Mémoires de Valentin Conrart/08

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 225-226).

SUR LA DUCHESSE DE LONGUEVILLE.[1]

Pendant la prison des princes, on avoit proposé de les faire sortir et de les accommoder avec la cour, par le moyen du mariage du prince de Conti avec une des nièces du cardinal : ce que madame de Longueville appréhendoit sur toutes choses ; et quoiqu’elle eût autant de haine pour les frondeurs que pour le cardinal, elle aimoit pourtant mieux leur avoir l’obligation de sa liberté et de celle des princes qu’à lui, à cette condition-là (j’ai vu ce sentiment écrit de sa propre main). Durant qu’elle a été à Stenay, la princesse palatine étoit ici sa correspondante la plus confidente. Monsieur étoit celui qui faisoit tenir ses lettres aux princes, et qui lui envoyoit leurs réponses très-fréquentes. Il y en a eu quelques unes de perdues, que la cour a vues ; mais un très-grand nombre ont été rendues sûrement. Elle rompit avec Tracy, qui avoit rendu de longs et importans services à M. de Longueville et à elle ; et il revint en France après avoir obtenu un passe-port du Roi. On disoit qu’il étoit amoureux d’elle, et qu’il lui avoit écrit une lettre, et une à Verpilière (c’est une fille qui est auprès d’elle et qu’elle aime fort), par lesquelles cela paroissoit, quoique couvertement. Néanmoins on ne croit pas que cela seul ait été cause de sa disgrâce ; mais Saint-Romain et Sarrazin, qui s’étoient érigés en petits ministres auprès de cette princesse, craignirent qu’il ne les supplantât, ou du moins qu’il ne partageât avec eux sa confidence ; c’est pourquoi ils le rendirent suspect, et firent en sorte qu’elle lui témoigna quelque froideur, dont s’étant dégoûté il se retira. Il avoit voulu donner de la défiance de M. de Turenne à madame de Longueville, sur ce qu’il étoit assuré de la citadelle de Stenay, et qu’il n’avoit rien fait de considérable avec des troupes capables de beaucoup entreprendre durant toute la campagne de l’année 1750 : car pendant que l’armée du Roi s’opposoit à celle des Espagnols en Champagne, il pouvoit venir avec la sienne jusqu’aux portes de Paris, et faire d’étranges ravages partout ; et cependant il ne fit rien. Madame de Longueville, qui se voyoit entre ses mains et en la puissance des Espagnols, jugea qu’il valoit mieux dissimuler que de témoigner du ressentiment du procédé de M. de Turenne, puisqu’elle n’étoit pas en état de s’en venger ; et Tracy, qui est un franc Picard et tout-à-fait un homme d’honneur, jugeant qu’elle se faisoit tort de ne le pas croire, aima mieux quitter que de voir les conseils des autres, qu’il trouvoit fort mauvais, être suivis au préjudice des siens, qui étoient fort sincères, et qui eussent été fort utiles à qui eût eu des forces pour se faire faire raison.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 207.