou mieux Sussy, joli village à quatre lieues de Paris, dans la Brie, sur la rive gauche de la Marne, à l’endroit où cette rivière fait un circuit comme pour envelopper le territoire de Saint-Maur-les-Fossés.
  18. Mandre est situé entre Brunoy et Perigny, sur une des collines qui bordent la vallée d’Yerre à l’est. Il a Brie-Comte-Robert à l’ouest et Jarzy au sud.
  19. Henriette de La Guiche, dame de Chaumont, veuve de Jacques de Matignon, comte de Thorigny, femme de Louis-Emmanuel de Valois, comte d’Aletz ou d’Alais.
  20. Il y a peut-être là une faute d’impression. Au moins est-il certain qu’à la fin du XVIIe siècle, on disoit chenil comme aujourd’hui.
  21. C’est la peau du cerf qu’on entend quand on veut donner la curée aux chiens. Dictionn. de Furetière.
  22. L’abbaye de Gercy ou Jarcy, au diocèse de Meaux, sur la petite rivière d’Yerre, avoit été fondée en 1269 par Alphonse, comte de Toulouse et de Poitiers, frère de saint Louis, et par sa femme Jeanne. Elle étoit au commencement de l’ordre de saint Augustin. La règle de saint Benoît y fut introduite en 1515. Gercy est située dans la commune de Varennes.
  23. Jeanne Du Puy, fille de Vincent, seigneur de Vatan, et de Louise Robertet. D’abord abbesse de Saint-Antoine de Paris, elle eut l’abbaye de Gercy en 1600, et mourut le 2 décembre 1640.
  24. Je n’ai pas trouvé cette expression dans Furetière ; mais il me semble qu’elle n’est pas difficile à expliquer. La botte étoit surmontée d’une pièce qui enveloppoit le genou, et qu’à cause de cela on appeloit genouillère. Quand on étoit a pied, la genouillère, plus mince et moins dure que la tige, fléchissoit : on la relevoit pour monter à cheval. Donc, un homme qui est botte levée est un homme qui descend de cheval ou qui va y monter.
  25. Il n’y a, en effet, un village de ce nom tout près de Melun ; mais je ne saurois dire de quel Voisenon parle ici madame de La Guette.
  26. 1634. Le siége fut fait et la place prise par le maréchal de La Force. On s’y servit pour la première fois des bombes, dont l’invention remonte pourtant à 1588. Il n’y eut pas pendant plusieurs années d’expédition militaire plus fameuse ; et en ce temps-là, pour avoir une réputation de bravoure, il suffisoit de pouvoir dire qu’on avoit été au siège de La Motte. Histoire de la ville et des deux siéges de La Mothe, par Du Boys de Riocourt. avec un plan de La Mothe, de la ligne de circonvallation et des postes des assiégeants. Neufchâteau. V. de Mongeot, s. d. (1841), petit in-8o.
  27. Charles Fougen, écuyer, seigneur d’Escures, des Fourneaux et du Poustil, maréchal général des logis des camps et armées du roi, depuis 1611. Il étoit mort en 1642.
  28. Grosbois est entre Sussy et Mandres, presque a égale distance des deux, le premier au nord, le second au sud. M.  et Mme de La Guette, qui alloient de Mandres à Sussy, dévoient passer par Grosbois ; et par conséquent ils étoient exposés à rencontrer dans la première moitié de leur route M. de Meurdrac, qui revenoit de Grosbois à Mandres.
  29. La ville de Spire fut prise en 1634. Elle resta au roi avec Philisbourg par le traité qui survint ensuite entre Louis XIII, le roi de Suède et les princes d’Allemagne.
  30. Jeanne Gabrielle Molé, fille de Mathieu Molé, procureur général au parlement de Paris, puis premier président et garde des sceaux. Elle avoit épousé Jean Molé, deuxième du nom, seigneur de Jusanvigny, président aux enquêtes, son cousin germain.
  31. Marie Lefèvre d’Ormesson, femme de Philippe de Coulanges, maître des comptes. Elle mourut le 5 juillet 1654.
  32. Marthe Thomas, femme de Gabriel de Masparault, seigneur de Grandval, conseiller au grand conseil.
  33. Ce fut dans cette campagne, en 1635, que les maréchaux de Brézé et de Châtillon gagnèrent la bataille d’Avains contre les Espagnols, commandés par le prince Thomas de Savoie. Le maréchal de Brézé s’appeloit Urbain de Maillé.
  34. Louis de Valois, comte d’Auvergne, né à Paris en 1611. Il mourut encore enfant.
  35. 1635. Le roi avoit conduit lui-même une armée en Lorraine pour s’opposer au duc Charles IV, qui avoit tenté de marcher sur Nancy ; mais bientôt sa présence n’étant plus nécessaire, il étoit revenu en France, laissant ses troupes sous les commandements du cardinal de Lavalette, du duc de Saxe-Weimar, du duc de La Force et du duc d’Angoulême.
  36. Le siège de Louvain fut levé en 1635, par la jalousie du prince d’Orange qui n’aimoit pas Richelieu.
  37. Peut-être le baron de Courcelles. Il avoit servi comme volontaire sous le maréchal de Créquy en Italie. On verra plus loin qu’il y avoit dans le voisinage de Mandres un seigneur de Courcelles, qui avoit épousé une dame Guillemette de Salvatory.
  38. La duchesse d’Angoulême mourut à Paris le 12 août 1636.
  39. Claire de La Luzerne. Elle épousa plus tard Louis ou Jacques d’Argouges, baron de Gratot.
  40. Armand de Bourbon, prince de Conty, frère du grand Condé.
  41. Il existe encore. Il porte dans la rue Pavée le n° 24. Commencé par Diane de France, fille légitime de Henry II, continué par le duc d’Angoulême, il n’a été achevé que vers 1718 par Chrétien de Lamoignon, président à mortier. Il n’y a du duc d’Angoulême que les deux ailes. « Aujourd’huy, dit M. Paulin Paris dans son savant commentaire sur les Historiettes de Tallemant des Réaux, l’hôtel de Diane de France, duchesse de Montmorency, de Charles d’Angoulême et de l’honorable maison de Lamoignon appartient à un marchand de toiles, nommé M. Pruneau, et plus de vingt locataires s’en partagent la jouissance à des prix fort modiques. »
  42. Les actes de baptême de 1635 à 1650 n’existent plus dans les archives de la paroisse de Sussy. De 1650 à 1665, année de la mort de M. de La Guette, il n’a été baptisé aucun enfant de son nom.
  43. Agnès Molé épousa Hervieu Bazan, seigneur de Flamanville, dont il est parlé plus haut.
  44. Marie Molé, femme de Georges de Monchy, marquis d’Hocquincourt, chevalier des ordres du roi, fils du maréchal.
  45. Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sevigny ou de Sévigné. Elle dit dans une lettre, datée du 22 juillet 1676 : « Vous ai-je mandé que je fus dîner, l’autre jour, à Sucy, chez la présidente Amelot, avec les d’Hacqueville, Corbinelli, Coulanges ?… Je fus ravie de revoir cette maison où j’ai passé ma belle jeunesse. Je n’avois point de rhumatismes en ce temps-là. » Cette maison avoit été bâtie par son aïeul, Christophe de Coulanges, et elle appartenoit, au temps de sa belle jeunesse, à son oncle Philippe, le maître des comptes.
  46. Hélène de Masparault fut mariée à François Portail, seigneur de Fresneau, secrétaire du roi.
  47. Louise de Masparault, épousa Guillaume Tronçon, secrétaire du cabinet.
  48. Il y avait alors deux généraux françois en Italie : le duc de Longueville, qui commandoit l’armée d’opération, et le maréchal du Plessis-Praslin, qui lui conduisoit une armée de secours. La paix se fit avec le duc de Savoie, le 3 avril 1645.
  49. Suivant Borel, momon signifie proprement une pelote que portoient en parade ceux qui faisoient les notables mascarades. Furetière explique ainsi ce mot : « Défi d’un coup de dez qu’on fait quand on est déguisé en masque. » Le récit de madame de La Guette semble autoriser cette définition : « Quand on eut joué, etc. » Quoi qu’il en soit, il est clair qu’ici le terme de momons est pris dans un sens un peu plus étendu et qu’il veut dire des hommes masqués.
  50. Grillade, viande qu’on fait rôtir, réchauffer ou achever de cuire sur le gril. Il faut garder ces cuisses de volailles ; nous en ferons une grillade au Réveillon. Capilotade, sauce qu’on fait a des restes de volaille et de pièces de rôt dépecées. Dictionnaire de Furetière. Faire grillades et capilotades, c’étoit improviser un repas avec des restes de viande.
  51. Cette locution n’étoit pas alors plus françoise qu’elle ne le seroit aujourd’hui ; mais, apparemment, elle avoit cours dans la province.
  52. 1645. La bataille de Nordlingen se donna le 3 août.
  53. Bernard, duc de Saxe-Weimar. Il avoit été un des lieutenants de Gustave-Adolphe. Après la mort de ce roi, il passa avec ses troupes au service de la France.
  54. Jean-Gaspard-Ferdinand, comte de Marsin ou Marchin. Il commandoit l’infanterie françoise à la bataille de Nordlingen. Il fut blessé à l’attaque du village où périt le comte de Mercy, général des impériaux. « Le jour avant la réduction de Furne (qui eut lieu le 7 septembre 1646), la fièvre quarte me prit, dit Chavagnac ; ce qui m’obligea de me mettre dans la ville, où je trouvai le comte de Marsin malade, qui ne l’étoit pas néanmoins assez pour l’empêcher d’en conter à une de nos hôtesses. »
  55. Tortose fut pris le 10 juillet 1648 par le maréchal de Schomberg. Marsin commandoit sous lui avec le titre de lieutenant général.
  56. « Tonsure se dit figurément et bassement de ce qu’on veut faire passer pour fort simple, mince et délié. Docteur, médecin, avocat à simple tonsure sont ceux qui ont peu de capacité, de mérite. » Cette explication de Furetière ne me satisfait pas. J’en hasarde une autre : La tonsure est le premier des ordres mineurs. Elle n’est qu’un degré qui conduit à la prêtrise. On n’est pas prêtre pour être tonsuré ; on n’est pas même obligé à le devenir : c’est-à-dire qu’on ne s’est voué à l’Église par aucun engagement irrévocable. Un baron a simple tonsure est donc à un baron ce qu’un tonsuré est à un prêtre. C’est un baron qui aspire à l’être, mais qui ne l’est pas, qui ne le sera peut-être jamais.
  57. Plier la toilette, enlever ce qu’il y a de meubles, d’habits, de linge, de pierreries, qu’on laisse en voie dans sa maison et sur sa toilette. Dictionnaire de Furetière.
  58. Le roi sortit de Paris le 6 janvier 1649, et le blocus commença aussitôt.
  59. Louis II de Bourbon, prince de Condé.
  60. Vaudeter, marquis de Persan, lieutenant général des armées du roi. Il a joué un rôle assez considérable dans les guerres de la Fronde.
  61. Charles de Lorraine, duc d’Elbeuf. Voici deux des triolets que Marigny fit contre lui à l’occasion de cette guerre de la Fronde :

