Mémoires de Valentin Conrart/Texte entier

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DES MÉMOIRES[modifier]


RELATIFS

À L’HISTOIRE DE FRANCE.




MÉMOIRES DE CONRART.
MÉMOIRES DU PÈRE BERTHOD.



de l’imprimerie de a. belin.
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DES MÉMOIRES
RELATIFS
À L’HISTOIRE DE FRANCE,


DEPUIS L’AVÉNEMENT DE HENRI iv, JUSQU’À LA PAIX DE PARIS
CONCLUE EN 1763 ;


AVEC DES NOTICES SUR CHAQUE AUTEUR,
ET DES OBSERVATIONS SUR CHAQUE OUVRAGE,


PAR M. PETITOT.

TOME xlviii.




PARIS,
FOUCAULT, LIBRAIRE, RUE DE SORBONNE, N°. 9.
1825.


MÉMOIRES
DE
VALENTIN CONRART,


PREMIER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE l’ACADÉMIE FRANÇAISE.


NOTICE
sur
VALENTIN CONRART
ET SUR SES MÉMOIRES.


Valentin Conrart naquit à Paris en 1603 ; il étoit le fils aîné de Jacques Conrart et de Peronne Targer, qui l’élevèrent dans la religion calviniste, qu’ils professoient. Conrart reçut en naissant le prénom de Valentin : c’étoit celui de son aïeul maternel[1], qui vraisemblablement lui servit de parrain. S’il falloit croire au récit de Borel, Conrart seroit issu d’une famille noble et ancienne du Hainaut, attachée aux ducs de Bourgogne, et illustrée par de hauts faits d’armes[2] ; mais cet écrivain n’a eu d’autre but que de flatter la vanité de Conrart, auquel il dédie son ouvrage. Le père de Conrart étoit d’une honnête famille de Valenciennes ; il n’a jamais annoncé aucun prétention à la noblesse, car il prenoit dans les actes, et il y a reçu de son fils, la simple qualité de bourgeois de Paris[3]. Jacques Conrart trouvoit même très-mauvais que Valentin prît des airs de gentilhomme. « C’étoit, dit un contemporain, un bourgeois austere, qui ne permettoit pas à son fils de porter des jarretieres ni des roses (des rosettes) de souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au dessus de l’oreille. Il avoit des jarretieres et des roses, qu’il mettoit et ostoit au coin de la rue. Une fois qu’il s’ajustoit ainsi, il rencontra son pere tête pour tête : il y eut bien du bruit au logis[4]. »

Jacques Conrart destinant son fils à remplir un emploi dans les finances, négligea de lui faire faire ses études ; il n’étoit plus temps de les commencer, quant Valentin sentit le besoin de s’instruire. Il se contenta d’apprendre l’italien et l’espagnol ; et il s’attacha surtout à bien connoître sa langue, à l’écrire purement et avec exactitude.

La langue française commençoit à se former ; Malherbe et Regnier venoient de l’enrichir de tours et d’expressions habilement dérobés aux anciens. Ils l’avoient délivrée des entraves dans lesquelles Ronsard, Du Bartas, Jodelle, Jamin, Pontus du Tyard, et d’autres à leur suite, avoient cherché à la retenir. Mais ce grand travail n’étoit encore qu’ébauché ; notre langue, incertaine et sans règles, ne connoissoit d’autres lois que les caprices des écrivains.

Conrart et ses amis observoient ces variations ; ils s’en entretenoient fréquemment, et se cherchoient souvent sans pouvoir se rencontrer. Ils convinrent enfin, en 1629, de se réunir chez l’un d’eux une fois chaque semaine. Cette société se composoit de Godeau, Chapelain, Conrart, Gombauld, Giry, Habert, et son frère l’abbé de Cérisy, Malleville et Serisay. Conrart leur offrit sa maison, qui devint le berceau de la nouvelle Académie. « Là, dit Pellisson, ils s’entretenoient familièrement, comme ils eussent fait en une visite ordinaire, et de toutes sortes de choses, d’affaires, de nouvelles, de belles-lettres. Que si quelqu’un avoit fait un ouvrage, comme il arrivoit souvent, il le communiquoit volontiers à tous les autres, qui lui en disoient librement leur avis[5]. » Ces commencemens de l’Académie française sont décrits avec beaucoup de vérité dans le discours que l’abbé de La Chambre prononça, comme directeur, le premier juillet 1684, à la réception de Despréaux. Ce grand poëte succédoit à M. de Bezons, conseiller d’État, qui avoit remplacé à l’Académie le chancelier Seguier[6]. Le directeur, répondant au récipiendaire, ne laissa pas échapper l’occasion de payer à Conrart le tribut de ses éloges[7]. « M. de Bezons, dit-il, s’étoit rendu recommandable parmi nous par l’alliance et la liaison étroite qu’il avoit contractée de longue main avec l’illustre M. Conrart[8], que l’on doit regarder comme le premier instituteur et le premier fondateur… de cette petite académie naissante, formée seulement de sept ou huit personnes d’élite, que l’amour des lettres avoit rassemblées pour conférer ensemble des productions de leur esprit, et pour se perfectionner mutuellement. Dans cette école d’honneur, de politesse et de savoir, l’on ne s’en faisoit point accroire ; l’on ne s’entêtoit point de son prétendu mérite ; l’on n’y opinoit point tumultueusement et en désordre ; personne n’y disputoit avec altercation et aigreur ; les défauts étoient repris avec douceur et modestie, les avis reçus avec docilité et soumission. Bien loin d’avoir de la jalousie les uns des autres, l’on se faisoit un honneur et un mérite de celui de ses confrères, dont on se glorifioit plus que du sien propre. Au lieu d’insulter aux foiblesses inséparablement attachées à l’humanité…, l’on se faisoit une loi expresse de cacher les défauts de son prochain, de les étouffer dans le sein de la compagnie, d’en dérober la connoissance aux étrangers… Là, chacun s’efforçoit de devenir de jour en jour plus savant et plus vertueux ; l’on aspiroit sans cesse au sommet de la perfection et de la sagesse, sans s’imaginer faussement qu’on y étoit déjà parvenu… Là, chacun étoit maître et disciple à son tour ; chacun donnoit et recevoit ; tout le monde contribuoit à un si agréable commerce ; inégaux, mais toujours d’accord. Celui qui étoit repris et corrigé s’estimoit plus heureux que celui qui corrigeoit ; le vaincu s’en retournoit plus glorieux, plus satisfait et plus chargé de dépouilles que le vainqueur[9]. »

Les académiciens continuèrent à s’assembler pendant quatre années environ, « avec un plaisir et un profit incroyable, dit Pellisson ; de sorte que quand ils parlent encore aujourd’hui de ce temps-là…, ils en parlent comme d’un âge d’or, durant lequel, avec toute l’innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l’amitié, ils goûtoient ensemble tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant[10]. »

Conrart se distinguoit dans ces conférences par la pureté de son goût, et par une sagacité d’autant plus remarquable qu’elle n’avoit point dû son développement aux secours d’une première éducation. « Jamais, lui écrivoit Balzac, naissance ne fut si heureuse ni si belle que la vôtre ; et quoique vous ayez quarante ans passés, et que vous m’ayez juré plusieurs fois que vous ne savez pas la langue latine, je gage que si vous voulez, vous ferez, avant que de mourir, un livre latin qui donnera de la jalousie à M. de Saumaise et à M. Heinsius, voire même à M. Ménage et à votre très-humble serviteur, si notre jalousie pouvoit compatir avec notre amour[11]. Pour votre latin, mon cher monsieur, lui dit-il ailleurs, je soutiens encore une fois que si vous ne l’avez appris, il vous a été révélé. Si vous n’avez pas la clef des sciences, vous avez un passe-partout à qui il n’y a point de porte qui ne soit ouverte, qui vous donne entrée dans les lieux les plus cachés, qui vous introduit jusque dans le cabinet, jusque dans le sanctuaire de nos déesses[12]. »

Le spirituel chevalier d’Aceilly rend le même témoignage à Conrart dans les vers suivans :

Des Grecs et des Latins peu de chose il apprit,
Mais il peut s’égaler aux plus savantes plumes ;
Par la grâce du Ciel il trouve en son esprit
Ce qu’un autre avec soin cherche en mille volumes[13].

Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux, ne fait pas un moindre éloge de Conrart, sous le nom de Daphnis, dans ces vers qu’il place dans la bouche de l’Amour :

… J’eus pour lui tant de tendresse,
Que, sans qu’il sût grec ni latin,

Je fis que le fameux Gaulmin[14]
Eût donne toute sa science
Pour une pareille ignorance ;
Car si l’un se fit estimer,
Celui-ci sut se faire aimer :
Secret que n’a presque personne,
Et qu’à mes seuls amis je donne.
Aussi sur les plus beaux esprits
Il remporta toujours le prix :
Ainsi toujours dans les ruelles
Il fut en la bouche des belles[15].

Les académiciens s’étoient promis réciproquement de garder le secret sur l’existence de leur société ; mais Malleville en dit quelques mots à Faret, à Desmarets, puis à Boisrobert, qui étoit dans les bonnes grâces du premier ministre. Boisrobert en parla, au commencement de l’année 1634, au cardinal de Richelieu, qui, jaloux de tous les genres de gloire, et concevant aussitôt le projet de devenir le fondateur d’une société littéraire, placée sous l’égide et le sceau de l’autorité royale, chargea Boisrobert de faire de sa part aux académiciens l’offre de protéger leurs travaux et leur compagnie.

Conrart, reçu secrétaire du Roi le 19 mars 1627[16], épousa en 1634 mademoiselle Muisson[17]. On cessa à cette époque de se réunir chez lui ; et les assemblées se tinrent tantôt chez Desmarets, que l’Académie venoit d’admettre avec Boisrobert au nombre de ses membres : tantôt chez Chapelain, qui demeuroit dans la rue des Cinq-Diamants[18]. Trois charges furent créées au sein de la compagnie : deux annuelles, celles de directeur et de chancelier ; et celle de secrétaire, qui devoit être perpétuelle. Conrart, qui étoit alors à Jonquières[19], fut appelé à l’unanimité à remplir cette dernière fonction ; et à compter de cette époque, il eut soin d’écrire ce qui se passoit dans les assemblées. Pellisson nous apprend que les registres de l’Académie commençoient au 13 mars 1634[20].

Les bornes d’une Notice ne nous permettent pas de nous étendre sur les rapports qui vers ce temps commencèrent à s’établir entre le cardinal de Richelieu et les académiciens. Quelques-uns d’eux, principalement Serizay et Malleville, vouloient que l’on repoussât une protection que, dans leur position particulière, ils paroissoient redouter[21] ; presque tous se voyoient à regret dans l’obligation de subir un honneur qui alloit troubler la douce intimité de leurs relations. Cependant, sur les judicieuses observations de Chapelain, Boisrobert fut prié par la majorité de ses confrères de remercier de leur part le cardinal, et de l’assurer qu’ils se conformeroient à ses volontés. Les statuts de la Société furent dressés bientôt après par une commission dont Conrart étoit membre, en sa qualité de secrétaire ; et les académiciens en mirent le projet sous les yeux du cardinal de Richelieu.

Pellisson nous a conservé l’analyse d’un discours destiné à servir de préambule à ces statuts. Il est d’autant plus remarquable, que, dicté par un esprit prophétique, il annonce à l’avance les hautes destinées de la langue française. On y disoit : « Qu’il sembloit ne manquer plus rien à la félicité du royaume, que de tirer du nombre des langues barbares cette langue que nous parlons, et que tous nos voisins parleroient bientôt, si nos conquêtes continuoient comme elles avoient commencé. Que, pour un si beau dessein, le Roi avoit trouvé à propos d’assembler un certain nombre de personnes capables de seconder ses intentions.... Que notre langue, plus parfaite déjà que pas une des autres vivantes, pourroit bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenoit plus de soin qu’on n’avoit fait jusqu’ici de l’élocution.... Que les fonctions des académiciens seroient de nettoyer la langue des ordures qu’elle avoit contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du Palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorans, ou par l’abus de ceux qui la corrompent en l’écrivant, et de ceux qui disent bien dans les chaires ce qu’il faut dire, mais autrement qu’il ne faut[22]. » Ce beau péristyle d’un grand monument a été depuis abandonné ; mais le projet qui en fut tracé n’en fait pas moins connoître l’esprit qui dirigea les travaux des premiers académiciens.

Conrart, tout à la fois secrétaire perpétuel de l’Académie et secrétaire du Roi, fut chargé, en cette double qualité, de dresser le protocole des lettres patentes de la fondation de l’Académie française. Elles furent signées au mois de janvier 1635 ; et Pierre Seguier, garde des sceaux, depuis chancelier de France, non seulement s’empressa de les sceller aussitôt qu’elles lui furent présentées, mais il fit témoigner à la compagnie son désir d’être compté au nombre de ses membres. L’exemple de cet illustre ami des lettres, qui devoit un jour succéder à l’honneur de protéger l’Académie, fut bientôt suivi par messieurs Servien, de Montmort, Du Châtelet, Bautru, et par d’autres personnages éminens de la magistrature ou du conseil d’État ; de sorte que cette société nouvelle n’avoit plus que des traits de ressemblance avec la première Académie fondée par Conrart. Elle étoit tout-à-coup devenue ce que les siècles qui ont suivi l’ont vue ; et, pour nous servir des expressions de l’abbé de La Chambre, « c’étoit une Académie glorieuse et triomphante...., revêtue de la pourpre des cardinaux et des chanceliers, protégée par le plus grand roi de la terre...., remplie de princes de l’Église et du sénat, de ministres, de ducs et pairs, de conseillers d’État...., qui, se dépouillant tous de leurs grandeurs......., se trouvoient heureusement confondus pêle-mêle dans la foule d’une infinité d’excellens auteurs, historiens, poètes, philosophes, orateurs…, sans distinction et sans préséance[23]. »

Il ne nous appartient pas de tracer ici l’histoire de cette illustre compagnie : ce soin est réservé à une plume et plus habile, et plus initiée dans les secrets de ses archives. Nous n’avons pu cependant nous dispenser d’appeler les souvenirs des lecteurs sur l’origine de cette Société, qui se confond avec l’existence littéraire de Conrart.

Le fondateur de l’Académie n’étoit pas seulement un homme de goût et un ami des lettres ; il étoit surtout un homme de bien, dans le cœur duquel on trouvoit toutes les vertus qui donnent du charme au commerce de la vie. D’Olivet peint ainsi le caractère de Conrart, dont il s’étoit souvent entretenu avec l’abbé de Dangeau[24] : « On nous en parle, dit-il, comme d’un homme qui avoit souverainement les vertus de la société. Il gouvernoit son bien sans être ni avare ni prodigue, et il savoit tirer d’une médiocre fortune plus d’agrémens pour lui et pour ses amis, que la fortune la plus opulente n’en produit aux autres. Il étoit touché des malheurs d’autrui, et trouvoit les moyens d’y subvenir par des voies qu’on n’apercevoit point. Il avoit le cœur très-sensible à l’amitié ; et lorsqu’une fois on avoit la sienne, c’étoit pour toujours. S’il y avoit des défauts dans sa conduite à cet égard, c’étoit de trop excuser. Peu de personnes ont eu comme lui l’amitié, la confiance et le secret de ce qu’il y avoit de plus grand dans tous les États du royaume en hommes et en femmes. On le consultoit sur les plus grandes affaires ; et comme il connoissoit le monde parfaitement, on avoit dans ses lumières une ressource assurée. Il gardoit inviolablement le secret des autres et le sien : on ne pouvoit pourtant pas dire qu’il fût caché, et sa prudence n’avoit rien qui tînt de la finesse. Au reste, s’il disputoit quelquefois, c’étoit pour la vérité qu’il disputoit ; et comme il la préféroit à tout, son amour pour la vérité avoit aux yeux des personnes indifférentes un air d’opiniâtré… Né dans le sein du calvinisme, il eut toujours l’esprit préoccupé de ses erreurs, sans que son cœur en fût moins tendre pour tout ce qu’il connut d’honnêtes gens qui pensoient autrement que lui[25]. »

La vie de Conrart, comme celle de la plupart des gens de lettres, a été simple et uniforme. Retenu souvent par les douleurs de la goutte, dont encore jeune il éprouva les accès, il conversoit avec ses amis, leur écrivoit, lisoit leurs ouvrages, y faisoit des observations, et quelquefois des corrections. On venoit fréquemment le consulter ; car il étoit regardé de son temps comme un des plus sûrs arbitres du goût : ce qui a fait dire à Balzac que Conrart trempoit sa plume dans le sens, et que la raison lui dictoit tout ce qu’il écrivoit[26]. Chapelain, qui ne doit pas toujours être jugé sur sa réputation de poète, et dont l’opinion comme critique n’est pas à rejeter, lui rendoit en 1662 un témoignage semblable. « C’est un homme, disoit-il, d’une singulière vertu, et d’un jugement très-net en tout : ce qui le fait consulter par les plus excellens écrivains français, qui se trouvent bien de ses remarques. Personne n’écrit plus purement en prose que lui ; et quoique ses lettres ne s’élèvent pas jusques à l’éloquence…, néanmoins l’élégance, la pureté et l’ordre y reluisent de telle sorte, qu’elles sont égales en beauté et en agrément aux meilleures que nous ayons[27]. »

La maison de Conrart étoit le rendez-vous ordinaire de ses amis, qui étoient en grand nombre ; car il avoit la prétention, et, si l’on veut, la manie, d’être bien avec tous les gens à réputation[28]. Aussi le regardoit-on comme l’appui et le protecteur des gens de lettres ; et il se forma sous ses auspices beaucoup de liaisons littéraires, fondées sur l’estime et sur la conformité des goûts, qui ne contribuèrent pas moins à polir les mœurs qu’à perfectionner la littérature. Plusieurs personnages, qui parvinrent depuis à la célébrité, durent à Conrart d’avoir fait ce premier pas que le mérite délaissé, parce qu’on l’ignore, franchit avec tant de peine. Il présenta Godeau à Chapelain, qui s’empressa de lui ouvrir les portes de l’hôtel de Rambouillet, dont la société décidoit en souveraine sur tous les ouvrages de l’esprit[29]. Il fit connoître Pellisson, l’historien de l’Académie, l’ami et le défenseur de Fouquet. Fléchier, accueilli par le duc de Montausier à la recommandation de Conrart, trouva ainsi l’occasion de développer cet admirable talent qui devoit lui assurer une place si élevée parmi nos orateurs sacrés[30].

Les travaux habituels de Conrart ne l’empêchoient pas de cultiver l’amitié, et de se livrer même aux frivolités de la société. Balzac, qui tenoit le premier rang parmi ses amis, exprime dans une multitude de lettres, et sous des formes ingénieusement variées, le profond sentiment qu’il avoit voué à Conrart. « Je le dis affirmativement, lui écrit-il, et si vous le voulez, je vous le jure sur les autels : je ne changerois pas cette amitié pour la faveur du plus grand prince du monde, pour le népotisme du cardinal Pamphilio[31], pour le ministère de don Louis de Haro[32]. » « Pourquoi, dit-il ailleurs, ne vous ai-je pas connu dès les premières années de ma vie ? Elle auroit été plus douce et plus réglée qu’elle n’a été ; j’aurois eu plus de contentement, et j’aurois fait moins de fautes. Mais il est impossible de vivre deux fois ; et ce qui est perdu ne se pouvant recouvrer, ménageons bien pour le moins ce qui nous reste. Aimons-nous, comme vous dites, cordialement, afin qu’au milieu d’une infinité de maux qui nous environnent, parmi tant de misères publiques, tant de déplaisirs particuliers, je trouve un asyle dans votre cœur, et que vous en trouviez un dans le mien[33]. » Conrart perdit cet ami le 18 février 1655 ; et Gilles Boileau déplora sa perte dans une élégie assez remarquable, adressée au secrétaire perpétuel de l’Académie. Elle commence par ces vers :

Conrart, Balzac est mort, · · · · · · · · · · · · · · ·
Ce mortel qui parloit le langage des dieux,
Ce mortel qu’on a vu tout brillant de lumière,
N’est maintenant qu’une ombre et qu’un peu de poussière[34].

Au moment de la mort de Balzac, Conrart étoit lui-même aux portes du tombeau. Tristan l’ermite nous apprend cette circonstance dans une ode adressée au survivant de ces deux amis. Nous en citerons quelques vers, qui nous paroissent fort au-dessus de ce que l’on connoît du poëte Tristan ; il est vrai qu’ils se terminent par l’imitation d’une pensée de Malherbe.

Noble ami de la vérité,
De qui l’esprit et le courage
Nous montrent une intégrité
Qu’on ne trouve guère en notre âge,
Conrart, à ce dernier assaut,
Où ton mal s’éleva si haut.
Nous eûmes de grandes alarmes ;
Et si cet aveu m’est permis,
Mes yeux furent trempés des larmes
Qu’on donne lors à ses amis.

</noinclude>

Par miracle on te voit sauvé ; Mais Balzac n’est plus rien qu’une ombre. Tous deux vous portiez le denier Que l’on donne au vieux nautonnier Sur le triste et sombre rivage : Mais Balzac a fait un effort Pour franchir tout seul le passage, Et t’a laissé dessus le bord.

Ce père des grands sentimens, De qui les grâces naturelles Mêloient dans ses raisonnemens L’éclat de tant de fleurs nouvelles, Balzac est descendu là-bas ; Et sa plume, dont les combats Terrassoient partout l’ignorance, N’a pu garantir du tombeau Celui qui fit voir à la France Ce que les lettres ont de beau.

Ô rigueur sans comparaison ! Cet homme, avec tout l’avantage Des lumières de la raison, Est passe comme un feu volage. Mais quoi ! c’est un ordre du sort, Que jamais la faux de la Mort Ne respecte les belles choses ; Et, dans les premières chaleurs, On voit toujours passer les roses Plus vite que les moindres fleurs[35]. </poem>

Pellisson et mademoiselle de Scuderi furent aussi au nombre des amis particuliers de Conrart, qui ne pouvoit se défendre d’un sentiment de jalousie à la vue des préférences dont Pellisson paroissoit être l’objet. Conrart étoit désigné dans leur intimité sous les noms de Philandre ou de Théodamas ; c’est sous ce dernier déguisement qu’il adressoit son encens à Sapho(mademoiselle de Scuderi), qu’il correspondoit avec Herminius ou Acante (Pellisson), et avec Godeau, l’évêque de Vence, qui trouvoit bon qu’on l’appelât galamment le mage de Tendre ou de Sidon. Conrart suivoit ainsi la mode, en se prêtant quelquefois à l’afféterie d’un langage précieux, que le bon goût réprouve. On le vit même, le samedi 20 décembre 1653, faire assaut de mauvais vers dans la ridicule journée des madrigaux, sur laquelle nous avons donné ailleurs quelques détails[36].

Cependant les infirmités de Conrart s’aggravoient chaque année ; il écrivoit à Félibien, au mois de janvier 1648, que, retenu par la goutte, il ne pouvoit pas même monter les degrés qui conduisoient à son cabinet[37]. Cet état de douleurs presque habituelles n’avoit pas altéré l’égalité de son caractère ; aussi Sarrasin, dans une jolie ballade, l’appeloit-il le goutteux sans pareil[38] ; et Conrart lui répondoit gaiement :

<poem> Pour moi, qui des fois plus de cent Ai passe par ceste estamine, Que me sert-il d’être innocent, Et plus net que n’est une hermine ? Puisqu’au pied je porte une espine Qui me rend tout lieu raboteux, Et que l’on dit quand je chemine : C’est pauvre chose qu’un goutteux[39].

Conrart résigna, le 20 janvier 1658, sa charge de secrétaire du Roi[40]; et il ne s’occupa plus que de travaux historiques, littéraires, ou même théologiques. Le dépérissement de sa santé contribua sans doute à lui faire adopter ce parti ; on le voit en effet, deux années après, faire à Godeau la peinture déplorable de l’état auquel il étoit réduit, dans une épître familière du 16 janvier 1660, qui n’a pas encore été imprimée.

Au milieu du mois de décembre,
Dans votre salle ou votre chambre,
À l’aspect de mille orangers
Qui parfument tous vos vergers,
Et dont la feuille est toujours verte,
Vous dînez la fenêtre ouverte,
Et respirez un air plus doux
Que celui de mai n’est pour nous ;
Tandis que, fort mal à mon aise,
Soit dans mon lit, soit dans ma chaise,
Mon logis me sert de prison,
Où la rigueur de la saison,
Tenant mon corps à la torture,
Est cause que l’hiver me dure
Plus que ne font l’été, l’automne et le printemps,
Et me tient lieu de Quatre-Temps,
Puisqu’il me fait faire abstinence,
Me réduit à la continence,
Et me donne pour pénitence
De vivre toujours en souffrance[41].

Chapelain, dans un Mémoire adressé à Colbert pour faire connoître à ce ministre les hommes de lettres qui pouvoient contribuer à la gloire littéraire du règne de Louis-le-Grand, écrivoit en 1662 : « La goutte de vingt années a tellement estropié M. Conrart, qu’il ne sauroit plus tenir la plume ; et depuis dix-huit mois son mal s’est accru de façon qu’il a plus de besoin de penser à mourir qu’à écrire[42]. » Ce passage ne doit pas être entendu dans le sens rigoureux que d’abord il semble présenter ; Chapelain dit seulement que l’on ne pourroit pas charger Conrart de travaux littéraires de quelque importance. Depuis qu’il étoit tombé dans cet excès d’infirmité, il étoit suppléé à l’Académie par Mézeray, qui lui succéda dans ses fonctions de secrétaire perpétuel.

Conrart, doué de l’esprit de conservation, se plaisoit à recueillir toutes sortes de pièces historiques, littéraires ou théologiques. Il gardoit soigneusement les brouillons de ses lettres ; il copioit ou faisoit copier des ouvrages qu’on lui communiquoit ; souvent même les auteurs lui donnoient leurs manuscrits. Il paroît qu’à sa mort il se trouva chez lui une grande quantité de papiers, que l’on réunit en volumes, sans observer d’autre ordre que celui du format : des pièces historiques furent jointes à des poésies, des copies de lettres à des dissertations théologiques, ou aux factums de Jacques Conrart, frère de l’académicien. Ces manuscrits paroissent avoir été très-nombreux ; la famille de Conrart les aura sans doute conservés pendant un certain temps : tout ce que l’on sait est qu’en 1766 M. Simon Vanel de Milsonneau en possédoit dix-huit volumes in-folie, et vingt-quatre volumes in-4o[43]. Sa bibliothèque fut vendue et dispersée en 1771[44]. Une partie importante des manuscrits de Conrart fut vraisemblablement acquise à cette vente par le duc de La Vallière ou par le marquis de Paulmy, puisqu’on en voit aujourd’hui une portion dans la bibliothèque royale de l’Arsenal. Elle se compose de dix-huit volumes in-folio, sous le no 902 de la partie historique[45], et de deux volumes in-4o, sous le no 151 (Belles-Lettres). Ainsi vingt-deux volumes in-4o de ces précieux manuscrits sont maintenant dans le commerce, et peut-être sont-ils expatriés.

Conrart nous a conservé trois pièces écrites entièrement de la main de La Fontaine. Elles font partie du manuscrit 151 qui vient d’être indiqué. Ce sont deux lettres en prose mêlée de vers, adressées par le fabuliste à sa femme, dans lesquelles il achève le récit de son voyage de Limoges. La troisième de ces pièces est une épître, de la meilleure manière de ce grand poëte, adressée vers 1662 au duc de Bouillon. Nous nous sommes empressés, il y a quelques années, de faire jouir le public de cette précieuse découverte[46]. Ces manuscrits nous ont encore offert la première pensée des Mémoires de madame de Motteville[47], une copie de ceux du père Berthod, diverses poésies de Saint-Pavin[48], Cailly, Pellisson, Godeau, mademoiselle de Scuderi, mademoiselle de La Vigne, et d’autres auteurs du temps. On y voit, en outre, les copies d’un grand nombre de lettres écrites par Pellisson, Godeau, mademoiselle de Scuderi, Marie-Claire de Bretagne, abbesse de Malnoue, la comtesse de Maure, la marquise de Sablé, la duchesse de Longueville, Chapelain, Sarrasin, Ysarn, et d’autres personnages connus. On a seulement le regret de rencontrer dans cette collection un grand nombre de papiers absolument inutiles, tels que des copies de titres, des actes de synodes, ou des disputes théologiques sur les points qui séparent les protestans de notre croyance.

Né calviniste, Conrart se montra toujours attaché aux erreurs de sa secte, malgré les efforts de ses amis pour le ramener à la vérité : ce qui faisoit dire à Balzac : « Si vous n’êtes pas tout-à-fait des nôtres, vous êtes pour le moins de nos alliés ; et M. de Grasse (Godeau) se promet de vous emporter à la fin sur M. Daillé[49]. » Cet espoir ne se réalisa point ; Conrart étoit même très-opiniâtre sur cet article, quoiqu’il parût éviter ces sortes de discussions[50]. Il souffroit avec peine des plaisanteries sur Calvin ; et Balzac ayant traité cet hérésiarque de petit sophiste, se crut obligé de s’en excuser auprès de Conrart[51].

La révision de la traduction des psaumes faite par Clément Marot et Théodore de Bèze, occupa les momens que Conrart put donner au travail pendant les dernières années de sa vie. Il ne retoucha que cinquante-un psaumes. Cet ouvrage fut achevé après sa mort par des ministres de Genève.

Conrart mourut, sans laisser d’enfans de son mariage, le 23 septembre 1675, à l’âge de soixante-douze ans. Il fut inhumé dans le cimetière des réformés, qui étoit alors situé dans le faubourg Saint-Germain, près de l’hôpital de la Charité[52].

L’Académie française conserve un portrait de Conrart, peint en 1635, qui n’a rien souffert des ravages du temps. Un autre portrait, peint dans sa vieillesse par Lefèvre, a été gravé par Cossin, format in-folio[53]. Cette gravure est belle, mais il est difficile de la rencontrer.

Conrart avoit deux frères et une sœur. Jacques Conrart, l’un d’eux, acheta aussi une charge de secrétaire du Roi. Reçu le 17 avril 1637, il obtint des lettres d’honoraire le 29 janvier 1664[54]. Jacques a laissé des enfans, dont la postérité ne s’est éteinte que dans ces derniers temps. La sœur de Conrart épousa M. Muisson, dont Valentin avoit lui-même épousé la sœur.


Ouvrages de Conrart.

Conrart a peu écrit ; il n’a au moins, pour ainsi dire, rien publié. Mais ce silence, qui venoit peut-être de sa modestie, a eu pour lui les mêmes effets que la présomption pour beaucoup d’autres, car il attira sur sa mémoire un de ces traits satiriques[55] qui, une fois lancés, se répètent avec l’autorité d’un proverbe, et passent auprès de beaucoup de lecteurs pour une vérité qui n’est plus susceptible de contestation.

On a de lui :

1o Une épître dédicatoire à la tête de la vie de Philippe de Mornay ; Leyde, Elzévir, in-4o, 1647. Cet ouvrage est de Jean Daillé, ministre protestant[56], qui avoit été précepteur des petits-enfans de Philippe de Mornay. Elle est dédiée par les Elzévirs au prince d’Orange. Daillé, ami de Conrart, l’avoit sans doute prié de prêter sa plume aux célèbres imprimeurs de Hollande.

2o Une épître en vers, dans la première partie des épîtres de Boisrobert.

3o Une ballade en réponse à celle du Goutteux sans pareil, de Sarrasin, dans les Œuvres de ce dernier.

4o La préface des traités posthumes de Gombauld. L’abbé d’Olivet en a inséré la plus grande partie dans son Histoire de l’Académie, à l’article de Gombauld. L’original de cette pièce, portant des corrections de la main de Conrart, se trouve dans le manuscrit 902 de la bibliothèque royale de l’Arsenal, tome 9, p. 329.

5o Une imitation en vers du psaume 92, dans le recueil des poésies chrétiennes et diverses, dit de Brienne, qui a paru sous le nom de La Fontaine, tome 1, page 396 ; Paris, 1671.

6o Les psaumes retouchés sur l’ancienne version de Clément Marot ; Charenton, 1677, in-12. Conrart ne termina son travail que sur cinquante-un psaumes. Il parut à Genève en 1679, chez Samuel de Tournes, une édition qui contient la version des cent cinquante psaumes ; mais on ne dissimule pas, dans l’avertissement, que l’on a été obligé de continuer le travail commencé par Conrart.

7o Lettres familières de M. Conrart à M. Félibien ; Paris, 1681, in-12. André Félibien alla à Rome en 1647, en qualité de secrétaire d’ambassade du marquis de Fontenay-Mareuil. Conrart correspondit avec lui pendant les deux années de son séjour en Italie. Ces lettres ne présentent presque aucun intérêt.

8o La fable d’Orphée et d’Eurydice. L’original de cette pièce de la main de Conrart, portant des corrections et des ratures, se trouve dans le manuscrit 902 de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 11, page 115. Elle n’a pas été imprimée, et elle ne mérite pas de l’être.

9o Une épître en vers, adressée à Godeau le 16 janvier 1660, dont le manuscrit original a été indiqué plus haut, page 20 de cette Notice. De même que les autres poésies de Conrart, cette pièce n’offre que de la facilité, accompagnée de beaucoup de négligence. Mais on ne doit pas juger avec sévérité des vers que leur auteur n’avoit pas destinés à voir le jour.

On a attribué à Conrart un volume in-12, publié en 1667, intitulé Traité de l’action de l’Orateur. Il a depuis été bien reconnu que ce traité est l’ouvrage de Michel Lefaucheur, ministre calviniste.

Desmaizeaux, dans ses notes sur les lettres de Bayle, dit que Conrart donna ses soins à l’édition des Œuvres de Balzac, qui fut publiée en deux volumes in-folio en 1665[57]. Conrart prit sans doute beaucoup d’intérêt à cette édition, qui lui est dédiée ; mais ce fut l’abbé Cassagne qui se chargea du travail qu’elle exigeoit, et qui en composa la préface, ainsi que l’épître dédicatoire.

10° Des Mémoires sur l’histoire de son temps.

C’est ici l’ouvrage le plus important de Conrart, et l’on pourroit dire que notre académicien ne rompt véritablement qu’aujourd’hui le silence que Despréaux a interprété avec quelque malignité. On n’a vu de lui jusqu’à présent que des pièces de peu d’étendue, des poésies familières, quelques lettres qui n’auroient pas dû sortir du porte-feuille d’un ami : on va le voir, devenu historien, faire le récit d’une partie des événemens qui ont agité le royaume durant la guerre de la Fronde, ou raconter des particularités secrètes relatives à quelques familles, et qui souvent ont exercé de l’influence sur les destinées de nos pères.

Je ne puis me dissimuler que l’autorité de ces Mémoires pourroit être révoquée en doute, si je n’établissois jusqu’à l’évidence l’authenticité de l’ouvrage de Conrart. Je me vois donc à regret obligé de parler de moi, et d’indiquer les circonstances presque fortuites qui m’ont amené à découvrir l’existence de ces Mémoires, et à reconnoître qu’ils ont été composés par notre académicien.

M’occupant, en 1816, de rassembler les matériaux qui dévoient entrer dans l’édition des Lettres de madame de Sévigné, que je publiai en 1818, j’examinai avec le plus grand soin les manuscrits du dix-septième siècle dans lesquels je pouvois espérer de rencontrer des éclaircissemens sur les faits ou sur les personnes dont il est parlé dans cette correspondance. En parcourant le dixième volume du manuscrit 902 de la bibliothèque de l’Arsenal, je trouvai à la page 129 le récit du duel dans lequel le marquis de Sévigné fut tué, le 4 février 1651. La cause de ce combat, les circonstances qui l’avoient accompagné, étoient restées inconnues. Cette pièce devenoit une découverte précieuse ; je m’empressai de la recueillir[58].

Le même volume contenoit d’autres morceaux relatifs aux événemens du temps, ou à des familles dont pour la plupart les noms sont réclamés par l’histoire. Le tome 17 de ce manuscrit me fit connoître des pièces d’une toute autre importance. C’étoient des récits suivis, une sorte de journal des événemens qui se sont succédés à Paris pendant les mois d’avril, mai, juin, juillet, et une partie d’août 1652. J’y lus, pour la première fois, des détails circonstanciés sur des faits que les autres écrivains de Mémoires, et particulièrement le cardinal de Retz et Joly, ont ignorés ou dissimulés. On ne trouve dans aucun ouvrage de ce temps des développemens aussi curieux sur la conduite des princes et du parlement pendant leur révolte contre l’autorité du Roi, sur les singularités du duc de Lorraine, sur le combat de Saint-Antoine, et particulièrement sur la journée trop célèbre du 4 juillet 1652, dans laquelle des magistrats, et plusieurs des principaux habitans de Paris, tombèrent victimes de nos discordes.

Ces relations ne m’ont présenté qu’un seul feuillet de relatif à l’Académie française. On lit, à la page 165 du tome 13, le projet du procès-verbal de la séance du 11 mars 1658, à laquelle assista la reine Christine. Conrart y rapporte plusieurs circonstances que Patru n’avoit pas fait connoître dans sa lettre à d’Ablancourt.

Ces feuilles, rapidement écrites, couvertes de ratures et de renvois, ne peuvent être des copies ; elles portent au contraire tous les signes d’un travail médité et approfondi : mais il falloit reconnoître la main qui les avoit tracées. Je ne pus d’abord former que des conjectures. L’écriture en étoit la même que celle d’une multitude de projets de lettres adressées par Conrart à diverses personnes. On pouvoit donc présumer que ces pages étoient aussi de l’écriture de Conrart.

Examinant ensuite le manuscrit 151 de la même bibliothèque, je trouvai à la page 75 du tome premier une lettre autographe de Godeau, évêque de Vence, adressée à Conrart, au dos de laquelle on lit ces mots : 22 janvier 1655. Réponse le 26 février. Ce fut un trait de lumière ; cette mention devoit avoir été faite par Conrart en répondant à son parent ; et je vis à l’instant qu’elle étoit de la même main que les relations éparses dans les divers volumes du manuscrit 902, et qu’un grand nombre de feuillets des deux recueils. Je reconnus alors qu’il existoit dans ce manuscrit deux sortes de pièces écrites par Conrart : les unes, à main posée, étoient des copies ou les mises au net ; les autres, tracées avec la rapidité d’un homme dont la plume a peine à suivre la pensée, étaient d’un caractère plus fin, mêlé d’abréviations, de ratures et de renvois ; mais ces deux écritures sont de la même main. Toutes les pièces que nous publions aujourd’hui sont de cette écriture rapide et pleine de corrections, à l’exception du récit de la séance de la cour des aides, du 23 avril 1652, qui est de l’écriture soignée de Conrart, et paroît être une mise au net. Je fus dès-lors assuré de l’authenticité des Mémoires du premier secrétaire perpétuel.

J’étois dans cette conviction, quand j’annonçai dans l’édition des Lettres de madame de Sévigné qu’il existoit des Mémoires de Valentin Conrart, auxquels j’avois emprunté plusieurs éclaircissemens[59].

Depuis cette époque, je ne cessai de rechercher des pièces écrites et signées par Conrart. La bibliothèque du Roi, si riche en autographes, n’en possédoit aucun de cet académicien. M. Héricart de Thury de Retheuil, qui en 1824 fut si rapidement enlevé à sa famille et à ses amis, eut la bonté de mettre à ma disposition une lettre de Conrart. Ayant été institué légataire universel de madame Despotz[60] sa cousine, l’une des descendantes de La Fontaine, il trouva parmi les papiers de cette dame une lettre autographe et signée, adressée par Conrart à notre fabuliste le premier mai 1660[61]. Cette pièce auroit dissipé mes doutes, si j’avois pu en conserver encore.

J’ai depuis rencontré d’autres pièces écrites et signées par Valentin Conrart. Des recherches faites dans de vieux parchemins, exposés en vente chez des épiciers, me procurèrent deux quittances écrites par lui et revêtues de sa signature, sous les dates des 4 mars 1645 et 1651. Ces pièces, dont la première a été citée page 4 de cette Notice, pourroient servir d’objets de comparaison, s’il en étoit jamais besoin.

M. Raynouard, secrétaire perpétuel de l’Académie, m’a aussi communiqué une lettre écrite par Conrart en 1670. L’écriture se ressent des souffrances qu’il éprouvoit : elle est tremblée, et tracée péniblement ; mais on y reconnoît encore l’habitude de sa main.

Les Mémoires de Conrart sont écrits avec pureté ; le style en est simple, sans affectation, et tel qu’il convient à cette nature de composition. Ils sont exempts de passion, et d’un spectateur qui ne se laisse pas entraîner par le mouvement des esprits, et ne prend point de parti dans la querelle.

Ils se divisent naturellement en deux parties. La première renferme diverses relations sur les troubles de la Fronde. Elle commence par le récit d’une séance de la cour des aides dont Conrart fut témoin, et dans laquelle on voit le premier président Amelot déployer un de ces caractères antiques que la magistrature de France a quelquefois présentés.

La seconde partie contient des morceaux détachés, et même des fragmens incomplets ; on y lit des anecdotes que Conrart recueilloit avec soin, et plusieurs pièces dans lesquelles il introduit le lecteur au sein de quelques familles. Ces sortes d’ouvrages, qui peignent les temps et les mœurs, sont trop rares. Nous en avons si peu sur cette époque déjà éloignée, qu’il nous a semblé que ces détails pourroient ne point déplaire. Les lettres de madame de Sévigné sont des Mémoires de ce genre ; elles donnent le tableau de la société de son temps : mais cette femme inimitable, par l’heureux mélange des faits historiques aux événemens les plus simples, a seule eu le secret de nous intéresser à tout ce qu’elle aimoit, et de nous faire même partager quelquefois ses légères préventions.

Conrart avoit placé sur son manuscrit quelques notes, qui ont été soigneusement conservées ; on y a ajouté celles que l’on a cru utiles à l’intelligence du texte.

L’éditeur a différé la publication de ces Mémoires, parce qu’il a mieux aimé les placer à leur rang dans une grande collection historique, que de les donner isolément. M. Petitot, dont on ne peut assez déplorer la perte, les avoit lus avec intérêt ; il les auroit enrichis de ses savantes observations, si la mort ne l’eût pas sitôt frappé. Nous nous proposons de faire connoître, dans une Notice biographique, les nombreux titres de M. Petitot aux regrets de ses contemporains, et à la reconnoissance de ceux qui nous suivront.


L. J. N. Monmerqué.


MÉMOIRES


DE


VALENTIN CONRART.



PREMIÈRE PARTIE


23 avril 1652[62].


(Le duc d’Orléans et le prince de Condé se rendirent, le mardi 23 avril 1652, à la cour des aides, et prièrent cette compagnie de députer vers le Roi pour lui demander l’éloignement du cardinal Mazarin, et la paix. Il en fut délibéré, et la cour reçut la déclaration des princes qu’ils mettroient bas les armes si le Roi donnoit son consentement à cette mesure.)


Discours de M. Amelot[63], premier président.


La cour reçoit avec une satisfaction extraordinaire d’apprendre par votre bouche la sincérité de vos intentions, et votre véritable zèle, aussi bien que celui de M. le prince de Condé, pour le service du Roi et pour le bien de l’État. Quand votre naissance ne vous obligeroit pas, comme elle fait, à ne vous point éloigner de ces pensées, vos intérêts, qui ne peuvent être séparés de ceux de la France, et votre conduite passée, vous engageroient sans doute nécessairement à de si justes devoirs. Certainement, Monsieur, après tant de victoires que vous avez remportées à l’avantage de cette couronne sur les ennemis du Roi, aussi souvent qu’ils ont eu le cœur de vous attendre ; après tant de villes conquises et réduites sous l’obéissance de Sa Majesté par vous, Monsieur, et par M. le prince de Condé, en tous les pays où vous avez commandé ses armées ; après avoir exposé partout votre personne, et répandu pour la gloire de notre nation une partie de ce sang généreux et royal qui remplit vos veines ; nous estimons qu’il est impossible que vous puissiez former des desseins contraires à tant de belles actions qui seront toujours l’honneur de notre histoire et de votre auguste maison, tandis que les suivantes ne diminueront rien du lustre qu’elles ont acquis jusques ici dans la mémoire des hommes. Il ne vous suffit pas toutefois, Monsieur, que nous ayons en cette rencontre la créance que vous pouvez désirer : il est besoin, à raison du rang que vous tenez dans l’État, et pour votre réputation, d’imprimer les mêmes sentimens dans les esprits de tout le peuple, qui vous regarde véritablement comme un des principaux instrumens de son repos, mais qui craint que vous ne soyez l’auteur de ses misères : tant il est vrai que les sentimens d’un peuple qui ne juge des choses que par l’extérieur sont inconstans et dangereux. Il ne craint rien néanmoins, tant que l’union régnera dans la maison royale ; mais il craint tout, aussitôt que cette harmonie si désirable recevra quelque sorte d’altération. Je ne puis dissimuler, Monsieur, en la place que j’ai l’honneur de tenir dans la compagnie, qu’après la déclaration du Roi contre M. le prince de Condé, et après plusieurs combats donnés ou soutenus contre les troupes de Sa Majesté, il y a sujet de s’étonner de le voir maintenant revenir non-seulement dans Paris sans avoir obtenu des lettres d’abolition et de rémission pour se justifier, mais encore paroître dans les compagnies souveraines, comme triomphant des dépouilles des sujets de Sa Majesté, et, ce qui est de plus étrange, faire battre le tambour pour lever des troupes, des deniers qui viennent d’Espagne, dans la capitale du royaume, qui est la plus fidèle qu’ait le Roi. »

Il faut remarquer que M. le duc d’Orléans releva ces mots ; des deniers qui viennent d’Espagne, disant : « Monsieur, que dites-vous là ? vous nous traitez plus mal que le président Bailleul[64]. » Et M. le prince, parlant avec plus de chaleur, dit tout en désordre que cela n’étoit pas véritable ; à quoi il fut reparti par le premier président : « Monsieur, vous n’avez dû m’interromprez ; le Roi ne le feroit pas, ou s’il le faisoit, il ne le devroit pas. Mais vous ne le pouvez ni ne le devez. » Et ensuite le premier président dit : « Qu’est-ce qui n’est pas véritable, monsieur ? Est-ce que vous n’avez pas fait battre le tambour ? est-ce que vous n’avez pas reçu des deniers d’Espagne ? est-ce que vous n’êtes pas criminel de lèse-majesté, pour avoir fait battre le tambour ? Il n’y a personne qui en doute : celui qui a battu le tambour portoit vos couleurs, et il a passé devant ma porte. Ou vous l’avouez, ou vous le désavouez. Si vous l’avouez, il est donc vrai ce que je viens de vous dire ; si vous le désavouez, il le faut pendre, quoiqu’il soit habillé de vos couleurs. Pour les deniers de l’Espagne, on sait très-bien que vous en avez reçu. Tous les présidens et tous les conseillers de Bordeaux qui sont dans cette ville en déposeront ; et même depuis huit jours il paroît, par les registres des banquiers, qui sont des témoins muets, mais irréprochables, que vous avez touché six cent mille livres. Vous en avez envoyé cent cinquante mille à Balthasard[65], et employé ici une partie du reste à lever des troupes ; et si vous n’en aviez touché, quel moyen de faire la guerre contre le Roi ? » M. le prince répondit : « La cour, sans doute, ne vous avouera pas. » À quoi il fut répondu : « Mon aveu est sous mon bonnet ; et il n’y a personne dans cette compagnie qui ne soit très-bon serviteur du Roi, ou qui voulût me désavouer de tout ce que je viens de dire. » Sur quoi messieurs les princes crurent avoir lieu de pouvoir dire à M. le premier président que ce n’étoit pas la première fois qu’il avoit parlé sans être avoué. Après quoi tous messieurs dirent confusément et assez haut qu’il ne s’agissoit pas de cela, et qu’on s’emportoit. Et M. le premier président dit à messieurs les princes qu’il n’avoit pas seulement été avoué, mais que la compagnie l’avoit fait remercier par un de messieurs les présidens, lorsqu’il avoit avancé quelque chose du sien.

