Mémoires de Michel de Castelnau/Notice

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NOTICE


SUR CASTELNAU ET SUR SES MÉMOIRES.




Michel de Castelnau naquit en 1520, au château de La Mauvissière près de Tours, de Jean de Castelnau et de Jeanne Dumesnil : neuf enfans sortirent de ce mariage ; et Michel, qui etoit le second, fut celui dont les dispositions parurent les plus heureuses. Ses parens, qui fondoient sur lui de grandes espérances, l’élevèrent avec soin. Un esprit juste et pénétrant, joint à une mémoire prodigieuse, lui fit faire de rapides progrès dans les lettres et dans les sciences. Mais ces occupations sédentaires ne l’empêchèrent pas de se livrer aux exercices du corps, pour lesquels il ne montroit pas moins de goût, et qu’on regardoit avec raison comme une partie essentielle de l’éducation de la jeune noblesse. Castelnau se trouva donc, en entrant dans le monde, aussi propre au métier de la guerre qu’aux travaux du cabinet ; et s’il étoit capable d’embrasser les plus hautes conceptions de la politique, il l’étoit également de payer de sa personne pour en soutenir les résultats.

Cette excellente éducation fut perfectionnée par des voyages entrepris dans l’unique vue de s’instruire. Castelnau parcourut l’Italie, visita les cours des différens princes qui la gouvernoient, s’efforça de deviner les secrets de leurs ministères, étudia dans Milan et dans Naples le système qui avoit porté l’Espagne à un si haut degré de splendeur, séjourna long-temps à Rome, centre de la politique du monde chrétien, alla chercher des leçons de l’art militaire sur les innombrables champs de bataille où, depuis le règne de Charles VII, les Français avoient eu tant de succès et tant de revers, et partit pour Malte afin d’acquérir des connoissances positives sur l’empire ottoman, qui étoit encore un objet d’épouvante pour la chrétienté.

Au commencement du règne de Henri II, lorsqu’il apprit que la guerre étoit rallumée, et que Brissac avoit le commandement de l’armée de Piémont, il s’empressa d’aller servir sous ce grand général, et fit partie d’une compagnie de chevau-légers. Son courage, sa rare intelligence, fixèrent bientôt sur lui les regards de Brissac ; mais il se concilia surtout l’affection de François de Lorraine, grand-prieur de France, auquel il s’attacha. Ce prince, dont la protection pouvoit être d’un grand poids par le crédit que la maison de Guise avoit en France, lui proposa d’entrer dans l’ordre de Malte où il promit de lui procurer un avancement rapide ; mais Castelnau, qui se sentoit appelé à rendre d’importans services à son pays, ne voulut pas prendre des engagemens qui l’en auroient peut-être éloigné pour toujours ; et son refus ne lui fit point perdre les bonnes grâces du grand-prieur.

De retour en France, il fut présenté à la Cour par son protecteur, et le cardinal de Lorraine l’admit dans son intimité. Un petit succès de société, qui prouvoit seulement le soin qu’il avoit pris d’exercer sa mémoire, lui acquit la faveur de ce ministre, très-disposé à se passionner pour tout ce qui offroit quelque chose d’extraordinaire. Jean de Montluc, évêque de Valence, qu’on ne soupçonnoit pas encore de pencher vers les opinions nouvelles, avoit prononcé le jour de Pâques un sermon dont tout le monde parloit, et le cardinal regrettoit vivement de ne l’avoir pas entendu. Castelnau, qui se vantoit de n’avoir jamais rien oublié, offrit de réciter devant lui ce sermon, et même de reproduire l’accent et les gestes de l’orateur. Le cardinal le prit au mot, et réunit quelques personnes pour juger de la vérité de l’imitation. Le succès passa les espérances qu’on avoit pu concevoir, et mit pendant quelque temps Castelnau à la mode. Mais ce frivole engouement n’eut pour lui aucun résultat utile : c’étoit en fournissant d’autres preuves de son étonnante capacité qu’il devoit parvenir au maniement des grandes affaires.