    Ce pauvre monseigneur d’Elbeuf,
    Qui n’avoit aucune ressource.
    Et qui ne mangeoit que du beuf,
    Ce pauvre monseigneur d’Elbeuf
    A maintenant un habit neuf
    Et quelques justes* dans sa bourse,
    Ce pauvre monseigneur d’Elbeuf
    Qui n’avoit aucune ressource.

    Rentrez, bourgeois ; ne donnez pas,
    On a trop soin de votre vie.
    Monsieur d’Elbeuf ne le veut pas.
    Rentrez, bourgeois ; ne donnez pas.
    Puisque vous remplissez ses plats
    Et rendez sa table servie,

    * Les justes étaient des louis d’or ou d’argent à l’effigie de Louis XIII, qu’on avoit commencé à frapper en 1640 et 1641.

  62. Estramaçon, coup qu’on donne du tranchant d’une forte épée, d’un coutelas, d’un cimeterre. On le dit aussi de l’arme même ; et c’est la partie du sabre qui est environ d’un demi-pied au-dessous de la pointe. Dictionnaire de Furetière.
  63. « Ce jour (19 janvier), est-il dit dans la Seconde arrivée du Courrier françois, monsieur le duc d’Elbeuf estant sorty avec de la cavalerie pour aller du costé de la province de Brie, deffit des troupes mazarines qui emmenoient quantité de bestial et particulièrement quatre à cinq cents porcs, lesquels il fit conduire à Paris. » Ce n’est pas tout à fait le récit de madame de La Guette. Le traducteur en vers du Courrier, Saint-Julien, raconte ainsi cette victoire des Frondeurs dans le Courrier burlesque de la guerre de Paris :

    Le mardy, du costé de Brie,
    Sortit avec cavalerie
    Le généreux prince d’Elbeuf ;
    Ce fut de janvier le dix-neuf
    Qu’ayant rencontré quelque bande
    Des volleurs de nostre viande,
    Notamment de cinq cents gorets,
    Il prit en main leurs intérêts,
    Et battant ces oyseaux de proye,
    Gagna les gorets avec joye,
    Que ces animaux, par leurs cris
    Firent connoître à tout Paris.

    Pour l’auteur des Vers burlesques envoyez à monsieur Scarron sur l’arrivée du convoy à Paris, ce n’est pas assez de cinq cents gorets ; il y ajoute deux mille moutons et huit cents bœufs :

    Escortez par monsieur d’Elbeuf ;
    Vitry, Narmoutier, La Boullaye
    Leur faisoient une belle haye.
    Mesmes le grand duc de Beaufort
    Empeschoit qu’on ne leur fist tort.

    L’exploit lui avoit paru trop digne de la reconnoissance des Parisiens pour en laisser l’honneur au duc d’Elbeuf tout seul. Si son énumération n’est pas complète, c’est uniquement parce

    qu’il veut épargner ses lecteurs :

    Je passe, pour faire plus court,
    Le vaillant La Mothe Houdancourt,

    Toute la Fronde y étoit ; et ce n’étoit pas trop.

