Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre III

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CHAPITRE III

DEPUIS LE 6 OCTOBRE 1789 JUSQU’AU 10 AOÛT 1792





Nous sommes restées à Bellevue jusqu’au 19 octobre ; Mesdames étaient toujours gardées par les troupes nationales de Paris ; elles menaient la vie la plus triste, et n’avaient avec elles que peu de dames de leur maison. Maman était dans l’état le plus cruel ; vivement frappée des malheurs de la révolution, elle avait souvent des attaques de nerfs et des insomnies continuelles. Elle demanda à Madame Victoire la permission d’aller en Gascogne ; nous partons, maman, mon père, mon oncle de Lorge, son second fils[1], le marquis de Civrac, et moi. Notre voyage se fait avec la plus grande tranquillité ; nous passons par Libourne, et de là nous allons par la traverse, au château de Blaignac, appartenant à mon oncle. La vue est de toute beauté. Il y a un joli parc, mais une boue si affreuse qu’il est impossible de s’y promener, même sur la terrasse ; nous y restons huit mois, absolument seuls, les mauvais chemins et les menaces des paysans empêchant toute réunion ; à l’exception de deux ou trois voisins, qui même viennent très rarement, nous ne voyons personne, et, ne pouvant me promener, je m’ennuie excessivement.

Deux mois après notre arrivée chez mon oncle, les matelots des environs détruisent ses pêcheries ; cependant, cette année-là, il n’a pas à se plaindre des paysans des paroisses dont il était seigneur ; ils viennent danser tous les dimanches, et mon oncle les traite avec la bonté rare qui fait le fond de son caractère ; mon seul amusement est de danser avec eux.

Nous partons dans le mois de juillet pour aller habiter Citran en Médoc, appartenant à mon père. Nous passons un an, sans rien de remarquable ; mon oncle, ses fils et quelques personnes y étaient presque toujours. Nous y vivions tranquilles, quoique le pays fût assez mauvais, mais nous y faisions beaucoup de bien, et toute la paroisse travaillait pour nous ; ainsi les paysans se trouvaient toujours dépendre de mon père, comme ouvriers. D’ailleurs, nous étions fort paisibles ; on nous laissait en repos, à l’exception de quelques propos et de quelques petits désagréments.

Depuis le commencement de la révolution, mon mariage était arrangé avec le comte de Talaru[2], qui devait avoir cent mille livres de rentes, neveu et héritier du maître d’hôtel de la Reine ; je ne le connaissais pas ; notre union avait été retardée à cause des troubles dont on espérait la fin ; il fut décidé qu’on n’attendrait pas plus longtemps.

Mon mariage allait se faire, mais maman se rappelait l’inclination mutuelle que M. de Lescure et moi avions eue l’un pour l’autre depuis l’enfance ; les raisons qui avaient fait renoncer au projet de me marier avec lui n’existaient plus ; il avait presque achevé de payer les dettes de son père, il allait avoir vingt-cinq ans, et on n’avait que du bien à dire de lui sous tous les rapports. Il possédait alors trente mille livres de rentes, et devait hériter de sa grand’mère, qui en avait cinquante mille. Il vint nous voir, et maman nous dit séparément que nous étions libres de nous épouser, si nous le voulions. Nous ne connaissions nos cœurs ni l’un ni l’autre, mais sitôt qu’il eut l’espoir de m’épouser, ses sentiments se réveillèrent avec plus de vivacité que jamais, et il profita de la permission qu’il avait enfin obtenue, pour m’en parler pour la première fois de sa vie. Je sentis bien vite que je n’avais pas cessé de l’aimer : je l’avouai à maman, qui le lui dit, et en moins de huit jours, notre union fut décidée, et nous fûmes les deux êtres les plus heureux de la terre.