Alors M. le prince dit à M. le premier président : « Vous me deviez dire cela en particulier, et non pas devant tout le monde, — Si j’eusse eu l’honneur, répondit le premier président, d’avoir eu audience de vous, monsieur, je vous en aurois fait le reproche en particulier, et je continuerois de vous le faire en ce lieu, pour vous obliger à vous justifier de ce dont on vous accuse ; et si je ne l’avois fait, je serois prévaricateur à ma charge. — Et moi, dit M. le prince, je serois prévaricateur à mon honneur, si je ne le déniois. — Si vous eussiez été jaloux de le conserver, dit M. le premier président, vous ne porteriez pas les armes contre le Roi, et vous ne seriez pas criminel de lèse-majesté ; ce que personne n’ignore, puisqu’il y a des lettres patentes du Roi, vérifiées dans les compagnies, publiées et imprimées, qui vous déclarent criminel. — Il y a arrêt du parlement portant surséance, dit M. le duc d’Orléans. » À quoi M. le premier président répondit : « Nous ne déférons qu’aux lettres patentes scellées du grand sceau. Il est donc vrai ce que je viens de vous dire, que vous avez fait battre le tambour ; que vous avez reçu des deniers d’Espagne, et que vous êtes criminel de lèse-majesté. Mais je ne devois point être interrompu : continuons donc ce que nous avions commencé. Tous ces cruels effets, Monsieur, de votre mésintelligence avec Leurs Majestés causent sans doute une douleur mortelle dans le cœur de tous les bons Français ; et les calamités incroyables que cette dissension attire sur le pauvre peuple font verser des larmes aux plus insensibles. Vous savez, Monsieur, en quel déplorable état la France est réduite par les désordres qu’ont faits et que font tous les jours les troupes des deux partis, qui ne s’accordent qu’en ce point, d’inventer à l’envi de nouveaux supplices pour affliger et pour faire périr les innocens. La compagnie vous conjure, Monsieur, au nom de tout ce qu’il y a de bons Français, de ne rien omettre de ce qui dépendra de vous pour rétablir cette correspondance de la maison royale, si nécessaire pour notre bonheur, et pour le vôtre même ; et de rompre tous obstacles, plutôt que de rompre cette précieuse union, de laquelle dépend le salut public. Surmontez ici vos sentimens avec la même générosité qui vous a fait surmonter vos ennemis ; et si vous avez glorieusement travaillé pour la réputation de ce royaume, agissez aussi utilement pour sa tranquillité. Cette compagnie tiendroit à bonheur singulier de pouvoir contribuer en quelque chose du sien à un ouvrage si important. Il n’y a ni soin, ni peine, ni bien, ni vie, que chacun de nous n’emploie volontiers pour un effet si désirable. Il n’est personne, parmi nous, qui n’honore au dernier point votre naissance et votre vertu, et personne qui ne chérisse et ne recherche avec joie les occasions d’agir pour tout ce qui regardera votre service et celui de M. le prince de Condé dans celui de Leurs Majestés. »

Ensuite M. le premier président dit son avis, qui est composé de six ou sept pages que je n’ai pas pu retenir. Après avoir dit son avis, il passa tout d’une voix à députer M. le premier président vers le Roi pour l’expulsion du cardinal Mazarin, et d’enregistrer la déclaration de messieurs les princes, à la réserve d’un seul qui n’en fut pas d’avis. Tous messieurs furent d’avis de députer M. le premier président. M. le duc d’Orléans témoigna le souhaiter, et l’en pria ; et ayant été refusé trois fois par M. le premier président, M. le prince prit la parole, et dit à M. le premier président en ces termes : « Monsieur, vous ne refuserez pas à Monsieur ce que M. le premier président Nicolaï lui a accordé ; je vous en prie aussi de tout mon cœur. » Ce que voyant M. le premier président, et en étant pressé, il l’accepta.
Ce premier mai 1652[66].

Le roi et la reine d’Angleterre ayant proposé à M. d’Orléans d’envoyer quelques personnes de sa part et de celle de M. le prince à Saint-Germain, parce qu’ils croyoient que l’on se disposeroit à entendre à quelque accommodement, messieurs de Rohan, Chavigny et Goulas partirent d’ici samedi 27 avril, à une heure après midi, pour y aller. Ils y arrivèrent avant le Roi[67], et n’eurent audience que le dimanche. La Reine étoit présente, et M. de Chavigny parla succinctement, et fort bien. M. le cardinal Mazarin survint, et dès qu’il parut ces messieurs cessèrent de parler. Le Roi leur commanda de continuer ; ils dirent qu’ils avoient ordre exprès de M. d’Orléans et de M. le prince de ne parler qu’à Sa Majesté. Ayant reçu un second commandement, ils insistèrent encore, et alléguèrent les raisons pour lesquelles ils ne pouvoient parler devant M. le cardinal. Sur cela le Roi se leva, et leur dit de fort bonne grâce : « Vous ne refuserez pas de me suivre. » Et en disant cela il entra dans un cabinet, où ils entrèrent aussi, et M. le cardinal avec eux. Le Roi leur dit alors qu’il alloit à vêpres, et qu’il vouloit que pendant qu’il y seroit ils conférassent avec M. le cardinal ; sur quoi ils protestèrent qu’ils ne le feroient que pour obéir au commandement absolu de Sa Majesté. Étant demeurés tous quatre dans ce cabinet, sans qu’il y eût autres personnes, M. le cardinal leur fit un abrégé de tout ce qui s’étoit passé depuis la régence, avec tant de suffisance et de considérations solides et judicieuses, que ces trois messieurs avouent qu’il étoit impossible de mieux parler. Ils furent enfermés trois ou quatre heures ; et le résultat du discours de M. le cardinal fut que le Roi et la Reine ayant besoin d’un ministre pour la conduite des affaires, et lui voulant faire l’honneur de se servir de lui, il obéiroit aux commandemens de Leurs Majestés, et seconderoit toujours de tout son pouvoir leurs bonnes intentions, pour donner la paix non seulement à la France, mais aussi à toute l’Europe ; et à messieurs les princes toute la satisfaction qu’ils peuvent désirer.

Le lundi, ayant pris congé de Leurs Majestés, ils revinrent ici, où il courut divers bruits du succès de leur voyage, les uns disant que la paix étoit bien avancée, les autres qu’elle étoit fort éloignée, et d’autres qu’elle étoit conclue sous main il y avoit long-temps ; mais que tout ce qui se faisoit n’étoit que pour la forme. Les plus éclairés crurent que M. le prince étoit demeuré d’accord de toutes choses avec la cour, et qu’il consentoit que le cardinal Mazarin demeurât dans le ministère, pour empêcher le cardinal de Retz d’y entrer ; mais que l’entremise de la reine d’Angleterre, et la conférence des députés avec le Mazarin, n’étoit que pour amener M. le duc d’Orléans au point d’abandonner le cardinal de Retz : ce qu’on tenoit pour indubitable. Et de fait ce cardinal ayant rencontré l’abbé A…[68] son ami, qui me l’a dit lui-même le samedi 27 avril, il fit arrêter son carrosse, et lui dit à l’oreille : « Nous sommes f… : l’accommodement est fait, et sans nous ; car ni madame de Chevreuse, ni M. de Châteauneuf, ni moi, n’y avons eu aucune part. » La duchesse de Chevreuse ayant demandé un passe-port de la cour pour aller à Saint-Germain le dimanche, il lui fut refusé : ce qui confirmoit encore la pensée que l’accord étoit conclu secrètement ; joint que l’armée du Roi et celle des princes étoient depuis long-temps proches l’une de l’autre, sans avoir fait aucune chose que de piller et ravager les environs de Paris, quoique celle du Roi fût en état de battre celle des princes. À quoi il faut ajouter que M. le prince ne bougeant de Paris, cela faisoit croire qu’il ne travailloit qu’à gagner l’esprit de M. d’Orléans pour achever l’accommodement.

Le mardi matin (30 avril), messieurs les princes furent au parlement, et dirent ce qui s’étoit passé à Saint-Germain, et que la reine d’Angleterre s’y étoit rendue le lundi pour continuer la médiation qu’elle avoit commencée. On cria fort qu’il ne falloit point de Mazarin ; et il fut résolu que les gens du Roi iroient prendre jour et heure de Sa Majesté pour l’audience des députés qui doivent faire les nouvelles remontrances, et qu’on s’assembleroit le jeudi suivant.

Cependant les gens de M. le prince gardoient toujours les ponts de Charenton, de Neuilly et autres, qui avoient été rompus. Les troupes du Roi et des princes étoient aussi toujours depuis Chartres jusques à Étampes, où elles faisoient des ravages étranges ; et tous les jours on entendoit parler de quelque nouvelle maison qu’ils avoient pillée. Le mardi, après dîner, Son Altesse Royale et M. le prince étant au palais d’Orléans, le prévôt des marchands[69] et deux des échevins[70] y arrivèrent, ayant été mandés par M. d’Orléans, et ils trouvèrent toute la cour remplie de canailles qui crioient qu’il ne falloit point ôter le chapeau à ces mazarins ; qu’il falloit faire garde aux portes pour empêcher le Mazarin de revenir, et qu’ils la feroient en dépit d’eux et de tous les mazarins. Étant montés en haut pour parler à M. d’Orléans, qui les avoit mandés, ces mutins les suivirent, continuant leurs huées, et remplirent la salle, l’antichambre et la chambre de Son Altesse Royale, qui sortit plusieurs fois de son cabinet, regardant par une fenêtre dans la cour, où il y avoit encore un très-grand nombre de pareilles gens qui n’avoient pu monter. À peine y avoit-il une douzaine d’hommes vêtus de noir parmi tout ce grand nombre, et pas un n’avoit ni épée ni bâton. Il y en eut qui dirent que quelqu’un les avoit fait venir là pour assassiner le prévôt des marchands au sortir. M. d’Orléans ne leur commanda jamais de se retirer, ni ne leur demanda même ce qu’ils vouloient ; on ne les avoit empêchés ni d’entrer ni de monter. Quelques-uns mirent les mains sur le prévôt des marchands pour le mettre en pièces ; il fallut que Son Altesse Royale sortît de son cabinet pour le leur arracher ; il leur dit qu’il ne vouloit point qu’on lui fit du mal dans sa maison. Parmi leurs crieries, ils disoient qu’il seroit fête le lendemain[71], et qu’il falloit piller toutes les maisons des mazarins, et particulièrement celle du prévôt des marchands. Au sortir du palais d’Orléans, son carrosse étant poursuivi par quelque nombre de ces séditieux, comme il s’en retournoit par la rue de l’hôtel de Condé, fut attaqué si vivement, qu’il fut contraint de sortir du carrosse avec un échevin qui l’accompagnoit. On jeta une grosse pierre au prévôt des marchands, qui fit tomber son chapeau et sa calotte. En descendant de carrosse, il mit un pan de son long manteau entre lui et les mutins qui le serroient de plus près, et se jeta dans une petite porte d’une maison qui par bonheur avoit une issue dans une autre, et celle-ci tenoit au cabaret du Riche Laboureur, qui perce sur le fossé qui va de la porte Saint-Germain à la porte Saint-Michel ; et de là il se sauva comme il put.

Pour l’échevin, il reçut un grand coup de levier sur un bras, dont il fut fort blessé ; mais il ne laissa pas de se sauver dans la première porte qu’il trouva ouverte, et fut si heureux que la maison où il entra perçoit dans un tripot, par où il s’échappa aussi. Le carrosse du prévôt des marchands fut mis en pièces par un fort petit nombre de ces mutins, tous les autres les regardant faire, aussi bien que les bourgeois, qui ne s’en remuèrent point. Les chevaux furent dételés par les gens du marquis Du Vigean, qui y étoient accourus, et qui, criant plus haut que les autres Point de Mazarin ! coupèrent les traits, et les menèrent dans les écuries de l’hôtel de Condé : ce qui les sauva. Il demeura là beaucoup de canailles qui vouloient faire effort pour entrer dans les maisons où ces deux messieurs étoient entrés : ce qui obligea quelques-uns des voisins d’aller en donner avis au palais d’Orléans, d’où il vint des gardes qui firent retirer cette populace.

Pendant qu’ils faisoient tout ce vacarme, ils crioient qu’il falloit assommer le prévôt des marchands, parce que c’étoit un mazarin, et qu’il avoit enlevé le blé de la halle pour en envoyer deux bateaux à Saint-Germain : ce qui avoit fait enchérir le pain de beaucoup, quoique jamais il n’y eût eu plus de blé par tous les marchés que ce jour-là, et que renchérissement du pain ne vînt que de l’avarice des boulangers, qui vouloient profiter des désordres publics.

Le soir, toute la nuit, et le mercredi matin, on battit le tambour presque par toutes les rues et en plusieurs quartiers ; on fut sous les armes toute la nuit, plusieurs compagnies de bourgeois furent placées, le matin du mercredi premier de mai, aux avenues des marchés et des places publiques, pour empêcher les mutins de s’attrouper, et que l’on ne pillât le pain et les autres vivres que les particuliers acheteroient, comme on avoit fait les deux jours de marché précédens : ce qui ne laissa pas d’être fait encore par des filous, qui disoient hautement qu’ils alloient, en un tel ou en un tel quartier, au fourrage, pour dire qu’ils alloient voler. Il y en eut dix qui volèrent Colbert, l’un des secrétaires du cardinal Mazarin[72], comme il s’en alloit à Saint-Germain avec un passe-port de M. d’Orléans. Son valet les suivit de loin, et leur vit faire cent tours dans Paris : enfin ils entrèrent dans un b…, qui étoit leur retraite ordinaire, où des bourgeois, étant entrés en armes, en prirent six. Mais le duc de Beaufort envoya les demander, disant qu’ils étoient de ses gens ; qu’il entendoit que tout ce qu’ils avoient pris leur demeurât. Et en ayant été retenu une partie, il dit qu’il vouloit qu’on leur payât en argent ce qui manquoit ; que dans trois jours il prétendoit bien donner une autre curée à tous les siens. Toutes les nuits il faisoit sortir vingt ou trente cavaliers, sous prétexte d’aller faire la ronde aux environs de Paris, lesquels voloient tous ceux qu’ils rencontroient.

Il y eut des quartiers, comme celui de l’Université, où les bourgeois ne voulurent point prendre les armes, ni se rendre au drapeau ; de sorte que le mandement de l’hôtel-de-ville demeura sans effet.

Tout ce jour-là, les princes et leurs créatures publioient que la négociation de la paix étoit rompue ; et M. de Rohan, qui avoit laissé son équipage à Saint-Germain, dit qu’il le vouloit envoyer quérir, parce qu’il ne voyoit point d’apparence d’y retourner. Tous les autres disoient aussi que le traité étoit entièrement rompu : on fit même courir le bruit parmi le peuple que la reine d’Angleterre conseilloit à la Reine de ne point renvoyer le cardinal, pour rendre suspects tous ceux qui pourroient être envoyés.

Le mardi, le parlement envoya à la chambre des comptes et à la cour des aides, pour les convier d’envoyer leurs députés en la chambre de Saint-Louis, qui avoit discontinué, parce que les fermiers avoient payé suivant les arrêts, et même encore le matin de ce jour-là.

Le mercredi premier mai, au soir, Bégnicourt, marchand armurier demeurant vis-à-vis l’horloge du Palais[73], faisant charger dans une charrette des armes que quelques officiers de l’armée du Roi avoient achetées de lui, et qu’il devoit faire conduire par eau à Saint-Germain, une troupe de canailles qui furent avertis vinrent investir sa maison, criant que c’étoit un mazarin ; qu’il le falloit tuer, et piller sa maison, en faisant effort pour en enfoncer la porte. Il s’y étoit barricadé le mieux qu’il avoit pu ; et ayant fait prévenir en diligence au palais d’Orléans, on lui envoya des gardes. Cependant se voyant pressé, il y eut quelqu’un de chez lui qui tira un coup de fusil, dont un linger de ses voisins fut tué. Il fut aussi jeté quelques grenades, qui en blessèrent d’autres ; et les gardes de M. d’Orléans étant arrivés, empêchèrent que le logis ne fût forcé. Les armes furent pillées, la charrette jetée dans l’eau, et le bateau où l’on avoit déjà mis une partie des armes coulé à fond. On dit que les armes étoient pour l’armée des princes.

L’après-dîner, le maréchal de L’Hôpital, le prévôt des marchands et les échevins assemblèrent, dans l’hôtel-de-ville, les conseillers de ville, les colonels et deux bourgeois de chaque quartier, pour donner ordre à ce qui étoit arrivé au prévôt des marchands. On résolut qu’ils iroient tous en corps au parlement, pour demander que le bruit qu’on avoit fait courir, que le prévôt des marchands avoit fait transporter du blé à Saint-Germain, fût déclaré faux, injurieux, et tendant à sédition ; permission d’informer, et de faire prendre prisonniers ceux qui seroient indiqués pour avoir trempé dans cette sédition. Cette plainte fut faite le vendredi 3 mai ; le parlement ordonna les deux premiers points, mais non pas le troisième, comme étant contre les formes. Ensuite les gens du Roi, qui avoient eu ordre de la compagnie d’aller à Saint-Germain prendre heure et jour du Roi pour entendre les nouvelles remontrances que les députés étoient chargés de faire, dirent que Sa Majesté avoit donné lundi à deux heures après-midi, pour ouïr le parlement et la chambre des comptes ; et mardi pour la cour des aides et pour l’hôtel-de-ville. Ils dirent, non pas dans le récit, mais à quelques particuliers, et en conversations privées, que la Reine avoit dit, quand elle sut qu’ils étoient arrivés : « Ils viennent demander jour pour faire des remontrances ; mais on ne veut non plus de remontrances à Saint-Germain, que de Mazarin à Paris. »

Pendant l’assemblée des chambres, il y avoit quelques compagnies de bourgeois de garde aux avenues des places publiques, pour empêcher les séditieux de s’attrouper. Il arriva qu’un nommé Lespinai, capitaine de son quartier, ayant conduit sa compagnie, alla au Palais pour ses affaires particulières, ou pour entendre ce qui se passoit, et fut reconnu et attaqué par un avocat frondeur, qui lui demanda ce qu’il venoit faire là, lui qui étoit un mazarin ? L’autre l’entendant parler avec cette audace, jugea que l’avocat étoit soutenu, et que c’étoit une pièce qu’on lui jouoit ; de sorte qu’il lui répondit seulement qu’il ne savoit pas pourquoi il lui parloit ainsi, et qu’il n’avoit nulle intelligence ni nulle liaison avec le cardinal. L’avocat poursuivit ; et élevant la voix, il dit qu’il lui falloit donner des coups de bâton et le jeter dans la rivière, et qu’il étoit retz et mazarin. À l’instant plusieurs séditieux se jetèrent sur lui, et le battirent extrêmement. Soit pour cela ou pour autre chose, la populace s’émut, il y eut plusieurs épées tirées ; et les archers qui avoient accompagné le corps de ville ayant voulu faire cesser le tumulte, furent poussés par la canaille, qui étoit en très-grand nombre, et contraints de céder.

Durant tous ces jours-là, le duc d’Orléans ne paroissoit point, soit dans la cour ou dans le jardin de son palais, qu’il ne fût précédé, entouré et suivi d’une infinité de coquins mal faits et vêtus de gris, comme apprentis et compagnons de métier, et filous, qui crioient toujours : « Point de Mazarin ! Monseigneur, nous sommes prêts de mourir pour vous, et d’aller chasser ce méchant, ce traître. » Et même, le jeudi 2, M. d’Orléans entrant dans le Cours, les laquais commencèrent à crier Point de Mazarin ! et de suite les dames les plus galantes crièrent la même chose de leur carrosse, en passant devant celui de Son Altesse Royale.

Le duc de Beaufort, qui ne bougeoit du palais d’Orléans, étant un jour dans le jardin avec Son Altesse Royale, M. le prince et tout ce qu’il y avoit de noblesse à Paris, une pauvre femme l’aborda, et lui demanda long-temps assistance dans ses misères, qu’elle lui représentoit les plus grandes qu’elle pouvoit, et lui disant toujours qu’il étoit si bon, qu’il étoit le protecteur des pauvres et des affligés, etc. Enfin se tournant vers elle, il lui dit : « M’amie, vous savez mon logis, venez-y m’y trouver ; et si vous avez quelque chose à me dire ou à me demander, j’ai des oreilles pour vous ouïr, et des bras pour vous bien faire. » Croyant avoir dit une fort belle chose.


Ce 8 mai 1652[74]


Dimanche 5 mai après midi, un maréchal de bataille de l’armée de messieurs les princes, nommé M. Despouïs, arriva pour leur apprendre ce qui s’étoit passé entre les deux armées. Voici ce qu’il en dit : Mademoiselle ayant quitté Orléans pour venir à Paris, passa par Étampes. L’armée des princes qui y étoit fut rangée en bataille, pour la lui faire voir, sur une petite colline, derrière laquelle M. de Turenne s’étoit venu loger dans un fond, sans avoir été aperçu, et sur l’avis qu’il avoit eu de ce qui se passoit. Mademoiselle étant partie, messieurs de Tavannes, de Clinchant, et les autres hauts officiers, l’accompagnèrent quelque temps, n’étant resté d’hommes de commandement que ce M. Despouïs, lequel voyant que ces troupes qui paroissoient derrière la colline n’étoient pas une simple escorte pour Mademoiselle, comme on l’avoit cru d’abord, mais toute l’armée du Roi, ou pour le moins une bonne partie, envoya deux fois, coup sur coup, à ces officiers, pour les avertir de revenir en diligence.

Cependant il commença à faire marcher les corps vers la ville, où il en rentra une bonne partie. Les Allemands qui avoient leur logement dans le faubourg y rentrèrent, mais avec peu d’ordre, se fiant sur ce qu’ils seroient soutenus des régimens de Condé, de Conti et de Bourgogne, qui étoient aussi dans le même faubourg, mais plus avancés. Ils rendirent peu de combat ; de sorte que les Allemands se voyant environnés plus tôt qu’ils ne croyoient, et avant que d’être en état de se défendre, crièrent qu’ils étoient trahis, et demandèrent quartier, qui leur fut donné. M. Despouïs avoue qu’il s’y fit plus de mille prisonniers, et qu’en l’attaque de la tête du faubourg il demeura cinq cents hommes sur la place.

Ensuite M. de Turenne fit mine d’investir la ville, où étoit le gros de l’armée des princes ; et le bruit y courut qu’il y alloit donner un assaut général, qu’on se préparoit à soutenir ; mais au bout de quelque temps il se retira. Voilà précisément ce qu’en conte M. Despouïs ; et je le sais d’un homme de qualité et du même parti que lui, à qui il le dit dès qu’il fut arrivé.

À l’heure même que la nouvelle de ce combat fut arrivée à Paris, la maréchale de Turenne se retira de son logis[75], où elle ne coucha point, et le mardi elle partit dès le matin, avec les députés de la ville, pour aller à la cour.

Le duc de Bouillon ayant obtenu du Roi permission de se couvrir en l’audience que Sa Majesté devoit donner à un ambassadeur, le chevalier de Guise et le prince d’Harcourt dirent que s’il se couvroit ils lui arracheroient son chapeau : ce qui ayant été rapporté à la Reine, elle dit que s’ils étoient si insolens que de l’entreprendre devant le Roi, il leur falloit passer l’épée au travers du corps.

On parloit alors de donner à M. de Vendôme un brevet de dernier prince du sang.

Depuis cela M. de Turenne a fait avancer quelques troupes, qui ont pillé Palaiseau, Longjumeau et tous les environs. Des coureurs sont venus jusques au Bourg-la-Reine, et même jusqu’à Villejuif, qui tient presque au faubourg de Paris, où l’alarme est toujours très-grande. Tous les habitans transportent leurs meubles dans la ville, effrayés par les paysans qui viennent des villages circonvoisins pour s’y réfugier. La nuit de lundi à mardi, tout le faubourg Saint-Germain fut même sous les armes. M. le prince mit quatre cents hommes de pied dans les Carmes déchaussés[76], trois cents chevaux dans la rue de Tournon, environ autant dans la sienne ; et garnit ainsi tous les environs du palais d’Orléans des gens de guerre qu’il a levés ici, lesquels on fait monter à près de quatre mille hommes. On croyoit hier que M. de Turenne avoit dessein de passer au-dessus de Meudon pour venir attaquer le pont de Saint-Cloud ou le port de Nully[77], que les gens des princes tiennent, et où ils se fortifient, au moins au dernier ; mais je n’en ai encore pu rien apprendre. Dans la ville tout est extrêmement paisible ; si bien qu’il semble qu’elle soit à dix lieues des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau, tant il y a de différence de l’une aux autres.

Le bruit étoit grand (et plusieurs personnes judicieuses le croyoient véritable) que M. le prince n’avoit pas été marri de l’échec que son armée avoit reçu, ni de l’alarme qui avoit été donnée de nuit au palais d’Orléans, parce que c’étoit un moyen pour faire résoudre Son Altesse Royale à entendre à un accommedement ; de quoi il étoit continuellement détourné par Madame et par le cardinal de Retz.

Les députés du parlement et de la chambre des comptes sont de retour. Le Roi dit aux premiers qu’il avoit fait lire les remontrances de leur compagnie en sa présence ; qu’il leur feroit savoir sa volonté par une déclaration qu’il leur enverroit dans peu de temps ; et qu’il vouloit être le maître sans condition. Pour ceux de la chambre des comptes, il leur répondit que M. le garde des sceaux leur feroit savoir son intention ; lequel leur dit que le Roi trouvoit mauvais qu’ils eussent reçu M. d’Orléans et M. le prince sans lettre de Sa Majesté : ce qui ne s’est jamais fait, et ne se devoit point faire. Nous saurons aujourd’hui la réponse qui aura été faite hier à la cour des aides et au corps de ville. Je n’attends rien de cette députation ; ce n’est pas de là que viendra l’accommodement, s’il a à se faire.

On m’a assuré que M. le prince a résolu de donner Stenay, Jametz et Clermont à M. de Lorraine, pour l’obliger à donner ses troupes ; ou pour le moins qu’il lui donnera actuellement la première de ces places, qui est la plus considérable. Pour M. de Lorraine et ses ministres, ils écrivent ici qu’il n’y veut venir que pour faire la paix générale ; mais cela est sujet à diverses interprétations.

Charlevoix est entré dans Brisach par accommodement avec le comte de Cerny, qui y étoit allé de la part de M. le comte d’Harcourt. Il est en son choix d’y demeurer comme son lieutenant général, ou de prendre quarante mille écus de récompense que le comte de Cerny lui doit faire toucher en argent ou en terres, à son contentement, avant qu’il quitte la place. On croit qu’il prendra le dernier parti. La cour est mal satisfaite de M le comte d’Harcourt, de ce que, sans ses ordres, il s’est ainsi rendu maître d’une place si importante.

Les fortifications de Taillebourg ont été rasées par ordre exprès de la cour, envoyé au marquis de Montausier, gouverneur de Saintonge et d’Angoumois, et à M. Du Plessis-Bellière, dès devant que la place fût prise. Le prince de Tarente, à qui elle a été donnée en mariage par le duc de La Trémouille son père, n’en ayant ouï parler qu’assez long-temps après la capitulation, fit menacer le marquis de Montausier, s’il faisoit raser Taillebourg, de faire raser Rambouillet, qu’il croyoit qui fût à lui, à cause de sa femme, fille du marquis de Rambouillet, mort depuis peu, quoique elle et sa sœur aient renoncé à sa succession, et que cette terre appartienne à leur mère pour ses conventions matrimoniales, qu’il faut qu’elle reprenne sur le bien de son mari. Le marquis, avant que d’avoir su cela, avoit été lui-même sur les lieux pour faire exécuter l’ordre de la cour avec toute la douceur et la civilité qu’il lui étoit possible, parce que lui et sa femme faisoient profession d’amitié avec toute la maison de La Trémouille ; et ayant reçu un ordre de la cour, obtenu par le duc de Bouillon, oncle du prince de Tarante, pour épargner la maison, il l’avoit étendu autant et aussi favorablement qu’il l’avoit pu en sa faveur ; mais depuis qu’il sut les menaces qu’il faisoit, il se résolut à laisser faire le peuple de la province, qui demandoit avec instance la ruine de cette place, à cause que c’étoit la retraite de tous ceux qui les pilloient, et que l’on y levoit un grand impôt sur la rivière ; ce qui les fâchoit extrêmement.

La semaine précédente, quelques cavaliers ayant su que le coche de Senlis partoit de Paris avec de l’argent qui appartenoit à des marchands et autres personnes qui étoient dedans, il fut attaqué par quatre sur le chemin. Ceux du coche se voyant en plus grand nombre, se mirent en défense ; mais comme ils en étoient aux mains, huit autres cavaliers survinrent, faisant mine de passer. Ceux que l’on attaquoit implorèrent leur secours, et en même temps ces huit se joignirent aux quatre premiers ; si bien que tout l’argent fut pillé, aussi bien que la marchandise et les hardes du coche, et il y eut sept hommes de tués.

Le mercredi 8, la duchesse de Bouillon étant partie avec tous ses enfans, suivie de deux chariots chargés de meubles, s’arrêta aux Incurables[78], où la duchesse d’Aiguillon lui avoit donné rendez-vous pour aller ensemble à Saint-Germain. La populace ayant remarqué les livrées, commença à crier aux mazarins ! que c’étoit la sœur du maréchal de Turenne qui venoit avec ses gens piller et brûler jusqu’aux portes de Paris ; qu’il avoit résolu d’en affamer tous les habitans, en se rendant maître des passages ; que c’étoit pour cela qu’elle s’en alloit, et qu’il la falloit retenir pour gage. Ces premières crieries firent amasser un très-grand nombre de personnes de tout âge et de tout sexe, qui leur dirent cent outrages, et les menaçoient à chaque moment de les étrangler. On leur fit voir le passe-port de M. d’Orléans, dont ils se moquèrent, et dirent qu’ils ne se soucioient ni des princes ni de leurs passe-ports ; et que s’ils pensoient laisser ainsi sortir tous les mazarins qui étoient dans Paris, on ne se fieroit plus à eux. Un homme qui étoit le plus proche du carrosse prit le mouchoir que la duchesse de Bouillon avoit sur son cou à pleines mains, et lui serroit la gorge en lui disant mille injures. Elle lui dit, avec autant de tranquillité que si elle eût été assise bien à son aise dans sa chambre, qu’elle avoit la gorge si sèche qu’il ne feroit que se blesser ; et ensuite elle le flatta et le cajola, disant que s’il vouloit il la tireroit de la peine où elle étoit ; qu’elle voyoit bien qu’il étoit honnête homme, et qu’il n’avoit aucun dessein de lui mal faire. Cela gagna si promptement ce maraud, que tout d’un coup il lui dit qu’elle ne craignît rien, et qu’il mourroit plutôt que de souffrir qu’il lui arrivât aucun mal. Enfin elle les pria tous de résoudre ce qu’ils vouloient faire d’elle et de ses enfans ; qu’ils les laissassent passer, ou du moins qu’ils les ramenassent au palais d’Orléans. Ils lui accordèrent le dernier, et leur firent tourner les carrosses et les chariots, qui furent toujours suivis de toutes ces canailles. Il fallut qu’ils vissent décharger tout le bagage dans la cour avant que de se retirer. Ils dirent à M. d’Orléans qu’ils lui mettoient toutes ces personnes-là dans ses mains pour en répondre, et qu’ils le supplioient de ne donner aucuns passe-ports aux mazarins, afin que si on entreprenoit quelque chose contre Paris ou les faubourgs, ils pussent user de représailles sur ceux qui seroient en leur puissance. Au lieu de les gourmander et de les reprendre du peu de respect qu’ils avoient eu pour son passe-port, il les caressa, et leur fit donner trente-huit pistoles ; après quoi ils s’en allèrent. Il envoya madame de Bouillon et ses enfans dans la chambre de M. de Montereul[79]. secrétaire des commandemens de Madame, auquel elle-même conta cette histoire : c’est de lui que je l’ai apprise. Ses deux fils aînés étoient à cheval avec quelques autres cavaliers. On leur ôta à tous leurs pistolets, mais ils leur furent rendus. La duchesse d’Aiguillon, qui avoit pris le devant, échappa, et ceux qui coururent après son carrosse ne le purent atteindre. Quatre hommes à cheval de sa suite, qui étoient demeurés derrière, furent maltraités par une partie des mutins : et même on tient qu’il y en eut un de tué.

Vers ce même temps, M. le prince étant à une fenêtre du palais d’Orléans qui regarde sur la cour, laquelle étoit remplie de la racaille du peuple, comme elle l’est toujours depuis l’absence du Roi. il leur cria tout haut, en leur montrant le duc de Damville, qui étoit auprès de lui : « Messieurs, si vous voulez voir un franc mazarin, le voilà. » Bautru, qui faisoit le troisième à la fenêtre, et qui est tenu aussi pour franc mazarin : « Mort-dieu, monsieur, ce que vous faites là est une copie de l’original que vous fîtes voir dernièrement au prevôt des marchands ; » voulant parler de l’insulte qui lui fut faite en sortant du palais d’Orléans.

Le duc de Beaufort disoit un jour à la duchesse de Châtillon des douceurs à sa mode, et entre autres choses il lui protestoit qu’il s’estimeroit le plus heureux homme du monde s’il avoit une petite part en ses bonnes grâces ; mais qu’il n’osoit l’espérer. Elle lui dit plusieurs fois qu’il s’en pouvoit assurer ; mais il lui répondit enfin qu’il savoit bien qu’il n’en étoit pas digne, et que si elle lui vouloit faire cette grâce, ce ne pouvoit être que de bricole ; et que même à cette condition-là il se tiendroit heureux de les avoir. Cela fut trouvé assez plaisant ; et l’on disoit que si un autre homme que lui avoit dit cela par galanterie, la galanterie eût été trouvée spirituelle ; au lieu qu’il ne le dit sans doute que par hasard, et sans y entendre finesse.
Ce 11 mai 1652[80].


Le parlement s’assembla hier. M. le prince s’y trouva sans M. d’Orléans, qui étoit un peu indisposé. Quelque nombre d’habitans ramassés lui demandèrent, comme il entroit, ou la paix ou la guerre, protestant que l’on ne pouvoit plus demeurer à Paris dans l’incertitude où l’on étoit. Il les remit à quatre heures au palais d’Orléans. Toutes les salles du Palais étoient remplies de mutins qui crioient la même chose, et qu’on les menât à Saint-Germain pour aller querir le Roi. Les échevins ayant été mandés pour quelque affaire, y vinrent avec des archers de la ville, qui furent désarmés et maltraités par les mutins, dont l’insolence et le grand nombre fit résoudre les marchands, depuis la porte de Paris jusqu’à la rue de la Harpe, à tenir leurs boutiques fermées, comme elles le furent tout le jour et les jours suivans, au moins dans le Palais. Le parlement donna arrêt portant que les gens du Roi iroient dès le jour même à Saint-Germain pour supplier très-humblement le Roi de faire réponse aux remontrances, et de faire éloigner les troupes, qui font de grands ravages jusqu’aux portes de la ville ; et que lundi on se rassemblera pour entendre la relation des députés et des gens du Roi. Pendant l’assemblée des chambres, la plupart des prisonniers de la Conciergerie en enfoncèrent les portes, et se sont sauvés sans qu’on les en ait empêchés.

L’après-dînée, la cour du palais d’Orléans fut remplie d’une infinité de séditieux, comme elle l’est tous les jours. Une troupe de plusieurs bourgeois de toutes conditions (et différente des autres, qui n’avoient que des manteaux gris fort méchans, ou même qui n’en avoient point du tout) demanda audience à M. d’Orléans. Un trésorier de France à Limoges, homme ardent et grand parleur, nommé Peny, porta la parole, et lui dit qu’il venoit supplier Son Altesse Royale de vouloir faire cesser ces désordres, chasser le Mazarin, et ramener le Roi dans Paris ; et qu’il lui offroit de la part de tous les bourgeois hommes et argent pour composer une armée, et pour l’entretenir. M. d’Orléans leur dit qu’on attendoit des députés du parlement et des autres compagnies qui étoient allés à Saint-Germain ; et que cependant ils pouvoient aviser entre eux ce qu’ils pourroient contribuer d’hommes et d’argent. Ils entrèrent dans le jardin du palais d’Orléans, où toute la foule ne pouvant tenir dans pas une des allées, Peny entra dans un pré fort grand qui est contre les Chartreux, et reçut là les complimens et les applaudissemens de toute sa suite, et de toute la canaille qui est continuellement dans ce palais. Puis les ayant encore harangués pour les exhorter à sortir de cette affaire sans se relâcher, il demanda une écritoire et du papier, et fit sur-le-champ un rôle de tous les présens et de tous les absens, selon les quartiers, et ceux qu’il croyoit d’humeur à se joindre à eux ; Peny demandant toujours à mesure que les autres nommoient quelqu’un, s’il étoit bien intentionné, et ne voulant écrire son nom que quand ceux qui étoient présens lui en donnoient l’assurance.

M. d’Orléans leur envoya le prince de Tarente pour savoir ce qu’ils avoient résolu, et pour leur témoigner de la part de Son Altesse Royale que lui et M. le prince appuieroient toujours de tout leur pouvoir leurs bonnes intentions pour donner la paix à l’État. Peny répondit qu’ils avoient commencé un rôle pour faire une levée d’hommes et d’argent ; qu’ils le continueroient, et en rendroient compte à Son Altesse Royale et à M. le prince, lesquels ils supplioient de les vouloir tirer de la misère où ils se trouvoient avec tout Paris et toute la France, etc. ; et après cela ils se retirèrent. La relation de tout ceci, avec la harangue de Peny, ont été imprimées.

Il y eut des corps de garde posés en divers quartiers et des chaînes tendues, pour empêcher le pillage que ces assemblées tumultueuses faisoient craindre. Quantité d’artisans en étoient choqués, et crioient de leur côté qu’ils aimeroient mieux que le Roi revînt avec le Mazarin, que de ne rien gagner pour nourrir leurs familles durant tous ces désordres, qui sont d’autant plus fâcheux qu’on n’y voit point d’issue.

Ce matin, le parlement étant assemblé, et le Palais gardé par les bourgeois en armes, la canaille fit grand effort pour entrer, et il y eut même quelques voisins séditieux qui jetèrent des pavés par les fenêtres ; mais quelques coups de mousquet et de pistolet ayant été tirés en l’air, ils furent contraints de se retirer. M. le prince s’y trouva, qui leur dit que M. de Turenne s’étant saisi du bourg de Saint-Cloud, il étoit résolu d’y aller pour l’en chasser. Grand nombre d’artisans l’ayant su, coururent avec leurs armes hors de la ville, et demandèrent qu’on les menât en cette expédition. Quelques-uns ayant été s’offrir pour cet effet au duc de Beaufort, il leur dit en sortant de chez lui : « Qui m’aime me suive ; je m’en vais les dénicher. » Tous ces artisans étant dans la plaine qui est entre Chaillot et le bois de Boulogne, M. le prince leur dit que ceux qui voudroient s’en retourner le pouvoient faire, et que ceux qui voudroient le suivre pouvoient demeurer ; mais qu’il eût été bien aise qu’il ne fût demeuré que des garçons, parce que les femmes de ceux qui étoient mariés feroient un trop grand bruit, si quelques uns d’eux y demeuroient. La plupart demeurèrent ; ils étoient en très-grand nombre, et l’on a dit qu’ils montoient jusqu’à quinze mille, dont il fit des bataillons lui-même, et leur donna des officiers, qu’il fit à l’heure même. Puis, au lieu de les mener à Saint-Cloud, il les fit tourner à droite, et marcha vers Saint-Denis, où il savoit qu’il n’y avoit que deux cents Suisses en garnison. Il avoit pris tout ce qu’il avoit levé de troupes, tant infanterie que cavalerie, depuis qu’il étoit à Paris, et avoit tiré aussi du fort qu’il avoit fait faire au port de Nully[81] ceux qu’il y avoit mis en garnison, laissant des bourgeois de Paris en leur place ; et ce qu’il y avoit de noblesse dans Paris le suivit aussi. Avec tout cela il arriva devant Saint-Denis vers les onze heures du soir. Les habitans ayant su sa marche, lâchèrent les écluses, et inondèrent tous les environs de leur ville ; mais voyant arriver tant de gros bataillons, et ne sachant pas que ce fussent des bourgeois, ils crurent que c’étoit toute l’armée des princes ; si bien qu’ils désespérèrent de se pouvoir défendre. Ils firent pourtant plusieurs décharges sur les assiégeans ; et il y eut environ douze bourgeois de tués, quoiqu’ils se fussent tenus assez loin. M. le prince ayant mis pied à terre, crut qu’il pourroit passer à pied dans l’eau ; mais l’ayant trouvée trop haute, il remonta à cheval, et la traversa en diligence le premier de tous, en ayant jusqu’au milieu du corps. Aussitôt toute la noblesse et toutes les troupes réglées l’ayant suivi, la place fut forcée, et la garnison et les habitans se retirèrent à grande hâte dans l’église. Cependant les Parisiens voyant les portes de la ville ouvertes et M. le prince entré, s’avancèrent, et entrèrent aussi fort courageusement dans un lieu dont personne ne leur disputoit l’accès. Il y en eut qui s’amusèrent à piller quelques maisons, pendant que M. le prince menaçoit ceux qui étoient dans l’église de les faire sauter, s’ils ne se rendoient. Y étant accouru, il leur fit honte de ce pillage, et les empêcha de continuer ; puis, par l’entremise des religieux, la garnison et les habitans se rendirent à vie sauve. Le dimanche matin, on amena dans Paris environ soixante Suisses, deux à deux, qui demeurèrent prisonniers. M. le prince y revint, ayant laissé garnison dans Saint-Denis. Mais le maréchal de Turenne, dès qu’il en sut la prise, s’y achemina avec le canon, et reprit la ville aussi facilement que M. le prince s’en étoit rendu maître ; la garnison se retira dans l’église, comme avoient fait les Suisses, et elle s’y défendit quelque temps. Les habitans étoient fort affectionnés au service du Roi.

Dès le lundi matin 13, une infinité d’artisans de Paris ayant su que Saint-Denis, qu’ils considéroient comme une conquête qu’ils avoient faite, étoit attaqué par les gens du maréchal de Turenne (car ils ne pouvoient pas s’imaginer qu’ils fussent capables de le prendre en aussi peu de temps qu’ils l’avoient pris), y coururent avec leurs armes, mais un à un, et sans ordre quelconque ; de sorte que quelques compagnies de Polonais ayant été mises sur les avenues, les recevoient à grands coups de haches d’armes, et que tout le jour on en rapporta, par les portes Saint-Denis et Saint-Martin, un grand nombre de morts et de blessés. Sur le soir, le duc de Beaufort courut avec quelques compagnies de soldats ; mais ils furent repoussés, et il ne tarda pas long-temps à revenir. Toute la nuit il y eut encore des habitans de tués, et jusqu’au mardi matin il en fut pour le moins rapporté deux cents. Plusieurs compagnons de métier étant sortis avec leurs manteaux et sans armes, furent tués et blessés comme les autres ; et une partie de seize qui alloient de compagnie pour voir ce qui s’étoit passé, ayant été rencontrés par quelques escadrons du maréchal de Turenne, furent attaqués ; et au qui vive ? ayant répondu vive le Roi et les princes ! ils les chargèrent, et y en eut neuf de tués ; les autres se sauvèrent dans les blés, et revinrent à Paris.

Le même jour de lundi 13, le parlement s’assembla ; mais il ne le fut qu’un moment, tant parce que les gens du Roi n’étoient pas encore de retour de Saint-Germain, que parce que les bourgeois ne voulurent pas garder le Palais. Cramoisy, libraire, capitaine de son quartier, avoit eu ordre d’y mener sa compagnie ; aucun ne voulut obéir. À la porte Saint-Martin, un autre capitaine de la même colonelle n’ayant pu assembler qu’environ soixante hommes de sa compagnie, qui est de cent soixante-dix, ayant été avec ses officiers chez un libraire nommé Huré, pour lui faire payer l’amende de ce qu’il n’avoit voulu aller ni envoyer à la garde, ce libraire appela ses voisins, et menaça le capitaine de le maltraiter s’il ne se retiroit : ce qu’il fut contraint de faire[82].