  64. Jacques de Rouxel, comte de Grancey, depuis maréchal de France.
  65. L’auteur de la Lettre du père Michel… à monseigneur le duc d’Angoulême raconte la chose un peu différemment. Il est curieux de comparer son récit à celui de madame de La Guette. Voici d’abord comment le pamphlétaire parle du comte de Grancey : « C’est ce Vulcan malheureux et ce misérable boiteux qui a l’âme encore moins droite que le corps et que Dieu atteindra le premier aussitost que sa justice sera satisfaite de nostre persécution. Il a volé Lezigny et Panfou. Il a coupé jusques à des tableaux dans leur enchâssure pour les emporter, et n’a pas emporté les chasteaux et les maisons que parce qu’ils estoient attachez à la terre ; mais il les a désolez. C’est un homme dont les crimes ont fait connoître son nom, et qui n’a fait que des ennemis dans son propre pays, où la bassesse de son extraction le rend méprisable par les nobles et où le peuple déteste sa violence et son humeur tyrannique. Nous avons un de nos pères qui connoist sa race et qui nous a asseuré que le nom qu’il perte luy est commun, comme le cœur et le sang, avec la plus commune populace de…, et qu’il n’a point d’alliance recommandable que par sa mère seulement, fille d’un mareschal de France (Philippe Strozzy) qui estoit un athée et le principal de ces ministres violents qui dépravèrent les mœurs du duc d’Alençon et d’Anjou, frère de Henry III, qu’ils portèrent à vouloir régner par force et par citadelles sur les Flamens et Brabançons, qui l’avoient appelé, receu et déclaré leur prince légitime. Il s’est donné à M. le duc d’Orléans, qui l’a fait maréchal de camp et gouverneur de… ; et ces bienfaits sont des marques qu’il a fort peu servi S. A. R., si ce n’est que le jugeant capable de quelque jalousie des exploits de M. le Prince, il traversa ses desseins au siège de Thionville, en donnant passage à des troupes qui entrèrent dans la ville pour la défendre. »
    Le pamphlétaire raconte ensuite à sa manière les violences commises par les soldats du comte de Grancey dans le voisinage de Grosbois :
    « Nous sommes courus dans nos bois par ces tygres plus cruels que ceux de la Lybie, qui n’ont jamais fait de tort aux anciens pères hermites. La couleur innocente de nos habits leur inspire une rage forcenée contre tout ce qu’il y a de candeur : et nostre pauvreté, qui nous a tousjours asseurez dans les passages les plus infestez, fait que nostre sang est désiré par ces gouffres insatiables qui ne peuvent souffrir que rien échappe à leur fureur que ce qui peut satisfaire leur avarice. Ils font toutes sortes de profanations autour des abbayes d’Yerre et de Jarsy ; et il faut que ces saintes vierges, épouses de Jésus-Christ, composent tous les jours pour la seureté de vingt-quatre heures de leur honneur. Ces vestales sacrées, qui croyoient pouvoir garder ce feu éternel qu’elles ont préféré à une flamme légitime qui leur eust donné ou asseuré secours dans les villes dans les bras de leurs maris et en la juste valeur de leurs enfants et de leurs proches, sont à tous momens dans la crainte de se voir l’opprobre de cette nation maudite qui a fait des débauches et des ordures qui ne se peuvent décrire dans les vaisseaux sacrez, et à qui il ne reste plus que de commettre généralement ce sacrilége abominable que l’on nous dit avoir esté perpétré sur quelques religieuses particulières. »
  66. Henri II, duc de Longueville. Les trois princes furent arrêtés le 18 janvier 1650.
  67. Les princes ne sortirent de prison que le 13 février 1651.
  68. Marsin fut arrêté à Barcelonne par l’intendant Bezons et de Marca, évêque de Conserans, plus tard archevêque de Toulouse, « autant de temps, dit Lenet, après que les princes furent arrêtés qu’il en fallut pour envoyer les ordres. »
  69. Bailleur, celui qui remet les os disloqués, les côtes pliées, enfoncées ou rompues. Les Bailleurs ne sont pas érigés en corps de métier ni en officiers ; il faut pourtant excepter les Bailleurs qui servent par quartier chez le roi. Les Bailleurs sont aussi appelés Renoueurs. Dictionnaire de Furetière.
  70. Quelque temps après la guerre de Paris, mais pendant la prison des princes. Les gardes du prince de Condé furent, en effet, envoyés dans leurs quartiers en Bourgogne après l’arrestation de leur maître. On va voir d’ailleurs, par ce que madame de La Guette dira tout à l’heure du comte de Marsin, que les princes étoient encore prisonniers.
  71. Marie de Balzac, deuxième fille de Henri de Balzac, marquis de Clermont d’Entraigues, comte de Graville, baron des Dunes, seigneur de Maizières.
  72. Louise Lhuillier de Boulencourt. La réputation de la marquise d’Entraigues étoit assez bien établie pour qu’elle ait pu, au témoignage de Tallemant des Réaux, commencer la réhabilitation de mademoiselle Paulet en la recevant chez elle.
  73. Il étoit aide de camp à la bataille de Llorens, gagnée sur les Espagnols par le comte d’Harcourt en 1645 ; et, la même année, on le retrouve encore dans l’armée de Catalogne, lieutenant-colonel du régiment de Montpouillan, et toujours aide de camp.
  74. Il y avoit alors trois hôtels du Petit-Bourbon : d’abord le Petit-Bourbon, aujourd’hui le Petit-Luxembourg, que le cardinal de Richelieu bâtit et habita avant de faire construire le Palais-Cardinal, et qu’il donna, en le quittant, à sa nièce, la duchesse d’Aiguillon ; puis l’hôtel de Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qui donna son nom à la rue du Petit-Bourbon, aujourd’hui rue Saint-Sulpice ; enfin, le Petit-Bourbon, qui étoit séparé du Louvre par la rue d’Osterriche, dont une portion porte maintenant le nom de rue de l’Oratoire. Ce dernier palais, élevé au xiiie siècle pour être la résidence des ducs de Bourbon, avoit été démoli en partie vers 1527 ; mais il restoit encore la galerie de la chapelle, que Louis XIV fit raser quand il jeta les fondements du nouveau Louvre. C’est là probablement que madame de La Guette vint loger ; mais à quel titre ?
  75. Antoine, d’abord comte et maréchal de Guiche, puis duc et maréchal de Grammont. C’étoit alors parmi les courtisans un usage général de se rendre dans une maison de bains pour s’y préparer à quelque action de courtoisie ou d’éclat, et souvent d’y passer la nuit. On y alloit la veille d’un rendez-vous galant, avant ou après un duel. On y donnoit des soupers ; on y faisoit la débauche. Quand on avoit quelque raison de ne pas se montrer dans Paris, on logeoit chez le baigneur. La maison la plus célèbre en ce temps-là étoit celle des Prudhommes. Il en est parlé dans presque tous les Mémoires contemporains.
  76. Le mariage fut célébré le 22 mai 1651.
  77. Charles de Sainte-Maure, duc de Montauzier, qui fut plus tard le mari de la célèbre Julie de Rambouillet. L’édition originale porte Montrusier ; mais c’est évidemment une faute d’impression. Montauzier fut fait duc en 1664. Madame de La Guette, qui écrivoit ses Mémoires longtemps après, a bien pu lui donner ce titre, quoiqu’il ne l’eût pas encore à la date de l’événement dont elle parle. Elle ne l’entendoit pas appeler autrement depuis plusieurs années ; et d’ailleurs elle n’étoit pas obligée de se souvenir de l’époque précise où le marquisat de Montauzier avait été érigé en duché.
  78. Maizières en Brouais, à une lieue de Dreux. Ce château appartenoit au marquis de Clermont d’Entraigues, qui prenoit dans les actes le titre de seigneur de Maizières. Il était la résidence de campagne du marquis et de sa famille.
  79. Ou Griffon, au sud-ouest de Villeneuve-Saint-George, entre Crosne et Yères.
  80. L’accommodement eut lieu en effet le 15 juin 1652. Il ne fut pas tout à fait libre de la part du duc de Lorraine, que Turenne menaçoit d’attaquer s’il ne consentoit pas à accepter les propositions du roi. Un des principaux négociateurs du traité fut le roi d’Angleterre, Charles II, alors réfugié en France. Il n’y a pas d’événement de la Fronde qui ait été le sujet de plus de pamphlets. Marigny dit à ce sujet, dans une lettre du 19 juin 1652 : « Le procédé du duc de Lorraine l’a tellement rendu odieux et les Anglois aussy, que ceux de ces nations là ne sont pas plus en seurete que les Mazarins. » Dans une Lettre de madame la duchesse d’Orléans au duc Charles, son frère, etc., un pamphlétaire fait dire à la duchesse : « Je ne vous tiendray pas seulement au rang de simple bâtard. » Le Lorrain, de son côté, ne se laissa émouvoir ni par les reproches des politiques ni par les injures de la multitude. On a, parmi les Mazarinades les plus rares, une Lettre de M. le duc de Lorraine, apportée à Son Altesse royale par M. le comte de Marcheville, où on lit : « Tout ce long discours se réduit à l’effet qu’Estampes est pourvue, vos troupes tirées et mises en seureté, et de plus les troupes de M. le Prince jointes à l’armée. » Cette pièce me paroît parfaitement authentique. C’est bien ainsi que le duc de Lorraine a dû écrire au duc d’Orléans. La lettre est datée de Coulommiers, le 25 juin.
  81. Il y avoit de ce nom, en 1642, un cornette au régiment de gardes qui fut tué au siége de Tortose, et un capitaine de vaisseau en 1692. Gazette de France.
  82. Le 2 juillet 1652.
  83. Henri de La Tour-d’Auvergne, vicomte de Turenne.
  84. Il y a certainement là une erreur ou une lacune ; car la rivière de Marne ne coule pas entre Sussy et Gros-Bois. Je ne vois pas même que la carte de Cassini y marque le moindre cours d’eau. Madame de La Guette ne peut pas s’être trompée si grossièrement. Il faut que la faute soit au copiste ou à l’imprimeur. Peut-être tout le peuple se réfugia-t-il à Saint-Maur ; et alors il dut, en effet, traverser la Marne. Je verrois d’autant moins de difficulté à cette explication que madame de La Guette dit presque aussitôt : « Je partis pour Gros-Bois. » Pourquoi cette désignation si le peuple avoit suivi le même chemin ? On verra un peu plus loin que les saintes hosties trouvées dans le tabernacle de l’église de Sussy, après le départ des Lorrains, furent portées à la Varenne de Saint-Maur.
  85. Georges, duc de Wurtemberg. Il avoit un commandement dans les troupes espagnoles qui étoient jointes à celles du duc de Lorraine.
  86. Elle étoit campée un peu au-dessus de Villeneuve-Saint-Georges, entre la Seine et la petite rivière d’Yerre, maîtresse de ses communications avec Ablon, sur la rive gauche du fleuve.
  87. Marigny, dans une lettre du 21 juillet, disoit que « l’armée des confédérés étoit presque trois fois aussi forte que celle du maréchal de Turenne, qui, constamment avec le maréchal de La Ferté, n’avoit pas plus de huit mille hommes. » L’estimation de madame de La Guette auroit donc été encore au-dessous de la vérité.
  88. Les bois de la Grange du Milieu étoient entre Grosbois et Villeneuve-Saint-Georges. Ils s’étendoient presque jusqu’à la rivière d’Yerre, derrière laquelle l’armée de Turenne étoit retranchée. Les Lorrains, qui venoient du Cheval-Griffon, dévoient défiler entre la rivière et les bois pour attaquer le maréchal. Ils dévoient en même temps laisser derrière eux le parc de Grosbois. La ruse de madame de La Guette n’étoit donc pas mal imaginée ; elle ne manquoit pas de vraisemblance. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Grosbois ayant des sauvegardes de tous les généraux, le duc de Lorraine étoit obligé d’en respecter les dépendances. Il ne pouvoit faire entrer ses troupes ni dans le parc ni dans les bois de la Grange. — Morin dit, dans son Histoire générale du Gâtinois, que « la garenne de Grosbois étoit abondante en lapins de très-bon goût, à cause des genièvres dont ils vivoient. »
  89. Baston de Montbas. Il passa plus tard au service de la Hollande. Il étoit, en 1672, commissaire général de la cavalerie dans l’armée du prince d’Orange. On l’accusa d’avoir livré en quelque sorte aux François le passage du Rhin. Ce fut l’occasion du livre qu’il publia sous le titre de Mémoires de M. le comte de Montbas sur les affaires de Hollande, ou Réponse aux calomnies de ses ennemis, jouxte l’imprimé a Utrecht, 1673, in-12. Ce livre est aujourd’hui fort rare.
  90. François de Vendôme, duc de Beaufort, Ce témoignage de madame de La Guette s’ajoute très-bien à celui de Chavagnac, qui affirme que le duc de Beaufort, incertain de la manière dont le Parlement prendroit son duel avec le duc de Nemours, se réfugia dans le camp du prince de Condé. On ne savoit pas à Paris ce qu’il étoit devenu ; et un pamphlétaire prétendit qu’il s’étoit retiré chez les Capucins. Le duel avait eu lieu le 30 juillet ; l’arrêt d’abolition ne fut rendu que le 22 septembre.
  91. « Messieurs de Fauge, chevalier de Rivière… tiendront ici le rang de Télamon, père d’Ajax, roy de l’isle de Salamine, qui assista Hercule au fameux siége de Troie, qui pour récompense de ses services lui donna pour femme la fille de Laomédon ; et ces fameux héros, ayant si fortement appuyé vos généreux desseins en l’expédition de la conqueste de la liberté de messieurs les princes dans l’isle de Limicaritos, pourront espérer à bon droit la récompense due à leurs mérites. » Apothéose de madame la duchesse de Longueville.
  92. Ou Sercey, village au sud-est de Mandre, dans la direction de Brie-Comte-Robert.
  93. Il faut peut être lire Salvatory. Au moins ai-je trouvé dans l’Armorial général (1697 — Champagne et Brie) une dame Guillemette de Salvatory, veuve de Daniel Guillaume, écuyer seigneur de Courcelles, qui portoit d’or à un lion passant de gueules et un chef d’azur. Pourtant il y avoit en 1634 devant Lamotte un Salmatory, lieutenant au régiment de Picardie.
  94. Valenton est un village tout près de Villeneuve-Saint-Georges, au nord-est. Limay ou Limet, ou mieux peut-être encore Limeil, d’après la carte de Cassini, n’en est pas éloigné. Le prince de Condé se plaçoit ainsi entre Paris et l’armée du maréchal de Turenne ; mais celui-ci avoit un pont de bateaux sur la Seine, à Ablon. Il y a parmi les Mazarinades une Relation du 12 septembre, touchant ce qui s’est fait et pansé dans l’armée de messieurs les princes et leur campement pour investir l’armée du maréchal de Turenne, etc. Elle est signée par un officier des princes et datée du camp de Limet.
  95. Cette circonstance est fort exactement observée. Le maréchal de Turenne occupoit, en effet, le camp où le duc de Lorraine s’étoit retranché au mois de juin précédent, après le secours d’Étampes.
  96. Je ne me porterois pas garant de ce récit ; mais je ne puis m’empêcher de faire ici deux remarques : la première est que l’inaction du duc de Lorraine et des princes n’a jamais été bien expliquée. Les Frondeurs s’en sont pris tour à tour et en même temps à la trahison, à une maladie qui avoit retenu le prince de Condé a Paris, et à une reprise des négociations secrètes de ce prince avec la cour. C’étoit alors, en effet, qu’il employoit à faire sa paix le duc de Rohan, le comte de Chavigny et Goulas. Les royalistes paroissent n’avoir pas été fâchés d’accréditer les accusations portées contre la foi du duc de Lorraine ; témoin ces vers de Montfleury dans l’Élégie de la France aux Frondeurs :