Nous apprîmes que le Roi était parti de Paris, et avait été arrêté à Varennes, M. de Lescure nous quitta pour aller en Poitou ; il était à cette époque d’une coalition bien importante, qui s’élevait à trente mille hommes, sans comprendre les gens du pays, sur lesquels on pouvait absolument compter, comme ils l’ont bien prouvé depuis. L’organisation s’étendait à plusieurs provinces ; on avait gagné deux régiments : l’un, qui était à la Rochelle, devait au jour convenu marcher sur Poitiers, en supposant des ordres ; le second, qui était dans cette dernière ville, devait se porter en avant sur le chemin de Lyon où d’autres fidèles attendaient les princes, alors en Savoie. La rapidité du départ et de l’arrestation du Roi empêchèrent de rien faire pour le moment, et M. de Lescure revint. Il partit peu après pour émigrer, comme l’avait fait toute la noblesse du pays, qui commit en cela une grande folie. Loin d’être poursuivi dans ses terres comme les autres gentilshommes, chaque seigneur était ou municipal ou commandant de la garde nationale de sa paroisse, et les paysans leur demandaient chaque jour s’ils voulaient prendre les armes contre les patriotes. Les princes connaissaient la coalition, l’approuvaient et désiraient que ceux qui en étaient n’émigrassent pas ; mais les jeunes gens voulurent imiter le reste de la noblesse ; on eut beau leur représenter la différence qui existait entre leur position respective, envoyer deux personnes aux princes pour leur demander de nouveaux ordres et engager les jeunes gens à attendre leur réponse, rien ne put les arrêter : ils partirent en foule ; leur exemple entraîna les chefs, et l’organisation se trouva dissoute. M. de Lescure le sachant, se mit en route avec son cousin le comte de Lorge[3], fils aîné de mon oncle ; ils coururent l’un et l’autre beaucoup de risques ; ils furent arrêtés aux frontières peu de jours avant que le Roi n’acceptât la Constitution ; ils furent obligés de faire beaucoup de chemin à pied, armés, avec les contrebandiers qui leur servaient de guides.

Le lendemain de l’arrivée de M. de Lescure à Tournay, il apprit que sa respectable grand’mère venait de tomber d’apoplexie et touchait à son dernier moment ; il demanda aux chefs des émigrés la permission de revenir en Poitou, et se rendit en poste auprès d’elle. Il y resta une quinzaine ; alors voyant que sa maladie se prolongeait et donnait quelque espoir, il repartit pour émigrer. Il voulut, avant, venir me voir et passer seulement vingt-quatre heures en Médoc ; il faillit périr à Blaye : s’étant embarqué trois fois à force d’argent, malgré les matelots qui lui disaient que le passage était impraticable, il fut jeté trois fois à la côte et obligé de remonter par Bordeaux. Maman avait reçu une lettre du comte de Mercy-Argenteau[4], son ami intime, ambassadeur de l’Empereur en France pendant trente ans, et le confident de M. de Kaunitz[5], premier ministre d’Autriche. Elle l’avait consulté sur la première émigration de M. de Lescure, et il lui avait mandé de Bruxelles, où il était alors, qu’il ferait mieux d’attendre jusqu’au printemps au moins, qu’il n’y avait nul préparatif, que les puissances ne feraient la guerre que si on les y forçait, et que ce ne serait sûrement pas de tout l’hiver. Mais M. de Lescure était déjà parti quand cette réponse arriva.

Maman avait reçu par ma tante de Chastellux, qui avait suivi Mesdames à Rome, la dispense du Pape pour mon mariage ; de plus, nous avions alors un curé insermenté, il fallait en profiter, car c’était un grand hasard à cette époque. Il y avait partout des intrus, et comme on ne se mariait pas devant la municipalité, rien n’était plus difficile que de faire reconnaître son union. Nous avions eu d’abord un intrus, c’était un capucin flamand, mais il s’en alla, trouvant très désagréable d’être dans des landes dont il n’entendait pas la langue ; les paysans allèrent demander un curé à l’évêque Pacareau[6] ; cet homme ne croyait à rien, tout par conséquent lui était égal ; il leur dit en riant qu’il n’avait pas de prêtre à leur donner, et qu’ils pouvaient reprendre l’ancien ; ils en obtinrent la permission du district, et notre abbé Queyriaux revint dans la paroisse, mais toujours menacé d’être chassé et souvent insulté par des coquins de la commune, auxquels il opposait une piété et un courage héroïques. Outre ces raisons, la meilleure de toutes pour se presser de nous marier était les sentiments mutuels de M. de Lescure et de moi.

En arrivant, il fut agréablement surpris d’apprendre qu’on venait de publier nos bans. Maman lui montra la lettre de M. de Mercy, et trois jours après nous étions unis : ce fut le 27 octobre 1791. J’avais alors dix-neuf ans et M. de Lescure vingt-cinq. Personne n’assista à cette cérémonie, on se rendit de très bonne heure à l’église ; il y eut seulement beaucoup de danses et de bonne chère pour les paysans auxquels nous nous joignîmes.