Quelin, conseiller au parlement, ayant reçu l’ordre de Vaurouy son colonel, aussi conseiller, qui l’avoit eu de la ville, de faire assembler sa compagnie, et de la mener en garde au Palais, n’en put avoir qu’environ soixante hommes, quoiqu’elle soit de plus de huit cents, avec lesquels étant entré dans le Palais, il y eut des conseillers qui dirent aux soldats qu’ils n’avoient guère affaire de venir garder des mazarins, et de suivre un capitaine qui l’étoit aussi. À l’instant tous les soldats sortirent, et laissèrent le capitaine seul, qui fit cent incartades, et enfin fut contraint de s’en retourner. On fit courre le bruit que c’étoit Vaurouy qui avoit commandé aux soldats de s’en aller, sur ce qu’ils avoient été assemblés sans son ordre. Mais le mardi 14, Vaurouy dit en l’assemblée des chambres que c’étoit une imposture, et qu’il avoit envoyé l’ordre à Quelin ; mais que d’autres conseillers, et en assez bon nombre, avoient crié qu’ils étoient bien de loisir de venir garder des mazarins. Le président Charton dit tout haut, en sortant de l’assemblée, aux marchands du Palais, qu’ils n’avoient que faire de les garder ; et que pourvu qu’ils fissent bien, ils n’avoient pas besoin de gardes.

Ce jour-là le parlement se leva à neuf heures ; la fête de Saint-Nicolas[83], qui étoit échue le jour de l’Ascension, avoit été remise à ce jour-là ; et c’est la coutume que le jour que ces fêtes-là se célèbrent, la cour se lève à neuf heures. Je sais néanmoins d’un conseiller de la grand’chambre qu’ils se levèrent brusquement, tant parce qu’ils virent que personne ne les vouloit garder, qu’à cause d’un avis que quelqu’un (soit qu’il fût mal informé, ou qu’il leur voulût faire peur) leur donna, que Peny venoit leur demander une déclaration précise de ce qu’ils vouloient faire, avec une suite de quinze mille hommes.

Au sortir du Palais, le président Le Bailleul et des conseillers furent attaqués, dans le carrosse du président, par des mutins qui les menacèrent de les assassiner. Cela fut cause que tous les présidens à mortier s’assemblèrent, et députèrent les présidens de Nesmond et de Novion vers M. d’Orléans, pour lui remontrer l’importance de cette affaire, et à quel point d’insolence la populace se portoit ; qu’ils croyoient bien que Son Altesse Royale ne l’autorisoit pas, mais qu’ils croyoient aussi qu’il la pouvoit empêcher de continuer ; qu’ils l’en supplioient, ou qu’autrement ils étoient contraints de lui déclarer qu’ils n’entreroient plus au Palais.

Le mardi 14, M. d’Orléans se trouva au parlement, et dit que, sur ce qui lui avoit été représenté le jour précédent, il étoit venu pour assurer la compagnie qu’il s’emploieroit volontiers à faire cesser les émotions populaires, puisque ses arrêts n’y pouvoient remédier ; qu’il reconnoissoit avec eux de quelle conséquence elles étoient, mais que pour les empêcher il étoit besoin qu’il agit avec autorité ; qu’il croyoit qu’ils dévoient ordonner qu’on s’adressât désormais à lui dans les occurrences, et qu’il leur offroit aussi de leur envoyer des gardes toutes les fois qu’ils en auroient besoin, et qu’ils lui en feroient demander. Ce discours étonna toute la compagnie, qui demeura long-temps dans le silence, chacun se regardant l’un l’autre. Enfin quelques-uns prirent la parole, entre autres Le Coq de Corbeville, conseiller de la seconde des enquêtes, et le président Le Coigneux, lequel représenta à M. d’Orléans que le péril de ces soulèvemens du peuple n’étoit pas moins à craindre pour lui que pour le parlement ; et que si le respect étoit une fois perdu pour la compagnie, il ne se conserveroit pas pour Son Altesse Royale. Sa conclusion fut qu’il pouvoit employer son autorité pour y donner ordre, sans qu’il fût besoin que la compagnie en délibérât, ni que ses registres en fussent chargés : ce qui fut suivi par la plupart, et même par le président de Nesmond ; quelques-uns furent d’avis que l’on opinât, et trois ou quatre crièrent qu’il se falloit joindre à M. d’Orléans ; mais presque toutes les voix allèrent à ne point opiner. Au sortir, le duc de Beaufort dit tout haut dans la grande salle et dans les galeries : « Messieurs, c’est à Son Altesse Royale qu’il se faut adresser désormais pour toutes choses ; car le parlement l’a prié de prendre soin des affaires, et d’employer son autorité pour remédier aux émotions et aux désordres ; de sorte que ceux qui auront quelque chose à proposer le doivent aller trouver pour cela. » Incontinent ce bruit se répandit partout, et produisit des effets bien différens dans les esprits, selon les diverses passions dont chacun étoit touché. Le peuple disoit que M. d’Orléans avoit été déclaré lieutenant général par tout le royaume ; que l’arrêt portoit qu’il leveroit autant de troupes et d’argent qu’il jugeroit nécessaire : et même il y avoit des gens simples et de la plus basse populace qui, ne pouvant trouver le nom de lieutenant général, disoient qu’on avoit fait M. d’Orléans vice-roi. On imprima et on cria même publiquement par la ville les dernières Résolutions de M. le duc d’Orléans, confirmées par le parlement, etc. ; mais ce libelle fut brûlé par arrêt de la grand’chambre, qui décréta aussi de prise de corps contre l’imprimeur, nommé Gentil[84].

Le mercredi 15, M. d’Orléans envoya s’excuser au parlement, sur ce que M. le maréchal de L’Hôpital et le comte de Béthune étant revenus de la cour avec ordre pour faire éloigner les troupes, lui et M. le prince étoient obligés de travailler cette matinée avec eux pour ce sujet. Il envoya douze Suisses de sa garde, mais sans besoin, parce qu’il n’y eut point de crieries ce jour-là.

Le jeudi 16, les princes se trouvèrent à l’assemblée des chambres. Le président de Nesmond y fit la relation de son second voyage en cour, et dit que lui et les autres députés avoient eu pour réponse de la bouche du Roi qu’il avoit fait lire en sa présence leurs remontrances, et qu’il leur feroit savoir sa volonté par une déclaration qu’il leur enverroit. Les gens du Roi, qui avoient eu ordre d’aller à Saint-Germain depuis le retour de ces députés, firent aussi la relation de leur voyage, et dirent que le Roi désiroit que les mêmes députés retournassent vers lui pour recevoir sa réponse, avec un président et deux conseillers de chaque chambre des enquêtes. On ordonna qu’un conseiller de chaque chambre iroit avec les députés au plus tôt, et que pour cet effet les gens du Roi feroient diligence pour savoir le jour et l’heure qu’il plairoit à Sa Majesté de les ouïr. Les députés eurent ordre exprès de recevoir seulement la réponse de Sa Majesté, sans entrer en aucune conférence ; et surtout qu’ils ne verroient le cardinal Mazarin, ni ne lui parleroient.

Le même jour le parlement de Rouen donna arrêt, par lequel il est ordonné que très-humbles remontrances seroient faites au Roi pour l’éloignement du cardinal Mazarin : ce qu’ils ne firent pas tant pour la haine qu’ils lui portoient, que pour empêcher que le Roi n’allât dans leur province avec son armée, comme le bruit couroit qu’il vouloit faire, au cas que l’accommodement dont la négociation se continuoit toujours ne s’achevât point. Elle étoit conduite en apparence par le duc de Damville, qui alloit et venoit sans cesse de Saint-Germain à Paris, et de Paris à Saint-Germain ; mais le secret étoit entre la duchesse d’Aiguillon et Chavigny, ce dernier agissant pour M. le prince, qui étoit la partie principale du traité. L’une et l’autre y avoient travaillé avec grande ardeur jusqu’alors ; mais, soit qu’ils jugeassent que les choses fussent trop difficiles à ajuster, et que s’ils s’engageoient plus avant dans le parti des princes, ils seroient peut-être obligés à fournir beaucoup d’argent (ce qui n’étoit pas selon leur intérêt) ; soit que M. le prince se servît d’autres personnes, ou ne leur donnât pas sa dernière confiance ; ou soit enfin, comme ils le publioient, qu’effectivement ils eussent reconnu que M. le prince n’étoit pas porté à la paix, comme il le leur avoit toujours protesté, et qu’à cause de cela ils ne vouloient plus avoir de part à ses desseins ; tant y a qu’ils déclarèrent ouvertement qu’ils se désistoient de la négociation, et leur dit même que Chavigny avoit offert à la cour de signer qu’il ne vouloit plus avoir d’attaches avec M. le prince ; mais on lui manda qu’au contraire on désiroit qu’il ne rompît pas avec lui, et qu’il continuât à négocier. On avoit été long-temps à contester sur la retraite du cardinal Mazarin, parce que M. d’Orléans ne vouloit point ouïr parler de traiter sans cela ; à quoi le cardinal de Retz, tant par lui-même que par Madame, qu’il excitoit de plus en plus à affermir Monsieur, son mari, dans cette pensée, le portoit de tout son pouvoir, sachant bien que M. le prince désiroit au contraire qu’il demeurât, de peur que le cardinal de Retz ne prît sa place, qui étoit la chose du monde qu’il craignoit le plus. On étoit pourtant enfin convenu de ce tempérament, que le cardinal Mazarin se retireroit pour quelque temps à Bouillon : mais une des plus grandes difficultés fut la paix générale, dont le cardinal Mazarin vouloit être plénipotentiaire pour le Roi, et M. le prince le vouloit être aussi ; l’un voulant changer par cette action l’horrible aversion du peuple contre lui en affections et en bénédictions, afin de pouvoir rentrer dans les affaires, ou du moins de pouvoir demeurer en France avec un grand et paisible établissement ; et l’autre voulant faire connoître aux Espagnols que c’étoit lui qui leur auroit procuré une paix avantageuse, tant pour se dégager de la parole qu’il leur en avoit donnée, que pour les obliger à l’assister une autre fois en cas de besoin. Il y eut aussi contestations pour les récompenses de ceux qui l’avoient servi en cette rencontre, pour lesquels il en demandoit de très-grandes, comme une duché-pairie pour le comte Du Dognon ; un bâton de maréchal de France pour Marchin ; une grande charge ou un gouvernement pour le duc de La Rochefoucauld ; le rétablissement du duc de Rohan dans le gouvernement d’Anjou, etc.

Durant tout ce temps les affaires des princes alloient fort mal en Guienne, et le comte d’Harcourt y étoit maître de la campagne avec l’armée du Roi. Dans Bordeaux, les esprits étoient extrêmement partagés ; non-seulement dans le parlement et parmi le peuple, mais encore dans la propre maison de M. le prince, il y avoit deux partis opposés, et qui se déchiroient l’un l’autre par des médisances atroces. L’un étoit celui de madame la princesse, duquel étoient tous ceux qui avoient affection ou attachement à M. le prince[85] ; l’autre, celui de M. le prince de Conti et de madame de Longueville, qui avoient pour grands conseillers le marquis de Jarzé et Sarrasin[86], secrétaires du prince de Conti. Les médisans allèrent jusqu’au point de faire afficher des placards imprimés qui portoient que le prince de Conti feroit bien de dire son bréviaire, puisqu’il étoit ecclésiastique ; que pour le moins s’il vouloit quitter son métier pour faire la guerre, il la devoit donc faire tout de bon, au lieu de s’amuser comme il faisoit à faire galanterie avec sa sœur : et l’on assure même qu’ils ajoutoient qu’étant survenu quelque chose de pressé, où il falloit avoir les ordres du prince de Conti, on les avoit été recevoir dans la chambre de madame de Longueville, où on les trouva tous deux en même lit. Ces placards se sont vus imprimés dans Paris.

Sainctot, maître des cérémonies, ayant eu ordre d’avertir les députés du parlement, le mardi 21 au soir, que le Roi leur donneroit audience le mercredi, il reçut un autre ordre de les remettre au samedi 25, à Melun, parce que le Roi partit le 22 de Saint-Germain, dès trois heures du matin, pour aller par Chilly à Corbeil ; mais depuis on les remit encore au mardi 28. On fit diverses conjectures sur ce délogement, et l’on crut que le plus véritable sujet en étoit l’approche des troupes du duc de Lorraine, qu’on sut qui s’avançoient vers Paris. Toutefois ce prince leur faisant quitter leurs quartiers, envoya un des siens à la cour, pour assurer qu’il n’entreprendroit rien contre le service du Roi ; et un autre à M. d’Orléans pour lui dire aussi qu’il ne feroit rien contre le sien. Cette assurance fit que le cardinal Mazarin se tint plus ferme sur les conditions de l’accommodement qui se traitoit, quoiqu’il n’y ait aucune mesure à prendre avec le duc de Lorraine, qui s’engage à tout le monde, et qui ne tient rien à personne qu’aux Espagnols, parce que ses intérêts sont mêlés et attachés aux leurs ; car outre qu’ils lui doivent beaucoup d’argent, il a acquis beaucoup de terres dans leurs États, et jouit du revenu du duché de Limbourg, qu’ils lui ont engagé, et qui lui vaut près de deux cent mille livres de rente.

Les députés du parlement reçurent encore diverses remises de la cour. Le parlement ne s’assembloit plus que pour parler des rentes de la ville, et les princes ne se trouvoient plus en ses assemblées ; si bien qu’elles étoiont fort méprisées, même par le peuple ; et la plupart des présidens et conseillers étoient fort étonnés et fort en inquiétude. Lorsqu’elles étoient encore en vigueur, le président de Novion parlant un jour à M. le prince après que la cour se fut levée, et lui disant avec grande liberté que c’étoit lui qui étoit cause que le Mazarin étoit en France, et qu’après l’avoir maintenu pendant la guerre de Paris, il l’y avoit ramené dans le carrosse du Roi, M. le prince lui dit d’un ton de prince, et fort fier, que quand il étoit en sa place, il le considéroit comme étant d’un corps qu’il respectoit ; « mais hors de là, dit-il, vous me devez du respect : retirez-vous. » Le bruit courut qu’il lui avoit dit des paroles beaucoup plus fâcheuses ; mais celles-ci sont véritablement celles qu’il lui dit.

Le 24 mars, Camus de Pont-Carré, qui a toujours été des plus anciens frondeurs et des plus violens ennemis de la cour, alla avec quelques autres de ses confrères au palais d’Orléans ; et rencontrant M. le prince, il lui dit qu’il y avoit long-temps qu’on étoit dans une grande incertitude de la paix qu’on disoit qui se traitoit ; qu’il en devoit savoir plus de nouvelles que personne ; qu’il seroit bon que cette affaire fût terminée, et que le parlement sût en quel état elle étoit. M. le prince lui répondit fièrement qu’il étoit las de rendre compte de ses actions à de petits messieurs comme lui, qui en jugeroient à leur mode ; que quand il faisoit la guerre, on disoit qu’il vouloit ôter la couronne de dessus la tête du Roi ; que quand il proposoit quelque accommodement, on l’appeloit mazarin, et ainsi qu’il ne pouvoit jamais rien faire à leur gré ; qu’il penseroit désormais à ses affaires, sans en rendre compte à de petits coquins à qui il apprendroit bien à vivre, et à lui porter le respect qui lui étoit dû, etc.

Le lundi 27, le parlement voyant qu’on avoit encore retardé le départ des députés, ordonna qu’ils partiroient le vendredi dernier mai, soit qu’il y en eût ordre de la cour ou non ; et qu’ils presseroient la réponse du Roi autant qu’il leur seroit possible.

Le mardi 28, à trois heures du matin, le Roi partit, avec le cardinal, de Corbeil, où la Reine et Monsieur demeurèrent. L’armée des princes, qui s’étoit retranchée devant Étampes, fit une sortie sur celle du Roi, qui s’étoit approchée de ses retranchemens, et repoussa les attaques jusques au gros de l’armée. Le combat fut rude : du côté du Roi il y eut plusieurs personnes de qualité qui furent blessées, entre autres le comte de Grandpré, le marquis de Vardes, qui eut le poignet cassé ; et le jeune Genlis eut un bras emporté d’un coup de canon.

Le cardinal mena le Roi dans son camp, et manda à ceux de la ville le quartier où étoit Sa Majesté, afin qu’ils n’y tirassent pas. Néanmoins un mortier ne laissa pas de porter à quelques pas du Roi : ce qui irrita extrêmement tous les soldats de son armée, qui appeloient ravaillacs ceux des princes, et leur disoient mille autres injures. On blâma fort les assiégés d’avoir fait tirer, après avoir été avertis que le Roi y étoit. Ils s’en défendoient par diverses raisons assez foibles, et disoient que c’étoit une supercherie du cardinal, qui sous ce prétexte avoit voulu gagner une éminence d’où il les eût extrêmement incommodés ; qu’il étoit lui-même très-blâmable d’exposer la personne sacrée de Sa Majesté à mille accidens qui pouvoient arriver ; et quand il n’y auroit autre chose que les maladies qui étoient dans sa propre armée, que ce devoit être assez pour l’empêcher de l’y faire venir. Après ils disoient que c’étoit un canonnier qui avoit fait jouer ce mortier dans le temps qu’on étoit venu apporter l’avis de l’arrivée du Roi au quartier, et avant qu’il l’eût pu savoir ; et plusieurs autres choses semblables.

Vers ce temps-là, ou un peu auparavant, le cardinal de Retz étant au palais d’Orléans, sut que la populace, dont la cour est ordinairement remplie, avoit dit en le voyant passer que c’étoit un traître et un mazarin, et qu’il le falloit jeter dans l’eau. Lorsqu’il fut descendu pour s’en aller, il s’arrêta sur le perron en terrasse, et commença à leur dire d’un ton élevé et hardi : « Qui sont ces coquins qui ont dit que j’étois un mazarin ? Si je le savois, je leur ferois donner les étrivières, et leur apprendrois bien à parler de moi avec le respect qui est dû à ma dignité. » Puis ayant parlé ainsi, et voyant que personne ne disoit mot, il monta en carrosse, et passa fièrement au milieu de cette foule de mutins.

Le vendredi dernier mai, les députés du parlement partirent de Paris pour aller trouver le Roi à Melun, où la cour étoit allée de Corbeil. Ils avoient eu ordre de s’y rendre, et ils n’eurent audience que le lundi 3 juin.

Quelques jours auparavant, M. de Bezons, conseiller d’État ordinaire, et ami particulier du duc de Rohan, avoit été à Saint-Germain pendant que la cour y étoit encore, pour négocier avec le cardinal sur les intérêts des particuliers qui ont suivi le parti de M. le prince. Le cardinal dit que n’étant point d’accord des deux principaux points, qui sont son éloignement et la plénipotence pour la paix générale, il croyoit qu’il seroit inutile de parler de ce qui regarde les particuliers, auxquels il ne seroit pas fort difficile de donner satisfaction, pourvu qu’on se voulût contenter de choses raisonnables et possibles, et qu’on fût d’accord du principal, ils entrèrent en quelque entretien de ces intérêts particuliers : et entre autres choses Bezons proposa de donner le gouvernement d’Angoumois et de Saintonge au duc de La Rochefoucauld, en récompensant d’ailleurs le marquis de Montausier, qui en étoit revêtu. Mais comme il n’avoit pas charge d’insister sur cet article, et que le cardinal en rejeta fort la proposition, le discours n’en fut pas long. On disoit que lorsqu’on lui en parla la première fois, il avoit répondu : « Pourquoi voûdroit-on que j’ôtasse le gouvernement du marquis de Montausier, qui a toujours été mon serviteur, qui est dans mes intérêts, et à qui j’ai de l’obligation ? » Mais il ne parla pas ainsi à M. de Bezons.
Du 5 juin 1652[87].


M. de Lorraine[88] arriva enfin ici dimanche deuxième, à dix heures du soir. M. d’Orléans et M. le prince furent au devant de lui dès quatre heures, à cheval, avec des trompettes qui sonnoient devant eux par toutes les rues. Ils l’attendirent long-temps au Bourget ; et après les complimens, accompagnés de grandes embrassades, il se fit beaucoup presser pour venir à Paris, disant toujours qu’il n’y avoit que faire, puisqu’il avoit eu l’honneur de saluer Son Altesse Royale, et qu’il étoit obligé de n’abandonner point son armée. Il avoit pourtant donné ordre qu’on lui retînt un logis à la rue de Tournon, dès la veille. M. d’Orléans avoit cru lui-même qu’il ne le persuaderoit pas de venir, et ne lui avoit fait apprêter ni logement ni à souper. Il ne voulut point monter en carrosse, mais obligea M. d’Orléans et M. le prince à revenir à cheval. Il marchoit à la gauche de Son Altesse Royale dans les rues, et M. le prince de l’autre côté du ruisseau. Le lundi matin, il fut long-temps dans la galerie du palais d’Orléans, et demeuroit couvert pendant que Son Altesse Royale y étoit, quoique M. le prince et tous les autres fussent découverts ; mais dès que M. d’Orléans en sortoit, il se découvroit, et quand il rentroit il remettoit son chapeau. Ce matin-là même, M. le cardinal de Retz le visita, et fut plus d’une heure seul avec lui. Il s’est tenu des conseils où il a assisté, sans que M. le prince y fût, et où M. le cardinal de Retz, madame de Chevreuse et M. de Châteauneuf se sont trouvés avec M. et madame d’Orléans. Son armée passoit hier la Marne sur le pont de Lagny. On ne sait encore s’il passera la Seine, ni en quel lieu, au cas qu’il la veuille passer. Quand on lui demande s’il n’ira pas secourir Étampes, il s’en étonne, et dit qu’il ne sait pas ce qui l’y pourroit obliger ; que Clinchamp l’a servi, mais qu’il l’a chassé, et qu’il n’a par conséquent aucun sujet de l’aimer ; qu’il nourrit Tavannes l’année passée durant deux mois, sans qu’il ait reçu de ses nouvelles depuis, non pas même un simple compliment ; et que cela ne l’oblige pas à prendre tant de peine pour lui : qu’à la vérité Valon y est, et que quoiqu’il ne le connoisse point, étant serviteur de Son Altesse Royale et galant homme, à ce qu’il a appris, il pourra bien l’aller secourir. Voilà de quelle sorte il se divertit ; et si l’on avoit recueilli tout ce qu’il a déjà fait et dit, le recueil en seroit trop gros. On ne dit pas que ses troupes fassent de si grands ravages que ceux qu’elles ont faits en Champagne.

Étampes est extrêmement pressé par les troupes du Roi. La demi-lune que tenoient les assiégés fut prise et reprise trois fois lundi dernier, et enfin demeura aux gardes qui l’avoient attaquée. Il y a pour le moins cinq cents hommes de tués de part et d’autre, mais plus du côté des princes. Il y est demeuré des gens de qualité : on parle entre autres du comte de Quincé, du marquis de Nonant, et d’autres encore dont je n’ai pu retenir les noms. Les assiégeans sont attachés à la muraille ; ceux de dedans manquent de poudre, quoiqu’on die que deux cent cinquante cavaliers qui y sont entrés y en aient porté.

Ce matin on a trouvé des placards affichés au coin des rues contre M. le cardinal de Retz, qui portent qu’il veut entrer dans le ministère, et ruiner Paris en ruinant le parlement ; que pour cela il avoit emprunté cinq millions, et qu’il le falloit poignarder, etc.

Les députés du parlement ne sont pas encore de retour. Le fils de M. le président de Nesmond, chef de la députation, disoit hier que son père avoit mandé qu’il apporteroit de bonnes nouvelles, et qu’il tenoit la paix comme faite.

Il y a eu un combat fort sanglant proche de Libourne entre un parti que commandoit Folleville pour le Roi, et un autre commandé par M. le comte de Maure pour les princes : ce dernier y est demeuré prisonnier, légèrement blessé au bras et à la tête. Il croyoit trouver l’autre dans ses retranchemens et le surprendre ; mais l’ayant rencontré à cheval à la campagne il ne voulut pas se retirer, et il y perdit beaucoup de gens et la liberté.

Le duc de Lorraine se va souvent promener au Cours avec Mademoiselle (de Montpensier) ou mademoiselle de Chevreuse[89], devant lesquelles il dit des ordures qui les rendirent honteuses le plus souvent, et dont la comtesse de Fiesque, madame de Pisieux[90] et autres dames semblables se sont fort scandalisées.

On dit que quand le cardinal de Retz l’alla visiter, il ne lui parla que des intrigues de la cour et des desseins de faire la guerre ; et que comme le duc vit cela, il tira son chapelet de sa poche, et commença à dire ses patenôtres, disant que puisque les prêtres faisoient son métier, il falloit qu’il fît le leur[91].

Lorsqu’on descendit la châsse de sainte Geneviève, où tout le monde couroit en foule, il dit qu’il étoit venu pour faire la paix générale ; que puisque les Parisiens avoient mieux aimé s’adresser à sainte Geneviève qu’à lui, il falloit les laisser faire. Il dit à M. le prince que les jours précédens il avoit vu quantité de personnes avec lesquelles il n’étoit point propre ; force dames galantes et raffinées, qui ne s’accommodoient pas d’un soldat lourdaud et malpropre comme lui ; des blondins poudrés et parfumés, qui lui faisoient honte par leurs beaux habits et leurs galanteries ; des ministres d’État si fins et si subtils, qu’il n’étoit pas capable d’entendre leur politique : mais qu’aujourd’hui il croyoit trouver au lieu où il venoit toutes sortes de sujets d’admiration, un grand héros, un conquérant, un homme consommé pour les conseils et pour les affaires.

Châteauneuf eut charge de la cour de traiter avec le duc de Lorraine ; il se trouva au palais d’Orléans, où il fut long-temps enfermé avec M. et madame d’Orléans et ce duc. Il leur fit voir que l’intérêt de Son Altesse Royale étoit de s’accommoder ; ce que le duc de Lorraine confirma aussi. « Car, dit-il, quand vous m’avez fait venir, vous m’avez mandé que vous aviez dix mille hommes, et de l’argent pour les entretenir ; et cependant vous êtes sans argent, et n’avez que quatre mille hommes. D’ailleurs vous vous êtes lié à M. le prince, qui traite sans vous avec la cour, et qui est tout près de s’accommoder, pourvu qu’il y trouve son compte pour lui et pour ses amis, sans se soucier de vous. Pour moi, je ne suis pas venu servir M. le prince, qui me retient mon bien injustement ; je suis venu pour faire la paix ou la guerre pour vous. Si vous voulez vous détacher de M. le prince, j’irai à la cour ; sous quatre jours je vous rapporte la paix signée, avec l’éloignement du cardinal. Si vous ne voulez pas ce parti, résolvez-vous à la guerre tout de bon ; trouvez moyen de faire huit mille hommes : je vous en donnerai quatre mille ; j’en ferai encore quatre mille, et vous donnerai de l’argent pour les entretenir six mois. » M. d’Orléans n’ayant point voulu entendre à se séparer de M. le prince, Châteauneuf acheva le traité de la cour avec le duc de Lorraine, sans que M. ni madame d’Orléans, ni M. le prince, en sussent rien ; mais il ne cela pas que c’eût été par son ministère, quand le duc de Lorraine se fut retiré.

Le mardi au soir 4 juin, ayant su que l’on donnoit les violons à la place Royale, il pria mademoiselle de Chevreuse de l’y mener ; mais comme il ne vouloit pas être connu, il fut avisé qu’on le couvriroit d’une grande écharpe que lui prêta madame de Maugiron, et que l’on diroit que c’étoit l’abbesse du Pont-aux-Dames[92], qui est sœur de mademoiselle de Chevreuse. Comme on lui eut mis cette écharpe, mademoiselle de Chevreuse aperçut un carrosse qui se promenoit par la place, et envoya demander qui étoit dedans. On lui dit que c’étoit madame de Bois-Dauphin[93], qui avoit pris mademoiselle de Rambouillet[94] et mademoiselle de Haucourt à l’hôtel de Saint-Géran, où elles devoient souper avec madame de Bois-Dauphin, à qui madame de…[95] donnoit à souper. Mademoiselle de Chevreuse, qui avoit mis pied à terre avec le duc de Lorraine, cria au cocher de ce carrosse qu’il arrêtât ; et après l’étonnement des dames qui étoient dedans de voir à l’heure qu’il étoit mademoiselle de Chevreuse à pied dans la place Royale, elles firent conversation sur le pavé durant quelque temps ; et comme elles demandèrent à mademoiselle de Chevreuse qui étoit cette grande personne toute noire qui l’accompagnoit, et qui se tenoit un peu plus loin, elle leur dit à l’oreille que c’étoit M. de Lorraine, qui ne voulant pas être connu s’étoit fait couvrir ainsi de cette écharpe ; et que si elles vouloient, elle le feroit approcher, disant que c’étoit sa sœur du Pont-aux-Dames. Elles l’en ayant priée extrêmement, elle lui dit : « Ma sœur, pourquoi vous tenez-vous si loin ? ces dames vous font-elles peur ? Ce sont de nos meilleures amies, et qui ont fort envie de vous dire bonsoir. » Sur cela il approcha du carrosse, faisant de grandes révérences en religieuse, mais ne disant pas un mot, quelques questions que les autres lui fissent. Mademoiselle de Rambouillet, de qui j’ai su toute l’histoire, qui avoit envie de lui jouer une pièce, comme elle étoit la plus spirituelle de la troupe, disoit toujours à mademoiselle de Chevreuse qu’il n’y avoit point d’apparence qu’elle fût ainsi sur le pavé, et elles en carrosse ; et que madame l’abbesse du Pont, de qui elles n’avoient pas l’honneur d’être tant connues, les trouveroit les plus inciviles personnes du monde. Et en disant cela elles appeloient toujours des laquais pour venir lever la portière, afin que les deux sœurs montassent dans le carrosse, le dessein de mademoiselle de Rambouillet étant, quand elles y seroient montées, de faire lever la portière, et de crier : « Touche, cocher, droit au Pont-Neuf ; nous sommes toutes mazarines, et nous tenons M. de Lorraine ; il faut résolument le jeter dans l’eau. » Mais il n’y eut pas moyen de les faire monter, la prétendue religieuse témoignant par son geste encore plus de résistance que sa sœur. Elle ne laissoit pas de commencer à s’apprivoiser ; car non-seulement elle s’appuyoit déjà sur la portière, mais elle touchoit déjà les mains de mademoiselle de Rambouillet et de la jeune de Haucourt, qu’on nomme mademoiselle d’Aumale[96], qui étoient à la portière de leur côté. Enfin mademoiselle de Chevreuse et M. de Lorraine se retirèrent, et les autres continuèrent leur promenade dans la place, jusqu’à ce qu’on les vînt quérir pour souper.

Comme il dînoit un jour chez le prince de Guémené avec le duc de Joyeuse, le prince d’Harcourt, le comte de Rieux[97], etc. (la princesse de Guémené y étoit aussi), il dit qu’il ne pouvoit comprendre que l’on eût mis la tête du cardinal à prix ; et que si on s’en vouloit défaire, qu’il n’étoit point besoin de promettre cinquante mille écus à celui qui le tueroit, et qu’il avoit dans son armée plus de mille hommes qui l’entreprendroient pour un patagon : mais qu’il n’étoit pas venu à Paris pour être un meurtrier et un bourreau, et qu’il n’avoit dessein que de servir M. d’Orléans, et non pas M. le prince, qui lui retenoit une partie de ses États, dans lesquels il avoit envie de rentrer. Ensuite on lui dit que son armée faisoit de grands ravages partout où elle passoit, et même au lieu où elle étoit campée sur la rivière de Seine ; il en demeura d’accord, et dit que ses gens avoient été très-long-temps dans un pays ruiné, où ils ne trouvoient rien pour vivre, et que c’étoit ce qui étoit cause que se trouvant à cette heure dans un pays fort gras, et où ils trouvoient toutes les choses nécessaires à la vie, ils se saisissoient de tout, de peur de retomber dans la nécessité où ils s’étoient vus, laquelle avoit été telle qu’ils avoient été plus de quinze jours sans manger de pain. Sur cela on lui demanda comment ils pouvoient vivre quinze jours sans pain. Il répondit qu’ils ne mangeoient pas seulement tous les chiens de l’armée et tous les chevaux qui mouroient, mais qu’ils avoient aussi mangé plus de dix mille hommes : qu’entre autres ses soldats ayant un jour attrapé deux religieuses, ils les mirent incontinent par pièces, et en firent du potage, qu’ils mangèrent avec la chair de ces religieuses dès qu’il fut cuit ; qu’un de ses officiers ayant été blessé Lorraine au poignet, le chirurgien qui le traita lui dit qu’il lui falloit couper le bras : à quoi l’officier s’étant résolu, au lieu de le lui couper au-dessous du coude, comme il eût suffi, il le coupa jusques à l’épaule, afin d’avoir plus de viande à mettre dans son pot, comme il fit de ce bras dès qu’il fut coupé. Il disoit tout cela sérieusement, comme si c’eût été autant de vérités infaillibles, et sans rire de façon quelconque. Madame Pilon, qui étoit présente, me l’a conté.

Le 12 juin, M. d’Orléans, M. le prince, les ducs de Beaufort, de Rohan et de La Rochefoucauld, le prince de Tarente, le maréchal d’Étampes et plusieurs autres personnes de qualité allèrent au camp du duc de Lorraine, qui leur donna à manger et les enivra. M. d’Orléans, M. le prince et lui conférèrent long-temps seuls sur les affaires présentes : et comme ils savoient qu’il avoit fait un traité avec la cour (ce que lui-même ne leur nioit pas), ils se défioient fort de lui, et craignoient qu’il ne l’exécutât avant que les troupes qu’ils attendoient de Flandre ne fussent arrivées ; de sorte qu’ils le pressoient de ne faire au moins de quinze jours aucun nouveau traité avec la cour : ce qu’il leur promit. Après qu’ils furent convenus de toutes les conditions de part et d’autre, le duc de Lorraine dit à M. d’Orléans et à M. le prince : « Messieurs, vous savez bien que nous autres princes nous sommes tous fourbes ; c’est pourquoi il ne seroit pas mal à propos d’écrire et de signer ce que nous venons de résoudre, afin que personne ne s’en puisse dédire. » À quoi M. d’Orléans et M. le prince répondirent qu’ils n’estimoient pas qu’il fût nécessaire de rien écrire ; qu’ils se fioient bien à ses paroles, et qu’ils croyoient qu’il ne réfuseroit pas de se fier aussi à la leur. De quoi il les assura, et fut bien aise de ne se voir engagé que de parole[98], ayant à faire ce qu’il fit à trois jours de là : car le samedi 15 juin au soir, messieurs les princes ayant appris que le maréchal de Turenne s’avançoit vers le camp de Lorraine, crurent d’abord qu’il venoit l’attaquer ; et comme il y avoit quelques troupes de M. d’Orléans mêlées avec celles du duc de Lorraine, Son Altesse Royale fit partir la nuit le duc de Beaufort avec quelque cavalerie pour les aller commander. Étant arrivé au camp, il fut bien étonné d’y trouver le roi d’Angleterre et le maréchal de Turenne, qui sommoient M. de Lorraine d’exécuter le traité qu’il avoit fait avec le Roi ; à faute de quoi on alloit l’attaquer, l’armée du Roi étant en bataille, et le canon prêt à tirer. Le duc de Lorraine se tournant vers le duc de Beaufort, lui dit : « Monsieur, vous voyez comme je suis pressé ; mon intention n’est pas de hasarder mes troupes : je m’étois engagé à M. d’Orléans de faire lever le siége d’Étampes, je l’ai fait ; maintenant le Roi me rend deux places (Vic et Moyenvic), et me donne assurance de me rendre les autres quand la paix générale se fera. C’est un traité que j’avois fait avec le Roi avant que de m’engager à Son Altesse Royale, et que je suis obligé d’exécuter, puisque le Roi l’exécute de son côté[99]. » Le duc de Beaufort voyant cela, lui dit tout surpris qu’il lui rendit donc les troupes de M. d’Orléans ; et les ayant fait venir, il les lui remit entre les mains, et lui dit qu’il lui conseilloit de s’en aller, parce qu’il ne faisoit pas bon là pour lui. M. de Beaufort partit donc aussitôt, et revint à Paris.

M. d’Orléans pesta fort contre le duc de Lorraine ; Madame pleura tout le jour, et Mademoiselle fit mille imprécations contre lui devant tout le monde ; elle dit même à Madame force choses désobligeantes et offensantes, l’appelant traître, fourbe, méchant, et disant que ceux de sa maison ne feroient jamais de ces lâches tours-là. Toute l’après-dînée, la cour du palais d’Orléans fut remplie de peuple qui crioit qu’ils étoient trahis ; qu’il falloit armer les bourgeois, et chasser les princes et le Mazarin, puisqu’ils étoient tous des trompeurs[100]. M. le prince avoit envoyé dès le matin ordre à ceux qui commandoient ses troupes d’Étampes de s’approcher en diligence de Paris, et lui-même alla au devant dès que le duc de Beaufort fut de retour. Il envoya quelques cavaliers se saisir du pont de Charenton, et fit loger le reste dans les villages de Châtillon, Bagneux, Fontenay, Issy, et autres circonvoisins. Le lundi 17, il fit demander passage pour ses troupes par le pont de la porte Saint-Bernard[101], pour abréger le chemin, ayant dessein de les envoyer se saisir de Saint-Cloud, Meudon, Poissy ; mais on le lui refusa. Le soir, deux ou trois cents chevaux s’étant présentés, à huit heures, à la porte Saint-Jacques, les bourgeois qui y étoient en garde refusèrent de les laisser passer, et il y eut fort grand bruit jusques à dix heures ; on fut même tout prêt à tirer de part et d’autre. C’étoient des officiers qui vouloient se rafraîchir dans Paris, et y faire loger quantité de malades qu’ils faisoient amener. Enfin on convint que quelques-uns des plus considérables entreroient, et que tous les autres se retireroient où ils pourroient.

Le mardi matin 18, ils filèrent avec d’autres encore par Belleville et les lieux d’alentour, pour aller gagner Saint-Cloud et Poissy. Le même matin, M. d’Orléans, et toute la noblesse de son parti, alla voir faire montre au gros de ses troupes et de celles de M. le prince, sur la montagne de Châtillon, proche de Montrouge ; elles n’étoient pas en fort bon ordre. M. d’Orléans avoit toujours les yeux tournés vers le lieu où étoit campé le maréchal de Turenne ; et ayant aperçu de loin quelque chose qui venoit vers lui, il commanda avec grand empressement que l’on allât reconnoître ce que c’étoit. Il se trouva que c’étoit un paysan monté sur un méchant bidet, et deux femmes sur deux ânes. Après il fit défense aux soldats de gâter les blés, et les menaça de les faire pendre s’ils ne lui obéissoient ; et aussitôt il se mit à siffler, paroissant ainsi toujours fort distrait et fort inquiet, et ne s’arrêtant à aucune chose, mais changeant incessamment d’objet et de pensées.

Un gentilhomme de Bretagne, nommé le marquis de Tonquedec, parent de la dame de Rohan la fille, du côté d’Epinay, étoit attaché à Chabot, duc de Rohan, et lui avoit promis de faire un régiment pour lui dans le parti des princes : ce que non-seulement il n’exécuta point, mais il s’attacha à la cour et au cardinal Mazarin. Le duc de Rohan depuis cela se plaignit de lui, et ils ne se voyoient plus. Le mardi 18 juin, Tonquedec étant chez la veuve du marquis de Sévigné[102], le duc de Rohan y arriva. Tonquedec, qui étoit dans une chaise à bras, au chevet du lit dans la ruelle, se leva à demi, ôta son chapeau et se rassit avant que le duc de Rohan eût un siége, et sans lui offrir sa place. Il n’en témoigna pourtant aucun ressentiment ; mais en sortant il dit à la marquise de Sévigné que si ce n’eût point été chez elle, il eût appris à Tonquedec à se mettre à son devoir. La marquise dit au duc de Rohan qu’elle étoit au désespoir que Tonquedec eût fait cette impertinence chez elle, et qu’elle le prieroit de n’y venir plus ; de quoi le duc de Rohan la remercia, et s’en alla. Le jeudi suivant, le duc de Rohan passant devant la porte de la marquise de Sévigné, y vit le carrosse du comte Du Lude, et demanda au cocher si son maître étoit là ; il lui dit que non, mais que c’étoit M. de Tonquedec, à qui il avoit prêté son carrosse. Le duc de Rohan avoit avec lui plusieurs gentilshommes qu’il laissa en bas, et monta seul. La marquise de Sévigné le voyant fut fort interdite ; et le duc de Rohan, après l’avoir saluée, dit à Tonquedec : « On m’a dit que vous vous vantiez de m’avoir morgué céans ; je viens aujourd’hui pour vous apprendre à me rendre ce que vous me devez. » Tonquedec répondit : « Monsieur, je vous rendrai toujours plus que je ne vous dois. » À quoi le duc répliqua : « Vous ne sauriez, et je vous montrerai bien ce que vous me devez. » Sur cela la marquise de Sévigné qui se voyoit seule, et qui jugeoit à quoi ces paroles les alloient engager, cria plusieurs fois à Tonquedec qu’il s’en allât, et qu’il sortît de chez elle. « Madame, lui dit Rohan, voulez-vous tout de bon qu’il en sorte ? — Oui, monsieur, répliqua-t-elle.  — Il est juste que vous soyez obéie, dit Rohan ; » et en même temps il le poussa dehors. M. d’Orléans et M. le prince ayant su ce démêlé, demandèrent au duc de Rohan sa parole qu’il ne se battroit point. Il ne voulut point la donner, disant que si Tonquedec l’avoit mis en état de lui demander quelque chose, il la pourroit donner ; mais qu’ayant à attendre quelque message de sa part, il ne le pouvoit. Si bien qu’on lui donna un exempt, et on chargea un autre de chercher Tonquedec, et de lui commander de sortir de Paris. Mais depuis on résolut de le faire chercher pour le faire arrêter, et le maréchal de Schomberg fut averti de cette querelle, afin de donner ordre que Tonquedec ne sortît point de Paris qu’il ne se fût accommodé. On le chercha, mais il ne se trouva point. C’est ainsi que le conte le duc de Rohan ; mais la marquise de Sévigné soutient qu’elle ne lui avoit point promis de ne recevoir plus Tonquedec chez elle, et que lorsqu’il sortit il n’étoit pas même fort piqué contre lui ; mais qu’étant retourné à son logis, la duchesse sa femme lui dit que l’affront étoit trop grand pour le souffrir, et qu’il en falloit tirer raison : ce qui le porta à retourner chez la marquise de Sévigné, où il parla à Tonquedec, et le menaça comme s’il eût été son valet. Ce que voyant la marquise de La Trousse l’aînée[103], tante de la marquise de Sévigné, et Marigny[104], qui s’y rencontrèrent, ils contraignirent par prières Tonquedec à se retirer, pour éviter les mauvaises suites que cette action pouvoit avoir. Tout le monde, et principalement toutes les dames, blâmèrent fort le procédé du duc de Rohan à l’égard de la marquise de Sévigné, surtout la duchesse de Rohan lui ayant fait froid après la première rencontre du duc avec Tonquedec, lorsqu’elle l’avoit été voir ; et la marquise de Sévigné en ayant parlé à mademoiselle de Chabot, sœur du duc de Rohan, elle lui dit que si elle vouloit que madame de Rohan fût contente d’elle, il falloit qu’elle ne vît jamais Tonquedec : ce qui fut trouvé fort impérieux. On disoit aussi que la duchesse de Rohan se plaignoit encore que son mari ayant parlé à la marquise de l’incivilité dont Tonquedec venoit d’user chez elle à son endroit, elle lui avoit répondu : « Pour cela, il est vrai qu’il a été bien fier. » Ce qui se pouvoit expliquer plutôt à l’avantage qu’au désavantage de Tonquedec. La véritable cause du malentendu du duc de Rohan et de Tonquedec est qu’ils étoient tous deux amoureux de la marquise de Sévigné.

Le maréchal de Turenne, qui s’étoit campé dans les mêmes quartiers que le duc de Lorraine avoit quittés, y demeura jusqu’au jeudi, qu’il alla avec ses troupes vers Lagny.

Le même jour de jeudi 20, le parlement s’assembla, et les princes s’y trouvèrent. La réponse du Roi aux députés y fut lue, et la relation de leur voyage faite par le président de Nesmond : après quoi M. d’Orléans dit qu’il se trouvoit mal, qu’il reviendroit le lendemain, et que cependant messieurs pouvoient délibérer. Les voix allèrent à remettre au lendemain. Prévost-Sanier, conseiller d’Église, fit de grandes plaintes du désordre des affaires, et dit que les gens de guerre ruinoient tout le monde ; que pour lui, il ne savoit plus où prendre de quoi vivre, et qu’il ne pouvoit plus rien toucher de son bien. Plusieurs furent étonnés de ce discours, parce qu’il a plus de vingt mille livres de rente en bénéfices, sans son bien de patrimoine, qui monte à beaucoup. Bitaut, conseiller en la troisième des enquêtes, dit que personne n’avoit moins de sujet que lui de se plaindre des misères publiques, parce qu’il savoit bien qu’il n’avoit rien perdu au maniement des deniers qui furent levés durant la guerre de Paris, comme il paroissoit par le compte qu’il en avoit rendu. Il répondit qu’il avoit rendu bon et fidèle compte des deniers qui avoient passé par ses mains, et en appela à témoin M. Pétau, conseiller de la cinquième, comme ayant été présent à la reddition de ce compte. M. Pétau dit qu’il ne savoit ce que c’étoit, et qu’il n’y avoit point assisté ; trois ou quatre autres qu’il cita aussi dirent la même chose : si bien qu’il ne sut que dire ; et après qu’ils eurent bien crié, on se leva et on se retira.