    « Les Lorrains enrichis de mes champs désolés
    Revendent dans leur camp les biens qu’ils m’ont volés ;
    Et leur perfide prince, où votre espoir se fonde,
    Qui se trompe lui-même en trompant tout le monde,
    Ce juif errant que Dieu ne peut voir sans courroux,
    S’en rêva sans combattre et se moque de vous. »

    La seconde remarque est que madame de La Guette se montre très-exacte jusque dans les plus petits détails de son récit ; nous en avons donné précédemment plusieurs preuves.

  97. Alberte Barbe d’Ernecourt, femme de Jean-Jacques d’Haraucourt, seigneur de Saint-Balmont, d’une des plus anciennes et plus illustres maisons de Lorraine. Le père Jean-Marie, religieux pénitent du tiers-ordre de Saint-François, a écrit sa vie sous le titre de l’Amazone françoise. Paris, 1678, in-12. En 1773, le père Des Billons a abrégé le livre très-prolixe du père Jean-Marie et a publié a Liège, chez J.-J. Tutor, et à Paris, chez Babuty, l’Histoire de la vie chrétienne et des exploits militaires d’Alberte Barbe d’Ernecourt, connue sous le nom de madame de Saint-Balmont. In-12. Madame de La Guette dut être, en effet, d’autant plus flattée du compliment, que madame de Saint-Balmont n’étoit pas seulement une femme vaillante, comme on disoit alors, mais encore une femme très-pieuse et qui avoit mené, au milieu de ses aventures de guerre, une vie tout à fait dévote. Elle avoit dû entendre parler d’elle d’une manière toute particulière à Grosbois. Voici ce qu’on lit dans l’ouvrage du père Des Billons : « Un jour quelle étoit allée rendre visite à un de ses parents, quelques soldats de l’armée françoise vinrent piller la bétail de ce gentilhomme. Elle y courut aussitôt avec lui et avec trois cavaliers qu’elle avoit pris en sortant de chez elle pour l’accompagner. Elle eut bientôt mis en fuite les pilleurs. Elle avoit ordonné qu’on épargnât leur sang ; mais un de ses cavaliers s’obstina à les poursuivre et en tua un. Elle alla sur-le-champ trouver le duc d’Angoulême pour lui faire des excuses et des plaintes en même temps. La nouvelle de son arrivée s’étant répandue en un moment dans toute l’armée, plus de quatre cents officiers vinrent se ranger auprès d’elle ; et ce fut avec ce brillant cortége qu’elle parut à l’audience publique du général, qui, charmé de pouvoir déclarer en présence d’une si belle assemblée les sentiments que lui inspiroient le courage et les vertus de l’amazone, excusa l’emportement de son cavalier, blâma la conduite des pilleurs, loua tout ce qu’elle avoit fait, lui accorda une garde pour le château de son parent, et ajouta que puisqu’elle n’avoit pas besoin d’un pareil secours, il alloit faire publier dans toute l’armée une ordonnance qui défendroit à qui que ce fût de l’inquiéter dans aucune de ses possessions. Quand elle se retira, il lui dit qu’il vouloit la voir monter à cheval. Elle ne fit aucune difficulté de lui donner cette satisfaction ; et tout le monde admira son adresse et sa bonne grâce. » Le père Des Billons ajoute que depuis ce temps-là madame de Saint-Balmont fut en correspondance avec le duc d’Angoulême.
  98. La Gazette de France le nomme Noirfalize et lui donne, en 1645, le titre de capitaine dans le régiment de Marsin.
  99. Turenne décampa le 26 septembre. Il passa la Seine à Ablon, ou il avoit un pont de bateaux, et non la petite rivière d’Yerre, qu’il n’avoit d’ailleurs pas besoin de traverser pour aller à Corbeil.
  100. Demi-pistoles.
  101. Le roi donna un premier édit d’amnistie le 26 août, un second le 26 septembre, et fit sa rentrée dans Paris le 21 octobre 1652.
  102. Le prince de Condé, qui étoit sorti de la ville le 13 octobre, joignit aussitôt ses troupes à l’armée de Lorraine et prit la route de la Flandre avec elle.
  103. L’échevin Philippe étoit, en effet, très-bon royaliste. Son nom figure au bas de la lettre que les prévôt des marchands et échevins écrivirent au roi vers la fin de juin 1652, pour le prier de laisser entrer dans Paris le pain de Gonesse. Le roi ne manqua pas de répondre « qu’il travailloit pour la délivrance et le soulagement du peuple. » C’étoit le but principal de la lettre. Les deux pièces furent publiées immédiatement et répandues par la ville.
  104. Sainte-Rose de Ville-Chasson, d’abord prieuré dépendant de Rosay, puis abbaye quand Rosay eut été détruite par les Anglois. Elle étoit de l’ordre de Saint-Benoît. Ville-Chasson est situe entre Montereau et Pont-sur-Yonne, près d’Égreville.
  105. La Gazette de France fait mention, à la date du 24 juillet 1638, d’un sieur de Sainte-Olive, qui étoit commissaire de l’artillerie au siège de Saint-Omer, et qui fut blessé et fait prisonnier à la prise du fort de Nieulet par le prince Thomas de Savoie.
  106. Gaspard, comte de Chavagnac. Il avoit été du parti des princes ; mais croyant avoir à se plaindre du prince de Condé, il avoit fait sa paix avec la cour ; et en ce moment il étoit maréchal-de-camp dans l’armée du duc de Candale. On a de lui des Mémoires qui sont rares, malgré trois éditions ; mais sont-ils bien de lui ?
  107. Alexandre de Galard de Béarn, comte de Brassac. Il étoit neveu de Jean de Galard de Béarn, dont nous avons parlé plus haut.
  108. René de Galard de Béarn, seigneur de Lavaure.
  109. Il étoit gentilhomme du prince de Condé. Il avoit suivi son maître au siège de Lérida en 1647, et il y fut blessé.
  110. N’est-ce pas le même qui étoit un des secrétaires de l’assemblée de la noblesse, à Paris, en 1651 ? Son nom est imprimé au bas des procès-verbaux Chanlost.
  111. Voici comment Balthazar raconte la mort du marquis de Chanlot (Histoire de la guerre de Guyenne, commencée sur la fin du mois de septembre 1651 et continuée jusqu’à l’année 1653, Cologne, Corn, Egmont, 1624, in-12) : « La réduction de Bordeaux dans l’obéissance du roi se fit à la fin du mois de juillet 1653. Chanlot, qui étoit dans Périgueux (il y avoit été laissé comme gouverneur en 1651), avoit eu ordre depuis peu de Marchin de tenir toujours bon pour son maître, lui promettant un puissant secours ; à quoi Chanlot s’attacha fort vigoureusement. Mais le colonel La Roque, qui y étoit, prévoyant quelque funeste malheur, en partit avec son régiment de cavalerie. Enfin un habitant tua Chanlot d’un coup de fusil. La garnison se rendit prisonnière, de sorte qu’il ne resta aucune place en Guyenne qui ne se soumît à l’obéissance de son roi et qui ne sentît une vive douleur de s’être séparée de son prince. » Page 101.
    Chavagnac, qui a joué un rôle dans cette sanglante tragédie, nous donne des détails beaucoup plus étendus : « D’abord que je fus arrivé (du Médoc), on me détacha avec six mille hommes pour aller assiéger Périgueux d’un côté, tandis que Sauvebœuf l’attaqueroit de l’autre. Il devoit me donner la parole, et moi commander les attaques et agir sous ses ordres. Chanclos (Chanlot), avec douze cents hommes du régiment de Condé, en étoit gouverneur et se préparoit à une grande défense, quand à dix lieues de Bordeaux, dînant chez le marquis de Forçat (Fortia), mon parent, trois hommes y abordèrent, disant avoir des lettres pour M. le comte de Chavagnac, de la part de la ville. J’y trouvai qu’elles étoient d’un magistrat nommé Boudin, qui avoit eu un différent avec Chanclos, qui, pour le surprendre dans des intelligences avec nous, étoit allé heurter à sa porte. Boudin en ayant été averti et se croyant perdu, pria deux de ses amis de le défendre ; ce qui leur fit prendre trois mousquetons qu’ils déchargèrent sur Chanclos et deux officiers qu’ils tuèrent sur la place. Et aussitôt, sortant dans la rue, ils crièrent : Liberté ! vive le roi ! La Baume rassembla le régiment dans un canton de la ville ; mais se sentant accablés, ils se rendirent à discrétion. C’étoient ces messagers que Boudin envoyoit pour en porter la nouvelle à M. de Candale, afin de recevoir ses ordres pour la manière dont on devoit les traiter. Ils ajoutèrent que Sauvebœuf étoit venu à leur porte, mais qu’ils n’avoient pas voulu lui ouvrir, sachant bien qu’il les feroit piller. Je les louai de leur zèle et de leur courage, leur donnai un officier et sis cavaliers pour les conduire à M. de Candale. » Page 197 du premier volume ; édition de Besançon, 1699. Chavagnac raconte ensuite comment il entra dans la ville, comment il fit un traité avantageux pour les officiers de Condé, comment enfin il sauva la vie au maire et obtint que Périgueux ne seroit pas démantelé, moyennant un présent de 100,000 livres pour le duc de Candale et un autre de 3,000 pistoles pour lui.