François de Lorraine, auquel il n’avoit pas cessé d’être attaché, étant devenu en 1557 général des galères, lui en donna une à commander : il entra sans répugnance dans cette carrière, peu recherchée alors par les gentilshommes ; et l’activité de son esprit se tourna vers les moyens de perfectionner la marine française. Mais les désastres qui suivirent la bataille de Saint-Quentin le rappelèrent bientôt en France. Le cardinal de Lorraine, chargé seul du poids des affaires en l’absence du duc de Guise son frère, sentit que Castelnau étoit propre à autre chose qu’à répéter des sermons, et il lui confia les missions les plus importantes. Ce fut lui qui, pendant tout le temps que les Parisiens se crurent en danger, porta les ordres de Henri II au duc de Nevers, qui, campé sous les murs de Laon avec les débris de l’armée française, eut la gloire de rendre inutile la victoire remportée par les Espagnols.

L’année suivante, lorsque les négociations pour la paix s’ouvrirent à Cateau-Cambresis, Castelnau fut chargé d’accompagner les plénipotentiaires français, et il fit plusieurs voyages à Paris pour prendre les ordres du Roi sur les difficultés qui s’élevoient. Le traité étant conclu, Henri II, qui avoit su l’apprécier, lui fit quitter la carrière de la marine pour celle de la diplomatie, et l’envoya en Écosse près de la régente Marie de Lorraine sa fidèle alliée ; puis il lui ordonna de passer en Angleterre, où Élisabeth, parvenue récemment au trône, étoit obligée de ménager les partis qui divisoient le royaume depuis la mort de Henri VIII. Castelnau profita très-habilement de la position de cette princesse : il sut gagner son amitié et sa confiance sans sacrifier aucun des intérêts qui lui étoient confiés, et il parvint à obtenir d’elle qu’elle n’insisteroit pas sur la reddition de Calais. Cette négociation lui ayant fait beaucoup d’honneur, il partit pour l’Allemagne afin de confirmer quelques princes dans leur union avec la France ; et il étoit sur le point de se rendre dans les Pays-Bas, où il devoit résider près de la gouvernante, Marie de Parme, lorsque la mort inattendue de Henri II le fit revenir précipitamment à la Cour (1559).

Les Guise, qui dominoient sous le jeune roi François II, époux de Marie Stuart leur nièce, témoignèrent à Castelnau la même confiance que le feu Roi ; et ils le chargèrent d’une mission près d’Emmanuel Philibert, duc de Savoie, auquel le Piémont avoit été rendu par le traité de Cateau-Cambresis. Ce prince, qui passoit pour l’un des plus grands hommes de guerre de son temps, et qui n’étoit étranger à aucune des connoissances qu’on cultivoit alors, accueillit avec plaisir l’ambassadeur français. Brantôme prétend qu’ils firent ensemble des expériences de chimie, et que Castelnau y gagna cent mille écus : il est inutile de relever l’absurdité de ce conte, car tout le monde sait que la chimie n’enrichissoit personne à cette époque.

Castelnau fut ensuite envoyé à Rome, où, jeune encore, il avoit fait ses premières études politiques : il y contribua, dans l’intérêt de la France, à l’élection du pape Pie IV. À peine fut-il de retour, que les Guise, irrités des intrigues qu’Élisabeth tramoit en Écosse, voulurent lui faire la guerre : le grand-prieur eut l’ordre de faire passer les galères, de la Méditerranée dans l’Océan. Castelnau redevint marin pour servir sous son ancien protecteur ; et, après le voyage le plus pénible, ils arrivèrent à Nantes, où ils apprirent qu’on avoit renoncé à toute hostilité contre l’Angleterre : ce fut dans cette ville que Castelnau découvrit les premiers indices de la conjuration d’Amboise. Il s’empresse d’avertir les ministres, qui le chargèrent d’en suivre les traces.

Peu de temps après la mort de François II, sa jeune épouse, Marie Stuart, fut obligée de partir pour l’Écosse : Castelnau fit partie du cortège qui l’accompagna, et il fut chargé par Catherine de Médicis de résider auprès d’elle comme ambassadeur. Il ne négligea rien pour lui donner une bonne direction au milieu des troubles dont son royaume étoit agité ; et l’on peut croire que, si elle eût suivi ses sages conseils, elle auroit échappé au sort affreux dont elle étoit menacée. Il combattit pour elle contre ses sujets révoltés, et fit plusieurs voyages en Angleterre afin de la réconcilier avec Élisabeth.