J’observerai ici que mes dispenses du Pape portaient que je devais me marier devant un prêtre insermenté ou s’étant rétracté. C’est la première fois que le Pape se prononça par un bref, du moins je l’ai toujours entendu dire, et cela amena plusieurs bons prêtres à retirer le serment qu’ils avaient fait, ignorant d’abord si le Pape l’approuvait ou non.

Je suis ici à la plus belle époque de ma vie ; je voudrais pouvoir m’y arrêter, mais mon bonheur n’a été qu’un rêve. Trois semaines après mon mariage, M. de Lescure apprit que sa grand’mère avait eu une nouvelle attaque d’apoplexie, qui la mettait à la mort ; j’eus le chagrin de quitter mon père et ma mère pour aller auprès d’elle, et je partis pour le Poitou avec mon mari. Sa grand’mère fut pendant deux mois paralysée de tout un côté, un cancer ouvert, un érysipèle, des vomissements continuels, et une attaque d’apoplexie tous les huit jours ; c’est dans cet état qu’elle vécut quatre mois, ne cherchant à articuler quelques mots que pour remercier des soins qu’on prenait d’elle, et pour prier Dieu. Jamais on n’a vu une mort aussi angélique et aussi courageuse. On ne pouvait plus mettre de titres sur son tombeau, mais les habitants du pays y firent graver d’une voix unanime : Ci-gît la mère des pauvres, éloge au-dessus de tous les autres.

Son petit-fils la regretta beaucoup. Elle avait fait, onze ans avant sa mort, dans un temps où son fils n’avait encore aucune dette, une espèce de testament, qui n’était nullement obligatoire, et beaucoup trop magnifique pour la position où se trouvait M. de Lescure, par les dettes de son père à payer, et plus encore par la révolution. Il voulut non seulement l’exécuter de point en point, mais encore il ajouta d’autres pensions à celles qu’elle laissait ; son testament étant fait depuis longtemps, elle avait oublié plusieurs domestiques, qui en méritaient à l’époque de sa mort ; et non seulement il eut cette générosité, mais il voulut la laisser ignorer, et distribua tous les legs au nom de sa grand’mère, sans parler de lui.

Nous avions à Clisson M. de Marigny[7], officier de marine, chevalier de Saint-Louis, ami et parent de M. de Lescure ; il avait alors quarante ans ; c’était un grand et bel homme, grand chasseur, d’une force prodigieuse. Plein de bravoure, il avait de l’esprit et connaissait bien son état. Le fond de son caractère était la complaisance et la gaieté, franc, loyal, toujours de bonne humeur, [très farceur, faisant avec une facilité étonnante des chansons pleines d’idées aimables, il racontait des histoires très comiques ; il était recherché de tous les châteaux. Toujours prêt à rendre service, très adroit, sans y mettre de prétention, généreux, le cœur excellent, il entrait chez les paysans pour donner des soins aux malades et aux bestiaux. Il était adoré dans notre pays où il passait tous ses congés.

[On a dit bien mal à propos que M. de Marigny s’enivrait, et cela, parce qu’à la guerre il s’exaltait à l’excès, parlant aux paysans avec une extrême véhémence, mais sans colère. Il était très ardent, enthousiaste. Il avait naturellement le teint très coloré, une belle carnation : quand il était échauffé par l’action, il devenait fort rouge. Il m’est arrivé de commettre une étourderie, qui prouve bien qu’il ne s’enivrait pas.

[Le jour des Rois, pendant notre séjour à Clisson, en 1792, je m’arrangeai pour qu’il eût la fève ; je fis apporter les meilleurs vins de la cave et des liqueurs ; je buvais quelques gouttes à sa santé et j’avais recommandé qu’on lui servît toujours rasade. Il s’y prêta d’abord, mais après quelques verres, il me dit : « Ma petite reine, vous êtes bien jeune, je vois que vous voulez m’enivrer ; vous pensez que, toujours gai, je le serai encore plus, et cela vous divertira. Je ne suis pas venu à mon âge, et officier de marine, sans savoir comment je porte le vin ; mais, à force de boire, je serais ivre, qu’arriverait-il ? Au lieu d’être aimable et de vous faire rire, je serais malade, puis je m’endormirais. À présent, ordonnez, ma petite reine, et, si cela peut vous plaire, je boirai tant que vous voudrez. » On sent bien que je l’en dispensai, et je lui fis mes excuses.