    Boudin, que la Gazette de France appelle Bodin, étoit procureur du loi au présidial de Périgueux. Cet événement est du 16 octobre 1653.
  112. Je parlerai de lui un peu plus loin à l’occasion de la mort de sa femme.
  113. Chavagnac, Gaspard (comte de), l’auteur des Mémoires.
  114. Elle s’appeloit Charlotte d’Estaing, et elle étoit sa cousine.
  115. Nous compléterons encore ici le récit de madame de La Guette par quelques pages empruntées à des mémoires contemporains. Nous croyons que ces citations ne seront pas trouvées trop longues. Voici d’abord comment s’exprime Balthazar : « Deux mois après, le régiment de Marchin se noircit d’un crime dont la pensée fait horreur. Le marjor Faujan eut intelligence avec Marin (un des généraux du duc de Candale) sous prétexte d’aller voir Maesmir, aussi capitaine dans Marchin, qui commandoit au Mas d’Agenois, avec lequel il fit en sorte qu’il se révolta le premier, feignant d’avoir été surpris par Marin. De là, ce Faujan de nom et d’effet alla à Monségur, où étoient les deux régiments de Montpouillan, avec lesquels il complota si bien que peu de jours après ils se révoltèrent aussi et remirent la place au duc de Candale. Il vint ensuite à Bordeaux et raconta cette nouvelle à Marchin et au prince de Conty comme s’il n’en eût rien su. Marchin le renvoya à Sarlat, lui recommanda d’avoir bien soin de la place. Il ne demanda pas mieux ; et ayant gagné son régiment, il fit commettre l’action la plus inhumaine qui peut monter dans l’esprit des hommes. Il fit couper la gorge au régiment d’Anguien à l’issue du souper que les officiers de l’un et de l’autre corps firent ensemble. Marin Chastelliat et les officiers de ses troupes qui étoient venus avec lui le matin seulement dans le dessein de se rendre maîtres de Sarlat, frémirent de ce carnage, après lequel ce régiment, qui avoit trempé ses mains dans le sang de ses amis, s’en alla au logis de Chavagnac, qui, à cause de sa goutte, s’étoit mis au lit avec sa femme, qu’il avoit ci-devant fait venir de l’Auvergne. Il jugea bien au bruit que l’on fit, qu’il y avoit trahison dans la ville ; mais il n’en connoissoit pas l’auteur, s’étant assuré de la fidélité de ces deux régiments. Il sort promptement du lit, voyant que son logis était assailli de grands coups de mousquets et de pistolets par les officiers du régiment de Marchin et des principaux habitants de la ville, qui crioient : Tue Chavagnac ! Il se cacha dans la maison, en attendant l’événement de sa vie. Sa femme, se levant en chemise et cherchant aussi quelque lieu où elle pût être à couvert de cet orage, reçut trois ou quatre coups de pistolets, dont elle mourut deux jours après. L’on peut croire que l’on la prit pour son mari. Néanmoins, l’action fut si noire que toute bonne âme en demeura saisie d’horreur. Chavagnac alla porter le deuil de sa femme à Agen, où il fut conduit prisonnier par Marin au duc de Candale, qui le renvoya quelques jours après à Bordeaux sur sa parole, afin de faciliter son échange avec Bougy, prisonnier de Balthazar, qui lui fut accordé. » Histoire de la guerre de Guyenne, page 77.
    Le récit de Chavagnac est plus complet à quelques égards ; mais il faut convenir qu’on y trouve des détails qui semblent accuser la main sinon d’un romancier, au moins d’un arrangeur. « Sur ces entrefaites, les officiers du régiment de Marsin qui étoient en garnison dans Sarlat, où commandoit mon frère, envoyèrent offrir à M. de Candale de lui livrer une porte de la ville pour une somme qu’ils demandèrent, pourvu qu’on ne me confiât pas l’exécution de l’entreprise. Comme elle étoit d’une grande conséquence pour le roi, M. de Candale, après être convenu avec ces traîtres, m’envoya un ordre de me rendre auprès de lui. Je croyois avoir assez bien servi le roi pour ne pas m’attendre qu’on m’ôtât mon commandement. Je commençois à m’en plaindre, quand Tracy, qui étoit chez le duc de Candale, m’emmena chez lui et me conta tout le complot de la garnison de Sarlat. On peut juger quelle fut mon inquiétude. Je tremblois que mon pauvre frère et toute sa famille n’y fussent assassinés, et je ne m’éloignois pas beaucoup de ce qui arriva ; car comme mon frère, après avoir fait sa ronde, fut se coucher tranquillement avec sa femme, le régiment de Marsin ouvrit la porte qui lui étoit confiée, et, se mettant avec les troupes du roi, marcha à l’hôtel de ville, ou logeoit mon frère, pour enfoncer les portes ; ce qui l’ayant éveillé, il se saisit de ses deux pistolets, qu’il tira à ceux qui montoient son degré. Sa femme, qui étoit mademoiselle d’Estaing, dame pleine de beauté et de mérite, âgée seulement de dix-neuf à vingt ans, effrayée du bruit quelle entendoit, voulut traverser une galerie pour venir au secours de son mari ; mais elle fut renversée de cinquante coups de mousquets, dont il y en avoit trois qui lui traversèrent le corps. Tandis qu’elle expiroit, mon frère couroit de tous côtés pour la faire sauver ; mais en sortant de son appartement, il trouva son maître d’hôtel, qui avoit dix mille écus à lui dans ses coffres, qui lui appuya le pistolet dans le ventre, disant qu’il falloit tuer l’ennemi du roi. Heureusement il le manqua. Et comme ce coquin alloit redoubler, mon frère le saisit dans le temps qu’il le tiroit. On peut s’imaginer combien il fut frappé de la perfidie d’un valet qui l’avoit servi depuis dix ans et qui le vouloit assassiner pour avoir son argent. Mais de quelle horreur ne fut-il pas surpris quand, en sortant de sa chambre, il vit sa femme toute baignée dans son sang, qui sembloit n’attendre que son arrivée pour lui dire le dernier adieu, et embrasser un de ses enfants qui n’avoit que deux ans, étendu à sa droite avec sa nourrice qui l’avoit voulu sauver. Jamais spectacle ne fut plus horrible. Aussi mon pauvre frère tomba évanoui et seroit mort de douleur si Marin, qui commandoit les troupes du roi, n’eût accouru pour le tirer d’entre mille épées nues qui étoient sur le point de lui arracher une vie qui lui étoit insupportable. Après l’avoir éloigné d’un objet si triste et si déplorable, il lui fit donner un habit pour se couvrir ; car il ne sauva quoi que ce soit au monde de plus de vingt-cinq mille écus d’argent comptant, sa vaisselle, ni un seul cheval de son équipage, le tout ayant été pillé. Marin en agit le mieux du monde, et l’amena à M. de Candale. Ce pauvre homme ne me vit pas plus tôt qu’il fut une demi-heure sans pouvoir me parler. À la fin il ne put retenir ses larmes, et en m’embrassant il me dit qu’il n’avoit plus regret de mourir après avoir eu la satisfaction de me voir, sentant bien qu’il n’avoit pas la force de résister ni de survivre à l’effroyable malheur qui venoit de lui arriver. Je ne fus pas moins attendri que lui : mais quelque effort que je fisse pour lui faire prendre quelque nourriture, il me fut impossible de lui rien faire prendre de quarante-huit heures. M. de Candale et tant de gens de mes amis s’employèrent à le consoler qu’il résolut d’aller cacher sa douleur chez lui, où monsieur le Prince lui envoya deux mille écus pour le défrayer de la perte qu’il venoit de faire. » Mém. de Chavagnac, page 173 du premier volume.