La guerre civile qui éclata en France au commencement de 1562 y rappela Castelnau. Il ne balança pas un moment sur le parti qu’il devoit prendre, et il se déclara pour les catholiques. Quoique ses longues études et son expérience lui eussent fait entrevoir toutes les calamités dont les dissensions intérieures menaçoient la France, il sentit qu’au point où les choses en étoient venues, il n’étoit plus possible de garder la neutralité. « En matière de guerre civile, dit-il dans ses Mémoires, il faut tenir un party asseuré, car, dans toute sorte de nations, du temps mesme des Romains, ceux-là ont esté méprisés qui en ont usé autrement. Ils sont peu estimés, et ne peuvent éviter le nom de traistres et d’espions, ceux qui n’ont ordinairement le cœur de se déclarer fidèles pour un party ny pour l’autre. » Mais si le malheur des temps le contraignit à suivre cette direction, qui n’étoit pas celle du chancelier de L’Hospital, il fit paroître, au milieu des fureurs dont les deux partis étoient animés, toute la sagesse et toute la modération de son caractère.

Le fort de la guerre étoit en Normandie, où les protestans avoient livré le Havre aux Anglais. Castelnau fut chargé d’y mener les troupes royales qui tenoient garnison en Bretagne : attaqué en route par le baron de La Colombière qui avoit des forces supérieures, il fut fait prisonnier et conduit au Havre. Mais, comme il étoit connu du commandant anglais, on le laissa jouir d’une certaine liberté, et il en profita pour pratiquer des intelligences qui furent par la suite très-utiles. Ayant été échangé, il joignit l’armée catholique ; et, après avoir pris part au siège de Rouen, où le roi de Navarre fut blessé à mort, il servit avec distinction à la bataille de Dreux, qui rendit le duc de Guise maître absolu des affaires.

Ce prince, satisfait de sa conduite, lui confia le commandement d’un corps de lansquenets, avec lequel il s’empara de Tancarville par une ruse de guerre qui eut un plein succès. Il parvint à faire croire au gouverneur protestant que cette poignée d’Allemands qu’il conduisoit, ne précédoit que de quelques heures toute l’armée catholique. Une terreur panique s’empara des assiégés, les portes de la place lui furent ouvertes, et il y établit un magasin de vivres et de munitions. Peu de temps après, le duc de Guise fut assassiné devant Orléans, et cette mort, qui laissoit les catholiques sans chef, accéléra la paix. (Traité d’Amboise, 29 mars 1563.) Il ne fut plus alors question que de recouvrer le Havre, qu’Élisabeth espéroit conserver pour se dédommager de la perte de Calais : les deux partis mirent une égale ardeur à chasser les étrangers du territoire de la France ; et les munitions que Castelnau avoit amassées à Tancarville furent d’une grande utilité.

Le Havre ayant été recouvré, Castelnau fut envoyé en Angleterre pour renouer des liaisons avec cette puissance, qui avoit secouru les protestans sans déclarer ouvertement la guerre. Il étoit en même temps chargé de demander la main d’Élisabeth pour le jeune Charles IX : proposition assez singulière à cause de la disproportion d’âge[1], et sur le succès de laquelle Catherine de Médicis n’avoit nullement compté. Castelnau ne s’occupa que de la paix, dont les conditions furent favorables à la France. Il s’efforça aussi de calmer les jalousies qui divisoient la reine d’Angleterre et la reine d’Écosse ; et ce fut dans ces négociations délicates qu’il fit paroître toute son habileté. Il s’agissoit de rapprocher deux princesses que des rivalités de coquetterie aigrissoient autant que leurs disputes politiques ; et il falloit ménager avec un soin particulier de petites passions qui se trouvoient mêlées à de grands intérêts. Si Castelnau ne parvint pas à réconcilier Élisabeth et Marie, il réussit du moins à retarder l’instant où les plus funestes discordes devoient éclater.

À peine étoit-il revenu d’Angleterre, qu’il fut envoyé à Bruxelles pour une affaire très-importante. Philippe II, mécontent de la douceur avec laquelle Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas, avoit traité les protestans, venoit de la remplacer par le duc d’Albe, chargé des instructions les plus sévères. Le but apparent de la mission de Castelnau étoit de complimenter la gouvernante avant son départ, le but secret de pénétrer les intentions du nouveau gouverneur, et de savoir s’il donneroit des secours au roi de France, dans le cas où les protestans rallumeroient la guerre civile.