[Malgré sa forte santé, M. de Marigny n’avait pu s’accoutumer à la mer : il y était toujours malade, cependant il n’avait jamais cessé de combattre jusqu’à la paix ; depuis, il ne s’embarquait plus et s’occupait à Rochefort de la construction et de l’artillerie : il était devenu un officier des plus instruits. C’est lui qui a fait établir les jetées aux Sables-d’Olonne.

[L’ambition de M. de Marigny se bornait, quand le Roi serait remis sur le trône, à demander dans les troupes de terre le grade de lieutenant-colonel, qui répondait à celui qu’il avait dans la marine, il n’avait pas l’idée de demander rien de plus : il me l’a dit à la Boulaye, pendant la guerre. Il ajoutait plaisamment : « J’ai beau aller au combat sur mer, sur terre, je n’ai jamais reçu aucune égratignure ; je suis pourtant bien grand et gros, et, s’il vole un grain de poussière, je suis sûr qu’il m’arrive dans les yeux, quoique je les aie bien petits. »]

Je me suis étendu sur le compte de M. de Marigny, parce que j’aurai souvent à parler de lui.

Au mois de février 1792, nous partons pour Paris avec l’intention d’émigrer ; nous partagions bien l’imprévoyance générale : croira-t-on qu’avec quatre-vingt mille livres de rentes, nous n’emportions que huit mille livres et pas une lettre de crédit ? M. de Lescure continuait à n’être occupé que de payer ses créanciers. À la vérité, il avait laissé sa procuration à M. d’Auzon : cet ami fidèle aurait fait assurément tout son possible pour nous envoyer de l’argent, mais aurait-il réussi ? Nous n’avions même pas l’idée de cet embarras, nous comptions toucher nos revenus tranquillement, à mesure.

Une fois en route, nous versons ; plus loin, nos chevaux s’emportent ; cependant nous en sommes quittes pour la peur.

Nous arrivons à Paris chez ma tante de Lorge, au Louvre. Ma voiture était brisée, les roues cassées, nous sommes obligés de nous arrêter pour en acheter une autre ; je n’étais pas fâchée de rester quelques jours à Paris, pour voir Mlles de Sérent, que j’avais retrouvées, logeant aussi au Louvre.

Je ne pouvais être présentée, parce que le Roi avait décidé, depuis son retour à Paris, qu’il ne serait fait aucune présentation ; il craignait que les femmes des députés du tiers état ne voulussent être admises à la Cour ; ainsi il ne recevait que celles qui l’étaient auparavant.

J’allai voir Mme la princesse de Lamballe[8], aux Tuileries, c’était la plus tendre amie de maman ; elle me reçut comme si j’avais été sa propre fille. Le lendemain, M. de Lescure fit sa cour au Roi et à la Reine, celle-ci lui dit : « Je sais que vous avez amené ici Victorine, elle ne peut faire sa cour, mais je veux la voir ; qu’elle se trouve demain, à midi, chez la princesse de Lamballe. » M. de Lescure vint me dire cet ordre flatteur, et me recommanda de profiter de cet entretien particulier pour savoir si le Roi voulait, ou non, qu’il restât du monde à Paris autour de lui. La Reine me mit elle-même sur la voie.

Je me rendis à midi chez Mme de Lamballe ; la Reine y arriva, m’embrassa ; nous entrâmes toutes trois dans un cabinet. La Reine, après une conversation pleine de bonté pour moi, me dit en riant : « Et vous, Victorine, que comptez-vous faire ? J’imagine que vous êtes venue ici, comme tout le monde, pour émigrer ? » Je lui répondis que c’était l’intention de M. de Lescure, mais qu’il resterait à Paris, s’il pouvait espérer être plus utile à Sa Majesté. À ces mots, la Reine réfléchit un instant et me dit d’un air très sérieux : « C’est un bon sujet, il n’a pas d’ambition, qu’il reste. » Je lui répondis que ses ordres étaient des lois. Elle me parla de ses enfants et me dit : « Il y a longtemps que vous ne les avez vus, venez demain à six heures chez Mme de Tourzel, j’y mènerai ma fille ; » car alors elle l’élevait elle-même, et Mme de Tourzel n’était chargée que du Dauphin. Quand la Reine fut partie, Mme de Lamballe me témoigna sa joie de la manière dont j’avais été traitée ; je lui dis que j’en sentais tout le prix, et que M. de Lescure resterait. Elle me recommanda le plus profond secret sur les ordres que je venais de recevoir.

