Mémoires de Thérésa/XII

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Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 175-187).


CHAPITRE DOUZIÈME


Retour à Paris. — Misère. — Une amie. — Un directeur fantaisiste. — Souvenirs de théâtre. — À la recherche du hasard. — Bernard Latte. — L’automne d’un viveur. — L’Alcazar. — Ce qu’il était autrefois. — Cinq francs par jour. — Le directeur Mayer. — La troupe. — Un musicien en carton. — Mes premiers débuts comme chanteuse. — Une romance sentimentale. — Histoire de mon mobilier et ma toilette. — Du papier timbré partout. — Qui de cinq ôte sept… — Un huissier comme on n’en voit guère. — Des huissiers comme on en voit beaucoup. — Départ pour Lyon.


I


Je revins donc à Paris.

Je ne vous parlerai pas de la joie que j’éprouvai en revoyant la grande ville.

Vous avez tous connu cette émotion.

Il suffit qu’un Parisien aille passer sa journée à Meudon pour que son cœur palpite quand le train entre en gare à la barrière Montparnasse.


Après être descendu de wagon, je comptai mon argent.

Il me restait quatre francs.

J’étais sans domicile, sans ressources et sans espoir pour le lendemain.


Je courus au boulevard du Temple, où j’étais sûre de retrouver des amies.


L’une d’elles, G…, était engagée à un petit théâtre que je ne nommerai pas.

Cette excellente fille m’offrit l’hospitalité, que j’acceptai avec reconnaissance.


II


Il y avait juste trois mois que la petite G… n’avait émargé sur les livres de son directeur.

L’impresario avait d’ailleurs pris l’habitude de payer ses comédiens le moins souvent possible.

Quand un acteur venait réclamer, le directeur répondait invariablement :

— Mon ami, je n’ai pas d’argent…

— Mais…

— Un peu de patience ! En attendant, j’augmente vos appointements.


C’est ainsi qu’un simple troisième comique était arrivé, d’augmentation en augmentation, au superbe chiffre de six mille francs d’appointements, inscrits sur le grand-livre du théâtre.

Mais un soir, l’acteur se fâche.

Quelques minutes avant le lever du rideau, il pénètre dans le cabinet du directeur, et dit :

— Monsieur, donnez-moi un à-compte ou je ne joue pas ce soir.

— Malheureux ! s’écrie le directeur, vous voulez donc me ruiner ?

— Cela m’est égal… je ne peux pas jouer… je n’ai pas encore dîné.

— Cher ami, dit le directeur, vous prenez de mauvaises habitudes. Moi, qui m’intéresse vivement à vous, je vous affirme que vous n’êtes jamais plus drôle que lorsque vous n’avez pas dîné.


III


On comprendra que mon amie, qui jouait dans ce théâtre, ne roulait pas sur l’or.

Je m’aperçus bientôt de sa détresse, et je résolus de ne pas abuser davantage de son hospitalité.

Je sortis.

Où allais-je ?

Je n’en savais rien ; je marchais tout droit, sans but de promenade, à la recherche de ce rien qu’on appelle le hasard, et qui change en une seconde nos destinées.


Au boulevard Saint-Martin, je rencontrai un homme très-connu dans notre monde.

Il s’appelle Bernard Latte.

C’est un curieux type.

Bernard Latte a été un des premiers éditeurs de musique de Paris, et l’un des fondateurs du Jardin d’Hiver aux Champs-Élysées.

Il a aimé le plaisir… il s’est amusé… beaucoup… trop !

Le Jardin d’Hiver et le magasin de musique ne suffirent pas à ses besoins.

Les mauvais jours arrivèrent.

Bernard Latte prit bravement son parti, et l’élégant d’autrefois se transforma en éditeur ambulant qui vend des romances en chambre.


IV


J’avais cherché le hasard, il se présentait à moi sous les traits de Bernard Latte.

Il me demanda de mes nouvelles, et je ne lui cachai pas ma misère.

— Chantez-vous toujours ? me dit-il.

— Toujours !

— Voulez-vous un engagement pour un café-concert ?

— Où ?

— On construit en ce moment un nouveau café au faubourg Poissonnière, continua Bernard Latte.

— Ah ? Et comment s’appelle le directeur ?

— Mayer !

— Mayer ? l’ancien chanteur !

— Le même.

— Celui qui est si amusant ?

— Oui… c’est le même Mayer qui imite derrière le billard la marche d’un tambour-major, qui s’élève ou disparaît suivant les accidents du chemin.

— Oh ! je le connais bien ! il m’a souvent fait rire.

— Eh bien, Mayer fonde donc un café-concert.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? je n’ai jamais chanté en public.

— Tant mieux, M. Mayer spécule sur l’inconnu ; il compose une troupe absolument inédite. Voulez-vous tenter la chose ?

— De tout mon cœur.

Bernard Latte me conduisit à l’Alcazar, chez M. Mayer, qui m’offrit un engagement à raison de cinq francs par soirée.

J’acceptai.