    La Gazette de France a beaucoup moins de pitié pour Chavagnac, qu’elle accuse d’avoir tyrannisé les habitants de Sarlat et d’avoir poussé la cupidité jusqu’à « violer la paix des tombeaux » pour y trouver de l’argent ; elle dit que sa femme fut seulement blessée ; mais ce n’est pas ce que nous voulons faire remarquer. Elle insiste longuement sur la part que les magistrats de la ville prirent au mouvement ; elle en nomme plusieurs avec éloge : Borcel, avocat et consul ; De Costes et Sainclar, conseillers au présidial. Voilà, croyons-nous, ce qui est d’autant plus digne d’attention que madame de La Guette, Balthazar et Chavagnac ne parlent que des officiers du régiment de Marsin.
    Chouppes, qui n’aimait pas Marsin, lui impute la responsabilité des deux tragédies de Périgueux et de Sarlat : « Marsin, dit-il, sépara son année en trois corps, dont il donna le commandement à Balthazar, à Chavagnac et au marquis d’Aubeterre ; et lui se retira à Bordeaux… M. de Candale ayant été averti de cette manœuvre, se retira d’Agen et envoya le chevalier d’Aubeterre vers le Mont-de-Marsan avec quelques troupes pour serrer Balthazar. M. de Candale fit des entreprises sur nos quartiers, surprit Jarzay, fit Chavagnac prisonnier, fit révolter les régiments de cavalerie et d’infanterie de Montpouillan et même celui de Marsin, défit le corps des gendarmes et mon régiment, qui étoit de la brigade du marquis d’Aubeterre. Le comte de Maure fut fait prisonnier, et enfin l’armée de M. le prince devint à rien par la faute d’un homme qui étoit incapable de suivre de bons conseils. » Mémoires du marquis de Chouppes, page 22 de la deuxième partie.
    L’affaire de Sarlat est du 23 mars 1653. Le héros infortuné de cette triste aventure s’appeloit François de Chavagnac. Il avoit débute dans la carrière militaire par la lieutenance des gardes du comte d’Harcourt. Il avoit servi avec quelque distinction, notamment au premier siége de Lérida ; mais il fut remarquable surtout par sa constante fidélité au parti de M. le Prince. Il épousa en secondes noces Louise-Blanc du Bos. C’est en faveur de son fils aîné que la terre de Chavagnac fut érigée en marquisat.
  116. Henri Nompar de Caumont, marquis de Castelnau, duc de la Force en 1675, après la mort de son père, Armand, duc de la Force et maréchal de France. Il mourut lui-même en 1678.
  117. Catherine-Charlotte d’Angennes, troisième fille de la marquise de Rambouillet. Elle fut ensuite religieuse. « C’est, disoit d’elle en 1663 Tallemant des Réaux, une bonne fille, sans ambition, qui veut vivre dans une maison plus austère » (que Saint-Étienne de Reims, où sa sœur, Isabelle-Louise, étoit abbesse).
  118. Claire-Clémence de Maillé Brézé, princesse de Condé.
  119. Lucie de La Rochefoucauld, veuve en secondes noces de César de Costentin, comte de Fismes et de Tourville.
  120. Louis, duc de Bourbon, né à Bordeaux dans la nuit du 19 au 20 septembre 1652, et baptisé le 18 février 1653 dans l’église de Saint-André. « Peu de jours après la reddition de Saintes et de Taillebourg, le prince de Condé se rendit à Libourne, où étoit la princesse, qui neuf mois après s’accoucha à Bordeaux d’un fils. Il fut baptisé dans Saint-André. Le chevalier de Todias, premier jurat de la ville, fut son parrain et la duchesse de Longueville sa marraine. Il s’appeloit Louis Bourdeaux, duc de Bourbon. La joie de cette naissance fut bientôt rabattue, puisque quelques mois après la mort ravit cet illustre enfant et ne laissa à la terre que ses fragiles dépouilles. » Histoire de la guerre de Guyenne, page 30.
    Le prince de Condé écrivoit à Lenet, de Bruxelles, le 3 mai 1653 : « La réconciliation de mon frère et de ma sœur m’a donné bien de la joie ; mais la mort de mon second fils m’a causé beaucoup de déplaisir. Je vous prie sans aucun déguisement de me mander aussi ce qui est de l’état de ma femme et de me dire les sentiments des médecins ; et me les mandez afin que je sache ce que j’en dois espérer. Ôtez-moi, je vous prie, par ce moyen, de l’inquiétude où je suis. »
    Mém. de Lenet. Coll. Michaud.
  121. César, duc de Vendôme, fils légitimé de Henri IV. Il commandoit la flotte du roi devant Bordeaux.
  122. Faction démagogique de Bordeaux. Elle prenoit son nom d’une ormée, promenade plantée d’ormeaux, sur laquelle elle avoit coutume de s’assembler.
  123. Il n’étoit pas le chef, mais un des trois chefs de l’Ormée. Les deux autres s’appeloient Bonnet et Villars. Dureteste, excepté de l’amnistie, fut arrêté et mis a mort en 1653.
  124. Barthazar parle bien de quelque négociation de Marsin avec le parti du roi. Il nomme même à cette occasion M. de La Guette ; mais on va voir qu’il n’est pas d’accord avec notre auteur. Après avoir raconté qu’il y eut à l’archevêché « une assemblée des principaux de la ville, du prince de Conty, des princesses et des principaux officiers, où ceux de la ville déclarèrent qu’il ne falloit plus songer qu’à un prompt accommodement, » il ajoute : « Peu de jours après, chacun demandoit des passeports aux ducs de Vendôme et de Candale, comme Marchin, qui envoya La Guette à l’Ormont, qui lui en apporta un qui ne le satisfit point du tout. Enfin Marchin dressa un état des articles qu’il demandoit. » Histoire de la guerre de Guyenne, page 96. Quelque dissemblables que soient les deux récits, ils ne se contredisent pourtant pas. C’est tout ce que nous voulons en dire ici.
  125. Le sieur de La Marche étoit capitaine au régiment de Champagne en 1648. Le chevalier de La Marcousse commandoit en 1645 à la bataille de Llorens le régiment de Saint-Aunez ou Saint-Aunais. Le régiment qu’il avoit levé pour la Fronde de M. le prince faisoit partie de la brigade de Balthazar, qui ne dit pas un seul mot de ce curieux épisode de la guerre civile dans son Histoire de la guerre de Guyenne.
  126. Le château de Vair appartenoit au président Jean de Gourgues, du parlement de Bordeaux. Il est fameux dans l’histoire de la fronde bordeloise, parce que Richon, qui y commandoit pour le parti en 1650, fut pendu, sous prétexte qu’il avoit voulu tenir contre l’armée du roi dans une place qui n’étoit pas défendable. Les parlementaires firent fusiller en représailles le chevalier de Canolle, leur prisonnier depuis qu’ils avoient repris l’île de Saint-Georges.
  127. Jacques Nompar de Caumont, marquis de Boesse, petit-fils du marquis de Castelnau. Il fut duc de la Force en 1678 et mourut en 1699.
  128. Armand de Caumont, marquis de Montpouillan, mort en 1701, lieutenant général des armées des États de Hollande et gouverneur de Naerden. C’est apparemment pendant ce voyage qu’il fut arrêté par Saint-Simon, gouverneur de Blaye. Nous nous étonnerions du silence de madame de La Guette sur cet incident, auquel son mari a pu être mêlé, si nous n’avions pas eu souvent occasion de remarquer qu’elle parle rarement, bien rarement, de ce qui ne la touche pas d’une manière directe. Le marquis de Montpouillan se rendoit à Libourne pour y avoir avec le comte de Maure une conférence au sujet des affaires du prince de Condé. Il est cité dans la Gazette de France sous la date de l’année 1645 pour sa conduite à la bataille de Llorens, où il servoit en qualité de mestre de camp. On voit également dans le même journal qu’il avoit le grade de maréchal de camp au siège de Lérida en 1646.
  129. Louis de Rochechouart, comte de Maure. C’est contre lui que Bachaumont fit en 1649 ces deux triolets si connus :