Le vendredi 21, M. le prince fut en l’assemblée des chambres, et dit que M. d’Orléans n’avoit pu s’y trouver, à cause que son indisposition l’avoit obligé à se faire saigner. On remit la délibération au mardi 25, pour gagner du temps. Il y eut fort grand bruit dans tout le Palais, y ayant grand nombre de toutes sortes de gens qui crioient : La paix ! la paix ! M. le prince entendant ce bruit confus en passant, et remarquant un homme proche de lui qui crioit plus haut que tous les autres, lui demanda brusquement, en le prenant par les boutons de son pourpoint : « Comment la veux-tu, la paix. ? parle ; à quelles conditions la veux-tu ? entends-tu que le Mazarin demeure, ou qu’il s’en aille. ? » L’autre, tout interdit, répondit : « Monseigneur, point de Mazarin ! — Eh bien ! repartit M. le prince, n’est-ce pas à quoi on travaille ? pourquoi faire tant de bruit ? » Il y avoit force gens armés de pistolets et de baïonnettes, et plusieurs conseillers furent menacés, poussés et maltraités, entre autres Vassan. On crut que cela s’étoit fait exprès pour les intimider, afin que le lendemain ils prissent quelque résolution. On parla aussi de la subvention des pauvres de la campagne, qu’on disoit monter à quatre-vingt-quatre mille : il s’étoit fait des assemblées de police de tous les corps pour proposer les moyens d’y pourvoir ; mais rien n’y ayant pu être résolu, le parlement jugea que le plus prompt secours qu’on pouvoit leur donner étoit de faire un fonds pour les assister. Pour cet effet, chaque conseiller se taxa à cent livres, et chaque président à deux cents livres. On parla aussi de trouver le fonds des cinquante mille écus ordonnés pour récompense à celui qui apporteroit la tête du cardinal.

Le président de Thoré, de la troisième (chambre) des enquêtes, fils du feu surintendant d’Emery, ayant été aperçu comme il sortoit du Palais et qu’il parloit à Serrant, fils de Bautru, fut poursuivi par quelques-uns de cette populace, et pressé de si près qu’il fut contraint de se sauver dans la maison d’un orfèvre, sur le quai qui regarde celui des Augustins[105] ; et si les voisins n’eussent pris les armes, la maison eût été forcée, et le président mis en pièces par ces séditieux.

Le duc de Beaufort, qui avoit été à l’armée des princes, en revint ce jour-là, et fit afficher des placards aux coins des rues, que l’on eût à s’assembler l’après-dîner dans la place Royale, pour aviser aux moyens de faire cesser les désordres des gens de guerre, et de chasser le Mazarin pour avoir la paix. Il s’y trouva quelques coquins payés pour faire du bruit ; et la curiosité y fit aller un grand nombre de toutes sortes d’artisans, que les autres excitoient à la sédition. Le duc de Beautort les harangua au milieu et aux quatre coins de la place ; ils lui demandèrent ce qu’il falloit faire ; ils lui offrirent d’employer leur vie pour son service, et de vendre jusques à leurs manteaux s’il le falloit. Il répondit que l’armée des mazarins étoit aux portes de Paris, qui alloit être bloqué par eux si on n’y donnoit promptement ordre ; que M. d’Orléans, M. le prince et lui faisoient tout ce qui leur étoit possible pour les assister : mais que l’on ne s’aidoit point ; que le parlement les trompoit ; qu’il étoit rempli de partisans du Mazarin, aussi bien que l’hôtel-de-ville ; qu’il falloit changer les colonels et les capitaines, contribuer pour faire des levées, aller aux maisons des mazarins, dont il leur donneroit la liste, pour les chasser de Paris ou pour les piller ; et que si on le vouloit croire et le laisser faire, dans trois mois le Mazarin seroit hors de France, et on auroit la paix. Après il les exhorta de se trouver le lendemain, à cinq heures du matin, au Palais, avec des armes, afin de réduire le parlement à s’unir avec les princes, et à donner ordre aux levées qu’il falloit faire[106].

Le corps de ville ayant su cette assemblée séditieuse, manda aux capitaines qui étoient en garde aux portes Saint-Martin et du Temple de mener la moitié de leurs compagnies à la place Royale pour faire retirer ces mutins, et en cas de résistance de tirer sur eux ; mais ils ne les y trouvèrent plus. Le soir et toute la nuit, il y eut des corps-de-garde de bourgeois en divers quartiers, et particulièrement en la rue Quincampoix, où loge le duc de Beaufort, devant le logis duquel on planta une sentinelle. Les chaînes furent tendues aussi par toute la ville.

Le cardinal de Retz sachant que M. le prince avoit traité avec la cour, et qu’il se rendoit maître de l’esprit de M. d’Orléans à son préjudice, craignant que l’on n’attentât à sa personne, ne sortoit plus guère de chez lui, et faisoit le malade. M. d’Orléans ayant envoyé Fromont, secrétaire de ses commandemens, pour le visiter de sa part et pour apprendre des nouvelles de sa santé, comme il lui en demanda, il lui répondit que Son Altesse Royale lui faisoit trop d’honneur de penser à lui, et qu’il ne le pouvoit faire à personne qui eût plus témoigné de zèle et de passion pour son service ; mais qu’il étoit étonné qu’il se souvînt encore de lui, voyant qu’il l’avoit abandonné à la Reine et à la médisance de ses ennemis. Fromont lui ayant répondu que Monsieur n’estimoit personne plus que lui, et qu’il en parloit toujours très-dignement, il repartit avec émotion : « Il souffre pourtant qu’on me déchire en sa présence, et qu’on me traite de méchant et de scélérat ! » Fromont ayant rapporté cela à M. d Orléans, il fut le voir le jour même, qui étoit mardi 18, et demeura une grosse heure enfermé avec lui ; mais on ne laissoit pas de croire alors et depuis que M. le prince faisoit faire absolument à M. d’Orléans tout ce qu’il vouloit, par la crainte qu’il avoit trouvé moyen de lui donner que s’ils s’accommodoient l’un sans l’autre ils seroient perdus : si bien que dès-lors on tint pour assuré que la paix se concluroit, du consentement même de M. d’Orléans.

Le 21 au soir, il se tint conseil chez madame de Rhodes, où étoient Châteauneuf, le cardinal de Retz, la duchesse de Chevreuse. Ils y furent jusqu’à trois heures après minuit. Comme Châteauneuf s’y faisoit, porter dans sa chaise, il fut reconnu par quelques factieux, qui commencèrent à crier au mazarin ! jusqu’au coin de la rue de l’hôtel de Soissons, qui rend dans la rue de Grenelle. Ce conseil se tenoit, parce que tous ces gens-là n’avoient aucune part à la paix qui se traitoit ; et ils s’assembloient pour trouver les moyens de la rompre. On crut que ce fut par l’artifice du cardinal de Retz que la populace se souleva ces jours-là, quoiqu’il en fût fort haï, comme il paroissoit par les libelles qu’on publia contre lui ; mais il leur faisoit donner de l’argent par des personnes interposées pour crier contre les princes et contre le Mazarin.

Le samedi 22, dès le matin, quantité de séditieux se trouvèrent au Palais ; mais voyant qu’aucun des présidens n’y étoit venu, et qu’il ne s’y étoit trouvé que vingt-sept conseillers des enquêtes, tous frondeurs, ils s’en allèrent au palais d’Orléans, et présentèrent des requêtes à Son Altesse Royale pour demander toujours l’éloignement du Mazarin, et pour offrir de contribuer pour faire des levées. Ils étoient conduits par un grand pendard habillé de gris, qui dit en partant du Palais : « Puisqu’il n’y a rien à faire ici pour nous, allons au palais d’Orléans demander aux princes la paix ou la guerre. »

M. le prince ayant su que messieurs du parlement n’étoient point entrés, alla chez tous les présidens à mortier pour les porter à s’assembler l’après-dînée au Palais. Le président de Bailleul étant malade, il ne put parler à lui ; et la présidente sa femme lui ayant fait ses excuses, il lui demanda de quel parti elle étoit. Elle répondit qu’elle étoit pour la paix ; et il lui repartit qu’elle seroit faite dans trois jours. M. d’Orléans ayant su que les présidens et la plupart des conseillers du parlement n’avoient pas voulu s’assembler, envoya quérir les présidens ; et comme le président de Maisons sortoit du palais d’Orléans en chaise, quelques séditieux l’ayant reconnu, le poursuivirent criant au mazarin ! sur ce que l’on disoit qu’on lui avoit promis de lui rendre la surintendance. Ses porteurs se jetèrent dans une maison dont ils virent la porte ouverte ; et sans M. le prince, qui passa par hasard par là pour aller au palais d’Orléans, et qui dissipa cette troupe insolente, il eût eu grande peine à s’échapper de leurs mains. On fit encore des corps-de-garde, et des chaînes furent aussi tendues la nuit suivante. Néanmoins le bruit se répandit par toute la ville que la paix étoit arrêtée, et qu’elle avoit été signée par le duc d’Orléans et par le prince de Condé ; et que la duchesse de Châtillon, que le prince avoit voulu qui en fût la médiatrice, étoit allée la porter à la cour pour en faire signer les articles.

Un avocat nommé Guérin, gendre de Gueneau, médecin de M. le prince, qui avoit été élu capitaine de son quartier, en la place de Cramoisy, libraire, mena de son autorité privée, et sans ordre de la ville, sa compagnie en garde au bois de Vincennes, le jeudi 20, croyant être relevé le lendemain par une autre compagnie : mais les officiers ne voulurent point ouïr parler d’y aller ; de sorte que celle de Guérin y demeura plusieurs jours.

Le samedi 22, les mêmes séditieux qui s’étoient assemblés la veille à la place Royale commençoient à y revenir. Mais Brevane, doyen des conseillers de la première des requêtes du Palais, fils du président Aubry, et capitaine de son quartier, quoique grand frondeur, fit avertir tous les bourgeois de sa compagnie de tenir leurs armes prêtes ; et dès qu’il voyoit quelques mutins qui s’attroupoient, il envoyoit quinze ou vingt soldats les dissiper et les chasser. Ils en grondoient d’abord, et disoient que M. de Beaufort leur avoit ordonné de s’y trouver ; mais on leur dit qu’on ne les y souffriroit point ; et ainsi ils furent contraints de se retirer.

Cette action décria fort le duc de Beaufort dans Paris, et même parmi le peuple. Le président de Novion l’ayant rencontré au palais d’Orléans, lui dit qu’il avoit fait l’action d’un bandit, et non pas d’un prince ni d’un gentilhomme ; et plusieurs autres choses fort piquantes. On a cru que le duc de Beaufort avoit communiqué ce dessein au duc d’Orléans, qui lui avoit donné permission de l’exécuter, tant parce qu’il ne vouloit pas que le duc de Beaufort sût que lui et M. le prince traitoient avec la cour, que parce qu’il jugeoit qu’il leur seroit avantageux que l’on tînt toujours le peuple bien animé pour eux, pour obliger le cardinal à passer par tout ce qu’ils voudroient. On disoit aussi que le duc de Beaufort faisoit tout ce vacarme depuis qu’il avoit découvert que les deux princes traitoient sans lui ; et qu’enfin ils lui avoient promis de demander quarante mille écus pour la duchesse de Montbazon, dont il faisoit le galant. Elle se moquoit pourtant de lui, quoique en apparence elle fît mine de l’estimer beaucoup. Pour montrer quel galant c’est, je rapporterai une galanterie qu’il lui dit un jour, en voulant se mettre en carrosse auprès d’elle à une portière. Avant que de monter, il lui dit : « Madame, j’ai toujours ouï dire que les femmes ont une cuisse plus douce que l’autre ; je vous supplie de me dire laquelle des vôtres est la plus douce, afin que je me mette de ce côté-là. » Ce qui fit rire toute la compagnie, à force d’être ridicule.

Le cardinal de Retz s’apercevant que le duc d’Orléans se refroidissoit pour lui, et s’échauffoit fort pour M. le prince, voulut s’éclaircir de l’assiette où étoit son esprit. Un jour qu’il étoit seul avec lui, il lui demanda si Son Altesse Royale savoit bien que M. le prince traitoit avec la cour ? Il lui répondit seulement : « Oui, je le sais bien. — Mais savez-vous que son traité est bien avancé ? ajouta le cardinal de Retz. — Oui, je sais cela aussi, répondit le duc d’Orléans. — Oserois-je donc demander à Votre Altesse Royale, continua le cardinal, si c’est de son consentement que M. le prince traite ? — Oui, dit M. d’Orléans, c’est de mon consentement. — Mais est-ce aussi par vos ordres ? repartit le cardinal. — Oui, c’est par mon ordre, repartit le duc d’Orléans. Mon cousin n’a rien fait en cela que de concert avec moi ; j’ai su de jour en jour tout ce qu’il faisoit, et il ne s’est rien passé en cette affaire que ce que j’ai voulu, et que ce que je lui ai prescrit. » Après quoi le cardinal de Retz ne dit plus rien. Il ne laissa pas depuis de voir encore le duc d’Orléans ; mais M. le  prince demeura toujours maître de son esprit, par la crainte qu’il avoit que s’il se séparoit de lui il seroit perdu, et que la cour le mépriseroit. Néanmoins il ne put jamais l’amener au point de consentir à la paix sans que le cardinal Mazarin s’éloignât : et la fermeté qu’il faisoit paroître sur ce point témoignoit que le cardinal de Retz ne laissoit pas d’avoir encore quelque crédit, même assez considérable auprès de lui ; lui persuadant toujours que M. le prince vouloit que le cardinal Mazarin demeurât, afin que sous prétexte de cette obligation qu’il lui auroit, et par la crainte de le fâcher, il lui laissât faire dans le conseil et ailleurs tout ce qu’il voudroit, et qu’étant d’accord ensemble, ils compteroient Son Altesse Royale pour rien, et s’empareroient de l’autorité, qui lui est due privativement à tout autre, ou pour mieux dire qui n’est due qu’à lui.

Depuis ce qui arriva à l’hôtel-de-ville le 4 juillet, le cardinal de Retz ne sortoit plus de son logis, et se tenoit fort sur ses gardes. M. le prince faisoit courre le bruit qu’il vouloit se loger dans l’île Notre-Dame ; qu’il falloit faire un petit fort sur le Terrain[107], et y mettre deux canons, de peur de surprise des troupes du maréchal de Turenne, pour essayer d’obliger le cardinal de Retz à se retirer.

Le mardi 25, le parlement voyant le peuple toujours fort ému, et étant extraordinairement pressé par M. le prince, tant au nom de M. d’Orléans qu’au sien, de s’assembler, les présidens et conseillers résolurent de se faire garder par tous les archers de la ville, du guet, du grand prévôt ; et outre cela, de se faire accompagner, en entrant dans le Palais, de plusieurs personnes de main bien armées. Plusieurs compagnies de bourgeois furent commandées pour aller garder les portes du Palais : plusieurs refusèrent, et quelques-unes obéirent ; de sorte qu’ils entrèrent, et opinèrent sans danger. Ils demeurèrent assemblés jusqu’à deux heures après midi. Deux avis furent ouverts : le premier par M. d’Orléans, qui étoit d’envoyer les gens du Roi à la cour pour assurer Sa Majesté que lui et M. le prince étoient prêts de poser les armes, de lui rendre une parfaite obéissance, et de satisfaire à toutes les questions portées par la réponse faite aux députés du parlement, pourvu seulement que le cardinal Mazarin fût éloigné. Il y eut quatre-vingt-trois voix à cet avis, et quatre-vingt-sept à l’autre, auquel il passa, et qui fut ouvert par…[108] ; qui fut de renvoyer les mêmes députés qui avoient été plusieurs fois en cour, pour porter ces assurances de M. d’Orléans et de M. le prince, et faire instances pour l’éloignement du cardinal. Au sortir, quantité de bourgeois qui s’étoient amassés devant les portes du Palais, et ceux-là même qui les gardoient, demandèrent aux premiers conseillers qui se présentèrent pour sortir ce qu’ils avoient résolu. Comme ils les voyoient fort émus, ils crurent qu’il valoit mieux leur dire qu’on n’avoit pas achevé d’opiner ; et que l’on se rassembleroit le jeudi suivant. Mais ces bourgeois, irrités de l’incertitude dans laquelle ils vivoient depuis long-temps, les repoussèrent, et leur dirent qu’ils allassent donc achever ; et qu’ils ne les laisseroient point sortir qu’ils n’eussent résolu quelque chose : plusieurs crioient même qu’ils vouloient qu’ils ordonnassent l’union avec les princes, ou qu’autrement ils les mettroient en pièces. Cependant les présidens et ensuite les princes se présentèrent pour sortir ; mais on leur tint le même langage : et quelques-uns, ayant voulu fendre la presse et paroître plus résolus que les autres, furent maltraités, non-seulement de paroles, mais aussi d’effet, et reçurent plusieurs coups.

Le président Le Bailleul, qui étoit malade depuis quelque temps, et qui avoit fait effort pour aller ce jour-là au Palais, sur les pressantes instances de M. le prince, fut fort effrayé ; et se sauvant sur le degré du bureau des trésoriers de France, il y trouva le procureur général aussi effrayé que lui. Le président Le Coigneux se trouvant aussi en grand péril ; et étant poursuivi jusqu’au milieu de la rue de la Vieille-Draperie, on lui tira un coup de mousquet, dont un homme qui le suivoit fut tué. À la fin il entra dans une maison de sa connoissance, où il dépouilla sa robe et sa soutane, et mit un hausse-col, comme s’il eût été officier de quelqu’une des compagnies qui étoient de garde ; puis avec une canne en une main, et un pistolet de l’autre, il sortit, et se coula par une ruelle qui est à côté de l’église de Saint-Pierre-des-Arcis[109], par dessus le pont de Notre-Dame, et se rendit en son logis proche de l’hôtel de Guise[110]. M. d’Orléans, M. le prince, le duc de Beaufort, le président de Nesmond, son fils, Boucherat, conseiller, et plusieurs autres, sortirent par la petite porte qui est proche du logis du premier président, croyant trouver leurs carrosses à l’entrée de la rue Saint-Louis ; mais ils furent contraints d’aller tous à pied jusques à l’entrée de la rue de Tournon, où M. d’Orléans, M. le prince et le duc de Beaufort montèrent dans le carrosse de Son Altesse Royale, et s’en allèrent au palais d’Orléans. Le président de Nesmond, son fils, et Boucherat, se mirent dans le carrosse du duc de Beaufort, qui les remena chez eux entre trois et quatre heures après midi,

La principale cause de l’émotion du peuple vint de ce que le secrétaire de Menardeau-Champé, conseiller de la grand’chambre, étant allé vers midi, avec quelques gens armés, sur les avenues du Palais, du côté de la rue Saint-Louis, pour escorter son maître quand il sortiroit, les bourgeois de la compagnie qui y étoit de garde les vinrent reconnoître, et leur demandèrent ce qu’ils venoient faire là ? Ils répondirent qu’ils n’y étoient pas sans ordre : et les autres ayant répliqué que c’étoit eux qui avoient reçu l’ordre de faire la garde de ce poste-là, et qu’ils eussent à se retirer ; se voyant poussés, et étant les plus foibles de beaucoup, ils furent contraints de céder. Mais ce secrétaire, craignant pour son maître lorsqu’il sortiroit, et étant piqué lui-même de l’affront qu’il avoit reçu, retourna en diligence au quartier dont son maître étoit colonel, et fit prendre les armes à une compagnie, qui fut conduite par l’enseigne nommé Prévost, maître d’escrime. Cette compagnie étant arrivée jusques à la sentinelle de l’autre qui étoit de garde, voulut passer de force, et fut arrêtée ; de sorte qu’ils en vinrent aux mains, et le combat fut fort rude pour des bourgeois : car il y en eut plusieurs de tués, et entre les autres l’enseigne qui conduisoit la compagnie que le secrétaire de Champé avoit fait venir. Quelques personnes même, qui étoient à la fenêtre simplement pour regarder, furent tuées par des gens qui tiroient sans reconnoître : tant il est dangereux d’avoir affaire à ceux qui aiment mieux faire le métier des autres que le leur, et surtout à des bourgeois qui croient que les armes à feu se manient comme les plumes de leurs études, ou comme l’aune de leur boutique.

Dès-lors la plupart des présidens et conseillers firent résolution de ne plus entrer, si la ville ne donnoit ordre à leur sûreté ; et jusqu’au lundi premier juillet, il n’entra que quinze ou seize conseillers de toutes les chambres, grands frondeurs, qui croyoient qu’à cause de cela on ne s’attaqueroit point à eux.

Ce jour-là donc le président de Novion alla en la grand’chambre ; et avec ce qui se trouva de conseillers, ils rendirent arrêt portant que le parlement ne s’assembleroit plus, jusqu’à ce que le corps de ville eût donné un ordre plus précis, pour la sûreté de la justice et de la ville, que celui qui avait été donné que des capitaines de quelques quartiers iroient avec leurs compagnies pour garder le Palais ; vu qu’il y en avoit le jour qu’ils furent si maltraités, et que ce fut les bourgeois mêmes de ces compagnies qui les voulurent égorger.

Ensuite de cela ils ne s’assemblèrent plus ; mais les frondeurs se trouvoient seulement quelquefois au Palais, et disoient qu’il ne leur falloit point de gardes pour rendre la justice, et qu’il n’y avoit que ceux qui étoient mazarins qui en eussent besoin ; prétendant par là rendre le plus grand nombre, et particulièrement les présidens au mortier, odieux et suspects au peuple, qui tenoient aussi le même langage, et qui refusoit d’aller garder le Palais quand on l’y vouloit obliger. Broussel, conseiller de la grand’chambre, tenoit toujours ce langage, et soutenoit qu’il ne leur falloit autres gardes que leur probité ; le président Charton parloit aussi fort haut dans le même sens, et par là ils se maintenoient dans l’esprit de la populace. Les princes, qui dès-lors avoient conçu le dessein de l’émouvoir contre le parlement, qui étoit tout résolu de recevoir le Roi, même avec le cardinal, pour s’empêcher de tomber sous la tyrannie des princes, qu’ils voyoient bien qui les y vouloient réduire, avoient fait revenir de Bordeaux Marigny, qui, ayant été célèbre frondeur durant la guerre de Paris, avoit pris depuis le parti des princes lorsqu’ils se furent brouillés avec la cour, jugeant qu’il leur seroit un instrument fort propre pour clabauder dans la grand’salle du Palais, comme il avoit fait pendant le blocus de Paris et depuis, et pour échauffer les esprits des particuliers, qu’il alloit chercher artificieusement jusque dans leurs maisons, sous prétexte d’acheter quelques marchandises ; et prenant l’occasion sur la cherté de ce qu’on lui vouloit vendre, et sur les plaintes des marchands, de dire que les temps seroient toujours misérables tandis qu’on souffriroit que le Mazarin gouvernât ; qu’il falloit s’unir aux princes pour le chasser ; que c’en étoit l’unique moyen ; et que quand même il y auroit quelque chose à souffrir pour en venir là, il valoit bien mieux endurer un peu de peine quelque temps, pour être parfaitement heureux ensuite, que de languir toujours comme on faisoit depuis si long-temps.


Du 3 juillet 1652[111].

M. le prince ayant vu que M. de Turenne faisoit faire un pont de bateaux à Epinay, proche Saint-Denis, pour y passer la rivière, et n’ayant pu l’en empêcher, nonobstant les troupes qu’il envoya pour s’y opposer, il voulut faire filer son armée, qui étoit à Saint-Cloud, vers Charenton, pour se rendre maître du pont, et la poster entre les deux rivières, parce qu’elle étoit beaucoup plus foible que celle du Roi. M. de Turenne en ayant eu avis, les coupa au-dessus du faubourg Saint-Antoine, vers Charonne ; et ayant mis dix-huit canons en batterie, il se fit diverses escarmouches. M. le prince y étoit en personne, lequel voyant que la partie n’étoit pas égale, envoya plusieurs fois à M. d’Orléans pour le presser de demander passage à la ville pour son armée, et pour le bagage principalement, afin de le sauver. La ville ne le voulut point accorder, sur toutes les instances qu’en fit faire M. d’Orléans par diverses personnes envoyées de sa part, et même par Mademoiselle, qui traita fort mal M. de L’Hôpital et le prévôt des marchands : ce que voyant M. le prince, il vint lui-même à la porte Saint-Antoine. M. de Beaufort y alla aussi plusieurs fois et dans plusieurs rues, criant qu’on les abandonnoit, et qu’on prît les armes pour les secourir, eux qui s’exposoient tous les jours pour les bourgeois de Paris.

On disoit à la cour, et à Paris même, que M. de Turenne n’avoit pas fait ce qu’il avoit pu, et qu’il devoit avoir coupé les troupes des princes plus bas vers Paris, et qu’il devoit avoir envoyé de la cavalerie vers la rivière pour les enclorre, sans leur donner le temps de se reconnoître et d’obtenir le passage au travers de la ville, qui leur auroit été assurément refusé si l’attaque eût été plus vive, par la crainte qu’on eût eu que les gens de M. de Turenne ne fussent entrés pêle-mêle avec eux en les poursuivant, et ne se fussent rendus maîtres de la Bastille, de l’Arsenal, et des places publiques.

On dit aussi que lorsque M. le prince vit que ses gens étoient attaqués si désavantageusement, et que l’on refusoit le passage à l’hôtel-de-ville, il pressa extraordinairement M. d’Orléans de consentir à la paix ; mais qu’il ne voulut jamais se relâcher sur l’article de l’éloignement du Mazarin, quoiqu’il lui fît voir le grand péril où ils seroient quand leur armée seroit défaite, comme elle alloit l’être infailliblement. Mais ce qui est presque inconcevable, c’est que M. d’Orléans, étant appréhensif comme il est, se voyant dans le plus grand danger où il ait peut-être jamais été, ne voulut néanmoins se résoudre en aucune manière, quelques instances que Mademoiselle, sa fille, M. le le prince, M. de Beaufort, et tous les autres de son parti, lui en fissent, d’aller aux portes de la ville pour faire donner passage à l’armée. Ce ne fut même qu’à la dernière extrémité qu’il se résolut d’aller à l’hôtel-de-ville ; et sans Mademoiselle, jamais l’ordre n’eut été donné. Mais en l’allant demander, elle étoit suivie de quantité de gens armés ; de sorte qu’elle jura plusieurs fois au maréchal de L’Hôpital et au prévôt des marchands que s’ils ne le signoient, ces gens-là qu’elle leur montroit par la fenêtre le leur feroient bien signer. Elle dit beaucoup de choses étranges à ces deux messieurs ; et entre autres au maréchal de L’Hôpital, qu’elle lui arracheroit la barbe, et qu’il ne mourroit jamais que de sa main : ce qui l’intimida de telle sorte qu’enfin il signa l’ordre. Ce fut elle aussi qui fit tirer le canon de la Bastille, y étant allée exprès : et même il y en a qui disoient qu’elle avoit mis le feu de sa propre main au premier qui fut tiré.

L’ordre ayant été obtenu enfin par Mademoiselle, M. d’Orléans l’envoya à M. le prince par Soucelles, capitaine des gardes du duc de Rohan, et gentilhomme angevin. M. le prince le reçut avec une joie incroyable, et embrassa plusieurs fois Soucelles, en lui disant qu’il lui apportoit la meilleure nouvelle qu’il eût reçue de sa vie, parce que sans cela ils étoient perdus. Il avoit été auparavant, de la part de M. d’Orléans, demander à plusieurs colonels chez eux, et entre autres à Favier, conseiller d’État, et à Lamoignon, maître des requêtes, qu’ils fissent armer leurs colonelles, en vertu de l’ordre de la ville ; mais ils répondirent que c’étoit un ordre forcé, auquel ils ne pouvoient obéir : et en effet ils ne firent point armer pour cela, mais pour faire des corps-de-garde dans les quartiers pour la sûreté publique. Ainsi le bagage fut sauvé : il y en avoit tant, qu’il fut près de cinq heures à marcher jusques à la plaine de Grenelle, d’où on le fit aller hors les portes Saint-Marceau et Saint-Victor, où il fut quelques jours. L’armée passa le soir, et prit la même route. Dès le matin le régiment de Languedoc et un autre ayant été défaits, et Valon, qui commandoit le premier, ayant été blessé, ils se rallièrent, et se présentèrent à la porte du Temple pour passer dans Paris, et aller gagner leur gros ; mais l’enseigne qui commandoit à la garde de la porte ayant reçu ordre de l’hôtel-de-ville de ne laisser passer personne, les refusa : sur quoi ayant été tiré sur lui (quelques-uns disent que ce fut sa propre sentinelle), il tomba mort ; de sorte qu’il n’y eut plus de résistance, et les deux régimens passèrent. Il fut tiré aussi quelques coups de fauconneaux de la Bastille sur les troupes du Roi, par ordre de Mademoiselle[112], mais sans ordre de la ville ; ce qui sauva toute l’arrière-garde de l’armée des princes. On fait état qu’il peut y avoir eu quinze cents hommes et plus de tués de part et d’autre ; mais beaucoup plus de celle des princes que de celle du Roi. Du côté du Roi, les marquis de Saint-Mesgrin et de Nantouillet le fils, et le colonel Sester, neveu du feu maréchal de Rantzau, furent tués ; de celui des princes, les marquis de La Roche-Giffart et de Flamarins.

Tous ces gens de qualité furent tués à l’attaque d’une quatrième barricade que M. de Turenne avoit fait faire proche d’une méchante maison vers Rambouillet[113]. M. le prince ayant déjà gagné les trois autres, n’avoit pas voulu faire attaquer celle-là de front, parce qu’il voyoit bien qu’il y perdroit trop de gens. Mais le duc de Beaufort s’étant opiniâtré plusieurs fois qu’il la falloit emporter, M. le prince et tous les braves qui le suivoient eurent une espèce de honte de lui résister tant de fois ; si bien qu’ils se laissèrent aller à ce qu’il voulut. M. le prince y reçut plusieurs coups dans sa cuirasse : et ce fut une espèce de miracle qu’il n’y demeurât pas comme tant d’autres, car ceux qui le virent combattre disent qu’il ne s’est jamais plus exposé en pas une occasion. On disoit même que Saint-Mesgrin, qui, outre qu’il étoit fort vaillant, avoit depuis long-temps une haine particulière contre M. le prince, à cause de la seconde fille du marquis Du Vigean, qui est maintenant carmélite, et dont Saint-Mesgrin étant fort amoureux et en termes de l’épouser, M. le prince en devint aussi amoureux, et l’obligea de quitter prise (ce qu’il n’avoit jamais pu oublier), avoit conspiré avec plusieurs autres de ses amis de ne s’arrêter qu’à la seule personne de M. le prince, parce que selon eux c’étoit le moyen de faire finir la guerre, et que cette opiniâtreté à le vouloir tuer fut cause qu’il fut tué lui-même. Il faisoit alors une chaleur insupportable ; et M. le prince, qui étoit armé et qui agissoit plus que tous les autres, étoit tellement fondu de sueur et étouffé dans ses armes, qu’il fut contraint de se faire désarmer et débotter, et de se jeter tout nu sur l’herbe d’un pré, où il se tourna et se vautra comme les chevaux qui se veulent délasser ; puis il se fit rhabiller et armer, et il retourna au combat pour l’achever.

M. de Nemours fut blessé légèrement à la main ; M. de La Rochefoucauld eut les deux joues percées, mais le plus favorablement du monde. Clinchant fut aussi blessé, mais non pas dangereusement ; le marquis de Congnée le fut fort d’un coup de mousquet dans le corps ; et Holach, capitaine allemand, aussi. Enfin le combat fut rude pour les personnes de qualité.

M. de Beaufort alla plusieurs fois par les rues exciter les bourgeois de sortir pour les secourir ; mais il ne fut suivi de personne. Des gens de la part de M. d’Orléans firent la même chose, avec un ordre en main signé de lui, mais avec aussi peu d’effet ; et c’est une chose admirable que le peuple, étant aussi favorable qu’il est aux princes, ne fut ému en aucune façon, les voyant en si grand péril ; car sans la retraite de Paris, ils étoient perdus sans ressource. Il sortit quelque nombre de bourgeois en armes, sans savoir ce qu’ils faisoient.

L’après-dînée, il se fit une assemblée dans chaque quartier, où six officiers et six bourgeois furent nommés pour assister à une assemblée générale qui se tint, le jeudi 4, en l’hôtel-de-ville, où tous les curés furent aussi conviés de se trouver, pour aviser à la sûreté de la justice et de la ville. Quelques compagnies furent commandées pour en garder les avenues, entre autres une de la rue Saint-Martin, dont un marchand nommé Trottier avoit été fait capitaine depuis peu, en la place de Méliand, conseiller de la grand chambre. Ce Trottier avoit toujours négocié en Espagne, comme étant d’humeur séditieuse et ligueuse ; il étoit aussi grand frondeur. Son lieutenant, nommé Pijart, marchand de fer, ne l’étoit pas moins ; et comme les longueurs qu’on avoit apportées, en traitant de la paix sans aucun succès, avoient extrêmement aigri les esprits, presque tous ceux de la compagnie étoient aussi forts mutins, et si irrités qu’ils disoient aux députés, quand ils passoient à la chaîne où ils étoient de garde : « Allez ; et si vous ne faites ce qu’il faut, nous vous tuerons au retour : » entendant parler de l’union avec les princes, laquelle étoit désirée de tout le peuple aveuglément, comme le salut infaillible. La Grève étoit aussi remplie de populace animée par des séditieux payés exprès pour cela ; à quoi on dit qu’on avoit employé quatre mille deux cents livres. Il y avoit entre autres des bateliers et gagne-deniers, dont ce quartier-là est rempli. Mais outre cela il y avoit nombre de soldats ; on les fait monter jusques à huit cents, dont plusieurs étoient travestis ; et un seul fripier dit avoir loué deux cents paires d’habits pour cet effet. Quelques chefs même s’y rencontrèrent ; car un capitaine du régiment de Bourgogne y fut tué, lequel on enterra le lendemain à Saint-Sulpice.

Les députés étant presque tous arrivés, M. d’Orléans envoya dire qu’il se trouveroit en l’assemblée avec M. le prince : on les attendit jusque vers les six heures. Cependant les députés s’entretenoient en divers cantons des affaires présentes, et du sujet de l’assemblée. Il fut remarqué que la plupart étoient de sentimens favorables aux princes, et tenoient même des discours fort désavantageux pour la cour : ce qui doit être considéré à cause de ce qui arriva ensuite. Les princes étant arrivés, remercièrent la ville du passage qui avoit été donné le mardi à leurs troupes, lesquelles ils étoient prêts d’employer aussi pour ses intérêts, où ils avoient toujours pris autant de part qu’aux leurs propres. Il étoit arrivé auparavant un trompette avec une lettre de cachet du Roi, portant ordre de différer la résolution de l’assemblée de huit jours. La plupart s’écrièrent là-dessus que c’étoit encore une mazarinade (et à chaque période de la lettre ils faisoient des huées comme l’on eût fait dans les halles) ; que l’on n’avoit pour but que de les tenir au filet, et qu’il falloit absolument sortir d’affaire. De sorte que cela ne fit qu’affermir la résolution en laquelle ils étoient déjà de faire la déclaration en faveur des princes, lesquels ayant parlé dans les termes que j’ai rapportés, le procureur du Roi de la ville[114] fit un grand discours, tendant à supplier le Roi de revenir en sa bonne ville de Paris ; et marqua en termes métaphoriques qu’il falloit souhaiter que le vaisseau fût conduit par un meilleur pilote, afin de surgir heureusement au port de la paix, qui étoit le but de tous les bons Français. Plusieurs s’écrièrent qu’il ne falloit point de Mazarin ; et comme ils répétoient cela diverses fois, il leur dit que tout son discours ne tendoit qu’à cela, et qu’il pensoit avoir assez fait entendre que c’étoit son intention ; mais que, pour ne laisser à personne aucun sujet d’en douter, il concluoit que le Roi fût supplié de revenir à Paris sans le cardinal Mazarin, et de donner la paix à ses peuples. Sur cela les princes se levèrent, paroissant assez mal satisfaits de ce qu’ils voyoient bien qu’on prenoit le train de suivre les conclusions du procureur du Roi, ou qu’au moins on ne pourroit résoudre l’union avec eux, parce qu’il ne restoit pas assez de temps pour opiner : et s’il est vrai que ce qui se fit ensuite fut de leur consentement, comme la plupart l’ont cru, ou même par leur ordre, comme quelques uns l’assurent, il y a apparence qu’avant de venir à l’assemblée ils avoient jugé qu’ils ne pourroient pas obtenir cette union ; et que pour faire en sorte qu’on n’eût pas le temps d’opiner, ils y furent fort tard, et que par ce qui se fit ils voulurent intimider de telle sorte toute la bourgeoisie, que non seulement l’union se fît pleinement, mais que, par la terreur qu’ils donneroient d’eux à tout le monde, ils demeurassent maîtres absolus de la ville, du parlement et de toutes choses. Étant donc descendus, dès qu’ils parurent sur le perron qui est dans la Grève[115], ils dirent à la populace : « Ces gens-là ne veulent rien faire pour nous ; ils ont même dessein de tirer les choses en longueur, et de tarder huit jours à se résoudre : ce sont des mazarins, faites-en ce que vous voudrez. » À peine ces paroles furent-elles prononcées, que plusieurs coups de mousquet furent tirés dans les fenêtres de l’hôtel-de-ville : ce qui étonna tous les députés. On disoit que cette décharge avoit été faite par les séditieux du peuple, et par les soldats même des compagnies qui gardoient l’hôtel-de-ville, quoique ceux qui sont persuadés que cette action avoit été concertée tiennent que les soldats avoient eu ordre de commencer. Mais comme il y avoit très-long-temps qu’ils attendoient dans la Grève, y étant entrés dès une heure après-midi, et il en étoit plus de six quand les princes sortirent ; qu’il faisoit une chaleur horrible, et que pour se désaltérer et se désennuyer ils avoient défoncé plus de cinquante muids de vin, dont ils s’étoient enivrés ; sur ce que les princes dirent en sortant, ils ne se souvinrent plus de l’ordre, s’ils l’avoient eu, et tirèrent sans cesse contre l’hôtel-de-ville.

Le prince de Guémené, qui suivoit M. d’Orléans quand il sortit de l’hôtel-de-ville, fut pris pour le maréchal de L’Hôpital, à cause du cordon bleu, et reçut plusieurs coups, quelque chose qu’il pût alléguer pour sa défense. Il eût été tué ou assommé, s’il n’eût promis à quelques soldats pour le sauver quarante pistoles : ce qui fit qu’ils le tirèrent de la presse, et furent, le jour même ou le lendemain, à son logis lui demander les quarante pistoles, qu’il leur bailla franchement sans les faire arrêter.

Comme le duc d’Orléans sortit, un de ses chambellans voyant dans la salle un député qui étoit de ses amis particuliers, il le tira plusieurs fois par le bras, et lui dit qu’il sortît de là, et qu’il n’y faisoit pas bon pour lui ; si bien qu’ils sortirent ensemble, et ce député fut sauvé par ce moyen. Ceux qui croient que cette action avoit été concertée en allèguent entre autres preuves celle-ci, de ce que ce chambellan dit à son ami ; et en infèrent que s’il n’y eût point eu de résolution prise, il n’y eût point eu fondement pour le faire sortir de là.

Binet, maître des comptes, aussi député, regardant par la fenêtre de l’hôtel-de-ville, fut reconnu par un soldat du régiment de Holach, qui a été autrefois le régiment de Gassion, duquel Binet a été secrétaire ; ce soldat lui fit signe premièrement d’une main qu’il descendît en bas, puis des deux mains, enfin de son chapeau avec très-grand empressement ; en sorte que lorsque les princes sortirent, il les suivit et alla parler à ce soldat, qui lui demanda pourquoi il avoit tant tardé à descendre, voyant les signes qu’il lui faisoit, et lui dit qu’il se retirât promptement, qu’il ne feroit pas bon là dans un moment.

Bechefer, substitut du procureur général[116], et qui fit la charge en son absence depuis qu’il se fut retiré, parce que les deux avocats généraux étoient malades, alla faire information, dans toutes les maisons voisines de la Grève, touchant les deux prisonniers auxquels on faisoit le procès ; et il dit qu’il avoit remarqué que dans toutes les chambres des deuxième et troisième étages des maisons qui étoient vis-à-vis de l’hôtel-de-ville, il y avoit des trous faits exprès pour tirer droit dans les fenêtres. Il demanda à Bignon[117], avocat général, s’il en informeroit particulièrement ; mais il lui dit qu’il seroit peut-être périlleux d’en avoir trop de lumière, et qu’il valoit mieux n’en point parler.

Cependant les princes s’en allèrent au palais d’Orléans ; le duc de Beaufort demeura seulement dans la rue de la Vannerie, en la boutique d’un mercier, pour apprendre ce qui se passoit. D’abord les députés crurent que c’étoit une émotion populaire qui étoit causée par quelque mutin qui avoit excité la populace, et ils pensèrent que cela n’auroit point de suite ; et comme les premiers coups étoient tirés de bas en haut, et donnoient ainsi dans le plancher, ils voulurent mettre la tête à la fenêtre pour parler au peuple, et leur crier qu’ils travailloient à presser l’union avec les princes ; ils en firent même un acte écrit en grosses lettres, signé d’eux tous, qu’ils jetèrent par la fenêtre ; et un marchand nommé Briseval, grand frondeur, que le zèle pour le parti des princes, et la curiosité de voir ce qui se passeroit à l’hôtel-de-ville, y avoit fait aller, mit un drapeau à la fenêtre, où il attacha un semblable acte d’union pour le faire voir à tout le peuple : mais tout cela ne servit de rien, et les attaquans étoient incapables de raison, ni d’entendre ceux-là mêmes qui étoient de leur propre sentiment, et qui leur offroient même plus qu’ils ne demandoient.

On reconnut alors (et le maréchal de L’Hôpital le remarqua plus particulièrement) qu’il y avoit d’autres gens que du peuple, qui savoient le métier de la guerre, et qui n’étoient pas seulement soldats, mais soldats choisis, et qui agissoient comme ils eussent fait à l’attaque d’une place, selon les règles de la guerre. En effet, ils furent fort surpris que tout d’un coup les coups ne venoient plus de bas en haut, comme au commencement, mais en droite ligne, et de vis-à-vis d’eux : ce qui leur fit croire qu’ils étoient perdus, et qu’il y avoit une conspiration faite pour cela. Il se trouva que plusieurs des soldats qui avoient eu la conduite de cette exécution, ayant vu le peuple tirer avec précipitation, étoient montés dans les chambres des maisons voisines, d’où ils tiroient régulièrement et de front. Néanmoins il ne s’est pas dit que pas un des députés en ait été tué ; car à l’instant qu’ils virent venir les mousquetades à leur hauteur, les uns se couchèrent tout à plat, les autres s’écartèrent, cherchant les lieux les plus reculés de l’hôtel-de-ville pour se sauver. La plupart se confessèrent aux curés qui étoient parmi eux, lesquels avoient en vain essayé d’apaiser cette fureur, lorsqu’ils croyoient qu’elle ne procédoit que de la populace. La terreur étoit d’autant plus grande qu’outre les coups de mousquet et de fusil qui se tiroient sans cesse, on apporta quantité de bois à toutes les portes de l’hôtel-de-ville ; on les frotta de poix, d’huile et d’autres matières combustibles, et ensuite on y mit le feu : ce qui faisoit une fumée et une puanteur dont on étoit tellement étouffé jusque dans les appartemens les plus éloignés de la grand’salle, que tout le monde ne savoit que devenir. Les gardes du maréchal de L’Hôpital et les archers de la ville, qui étoient de garde aux portes par dedans, y avoient fait des barricades qu’ils défendirent avec beaucoup de fermeté, et autant qu’ils eurent de quoi tirer. Mais comme ils manquoient de poudre et de plomb, parce qu’ils en avoient peu sur eux, n’ayant pas cru en avoir le besoin qu’il se trouva qu’ils en eurent, et que dans l’hôtel-de-ville il ne s’y en trouva point du tout, non pas même de la chandelle quand il fit nuit (ce qui semble inimaginable), ils se résolurent de ne tirer point à faux ; de sorte qu’ils se présentoient toujours quatre de front à la fois à la défense de la barricade, et quand ils la voyoient fortement attaquée par plusieurs personnes, ils faisoient leur décharge tous quatre à la fois, puis ces quatre se retiroient, et quatre autres prenoient leur place ; de sorte que l’on assure que par ce moyen ils tuèrent plus de cent cinquante hommes des assaillans, dont on jetoit les corps à l’instant dans la rivière ; et je sais d’un homme qui étoit alors dans une maison proche, qu’il y en vit jeter plusieurs. S’il y eût eu des munitions dans l’hôtel-de-ville, et deux cents hommes avec des armes pour le garder, c’est une chose assurée que le carnage eût été furieux dans la Grève, et que le nombre des morts eût tellement effrayé la populace, que non-seulement elle eût été obligée de se retirer et les soldats aussi ; mais le corps de ville eût recouvré son autorité, et fût demeuré maître du peuple.

