Mémoires de Valentin Conrart/15

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 247-250).


SUR LE NOMMÉ BAVES, de Lille[1].


Un jeune homme nommé Baves, fils d’un marchand de Lille en Flandre, s’étant mis en tête de venir en France pour y demeurer quelque temps, en obtint la permission de sa mère, qui étoit veuve alors, avec promesse qu’elle lui feroit tenir cinq cents écus par an pour sa subsistance. Il arriva à Paris l’an 1633 ou 1634, un an ou deux avant la rupture entre les deux couronnes, et se fit appeler…[2]. Il se logea en une maison où l’on tenoit des pensionnaires ; et comme il y avoit ordinairement des hôtes de diverses provinces, outre que son naturel étoit porté à la curiosité de savoir toutes sortes de nouvelles, cette occasion lui en augmenta la passion, en lui en fournissant les moyens. Il passa ainsi quinze ou seize ans à mener une vie assez agréable ; mais l’an 1648, ayant été accusé d’être espion pour les Espagnols, il fut mis à la Bastille, où il demeura environ trois mois, au bout desquels on lui ouvrit les portes sans l’avoir interrogé, et sans qu’on lui eût parlé de rien. Cet accident commença à le dégoûter du séjour de Paris, où il voyoit aussi que toutes choses tendoient au désordre où elles tombèrent enfin au commencement de 1649 ; joint que la dépense y étant plus grande, et sa mère ayant diminué sa pension, qu’il eût été nécessaire d’augmenter, il ne pouvoit plus subsister qu’avec peine. À quoi il faut ajouter une autre raison assez extravagante, et qui étoit néanmoins sans doute la plus forte dans son esprit : c’est qu’en quelque voyage qu’il avoit fait dans son pays il avoit vu chez sa mère, où il étoit logé, la fille d’une de ses sœurs qui y demeuroit aussi, laquelle lui avoit tellement plu (car c’étoit une des plus belles filles de la ville) qu’il en étoit devenu éperdument amoureux ; ce qui étoit aperçu même à Paris de tous ceux qui le fréquentoient, parce qu’il leur parloit incessamment de sa belle nièce avec des termes et une émotion extraordinaires.

Étant donc retourné à Lille, il pria d’abord sa mère de ne point tenir sa petite-fille chez elle pendant qu’il y seroit : on la mit dans une religion, où elle fut quelque temps ; mais s’en étant lassée, elle fit tant d’instances pour revenir chez sa grand’mère, qu’enfin elle en obtint la permission. Elle n’y fut pas plus tôt, que Baves s’en plaignit, et conjura sa mère qu’au moins cette fille demeurât dans une chambre où il ne la put voir ; il la pria elle-même, et après lui commanda en paroles rudes et avec menaces de ne se trouver jamais devant lui, ou qu’il lui en prendroit mal : ce qui lui fit éviter sa présence autant qu’il lui fut possible. Mais il arriva un jour par malheur que comme il montoit le degré, elle descendoit ; si bien que s’étant rencontrés tête à tête, il tira un couteau de sa poche dont il lui donna un coup dans le sein, qu’elle avoit découvert, lui disant : « T’avois-je pas défendu de paroître jamais devant moi, et de me laisser jamais voir ton sein ? » Elle, ayant reçu ce coup, tomba par terre, et avec un fort grand effroi le pria d’avoir pitié d’elle et de lui pardonner. Mais, au lieu de cela, du même couteau dont il l’avoit déjà frappée, et d’un autre qu’il tira encore de sa poche, lequel on dit qu’il avoit fait faire exprès, il lui en donna plusieurs coups dont elle mourut sur le lieu même : et non content de cela, il lui marcha sur le ventre après sa mort, disant mille ordures et mille outrages.

Le bruit de cet accident ayant fait accourir plusieurs voisins et autres personnes de leur connoissance, on lui conseilla de se sauver en quelque abbaye, jusqu’à ce qu’il eût résolu où il pourroit chercher une demeure assurée hors de son pays : ce qu’il fit. Mais sur les poursuites qui furent faites en justice contre lui, lorsqu’on eut découvert l’abbaye où il s’étoit retiré, on l’y alla chercher ; et comme ceux qui en avoient la commission ne le connoissoient pas, ils prirent un autre garçon pour lui, et le vouloient emmener ; mais lui qui étoit présent, pressé par les remords de sa conscience, leur dit que c’étoit lui qui avoit fait le crime que l’on vouloit punir ; qu’il le feroit encore si c’étoit à recommencer ; qu’il s’offroit volontairement à tout ce qu’on lui voudroit faire souffrir ; et qu’aussi bien la vie lui étoit ennuyeuse. De sorte qu’il fut conduit à Lille sous bonne et sûre garde, où l’on lui fit son procès ; et il fut condamné à avoir le poing coupé, et à être étranglé ensuite. Ce qui fut exécuté au mois de novembre 1649.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 137
  2. Se fit appeler… : Il y a un blanc dans le manuscrit.