    Je suis d’avis de batailler, etc.
    Buffle à manches de velours noir, etc.

    Et le prince de Condé ce troisième :

    C’est un tigre affamé de sang, etc.

  130. François d’Aidie. La seigneurie de Ribeyrac etoit venue en 1473 à Odet d’Aidie par sa femme, Anne de Pons, fille de Guy, sire de Pons, vicomte de Turenne en partie et de Caylus. Elle avoit été érigée en comté dans l’année 1595 en faveur d’Armand d’Aidie. Le fils de François-Joseph-Henry d’Aidie, marquis de Ribeyrac, mourut en 1717.
  131. Balthazar étoit originaire de Bohême ; mais il naquit dans le Palatinat. Son père, Gucheo Balthazar, avoit été capitaine des gardes du corps de Frédéric V, roi de Bohême, comte et électeur palatin du Rhin. Il fut tué à la bataille de Prague. Après avoir fait la guerre sous Gustave-Adolphe, Balthazar entra au service de France dans le temps de la bataille de Nordlingen avec les troupes veymariennes. Il fut employé d’abord avec le grade de colonel, en Bourgogne, contre Jean de Werth, puis en Catalogne sous le maréchal de Lamothe Houdancourt, le comte d’Harcourt, le prince de Condé, le maréchal de Schomberg, le cardinal de Sainte-Cécile et le duc de Mercœur. En 1651 il se jeta dans le parti du prince de Condé, parce que la reine l’avoit refusé au comte d’Harcourt pour servir en Guyenne : « Il fit ce qui étoit du tout contraire à son honneur et à son intention. Il lui étoit fort fâcheux qu’on l’amusât de tant de vaines espérances. Il ne pouvoit plus faire la guerre à ses dépens, ni payer de sa personne et de sa bourse. Il partit donc de Montpellier le 18 novembre 1651, avec son train seulement, et joignit son régiment (qui avoit suivi le comte de Marsin) à Montpezat en Quercy. » Histoire de la guerre de Guyenne, page 15. Après la Fronde, craignant d’être sacrifié aux intérêts des chefs du parti, il fit sa paix particulière et fut renvoyé avec le prince de Conty en Catalogne. Il est mort lieutenant général. Une relation manuscrite de Saint-Sever, que M. Pascal Duprat a citée dans l’Histoire des villes de France, prouve qu’on n’avoit pas une meilleure idée de lui en Guyenne qu’en Périgord : « Ledit Balthazar est si puissant et si cruel que tout le monde le craint. Il est Allemand et non point noble, sinon pour ses armes. Il n’a point aucune religion de bonne. On dit qu’il est magicien. Il ne parle jamais familièrement à personne ; mais il parle toujours de tuer et de pendre. » On pourroit rapprocher utilement de son Histoire de la guerre de Guyenne quelques mazarinades : la Défaite des troupes du comte d’Harcourt, que les sieurs de Montausier et de Folleville commandoient, par celles de monsieur le prince, sous la conduite du sieur Balthazar, etc. La Défaite des troupes du marquis de Sauvebeuf par celles de monsieur le prince, sous la conduite du sieur Balthazar… La Marche du sieur Balthazar dans le Périgord, ensemble la prise de la ville de Saint-Astier et de quelques châteaux. Est-ce par un mauvais jeu de mots sur les titres des deux premières pièces que l’auteur de l’Esprit de guerre des Parisiens dit : « La naissance et la bonté de son Altesse royale, le courage et les victoires du prince de Condé… les défaites de Balthazar… nous obligent de suivre un si juste parti. »
  132. Le brave Saint-Preüil, décapité à Amiens le 9 novembre 1641. Il étoit âgé de quarante ans. Son procès lui fut fait principalement pour avoir attaqué et battu la garnison espagnole de Bapaume, qui, après la prise de la place, se retiroit accompagnée d’un trompette du maréchal de La Meilleraye. En même temps il étoit accusé d’avoir établi de sa seule autorité des impositions sur les entrées d’Arras et d’avoir mis le pays à contribution. C’étoient là les griefs ostensibles. Y en avoit-il d’autres ? On le croit généralement : mais il seroit difficile de les établir d’une manière satisfaisante. Saint-Preüil s’appeloit François de Jussac. « Ce n’est pas qu’il ne fût un violeur et un tyran, dit Tallemant des Réaux, mais galant homme du reste et qui dépensoit tout. »
  133. Capitaine des gardes du cardinal Mazarin. Il fut fait gouverneur de la Bastille en 1658. Il avoit servi avec quelque distinction, notamment en Catalogne. Son nom est écrit dans les mémoires du temps de bien des manières différentes : Besmans, Baizemots, Baissemaux, Besmaut. Il signoit, lui, de Besmaux.
  134. Il ne faut pas oublier de consulter sur l’accommodement du prince de Conty les Mémoires du marquis de Chouppes, qu’on ne lit plus assez et qui sont rares.
  135. La paix de Bordeaux est du 31 juillet 1653.
  136. Jean Molé, deuxième de ce nom, président aux requêtes, dont nous avons parlé plus haut.
  137. Il avoit suivi d’abord le parti du prince de Condé ; mais il fit son accommodement avec la cour en 1653, contribua a la réduction de Bourg, que la Fronde bordeloise avoit livré aux Espagnols, et porta au roi la nouvelle de la soumission de Bordeaux, C’étoit apparemment l’oncle de Jean-Baptiste, comte de Montesson, mort lieutenant général en 1731.
  138. Le siége fut levé le 25 août 1654.
  139. M. Paulin Paris a bien voulu me communiquer l’extrait suivant d’une pièce manuscrite de la Bibliothèque Impériale qui est intitulée : Logements des Dames, avec leurs proverbes et devises :
    MADAME DE LA GUETTE LA JEUNE.

