Mémoires de Thérésa/XVI

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Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 229-242).


CHAPITRE SEIZIÈME


Les cafés-concerts des Champs-Élysées. — Le public. — Les petits rentiers. — Les étrangers. — Le français et le parisien. — Un Anglais, un Allemand et un Hollandais. — L’ouvrier et le titi. — Mes sympathies pour eux. — Les malheureux. — Ma garde d’honneur. — Un incident. — Siraudin. — Mon opinion sur le théâtre. — Mes appointements. — La misère définie par Henri Heine. — Les bouquets. — La loge infernale. — Cocodès et Cocottes. — L’esprit de ces dames. — Mon opinion sur elles.


I


Le moment est venu de parler à mes lecteurs des cafés-concerts en plein vent.

Au premier rayon de soleil de mai, quand les asperges et les petits pois sortent de terre, quand les pianistes et les femmes aux chiens verts partent pour les eaux d’Allemagne, nous quittons l’Alcazar et nous nous installons aux Champs-Élysées.


Ces concerts en plein vent sont très-fatigants pour les artistes ; il faut donner toute sa voix, et dominer le bruit des nombreuses voitures qui roulent vers le bois de Boulogne.

Aux Champs-Élysées, le public n’est plus le même ; quelques fanatiques nous suivent, c’est vrai, mais la masse des spectateurs a d’autres allures. Tout autour de nous, nous entendons parler toutes les langues connues et inconnues, car tous les étrangers visitent les cafés chantants des Champs-Élysées.

Les uns comprennent un peu et les autres ne comprennent pas du tout.


Pour apprécier ces drôleries parisiennes, il ne faut pas seulement savoir le français, mais encore le parisien, qui est une langue à part, une langue de convention qui ne passe pas les fortifications.


II


Puis, les paisibles bourgeois, les petits rentiers du faubourg Saint-Germain, viennent nous entendre, mais ils sont peu bruyants et manifestent tout au plus leur contentement par un doux sourire.


Devant les nombreux étrangers que l’été nous amène, je me sens peu à l’aise.

J’ai devant moi des figures étranges, froides. Du haut de l’estrade, j’entends des conversations que je ne comprends pas.


— How do you do ? dit un Anglais à un Allemand.

— Tarteifle schumaker ! répond l’Allemand à l’Anglais.

— Varachtig ! ajoute le troisième, qui est Hollandais.

Tout cela peut être très-intéressant, mais cela ne m’intéresse guère.


Ce qu’il nous faut à nous autres artistes parisiens, c’est le public de Paris, qui comprend à demi-mot, saisit une intention avec cette intelligence qui le distingue ; ce public à qui rien n’échappe.


Tout Parisien naît artiste.


III


Vous qui ne fréquentez que les loges de la première galerie de nos théâtres, vous ne savez pas ce qu’il y a de fine malice enfouie aux étages supérieurs.

L’ouvrier en blouse, qui est perché là-haut, vous juge une pièce d’un trait, d’un mot.


J’attache un grand prix aux applaudissements du public en général, mais j’avoue que j’ai un faible pour la partie malheureuse de la population !

Est-ce parce que je suis fille du peuple et que j’ai été malheureuse comme eux ?

Non ! mais il me semble que ceux-là méritent tout notre intérêt.

De loin en loin ils arrachent une soirée libre à leur vie de fatigue et de travail.

Il faut les amuser à tout prix, car ils n’ont pas les moyens de revenir le lendemain.

Pour les classes aisées de la société, le café-concert n’est qu’un incident… Pour les autres, notre estrade est un piédestal, et l’établissement où l’on chante prend les proportions d’une institution.


IV


Aussi, pour me consoler des étrangers qui ne comprennent pas, j’ai, en été, les gamins parisiens qui comprennent, eux !

Ils sont là cinq ou six cents, non dans l’intérieur du café-concert, mais au dehors, groupés autour des massifs de verdure qui nous servent d’enceinte.

Haletants, avides de musique et de plaisir.

Leurs yeux sont fixés sur la chanteuse.

Au troisième couplet, ils savent tous les refrains de la chanson et les répètent en chœur.


Dans le nombre, il s’en trouve plus d’un qui n’a pas dîné peut-être.

Faute de pouvoir le distinguer et lui donner du pain, donnons-lui des chansons !


Et souvent, quand je parais sur l’estrade des Champs-Élysées, je regarde tous ces pauvres diables, et j’ai envie de leur dire :

— Attention, mes amis ! c’est pour vous que je chante !


V


Je ne sais s’ils devinent tout l’intérêt que je leur porte, mais ils m’ont toujours témoigné une vive sympathie ; ils sont là à la première heure, et à minuit, quand les spectateurs sont partis et que je m’éloigne à mon tour, je trouve toute une garde d’honneur d’hommes en blouse. Quand je passe devant eux ils se découvrent… Ils ne disent pas un mot, mais ils me suivent à une distance respectueuse jusqu’à la voiture qui m’attend.

Braves gens ! j’ai compris ! Ils ont peur pour moi… Les allées sont désertes… il pourrait arriver un malheur à leur artiste.


VI


Un soir de l’année dernière, un violent orage se déchaînait sur Paris.

La première goutte de pluie avait chassé les spectateurs.

Il tombait une averse abondante qui détrempait la terre.