Le maréchal de L’Hôpital, après avoir donné tous les ordres qu’il put pour la défense de l’hôtel-de-ville, voyant une attaque si violente et les portes qui brûloient, crut qu’il alloit être forcé ; et comme il savoit que c’étoit principalement à lui et au prévôt des marchands qu’on en vouloit, il songea à sa retraite ; et ayant rencontré un valet de chambre[118] d’un nommé M. Croisé, logé dans une auberge en la rue de la Tixeranderie, assez proche de la Grève, qui s’offrit de le mener en sûreté dans cette auberge, quoiqu’il ne le connût point, il se fia néanmoins à lui, et le suivit. Ce valet de chambre passa facilement, étant connu dans le quartier, et n’ayant pas grand chemin à faire ; joint que le maréchal de L’Hôpital avoit quitté de bonne heure son cordon bleu et son manteau, et avoit pris un chapeau et un manteau gris. En arrivant dans l’auberge, ceux qui virent revenir le valet de chambre avec un homme crurent que c’étoit son maître qui étoit allé par curiosité à l’hôtel-de-ville pour voir ce qui s’y feroit ; mais voyant que ce n’étoit pas lui, ils demandèrent fort rudement à cet homme qui il étoit, et ce qu’il venoit faire là. Il leur répondit que c’étoit le pauvre L’Hôpital ; et alors chacun lui fit grand honneur, et on le mena en une chambre pour se reposer. On dit que quelques mutins en ayant eu le vent, l’y allèrent chercher avec grand bruit ; mais le maître de la maison, en faisant encore plus, crioit que s’il savoit où il étoit, il iroit lui-même l’étrangler, et qu’il ne mourroit jamais d’autre main que de la sienne ; de sorte que, croyant qu’il disoit vrai, ils se retirèrent. Le maréchal de L’Hôpital donna cent pistoles au valet de chambre, et l’on disoit qu’il lui vouloit faire une donation de cent écus de rente sa vie durant ; mais les amis du valet de chambre étoient d’avis qu’il lui demandât plutôt quelque office dans une de ses terres. Le samedi suivant, il voulut sortir de Paris avec passe-port, un exempt, et cinquante gardes de M. d’Orléans ; mais les bourgeois qui étoient en garde à la porte ne voulurent jamais le laisser passer ; de sorte qu’il fut contraint de s’en retourner, et il fallut que le duc de Beaufort l’accompagnât en personne le dimanche matin, jusque hors la dernière barrière du faubourg. Il s’en alla à Besne, qui est une maison à lui à… lieues de Paris, où l’on dit que la cour lui ordonna de se tenir, n’étant pas satisfaite de ce qu’il avoit quitté de la sorte, quoiqu’il ne fût plus en état de se faire obéir ni de donner aucun ordre, parce que les princes étoient maîtres de tout.

Le prévôt des marchands, qui savoit aussi combien il étoit haï, et que c’étoit lui que les séditieux demandoient, aussi bien que le maréchal de L’Hôpital, pour les mettre en pièces, se retira sur le derrière dans la chambre d’un officier de la ville nommé LeFèvre, où il demeura jusqu’à onze heures du soir que Mademoiselle et le duc de Beaufort y allèrent, et le firent sortir avec ceux qui s’y étoient retirés avec lui[119], qui étoient Lallemand, conseiller de la première des requêtes ; un jeune homme nommé Dupré, qui étoit allé visiter la fille de cet officier, qui est jolie et qui chante agréablement ; et quelques autres. Comme ils croyoient tous que l’hôtel-de-ville seroit forcé quand les portes seroient brûlées, ils résolurent de se barricader dans cette chambre, et de mettre tous les meubles contre la porte, qu’ils avoient fermée à la clef et aux verroux. Mais parce qu’elle étoit fort petite et qu’ils étoient beaucoup de gens, ils brûloient de soif, tant à cause de la chaleur extrême qu’il faisoit, que par l’agitation d’esprit qu’ils souffroient. Il y avoit tout près de cette porte par dehors une fontaine, d’où ils pouvoient tirer un grand rafraîchissement ; mais la crainte d’être attaqués les empêcha long-temps de défaire leur barricade pour recourir à ce remède. Néanmoins étant horriblement incommodés de la soif, et n’entendant aucun bruit de ce côté-là, ils se résolurent à ouvrir la porte pour avoir de l’eau. Ils en burent une telle quantité, que quand on en avoit apporté plein une grande buire[120] qui tenoit près d’un sceau, il falloit retourner la remplir. Enfin ils se désaltérèrent et refirent leur barricade, après avoir refermé la porte comme auparavant. Pendant qu’ils l’avoient ouverte pour avoir de l’eau, un conseiller de la cour des aides, nommé Brigallier, qui cherchoit à se mettre en sûreté sans savoir où il alloit, se rencontra en ce lieu-là, et ayant vu la porte ouverte, entra dans la chambre ; mais ceux qui y étoient ne le purent souffrir, pour l’horrible puanteur qu’il y causoit. Il leur dit que dans le danger où il s’étoit vu, et croyant qu’il n’y auroit aucune retraite assurée dans tout l’hôtel-de-ville, il avoit trouvé une corde, avec laquelle il s’étoit dévalé à l’entrée d’un aisement, à dessein d’y attendre que la furie du peuple fût passée ; mais que l’infection de ce lieu-là l’étouffant, il avoit été contraint d’en sortir, et qu’en cherchant quelque autre asyle il s’étoit rencontré là, où il les prioit de le souffrir : mais il les incommodoit de telle sorte qu’ils l’obligèrent à se retirer, et à aller chercher retraite ailleurs comme il pourroit ; ensuite de quoi ils refermèrent la barricade.

Goulas, secrétaire des commandemens de M. d’Orléans, et qui l’avoit suivi en venant à l’hôtel-de-ville, y étoit demeuré après que les princes en furent partis. Tous les autres se voyant en cet extrême péril, le conjurèrent d’écrire à son maître qu’il leur envoyât du secours. Il le fit, et son billet fut porté en diligence au duc d’Orléans, lequel étant pressé par celui qui le portoit, dit en grattant ses dents avec ses ongles qu’il n’y pouvoit que faire, et qu’on allât à son neveu de Beaufort. Cela étant rapporté à l’hôtel-de-ville, plusieurs des députés délibérèrent s’ils poignarderoient Goulas ; mais jugeant bien que cela ne leur serviroit de rien, et se trouvant dans une peine très-pressante pour songer à se sauver, ils ne le firent pas.

Quelques uns se retirèrent dans une autre salle, où ils résolurent d’abord de s’enfermer ; mais considérant qu’ils y seroient aisément forcés, ils laissèrent la porte ouverte, et quelque temps après ils y virent entrer environ trente hommes, dont la plupart étoient gens de main et avoient mine de soldats, qui étoient montés par un petit degré après que la porte en eut été brûlée. Quand ils les virent, ils crurent que l’hôtel-de-ville avoit enfin été forcé, et qu’ils seroient tous égorgés. Néanmoins ces gens songeoient plutôt à les piller qu’à les tuer : en effet, dès qu’ils furent entrés ils commencèrent à les fouiller, et à prendre les chapeaux et les manteaux de ceux qui en avoient encore. Car pour tous les gens de justice, ils avoient quitté dès le commencement leurs sotanes[121] et leurs robes ou longs manteaux, tant pour n’être point reconnus que pour être moins embarrassés. Ceux qui avoient de l’argent sur eux le donnèrent ou le laissèrent prendre ; d’autres en promirent à quelques uns de ces voleurs, s’ils les vouloient remener chez eux en sûreté. Le Gras, maître des requêtes, et Doujat, conseiller de la grand’chambre, furent de ce nombre. Ils étoient venus ensemble à l’hôtel-de-ville, étant grands amis dès leur jeunesse ; et se voyant dans le péril, ils s’étoient promis de ne se point quitter. Comme ils étoient donc dans cette salle où ces trente hommes entrèrent, chacun essaya de faire sa composition avec celui qui le fouilla ; et étant tombés d’accord, ils sortirent de la salle, descendirent par le même petit degré par où les trente coquins étoient montés, lequel étant fort caché, ils ne furent point aperçus. Celui qui conduisoit Doujat savoit les êtres de l’hôtel-de-ville, et il les fit descendre dans une cave fort longue et fort obscure, à l’entrée de laquelle il demanda à Doujat qui il étoit. Doujat répondit qu’il étoit un avocat qui demeuroit auprès de Saint-Severin. « Diable ! dit le conducteur, il ne faut pas dire cela, si tu veux que je te sauve : il faut dire que tu es un pauvre marchand de la rue Saint-Denis, et que je suis ton compère. » Il lui avoit déjà pris son chapeau, qui étoit de castor et tout neuf, avant que de partir de la salle, et lui avoit donné le sien, qui étoit un méchant chapeau gris, vieux et gras, fort large d’entrée, et qui n’avoit que deux doigts de bord ; mais, pour le déguiser davantage, il lui donna à porter un mousqueton qu’il avoit, et le faisoit marcher fort vite, disant toujours : « Allons, allons, compère ; marche, tirons-nous d’ici. » Ils allèrent ainsi tous quatre à tâtons jusqu’au sortir de cette cave ; mais quand ils furent dans la rue ils se séparèrent, celui qui conduisoit Le Gras voulant prendre à droite, et celui qui menoit Doujat à gauche.

Le Gras fut rencontré par des gens qui le blessèrent à mort, et il expira dès le soir. L’un des neveux de sa femme étoit présent quand il fut attaqué, et il ouït qu’à chaque coup qu’on lui donnoit on lui disoit : « Si tu en es échappé à Orléans, tu n’en échapperas pas ici. » Ce qui a fait croire qu’il étoit bien recommandé, et peut-être par une personne de grande qualité qui étoit dans Orléans lorsque Le Gras y entra pour tâcher de porter les habitans, dont il étoit connu, à ouvrir les portes de la ville au Roi. Après qu’il eut reçu plusieurs coups, ce neveu et un laquais le prirent pour le porter chez un chirurgien, quoique avec beaucoup de peine, tant pour la foule qui les empêchoit de passer, que pour la résistance qu’y faisoient les meurtriers, lesquels témoignoient une extrême appréhension de ne l’avoir pas achevé. Cela fut cause qu’ayant su qu’il avoit été porté chez un chirurgien, ils y allèrent pour savoir s’il étoit véritablement mort. Le chirurgien les en assura, et ils s’en retournèrent ; mais un peu après ils revinrent encore lui dire qu’ils avoient appris qu’il n’étoit pas expiré. Le chirurgien leur protesta qu’il l’étoit, et les renvoya encore cette seconde fois ; mais étant revenus une troisième, ils voulurent absolument le voir, et que l’on allumât de la chandelle pour le visiter. Comme il rendit l’esprit peu d’heures après, il n’avoit déjà plus de mouvement ni de connoissance ; et ainsi on leur fit croire qu’il étoit passé, comme en effet il passa avant la nuit. Il parla néanmoins, et déclara ce qu’on lui avoit dit d’Orléans en le frappant. J’ai su tout ceci de M. de Bois-Landry, conseiller, fils de M. d’Aligre, à qui le neveu de madame Le Gras l’a dit.

Doujat, qui avoit pris à gauche avec son guide, eut beaucoup de peine quand il fallut passer les chaînes, les bourgeois qui les gardoient étant ivres, et comme forcenés pour assommer tous ceux qui se présentoient à eux sans reconnoître. Mais son conducteur étant connu de quelques uns, en passa plusieurs avec peine, et non sans qu’ils reçussent tous deux des coups de crosse de mousquet. Comme ils contestoient à une de ces chaînes, le duc de Beaufort s’y rencontra, qui alloit à l’hôtel-de-ville pour en retirer quelques uns de ses amis particuliers, et entre autres Courtin, maître des requêtes, chef du conseil du prince de Conti. Le duc de Beaufort reconnut Doujat, nonobstant l’état où il étoit, et s’offrit à lui. Doujat le pria de lui donner quelqu’un des siens pour le remener chez lui. Il lui donna un de ses valets de chambre et un gentilhomme du duc d’Orléans, qui trouvèrent encore mille difficultés aux chaînes ; et là le guide qui avoit conduit Doujat s’écarta ou se perdit : enfin ayant trouvé une ruelle extrêmement étroite qui alloit jusqu’auprès du pont Notre-Dame, ils l’enfilèrent, et ne laissèrent pas de rencontrer des ivrognes et des séditieux qui les maltraitèrent. Mais enfin ils en échappèrent : et quand ils furent sur le pont Notre-Dame, ils allèrent avec assez de facilité jusques auprès de Saint-Denis de la Chartre[122], où un marchand drapier, nommé Lempereur, ayant reconnu Doujat, s’approcha de lui, et lui dit qu’il le reconnoissoit bien, nonobstant le déguisement étrange où il le voyoit ; et qu’il le prioit de ne pas passer outre, parce qu’il y avoit encore du danger, et qu’étant fort las, il auroit de la peine à regagner son logis, qui étoit encore fort éloigné. Doujat, quoiqu’il ne le connût point, ne laissa pas d’accepter l’offre qu’il lui faisoit si cordialement, et s’arrêta chez lui, où il le fit coucher, saigner, et prendre un bouillon ; puis le marchand alla chez Doujat avertir sa femme qu’elle ne fût point en peine de lui. Il ne retourna à son logis que le lendemain matin, tout moulu de coups, dont il garda le lit pendant plusieurs jours.

Quelques jours après, le duc d’Orléans trouvant Doujat au Palais, lui dit qu’il le trouvoit tout changé, et qu’il paroissoit en colère. Il lui répondit qu’il étoit trop peu de chose pour se mettre en colère, et qu’il étoit toujours son très-humble serviteur. « Mais, dit M. d’Orléans, croyez-vous que j’aie fait faire ce qui s’est passé en l’hôtel-de-ville ? — Monsieur, repartit Doujat, je n’ai garde de croire qu’un grand prince comme vous soit capable d’une action si noire, et si indigne de Votre Altesse Royale ; mais au moins a-t-elle laissé plus de cinq heures un très-grand nombre de ses serviteurs dans le plus extrême danger où ils puissent jamais être, et plusieurs même n’en ont pas été quitte pour le danger ; mais ils y sont demeurés. » Sur quoi M. d’Orléans, sans lui rien répondre, le quitta, et lui tourna le dos.

Le président Charton, un marchand linger qui avoit quitté sa boutique, nommé Le Gois, et trois ou quatre autres, cherchant à se sauver, se rencontrèrent dans un petit corridor pris dans l’épaisseur d’un mur, et qui conduisoit à un aisement ; de sorte que cet endroit leur semblant assez caché, ils s’y s’arrêtèrent, ayant bien fermé la porte. Ce lieu étoit fort étroit, de sorte qu’ils y étoient extrêmement pressés et comme il étoit aussi très-obscur, ils ne se reconnurent point. Le Gois, qui est un gros homme et fort remuant, pressoit le président Charton qui se rencontra auprès de lui, et qui lui dit qu’il l’incommodoit extrêmement ; l’autre répondit que l’on l’incommodoit autant qu’il incommodoit les autres, et qu’ils n’étoient pas là pour chercher leurs aises. Le président Charton, qui crut que ces gens-là le connoissoient, quoiqu’il n’eût ni robe longue ni sotane, car il les avoit quittées dès le commencement de l’émotion, gronda de cette réponse ; et l’autre, qui est rude et impérieux, gronda encore plus fort que lui ; si bien qu’il fut contraint de lui dire : « Savez-vous bien que vous parlez au président Charton ? » Alors ils lui firent de grandes excuses, et se réconcilièrent tous pour ne songer plus qu’à leur conservation. Ils demeurèrent là plus de cinq heures, parce qu’ils entendoient toujours un horrible bruit de tous côtés : mais enfin il leur sembla qu’il diminuoit un peu, et ils jugèrent, par la longueur du temps qu’ils avoient passé en ce lieu incommode, qu’il falloit qu’il fût nuit close ; tellement que Le Gois, plus hardi ou plus impatient que les autres, se résolut d’aller vers la cour pour apprendre en quel état étoient les choses. Il aperçut, d’une fenêtre où il s’étoit mis, un page qui tenoit un flambeau, et il lui demanda à qui il étoit. Il répondit qu’il étoit à M. de Beaufort, qu’il lui montra à quelques pas de lui. Sur cela Le Gois descend, et va représenter au duc de Beaufort que le président Charton et plusieurs députés des mieux intentionnés pour le service des princes, après avoir été exposés à un cruel massacre, et n’en étant échappés que par une espèce de miracle, avoient été enfermés cinq ou six heures en un lieu très-fâcheux et très-incommode où il les venoit de laisser, et qu’il le supplioit de leur donner moyen de se retirer en sûreté chez eux. Il les alla quérir, et les fit reconduire à leurs logis.

Le président Charton, dès qu’il vit qu’on commençoit à tirer aux fenêtres de l’hôtel-de-ville, crut que c’étoit une partie faite pour se défaire des mazarins, et qu’ayant toujours été frondeur outré, et des passionnés pour les princes contre la cour, il ne couroit aucun risque. Dans cette pensée, il se voulut présenter pour apaiser les esprits :, et comme il est grand parleur et étrangement impétueux, il cria mille fois qu’il étoit le président Charton, que l’on l’écoutât, que l’on vînt à lui, qu’il se donneroit pour otage, que les autres signeroient l’union, et tout ce qu’on voudroit : mais il eut beau crier et tempêter, il ne fut point écouté, et il courut plusieurs fois risque de la vie. On lui déchira ses habits ; sa calotte lui fut arrachée ; il eut plusieurs coups, et entre autres un de la hampe d’une hallebarde à la cuisse, qui en fut toute meurtrie : ce qui lui fit reconnoître enfin, quoiqu’un peu tard, que le jeu se faisoit sans choix et sans distinction : de sorte qu’il se retira, comme j’ai dit, au lieu d’où le duc de Beaufort le vint dégager. Étant retourné chez lui, il se mit au lit, et se trouva mal plusieurs jours. Le lendemain vendredi 5, M. d’Orléans envoya deux fois un gentilhomme chez lui pour le prier de se trouver le samedi suivant au Palais, pour délibérer de ce qui étoit à résoudre sur les affaires publiques. (Il envoya faire le même message à plusieurs autres présidens et conseillers ; j’entends présidens des enquêtes, car tous les présidens au mortier s’étoient retirés hors de Paris, et bon nombre de conseillers aussi ; et M. le prince alla en personne chez plusieurs pour les obliger à s’y trouver.) Il ne voulut point parler à ce gentilhomme ; mais sa femme reçut son message, et lui demanda si c’étoit que M. d’Orléans voulût absolument que son mari mourût ; et que n’ayant pas été tué à l’hôtel-de-ville, il falloit qu’il allât au Palais pour se faire assassiner. Le gentilhomme repartit que Son Altesse Royale n’avoit point de part à ce qui s’étoit passé à l’hôtel-de-ville, et qu’il s’étonnoit qu’elle parlât de la sorte. Elle lui répliqua que si M. d’Orléans vouloit que son mari allât au Palais, il lui envoyât M. de Valois[123] en otage ; et le gentilhomme lui ayant dit : « Ah ! madame, vous envoyer M. de Valois ! — Oui, monsieur, lui dit-elle ; car si M. de Valois est fils de M. d’Orléans, M. le président Charton est mon mari. » Il fallut qu’il s’en retournât sans autre réponse. Le samedi donc il ne fut point au Palais, soit qu’il ne pût encore marcher, ou qu’il eût peur.

Cependant en l’assemblée qui se fit le même jour de samedi après midi en l’hôtel-de-ville, où l’on élut Broussel prévôt des marchands[124], le président Charton n’eut que quatre voix de moins que lui ; et tant par le dépit de n’avoir pas eu cette charge, que par le hasard qu’il avoit couru le jeudi, il parut depuis fort irrité contre les princes, et il parla hautement, le samedi 13, en l’assemblée du parlement où il se trouva, du tumulte du jeudi, non plus comme frondeur ni partisan des princes, mais comme irrité contre eux au dernier point. On remarqua cependant qu’en arrivant au Palais il étoit en manteau court, et qu’il ne prit sa sotane et sa robe qu’avec son bonnet en entrant dans sa chambre, qui est la première des requêtes ; et qu’au sortir il les laissa au même lieu, et s’en retourna chez lui en habit court, comme il étoit venu.

Miron, maître des comptes, colonel de son quartier, et des plus ardens frondeurs contre la cour[125], croyant aussi par sa présence calmer cette émotion, qu’il crut ne regarder que les mazarins, descendit pour parler au peuple et pour tâcher de l’apaiser. Son frère, qui étoit avec lui à l’hôtel-de-ville, assure qu’il en sortit pour aller faire armer sa colonelle, et l’amener là pour dégager tous les députés que l’on assiégeoit ; et que lui ayant été dit qu’il s’exposoit au danger de périr, il répondit qu’il aimoit mieux périr en tâchant de faire son devoir, que de se sauver en y manquant[126]. Mais il ne parut pas plus tôt, qu’il fut attaqué à coups de baïonnettes et de poignards ; et quoiqu’il se nommât, et qu’il leur répétât de toute sa force qu’il avoit toujours été dans leurs sentimens, ils n’eurent point d’égards à tout ce qu’il leur disoit, et le tuèrent sur la place. Quand on le reporta chez lui, sa femme étoit à sa fenêtre, qui voyant un corps mort que l’on portoit, croyoit que ce fût celui de quelque mazarin qui eût été tué, et ne songeoit point que son mari pût être en aucun danger, étant aussi frondeur qu’elle savoit qu’il étoit. Mais quand elle apprit que c’étoit lui, elle sentit des transports de douleur qui continuèrent fort long-temps, et qui lui troublèrent même l’esprit en quelque sorte ; tellement qu’elle faisoit et disoit souvent des choses contre la raison. Le duc d’Orléans lui envoya faire compliment sur la mort de son mari ; mais elle dit mille injures à celui qui l’alla trouver pour cela, et dit contre M. d’Orléans tout ce que la rage peut inspirer à une personne outrée. On a cru dans cette famille que le premier coup lui avoit été donné par un savetier de son voisinage fort séditieux, et qu’il lui dit en le frappant : « Souviens-toi que tu as sauvé le lieutenant civil. » Et ils travailloient à le découvrir pour le faire punir s’ils en pouvoient avoir quelque preuve, lorsque la populace seroit moins insolente et moins émue, et que la justice auroit recouvré son autorité.

Le mot du savetier faisoit allusion à une émeute précédente. Quantité de menu peuple s’étant attroupé, avoit assiégé le lieutenant civil dans sa maison, pour l’obliger à rendre une sentence de décharge du loyer des maisons pour le terme de Pâques ; et Miron, qui étoit colonel de son quartier, avoit eu ordre de la ville d’aller avec sa compagnie en armes secourir le lieutenant civil, et empêcher qu’on ne pillât sa maison : ce qu’il avoit fait.

Un officier de cuisine de M. le prince fut reconnu dans la mêlée, et arrêté prisonnier avec un autre jeune garçon qui a été laquais, et qui disoit être de sa compagnie de gendarmes. On instruisit leur procès ; et Renard, conseiller en la grand’chambre, qui étoit des députés, lui soutint à la confrontation qu’il lui avoit vu donner deux coups à Miron, après qu’il eut été renversé par terre : ce que l’autre nia constamment. Laisné, aussi conseiller en la grand’chambre, étoit commissaire avec Gilbert de Voisins pour entendre les témoins. Un matin, en sortant de son logis pour aller au Palais, il trouva écrit sur sa porte en grosses lettres : Si vous faites mourir les deux prisonniers, vous ne vivrez pas six heures après. Quand on disoit à M. le prince qu’il s’étoit trouvé un officier de sa cuisine tuant un des principaux députés, il disoit que c’étoit un coquin qui avoit été là par curiosité, ou par envie de voler ; et qu’il vouloit que l’on en fît justice. Leboult, conseiller aux enquêtes, fort affectionné aux intérêts des princes, étant allé au palais d’Orléans pour leur demander justice avec plusieurs bourgeois qui avoient été députés, ou qui s’intéressoient pour d’autres qui l’avoient été, reçut si peu de satisfaction de M. d’Orléans, et particulièrement de M. le prince, qu’il se trouva obligé de leur parler avec une grande liberté et une grande fermeté, jusqu’à leur dire que tout le monde croyoit que les princes avoient fait faire ce massacre ; et M. le prince lui ayant dit que personne ne parleroit de cela qu’il ne le fît périr, Leboult répliqua qu’il ne disoit pas qu’il le crût, mais que c’étoit l’opinion de tout le monde : ce qu’il lui répéta plusieurs fois ; et voyant qu’on ne leur vouloit faire aucune raison, il dit à ceux qui l’accompagnoient : « Allons-nous-en ; car si nous avons quelque justice à espérer, ce n’est pas ici. » Dans ce même temps, une dame de fort grande qualité, dont on n’a pas voulu dire le nom, dit à M. le prince : « Monsieur, que pensez-vous avoir fait en ce qui s’est passé à l’hôtel-de-ville ? vous vous êtes fait un extrême tort. » M. le prince lui dit : « Moi, madame ! je n’ai aucune part à cela. — Oh ! monsieur, reprit la dame, il n’y a personne qui n’en soit persuadé ; et l’on croit même qu’il n’y a que vous qui en êtes l’auteur, et que M. d’Orléans n’en a point de part[127]. »

Comme ceux du parti des princes virent que cette créance devenoit ainsi générale, ils donnèrent ordre que l’on publiât des monitoires dans les paroisses, le dimanche 14 juillet, pour révéler ce qu’on savoit des auteurs de cette sédition : mais comme cela ne fut fait que pour sauver les apparences, il n’y eut aussi que les niais qui s’y laissèrent attraper, et l’opinion n’en fut ni moins publique ni moins forte dans l’esprit de ceux qui l’avoient auparavant.

Ferrand, conseiller aux enquêtes, fils unique du conseiller en la grand’chambre, étoit aussi partisan déclaré des princes, et il s’imagina comme les autres qu’il n’avoit qu’à se montrer pour faire cesser tout ce bruit ; mais il ne parut pas plus tôt, qu’il fut tué aussi bien que Miron. Il y avoit huit ou dix ans qu’il étoit marié sans avoir eu d’enfans ; mais il laissa sa femme enceinte.

Le Maire, greffier de l’hôtel-de-ville, honnête homme et fort aimé, crut qu’étant connu de la plupart de ceux qu’il croyoit auteurs de cette sédition, il pourroit contribuer en quelque chose à la faire cesser ; joint qu’ayant sa femme malade dans l’hôtel-de-ville, et qui ne pouvoit plus souffrir la fumée dont elle étoit étouffée dans sa chambre, il voulut voir s’il pourroit donner quelque ordre ou à adoucir les mutins, ou à faire transporter sa femme ; mais dès qu’il eut mis le pied sur le seuil de la porte, il reçut plusieurs coups de baïonnettes, dont il fut très-long-temps à guérir. Il fut obligé de donner de l’argent à quelques uns pour se garantir de la mort ; et tant de ce qu’il déboursa pour cela qu’en ce qu’il perdit dans le tumulte, on fait état qu’il lui coûta plus de mille francs, outre ses blessures, le danger où il fut de sa vie, et sa femme de la sienne, par la frayeur et l’incommodité qu’elle ressentit de tous ces désordres.

Le curé de Saint-Jean ayant été fort harcelé, et même blessé à la tête en voulant exhorter les attaquans à surseoir à leurs violences, tomba en syncope. Son vicaire, qui étoit à l’église, ayant su le péril où étoit son curé et tous les autres, prit sur l’autel le sacrement[128], et le porta jusqu’au portail de l’hôtel-de-ville ; mais comme il vit que l’on n’y portoit aucun respect, de peur de quelque accident funeste, il le reporta. Quelques uns ont dit qu’il le rapporta encore une autre fois, mais avec aussi peu d’effet ; et qu’il y avoit eu des soldats assez inconsidérés et assez impies pour coucher en joue le vicaire, sur lequel on croit qu’ils eussent tiré s’il ne se fût retiré.

Duhamel, curé de Saint-Médéric, homme fort zélé et extrêmement agissant, fit aussi tous ses efforts pour calmer cet orage : il exhorta et conjura tout le peuple ; il s’offrit pour entremetteur ; il proposa quelque suspension, et demanda cent fois à parler au duc de Beaufort : ce qui lui fut enfin accordé. Mais étant descendu dans la Grève, comme il fendoit la presse pour l’aller trouver, il rencontra des mutins qui le pressèrent, le harcelèrent d’une si étrange sorte, qu’il fut contraint d’abandonner sa robe, que l’on lui tiroit par les manches, et de se couler le mieux qu’il put jusqu’à la boutique où étoit le duc de Beaufort[129], à qui il fit de grandes plaintes de ce qui se passoit, et lui dit qu’il devoit s’employer à tirer tant d’honnêtes gens qui étoient dans l’hôtel-de-ville du péril où ils se trouvoient. Il lui répondit qu’il étoit bien marri qu’il s’y fût rencontré, et de le voir dans cet état-là ; et qu’il falloit le remener chez lui. Il lui donna quelques uns des siens pour l’y accompagner ; et dès qu’il y fut arrivé, il fut obligé de se faire saigner, et de garder le lit le lendemain. Ce fut ensuite de cela que le duc de Beaufort alla à l’hôtel-de-ville, et qu’il en fit sortir quelques uns de ses amis, entre autres Courtin, maître des requêtes et chef du conseil du prince de Conti (c’est celui qui étant de fort petite taille, mais fort bien fait, on appeloit ordinairement le petit Courtin), et les autres dont j’ai parlé.

Un marchand de la rue Saint-Denis, nommé Yon[130], qui avoit été échevin, et qui étoit extrêmement aimé de tous ceux qui le connoissoient comme un homme d’honneur et de probité, fut tué pour le prévôt des marchands, quoiqu’il ne lui ressemblât point. Le matin, il s’étoit confessé et avoit communié à sa paroisse, ayant un pressentiment qu’il pourroit arriver quelque désordre en cette assemblée. Sa femme voulut le dissuader d’y aller ; mais il dit que puisqu’il avoit été nommé, son devoir et son honneur l’obligeoient de s’y trouver. Un autre marchand de fer de la place Maubert, nommé Fressand, fut aussi tué, et laissa sept enfans tous petits.

Le président de Hodie rencontra des gens moins sanguinaires que ces autres-là ; et comme il est fort petit, qu’il a peu de mine, et que ses cheveux sont très-courts, ils le prirent pour un prêtre, et se contentèrent de lui prendre son chapeau et sa calotte, quelque prière qu’il leur fît de ne le laisser pas retourner la tête découverte, à son âge, et à l’heure qu’il étoit (il étoit presque nuit) : mais ils ne lui dirent jamais autre chose, sinon qu’il prît le chapeau de son laquais s’il vouloit.

Bitaut, conseiller aux enquêtes et grand frondeur, ayant trouvé moyen de sortir et d’échapper jusques à la Pierre-au-Lait[131], se trouva si las et si harrassé de la chaleur et de la fatigue (car il est gras et malsain), qu’il fut contraint de s’asseoir sur une pierre pour reprendre un peu haleine : un marchand du voisinage l’ayant aperçu, courut à lui et le voulut tuer, disant que c’étoit sans doute un mazarin qui se vouloit sauver. En ce danger Bitaut reprit cœur, et lui dit qu’il n’étoit point mazarin, mais qu’au contraire il avoit pensé périr en s’efforçant de le chasser du royaume ; qu’il avoit été commissaire du parlement, et long-temps prisonnier pour cet effet. Enfin il se nomma, et par ce moyen il réduisit le marchand, au lieu de le tuer, à le mener chez lui, où il lui fit prendre du vin, et le fit reconduire avec une escorte.

Un procureur au parlement, nommé Saussoy, avoit capitulé avec quatre personnes à vingt pistoles pour le ramener chez lui ; et comme ils se présentèrent à la première chaîne, il trouva que la compagnie de son quartier y étoit de garde, et que ses enfans, qui étoient en une étrange peine de ce qu’il étoit devenu, s’y rencontrèrent aussi au même temps qu’il se présenta pour passer. Aussitôt qu’ils l’eurent aperçu, ils firent de grands cris de joie ; et les gardes l’ayant reconnu aussi, non seulement le laissèrent passer, mais lui aidèrent, sans vouloir pourtant que les quatre hommes qui l’accompagnoient passassent, quelques instances qu’ils en fissent, et lui-même aussi leur disant qu’il reconnoissoit qu’il leur étoit redevable de la vie ; enfin, les voyant si opiniâtres à leur refuser le passage, il leur cria : « Je vous ai dit mon nom et ma demeure ; quand vous m’y viendrez trouver, vous verrez si je suis « homme de parole. » Et en effet, lorsqu’ils y furent il leur donna les vingt pistoles, et les remercia même beaucoup de l’assistance qu’il avoit reçue d’eux.

De Poix, ancien marchand, et l’un des administrateurs de l’Hôtel-Dieu, fort âgé et cassé, rencontra à l’endroit par où il sortit quantité de bateliers et d’autres gens de dessus les ports qui le reconnurent, et, au lieu de lui mal faire, le reconduisirent paisiblement en son logis, en disant que c’étoit un des pères des pauvres.

Muysson, bourgeois de la rue des Cinq-Diamans, ayant été avec Lallemand, conseiller aux requêtes, et Du Pilles, secrétaire du Roi, députés du même quartier que lui, jusques à la chaîne de la rue de la Tixeranderie, qui fermoit la Grève, entendit des soldats de la compagnie de Trottier qui grondoient en les voyant passer, et disant que c’étoient des mazarins, et qu’il les falloit mettre par terre : ce qui lui fit juger qu’il pourroit arriver du désordre. Il passa néanmoins par un détour jusqu’à l’allée qui mène au Saint-Esprit[132], où il ouït encore des murmures, et qu’on parloit de ce qu’il n’avoit point de paille à son chapeau, n’ayant pas encore ouï dire qu’il en fallût mettre. Ce fut une invention de Mademoiselle, qui s’avisa d’ordonner que tous ceux qui ne voudroient point passer pour mazarins porteroient de la paille à leur chapeau, comme avoient fait les soldats des princes pour se reconnoître le jour du combat de la porte St.-Antoine ; et dès-lors tout le monde généralement en porta, même les femmes, les enfans, les gueux, et jusques aux chevaux et aux ânes. Il jugea que c’étoit une marque de faction, et qu’il y auroit du péril à s’engager dans l’hôtel-de-ville ; néanmoins il s’avança jusque près de la porte, observant toujours ce qui se passoit, et ne put se résoudre d’y entrer : mais étant retourné sur ses pas assez loin, il reprit encore une fois le chemin de la Grève, et monta jusque sur le pas de la porte de l’hôtel-de-ville ; mais se sentant pressé par un instinct secret de ne pas passer outre, il ne put forcer cette résistance, et s’en retourna chez lui. Lallemand et Du Pilles entrèrent. J’ai déjà dit comme le premier se sauva avec le prévôt des marchands[133] ; pour le second, ayant reconnu qu’il y avoit un mot entre quelques personnes qui sembloient destinées à faire agir les autres, il fit tant qu’il sut que ce mot étoit Roger. De sorte que partout où il rencontroit de ces gens là, il prononcoit Roger, et on le laissoit passer ; et ainsi il regagna adroitement son logis.

De Bourges, secrétaire du Roi et homme résolu, trouva des soldats du régiment de Valois qui lui offrirent de le sauver moyennant cent écus qu’il leur promit et qu’il leur donna, moyennant quoi ils le ramenèrent chez lui. Le lendemain, le duc d’Orléans l’ayant envoyé quérir, lui demanda s’il n’avoit pas été à l’hôtel-de-ville le jeudi, et comment il s’en étoit tiré. Il lui répondit que c’étoit par le moyen de ses gens. « De mes gens ? dit M. d’Orléans ; je ne pense pas qu’il y en eût, et ne veux pas qu’ils se mêlent de ces choses-là. — Monsieur, dit de Bourges, ce sont pourtant des soldats du régiment de Valois qui m’ont empêché d’être tué comme mes concitoyens l’ont été, et à qui j’ai donné cent écus. » Il lui dit encore d’autres choses fort hardies ; à quoi M. d’Orléans n’eut rien à répondre. Et quoiqu’il fût grand frondeur auparavant, depuis cela il témoignoit hautement partout qu’il étoit très-mal satisfait des princes.

Fournier, président de l’élection de Paris, et qui a été échevin, voulut demeurer plus constant ou plus opiniâtre dans la passion qu’il avoit toujours pour la Fronde et pour les princes, et il la préféra à sa propre conservation ; car étant du nombre des députés, et fort connu dans l’hôtel-de-ville et dans la Grève à cause de l’échevinage, il s’imaginoit qu’à sa parole et aux choses qu’il diroit, personne n’auroit l’assurance de lui toucher. Néanmoins il fut moins épargné que beaucoup d’autres ; et on lui donna tant de coups de crosse de mousquet sur la tête et par tout le corps, qu’il en demeura long-temps au lit sans se pouvoir remuer. Et comme on lui représentoit le tort qu’avoient les princes d’avoir fait faire ou du moins d’avoir permis ce carnage où tout Paris étoit engagé, et où il y avoit beaucoup plus de personnes attachées à eux qu’à la cour, il répondoit que nonobstant le danger qu’il avoit couru et le mal qu’il enduroit, il trouvoit que messieurs les princes ne pouvoient faire autre chose que ce qu’ils avoient fait, pour faire cesser les longueurs du parlement et des bourgeois à se déclarer pour eux, afin de chasser le Mazarin, qui étoit un mal plus grand que tous les autres qu’on pouvoit souffrir. Beaucoup d’autres gens tenoient aussi le même langage, et excusoient une action qui faisoit horreur à tout le monde et à eux-mêmes, quand ils considéroient qu’elle étoit contre la cour, pour qui ils avoient une haine irréconciliable, jusque là qu’un prêtre de l’église de Saint-Jean en Grève, dont le curé étoit enveloppé dans le danger et y pensa périr, comme j’ai déjà dit, eut bien l’effronterie et l’inhumanité de dire au milieu du marché du cimetière Saint-Jean, à mademoiselle de Scuderi, de qui je l’ai appris, que c’étoit dommage que tous les mazarins qui étoient dans l’hôtel-de-ville n’y avoient été brûlés[134].

Plusieurs des parens et des amis de ceux qui se trouvoient exposés dans ce péril voulurent aussi faire armer les bourgeois de leur quartier pour les aller secourir ; mais la plupart refusèrent de prendre les armes, et ceux qui les prirent ne purent passer aux chaînes, ceux qui les gardoient disant que c’étoient des mazarins, et qu’il les falloit laisser périr : même lorsque l’on sut que la plupart s’étoient sauvés, et que les autres s’étoient défendus autant qu’ils avoient pu, en sorte que l’hôtel-de-ville n’avoit point été forcé, on pressa tant M. d’Orléans d’y envoyer, pour faire paroître au moins qu’il n’avoit aucune part à cette malheureuse action, qu’il consentit enfin que quelques uns de ses gardes y allassent ; mais on leur refusa le passage sur le pont Notre-Dame, disant qu’il falloit laisser exterminer tous ces mazarins-là. Mademoiselle même eut de la peine à aborder la Grève, quoiqu’elle n’y allât que fort tard ; car quand on la prioit d’aller secourir tant de gens d’honneur que l’on massacroit, elle alloit et venoit avec inquiétude, comme Monsieur, son père, d’une chambre à une autre ; et elle entra quatre fois sans sujet dans celle de M. de Valois. Tellement qu’il étoit nuit quand elle arriva à l’hôtel-de-ville, et chacun s’en retiroit déjà par composition, l’exécution militaire étant cessée.

Quelques uns ont cru que le dessein des princes n’étoit que d’intimider tous les bourgeois, en en faisant tuer quelques uns, et en faisant peur à tout le reste ; d’autres, qu’ils avoient ordonné de faire main basse sur tout ce qui étoit dans l’hôtel-de-ville, tant pour rendre la terreur plus grande, que pour se défendre de ceux des députés qui ne leur étoient pas favorables. Et ceux qui étoient de cette opinion disoient qu’ils avoient ouï dire à…[135] qu’il étoit fâché de ce qu’il perdroit là quelques uns de ses amis ; mais qu’il falloit que les bons souffrissent pour les mauvais, et qu’il lui en resteroit encore assez d’autres (je ne sais pas ceci d’original). Peu de gens doutèrent qu’ils n’y eussent très-grande part, excepté les factieux et les aveugles volontaires ; et leurs plus ardens partisans jugèrent de là ce qu’ils devoient attendre de la liaison qu’ils avoient prise avec eux, lorsqu’ils ne leur seroient plus nécessaires. Tous généralement avoient la bouche close quand on leur objectoit que si les princes ne s’étoient point mêlés de cette affaire, ils devoient au moins se mettre en devoir d’y remédier quand le mal fut commencé ; et s’ils ne se soucioient pas des autres, qu’ils étoient toujours obligés de faire quelque diligence pour sauver leurs amis qui étoient en danger de leurs vies pour leurs intérêts, lesquels recevoient un préjudice notable de la perte de tant de gens qui s’étoient entièrement dévoués à leur service. Les gens éclairés jugèrent de là que lorsque le peuple se seroit désabusé, et n’auroit plus devant les yeux ce voile obscur du Mazarin qui ne leur laissoit rien voir autre chose, il auroit un grand dégoût des princes, et se lasseroit bientôt de leur conduite et de souffrir mille incommodités, comme la cherté, la disette, les maladies causées par la proximité de leurs troupes, outre les taxes que l’on menaçoit tous les jours de faire, et aux rôles desquelles on avoit déjà travaillé plusieurs fois au palais d’Orléans ; Montauron et Doublet, partisans anciens, y ayant été appelés pour cet effet, et Peny, trésorier de France à Limoges, ayant fait les enquêtes dans tous les quartiers du bien de chaque bourgeois, et particulièrement de ceux qu’il estimoit mazarins. C’étoit lui aussi qui faisoit toutes les fonctions de la charge de prévôt des marchands, depuis que Broussel en eut été revêtu, parce que, outre l’âge de Broussel, qui étoit de soixante-quinze ou soixante-seize ans, il étoit homme malsain, extrêmement lent, peu éclairé dans les affaires, n’ayant que quelque lecture des anciens auteurs, et une aversion si obstinée pour tout le gouvernement de l’État, que cela seul le rendit célèbre comme il le devint, et fut cause qu’on parla de lui ; au lieu que sans cela on n’eût pas su s’il eût jamais été au monde, non plus que la plupart de ceux de son métier, dont il n’y a le plus souvent que les plaideurs qui connoissent le nom et la personne.

Mesmin, homme d’honneur, homme de lettres et homme d’affaires tout ensemble, porté de curiosité et de zèle pour le bien public, voyant l’importance de cette assemblée, crut y devoir aller donner son suffrage, quoiqu’il n’eût pas été député. Il se rendit donc à l’hôtel-de-ville, où il courut le même danger que les députés. S’étant retiré dans la salle où plusieurs furent fouillés et dépouillés, comme j’ai dit, par les trente hommes qui trouvèrent moyen d’y monter, il le fut comme les autres. Comme il est sage et modéré, il demeura dans une assiette d’esprit assez tranquille, et ne s’étonna point de toutes les menaces qu’on lui fit de le tuer. Enfin il fit sa composition comme les autres avec quatre de ces satellites qui le remenèrent chez lui, moyennant cinquante écus qu’il leur donneroit. Quelque temps après, comme il s’alloit coucher, il vint un homme crier qu’il étoit l’un de ceux qui l’avoient sauvé, et même qu’il y avoit plus contribué que tous les autres, et que cependant ils ne lui avoient rien voulu donner des cinquante écus. Mesmin dit qu’il les avoit payés, qu’il ne le connoissoit pas, et que s’il avoit quelque chose à prétendre pour cela il allât chercher ses camarades. Le lendemain matin, deux autres allèrent aussi chez lui pour lui faire le même discours ; mais le valet de chambre de Mesmin en ayant reconnu un qui avoit été laquais de La Vrillière, secrétaire d’État, il lui dit : « Et comment, Antoine ! voilà un beau métier que vous faites, et encore chez des voisins de votre maître ! » À peine eut-il prononcé son nom, que, se voyant reconnu, il s’enfuit avec son camarade. Un peu après il en revint encore un autre ; mais le valet de chambre ne le fit point parler à son maître, qui lui avoit ordonné, dès que le premier lui vint faire ce discours, de renvoyer tous les autres qui viendroient pour en faire de semblables. Je remarque ceci, quoique de nulle importance en soi, mais de très-grande pour la conséquence ; car cette hardiesse, de venir demander dans les maisons le prix d’un vol et d’un assassinat dont on s’étoit racheté, montre qu’il falloit bien que ces voleurs et ces assassins se sentissent appuyés de quelque autorité supérieure, parce que sans cela ils auroient eu peur qu’on ne les eût arrêtés.

Il y en eut quatre qui étant allés demander au curé de Saint-Paul l’argent qu’il leur avoit promis, en le leur baillant il prit leurs noms, leurs métiers et leurs demeures par écrit ; ils ne firent point de difficulté de les lui déclarer. Il se trouva que c’étoit des artisans que la nécessité et la mutinerie avoient fait aller à la Grève, et qui avoient cru bien faire de sauver quelqu’un pour avoir une pièce d’argent. On sut qu’il avoit retenu les noms de ces misérables, et on les lui fit demander pour en faire informer, afin qu’il parût que ce n’avoit été qu’une émotion populaire, et que la canaille seule l’avoit causée ; mais il ne les voulut point donner.

Martin, contrôleur, clerc d’office de la maison du Roi, et son frère, avoient été députés de leur quartier (c’est celui de la rue de la Chanverrerie, dans la rue Saint-Denis). Le contrôleur vouloit aller à l’assemblée ; mais son frère y avoit de la répugnance. Ils y allèrent néanmoins ; mais n’ayant point eu de billet comme tous les autres, par l’oubli de celui qui les portoit, ils ne purent entrer dans l’hôtel-de-ville, et s’en retournèrent ; la fortune les ayant ainsi garantis d’un danger où plusieurs autres furent exposés.

Le président Aubry, premier conseiller de ville, fort goutteux, et âgé de soixante-dix-huit ans, attendit à sortir des derniers ; et quoique la goutte et son grand âge l’obligent à se faire toujours porter dans une chaise, quand il n’auroit qu’un degré à monter, il revint ce jour-là de l’hôtel-de-ville chez lui, à la place Royale, à pied ; et avant que de partir il alloit et venoit, sans se souvenir qu’il eût la goutte.

Boucher, secrétaire du Roi, député du quartier de Saint-Honoré, voulant sortir de l’hôtel-de-ville et passer par dessus la barricade qui étoit sur le degré, fut repoussé ; mais comme on appela quelque autre pour le faire sortir, il le suivit, et se sauva à la faveur de celui-là. Son fils fut long-temps à la chaîne qui défendoit l’entrée de la Grève, sans que les gardes le voulussent jamais laisser passer pour aller secourir son père, qui ne retourna chez lui qu’entre dix et onze heures du soir.

Salmon, secrétaire du Roi, député du quartier Saint-André, jeune, dispos et d’agréable prestance, passa par dessus la barrière du degré ; et faisant fort l’empressé, demandoit où étoit M. de Beaufort, pour faire connoître par là qu’il n’étoit point mazarin. Il se rencontra qu’alors les plus méchans n’attaquoient pas ; de sorte qu’il y en eut qui lui dirent qu’il ne fît point tant de bruit à demander M. de Beaufort, mais qu’il s’en retournât chez lui le plus promptement qu’il pourroit : ce qu’il fit, et non sans peine, et n’y arriva qu’à onze heures du soir.