J’allai le lendemain chez Mme de Tourzel[9], la Reine y entra avec Madame Royale, elle vint à moi et me dit tout bas, en me serrant la main fortement : « Victorine, j’espère que vous restez. » Je lui répondis que oui ; elle me serra encore la main, et fut causer avec Mmes de Lamballe et de Tourzel : elle parla d’abord de moi et répéta plusieurs fois : « Victorine reste à Paris », assez haut pour que je l’entendisse. Depuis, elle adressa la parole à M. de Lescure, chaque fois qu’il faisait sa cour, et il n’y a jamais manqué tous les jours où la famille royale recevait, jusqu’au 10 août. C’est ainsi que cette reine savait captiver les cœurs, mais on a fait tourner ses bontés mêmes contre elle. Je passai la soirée chez Mme de Lamballe avec Madame Royale et beaucoup de monde.

Cependant, je n’étais pas tranquille, tous les seigneurs émigraient et blâmaient M. de Lescure de rester ; mon oncle de Lorge lui écrivait les lettres les plus pressantes. Je parlai à Mme la princesse de Lamballe, elle demanda de nouveau les ordres de la Reine, à ma sollicitation ; elle la chargea de me rapporter ces propres paroles : « Je n’ai rien de nouveau à dire à M. de Lescure, c’est à lui de consulter son devoir, son honneur et sa conscience, et j’ajoute cette réflexion : les défenseurs du trône sont toujours bien, quand ils sont auprès du Roi. » Mme de Lamballe me recommanda de nouveau le silence ; je lui témoignai mes craintes sur la réputation de M. de Lescure, que sa position, de toute manière, obligeait d’émigrer, à cause des préjugés du moment, et surtout parce qu’il venait d’hériter de sa grand’mère. Il était arrivé à Paris pour sortir de France ; deux jours après le décret ordonnant de saisir les biens des émigrés avait été rendu, et s’il restait, cela semblait être pour sauver sa grande fortune. Mme de Lamballe sentait tout cela, mais elle me disait : « Peut-on abandonner la Reine, quand elle a donné des ordres ? Vous ne pouvez douter que les princes n’approuvent ceux qui restent auprès du Roi ; n’est-ce pas la même cause ? »

Je rapportai la réponse de la Reine à M. de Lescure, et lui communiquai mes craintes ; il me dit : « Je serais un homme vil à mes yeux, si je pouvais balancer un instant entre ma réputation et mon devoir : obéir au Roi avant tout ; si j’en suis la victime, au moins je n’aurai rien à me reprocher. J’estime trop tous les émigrés, pour ne pas croire que tous et chacun d’entre eux se conduiraient de même à ma place. J’espère que je serai à portée de prouver que je ne suis pas resté par peur, et que je me battrai ici plus qu’eux là-bas ; en tout cas, si je ne suis pas à portée de rien faire, et que je sois blâmé, j’aurai sacrifié au Roi jusqu’à mon honneur, mais je n’aurai fait que mon devoir. » Tels étaient ses sentiments, je les admirais et j’étais inquiète. [Quelquefois aussi, je lui disais que peut-être les émigrés rentrant en France chercheraient à répandre des doutes sur son honneur et sur sa bravoure. « Je ne me battrais pas avec eux, répondait-il, la religion me le défend ; mais, à la première guerre juste qui s’allumerait en Europe, j’irais servir comme volontaire et je saurais bien montrer si je manque de courage. »]

Deux mois après, M. de Calvimont vint de Coblentz passer un instant à Paris ; nous obtînmes la permission de faire dire à mon oncle de Lorge, sous le plus grand secret et sans aucun détail, que M. de Lescure avait reçu des ordres ; mon oncle continuait à nous écrire que nous nous perdions en restant. Je répondis de M. de Marigny à la princesse de Lamballe, et je fus autorisée à le retenir. Tous les jours, beaucoup de Poitevins venaient chez lui et chez M. de Lescure ; comme on savait leur façon de penser et que j’étais sans cesse chez Mme de Lamballe, on les pressait de dire un seul mot, et beaucoup de personnes s’offraient à demeurer près du Roi, si ces messieurs leur assuraient qu’ils pourraient être utiles. J’allais chez la princesse et lui disais : « Si le Roi désire avoir des gentilshommes près de lui, il en restera ; ce seront des gens sûrs, discrets, sans ambition, absolument dévoués. Que feront deux ou trois cents personnes tout au plus, qui ont reçu l’ordre de demeurer ? Elles périront avant le Roi, mais leur mort n’empêchera pas la sienne. » À cela, Mme de Lamballe soupirait, s’affligeait de ces demi-mesures, mais me recommandait le plus profond secret.