Ce fut là qu’il découvrit le complot formé par le prince de Condé et l’Amiral, de surprendre à Monceaux la famille royale, et de l’enlever (septembre 1567). Il partit aussitôt pour la Cour, et s’efforça de faire partager aux ministres ses inquiétudes trop fondées ; mais il ne trouva que des incrédules : le chancelier de L’Hospital lui fit un crime de son zèle, et le menaça des punitions encourues par ceux qui donnent de fausses alarmes. Cet accueil, auquel il étoit loin de s’attendre, ne le découragea pas ; il soutint la vérité de ce qu’il affirmoit jusqu’au moment où il ne fut plus permis d’en douter : mais il s’en fallut peu que le complot ne réussît, car on ne prit les mesures qu’il avoit conseillées, que lorsque le danger fut évident et extrême.

Cette tentative hardie des protestans ayant fait éclater de nouveau la guerre civile, Catherine de Médicis renvoya Castelnau à Bruxelles, afin de demander au duc d’Albe trois mille hommes d’infanterie espagnole, et deux mille chevaux italiens. Le duc, jugeant que l’intérêt de l’Espagne étoit de prolonger les troubles de la France, affecta un grand zèle, mais différa longtemps de donner une réponse positive ; et ce ne fut qu’après les plus vives sollicitations, que l’ambassadeur obtint enfin deux mille cavaliers flamands, commandés par le comte d’Aremberg. Il rentra en France avec cette troupe, mais le comte avoit des instructions secrètes qui lui prescrivoient de faire un long détour avant de joindre l’armée catholique, de sorte que la bataille de Saint-Denis fut livrée le 17 novembre 1567, sans qu’un secours, arraché par tant d’instances, pût être d’aucune utilité.

Immédiatement après cette bataille, où les catholiques payèrent la victoire par la perte du connétable de Montmorency, on apprit que le duc Casimir, second fils de l’électeur Palatin, venoit avec une armée au secours des protestans. Castelnau partit aussitôt pour l’Allemagne, afin d’obtenir des secours du duc Jean-Guillaume de Saxe, qui, quoique beau-frère de Casimir, étoit disposé à soutenir en France la cause des catholiques. En moins de trente huit jours, l’ambassadeur français conduisit ce prince dans le royaume, à la tête de six mille cavaliers ; mais ce secours fut inutile parce que la paix venoit d’être signée. (Traité de Longjumeau, 27 mars 1568.)

Il fallut alors que Castelnau employât son crédit auprès du duc pour le déterminer à retourner en Allemagne sans avoir tiré l’épée : il eut plus de peine à le faire partir qu’il n’en avoit eu à l’amener, parce que le jeune prince s’étoit promis, dans la guerre civile, non-seulement de la gloire, mais un butin considérable. Une mission encore plus difficile lui fut confiée près du duc Casimir, dont la Cour s’étoit engagée à payer les soldats. On ne fournit pas au négociateur les fonds nécessaires, et il courut les plus grands dangers au milieu de cette armée, qui le soupçonnoit de vouloir la tromper. La considération personnelle dont il jouissoit put seule l’en préserver ; il employa tour à tour les prières, les promesses, les menaces, pour persuader à ces soldats de se contenter de ce qu’il leur offroit ; et il parvint enfin à les faire retourner dans leur pays.

Ainsi, par ses soins et ses talens, la France fut délivrée de deux armées qui n’étoient venues au secours des catholiques et des protestans que pour s’enrichir de leurs dépouilles. Catherine de Médicis récompensa Castelnau en lui donnant le gouvernement de Saint-Dizier, et une compagnie d’ordonnance.

Ces deux services éminens n’eurent pas les heureux résultats qu’on devoit attendre, parce que la guerre civile se ralluma presque aussitôt (septembre 1568). Castelnau servit avec sa compagnie dans l’armée du duc d’Anjou, devenu lieutenant général depuis la mort du connétable. Il prit part à la victoire de Jarnac (13 mars 1569), et il eut la glorieuse mission d’en porter la nouvelle au Roi.