Gilbert de Voisins, conseiller au parlement, député du même quartier, fut fort maltraité, harcelé, dépouillé ; il arriva chez lui vers les dix heures du soir, et n’échappa qu’à la faveur de sa mine, qui est petite et chétive. Nonobstant tout ce mauvais traitement, il disoit quelque temps après, à un de ses amis, que si les princes n’eussent pris soin des affaires, Paris étoit perdu, et que le cardinal pour s’en venger avoit résolu de le ruiner.

Le Boulanger, auditeur des comptes, député du quartier de…[136], rencontra malheureusement au sortir de l’hôtel-de-ville des soldats furieux, qui dès qu’ils le virent paroître, comme il parloit à un de ses amis intimes qu’il avoit rencontré, et avec qui il se conseilloit de quelle sorte il se retireroit, fut attaqué par un qui lui dit : « Comment, tu n’es pas encore mort ? » Et en même temps il le frappa de plusieurs coups de poignard et de baïonnette ; de sorte que tout ce qu’on put faire fut de le faire porter chez un chirurgien, d’où il fut impossible de le transporter, et il y mourut quelques jours après de ses blessures.

Le Camus, procureur général en la cour des aides, député du quartier de l’Echelle, du Temple, ou des Enfans-Rouges…[137].
15 juillet 1602[138].

Le lundi 15 juillet 1652, Chabot, duc de Rohan, fut reçu duc et pair au parlement, nonobstant l’opposition de messieurs de Châtillon, de Tresmes, de Liancourt, de La Mothe-Houdancourt, qui avoient des brevets et des lettres avant lui, et qui les ayant présentés au parlement n’en purent obtenir la vérification, à cause d’un arrêt qui ordonnoit qu’aucune, ne seroit faite pendant que le cardinal Mazarin demeureroit en France. On s’étonna de ce que la cause qui avoit fait donner cet arrêt n’étant point cessée, et au contraire les princes et le parlement se déclarant de plus en plus pour l’éloignement du cardinal, on passa néanmoins par dessus un arrêt qui avoit lieu pour tant d’autres personnes. Mais Rohan et ses amis jugeant la conjoncture favorable par l’absence de tous les présidens au mortier, et par rabattement du parlement, qui n’osoit plus faire de résistance aux volontés des princes et du peuple, depuis ce qui leur étoit arrivé le 25 juin et ce qui s’étoit passé à l’hôtel-de-ville le 4 juillet, ils prirent le temps de faire passer son affaire, en laquelle le duc d’Orléans et M. le prince le protégèrent puissamment, et particulièrement le dernier. Il s’en étoit parlé déjà deux fois ; mais elle n’avoit pu être conclue jusqu’à ce jour-là 15 juillet. Croissy[139], conseiller, qui a toujours été frondeur outré et dans les intérêts de M. le prince, ayant été fort désabusé depuis le 25 juin et le 4 juillet, opina fortement pour empêcher la vérification des lettres de Rohan, non pas quant à la condition ni à la personne, qu’il reconnut très-digne de cet honneur et de plus grands, mais à cause de l’arrêt, qui seroit enfreint par ce moyen, au préjudice de tant d’autres personnes de qualité, à l’égard desquelles il avoit été observé. Il dit même que cela étoit étrange que les suffrages ne pussent être libres, et que l’on n’osât plus dire ses sentimens dans la compagnie. D’autres suivirent aussi son avis pour l’autorité de l’arrêt ; mais M. le prince le prit d’un ton si haut que tout le monde fut contraint de céder.

Au sortir, M. le prince dit à Croissy, d’un air de raillerie et de mépris, qu’il avoit été tondu. Croissy répondit : « Monsieur, il est vrai que je l’ai été ; mais ce n’a pas été par justice, ç’a été par cabale. — Cabale ! dit M. le prince ; au moins n’en ai-je pas d’autre que pour faire sortir de France le Mazarin. — Monsieur, repartit Croissy, je voudrois que personne n’eût point plus d’intelligence avec lui que moi. » Cette parole offensa fort M. le prince, qui sentit bien que Croissy l’avoit dite pour le piquer, sur ce que tout le monde croyoit que M. le prince avoit fait son accommodement secret avec la cour il y avoit longtemps ; de sorte que M. le prince laissa entendre qu’il s’en ressentiroit : ce que les amis de Croissy ayant appris, ils lui conseillèrent de dissimuler ; et le marquis de Jarzé lui ayant proposé que s’il demeuroit brouillé avec M. le prince, après avoir été toujours ouvertement déclaré pour lui et contre la cour, qu’il s’étoit rendu irréconciliable, il estimoit que cela lui seroit préjudiciable, et que s’il vouloit il parleroit à M. le prince pour l’adoucir, Croissy le pria de lui donner du temps pour y penser ; et en ayant parlé à ses amis, ils lui conseillèrent d’écrire une lettre à Jarzé[140], par laquelle il lui manderoit qu’il étoit marri de ce que M. le prince s’étoit fâché de ce qu’il avoit dit au parlement ; qu’il n’avoit eu aucune intention de lui déplaire, et qu’il voudroit n’avoir pas dit les choses qu’il avoit trouvées mauvaises. Ayant écrit cette lettre, Jarzé la montra à M. le prince, lequel lui dit qu’il n’étoit plus fâché contre Croissy, et qu’il vouloit bien qu’il l’amenât dîner chez lui : ce que fit Jarzé de suite ; et lorsque Croissy lui voulut parler de ce qui s’étoit passé, et lui en faire quelque excuse, M. le prince lui dit : « Ne parlons plus de tout cela ; dînons. »

On jugea dès-lors que Rohan auroit force querelles à cause de cette vérification, aussi bien que pour ce qui s’étoit passé entre lui et Tonquedec chez la marquise de Sévigné ; car Tonquedec, qui s’étoit échappé de Paris, avoit fait proposer à Rohan par Vassé de se battre, et il s’y étoit engagé dès qu’il pourroit se défaire de son garde ; mais voyant qu’il n’en avoit point de nouvelles, il crut qu’il valoit mieux qu’il lui fît parler par Chavagnac[141], qui étoit toujours à Paris aussi bien que Rohan, et du parti des princes comme lui : si bien que Chavagnac lui parla, et le pria que dès qu’il se pourroit échapper de son garde il le lui fît savoir, et qu’il ne s’adressât à personne qu’à lui. Au lieu de cela néanmoins Rohan écrivit à Vassé, sous prétexte de ce qu’il lui avoit parlé le premier ; mais Vassé, qui avoit été si long-temps sans avoir de ses nouvelles, et qui savoit que Tonquedec se plaignoit de lui et qu’il lui avoit fait parler par Chavagnac, montra son billet à tout le monde. Chavagnac, qui est des plus francs du métier, et qui n’entend point de finesse quand il est question de mettre l’épée à la main, fit savoir à Rohan que Tonquedec n’étoit nullement satisfait de son procédé, et qu’il lui apprenoit que le duc de Brissac, le comte Du Lude et lui vouloient tirer raison de l’affront qu’il avoit fait à Tonquedec, afin qu’il prît ses mesures sur cela, qu’il se pourvût de deux amis, et qu’il les fît avertir quand il pourroit se délivrer de ses gardes. Mais la duchesse de Rohan étoit une autre garde bien plus difficile à éviter que celui que M. d’Orléans lui avoit donné, car elle faisoit veiller son mari en tous lieux, de peur qu’il ne s’échappât ; et les malicieux disoient qu’elle n’y avoit pas tant de peine qu’elle le vouloit faire croire.
17 juillet 1652[142].

Le Roi partit de Saint-Denis le mercredi 17 juillet 1652, pour aller coucher à Pontoise. Quoique Mancini, neveu du cardinal, fût à l’extrémité, on ne laissa pas de le transporter dans un brancard pour lui faire suivre la cour, de peur qu’en le laissant à Saint-Denis les troupes des princes, qui auroient pu y aller, ne lui fissent quelque insulte. Le cardinal considéra aussi que quand on l’auroit laissé mourir à Saint-Denis, il n’y auroit point eu de sûreté de l’y enterrer ; et que, soit des soldats des princes, soit de la populace de Paris, il y auroit pu aller des gens pour exercer sur son corps les effets de la haine que l’on portoit à son oncle. Il mourut à Pontoise, où on l’enterra ; et le cardinal en reçut une douleur extrême. Aussi jugea-t-on dès-lors que c’étoit un mauvais présage pour sa fortune que cette mort : car Mancini étoit bien fait, il avoit de l’esprit, et une humeur agréable ; mais ce qui étoit de plus important, il avoit grande part aux bonnes grâces du Roi ; et comme il étoit d’un âge se rapportant au sien (il avoit environ dix-huit ans), et qu’il savoit l’art de plaire et de se rendre agréable, il y avoit grande apparence qu’il pourroit devenir favori, et par là assurer la fortune de son oncle.

Les députés du parlement furent laissés à Saint-Denis, avec charge d’y attendre jusques au lendemain à midi les ordres du Roi. Dès l’après-dînée du mercredi, M. le prince fut à Saint-Denis avec environ trois cents cavaliers allemands qui passèrent par la rue Saint-Denis, l’épée nue en une main et le pistolet de l’autre ; et lui à leur tête en même équipage. Il convia les députés de revenir à Paris, et leur dit qu’il leur avoit amené escorte ; mais ils lui dirent qu’ils étoient obligés d’attendre les ordres du Roi, qu’ils dévoient recevoir le lendemain ; de sorte que M. le prince revint à Paris sur le soir avec sa cavalerie. Le jeudi matin, le parlement étant assemblé reçut une lettre de ses députés, qui portoit qu’ils en avoient reçu une du Roi pour le suivre à Pontoise ; et comme l’arrêt du parlement du 13 ordonnoit qu’ils reviendroient dans le mardi 16 (ce qui étoit une tacite révocation de leur députation), et qu’ils n’étoient plus là que comme négociateurs des princes, ils demandoient, tant à eux qu’au parlement, ce qu’ils devoient faire. Ils eurent ordre de revenir ; et l’après-dînée le duc d’Orléans et M. le prince furent avec cavalerie, infanterie et deux pièces de canon, à Saint-Denis, et les ramenèrent.

Le vendredi 19 juillet, les députés assistèrent au parlement, où il y avoit près de cent cinquante présidens ou conseillers. Le président de Nesmond présida. Divers avis furent ouverts de déclarer M. d’Orléans régent du royaume, le Roi prisonnier du cardinal Mazarin, etc. ; d’envoyer vers le Roi pour lui remontrer le péril où étoit l’État s’il n’éloignoit le cardinal. Le plus grand, ouvert par M. Broussel, fut de déclarer M. d’Orléans lieutenant général de la couronne, comme il étoit sous la minorité du Roi ; de le prier qu’en cette qualité il ordonnât des choses, tant de la guerre que des finances, nécessaires pour chasser le cardinal, entre les mains duquel le Roi étoit détenu. Mais comme ceux qui eussent voulu porter les choses plutôt à l’accommodement qu’à la rupture virent qu’il passeroit infailliblement à cet avis, étant bien aises de gagner un jour pour pouvoir écrire à la cour, ils firent remettre la continuation des opinions au lendemain. L’avis demeura à Lallemand, conseiller aux requêtes, qui soutint avec chaleur que le Roi ayant déclaré sa majorité au parlement, et les registres en étant chargés, on ne pouvoit plus faire de régent. Plusieurs avoient été de même sentiment, et l’avoient appuyé d’autorités et d’exemples. Comme M. d’Orléans vit qu’il en parloit avec tant d’action, il lui dit qu’il pouvoit dire son avis sans s’emporter, et que comme l’on étoit là en liberté pour dire son opinion, il falloit aussi que ce fût sans chaleur et sans passion.

Au sortir du Palais, M. le prince se trouva fort mal, et il eut un accès de fièvre si violent, que son médecin crut que ce seroit une fièvre maligne, dont il en commencoit déjà à courir beaucoup. Néanmoins il se trouva mieux après avoir été saigné ; et quoiqu’il fût encore assez incommodé, il ne laissa pas de se trouver au parlement le samedi 20 ; mais il fut encore saigné dès qu’il en fut revenu.

En cette assemblée l’on continua les opinions qui avoient été commencées la veille ; et tous les avis se rapportèrent à deux principaux : celui que Le Musnier de Tartiats, conseiller de la grand’chambre, avoit ouvert le vendredi, et dont il changea le samedi, se rangeant à celui de Broussel ; de sorte que Doujat, aussi de la grand’chambre, demeura chef de l’avis qui étoit que le parlement écrivît au Roi que messieurs les princes persistant toujours dans la résolution de ne point députer vers Sa Majesté tant que le cardinal seroit en France, les députés avoient cru qu’il étoit plus important pour le service du Roi de revenir faire leur charge que de retourner à la cour inutilement ; et que si dans mardi l’on n’avoit nouvelles de l’éloignement du cardinal, on pourroit donner arrêt par lequel M. le duc d’Orléans et M. le prince seroient priés d’employer l’autorité du Roi et la leur par toutes voies, même par celle des armes, pour obliger le cardinal à sortir du royaume : ce qui comprenoit presque les mêmes choses, mais en termes plus doux, que ce que Broussel avoit proposé, qui étoit d’écrire au Roi que l’on ne pouvoit plus députer vers lui jusqu’à ce que le cardinal Mazarin se fût retiré, et qu’aussitôt qu’il seroit sorti de France messieurs les princes mettroient les armes bas ; que cependant M. le duc d’Orléans seroit prié de vouloir prendre la régence du royaume, et M. le prince le commandement des armées sous lui, et de pourvoir aux choses nécessaires pour la guerre et pour les finances pendant que le cardinal seroit en France, et que la personne du Roi seroit détenue entre ses mains. Il y eut soixante-six voix de l’avis à Doujat, et soixante-quatorze à celui de Broussel, auquel il passa ; et si tous les conseillers bien intentionnés, mais timides, et qui n’avoient pas osé aller au parlement quoiqu’ils fussent à Paris, se fussent trouvés au Palais, ou que huit de ceux qui le vendredi avoient été de l’avis de Le Musnier ne fussent pas revenus le samedi à celui de Broussel, il n’y a point de doute que l’avis de Doujat eût prévalu. Néanmoins il n’eût servi qu’à gagner quelques jours ; car le cardinal étant obstiné à ne s’en point aller, et les princes encore plus opiniâtres à se servir toujours de ce prétexte pour demeurer maîtres de Paris, eussent, par cabales ou par menaces, obligé toujours le parlement à faire enfin cette déclaration, et à donner la lieutenance à M. d’Orléans : ce que M. le prince, au jugement de quelques uns, vouloit surtout, afin qu’il fût aussi odieux à la cour que lui, et que l’on le poussât comme il avoit été poussé, et que par ce moyen il ne se pût raccommoder que conjointement avec lui. Mais d’autres crurent qu’il ne désiroit nullement que M. d’Orléans eût ce titre, de peur qu’ayant toute l’autorité, il ne lui échappât par les suggestions de ses ennemis, qui ne manquoient pas de faire des cabales contre lui auprès de Son Altesse, en abusant de sa facilité. Et ceux qui étoient de ce sentiment alléguoient que les conseillers les plus attachés à M. le prince n’avoient point été d’avis de donner le titre de lieutenant général à M. d’Orléans ; et Cumont demandant à un de ses confrères, qui étoit aussi bien que lui dans les intérêts de M. le prince, pourquoi il avoit été pour ce titre, l’autre lui dit qu’il avoit cru que M. le prince le souhaitoit ainsi ; mais Cumont lui repartit : « N’avez-vous pas bien vu que je n’ai pas été de cet avis-là ? » Cumont dit pourtant à une personne de qui je l’ai appris qu’il n’en avoit pas été, parce qu’il croyoit qu’on ne pouvoit en être en conscience. Le Boult, conseiller de la cinquième, fort contraire à la cour, fort attaché aux princes, mais aussi fort homme d’honneur et fort ferme, opina plus de deux heures aussi vigoureusement qu’il est possible, et soutint, par des raisons et des exemples qui ne recevoient point de contredit, que la régence ni la lieutenance générale ne pouvoient être données à personne par le parlement seul. On remarqua que Broussel, qui apportoit toujours ses avis de son logis tout écrits, et souvent d’un jour à l’autre directement contraires, selon qu’on les lui avoit suggérés, tant la foiblesse de son grand âge ou la préoccupation contre la cour (d’autres disent une malice cachée, et une crainte de la punition des choses qu’il avoit faites contre l’État, et dont il se sentoit irrémissiblement coupable) lui faisoient avoir peu de soin de son honneur, ce jour-là avoit composé son opinion de telle sorte qu’il donnoit à M. d’Orléans toute l’autorité et toutes les marques de la royauté, et ne laissoit que le nom du Roi vain et inutile à Sa Majesté : ce qui fit dire à Catinat[143], conseiller, qui étoit presque derrière lui, qu’il falloit avertir M. Broussel qu’il avoit oublié à mettre encore une chose dans son avis, qui étoit que M. d’Orléans auroit pouvoir de guérir des écrouelles. Mais ce qu’il y a de plus étrange est que M. d’Orléans lui-même déclara nettement qu’il ne pouvoit accepter aucune autorité sans titre, et que dans son avis il proposa de lui donner celui de lieutenant général ; et en effet devant et après cette assemblée il disoit à tous ceux à qui il parloit qu’il lui falloit un titre, et qu’il ne pouvoit rien faire sans titre ; qu’avec un titre il feroit toutes choses. Quelques uns de ceux à qui il disoit cela lui répondirent qu’il ne lui falloit point d’autre titre que celui d’oncle du Roi et de fils de Henri-le-Grand, et que c’étoit en vertu de ce titre-là qu’il devoit travailler au rétablissement des affaires et à la restauration de l’État.

Cet avis de Broussel fut mitigé par les autres avis qui couroient, et il s’y porta lui-même, voyant que M. d’Orléans se contentoit du titre de lieutenant général. Lorsque l’arrêt fut prononcé, on dit que M. le prince auroit le commandement des armées sous M. d’Orléans ; mais dans l’arrêt qui fut imprimé, il y a qu’il sera général des armées, sous l’autorité de M. d’Orléans.

Il faut encore remarquer que le maréchal d’Etampes, quoiqu’il soit entièrement à M. d’Orléans et de sa maison, ne fut point d’avis de lui donner la lieutenance générale ; de quoi M. d’Orléans étant piqué, et craignant de n’avoir pas ce titre parce qu’il voyoit les voix presque partagées, il lui fit dire de main en main par les ducs et pairs qu’il ne savoit pas pourquoi il ne lui vouloit pas faire l’honneur de lui donner sa voix ; de sorte qu’il fallut qu’il revînt à l’avis de Broussel avec sept autres, du nombre desquels fut Le Musnier, qui avoit ouvert l’autre avis la veille, parce qu’on l’avoit gagné par promesses et intimidé par menaces. L’abbé de Gaillac, maître des requêtes, fut aussi un de ces sept.

En ce temps-là M. d’Orléans, Mademoiselle, M. le prince, le duc de Beaufort, et tous ceux de leur parti et de leur cour, alloient le soir se promener chez Renard, et là tenoient une espèce de conseil. Il s’y trouvoit aussi des conseillers au parlement qui avoient été frondeurs outrés, et qui avoient au commencement porté si haut l’autorité de leur compagnie, qu’il sembloit qu’ils fussent des sénateurs romains. Mais depuis le 25 juin et le 4 juillet, étant entièrement déchus de tout pouvoir et de tout crédit, M. le prince les avoit traités de petits garçons et presque de faquins, et néanmoins ils avoient encore la lâcheté de faire leur cour aux princes aussi assidûment que s’ils en eussent été parfaitement bien traités. De ce nombre étoient Croissy, Camus, Pontcarré, etc. Ils ne laissoient pas aussi dans les assemblées du parlement d’opiner favorablement pour les princes, quoiqu’ils fussent enragés contre eux, tant pour le général de leur compagnie que pour leur particulier, parce qu’ils n’avoient point d’autre parti à prendre, ayant trop offensé la cour pour s’y raccommoder, et craignant le mauvais traitement que les princes leur pourroient faire, n’ayant aucune protection d’ailleurs. Le cardinal Mazarin appeloit ces assemblées qui se faisoient chez Renard le sabbat.

Le lundi 22 au soir, M. le prince voulant donner quelque ordre à des officiers des troupes de M. d’Orléans, en vertu de sa qualité de général des armées, qui lui est donnée par l’arrêt du samedi, les envoya chercher ; et comme ils ne se trouvèrent point, il fit fort grand bruit, et il eut quelque soupçon qu’ils ne lui vouloient pas obéir ; de sorte qu’il s’opiniâtra à vouloir qu’on les fît venir. Enfin ceux qui eurent charge de les chercher firent une perquisition si exacte, qu’ils trouvèrent qu’ils étoient allés mener deux cents hommes chez le cardinal de Retz pour le garder, et que tous les jours on lui en menoit autant des troupes de M. d’Orléans. Quand M. le prince sut cela, il jura et tempêta d’une étrange sorte. Le duc de Beaufort, qui étoit avec lui, l’assura que cela s’étoit fait sans la participation de Son Altesse Royale ; qu’il falloit casser ces officiers-là ; mais qu’il lui conseilloit de le demander à M. d’Orléans sans s’échauffer. Chavigny fut aussi de même avis ; et du même pas ils allèrent tous trois chez M. d’Orléans, auquel ils dirent ce qu’ils venoient d’apprendre. Ils le trouvèrent fort embarrassé, et cherchant à s’échapper d’eux sans rien prononcer sur cette action. Mais comme on le pressa de casser des officiers qui abusoient ainsi du nom de Son Altesse Royale pour aller garder l’ennemi déclaré de M. le prince (Beaufort et Chavigny appuyoient d’autant plus qu’il est aussi le leur ouvertement déclaré), il fut contraint enfin de leur dire entre ses dents qu’il y falloit donner ordre, qu’il les casseroit, qu’ils ne s’en missent point en peine, et qu’ils lui en laissassent le soin.

Avant que les princes se fussent rendus maîtres dans Paris, ensuite de ce qui se passa en l’hôtel-de-ville le 4 juillet, ils souhaitoient tous deux extrêmement que l’accommodement se fît ; et ils eussent consenti à souffrir le retour du cardinal et son affermissement dans la cour, pourvu qu’il se fût seulement éloigné pour quelques jours. Un prédicateur de la duchesse d’Orléans, nommé Siron, homme pieux et plein de zèle pour la paix, voyant cette duchesse en inquiétude pour faire sortir son mari de cette affaire à quelque prix que ce fût, s’offrit d’aller trouver la Reine de sa part avec une lettre de créance, laquelle lui étant donnée, et l’ayant rendue à Sa Majesté, il lui expliqua l’objet de sa mission, qui étoit que si elle vouloit éloigner de la cour M. le cardinal pour quelque peu de temps qu’il lui plairoit, Madame lui donnoit parole, en foi de princesse chrétienne, que Monsieur feroit tout ce qu’il lui plairoit, et que même il consentiroit au retour et à l’affermissement de M. le cardinal dans le ministère mais qu’elle supplioit Sa Majesté de considérer combien l’honneur de Monsieur étoit engagé à ne s’accommoder point sans cela, après tant de protestations qu’il en avoit faites, et cet éloignement étant désiré généralement de tous les peuples de Paris et des provinces. La Reine lui répondit : « Et Monsieur et Madame ne considèrent-ils point l’honneur de mon fils et le mien, qui me doivent être plus chers que le leur ? Non, je ne souffrirai jamais qu’il s’éloigne. » Le prédicateur lui représenta durant l’espace d’une heure entière tous les malheurs que la guerre causoit et ceux qu’elle causeroit encore, et la toucha par toutes les considérations de piété, d’État et de son intérêt particulier qu’il lui fut possible, sans pouvoir rien gagner ; de sorte que se voyant obligé de se retirer, il lui dit seulement qu’il avoit un avis particulier à lui donner, qui étoit qu’en entendant la messe dans sa chapelle il y avoit reconnu tant de scandale et d’indévotion, qu’il étoit obligé de lui dire qu’au lieu d’apaiser la colère du ciel par la célébration de ce mystère, de la sorte qu’on le célébroit il ne pouvoit que l’enflammer davantage, et qu’attirer sur tout le royaume une malédiction dont on ne voyoit déjà que de trop funestes effets. Et après lui avoir représenté toutes les misères de la campagne et toutes les désolations que causoit la guerre, voyant que la Reine n’en étoit fléchie en aucune sorte, il s’en revint à Paris.

On disoit qu’un chartreux, nommé le père Jacques, avoit été lui faire le même message, et que voyant qu’il ne peu voit rien gagner, ni de la part de Madame ni de la sienne, il avoit dit à la Reine qu’il lui annonçoit de la part de Dieu qu’il falloit qu’elle éloignât le cardinal Mazarin pour éviter la ruine de la France ; mais qu’elle ne s’émut pas plus de cela que du reste.

Les arrêts rendus le 24 sont imprimés, et la relation de ce qui se passa au parlement le… aussi. On fut fort étonné du discours de Bignon, avocat général, qui y est exprimé. Il témoigna à ses amis d’en être fort mal satisfait, et leur protesta de n’avoir point voulu donner par écrit au greffier, qui le lui vint demander, ce qu’il avoit dit, qu’il disoit être fort différent de ce que porte la relation. Il se défendoit d’avoir parlé en cette rencontre, sur ce qu’étant à l’audience, où il avoit pris ses conclusions en une affaire criminelle qui s’étoit plaidée, M. d’Orléans et M. le prince arrivèrent inopinément et sans que la cour en eût été avertie, ayant même attendu la fin de l’audience dans la quatrième chambre des enquêtes. Qu’ayant fait tous deux leurs remercîmens au parlement de les avoir priés de prendre la lieutenance générale et le commandement des armées, le président de Nesmond lui avoit dit qu’il prît ses conclusions. Sur quoi il s’excusa, disant qu’il n’avoit point été présent aux délibérations précédentes ; mais qu’il avoit appris par ce que venoit de dire M. d’Orléans et M. le prince, et par l’arrêt imprimé, que le parlement les avoit priés de prendre l’un la lieutenance générale, et l’autre le commandement des armées sous l’autorité du premier. Qu’à son avis on eût pu user du mot de continuation, puisque M. d’Orléans avoit déjà eu cette qualité pendant la minorité du Roi, et qu’à proprement parler on n’avoit fait que le convier d’en faire encore la fonction, à cause de l’invasion de l’autorité royale ; disant qu’à la vérité ce mot lui étoit échappé, en quoi il reconnoissoit avoir passé un peu trop avant ; mais qu’on avoit imprimé beaucoup de termes dont il n’avoit point usé ; de quoi il témoignoit qu’il étoit fort mal satisfait. Néanmoins on reconnoissoit même par ce qu’il disoit que s’il n’avoit dit les mêmes choses, au moins avoit-il parlé au même sens de ce que la relation contient, et c’est de cela que l’on s’étonnoit, ayant toujours passé pour homme d’intégrité et sans intérêt : on disoit même que puisqu’il avoit été si long-temps sans aller au Palais, il s’en devoit encore abstenir, ou qu’en tout cas, se trouvant surpris par l’arrivée imprévue des princes, il ne devoit point prendre de conclusions, mais s’excuser non seulement sur ce qu’il n’étoit point préparé, mais sur ce que les princes n’ayant fait qu’un remercîment, il n’y avoit point de conclusions à prendre. Quelques uns jugèrent que puisqu’il s’étoit trouvé au Palais, et qu’il n’avoit pas pris ce biais pour esquiver, il falloit que les princes eussent pris quelques mesures avec lui auparavant, et qu’ils l’eussent ou gagné par leurs persuasions, ou intimidé par leurs menaces.

Pour le chancelier, après que le parlement eut répondu à M. d’Orléans qu’il pouvoit choisir pour son conseil qui il voudroit, et même convier M. le chancelier d’y prendre place, les princes le firent sonder pour savoir ses sentimens. Comme il avoit refusé de se trouver au parlement, lorsqu’il n’y avoit point de président et que les députés étoient encore à Saint-Denis, il n’accepta point aussi d’abord d’être de ce conseil de M. d’Orléans, en étant encore détourné par l’espérance dont la cour l’avoit flatté de lui redonner les sceaux : ce qui ayant alarmé le garde des sceaux, il s’en piqua, et en plein conseil dit au Roi et à la Reine qu’il étoit impossible d’empêcher la ruine de la France que par l’éloignement du cardinal Mazarin ; ensuite de quoi, pour le regagner, on ne parla plus de lui ôter les sceaux pour les rendre au chancelier, lequel voyant qu’on l’avoit fourbé, ne fut plus si ferme à refuser d’être du conseil du duc d’Orléans. Les princes de leur côté jugeant qu’il leur seroit important qu’un officier de cette considération en fût chef, l’allèrent trouver en personne le samedi 27 juillet ; et ayant fait retirer tout le monde, demeurèrent seuls avec lui, et lui dirent qu’ils venoient là pour savoir sa dernière résolution, et qu’il ne falloit plus qu’il différât à la prendre. Et sur ce qu’il vouloit encore gagner du temps, M. le prince lui dit avec son emportement ordinaire que c’étoit trop délibérer ; qu’il leur dît franchement son intention, parce que s’il ne vouloit pas leur aider à faire les choses nécessaires, ils ne lui répondoient pas, M. d’Orléans et lui, des insultes de la populace, qui témoignoit de l’impatience de tant de remises et de longueurs dont on usoit pour travailler au rétablissement des affaires ; qu’il savoit ce qui étoit arrivé à l’hôtel-de-ville, et que peut-être ne pourroient-ils pas être maîtres d’une émotion populaire quand on sauroit qu’il les auroit refusés : ce que M. le prince dit d’un ton qui marquoit bien qu’il falloit faire ce qu’il désiroit. Le chancelier intimidé demanda seulement deux heures pour répondre ; ce qui lui fut accordé. Et voyant qu’il n’avoit rien à attendre du côté de la cour, que ses engagemens avec les princes étoient déjà fort grands, par le passage à Mantes de leurs troupes venues de Flandre sous la conduite du duc de Nemours, que le duc de Sully, gendre du chancelier et gouverneur de cette place, avoit favorisé du consentement et par l’avis de son beau-père, à ce qu’on disoit[144], et par ses fréquentes visites au palais d’Orléans et à l’hôtel de Condé, aussi bien que par plusieurs discours qu’il avoit tenus, par lesquels il s’étoit laissé entendre qu’il favorisoit ce parti-là : il alla incontinent après dîner assurer M.  d’Orléans qui’il acceptoit d’être de son conseil : ce qui fut publié partout dès le jour même avec grandes réjouissances.

Quand le chancelier eut donné parole d’être du conseil de lieutenance générale, M. d’Orléans dit à quelqu’un : « Enfin le bonhomme de chancelier a donné dans le panneau ; nous le tenons[145]. »

Il y eut contestation pour la séance, le chancelier ayant déclaré qu’il ne pouvoit céder ni aux princes qui ne sont pas du sang, ni aux ducs et pairs. Ceux-ci le cédèrent sans beaucoup de résistance, mais les autres eurent plus de peine : ils s’y résolurent pourtant à la prière de M. d’Orléans et de M. le prince, à condition toutefois que si M. de Longueville prenoit leur parti et se trouvoit dans leur conseil, il ne lui céderoit non plus qu’à eux. Quand on parla au chancelier d’avoir aussi les sceaux de la lieutenance générale, il s’en excusa en disant que les sceaux du Roi étoient entre les mains d’un autre, et suivoient la personne de Sa Majesté. Mais M. d’Orléans lui dit que les sceaux dont il se serviroit seroient les sceaux du Roi ; et qu’ainsi il ne falloit point qu’il en fît difficulté.

On donna au comte de Fiesque la commission de général de l’artillerie, et au marquis de La Frette la charge de lieutenant des chevau-légers, vacante par la mort du marquis de Saint-Mesgrin et de Mancini, neveu du cardinal Mazarin.

Il y eut aussi différend entre le duc de Nemours et le duc de Beaufort pour la séance ; mais il fut convenu que l’un se mettroit d’un côté de la table et l’autre de l’autre, et que le duc de Nemours seroit du côté de M. le prince. Il y eut encore contestation entre le prince de Tarente, fils aîné du duc de La Trémouille, et le prince de Guémené, fils du duc de Montbazon, cadet de la maison de Rohan. Elle fut jugée à l’avantage du prince de…[146], qui eut la préséance.

Lundi 29 juillet, les princes furent à la chambre des comptes et à la cour des aides, où ils dirent que le parlement les ayant priés de prendre la lieutenance générale et le commandement des armées pendant la détention du Roi par le cardinal Mazarin, ils étoient bien aises d’en donner part aux compagnies souveraines, et que quelques uns de leurs corps assistassent au conseil qu’ils avoient résolu de former, pour délibérer de toutes les affaires au plus de voix. Et M. d’Orléans s’adressant ensuite au premier président de la chambre, le pria d’en vouloir être ; de quoi il s’excusa, ou parce qu’il n’avoit pas envie d’y assister, ou, comme il est plus vraisemblable, parce qu’il ne vouloit pas céder le rang aux présidens au mortier, ni eux à lui, et qu’il vouloit éviter cette contestation ; de sorte qu’il pria les présidens Aubry et Larcher, qui sont les deux anciens, d’y prendre place : ce qu’ils acceptèrent quoiqu’ils fussent crus favorables à la cour, à cause de quoi plusieurs avoient jugé qu’ils ne seroient pas choisis.

À la cour des aides, le premier président n’y étant pas, parce qu’il s’étoit retiré de Paris après l’aventure de l’hôtel-de-ville, et le président Dorieu, qui étoit le second, ayant dit qu’il étoit obligé de tenir la place du premier président, et qu’ainsi il ne pouvoit désemparer de la compagnie, les présidens Dorieu[147] et Le Noir furent conviés, et acceptèrent d’y assister.

L’après-dînée du même jour, il se fit une assemblée de notables bourgeois en l’hôtel-de-ville, pour aviser aux moyens de trouver un fonds pour faire des levées de soldats, et pour rendre les passages des vivres libres. Il fut résolu de lever huit cent mille livres ; et après plusieurs contestations sur les divers moyens que l’on proposa, on résolut enfin que chaque maison à porte cochère paieroit soixante-quinze livres, chaque porte carrée et grande boutique trente livres, et chaque petite porte quinze livres.

Le même jour, l’armée des princes, qui avoit toujours été campée entre les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Victor, alla camper proche de Juvisy, sur les plaintes continuelles que les bourgeois faisoient à M. le prince des horribles désordres que ses soldats faisoient à leurs maisons et à leurs moissons : ce qui l’avoit obligé, le vendredi 26, d’assembler tous ses chefs et de leur faire des reproches terribles, accompagnés de juremens et d’actions violentes, disant qu’il vouloit que le maréchal de camp de jour couchât toujours dans le camp ; qu’on envoyât divers partis battre la campagne pour découvrir si les soldats s’écartoient pour piller ; que de ceux qui y seroient surpris, s’ils étoient quatre, on en tuât trois ; qu’on ramenât l’autre au camp pour y être pendu, afin de servir d’exemple. Et sur ce que le comte de Tavannes lui représenta qu’il étoit impossible que la cavalerie subsistât sans fourrages, et que pour avoir du fourrage il falloit couper des blés, il répondit avec mille imprécations qu’ils en cherchassent ; qu’ils fissent manger de la terre à leurs chevaux, qu’ils fissent le diable ; mais qu’enfin il ne vouloit pas qu’ils arrachassent un épi de blé. Ensuite il fut parlé des recrues qu’il falloit faire, et en se séparant il recommanda encore aux chefs de faire cesser les désordres des soldats, afin qu’il n’en eût plus de plaintes : ce qui fut cause que l’on publia une défense fort rigoureuse dès le lendemain à tous les soldats de s’écarter du camp ou de passer la rivière, et à tous bateliers d’en passer un seul dans leurs bateaux.

Le duc de Nemours, depuis le différend qu’il avoit eu avec le duc de Beaufort son beau-frère, lorsqu’ils avoient tous deux le commandement, l’un des troupes qu’il avoit amenées de Flandre, et l’autre de celles qui étoient au duc d’Orléans, avoit toujours conservé une haine et un mépris étrange pour lui, et l’avoit attaqué plusieurs fois de paroles, pour l’obliger à se battre ; de quoi le duc de Beaufort s’éloignoit toujours, tant parce qu’il aimoit beaucoup la duchesse de Nemours sa sœur, dont il étoit aussi fort aimé, et ainsi il ne vouloit pas lui donner ce déplaisir (car, bien que son mari ne vécût pas fort bien avec elle, et que ses galanteries avec la duchesse de Châtillon l’empêchassent de lui témoigner une ardente passion, elle ne laissoit pas d’en avoir une extraordinaire pour lui), que parce qu’il n’étoit pas en réputation d’aimer trop à se porter sur le pré. On a cru même qu’il ne s’y seroit pas résolu cette fois-ci, sans le décri où il étoit pour avoir esquivé de se battre contre le duc de Candale, le marquis de Jarzé, etc. Depuis quelque temps il faisoit paroître une telle passion contre le duc de Beaufort, qu’il étoit aisé de juger qu’elle ne pourroit cesser que par un combat. Néanmoins, comme il avoit été blessé à la main au combat du faubourg Saint-Antoine, et qu’il étoit encore incapable de tenir son épée, on crut qu’il ne se hâteroit pas tant de faire appeler le duc de Beaufort. M. le prince même lui disoit, toutes les fois qu’il en parloit, qu’il falloit qu’il se fortifiât avant que de penser à se battre ; et que lorsqu’il seroit en état de le pouvoir faire, non seulement il ne l’en détourneroit pas, mais qu’il le vouloit servir. Cependant la violence de cette animosité l’aveugla de telle sorte, que, tout foible et tout incommodé qu’il étoit encore, il se découvrit au marquis de Villars[148], qui s’étoit entièrement attaché à lui, et l’obligea d’aller appeler le duc de Beaufort : ce qu’il fit. Et parce qu’il ne pouvoit pas se battre à l’épée seule, il lui fit proposer que ce fût au pistolet, et à pied. Le duc de Beaufort accepta ce parti, et il convint avec Villars du lieu et du jour, lequel étant venu (ce fut le…….[149]), chacun alla de son côté vers l’hôtel de Vendôme[150], et ils se battirent cinq contre cinq : le duc de Nemours, Villars et trois gentils-hommes[151] ; le duc de Beaufort, le comte de Bury, fils du marquis de Rostaing, et trois gentilshommes[152]. Le duc de Nemours avoit fait porter dans son carrosse deux pistolets chargés de cinq balles chacun. Il en donna un au duc de Beaufort, et retint l’autre, qu’il tira d’abord avec précipitation. Il donna dans les cheveux du duc de Beaufort, lequel voyant qu’il avoit évité le coup, dit au duc de Nemours qu’il se devoit contenter, et qu’il lui donneroit la vie s’il la lui demandoit. Le duc de Nemours répondit qu’il ne la lui demanderoit jamais ; et ayant mis l’épée à la main à l’instant qu’il eut tiré son pistolet, il se mit en devoir de porter un coup au duc de Beaufort, qui en eut la main un peu blessée ; et à l’instant même il tira son pistolet, dont il donna droit dans l’estomac du duc de Nemours, et lui perça le cœur au-dessous de la mamelle droite. Villars et Bury se blessèrent tous deux ; et ayant vu tomber le duc de Nemours, ils y accoururent, et les six autres gentilshommes aussi. Dès que le combat commença, madame de Rambouillet[153], religieuse, qui se promenoit avec l’abbé de Saint-Spire[154] dans le jardin de l’hôtel de Vendôme, sortirent par une porte de derrière, et y coururent ; mais ils ne purent arriver assez à temps pour les empêcher. Tous deux approchèrent du duc de Nemours pour l’exhorter à penser à Dieu, et l’abbé de Saint-Spire lui donna l’absolution ; mais on croit qu’il n’entendoit déjà plus, car il serra étrangement la main de madame de Rambouillet, sans donner pourtant aucun signe d’entendre ce qu’elle lui disoit. On le mit dans un carrosse pour l’emporter, et il y expira incontinent. Le duc de Beaufort vouloit qu’on le portât à l’hôtel de Vendôme : ce que les siens ne voulurent pas. Il y étoit aussi accouru des Augustins déchaussés, dont l’église est fort proche de ce lieu-là ; mais ils y vinrent trop tard, comme les autres. Comme le carrosse étoit proche de cette église, M. le prince, qui accouroit sur le bruit qu’il avoit eu de ce combat, apprit que M. de Nemours étoit mort ; et ayant demandé où il étoit, on lui dit qu’il étoit dans ce carrosse qu’on lui montroit. Sur quoi il ordonna qu’on menât le corps chez lui : ce qui fut fait. Il en témoigna beaucoup d’affliction, et sur-le-champ il jura, se prit aux cheveux, et fit enfin toutes les actions d’un homme transporté et outré de douleur, et depuis témoignant qu’il n’en pouvoit ouïr parler sans lui faire de nouvelles plaies dans le cœur. L’abbé de Saint-Spire, songeant à l’angoisse que cette nouvelle devoit donner à la duchesse de Nemours[155], qui, étant très-pieuse et aimant chèrement son mari, devoit avoir des ressentimens inconcevables de sa perte et de la manière dont elle le perdoit, alla tout courant chercher l’évêque de Grasse[156], prélat savant et pieux, pour lui en adoucir l’amertume en la lui apprenant. Il y alla du même pas, et la trouva dans une inquiétude non pareille, parce qu’elle avoit déjà découvert, par les cris et les gémissemens de ses domestiques, que son mari s’étoit battu, et qu’il avoit été fort blessé. Voyant donc entrer cet évêque, elle ne douta plus de son malheur, et elle demeura quelque temps comme une statue ; puis, comme se réveillant tout à coup, elle versa un torrent de larmes sur madame de Brienne et madame…[157], qui étoient auprès d’elle, et s’écria : « Mon mari mort ! et sans parler ! et par mon frère ! » M. le prince y arriva un peu après ; et ayant ouï dire qu’il venoit, elle pria instamment qu’on ne le laissât point entrer, et dit qu’il étoit impossible qu’elle en pût supporter la vue, parce que c’étoit pour lui que son mari étoit péri. Il entra dans la chambre, et parla à l’évêque de Grasse et à plusieurs autres, mais non pas à elle ; on le visita comme s’il eût perdu un de ses plus proches, et il avouoit à tout le monde que rien ne l’avoit jamais tant touché que ce malheur.

La duchesse de Nemours se retira le lendemain aux Filles de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, où elle fut fort long-temps ; et elle ne se laissoit voir qu’à l’évêque de Grasse, qui l’alloit visiter presque tous les jours, et à quelques autres personnes de piété dont l’entretien la pouvoit consoler. Elle avoit une telle passion pour son mari, qu’elle faisoit avec joie tout ce qu’il désiroit d’elle ; et par ce motif elle s’étoit obligée avec lui pour plus de quatre cent mille livres ; de sorte que la maison étant fort obérée, elle aura grand’peine à retirer assez de son bien pour satisfaire seulement aux dettes auxquelles elle est obligée, et ne pourra demeurer qu’incommodée avec ses deux filles[158].

Les jours suivans, M. le prince donna ordre que l’on pourvût à la sûreté de la sépulture du duc de Nemours, et il en fit faire grande instance à l’archevêque de Paris, qui fit faire information de ce qui s’étoit passé à sa mort. L’abbé de Saint-Spire déposa qu’étant survenu à l’instant qu’il venoit de recevoir le coup, il l’avoit exhorté de demander pardon à Dieu ; et que lui ayant vu faire quelque action qui marquoit qu’il l’avoit entendu et qu’il se repentoit, il lui avoit donné l’absolution. Sur quoi, et sur le témoignage du curé de Saint-Leu et de quelques autres personnes encore, l’archevêque permit de l’enterrer en terre sainte. Ce jugement étonna et scandalisa néanmoins tout le monde, parce que personne ne doutoit qu’il ne fût mort impénitent, n’ayant eu nulle connoissance depuis qu’il eut reçu le coup ; et l’on jugeoit qu’il eût été mieux de le porter sans bruit à la sépulture de ses ancêtres, que de lui vouloir faire des obsèques magnifiques, comme M. le prince et l’archevêque de Reims, frère du défunt, le désiroient : car ensuite de la sentence de l’official[159], grand vicaire de l’archevêque, on déposa le corps en l’église de Saint-André sa paroisse. On résolut de lui faire un service avec toute la pompe due à sa naissance ; et l’évêque de Grasse fut extraordinairement pressé de faire l’oraison funèbre. Mais l’archevêque ayant su qu’on se plaignoit partout de la sentence de son grand vicaire, en prit connoissance ; et, sur la remontrance de son promoteur, en expliquant cette sentence, en fit rendre une autre[160], qui portoit que la première n’avoit été donnée que pour permettre l’inhumation du corps, mais non pas pour faire des funérailles avec apparat, lesquelles il défendit de faire par cette seconde sentence. Cela fâcha M. le prince, qui prenoit au point d’honneur que l’on ne voulût pas qu’une chose qu’il désiroit et qu’il avoit entreprise se fît. Il alla lui-même chez l’archevêque ; il y fit aller tous ses amis, entre autres Chavigny, qui, ayant été des premiers (car il se piquoit de grande dévotion et de jansénisme) à trouver étrange que l’archevêque eût permis la sépulture, ne laissa pas de solliciter après, pour plaire à M. le prince, qu’elle se fît avec pompe[161]. La duchesse de Châtillon même fut voir l’archevêque pour le disposer à souffrir qu’elle se fît ainsi : car comme le bonhomme a toujours aimé beaucoup le sexe, on crut que cette vue le persuaderoit plutôt que tous les discours des autres. Pour achever de l’abattre, on lui faisoit peur de la colère de M. le prince, qui feroit ruiner ses maisons par ses troupes s’il lui résistoit opiniâtrement, comme il témoignoit de le vouloir faire.