    À l’Épine fleurie, rue des Rosiers.

    PROVERBE.

    Il n’y a point de rose sans épines.

    — Est-ce notre madame de La Guette ?

  140. 7 novembre 1659. Les conférences avoient commencé le 13 août. Il y en eut vingt-quatre.
  141. Jacques Carpentier de Marigny, le fameux chansonnier de la Fronde. M. Louis Paris a commencé dans le Cabinet historique la publication de ses lettres jusqu’à présent inédites. Ce qui en a déjà paru promet un livre très-piquant, très-curieux, et qu’où ne lira pas avec moins de profit que de plaisir.
  142. Juin 1660.
  143. Armand du Cambout, marquis de Coislin. Il ne fut fait duc qu’au mois de décembre 1663 ; mais il ne faut pas oublier que les Mémoires de madame de La Guette sont au plus tôt de 1673, et qu’ils n’ont été publiés qu’en 1681.
  144. Les registres de la paroisse de Sussy portent sous l’année 1665 : « Ce 22 juin a été inhumé dans le cimetière de ce lieu Jean Marius, autrement dit de La Guette, capitaine d’une compagnie de chevau-légers. » Signé : Taillar.
  145. Georges Hubert, dit le chevalier de Saint-Hubert. M. l’abbé Lecanu, dans son Dictionnaire des Prophéties et des Miracles, l’appelle un chevalier d’industrie. Comment, en effet, avoit-il obtenu de Louis XIV, le 31 décembre 1649, des lettres patentes pour toucher les personnes mordues de bêtes enragées ou qui craignoient de l’être quelque jour, et de Jean-François de Gondi, archevêque de Paris, le 2 août 1652, la permission de toucher dans son diocèse, avec la concession de la chapelle de Saint-Joseph dans la paroisse de Saint-Eustache ? Cette permission fut renouvelée en 1666 par monseigneur Hardouin de Péréfixe, en 1689 par monseigneur de Harlay, et par monseigneur de Noailles en 1691. Henry de Gondrin, archevêque de Sens, délivra une permission semblable au chevalier de Saint-Hubert en 1654 ; et après lui, les évêques d’Angers, de Tournay, d’Arras, de Saint-Omer, etc. Jean-François de Gondy déclara dans ses lettres que, plusieurs années auparavant, le chevalier avoit préservé de la rage des animaux mordus tant en ses maisons de Gondy et de Saint-Cloud qu’au château et ès fermes de Noisy ; Henry de Gondrin atteste qu’il avoit guéri un neveu d’un de ses grands vicaires « étant en frénésie de rage. » L’abbé Lecanu doute que ces faits aient été bien vérifiés ; mais madame de La Guette ne parle-t-elle pas sur de bons témoignages ? L’abbé Lecanu présente une autre objection : une cédule de 1701 certifia que le chevalier de Saint-Hubert étoit seul issu de la noble race de l’évêque de Liége ; comment seroit-il possible, dit-il que ce fût toujours le même individu pendant un laps de temps aussi long ? Mais le récit de madame de La Guette se rapporte a une époque postérieure à 1660. Mettons 1662. On verra tout à l’heure que le chevalier étoit en âge de se marier. Accordons qu’il avoit quarante ans. Il n’en auroit eu que soixante-dix-neuf en 1701. Un pareil exemple de longévité est-il donc si incroyable ? L’abbé Lecanu suppose qu’on n’avoit jamais connu avant 1649 aucun descendant de Saint-Hubert qui prétendît guérir de la rage ; mais Guillaume Morin, dans son Histoire générale du Gâtinois, publiée en 1630, parle d’un Jacques du Quesnay, seigneur de Varennes, qui avoit cette prétention comme issu du saint évêque de Liége par sa mère, Marie Guillart. Il parle également d’une religieuse de ce nom de Guillart, qui étoit en possession de toucher les personnes mordues par des bêtes enragées. Nous ne voulons pourtant pas conclure en faveur du miracle. Quoi qu’il en soit, l’industrie du chevalier de Saint-Hubert ne l’avoit pas enrichi ; car madame de La Guette nous apprend qu’elle refusa de lui donner sa fille, parce qu’il étoit trop pauvre. Terminons en faisant remarquer que la duchesse d’Angoulême « le considéroit fort pour sa vertu, » et qu’elle le tenoit « homme de bien et fort charitable. » On en aura la preuve un peu plus loin.
  146. Catherine-Henriette Bélier. Tous les mémoires du temps disent assez quelle fut sa faveur auprès d’Anne d’Autriche. Sa fille, Jeanne-Baptiste de Beauvais, épousa le 1 novembre 1652 Jean-Baptiste Amador de Vignerot du Plessis, marquis de Richelieu, le second des petits-neveux du cardinal-duc.
  147. Il étoit gouverneur des Pays-Bas espagnols. Il avoit été nommé à cet emploi en 1669, n’étant encore âgé que de vingt-huit ans.
  148. La rupture eut lieu en 1672 à propos du siège de Charleroi, que le prince d’Orange avoit été obligé de lever. Monterey prétendit que la faute en étoit à Marsin, qui avoit mis de la négligence à envoyer les approvisionnements nécessaires devant la place, et il le lui dit assez aigrement. La réprimande fut reçue d’abord avec soumission ; mais Marsin ne tarda pas à s’apercevoir que l’on en parloit tout à fait à son désavantage. On l’accusoit d’avoir voulu par la se ménager la faveur de Louis XIV et rendre plus facile l’accommodement que négocioit sa femme. Il eut avec Monterey une explication très-vive, quitta le service de l’Espagne et se retira, dit Basnage, sur une de ses terres dans le pays de Liège. Madame de La Guette nous apprendra un peu plus loin que cette terre s’appeloit Modane. Marsin mourut l’année suivante, dans un voyage qu’il fit à Spa dans l’espérance d’y rétablir sa santé délabrée. Basnage rapporte qu’on soupçonnoit d’avoir sollicité très-activement contre Monterey, qui n’en avoit encore que l’intérim, le gouvernement des Bays-Bas espagnols.
  149. Guillaume-Henry d’Orange, stathouder de Hollande, plus tard Guillaume III, roi d’Angleterre.
  150. Au mois de juin 1672. La déclaration de guerre que Louis XIV fit publier contre la Hollande est du 7 avril.
  151. Le combat eut lieu le 7 juin. Il fut en effet très-sanglant, et il causa aux Hollandois une frayeur si grande qu’ils se jetèrent dans les bras du prince d’Orange, au profit de qui ils rétablirent à la hâte le stathouderat. La flotte des alliés étoit sous les ordres du comte d’Estrées pour la France et du duc d’York pour l’Angleterre. Ruyter commandoit la flotte hollandoise.
  152. Cousin du prince d’Orange.
  153. 29 juin 1673. Le roi la prit en treize jours.
  154. Guillaume Benting. Il suivit le prince d’Orange en Angleterre, fut fait comte de Portland le 20 avril 1689, et eut la plus grande part à toutes les affaires de ce règne.