V


L’Alcazar n’était pas encore à cette époque ce qu’il est aujourd’hui ; la grande vogue des cafés-concerts n’avait pas commencé ; d’ailleurs, la troupe de Mayer était pitoyable ; nous étions là une collection d’inconnus des deux sexes sans aucun talent. Mayer avait beaucoup compté sur un géant en carton qui paraissait de temps en temps sur le théâtre et faisait semblant de jouer du cornet à piston ; un orgue servait d’orchestre, et les murs, fraîchement peints, exhalaient une insupportable odeur de peinture.


Dès le premier jour, j’avais loué une petite chambre dans les environs. Je l’avais fait meubler par un tapissier de mes amis.

Modeste mobilier : il se composait d’un lit, d’une commode et de trois chaises. J’avais contracté l’engagement de le payer moyennant vingt-cinq francs par mois.


De plus, une revendeuse à la toilette m’avait vendu, à crédit, deux vieilles robes de soie, qui faisaient encore assez bonne figure le soir.

Ces deux robes, qui valaient bien cinquante francs, me coûtaient cent trente francs ; la marchande me fournit également quelque linge à usure, et bientôt je fus fort endettée.


Je ne pouvais guère espérer une augmentation de mes appointements, car j’étais détestable.

Mon directeur me faisait chanter des romances sentimentales, et le bienveillant lecteur me croira si je lui dis que je n’avais aucun goût pour ce genre de musique.


Chaque soir, je disais la même romance. C’était le triste récit d’une bergère amoureuse, sur un refrain plaintif.

Je n’eus, comme bien vous pensez, aucun succès.


VI


Cependant les échéances arrivaient.

Je devais cinq ou six cents francs à la marchande à la toilette, qui ne cessait de me répéter que j’étais idiote, et qu’il ne dépendait que de moi de gagner beaucoup d’argent.

— Je connais des femmes, me disait-elle, qui ont commencé comme vous, et qui, au bout de six mois, roulaient carrosse. Vous connaissez la petite L*** ?

— Oui.

— Eh bien, ma fille, dans l’espace de six mois, elle a mangé un baron et deux vicomtes, et, en ce moment, elle est en train de croquer un duc ! Allez ! elle a d’excellentes dents.

Je passe le reste de la conversation.

Quelque temps après, les premiers huissiers se présentèrent à mon domicile.

Tous les soirs, en rentrant, je trouvais un papier timbré chez mon concierge.

Je gagnais cinq francs par soirée, et l’on me faisait une moyenne de sept francs de frais par jour.

Avec toute l’économie du monde, il n’y avait pas moyen de joindre les deux bouts.


Un matin, j’étais en train de déjeuner chez moi, quand la porte s’ouvrit, et trois hommes entrèrent.

C’était l’huissier et ses deux témoins.

Ma foi, j’étais fort jeune et très-insouciante, et pendant que les trois hommes procédaient à l’enregistrement de mon pauvre mobilier, je chantonnais le refrain à la mode.


Tout à coup l’huissier me dit :

— Mais, mademoiselle, vous chantez fort bien.

— Vous trouvez, monsieur ?

— Parole d’honneur ! Recommencez donc cette chanson.

— Pour un huissier ? Jamais ! m’écriai-je.

— Nous valons mieux que notre réputation, dit l’huissier, et je vais vous en donner la preuve. Si vous recommencez la chanson, je vous accorde un délai de quinze jours.

— Non, d’un mois.

— Soit.


Je redis ma chanson ; l’huissier était ravi. Je reçus ses compliments, ainsi que ceux de ses témoins, et les trois hommes se retirèrent.


VII


Un mois après, on frappait à ma porte.

— Entrez ! dis-je.

L’huissier montrait sa tête.

— Ah ! bon, vous êtes exact au rendez-vous, dis-je en riant.

— Ne craignez rien, mademoiselle, je ne viens pas pour la saisie…

— Et pourquoi venez-vous, alors ?

— Je vais vous le dire : j’ai tant parlé de vous à ma femme qu’elle aussi désire vous entendre.

Je riais aux éclats.


L’huissier et sa dame entrèrent.

Je redis ma chanson, et les deux époux se retirèrent en me demandant pardon de m’avoir dérangée.


Le journal le Club, qui a raconté cette histoire, a ajouté :

« Hourrah ! pour Thérésa !

» Les chants d’Orphée domptèrent les bêtes fauves,

» Mais les chansons de Thérésa ont apprivoisé un huissier.

» C’est autrement fort ! »


VIII


Je m’étais heureusement débarrassée de ce premier huissier, mais les autres furent moins gracieux et moins dilettantes.

D’ailleurs, les planches de l’Alcazar commençaient à céder sous mes pas. L’établissement était complétement discrédité dans l’opinion publique.

On m’offrit un soir un engagement à un café-concert de Lyon.

Le lendemain je fis ma malle, et je partis pour la seconde ville de France, sans faire une visite d’adieux aux nombreux huissiers qui m’honoraient de leur confiance.