À un moment donné je regardai par la fenêtre si le ciel s’éclaircissait.

J’entendis alors une voix qui me disait :

— Faut-il vous aller chercher une voiture, mamselle ?

C’était l’un de mes gardes !


Une demi-heure après je quittai l’établissement.

Pour arriver à ma voiture il fallait traverser une mer de boue.

J’hésitai…

Tout à coup je fus entourée par une douzaine d’hommes en blouse.

Je les reconnus.

C’étaient mes fanatiques !

Aussi, je n’eus pas peur.

Ils étaient trempés jusqu’aux os ; mais ils m’avaient attendue.

Aussitôt ils m’entourèrent, et, avant que je n’eusse eu le temps de m’opposer à leur projet, ils me portèrent dans ma voiture.

Puis, après avoir fermé la portière, ils s’éloignèrent en criant :

— Vive Thérésa ! vive la Gardeuse d’ours !


VII


Parmi ceux qui m’avaient suivie de l’Alcazar aux Champs-Élysées, j’avais distingué un homme de taille moyenne, au regard vif et incisif, qui semblait m’écouter avec beaucoup d’intérêt.

Il venait régulièrement tous les trois ou quatre jours.

J’ai su depuis que c’était le vaudevilliste Siraudin, un dénicheur de talents inconnus, un fantaisiste, et un peu sondeur dans le sens agréable du mot.


VIII


Il paraît qu’il a eu l’intention de me faire débuter au théâtre.

Le théâtre, c’est mon rêve !

Je sens que je ne serais pas déplacée sur une véritable scène, et que j’ai ce qu’on appelle la corde dramatique.

Mais…

Où est le directeur qui pourrait me donner les appointements que je gagne en disant de simples chansons ?

Et puis :

Dans les cafés-concerts, ma position est faite.

Au théâtre, tout serait à recommencer.


Après tous les tourments de ma vie agitée, je n’ose pas braver l’inconnu !

J’ai souffert… j’ai connu la pauvreté… j’ai eu faim plus d’une fois.

Or, rien ne vous inspire l’horreur de la misère comme la misère elle-même.

Si on ne la quitte pas à un certain âge, c’est pour la vie !


Henri Heine, le grand poëte, a dit : — « Dans la jeunesse, la misère est souvent une compagne agréable ; plus tard, elle devient laide et vieille, s’installe à votre foyer et vous brode des pantoufles ! »


IX


Revenons à mon public des Champs-Élysées.

On croit généralement que l’administration nous fait offrir par un compère les nombreux bouquets que nous recevons.

C’est là une erreur :

Les bouquets nous sont offerts par des admirateurs inconnus.

Souvent, une lettre se glisse dans les roses. Dans les premiers temps, je lisais les lettres et je souriais.


Aujourd’hui, je ne les décachète même plus !

Quand j’aperçois une enveloppe dans les fleurs, je la laisse où elle est, et je mets l’épître et les fleurs dans un vase rempli d’eau.

Dans l’eau, les fleurs s’épanouissent et les lettres se fanent.


X


L’une des tables, près de la scène, est surnommée la Loge infernale.

C’est là que viennent s’installer, chaque soir, cinq ou six jeunes gens qui boivent beaucoup, fument énormément et causent tout haut de leurs petites affaires.

Quelques provinciaux les prennent pour des jeunes gens du meilleur monde.

Ce ne sont, en réalité, que des quarts de cocodès, qui parlent de la Patti, des Brohan, de Lafont, des femmes à la mode, et des sommes immenses qu’ils ont, soi-disant, perdues au Club.


Lorsqu’une débutante paraît pour la première fois sur nos planches, ils lui adressent des paroles d’encouragement ; souvent, pour se faire remarquer du public, ils disent assez haut pour être entendus :

— Bravo, la petite !… Elle a du chien !… C’est un tempérament… j’en parlerai au directeur du Palais-Royal… Dites donc, cher, il faudra lancer cette pauvre enfant !

Quand leurs manifestations deviennent trop bruyantes, le public de la corde crie :

— À la porte les gandins !

Et le silence se rétablit.


XI


Souvent aussi, un huit-ressorts s’arrête, et quelques dames aux cheveux rouges, accompagnées de leurs cavaliers, viennent s’installer à l’une des tables.


Ces femmes, qui portent des magasins de bijouterie à leurs oreilles, et ces hommes qui ont des conseils judiciaires, ont le mauvais goût de plaisanter les malheureuses filles que le sort a jetées sur les planches d’un café-concert. Ces pauvres artistes, ignorées souvent, gagnent bravement leur misérable vie, et économisent sur leur dîner de quoi acheter une robe blanche, tandis qu’elles, ces impudentes créatures, font fortune rien qu’en montrant de temps en temps une jambe dans un vaudeville nouveau.


On dit qu’elles ont de l’esprit, qu’elles sont amusantes.

Un soir que j’assistais à une première représentation, dans un théâtre de genre, j’avais pour voisines deux petites dames qui s’étalaient dans une loge, au fond de laquelle on apercevait deux jeunes gens.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup celle qu’on appelait Amandine, j’ai oublié que c’est aujourd’hui la fête de ma mère. J’irai lui porter un bouquet… l’année prochaine.

Un grand éclat de rire accueillit cette facétie de mauvais goût.

Si c’est là de l’esprit, où est la bêtise ?