Ainsi M. de Lescure ne pouvait rien répondre à ceux qui le consultaient, et le nombre des émigrés augmentait. Je crois que la Cour était bien aise qu’il y eût une partie de la noblesse près des princes, mais elle aurait voulu qu’il en restât à Paris et n’osait le dire, de peur qu’il n’y eût des traîtres, des indiscrets, et que cela ne donnât des armes contre elle à l’Assemblée nationale.

Nous primes l’hôtel de M. de Diesbach-Belleroche[10], rue des Saussaies, faubourg Saint-Honoré ; il était fort joli, nous l’avions loué pour mon père et ma mère, qui devaient venir assister à mes couches. Nous y menions une vie très retirée ; je ne recevais personne, M. de Lescure était toute la journée aux Tuileries et dans tous les endroits où il y avait du bruit ; j’allais me promener avec lui aux Champs-Élysées, c’était mon seul amusement. Je n’avais rien à désirer quand j’étais avec lui, et c’est ce qui changea mes goûts et mon caractère ; j’aimais auparavant tous les plaisirs avec vivacité, mais depuis mon mariage, je n’aimais que lui.

[L’été de 1792, quoique lancés au milieu des événements qui menaçaient le Roi, nous n’avions pas l’idée des risques que nous courions, moi surtout ; c’est-à-dire, je ne sentais que ceux de M. de Lescure, si on se battait ; mais excepté cela, je n’avais pas la pensée des dangers. Comment l’aurais-je eue, étant encore si jeune et, depuis le 6 octobre, n’ayant rien vu de la révolution ? D’ailleurs, tout le monde de ma société n’y songeait pas davantage : personne ne doutait de la contre-révolution, comme prochaine et facile, et on n’imaginait pas qu’on pût être poursuivi, emprisonné, massacré ; les moments de crise passés, on causait des événements en riant. J’ai souvent réfléchi, depuis, à cette étonnante confiance ; quelques esprits justes, comme Mme de Lamballe et maman, étaient frappés de la révolution, mais les autres étaient vraiment aveuglés.]

J’eus grand’peur le jour du désarmement des gardes du Roi : j’ignorais qu’il y eût eu du bruit ; j’étais seule en voiture et en grand deuil de l’Impératrice[11], ce qui excitait la fureur du peuple et avait fait courir des risques à plusieurs personnes, J’allais chez Mme de Lamballe ; ma voiture arrive sur le Carrousel, je vois une foule immense, les gardes désarmés, insultés par la populace, mon cocher est forcé d’arrêter au milieu de tout ce monde ; cependant j’en fus quitte pour la peur, mais je ne pus entrer aux Tuileries, toutes les portes en étaient fermées.

Je passe sous silence ce qui est arrivé à Paris pendant l’été. M. de Lescure était toujours soit aux Tuileries, soit déguisé au milieu du peuple ; il s’était trouvé, dans toutes les occasions, en présence du Roi. Pour moi, je m’éloignais au contraire du bruit, j’allais seulement chez Mme de Lamballe : je voyais ses inquiétudes, toutes les peines qu’elle se donnait ; jamais il n’y eut princesse si dévouée à la Reine et si courageuse. Elle avait fait l’entier sacrifice de sa vie, elle me disait, peu de temps avant le 10 août : « Plus le danger augmente, plus je sens redoubler mon courage ; les princes doivent donner l’exemple, je suis prête à mourir et ne redoute rien. » Elle ne pensait absolument qu’au Roi et à la Reine, et quoiqu’on l’ait bien calomniée, on ne peut que l’admirer, quand on a été témoin de sa conduite ; le duc de Penthièvre[12], son beau-père, est mort de chagrin de sa fin cruelle ; toute sa vie avait été consacrée à prodiguer ses soins à ce vertueux prince.

Vers le 25 juillet, Mme de Lamballe me dit : « M. de Vioménil[13] [depuis maréchal de France] est arrivé, c’est lui qui doit commander les gentilshommes restés près du Roi. » Il entra chez elle dans ce moment ; elle lui parla, devant moi, des ordres que M. de Lescure avait reçus, le lui recommanda ; j’ajoutai qu’il aurait l’honneur d’aller prendre ses ordres le lendemain. Il y fut très bien reçu. Mme de Lamballe me dit : « Vous pouvez maintenant faire connaître aux princes que M. de Lescure a des ordres, mais n’en parlez pas ici, c’est toujours le plus grand secret. » Nous écrivîmes, je ne sais si la lettre parvint. M. de Vioménil avait été plusieurs fois à Coblentz, et il en revenait alors, preuve que le Roi et les princes s’entendaient bien.