Cependant une armée considérable, commandée par le duc de Deux-Ponts, marchant au secours des protestans, les catholiques sentirent aussi le besoin de l’assistance des étrangers. Castelnau fut donc envoyé près du marquis de Bade et du duc d’Albe, dont il obtint, avec beaucoup de promptitude, une troupe nombreuse d’infanterie et de cavalerie ; mais cette petite armée ne put arriver assez à temps pour empêcher la jonction des forces du duc de Deux-Ponts avec celles des protestans ; et Castelnau n’eut plus qu’à reprendre le commandement de sa compagnie d’ordonnance dans la grande armée du duc d’Anjou. Il partagea la gloire de ce prince à la bataille de Montcontour (3 octobre 1569), et il continua de servir sous lui jusqu’à la paix de Saint-Germain (8 août 1570).

Quelque temps après, dans l’espoir de prévenir une nouvelle rupture, il se chargea de négocier, près de Jeanne d’Albret, le mariage du jeune prince de Navarre avec Marguerite de Valois, sœur de Charles IX : union qui fut formée plus tard, et sous les plus funestes auspices. Dans les premiers mois de l’année 1572, il remplit diverses missions importantes en Angleterre, en Allemagne et en Suisse. À son retour, il trouva la France consternée et en proie à la plus horrible fermentation par le massacre de la Saint-Barthélemy. Catherine de Médicis savoit qu’Élisabeth avoit fait éclater une grande indignation, et elle pensa que Castelnau, honoré depuis long-temps de son estime, étoit seul capable de la calmer. Elle lui ordonna donc de repartir pour l’Angleterre : Fénelon avoit déjà disposé cette Reine à refuser des secours aux protestans ; Castelnau fit plus, il la détermina, malgré l’opposition de presque tous ses ministres, à être marraine de la princesse que Charles IX venoit d’avoir de son épouse, Isabelle d’Autriche. Il employa aussi, mais vainement, son intervention en faveur de l’infortunée Marie Stuart, qui, depuis quatre ans, étoit prisonnière de sa rivale.

L’année suivante, lorsque le duc d’Anjou fut appelé au trône de Pologne, il fut décidé que Castelnau l’accompagneroit ; mais le prince, avant d’arriver à Cracovie, le renvoya en France, dans la persuasion qu’il y serviroit mieux ses intérêts si le trône venoit à vaquer. Ce pressentiment se réalisa bientôt : Charles IX mourut le 30 mai 1574 ; et Catherine de Médicis chargea Castelnau de lever six mille reîtres pour soutenir les droits du légitime héritier de la couronne.

À peine Henri III fut-il arrivé en France, que les protestans s’agitèrent, et renouèrent des intrigues avec la cour de Londres. Le Roi pensa que Castelnau, par la grande connoissance qu’il avoit de ce pays, parviendroit peut-être à les rompre. Il le nomma donc, en 1575, son ambassadeur près d’Elisabeth, et il exprima le désir qu’il restât long-temps dans cette cour, où ses services pouvoient être de la plus grande utilité. Castelnau y passa dix ans : il flatta la coquetterie de la Reine, en ayant l’air de croire qu’elle pensoit sérieusement à épouser le duc d’Alençon, frère de Henri III, et en faisant venir à deux reprises différentes ce jeune prince en Angleterre. Il déconcerta toutes les intrigues que formèrent les protestans, et il ne négligea aucun moyen d’adoucir le sort de Marie Stuart, dont la captivité devenoit chaque jour plus rigoureuse. S’il ne put rien obtenir pour cette princesse, il retarda du moins son supplice, qui n’eut lieu que deux ans après qu’il eut quitté l’Angleterre (18 février 1587). Élisabeth, dont il contrarioit quelquefois les desseins, lui rendoit pleine justice ; et, dans une lettre qu’elle écrivit à Henri III, elle s’exprima ainsi : Castelnau est digne de manier une plus grande charge.

Le séjour qu’il fit en Angleterre fut la seule époque de sa vie où il put jouir de quelque repos ; ce fut là qu’il composa ses Mémoires pour l’instruction de son fils. Son dessein étoit d’embrasser tous les événemens dont il avoit été témoin ; mais les loisirs lui manquèrent, et il ne put retracer que l’histoire des trois premières guerres civiles, période qui commence à 1559, et finit à 1570.