Le duc de Beaufort fut quelque temps sans se laisser voir ; on disoit qu’il s’étoit retiré dans les Chartreux, et même le bruit couroit parmi le peuple qu’il vouloit en prendre l’habit, et quitter le monde ; et par les choses qui se disoient, on jugeoit que si le duc de Nemours l’eût tué, sa personne ni sa maison n’eussent pas été en sûreté contre la fureur de la populace. On ne laissoit pas de plaindre fort le duc de Nemours ; mais on le blâmoit encore plus qu’on ne le plaignoit, parce qu’il s’étoit précipité inconsidérément dans le malheur qui lui étoit arrivé. Le duc de Beaufort eut le bonheur d’être excusé même par ceux qui ne l’aimoient pas. Quelques uns trouvoient pourtant qu’encore qu’il n’eût rien fait contre les lois du combat, dans les termes rigoureux de l’honneur, il devoit néanmoins par générosité, et par un mouvement de tendresse envers sa sœur, qui en avoit toujours eu une si grande pour lui, tirer son pistolet en l’air, étant assuré que dans la foiblesse où étoit le duc de Nemours, il ne lui pouvoit faire de mal avec l’épée, après qu’il eut tiré son pistolet inutilement. Mais la plupart crurent que, connoissant la haine et le mépris que son beau-frère avoit témoignés pour lui depuis quelque temps, il avoit été bien aise de se défaire de lui, puisqu’il le pouvoit faire si sûrement ; et quand on le voyoit par la ville avec un grand équipage de deuil, cela sembloit ridicule aux gens d’honneur, qui disoient qu’il faisoit comme l’empereur Charles-Quint, qui prit le deuil pour la prison du Pape, qu’il avoit fait arrêter par le général de son armée[162].


MÉMOIRES


DE


VALENTIN CONRART.




SECONDE PARTIE


FRAGMENS DÉTACHÉS



VISITE
faite par la reine christine à l’académie française.


Du lundi 11 mars 1658[163].


M. l’abbé de Boisrobert ayant fait savoir le matin de ce jour, à monseigneur le chancelier, que la reine Christine de Suède vouloit faire l’honneur à la compagnie de se trouver à l’assemblée qui se devoit tenir l’après-dînée, M. le directeur[164] fit avertir ce qu’il put des académiciens pour s’y trouver. Sur les trois heures après midi, Sa Majesté arriva chez monseigneur le chancelier, qui la fut recevoir à son carrosse avec tous les académiciens en corps ; et l’ayant conduite dans son antichambre au bout de la salle du conseil, où étoit une table longue, couverte du tapis de velours vert à franges d’or qui sert lorsque le conseil des finances se tient, la reine de Suède se mit dans une chaire à bras au bout de cette table du côté des fenêtres, monseigneur le chancelier à sa gauche, du côté de la cheminée, sur une chaise à dos et sans bras, laissant quelque espace vide entre Sa Majesté et lui ; M. le directeur étant de l’autre côté de la table, vis-à-vis de monseigneur le chancelier, mais un peu plus bas et plus éloigné de la table, debout, et tous les académiciens aussi. Il lui fit un compliment qui ne contenoit qu’une excuse de ce que l’Académie se trouvant surprise de l’honneur qu’elle lui faisoit, elle ne s’étoit pas préparée à lui témoigner sa joie et sa reconnoissance d’une si glorieuse faveur, selon le mérite de cette grâce et le devoir de la compagnie ; que si elle en eût eu le temps, elle auroit sans doute donné cette commission à quelqu’un plus capable que lui de s’en mieux acquitter ; mais que s’en trouvant chargé, par l’avantage que la fortune loi avoit fait rencontrer de présider la compagnie en une si heureuse rencontre, il étoit obligé de dire à Sa Majesté que l’Académie française n’avoit jamais reçu de plus grand honneur que celui qu’il lui plaisoit de lui faire. À quoi la Reine répondit qu’elle croyoit qu’on pardonneroit à la curiosité d’une fille qui avoit souhaité de se trouver en une compagnie de tant d’honnêtes gens, pour qui elle avoit toujours eu une estime et une affection particulière.

Ensuite on proposa si les académiciens seroient assis ou debout : ce qui sembla surprendre la Reine, qui s’attendoit qu’on ne seroit point assis. Mais monseigneur le chancelier ayant demandé avis à quelques-uns sur cette difficulté, on lui dit que le roi Henri III, lorsqu’il faisoit faire des assemblées de gens de lettres au bois de Vincennes, où il se trouvoit souvent, faisoit asseoir les assistans ; qu’on en usoit toujours ainsi en pareilles rencontres ; et que la reine de Suède même, lorsqu’elle étoit à Rome, avoit été de l’académie des Humoristes, qui ne s’étoient point tenus debout. Si bien qu’il fut résolu que les académiciens seroient assis, comme ils furent durant toute la séance, sur des chaises à dos ; mais monseigneur le chancelier et eux tous toujours découverts. On fit excuse d’abord à Sa Majesté de ce que la compagnie n’étoit pas plus nombreuse, parce qu’on n’avoit pas eu le temps de faire avertir tous les académiciens de s’y trouver ; que le secrétaire se trouvoit absent par son indisposition, et messieurs Gombauld et Chapelain aussi, avec plusieurs autres. Elle demanda qui étoit le secrétaire ; on lui dit que c’étoit M. Conrart, duquel elle eut la bonté de parler obligeamment comme le connoissant de réputation, et de ces deux autres messieurs absens aussi, à qui elle donna de grandes louanges. Ensuite de cela, M. le directeur lui dit que si on avoit pu prévoir la visite de Sa Majesté, on auroit préparé quelque lecture pour la divertir agréablement ; mais que, dans la surprise où se trouvoit la compagnie, on se serviroit de ce que l’occasion pourroit fournir ; et que comme il avoit fait depuis peu un traité de la Douleur, qui doit entrer dans le troisième volume des caractères des passions, qu’il étoit prêt de donner au public, si Sa Majesté lui commandoit de lui en lire quelque chose, il croyoit que ce seroit un sujet assez propre pour lui faire connoître la douleur de la compagnie de ne se pouvoir pas mieux acquitter de ce qui étoit dû à une si grande reine, et de ce qu’elle devoit être sitôt privée de sa vue par le prompt départ de Sa Majesté. Cette lecture étant achevée, à laquelle la Reine donna beaucoup d’attention, monseigneur le chancelier demanda si quelqu’un avoit des vers pour entretenir Sa Majesté. Sur quoi M. Cotin en ayant récité quelques uns du poëte Lucrèce qu’il avoit mis en français, la Reine témoigna y prendre grand plaisir. M. l’abbé de Boisrobert récita aussi quelques madrigaux qu’il avoit faits depuis peu sur la maladie de madame d’Olonne ; et M. l’abbé Tallemant un sonnet sur la mort d’une dame. Après cela M. de La Chambre demandant encore quelque chose, M. Pellisson lut une petite ode d’amour qu’il a faite, à l’imitation de Catulle, et d’autres vers sur un saphir qu’il avoit perdu et qu’il retrouva depuis, qui plut aussi extrêmement à Sa Majesté, à laquelle on lut un cahier entier du dictionnaire contenant l’explication du mot de jeu, pour lui faire connoître quelque chose du travail présent de la compagnie ; et cela étant achevé, la Reine se leva, et fut reconduite à son carrosse par monseigneur le chancelier, suivi de tous les académiciens ; et Sa Majesté partit le lendemain de Paris pour s’en retourner à Fontainebleau, où elle ne coucha que deux nuits, après lesquelles elle se mit en chemin pour retourner en Italie.

Le dessein de monseigneur le chancelier étoit que l’Académie s’assemblât dans la chambre de M. de Priezac, selon sa coutume ; mais parce que le haut du degré pour y entrer est un peu obscur et malaisé, il jugea qu’il valoit mieux que cette séance se tînt en son appartement : ce qui fut plus convenable pour Sa Majesté et plus glorieux pour l’Académie.

Quand on commença à lire le cahier du dictionnaire, monseigneur le chancelier dit à la reine de Suède qu’on alloit lire le mot de jeu, lequel ne déplairoit pas à Sa Majesté, et que sans doute le mot de mélancolie lui auroit été moins agréable. À quoi elle ne répondit rien.

Dans la suite de cette lecture, cette façon de parler s’étant rencontrée : Ce sont des jeux de princes, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font, la reine de Suède rougit, et parut émue ; mais voyant qu’on avoit les yeux sur elle, elle s’efforça de rire, mais d’une manière qui faisoit connoître que c’étoit plutôt un ris de dépit que de joie.



DUEL DU MARQUIS DE SÉVIGNÉ[165].


Le chevalier d’Albret[166], cadet de Miossens, étant amoureux de la femme de Galland, fils de l’avocat célèbre de ce nom, qu’on appeloit madame de Gondran, sut que le marquis de Sévigné de Bretagne, qui, selon le bruit commun, n’étoit pas mal avec elle, lui avoit tenu des discours à son désavantage, depuis lesquels elle lui avoit fait dire trois ou quatre fois qu’elle n’étoit pas chez elle, lorsqu’il l’y étoit allé chercher. Pour s’en éclaircir, il pria Saucourt[167], qui est de ses amis, de savoir du marquis de Sévigné si ce qu’on lui avoit dit étoit vrai, parce qu’il ne lui avoit jamais donné sujet de lui rendre de mauvais offices. Sévigné dit à Saucourt qu’il n’avoit jamais parlé au désavantage du chevalier d’Albret ; mais qu’il ne le lui disoit que pour rendre témoignage à la vérité, et non pas pour se justifier, parce qu’il ne le faisoit jamais que l’épée à la main. Saucourt lia la partie avec lui pour vendredi après midi 3 février 1651, et s’obligea de faire trouver le chevalier d’Albret derrière Picque-Puce[168]. Il s’y rendit à l’heure qui avoit été dite, et Sévigné aussi, qui avoit fait porter des épées. Il dit d’abord au chevalier d’Albret qu’il n’avoit jamais parlé de ce qu’on lui avoit rapporté, et qu’il étoit son serviteur. En disant cela ils s’embrassèrent, et ensuite le chevalier dit qu’il ne falloit pas laisser de se battre : Sévigné répondit qu’il l’entendoit bien ainsi, et qu’il n’eût pas voulu ne se point battre. Aussitôt ils se mirent en présence, et Sévigné porta trois ou quatre bottes au chevalier, qui eut ses chausses percées, mais ne fut point blessé. Sévigné, continuant à lui porter, se découvrit ; et l’autre ayant pris son temps lui présenta l’épée pour parer, dans laquelle Sévigné s’enferra lui-même, et reçut un coup au travers du corps, de biais, mais qui ne perçoit pas d’outre en outre. Le combat finit par là, car Sévigné tomba de ce coup ; et ayant été ramené à Paris, les chirurgiens le jugèrent mort dès qu’ils eurent vu sa blessure. Il en reçut la nouvelle avec chagrin, et ne se pouvoit résoudre à mourir à l’âge de vingt-sept ans. Il ne dura que jusques au lendemain matin : tous ses amis l’allèrent voir, et particulièrement Gondran, mari de la dame que l’on disoit être l’occasion de la querelle, car il le croyoit de ses meilleurs amis ; et voyant qu’il étoit impossible de le sauver, il s’en plaignoit plus que pas un autre, comme faisant une perte dont il ne se pouvoit consoler.

Sévigné avoit épousé[169] la fille unique du baron de Chantal et de la fille de Colanges[170], qui avoit été autrefois fermier des gabelles avec Jacquet, Figers et Bazin. Quoiqu’elle soit fort jolie et fort aimable, il ne vivoit pas bien avec elle, et avoit toujours des galanteries à Paris. Elle, de son côté, qui est d’une humeur gaie et enjouée, se divertissoit autant qu’elle pouvoit ; de sorte qu’il n’y avoit pas grande correspondance entre eux. Il l’avoit menée depuis peu en basse Bretagne où est son bien, et faisoit état de l’y laisser long-temps. Pour lui, il étoit revenu à Paris il y avoit fort peu, lorsque cette querelle lui fut faite par le chevalier d’Albret. On dit qu’il disoit quelquefois à sa femme qu’il croyoit qu’elle eût été très-agréable pour un autre ; mais que pour lui, elle ne lui pouvoit plaire. On disoit aussi qu’il y avoit cette différence entre son mari et elle, qu’il l’estimoit et ne l’aimoit point ; au lieu qu’elle l’aimoit et ne l’estimoit point. En effet, elle lui témoignoit de l’affection ; mais comme elle a l’esprit vif et délicat, elle ne l’estimoit pas beaucoup : et elle avoit cela de commun avec la plupart des honnêtes gens ; car, bien qu’il eût quelque esprit et qu’il fût assez bien fait de sa personne, on ne s’accommodoit point de lui, et il passoit presque partout pour fâcheux[171] ; de sorte que peu de gens l’ont regretté, encore que quelques-uns l’aient plaint d’être mort en une si grande jeunesse. Il étoit étrangement frondeur, comme parent du coadjuteur ; et durant la guerre de Paris ce fut lui qui commanda le régiment de Corinthe, que le coadjuteur leva pour le parlement[172].

Cette madame de Gondran est fille de M. Bigot de La Honville, secrétaire du Roi et contrôleur général des gabelles, et de la fille aînée du bonhomme Sarrau, aussi secrétaire du Roi, qui étoit de Guienne, et avoit fait sa fortune avec le maréchal de Biron. C’est une fort belle femme : dès qu’elle étoit fort jeune, et portant encore la robe de couleur, on commença à parler de sa beauté ; et comme sa mère étoit morte, elle demeuroit avec sa sœur aînée, mariée à Louvigny, secrétaire du Roi et homme d’affaires, fils de Louvigny, orfèvre, et valet de chambre du Roi. Quoique cette sœur aînée soit fort modeste, et n’eût point accoutumé de vivre dans le grand monde, depuis que cette cadette fut sous sa conduite tous les galans de la cour et de la ville s’introduisirent petit à petit chez elle ; et quand ils eurent commencé à y aller, il fut impossible de les en bannir, d’autant plus que la demoiselle aimoit leur entretien, et les attiroit plutôt que de les chasser. Ainsi l’on parloit par tout Paris de Lolo : on ne l’appeloit point autrement dans le monde, à cause du nom de Charlotte qu’elle porte. Cependant ce grand abord de gens de toutes conditions, cette réputation si générale de la beauté de cette fille, et la vanité et la hardiesse que l’on voyoit croître en elle de jour en jour, jointe à une grande naïveté et simplicité qui lui sont naturelles, faisoient craindre au père qu’il n’en arrivât quelque accident ; si bien que Gondran, qui est fils de Galland, avocat célèbre, et qui a laissé quelque bien assez honnête pour sa condition, en étant devenu amoureux, et l’ayant fait demander en mariage, il se résolut à la lui donner, quoique avec répugnance, à cause de l’humeur brutale de ce garçon, de ses débauches et de son oisiveté, n’ayant jamais voulu travailler au Palais, encore que la mémoire de son père et de son frère aîné, qui y avoient été tous deux en estime, lui eût pu donner grande facilité à y réussir, s’il eût voulu travailler comme il le pouvoit. Outre cela cette famille, qui a toujours été arrogante et impérieuse, ne plaisoit pas aux autres familles ; et il n’y en avoit jamais eu de considérables qui eussent voulu s’allier avec elle : ce qui faisoit que le père et les parens avoient peine à consentir à cette alliance. Mais la crainte du péril l’emporta sur toute autre considération ; et pour se décharger d’une personne qui leur donnoit tant d’inquiétude, ils se résolurent de la sacrifier à leur repos ; d’autant plus que les avantages que Gondran lui faisoit étoient grands pour le peu de bien qu’elle lui apportoit, car elle n’eut pas plus de huit mille écus de mariage. Ainsi le mariage ayant été rompu une fois sur les conditions, que l’on demandoit trop hautes du côté de la fille, se renoua et fut consommé. Pendant qu’elle étoit accordée, tous les galans étoient tous les jours chez sa sœur à lui en conter, se mettant à genoux devant elle, et faisant toutes les autres badineries que font les amoureux transis ; et le pauvre serviteur étoit à un coin de la chambre avec quelqu’un des parens à s’entretenir, sans oser presque approcher d’elle, ni lui rien dire. Il n’a jamais paru qu’elle eût ni estime ni affection pour lui. Outre sa brutalité naturelle et son humeur de goinfre, qui fait qu’il s’enivre fort souvent, et même avec des galans de sa femme, il a quelquefois des saillies de jalousie qui lui font dire mille impertinences, jusque là qu’il en vient avec elle aux injures, et même aux coups, à ce que disent quelques-uns. Elle a si peu de conduite, qu’elle dit et fait souvent des choses qui donnent grand sujet de penser d’elle le mal qui n’y est pas ; et plusieurs femmes plus habiles qu’elle, et aussi malicieuses qu’envieuses de sa beauté, lui ont joué beaucoup de fois des pièces sanglantes sur ses propres naïvetés. Il y a eu même des personnes d’esprit et de mérite, de ses parens, qui lui ont donné des avis qui lui pouvoient être fort salutaires ; mais elle n’en a jamais profité. Elle souffre que toutes sortes de gens aillent chez elle ; et quoi que sa belle-mère, qui est une des plus acariâtres de toutes les vieilles prudes, ait pu faire pour l’en empêcher, elle n’y a pu donner ordre ; et elle fait toujours si bien par son extrême complaisance, qu’elle n’est point mal avec elle, et que sa porte est ouverte à tout le monde.

Un des plus extravagans qui la voie est l’abbé de Romilly, inconsidéré et débauché au dernier point, qui dit avec une effronterie inconcevable tout ce qui lui vient à la bouche quand il est ivre. Elle le souffre néanmoins assez volontiers, parce que dans les collations et les conversations où ils se trouvent ils se jettent tout à la tête l’un de l’autre, et disent et font mille autres folies, qu’elle aime aussi bien que lui. Un jour ayant fait débauche chez elle avec son mari, comme ils furent tous deux bien ivres, cet abbé voulut user de quelque liberté impertinente ; et elle le repoussant, il lui dit : « Madame, vous faites bien la cruelle aujourd’hui ! vous ne l’êtes pas toujours tant ; et ce que j’ai obtenu de vous autrefois pouvoit bien me faire espérer que vous ne me repousseriez pas si rudement. Il est vrai qu’il m’en a coûté quelque point de Gênes et quelque jupe ; mais je tiens mon argent bien employé, puisqu’il m’a valu ce que vous m’avez accordé. » Elle le traita d’ivrogne, de riant, et lui dit qu’il ne falloit pas prendre garde à lui en l’état où il étoit. Le mari ne lui dit autre chose, sinon : « Abbé, va, va-t’en chez toi ; tu ne sais ce que tu dis ; tu es ivre, et moi aussi. » On a dit depuis que cet abbé, à l’instigation de quelque femme qui n’aimoit pas madame de Gondran, s’étoit vanté qu’il lui diroit, en une compagnie où elle devoit aller, les mêmes choses qu’il lui avoit dites chez elle étant ivre : mais quelques-uns de ses amis à elle en ayant eu avis, s’y trouvèrent avec main-forte ; tellement que l’abbé n’osa hasarder le coup. Mais comme elle savoit qu’il ne manqueroit pas à débiter cette histoire partout, par extrao…

(Le manuscrit n’est pas terminé.)


SUR L’AVOCAT GALLAND ET SUR SA FEMME[173].


Galland, secrétaire du conseil, qui fit sa fortune sous le ministère du cardinal de Richelieu, et qui fut en réputation d’être un des plus habiles, des plus heureux et des plus riches hommes d’affaires et de finances de son temps, étoit un pauvre garçon né à… Ayant trouvé moyen d’amasser quelque petite somme d’argent, il l’employa à une charge de receveur des tailles de Crépy en Valois, et emprunta le surplus de ce qu’il en paya. Dans l’exercice de cette charge, il acquit de quoi s’acquitter, et quelque chose de plus ; et commençant à se trouver un peu accommodé pour sa condition, il épousa la fille d’un notaire nommé Le Camus. Au bout de quelque temps s’étant embarqué dans quelques partis, il y trouva si bien son compte, qu’il ne tarda pas long-temps à s’enrichir.

Bullion, surintendant des finances, et Cornuel, président des comptes, qui conduisoit tout le détail des affaires sous lui, vinrent à goûter Galland, sur lequel ils se déchargeoient de ce qu’il y avoit de plus pénible, parce que Bullion ne vouloit faire que le gros, et que Cornuel étant malsain et homme de plaisir, étoit bien aise d’avoir quelqu’un qui le soulageât. Ce fut donc par cette voie que Galland fit une si grande fortune, ayant fait bâtir la belle maison de Petit-Bourg près d’Essone, qui est aujourd’hui à l’abbé de La Rivière, et possédant des biens immenses lorsqu’il mourut, tant en argent qu’en autres bons effets. Mais, au milieu de cette abondance et d’une fortune si riante, lui et sa femme avoient le déplaisir de n’avoir point d’enfans, quoiqu’ils en désirassent extrêmement pour leur laisser tous ces grands biens qu’ils avoient acquis. Il étoit encore assez jeune quand il mourut, et il laissa, selon le bruit commun, plusieurs millions, qui furent partagés entre sa femme, laquelle en emporta plus de moitié à cause de la communauté, et son frère, qui est encore aujourd’hui secrétaire du conseil.

Sa femme demeura quelque temps veuve ; mais ayant beaucoup de passion d’avoir des enfans, d’acquérir quelque qualité dans le monde, et de se mettre à couvert de la persécution qui s’étoit élevée contre les partisans et les gens d’affaires, et dont elle s’étoit déjà sentie en plusieurs rencontres, surtout durant le blocus de Paris en 1649, elle fit résolution de se remarier à quelque homme de bon âge, et des plus qualifiés de la robe : ce qu’ayant communiqué à ses plus particuliers amis, ils lui proposèrent divers partis ; mais entre tous elle s’arrêta à Saint-Envestre, fils aîné du président Le Coigneux, reçu en survivance de l’office de président à mortier de son père, et pourvu de celui de président en la deuxième chambre des requêtes du Palais. Car, outre cette dignité et l’éclat de la famille, il étoit à peu près de même âge qu’elle, seulement de quelques années plus jeune, et avoit la réputation d’homme d’esprit et de vigueur, comme il le fit paroître dans les assemblées du parlement, pendant tous les mouvemens excités à cause du cardinal Mazarin. Mais il étoit aussi un peu capricieux, aussi bien que son père, et avoit l’humeur fière et impérieuse. Ce mariage ayant été proposé, fut conclu par l’entremise de la femme de Garnier, conseiller au grand conseil, laquelle étoit fille d’un apothicaire nommé de Vouges, célèbre à Paris pour la gelée excellente qui se faisoit chez lui pour les malades, et intime amie de cette riche veuve.

Elle fit à son mari des avantages considérables par son contrat de mariage, et qui montoient à plus de cent mille écus[174]. Quand le mariage fut consommé, il trouva moyen de se mettre en possession de tout le bien de sa femme ; et pour l’y faire consentir plus facilement, il lui témoignoit beaucoup d’affection, et avoit grande complaisance pour elle : mais lorsqu’il eut tout en sa disposition, il commença à ne se plus contraindre ; et elle, qui croyoit qu’elle seroit toujours adorée après avoir fait pour lui tout ce qu’il avoit désiré, et qui avoit accoutumé de l’être de toutes les personnes avec qui elle vivoit ordinairement, ne pouvoit s’accoutumer aux indifférences et aux caprices de son mari. D’ailleurs elle découvrit qu’il avoit des amourettes : ce qui mêla de la jalousie parmi ses autres mécontentemens, et causa ensuite beaucoup de mauvais ménage ; car, prenant du dégoût l’un de l’autre, ils ne songèrent plus qu’à se faire des niches, et expliquoient toutes choses en mal. Quand il venoit des demoiselles de campagne de mauvaise mine, qu’elle ne connoissoit pas, pour solliciter son mari pour quelque procès, elle disoit que c’étoit des messagères d’amour qui lui apportoient des lettres ou des nouvelles de ses maîtresses. S’il en venoit de belles, elle disoit qu’il leur avoit donné assignation sous prétexte de sollicitation. Si elle voyoit des plaideurs mal vêtus, et dont on ne lui pouvoit dire les noms, elle ne manquoit pas à les soupçonner d’être aussi des porteurs de poulets, ou des faiseurs d’ambassades ; et elle engageoit le portier à lui dire précisément les noms de toutes les personnes qui venoient demander son mari, lequel voyant qu’elle l’avoit gagné de la sorte, le chassa, et mit à sa porte un suisse qui ne connoissoit personne, qui n’entendoit pas un mot de français, et qui ne savoit pas même qui étoit la maîtresse de la maison. Elle de son côté, sachant qu’il avoit de l’aversion pour une certaine fille qu’elle vouloit prendre pour femme de chambre, et qu’il l’avoit priée plusieurs fois de ne pas prendre, ne manqua pas à la faire venir. Quand il la vit, il lui dit en se raillant d’elle qu’il vouloit faire faire son portrait et le mettre sur sa cheminée, afin de l’avoir toujours devant les yeux, et de s’accoutumer à la voir pour apprendre à la souffrir, parce qu’elle lui étoit insupportable ; et il persécuta tant sa femme de renvoyer cette fille, qu’enfin elle fut contrainte de le faire.

Ce qui augmentoit encore le désordre étoit la femme de Galland, sœur de la présidente Le Coigneux (les deux frères avoient épousé les deux sœurs), laquelle étant d’une humeur aigre et fière, et ayant toujours applaudi à toutes les passions de sa sœur dans l’espérance de sa succession, la portoit en cette rencontre à se faire séparer d’avec le président, afin qu’elle retirât son bien, qu’en cas qu’elle vînt à mourir ils eussent eu trop de peine à se faire rendre par le mari, s’il en demeuroit en possession. Elles avoient aussi un frère nommé Le Camus comme elles, qui étoit le plus impertinent homme du monde, et dont il n’y avoit personne qui ne tâchât d’éviter la conversation. Ce galant homme sachant que le président le méprisoit, comme recevant toujours de lui des rebuffades telles qu’il les méritoit, pour s’en venger aigrissoit de tout son pouvoir l’esprit de sa sœur ; de sorte que les choses en vinrent à telle extrémité, que cette femme, emportée de colère et de jalousie, ne voulut plus qu’on lui apprêtât à manger à la cuisine, mais dans une petite chambre haute, et proche du grenier. Elle se barricadoit dans sa chambre avec son frère, sa sœur, et quelques femmes du quartier qui étoient aussi ses adoratrices, sans vouloir permettre que son mari y entrât. C’étoit de ces personnes qu’étoit composé son conseil, toutes ces femmes lui disant sans cesse qu’après ce qu’elle avoit fait pour son mari il n’y avoit point de déférence ni de respect qu’elle n’en dût attendre ; et qu’au lieu de cela il la payoit d’une lâche ingratitude, et Ja traitoit comme une petite soubrette ; qu’il falloit qu’elle le mît à la raison en se faisant séparer. Et si quelqu’un lui répondoit que cette séparation ne se pouvoit faire sans l’autorité du magistrat ; que pour la faire faire il falloit avoir des preuves de mauvais traitemens, et qu’elle n’en pouvoit donner parce qu’il n’y en avoit point : mais que quand il y en auroit, il ne se trouveroit personne qui voulût déposer, à cause de la qualité et de l’autorité de son mari ; elles répondoient que cela étoit bon pour des femmes de basse condition ; mais que pour des personnes comme elle, les mauvais traitemens dont elle se plaignoit, qu’il ne l’honoroit pas assez, qu’il ne lui donnoit point d’argent, qu’il éloignoit d’elle les personnes qui lui étoient les plus chères, suffisoient pour lui faire rendre son bien ; et que quand elle l’auroit, il falloit qu’elle le quittât là. Le mari voyant que le frère et la sœur étoient les principales causes de ce mauvais ménage, crut qu’il leur falloit empêcher de la voir ; que par ce moyen elle changeroit d’humeur, et que les autres femmes feroient moins d’impression sur son esprit ; ou qu’en tout cas si elles continuoient à lui donner de mauvais conseils, il ne lui seroit pas malaisé d’en prévenir les effets, défendit à son beau-frère d’y venir ; et ayant témoigné qu’il ne vouloit plus que la sœur y vînt non plus, celle-ci au contraire y fit porter son lit, comme en dépit de lui ; et la haine devint plus âpre que jamais. Cela se rencontra justement au temps qu’une partie du parlement étoit, à Pontoise[175] ; et comme le président Le Coigneux fut un de ceux qui s’y rendirent durant son absence, le frère et la sœur de la présidente étoient sans cesse auprès d’elle à l’animer contre son mari.

Il arriva un jour par rencontre qu’ayant reçu de ses lettres (car ils s’écrivirent plusieurs fois durant cette absence, même avec beaucoup de civilité), comme son frère sortoit de chez elle, il trouva un petit laquais qui apportoit un paquet du président à un de ses secrétaires qu’il avoit laissé à Paris pour faire ses affaires, et auquel il s’adressoit. Le Camus ayant reconnu l’écriture, prit le paquet, disant qu’il le donneroit au secrétaire ; le petit laquais insiste, et dit qu’il avoit ordre de ne le délivrer qu’à lui-même ; mais l’autre l’ayant renvoyé, porta le paquet à la présidente, qui eut la curiosité de l’ouvrir, et y trouva une lettre d’amour que son mari envoyoit au secrétaire pour la rendre à la personne qu’il connoissoit, et qui n’y étoit pas nommée. Cela l’outra au dernier point ; et depuis elle jeta dans le feu, toutes cachetées, toutes les lettres qui lui furent écrites par son mari, lequel ayant appris ce procédé, pria Bachaumont[176] son frère, conseiller au parlement, qui étoit demeuré à Paris, d’aller voir sa belle-sœur, de savoir d’elle le sujet de son mécontentement, et de lui offrir de sa part toute sorte de satisfaction si elle avoit quelque sujet de plainte. Elle ne le voulut point entendre, et sa colère l’irritoit de jour en jour. Enfin, le mari étant revenu de Pontoise, parle à la sœur, femme de Galland, à la femme de Garnier, à celle de Pelaud, et à celle de Sanguin, qui étoient ses confidentes ordinaires et ses conseillères d’État. Elles lui donnèrent toutes le tort, dirent que sa femme avoit grand sujet de se plaindre de lui, et qu’il devroit mourir de honte de la traiter mal comme il faisoit. La femme de Garnier, entre autres, lui dit tout ce que la rage lui put inspirer, croyant en avoir plus de droit que les autres, parce qu’elle le connoissoit de plus long-temps, et qu’elle avoit aidé à faire le mariage ; elle lui dit donc qu’il étoit un lâche et un ingrat, qu’il ne méritoit pas d’avoir rencontré une femme vertueuse et riche comme étoit la sienne ; qu’il avoit toujours été sans honneur, sans amitié, et même sans humanité ; que pendant que son père étoit en exil à la suite de M. d’Orléans, persécuté à outrance par le cardinal de Richelieu, il recevoit tout le revenu du bien de la maison que l’on avoit pu mettre à couvert ; et qu’au lieu de le faire tenir à son père, qui en avoit très-grand besoin, il l’employoit ici à des meutes de chiens et autres équipages de chasse, et à se donner du plaisir de toutes façons ; qu’il avoit maltraité même jusqu’à ses maîtresses, parce qu’ayant été autrefois amoureux de la présidente Tambonneau, un jour qu’il l’attendoit chez elle le soir, au retour de la promenade, s’étant caché derrière la porte, il aperçut le comte d’Aubijoux qui la ramenoit à sa porte dans son carrosse ; et que l’ayant descendue, elle avoit crié tout haut : « Madame, je suis votre servante très-humble, » pour faire croire au Coigneux, qu’elle avoit reconnu en arrivant, qu’elle revenoit avec des femmes : quand elle fut entrée, il lui dit cent injures, et lui donna même un soufflet. Qu’à cette heure qu’il étoit marié, il n’étoit pas plus raisonnable ; qu’il méprisoit sa femme ; qu’il la privoit de la vue de ses proches, et particulièrement de celle de son frère, qu’elle aimoit plus que personne ; qu’il ne lui donnoit point d’argent pour ses nécessités suivant sa condition ; qu’il faisoit des galanteries ; qu’on en avoit des preuves par ses propres lettres ; que sa femme vouloit mettre une fin à tout cela. La femme de Pelaud l’étant allé voir à son retour, après beaucoup de complimens qu’elle lui fit, tomba sur l’histoire de la présidente de Pommereuil, et lui dit qu’ayant eu sujet de se plaindre de son mari, et de vouloir être séparée, quoiqu’il y eût très-long-temps qu’ils fussent mariés, et qu’ils eussent des enfans, elle n’avoit point voulu quitter son logis, d’où le mari avoit enfin été contraint de sortir, avec son fils du premier lit ; et que comme il avoit voulu faire transporter les meubles par des archers, sa femme étoit survenue avec d’autres gens armés, et elle-même ayant une hallebarde à la main, et qu’elle les avoit mis en fuite ; qu’il lui faudroit une pareille femme à celle-là pour le mettre à la raison.

Un créancier à qui Le Camus, frère de la présidente Le Coigneux, devoit vingt-deux mille livres dont il ne pouvoit tirer paiement, le fit guetter, un jour qu’on savoit qu’il devoit revenir d’une maison qu’il a à…, par vingt ou trente soldats des gardes qui étoient au Roule, conduits par un sergent qui le connoissoit. Il étoit à cheval, lui troisième ; un des soldats s’approche de lui comme pour lui demander l’aumône, et saisit la bride de son cheval, pendant que les autres le lèvent par un pied, et le jettent de l’autre côté. Il mit la main au pistolet ; mais les autres avoient leurs épées nues, et étoient en trop grand nombre pour leur résister ; si bien qu’il fut obligé de remettre son pistolet dans le fourreau, et de suivre les soldats, qui le menèrent au fort l’Évêque. Il en donna incontinent avis à ses sœurs, qui commencèrent à pester contre le président Le Coigneux, disant que c’étoit lui qui avoit fait faire cette pièce à leur frère pour leur faire déplaisir, et qu’il s’en falloit venger. Cependant, de douleur ou de dépit, la présidente tombe en foiblesse, on court, on crie au secours ! dans tout son appartement. Le président entendant du bruit, et en sachant le sujet, n’osa monter en haut, de peur de trouver les portes barricadées à l’ordinaire, et de trouver ces femmes encore plus en fureur contre lui que jamais. Il envoya prier la femme de Garnier, qui y étoit, de descendre : ce qu’ayant fait, il lui dit que si sa femme le vouloit prier d’aller délivrer son frère, il s’y en iroit du même pas, et le rameneroit sans qu’il lui en coûtât un sou ; mais qu’à moins que de l’en prier, il n’iroit point, parce qu’il ne vouloit rien faire pour celui qui étoit en prison, comme ayant fort mal vécu avec lui. La femme de Garnier remonte, et fait cette proposition aux deux sœurs, qui d’un commun accord la rejettent ; et parce que, nonobstant leur refus, elle vouloit redescendre, et dire au président que sa femme le prioit donc d’aller mettre son frère en liberté, elles l’enfermèrent, et envoyèrent quérir Galland, à qui elles dirent qu’il falloit qu’il s’en allât à l’instant même le faire sortir, et payer les vingt-deux mille livres, s’il ne le pouvoit autrement. Galland, qui est soumis à sa femme en toutes choses, va au fort l’Évêque, s’oblige pour les vingt-deux mille livres, et délivre Le Camus. L’archer tenoit sa dette si mauvaise, qu’il l’avoit offerte plusieurs fois pour dix mille livres, et il l’eût sans doute abandonnée encore à moins. Au retour de la prison, il revint tout courant trouver sa femme et sa belle-sœur, dont il croyoit recevoir mille remercîmens et mille louanges ; mais il fut bien étonné quand il s’entendit appeler par elles lâche, sans courage, sans vigueur, etc., sur ce qu’elles s’étoient imaginé que l’ayant fait élargir si promptement, c’avoit été par le crédit du président Le Coigneux ; et qu’elles ne vouloient point qu’il s’en mêlât. Après qu’elles eurent bien crié et bien tempêté, enfin il obtint qu’elles lussent le papier qu’il tenoit à la main, qui étoit la quittance par laquelle il paroissoit qu’il avoit payé actuellement cette somme de vingt-deux mille livres : de sorte qu’elles s’apaisèrent un peu contre lui ; mais elles se remirent à pester contre le président, et à tel point qu’enfin il fut conclu que sa femme le quitteroit, et se retireroit dans un couvent.

Le dimanche 10 novembre 1652, veille de saint Martin, cette résolution fut exécutée ; et elle s’en alla au monastère des Filles Saint-Thomas, proche la porte de Richelieu. Le mari étant dans son appartement, qui est en bas au-dessous de celui de sa femme, et n’entendant plus marcher comme de coutume, en demanda la raison ; et comme pas un des gens ne savoit la retraite de la présidente, ou ne la vouloit dire, il monte en haut lui-même ; et trouvant toutes les portes ouvertes, dit, d’un ton moitié raillerie et moitié de colère : « Oh ! oh ! on a décampé d’ici ! » Il fait venir le suisse, à qui il demande si madame est sortie. Le suisse répond en son baragouin qu’il a vu sortir en carrosse trois femmes et un homme, mais qu’il ne la connoissoit pas : car, comme j’ai déjà dit, il n’avoit point vu sa maîtresse, ou il ne l’avoit vue que masquée ; et ainsi, étant aussi grossier et aussi neuf qu’il étoit, il ne l’eût pu discerner d’avec une autre. Il apprit bientôt par quelqu’un du voisinage et qu’elle s’étoit retirée de chez lui, et où elle s’en étoit allée. Il prie Garnier de l’aller trouver pour la disposer à revenir. Il s’acquitte de cette commission, et fait voir à la présidente tous les inconvéniens qui se peuvent rencontrer dans cette affaire, et qu’elle ne lui peut être que désavantageuse, puisqu’elle ne pouvoit produire aucune plainte contre son mari capable d’obtenir une séparation. Elle combattit tout ce qu’il lui allégua plutôt par son opiniâtreté que par de bonnes raisons ; et enfin il ne la put réduire à autre chose qu’à offrir de remettre ses intérêts entre les mains du président de Novion et du procureur général Fouquet. Garnier rapporta cela au président Le Coigneux, et lui conseilla d’aller lui-même la trouver, et de faire en sorte qu’elle revînt avec lui, pour empêcher le bruit et les discours que cette affaire causeroit dans Paris. Il le crut, et y alla le lundi, jour de saint Martin. Il lui parla à la grille ; et lui ayant demandé pour quel sujet elle avoit quitté son logis, lui remontra que s’il eût voulu il l’eût obligée d’y revenir par une voie moins civile et moins douce que celle dont il se servoit, parce qu’il n’y avoit point de maison religieuse où l’on pût retenir une femme sans le consentement de son mari, et sans la permission du magistrat ; qu’il feroit enfoncer les portes et rompre les grilles pour la tirer de là, s’il vouloit (en effet, Daubray, lieutenant civil, ayant su qu’elle s’en étoit allée de la sorte, avoit été trouver le président Le Coigneux, et lui avoit offert d’y aller avec des archers, pour la lui ramener de gré ou de force ; mais il l’en avoit remercié) : mais qu’il avoit mieux aimé venir lui-même lui représenter le tort qu’elle se faisoit de croire de mauvais conseils, et de s’exposer aux railleries et aux entretiens des compagnies ; qu’il la prioit de s’en revenir avec lui sans passer plus outre ; et que si elle lui vouloit dire quel sujet elle avoit de se plaindre, il lui donneroit toute sorte de satisfaction. Elle ne se laissa point fléchir à toutes ces bonnes paroles, et se retrancha toujours dans la proposition qu’elle avoit faite à Garnier d’en passer par ce qu’en diroient le président de Novion et le procureur général : de sorte que n’en pouvant tirer autre chose, quelque remontrance et quelque promesse qu’il lui pût faire, il fut contraint de s’en revenir. Garnier y retourna encore l’après-dînée, et en arrivant chez ces religieuses trouva en bas Daurat, conseiller de la troisième chambre des enquêtes, qui lui dit que madame Le Coigneux lui avoit écrit pour le prier de la venir trouver en ce lieu-là : ce qui surprit assez Garnier, vu que Daurat est ennemi déclaré du président Le Coigneux, avec lequel il a eu de grandes prises dans toutes les assemblées du parlement pendant les mouvemens contre le cardinal Mazarin, ce conseiller ayant toujours été un des plus violens frondeurs, et elle n’ayant point d’habitude particulière avec lui : ce qui lui fit juger qu’il falloit que cette femme fût animée au dernier point contre son mari, puisqu’elle recherchoit même ses ennemis pour prendre conseil de ce qu’elle devoit faire contre lui. Garnier dit à Daurat que madame Le Coigneux vouloit peut-être lui parler de ses mécontentemens contre monsieur son mari, et de la séparation qu’elle avoit envie de demander en justice. À quoi Daurat répondit que si c’étoit pour cela qu’elle l’avoit envoyé quérir, il alloit lui dire qu’elle avoit grand tort d’être venue en ce lieu-là ; qu’il falloit qu’elle retournât avec son mari ; et qu’à moins que d’avoir attenté à sa vie, elle n’avoit aucune cause légitime de le quitter. Sur quoi Garnier s’en retourna chez lui, et le laissa monter au parloir, où il dit à la présidente les mêmes choses, mais sans effet. Cependant le mari, voyant que tout ce qu’il avoit fait n’avoit rien produit, se résolut à laisser là sa femme, jusqu’à ce qu’il lui prît envie de revenir ; mais il représenta lui-même, et fit aussi représenter par d’autres, à la supérieure de ce couvent, le tort qu’elle avoit d’avoir reçu et de retenir chez elle une femme mariée, et mariée à un homme de cette qualité, qui la pouvoit venir reprendre, et la mettre en peine ; outre qu’un homme de sa condition lui pouvoit nuire en beaucoup de rencontres. Cette supérieure reconnoissant alors qu’elle avoit fait une faute, se résolut de la réparer en travaillant à la réconciliation du mari et de la femme ; et en effet elle s’y prit si bien, qu’en peu de temps elle la détermina à revoir son mari. Elle y eut d’autant moins de peine, qu’au milieu de tout son dépit et de toute sa colère elle conservoit toujours de l’affection pour lui, et étoit plutôt animée de jalousie que de haine ; joint qu’ayant reconnu que les femmes qui jusque là avoient été confidentes de la présidente étoient celles qui lui avoient mis le plus d’aigreur dans l’esprit, elle la sut ménager de telle sorte, qu’elle prit résolution de se raccommoder sans leur en parler ; de quoi elles furent fort piquées, et particulièrement sa sœur, femme de Galland. La délibération étant donc prise, et le président ayant été averti, il s’en alla au monastère, où il parla à sa femme et à la supérieure, à qui il promit de lui donner toute la satisfaction qu’elle désireroit ; et lui ayant offert de la remettre en son logis dans son carrosse, elle le pria de la laisser aller en chaise, parce qu’elle se trouvoit mal ; à quoi il acquiesça, et même l’y fit accommoder avec des carreaux qu’il avoit fait apporter. Aussitôt qu’elle fut arrivée chez eux, il lui donna deux cents louis d’or, lui disant qu’elle en feroit ce qu’il lui plairoit ; et qu’il ne vouloit plus qu’elle se plaignît qu’il ne lui donnoit point d’argent.

Le lendemain, il lui fit encore confirmer par Garnier qu’il feroit tout ce qu’elle désireroit pour son contentement, à la réserve de deux choses : la première fut qu’elle ne verroit point sa sœur, ni quelques autres personnes qui n’avoient pour but que de les mettre mal ensemble ; et la seconde, qu’elle ne lui parleroit point de chasser le valet contre lequel elle avoit témoigné tant d’aversion. Sur cela elle se plaignit hautement, disant qu’il lui manquoit de parole ; que la supérieure des religieuses chez qui elle s’étoit retirée l’avoit assurée de sa part qu’il lui donneroit cette satisfaction, qui étoit la seule qu’elle désiroit ; et que lui-même lui ayant promis indéfiniment de faire tout ce qu’elle désireroit pourvu qu’elle revînt avec lui, c’étoit la traiter plus mal que jamais que de lui tenir cette rigueur, après qu’elle étoit revenue avec tant de franchise, et d’une manière si obligeante pour lui. Garnier néanmoins l’adoucit le mieux qu’il put, et par toutes les raisons qu’il lui allégua lui fit comprendre qu’après ce qui s’étoit passé, si elle s’opiniâtroit encore à vouloir que son mari fit une chose où il croyoit qu’il alloit de son honneur, elle n’en pouvoit recevoir que du déplaisir. Elle donna en quelque façon les mains à souffrir ce qu’elle ne pouvoit empêcher : mais comme les femmes avec qui elle avoit accoutumé de se divertir ne la voyoient plus depuis qu’elle s’étoit résolue à revenir chez elle sans le leur communiquer, la solitude où elle se trouvoit lui étoit fort ennuyeuse, et elle se considéroit comme méprisée de son mari, séparée de ses proches, et abandonnée de ses amis. La femme de Garnier fut la seule qui l’alla voir dès le jour de son retour, qui l’en loua, et lui protesta avec grande tendresse d’être absolument à elle, et d’y vouloir demeurer inviolablement attachée. Elle reçut d’autant plus favorablement ces témoignages d’amitié, qu’elle n’en recevoit plus de personne ; de sorte qu’elle la conjura instamment de la voir à toute heure pour la consoler dans ses déplaisirs. Au bout de quelques jours, d’autres femmes de sa connoissance la vinrent voir, avec lesquelles elle commença une petite société pour jouer au hoca[177] les après-dînées, afin de se désennuyer. Le soir, elles soupoient ensemble dans sa chambre, mais fort frugalement ; car le mari avoit ordonné qu’elles n’auroient qu’un potage avec un chapon bouilli, et un chapon rôti quand elles ne seroient que trois ; et lorsqu’elles seroient quatre, qu’on y ajouteroit deux perdrix. Cela dura ainsi quelque temps ; mais comme les esprits du mari et de la femme sont fort inquiets, et ne peuvent demeurer long-temps en même assiette, il commença à s’ennuyer de ce qu’elle ne soupoit jamais avec lui, d’autant plus qu’elle faisoit manger ses gens à part : ce qui étoit cause qu’il falloit tenir quatre ordinaires différens, tant à dîner qu’à souper : un pour lui, un pour ses gens, et un pour elle et un pour ses gens. Il commanda donc à son cuisinier que quand il souperoit au logis, il lui fit servir la moitié du potage et du chapon, et à sa femme l’autre moitié avec un chapon rôti, ou une perdrix seulement, sans autre chose : ce qui la piqua extrêmement, disant à toute heure à Garnier et à sa femme qu’il n’y avoit jamais eu de barbarie semblable de refuser le nécessaire à une femme de qui on avoit reçu tant d’avantages et tant de témoignages d’affection ; de sorte qu’au lieu d’avoir quelque plaisir dans son ménage, elle ne travailloit qu’à lui donner tous les jours des mécontentemens.