Mon père et ma mère arrivèrent à Paris le 29 juillet [avec Mme de Courcy[14], sœur de mon père, et son mari ; ils habitaient depuis longtemps Citran, ils le quittèrent à cause du massacre de deux prêtres, qui venait d’avoir lieu à Bordeaux.]

Le 8 août, il y eut une horrible scène dans la rue que nous habitions. Un prêtre s’était mis à faire le commerce des cuirs, par correspondance avec son beau-frère ; il était détesté du peuple, pour avoir dit que les assignats feraient augmenter les souliers, et qu’on les paierait bientôt vingt-deux livres ; on l’accusait d’être accapareur ; il logeait en face de notre hôtel. Il arrive une charretée de cuirs pour lui ; un homme de la garde nationale, une femme et deux ou trois enfants arrêtent la voiture et se mettent à crier : À la lanterne. Le prêtre descend, parle à ces personnes, rien ne peut les apaiser ; ils veulent conduire ces cuirs à la section du Roule ; elle était quatre portes plus haut, dans la même rue ; il y consent et s’y rend avec eux. Nous sortons tous et allons nous promener aux Champs-Élysées, nous rentrons à la brune, et nous trouvons la rue pleine de monde ; le tumulte n’était cependant pas très grand, mais à peine sommes-nous dans le salon, que la foule et les cris redoublent, le peuple devient furieux ; le prêtre était à la section, des administrateurs voulaient le sauver, d’autres le faire périr. Au milieu de ces hurlements, nous cherchons à fuir, nous descendons, il y avait du peuple plein la rue ; à l’autre bout, par où nous passions pour retourner aux Champs-Élysées, on cassait les vitres d’un limonadier aristocrate ; cependant on ne nous dit absolument rien ; à peine étions-nous partis, qu’on jeta par la fenêtre le malheureux prêtre : il fut mis en pièces par le peuple.

Le 9 août, M. Grémion[15], Suisse, officier de la garde constitutionnelle du Roi, vint occuper un très petit logement que M. de Diesbach s’était réservé dans l’hôtel ; il arriva le soir et, par un heureux hasard, personne ne le vit entrer. On disait qu’il y aurait du bruit le lendemain. M. de Lescure devait aller coucher au château ; M. de Montmorin, de Fontainebleau, son ami intime, logeait près de notre hôtel, étant resté comme lui par ordre du Roi ; il devait venir le prendre ; il était fort au fait de tout ce qui se passait au château, car le Roi avait une confiance particulière en lui, depuis la révolution. Il vint et dit à M. de Lescure : « Il est inutile que vous alliez aux Tuileries, j’en arrive, on a rapporté d’une manière positive au Roi, qu’il ne devait être attaqué que le 12 ; il y aura cependant du bruit cette nuit, mais on sait que l’insurrection sera dirigée contre l’arsenal : le peuple veut s’emparer des poudres, cinq mille hommes de la garde nationale sont commandés pour l’empêcher. Vous entendrez peut-être beaucoup de bruit, ne vous en inquiétez pas et soyez sûr que cela ne regarde pas le château ; restez tranquille, moi j’y retourne, parce que je suis prié à souper chez Mme de Tourzel. » On voit par là combien on avait trompé la Cour. Nous allâmes nous coucher tranquillement, comptant qu’il n’y aurait rien le lendemain.