Il revint en France en 1585, presque ruiné : son traitement ne lui avoit pas été payé exactement, et, ayant fait des avances considérables pour les deux voyages du duc d’Alençon, il n’en étoit pas remboursé. Il ne fut dédommagé, ni par Henri III, dont les finances étoient obérées, ni par le duc de Guise, qui blâmoit son inébranlable fidélité au Roi. Le duc de Guise le priva même de son gouvernement de Saint-Dizier, unique récompense qu’il eût obtenue, et s’en empara comme d’une place nécessaire à son parti. Ces injustices ne détournèrent point Castelnau de ses devoirs : il se déclara ouvertement contre la Ligue, dont les soldats ravagèrent ses terres ; et quand Henri IV parvint au trône (2 août 1589), il ne put lui offrir que ses services.

Le monarque l’accueillit avec les égards que méritoit un tel serviteur ; il lui donna des missions de confiance, et lui fit espérer d’amples dédommagemens quand il seroit parvenu à soumettre la Ligue. Castelnau, dans un âge avancé, partagea long-temps les périls de Henri IV, mais il n’eut pas le temps de le voir vainqueur et affermi sur le trône : s’étant retiré, en 1592, dans son château de Jonville en Gâtinais, pour prendre quelque repos, il y mourut à l’âge de soixante-quatorze ans.

Ses Mémoires sont le monument historique le plus instructif de cette époque : l’auteur, ayant été employé dans presque toutes les grandes affaires, les présente sous leur véritable point de vue, et en dévoile souvent le secret. Il ne se livre à aucune déclamation, garde la mesure la plus parfaite, et se montre toujours sage, sans être jamais indifférent. Il excelle surtout à peindre l’esprit du temps ; et, tout en développant les doctrines dangereuses des nouveaux sectaires, il ne dissimule pas les torts des catholiques, dont il a embrassé le parti. Sa narration est élégante, claire et précise, qualités trop rares dans les écrivains du seizième siècle ; et, par la sagesse ainsi que par la profondeur de ses observations, il mérite d’être placé à côté de Philippes de Comines, qu’il paroît avoir pris pour modèle.

Les Mémoires de Castelnau parurent pour la première fois en 1621, un volume in-quarto, Paris, Chapelet. Ils furent publiés par Jacques de Castelnau, son fils, à l’instruction duquel ils avoient été destinés. En 1659, Le Laboureur en donna une édition en deux volumes in-folio, Paris, Lamy. Il y joignit une multitude de pièces sur les règnes de François II, de Charles IX et de Henri III, et une histoire généalogique de la maison de Castelnau. En 1731, Jean Godefroy publia une nouvelle édition du travail de Le Laboureur, trois volumes in-folio, Bruxelles, Jean Léonard. Il y ajouta plusieurs pièces inédites jusqu’alors, et les généalogies de toutes les maisons alliées de Castelnau.

Ce travail, qui contient les matériaux les plus précieux pour l’histoire, est cependant surchargé de détails qui étouffent en quelque sorte le livre qu’ils sont destinés à compléter. On en sera convaincu quand on saura que les mémoires n’occupent que les deux cent soixante-neuf premières pages d’un recueil de trois volumes in-folio. D’ailleurs les compilations de Le Laboureur et de Jean Godefroy ne convenoient qu’à un livre publié isolément, et ne pouvoient entrer dans une collection telle que celle-ci, où les particularités omises dans un ouvrage se trouvent dans un autre, et où les notices et les notes doivent offrir tous les éclaircissemens dont les lecteurs peuvent avoir besoin. Les éditeurs de l’ancienne collection, dans l’intention peut-être de multiplier les volumes, ont emprunté un grand nombre de pièces recueillies par Le Laboureur et Jean Godefroy ; et ils ont en quelque sorte fondu dans leurs notes l’histoire de cette époque.

Nous avons dû suivre, pour ces Mémoires, le même plan que pour ceux qui précèdent. L’histoire des guerres de religion étant développée dans l’introduction aux Mémoires de Montluc, nous nous sommes bornés à mettre au bas des pages les notes qui nous ont paru absolument nécessaires ; et, dans deux occasions seulement, nous avons ajouté aux récits de Castelnau des supplémens qui tendent à éclaircir quelques problèmes historiques dont jusqu’à présent la critique n’avoit pas donné la solution.

L’édition sur laquelle nous réimprimons ces mémoires est celle de 1659, qui nous a semblé la plus correcte.


  1. Charles IX avoit quatorze ans ; Élisabeth en avoit trente.