  1. Alexandre-Émeric de Durfort, né à Paris le 6 février 1770, marquis de Civrac, lieutenant d’artillerie en 1789, chevalier de Saint-Louis en 1814, colonel de la légion de Maine-et-Loire en 1815, maréchal de camp en 1822, député en 1824, pair de France en 1837, démissionnaire en 1830. Il mourut le 16 septembre 1835, au château de Brangues, Isère.
  2. Louis-Justin-Marie, né le 2 septembre 1769, comte, puis marquis de Talaru, émigra. Il fut nommé pair en 1815, ambassadeur en Espagne en 1823, chevalier de la Toison d’or, chevalier des ordres, ministre d’état. Il mourut à Paris le 22 mai 1850.
  3. Guy-Émeric-Anne de Durfort, né à Paris le 25 juin 1767, comte de Lorge, puis duc de Civrac, duc de Lorge et pair de France. Colonel de cavalerie à la Restauration, chevalier de Saint-Louis, président du conseil général du Loiret. Il se retira en 1830 et mourut à son château de Fonspertuis, près Beaugency, le 6 octobre 1837.
  4. Florimond-Claude de Mercy-Argenteau, né à Liège le 20 avril 1727 (et non en 1722, comme le disent les biographes : son père se maria le 19 juin 1726). Conseiller intime et chambellan de l’Empereur, grand-croix de Saint-Étienne de Hongrie, chevalier de la Toison d’or, il mourut ambassadeur à Londres, le 25 août 1794.
  5. Wenceslas, prince de Kaunitz-Rietberg, né en 1710, ambassadeur d’Autriche en France, puis chancelier de cour et d’État, chevalier de la Toison d’or et de Saint-Étienne de Hongrie, mort le 24 juin 1794.
  6. Pierre Pacareau, né à Bordeaux le 2 septembre 1716, curé de la paroisse Saint-André, chanoine de la métropole, puis évêque constitutionnel de la Gironde, mort le 5 septembre 1797.
  7. Augustin-Étienne-Gaspard de Bernard de Marigny, né à Luçon le 2 novembre 1754, lieutenant de vaisseau, capitaine d’apprentis canonniers en 1783, chevalier de Saint-Louis. Général dans la grande armée vendéenne, fusillé à la Girardière, près Cerizay, en bas Poitou, le 14 juillet 1794.
  8. Marie-Thérése-Louise de Savoie-Carignan, née à Turin le 8 septembre 1749 mariée le 17 janvier 1767 à Louis de Bourbon-Penthièvre, prince de Lamballe, veuve le 6 mai 1768, surintendante de la maison de la Reine, massacrée à Paris le 3 septembre 1792.
  9. Louise-Élisabeth, princesse de Croÿ d’Havré, née à Paris le 11 juin 1749, mariée le 8 avril 1764 à Louis-François du Bouchet de Sourches, marquis de Tourzel, prévôt de l’hôtel du Roi, et grand prévôt de France, mort en 1786. Gouvernante des enfants de France, créée duchesse en 1816, elle mourut le 14 mai 1832, au château de Groussay, près Montfort-l’Amaury (Seine-et-Oise).
  10. Cet hôtel appartenait à Philippe-Nicolas-Ladislas, comte de Diesbach, seigneur de Belleroche, né en 1747. Il avait épousé en 1770 Marie-Claire de Baudequin de Sainghen, en Artois. En 1789, il succéda à son père dans le commandement du régiment de Diesbach ; rentré en Suisse, il fit partie du conseil souverain. Nommé lieutenant général en 1816, il mourut à Saint-Germain en Laye le 10 mars 1822.
  11. Marie-Louise, infante d’Espagne, née le 24 novembre 1745, fille de Charles III, roi d’Espagne, mariée le 16 février 1765 à Pierre-Léopold-Joseph, archiduc d’Autriche, grand-duc de Toscane, roi de Hongrie et de Bohême en 1790, empereur des Romains sous le nom de Léopold II. L’impératrice mourut le 15 mai 1792.
  12. Louis-Jean-Marie de Bourbon, fils du comte de Toulouse, né à Rambouillet le 16 novembre 1728, grand-amiral de France, grand-veneur, gouverneur de Bretagne, mort à Vernon, en Normandie, le 4 mars 1793.
  13. Charles-Joseph-Hyacinthe du Houx, baron, puis marquis de Vioménil, né le 22 août 1734 à Ruppes, en Lorraine, maréchal de camp en 1780, émigra, fut nommé maréchal de France en 1816, chevalier des ordres en 1820, et mourut à Paris le 5 mars 1827.
  14. Marguerite-Anne de Donnissan, morte à Citran le 9 janvier 1799, à l’âge de soixante-deux ans, mariée en 1785 à Louis-Jacques de Courcy d’Herville, né le 26 décembre 1740, à Chataincourt, dans l’élection de Verneuil en Normandie. Capitaine au régiment de Languedoc-Infanterie, chevalier de Saint-Louis, il avait fait campagne au Canada et en Corse, il mourut au château de Citran, le 25 septembre 1805.
  15. François-Maurice Grémion, né à Gruyère, près Fribourg, en 1749, soldat aux gardes suisses en 1766, adjudant en 1779, chevalier de Saint-Louis en 1791, aide de camp du général de Pont-l’Abbé, qui commandait l’infanterie de la garde constitutionnelle du Roi.