Lorsque le président s’étoit retiré à Pontoise, il avoit fait transporter beaucoup de meubles précieux de son logis pour les mettre en sûreté ; et il s’étoit vendu aussi quelque vaisselle d’argent. Or, comme tout cela étoit porté par l’inventaire qu’elle avoit fait faire en l’épousant, et qui étoit mentionné dans son contrat de mariage (ce qui l’en rendoit responsable), il pria Garnier de voir cet inventaire avec la présidente, et de lui faire marquer les choses qui avoient été vendues, afin de l’en décharger ; et celles qui étoient hors du logis pour les y rapporter. Garnier crut que c’étoit une occasion assez favorable pour les faire parler ensemble, et peut-être pour les raccommoder. Il dit donc au président qu’à son avis cela se feroit mieux entre lui et madame sa femme, qui avoient connoissance de ces choses dont il s’agissoit, que par lui, qui n’en savoit que ce qu’il lui en pourroit dire. Le président répondit qu’il craignoit que sa femme ne lui dit des choses fâcheuses, et qu’il ne fût obligé de se mettre en colère contre elle : ce qu’il eût été bien aise d’éviter. Garnier l’assura qu’elle ne le feroit point ; et pour en être encore plus certain, il l’alla trouver à sa chambre, et lui dit que si elle l’avoit agréable, monsieur son mari la viendroit trouver pour lui parler de quelque chose qui regardoit leurs affaires ; mais qu’il la prioit de ne lui rien dire qui le pût fâcher, comme de son côté il étoit très-disposé à ne lui parler qu’avec toutes sortes de civilités. Elle consentit à cela : et le président étant monté avec l’inventaire à la main, s’enquit de sa santé, parce qu’elle étoit au lit. Elle lui répondit, sans le regarder, qu’elle se portoit mal, et qu’elle étoit enrhumée. Un peu après, il la pria de lui dire quels meubles avoient été transportés pendant son absence, et ce que l’on avoit vendu de vaisselle d’argent, afin qu’il le marquât sur l’inventaire ; et à mesure qu’il lui lisoit un article, elle lui disoit où étoit ce qu’il contenoit, ou s’il avoit été vendu ; mais toujours avec une grande indifférence, et ne portant jamais les yeux sur lui, mais sur Garnier, quand elle les levoit en haut. Un peu après qu’ils eurent commencé, le marquis de La Vieuville et le président de Thoré vinrent demander le président Le Coigneux, qui fut obligé de descendre pour leur parler, et madame de La Leu vint aussi pour rendre visite à la présidente : ce qui fit craindre à Garnier et à sa femme, qui espéroient faire le raccommodement cette après-dînée-là, que si cette femme faisoit sa visite longue, ils ne pourroient venir à bout de le retenir, et que peut-être une autre fois l’occasion ne s’en offriroit pas si favorable ; de sorte que Garnier envoya sa femme au bas du degré prier madame de La Leu de n’être pas long-temps avec la présidente, afin qu’ils pussent renouer la conférence d’elle et de son mari : car, pour le marquis de La Vieuville et le président de Thoré, ils jugeoient bien qu’ils ne tarderoient pas long-temps à le quitter. En effet, il en arriva ainsi ; et toutes ces personnes s’en étant allées, Garnier pria le président de remonter à la chambre de sa femme pour achever ce qu’ils avoient déjà ébauché. Il y retourna donc, et recommença la vérification des articles qui restoient ; et comme Garnier vit qu’ils étoient en train d’achever cet ouvrage assez doucement, il se retira, et les laissa tous deux seuls. Ils y furent jusqu’à onze heures du soir. Le président lui conta depuis qu’après qu’il s’en fut allé ils s’étoient querellés, fait mille reproches et dit mille injures ; qu’après ils s’étoient radoucis ; qu’ils avoient pleuré tous deux ; qu’ils s’étoient embrassés, et dit mille douceurs ; qu’ils avoient soupé ensemble ; et qu’enfin ce qu’il y avoit de plus doux et de plus secret dans le mariage s’étoit passé entre eux.

Une des choses qui avoit autant irrité l’esprit de cette femme étoit que son mari avoit désiré une reconnoissance de Galland et de sa femme, présomptive héritière de la présidente, comme toutes ses perles et ses diamans, dont l’inventaire étoit chargé, étoient entre ses mains à elle et en sa possession, afin que si après sa mort ils ne se trouvoient point, on ne l’en rendît pas responsable : ce qu’il avoit sujet d’appréhender à cause de la haine qu’ils avoient pour lui, et de ce qu’il leur avoit défendu sa maison ; à quoi la présidente répondoit que cette précaution lui étoit injurieuse, et qu’il ne devoit pas soupçonner qu’elle voulût donner pour huit ou dix mille écus de bagues à son préjudice, et pour les lui faire perdre, après lui avoir donné quatre ou cinq cent mille livres comme elle avoit fait, et après avoir rejeté le conseil qu’on lui donnoit de former opposition au sceau et au parlement à l’expédition des provisions de son office de président à mortier, et à la réception de son résignataire, lorsqu’il étoit en termes de s’en défaire pour être premier président. Le mari fut touché et convaincu de cette raison, qu’il savoit être véritable, et que c’avoit été le président de Novion qui lui avoit donné ce conseil pour empêcher le président Le Coigneux d’être premier président, parce qu’il y prétendoit lui-même. Il témoigna donc qu’elle l’avoit obligé en cette rencontre, et qu’il lui en savoit gré ; de sorte que depuis cela ils vivoient mieux ensemble, ne mangeant et ne couchant plus séparément comme auparavant, au moins quand elle se portoit assez bien pour ne garder pas la chambre ; et même quand elle étoit tard à quelque dévotion, et qu’il ne la pouvoit attendre à dîner, parce qu’il étoit obligé de retourner de bonne heure au Palais pour juger des procès de commissaires à la chambre de l’édit où il présidoit, il avoit soin de lui faire garder de ce qu’il y avoit de meilleur sur la table. Enfin ces deux personnes ont toutes deux de la vertu et de bonnes qualités, de l’amitié l’un pour l’autre, et beaucoup de sujets d’être contens, et de vivre bien ensemble. Cependant ils ne le peuvent, parce qu’il y a de la bizarrerie dans l’esprit de tous les deux ; qu’ils sont tous deux fiers et orgueilleux, la femme de son bien et le mari de sa dignité, chacun croyant avoir beaucoup fait pour son compagnon de l’épouser : outre que le mari est enclin aux amourettes et la femme à la jalousie, laquelle est d’autant plus fâcheuse en elle qu’elle a de l’affection pour son mari, et que sa plus grande passion est qu’il n’aimât qu’elle. Et ce qui rend tout cela encore plus rude et plus incommode, elle prête l’oreille aux mauvais conseils que des personnes qui la flattent lui donnent continuellement, de gourmander son mari et de vivre mal avec lui.


SUR D’ESTRADES et SUR CHAVIGNY le père[178].


Le cardinal de Richelieu ayant fait faire quelques vaisseaux en Hollande, y avoit envoyé une promesse de quatre cent cinquante mille livres pour satisfaire les marchands qui avoient ou fourni les vaisseaux, ou avancé l’argent pour les payer : mais s’étant passé beaucoup de temps sans que cette promesse eût été acquittée, ces marchands songèrent à exposer cette promesse pour en traiter. Le prince d’Orange Henri-Frédéric l’ayant su, en avertit Estrades[179] qu’il aimoit extrêmement, et lui dit que c’étoit une affaire sur laquelle il pouvoit gagner cinquante mille écus, parce qu’étant connu et estimé du cardinal de Richelieu, il pourroit lui faire comprendre que s’il ne donnoit ordre que sa promesse fût acquittée, on la promeneroit par toute la Hollande, et que comme il avoit trop de soin de sa réputation pour le souffrir, il ne manqueroit pas à ordonner à Bullion, surintendant des finances, de fournir les fonds nécessaires pour cela ; sur quoi il feroit obtenir une grande remise à Estrades, les marchands étant bien aises de la faire, et de toucher le reste en argent comptant.

Estrades venant en France apporta des lettres du prince d’Orange au cardinal de Richelieu et pour mieux parvenir à son dessein en parla à Chavigny[180], qui étoit alors des plus puissans auprès de lui. Chavigny lui dit qu’il en falloit parler à Senneterre, ami intime de Bullion, et lui donner part du profit, parce qu’il étoit homme fort intéressé. Estrades lui dit franchement ce qu’il croyoit qu’il y auroit de profit ; et parce que Chavigny faisoit profession d’amitié particulière avec lui, il lui confia la conduite de l’affaire, lui permettant d’en prendre portion, et d’en donner à Senneterre telle part qu’il voudroit. L’affaire fut proposée au cardinal, qui jeta feu et flamme contre Bullion de ce qu’il n’avoit pas acquitté cette partie comme il le lui avoit ordonné il y avoit long-temps, et dit qu’il vouloit absolument qu’elle fût entièrement payée. Sur cela Estrades s’en retourna en Hollande, croyant avoir au moins une bonne partie des cinquante mille écus de la remise qu’il avoit obtenue. Chavigny acheva seul l’affaire en son absence, et en bailla sept mille livres à Senneterre, et quatre mille livres à l’homme d’affaires d’Estrades, et prit le reste des cinquante mille écus pour lui, n’ayant fait tenir que cent mille écus pour retirer la promesse du cardinal. Senneterre ayant su cela, ne le put souffrir, parce que Chavigny faisoit profession d’être le meilleur de ses amis ; mais plus encore parce qu’une si belle proie lui étoit échappée, mettant l’intérêt au-dessus de l’amitié ; et ce fut la véritable cause, mais cachée, de la rupture, ce qui en parut n’en ayant été que le prétexte. Chavigny employa ce qu’il gagna en cette affaire au bâtiment de l’hôtel de Saint-Paul, qu’il avoit acheté environ deux cent mille livres, et qui lui revenoit à plus de huit cent mille livres, par l’aveu même de Saint-Sauveur son surintendant, quoique tout ne fût pas encore achevé.

MORT DE CHAVIGNY le fils[181].


Chavigny[182] ayant pris le parti du prince de Condé par l’ardente passion qu’il avoit contre le cardinal Mazarin, et selon quelques-uns par l’ambition de rentrer dans le ministère, voyant le grand engagement du prince avec les Espagnols, que Paris se disposoit à recevoir le Roi, et que le duc d’Orléans étoit las de la guerre, eût bien voulu se tirer aussi du parti honnêtement. Le prince de Condé, qui entretenoit toujours quelques négociations avec le cardinal, se trouva même plusieurs fois (on dit jusqu’à cinq) avec l’abbé Fouquet, et une entre autres chez la duchesse de Châtillon, pour conférer avec cet abbé, qui est frère du procureur général, et qui agissoit pour le cardinal. On disoit que la conférence n’alloit que jusqu’à un certain point, et que le duc d’Orléans y avoit donné son consentement. Goulas, secrétaire de ses commandemens, et Chavigny, dont il étoit ami intime, s’y trouvèrent aussi. Quelque temps après[183], un courrier fut pris par les troupes du prince de Condé, comme il étoit dans son camp vers Villeneuve-Saint-Georges, auquel on trouva une lettre écrite en chiffres par l’abbé Fouquet au cardinal, par laquelle il lui mandoit qu’il falloit tenir bon à refuser au prince ce qu’il demandoit pour ses amis, et qu’il s’en relâcheroit ; et que s’il vouloit tenir trop ferme, le duc de Rohan, Chavigny et Goulas assuroient que le duc d’Orléans s’accommoderoit sans lui. Quelques-uns ont dit que c’étoit une ruse du cardinal, qui avoit fait écrire la lettre exprès, et exposé le courrier pour donner jalousie au prince du duc d’Orléans, et faire perdre aux trois ci-dessus nommés sa confiance. Le prince ayant fait déchiffrer cette lettre, la porta chez le duc d’Orléans, où ces trois messieurs se rencontrèrent, qui demeurèrent fort surpris. Le prince ne voulut pas les pousser, de peur qu’ils ne découvrissent au duc d’Orléans qu’il avoit négocié sans lui avec le cardinal : mais un jour qu’ils furent chez lui quelque temps après, comme il étoit tombé malade, les uns disent qu’il malmena Chavigny ; et les autres, qu’il lui répondit, à ce qu’il alléguoit pour sa justification, en termes et d’une mine qui tenoient de l’indifférence, de la raillerie et du dédain tout ensemble : ce qui fit que Chavigny n’eut plus de part en ses bonnes grâces, ni aux affaires ; de quoi il se saisit tellement, qu’étant revenu chez lui fort enflammé et fort oppressé, il se mit au lit. Il y avoit déjà long-temps que l’agitation d’esprit et le travail de corps, qui étoient extraordinaires depuis son engagement dans le parti, l’avoient échauffé et desséché d’une étrange sorte, outre que sa façon de vivre y avoit beaucoup contribué ; car la crainte de devenir gros lui avoit fait prendre la résolution, quoiqu’il eût le sang fort chaud, le foie grand, et qu’il se fît grande dissipation d’esprits, de manger fort peu, et de ne souper point du tout, pratiquant une abstinence presque aussi grande que celle de Cornaro[184], mais non pas aussi réglée, ni accompagnée d’autant de tranquillité : ce qui ne contribue pas moins que la sobriété à la vie longue et heureuse.

Se trouvant donc en cet état, les médecins, qui ne jugeoient de son mal que par la fièvre qui étoit médiocre, et non pas par son agitation d’esprit, croyoient que ce n’étoit rien. Mais lui qui se sentoit, et qui jugeoit bien que, dans le combat qui se faisoit entre les passions de son ame et l’affoiblissement de ses sens et de son corps, il ne pouvoit plus résister, et qu’il falloit qu’il succombât, disoit à ceux qui l’approchoient qu’il n’en releveroit point.

Dans cette pensée, il demanda Saint-Quelain, prêtre de Port-Royal, qui étoit son confesseur ordinaire, et lui parla comme un homme qui se disposoit à mourir. Saint-Quelain, à qui Chavigny avoit fait entendre plusieurs fois qu’il vouloit mettre sa conscience en repos touchant le bien qu’il possédoit, et faire de grandes aumônes aux pauvres pour lui tenir lieu de restitution, lui dit, avant que d’entendre sa confession, qu’il étoit bien aise de l’avertir que, pour ce qui regardoit son bien et la manière dont il l’avoit acquis, cela n’entreroit point en leur entretien, parce que lui-même devoit être son propre juge, et que s’il avoit des restitutions à faire, elles devoient précéder sa confession pour la rendre légitime. Sur cela, Chavigny, quelque foible qu’il fût, se fit lever, n’ayant que sa robe de chambre sur lui, et alla dans son cabinet, où il prit une cassette qu’il fit apporter dans sa chambre ; et s’étant remis au lit, la déposa entre les mains de Saint-Quelain et de Du Guet-Bagnols[185], homme d’esprit, fort riche, et qui, ayant été maître des requêtes, avoit vendu sa charge pour se dévouer entièrement aux œuvres de piété et de charité, suivant les maximes de Port-Royal, dont il tenoit la conduite, leur disant que dès long-temps il avoit mis dans cette cassette pour huit ou neuf cent mille livres d’effets qu’il avoit destinés aux pauvres, pour tenir lieu de restitution de ce qu’il pouvoit posséder de son bien avec scrupule ; et qu’il les prioit, soit qu’il mourût ou qu’il ne mourût pas, d’en vouloir faire la distribution en conscience : ce qu’ils lui promirent. Cela se fit fort secrètement, et sans que la femme de Chavigny en sût rien.

S’étant confessé ensuite, on différa de le faire communier, à cause de quelque remède qu’il avoit à prendre, et parce que tous les médecins assuroient qu’ils ne voyoient rien à appréhender. Mais tout-à-coup on vit l’assoupissement, qu’il n’avoit eu que fort léger, augmenter : lui-même le sentant, demanda le cardinal de Retz pour se réconcilier avec lui ; et craignant qu’il ne pourroit venir à temps, il dit que s’il perdoit la parole et la connoissance avant qu’il arrivât, il prioit ses amis présens de lui témoigner qu’il mouroit son serviteur. En effet, à peine eut-il dit cela, que l’assoupissement devint tel qu’il n’entendoit ni ne voyoit plus, quoiqu’il eût les yeux ouverts et fort grands. Il avoit le visage rouge et enflé extraordinairement, la respiration si contrainte qu’il sembloit à tout le monde qu’il allât crever ; et en cet état il faisoit une peine étrange à tous ceux qui le regardoient, et d’autant plus grande qu’il étoit impossible de le soulager. Il y fut pour le moins quarante heures : ce qui étoit un pitoyable spectacle.

Le cardinal de Retz y alla ; mais il ne le put reconnoître, et encore moins lui parler. M. le prince y fut aussi ; mais ce fut la même chose. Comme il étoit dans la chambre, il dit : « Ce fut chez moi que le mal lui prit. » La duchesse d’Aiguillon, qui étoit présente, répondit d’un ton et avec un geste qui faisoient assez entendre sa pensée : « Il est vrai, monsieur ; ce fut chez vous qu’il prit le mal, ce fut chez vous en effet. » N’ayant donc pu être secouru par tous les soins des médecins et de ses amis, non pas même pour le mettre en état de recevoir le viatique, il mourut[186] en cet état, que l’on jugeoit plus fâcheux pour ceux qui le voyoient souffrir que pour lui-même, qu’on croyoit qui ne souffroit pas[187]… Madame de Chavigny[188]) fut fort sollicitée de la part du duc d’Orléans et du prince de Condé, de vive voix et par écrit, pour faire entrer quelques-uns de leur parti dans la ville d’Antibes et dans le château du bois de Vincennes, dont il avoit le gouvernement ; et elle sembloit n’y avoir pas grande répugnance, sur la crainte qu’elle avoit que sa famille ne fût maltraitée de la cour, si quelques-uns de ses amis fidèles, entre autres la duchesse d’Aiguillon, ne lui eussent fait connoître que le premier pas qu’elle feroit contre le service du Roi causeroit la ruine d’elle et de ses enfans ; et qu’ayant de grands biens à conserver, elle devoit se mettre en état d’être bien traitée de la cour, et assistée des amis qu’elle y auroit, en demeurant dans le devoir, auquel toutes sortes de raisons l’obligeoient. Elle ne s’engagea donc à rien, et il fut résolu que l’on recevroit dans ces deux places ceux qui se présenteroient pour y entrer de la part du Roi ; aussi bien étoit-il déjà le maître dans Antibes, qui étoit la principale, d’où le cardinal avoit trouvé moyen de faire sortir Campels, qui étoit lieutenant de Chavigny, lequel on disoit lui avoir donné ordre de s’en assurer pour le service des princes.

Un exempt fut envoyé dans le bois de Vincennes, et l’on fut assez long-temps sans disposer du gouvernement. Le bruit couroit que le cardinal le vouloit garder pour lui, n’ayant point de maison de campagne, et celle-ci étant agréable et à sa bienséance, puisqu’elle étoit forte, et très-proche de Paris.

La veuve de Chavigny ne parut pas extrêmement affligée ; elle a toujours été estimée d’humeur fort indifférente, et sans amitié. Mais on s’étonnoit de ce qu’au moins par intérêt, si ce n’étoit par tendresse, elle ne sentoit pas plus vivement la mort d’un mari jeune, habile, et qui soutenoit seul[189] tout l’honneur et toute l’esperance de l’avancement de sa famille, et qui avoit toujours si bien vécu avec elle, que, bien qu’elle n’eût qu’un esprit médiocre et de bourgeoisie, qu’elle fût estimée sans amitié et peu capable de bien garder un secret, il lui communiquoit toutes choses, et même les plus importantes ; outre qu’étant mort dans l’engagement d’un parti contraire au Roi, il ne laissoit personne pour appuyer sa famille, parce que son fils aîné[190], qui est conseiller au parlement, n’a aucune des qualités nécessaires pour cela, son père l’ayant toujours jugé tel lui-même, et tous les autres étant fort jeunes, et incapables d’agir. Comme elle est d’humeur intéressée, et avare au dernier point, une des premières choses à quoi elle pensa fut de voir ce que son mari laissoit de bien ; et n’ayant pas trouvé tout ce qu’elle croyoit, elle se plaignit fort haut que ses enfans seroient gueux, et que ses filles n’auroient peut-être pas de chemises. Au bout de quelques jours Saint-Quelain et Bagnols la vinrent trouver, et lui dirent que son mari les avoit rendus dépositaires d’une cassette où il leur avoit dit qu’ils trouveroient pour huit ou neuf cent mille livres d’effets, et dont il avoit même donné la clef à Saint-Quelain, afin que s’il venoit faute de lui, ou que Dieu lui redonnât sa santé, il pût distribuer aux pauvres ce qu’il y trouveroit, sans qu’il eût besoin d’aucun ordre ni d’aucun consentement de lui. La veuve parut fort surprise de ce discours ; et sachant que son mari n’avoit pu écrire sa volonté touchant cette cassette, et qu’ainsi elle pourroit faire condamner Saint-Quelain et Bagnols à la lui rendre s’ils en faisoient difficulté, elle commença à leur exagérer sa grande famille, le peu de bien qu’elle trouvoit, le malheur du temps présent, l’appréhension de l’avenir, la persécution qu’ils avoient à craindre ; que les premiers pauvres auxquels on étoit obligé de subvenir étoient ses propres enfans, etc. ; et qu’ainsi elle les prioit de considérer qu’elle ne devoit point consentir à de si grandes charités, qui seroient cruelles contre sa famille. Ils lui répondirent qu’il n’étoit point besoin de leur alléguer tant de raisons ; qu’ils savoient bien que son mari n’ayant rien écrit de son intention, elle pouvoit disposer du dépôt dont eux-mêmes lui étoient venus donner connoissance ; qu’ils étoient prêts de le lui remettre ; qu’elle considérât seulement ce que son mari avoit fait pour la décharge de sa conscience, et ce qu’il vouloit en déclarer, s’il n’eût pas été surpris en un moment par la léthargie ; que c’étoit à elle à examiner ce qu’elle étoit obligée de faire là-dessus ; et que comme la chose étoit délicate et importante, ils lui conseilloient de ne s’en croire pas, mais de consulter des personnes habiles et pieuses, qui pussent mettre sa conscience en repos. Il fut enfin convenu de quelques docteurs de Sorbonne, qui, ayant été consultés, la firent résoudre de donner aux pauvres une partie de cette grande somme que son mari avoit destinée tout entière, à condition de retirer le surplus ; mais tout ce qu’ils purent obtenir fut qu’elle en laisseroit environ cent mille livres entre les mains de Saint-Quelain et de Bagnols pour les distribuer en aumônes, et qu’ils lui rendroient tout le reste : ce qui fut exécuté.

On disoit par la ville qu’il laissoit huit cent mille livres de rente ; mais ceux qui avoient connoissance de ses affaires assuroient qu’il n’en avoit pas deux cent mille. Son bien en fonds n’étoit pas fort grand, mais il avoit beaucoup de vaisselle d’argent, de pierreries, de curiosités de cabinet, de meubles précieux, et même quantité d’argent monnoyé ou de contrats de constitution ; outre que sa mère[191], veuve de Bouthillier, surintendant des finances, dont il étoit fils unique, avoit de très-grands biens dont elle s’étoit réservé la jouissance ; et Ville-Savin et sa femme aussi, qui n’avoient d’enfant que la femme de Chavigny.

Sa déclaration pour le parti des princes avoit étonné toutes les personnes de bon sens, vu que devant toute sa fortune, qui étoit si grande pour sa condition, au feu Roi et au cardinal de Richelieu, c’étoit user d’une extrême ingratitude que de contribuer comme il faisoit à la ruine de la France, que l’un et l’autre avoient mise en la plus grande splendeur où elle ait jamais été. Et pour ce qui regardoit ses intérêts, on trouvoit qu’il avoit eu beaucoup d’imprudence d’exposer tout ce qu’il avoit à perdre à faire subsister un parti rebelle ; mais la passion l’avoit emporté sur le devoir et sur l’intérêt, et même sur la piété, dont il faisoit une profession étroite, jurant et protestant à tous ses amis qu’il ne se déclaroit contre le cardinal que parce qu’il gouvernoit mal, et à dessein de procurer la paix au dedans et au dehors. On tenoit qu’ayant reconnu qu’il avoit mal pris ses mesures, il cherchoit une voie pour se retirer ; mais c’étoit une chose difficile, et il trouvoit encore plus de péril à se mettre mal avec les deux partis qu’à suivre le plus mauvais. Dans cette inquiétude il fut surpris de la mort à l’âge de quarante-quatre ans, et après peu de jours d’une maladie que l’on ne crut dangereuse que deux jours avant qu’il expirât.

Fabert, gouverneur de Sedan, qui étoit son ami intime, ayant su qu’il étoit prêt de s’engager avec les princes, avoit fait deux voyages exprès à Paris et à la cour incognito pour essayer de l’en détourner : ce qu’il ne put faire, non seulement parce qu’il étoit déjà trop embarqué, mais principalement parce que les mouvemens de vengeance qu’il sentoit contre le cardinal étoient trop ardens en lui. En cette occasion il lui fit voir même qu’il n’étoit pas tout-à-fait sincère ; car sachant que Fabert étoit inflexible en ce qui regardoit le service du Roi et le bien de l’État, il lui cacha plusieurs choses, et lui protesta toujours qu’il n’avoit dessein que de travailler à la paix et à la réunion de la maison royale, quoique l’on vît bien ce qu’il faisoit sous main pour fortifier les princes au désavantage de la cour.

Ayant su qu’Arnauld d’Andilly, que la dévotion avoit fait retirer à Port-Royal, et qui avoit été de tout temps son ami particulier, le blâmoit fort de ce qu’il prenoit un parti contraire au Roi, il l’alla voir ; et s’étant enfermé avec lui, il lui fit un discours de ses intentions si sincères en apparence, si généreuses et si désintéressées, que depuis ce jour-là Andilly affirmoit à tout le monde qu’il n’y avoit pas une âme meilleure, plus chrétienne ni plus française que celle de Chavigny, et qu’il approuvoit tout ce qu’il faisoit comme très-utile au bonheur de la France, dont, à son compte, il alloit être le restaurateur ; tant il est aisé de prévenir un esprit crédule et préoccupé comme est celui-ci, qui est toujours le mieux intentionné du monde, mais qui se laisse aisément prévenir, et qui juge que tout le monde est aussi homme de bien que lui, pourvu qu’on le lui die avec de l’esprit et de belles paroles.

SUR LA DUCHESSE DE LONGUEVILLE.[192]

Pendant la prison des princes, on avoit proposé de les faire sortir et de les accommoder avec la cour, par le moyen du mariage du prince de Conti avec une des nièces du cardinal : ce que madame de Longueville appréhendoit sur toutes choses ; et quoiqu’elle eût autant de haine pour les frondeurs que pour le cardinal, elle aimoit pourtant mieux leur avoir l’obligation de sa liberté et de celle des princes qu’à lui, à cette condition-là (j’ai vu ce sentiment écrit de sa propre main). Durant qu’elle a été à Stenay, la princesse palatine étoit ici sa correspondante la plus confidente. Monsieur étoit celui qui faisoit tenir ses lettres aux princes, et qui lui envoyoit leurs réponses très-fréquentes. Il y en a eu quelques unes de perdues, que la cour a vues ; mais un très-grand nombre ont été rendues sûrement. Elle rompit avec Tracy, qui avoit rendu de longs et importans services à M. de Longueville et à elle ; et il revint en France après avoir obtenu un passe-port du Roi. On disoit qu’il étoit amoureux d’elle, et qu’il lui avoit écrit une lettre, et une à Verpilière (c’est une fille qui est auprès d’elle et qu’elle aime fort), par lesquelles cela paroissoit, quoique couvertement. Néanmoins on ne croit pas que cela seul ait été cause de sa disgrâce ; mais Saint-Romain et Sarrazin, qui s’étoient érigés en petits ministres auprès de cette princesse, craignirent qu’il ne les supplantât, ou du moins qu’il ne partageât avec eux sa confidence ; c’est pourquoi ils le rendirent suspect, et firent en sorte qu’elle lui témoigna quelque froideur, dont s’étant dégoûté il se retira. Il avoit voulu donner de la défiance de M. de Turenne à madame de Longueville, sur ce qu’il étoit assuré de la citadelle de Stenay, et qu’il n’avoit rien fait de considérable avec des troupes capables de beaucoup entreprendre durant toute la campagne de l’année 1750 : car pendant que l’armée du Roi s’opposoit à celle des Espagnols en Champagne, il pouvoit venir avec la sienne jusqu’aux portes de Paris, et faire d’étranges ravages partout ; et cependant il ne fit rien. Madame de Longueville, qui se voyoit entre ses mains et en la puissance des Espagnols, jugea qu’il valoit mieux dissimuler que de témoigner du ressentiment du procédé de M. de Turenne, puisqu’elle n’étoit pas en état de s’en venger ; et Tracy, qui est un franc Picard et tout-à-fait un homme d’honneur, jugeant qu’elle se faisoit tort de ne le pas croire, aima mieux quitter que de voir les conseils des autres, qu’il trouvoit fort mauvais, être suivis au préjudice des siens, qui étoient fort sincères, et qui eussent été fort utiles à qui eût eu des forces pour se faire faire raison.

SUR MADEMOISELLE DE LONGUEVILLE[193]

Mademoiselle de Longueville[194] ayant eu dès le commencement divers ordres de se retirer, après avoir été à Bagnolet, à Coulommiers et à Trie, obtint enfin la permission de demeurer aux Filles de Sainte-Marie, au faubourg Saint-Jacques, à condition de n’en point sortir, et de ne recevoir de visites que des domestiques de monsieur son père et des siens. Pendant qu’elle étoit en ce lieu-là, Mont.[195] trouva moyen de lui faire tenir des lettres de M. de Longueville, dont le caractère étoit un peu déguisé, de peur qu’il ne fût reconnu si les lettres eussent été prises. Elle s’imagina que c’étoit des lettres supposées, qu’on lui avoit fait rendre par artifice, afin de donner occasion à la cour de la faire chasser de Paris quand on sauroit qu’elle auroit reçu des lettres ; et elle en fit des plaintes à tous ceux qu’elle voyoit, disant hautement qu’elle vouloit en avertir la cour, et y faire voir ces lettres, qui n’étoient point de monsieur son père (quoiqu’elles en fussent très-certainement). Ses femmes la confirmoient aussi dans cette humeur, et lui disoient qu’il falloit faire confronter l’écriture de ces lettres par les experts, contre de véritables lettres de M. de Longueville ; et que cela en feroit reconnoître la fausseté. Elle s’expliquoit de cela de telle sorte, qu’on jugeoit bien à ses paroles qu’elles accusoient madame de Longueville sa belle-mère et madame la princesse la douairière de lui avoir fait jouer cette pièce ; et quoi que les véritables serviteurs de sa maison lui pussent dire pour lui faire connoître le tort qu’elle faisoit à messieurs les princes par cet éclat, en leur empêchant et de faire tenir leurs lettres et d’en recevoir, il ne fut jamais possible de lui faire changer de sentimens. Après les remontrances du parlement sur la requête qu’elle y avoit présentée, elle eut permission d’aller loger à l’hôtel de Soissons, où elle a toujours été depuis.


Quelque temps après que les princes eurent été arrêtés, comme tous ceux de leur parti cherchoient les moyens de tenter leur liberté par toute sorte de voies, il y eut quelqu’un qui proposa d’engager le duc d’Epernon à ne point consentir au mariage du duc de Candale son fils avec une des nièces du cardinal Mazarin, qu’à condition que l’accommodement des princes se feroit ; à quoi l’on croyoit que le duc d’Epernon se porteroit d’autant plus volontiers, qu’il lui importoit extrêmement de n’avoir pas pour ennemi le premier prince du sang, les autres princes, et les plus considérables du royaume après eux. Mais la duchesse de Longueville, à qui on en avoit fait l’ouverture, ne voulut pas y entendre, sur ce qu’elle disoit qu’il étoit impossible de faire aucune liaison avec le duc d’Epernon sans abandonner ceux de Bordeaux, lesquels ayant tout sacrifié pour le parti des princes, ce seroit une lâcheté et une ingratitude horrible que de les abandonner ; et que pour elle, elle n’y consentiroit jamais[196].


Lorsque le duc de Longueville étoit à Munster[197] pour le traité de la paix générale, un peu devant que la duchesse sa femme l’y allât trouver, le cardinal Mazarin dit au prince de Condé qu’il lui vouloit témoigner le respect qu’il avoit pour lui et la parfaite confiance qu’il prenoit en sa générosité, en lui découvrant que la paix ne se feroit point, quoique l’on y vît de si grandes apparences que la plupart croyoient que toutes choses fussent d’accord. Il lui représenta sur cela l’intérêt qu’il avoit à ne la point faire ; et après lui en avoir déduit toutes les raisons, il lui dit que les fortifications des places de la Lorraine, auxquelles il savoit bien que les Espagnols s’arrêteroient, seroient le point sur lequel il donneroit ordre de rompre (et en effet ce fut sur cela que l’on rompit). Il ajouta : « Vous voyez, monsieur, qu’en vous confiant ce secret je vous donne moyen de me perdre un jour, si j’étois si malheureux que de perdre vos bonnes grâces ; mais j’ai été bien aise de vous faire connoître, par une chose qui m’est aussi importante que celle-là, que je n’ai aucune réserve pour vous, et que je veux bien que mon salut ou ma ruine dépende de Votre Altesse[198]. »

SUR LA DUCHESSE DE CHATILLON[199]

Un peu devant que les princes fussent en liberté, la duchesse de Châtillon[200] fut à Mouron visiter la princesse de Condé, qui y avoit toujours été depuis son retour de Bordeaux. Un nommé Cambiac, qui est au prince son mari, partit de Paris incontinent après cette duchesse ; et comme il prit le chemin des gens à cheval, qui est le plus droit et le plus court, il arriva à Mouron avant elle. Ayant dit à la princesse qu’il avoit un paquet pour madame de Châtillon, qui alloit arriver bientôt, elle le prit, et l’ayant ouvert y trouva une lettre sans souscription ni suscription, laquelle ayant été confrontée avec d’autres de M. de Nemours[201], fut reconnue pour être de son écriture. Il lui disoit beaucoup de douceurs, et lui témoignoit particulièrement que depuis son départ il étoit tellement changé qu’il n’étoit pas reconnoissable ; qu’il ne faisoit que languir en son absence, et que si elle duroit long-temps elle ne le retrouveroit plus en vie, etc. ; ajoutant qu’elle avoit grand intérêt, vu l’humeur de M. le prince, de se mettre en possession de la terre de Merlou, que madame la princesse la douairière lui avoit laissée par testament, avant qu’il fût en liberté. Cette lettre fit faire beaucoup de discours ; et quand la duchesse fut arrivée, la princesse la lui rendit ; et lui ayant fait connoître qu’elle l’avoit lue, et qu’elle s’étonnoit des choses qu’elle y avoit trouvées, la duchesse, sans s’étonner autrement, lui dit qu’elle ne savoit ce que c’étoit, et qu’assurément quelqu’un auroit contrefait l’écriture de M. de Nemours pour lui faire une pièce ; qu’elle n’avoit aucune habitude avec lui ; que cette lettre ne s’adressoit point à elle, etc. La vérité est toutefois qu’il y avoit quelque galanterie entre lui et elle ; et l’on étoit bien aise à la cour d’avoir cette occasion de draper la duchesse, qui faisoit la prude et la sévère plus qu’aucune autre dame.

ACTION EXTRAORDINAIRE

DU CARDINAL DE SOURDIS[202].


Lorsque le Roi étoit à Bordeaux pour son mariage en 1615, ceux de la religion se saisirent d’une petite ville nommée La Réole. Il fut décidé dans le conseil que l’on enverroit des gens de guerre pour la reprendre ; et le maréchal de Roquelaure ayant été choisi pour les commander, refusa d’y aller, à cause de quelques canons qu’il demandoit, et qu’on ne vouloit pas lui donner. La Reine se trouvant embarrassée pour nommer quelqu’un qui fût propre à exécuter cette commission, le cardinal de Sourdis[203], qui étoit aussi archevêque de Bordeaux, étant présent, dit à la Reine qu’il l’assuroit que M. de Thémines (qui fut depuis maréchal de France) ne refuseroit pas ce commandement, si Sa Majesté jetoit les yeux sur lui pour le lui donner. La Reine le fit appeler (car il étoit aussi dans la chambre), et lui dit la parole que M. de Sourdis venoit de donner pour lui. À quoi il répondit qu’il ne le dédiroit jamais de rien, et qu’il obéiroit toujours aux commandemens dont il plairoit à Sa Majesté de l’honorer : mais qu’il la supplioit seulement de lui faire une grâce, qui étoit de faire surseoir au parlement le jugement du procès criminel d’un gentilhomme de ses parens qui étoit prisonnier dans Bordeaux, et qui avoit beaucoup d’ennemis, lesquels ne manqueroient pas de tâcher à le perdre pendant son absence, si l’on ne suspendoit les poursuites. Cela lui fut promis solennellement ; et il partit pour aller attaquer La Réole.

Pendant son voyage ceux du parlement firent si bien qu’ils rendirent arrêt sourdement, par lequel le gentilhomme étoit condamné à avoir la tête tranchée. Le matin, on vint dire au cardinal de Sourdis qu’il y avoit un échafaud dressé devant la prison pour exécuter ce gentilhomme : ce qui étonna le cardinal au dernier point. Il va à l’instant même chez la Reine ; mais l’huissier lui refuse la porte. Il presse, il fait instance, il parle haut, il se plaint de ce qu’on lui manque de parole : il voit par le trou de la serrure que chacun faisoit des actions qui marquoient qu’on ne le vouloit point voir que le gentilhomme ne fût exécuté. Cela lui fit prendre une résolution extrême, mais pourtant avec adresse. Il approche son oreille du trou de la serrure, feignant qu’on lui disoit quelque chose en dedans la chambre ; et tout d’un coup il se retourne, et dit à beaucoup de gentilshommes de ses amis qui l’avoient suivi, ou qui l’étoient venus trouver : « Messieurs, allons, allons vite à la prison ; « la Reine m’a accordé la grâce du prisonnier. » Et en marchant il répétoit toujours les mêmes paroles : ce qui faisoit grossir à chaque moment la troupe de ceux qui l’accompagnoient. Comme il entra dans la place où étoit dressé l’échafaud, un homme qui étoit à une fenêtre pour regarder l’exécution, ayant des chausses noires et un pourpoint blanc, descend en hâte, et arrive à la prison comme le geôlier en ouvroit la porte au cardinal de Sourdis, qui y arrivoit aussi en même temps que lui. Cet homme, inconnu non seulement au cardinal, mais à tous ceux de sa suite, qui étoient en grand nombre, porte un coup d’épée au geôlier et le tue tout roide, puis se jette dans la foule et se sauve, sans que jamais on ait ouï parler de lui depuis. Le cardinal de Sourdis fut fort marri de la mort de ce geôlier, qui avoit été son domestique, et à qui il avoit procuré lui-même cette charge. Ensuite il entre dans la prison et en tire le gentilhomme, lequel avoit été tellement affoibli par la frayeur de la mort depuis qu’il sut sa condamnation, qu’il ne put marcher pour sortir, et il fallut qu’on le portât dehors. Aussitôt le cardinal de Sourdis entra avec le prisonnier qu’il avoit sauvé dans un bateau qu’on lui tenoit près, et s’en alla à Lormont. Le parlement s’assembla et rendit arrêt, en vertu duquel, dès l’après-dînée même, le cardinal fut trompeté par toute la ville. Pour lui, il interdit le lendemain toutes les églises de la ville ; de sorte qu’il ne se disoit plus de messes que chez le Roi. Le cardinal écrivit au Roi et à la Reine avec des soumissions les plus grandes du monde, s’excusant sur la nécessité où il se voyoit engagé pour l’intérêt de M. de Thémines son ami, à qui l’on avoit manqué de parole dans une affaire où il alloit de son honneur, et pendant qu’il étoit employé avec succès pour le service du Roi ; car il avoit pris La Réole. Enfin l’affaire s’accommoda ; l’arrêt fut supprimé et l’interdiction levée, et le cardinal de Sourdis retourna dans Bordeaux. M. de Césy[204], qui a été ambassadeur pour le Roi à Constantinople, étoit alors à Bordeaux, et fut contraint par le cardinal de Sourdis, dont il étoit ami, de l’accompagner dans toute cette aventure. C’est lui qui en a conté l’histoire à M. l’évêque d’Angers, de qui je l’ai apprise à Paris le 13 octobre 1650.


SUR LE SURINTENDANT D’EMERY[205].


Lorsque la princesse de Guémené souffroit les visites fréquentes de M. d’Emery[206], contrôleur général des finances, tout le monde croyoit qu’il fût amoureux d’elle, et qu’elle le reçût tous les jours à ce dessein-là. Cependant elle n’avoit aucune intention que d’en tirer avantage dans ses affaires, parce qu’elle savoit que la Reine, avec qui elle étoit fort bien, avoit si bonne opinion de lui, et en disoit tant de bien, qu’il y avoit apparence qu’avec le temps il pourroit avoir autant de part que personne au gouvernement. Comme la médisance eut semé partout le bruit de ces prétendues amourettes, la princesse de Guémené se résolut de faire cesser ce commerce si fréquent, qui avoit donné lieu à la calomnie. Mais parce qu’elle eût été bien aise de se garantir de blâme sans néanmoins rompre avec cet homme dont la faveur lui pouvoit être fort utile, elle lui fit entendre doucement qu’elle seroit bien aise qu’il ne la vît pas si souvent, et qu’il se contentât de la visiter de temps en temps, comme ses autres amis faisoient. Il fit semblant de s’y vouloir accommoder ; mais il ne tarda guère à prendre habitude avec madame de La Bazinière[207], de qui il avoit dit autrefois pis que pendre, pensant obliger par là la princesse de Guémené à lui laisser reprendre le premier train de ses visites chez elle. Il s’en déclara à la marquise de Sablé[208], de qui le commandeur de Jars[209] lui avoit donné la connoissance, et parce qu’il la voyoit aussi en ce temps-là fort fréquemment, la servant même avec grand soin dans ses procès contre ses enfans, et lui témoignant beaucoup d’amitié. Elle lui fit honte de vouloir mettre en parallèle la princesse de Guémené et madame de La Bazinière, et d’user de cet artifice envers la première, dont il ne lui prônoit jamais que la vertu et la dévotion, la sagesse, le grand sens et le grand esprit, puisque les louanges qu’il lui donnoit marquoient qu’il n’avoit aucun dessein que de se conserver son amitié, et qu’elle y étoit disposée, lui ayant témoigné qu’elle vouloit bien qu’il continuât à la voir de temps en temps.

Il arriva durant ces intrigues que la princesse de Guémené, qui ne prenoit pas plaisir aux discours que tenait partout madame de La Bazinière, qu’elle avoit fait quitter la princesse de Guémené à M. d’Emery pour elle, écrivit une grande lettre de plaintes à la marquise de Sablé ; et feignant de lui en faire un secret dont elle ne vouloit pas que personne eût connoissance, elle la prioit néanmoins, par un billet séparé, de la faire voir comme d’elle-même à M. d’Emery, et de lui faire croire qu’elle lui faisoit une fort grande confidence. Cela fut exécuté selon son intention par la marquise, à laquelle il demanda cette lettre, sous de grandes promesses de la lui rendre, et de la tenir fort secrète. Il ne l’eut pas plus tôt, qu’il la porta à madame de La Bazinière, et lui fit passer cette prétendue confidence pour une trahison que la marquise avoit faite à son amie. Madame de La Bazinière le conta ainsi à tout le monde ; et cela fit un étrange vacarme dans Paris. La marquise écrivit au commandeur de Jars que comme il avoit été l’entremetteur de sa connoissance avec M. d’Emery, elle vouloit aussi qu’il fût témoin du sujet qu’elle avoit de se plaindre de lui et de ne le plus voir ; et qu’elle le prioit de lui dire qu’il ne se donnât plus la peine de venir chez elle. Depuis cela l’ayant rencontré chez M. le chancelier[210], il voulut s’approcher d’elle pour lui parler : mais elle, avec une mine fort froide, lui fit une petite révérence, et passa outre sans s’arrêter ; si bien qu’ils ne se virent plus.

Quelque temps après M. d’Emery fut renvoyé chez lui ; les brouilleries du parlement s’échauffèrent ; le Roi sortit de Paris, et après quatre ou cinq mois d’absence y revint. Le maréchal de La Meilleraye avoit été fait surintendant des finances en la place de M. d’Emery ; mais tant par son humeur violente que par les difficultés de trouver de l’argent, il quitta cette charge, après avoir fait ses conditions avec la cour ; et au lieu de surintendant, on fit deux directeurs des finances, qui furent messieurs Haligre et de Morangis, sous lesquels M. Tubeuf conduisoit presque toutes les affaires. Cela dura ainsi jusqu’au mois de novembre 1649 ; mais comme on ne voyoit point de fonds pour payer les armées, et particulièrement les troupes d’Erlack, qui menaçoient à toute heure de quitter si elles n’étoient payées, et pour fournir aux autres dépenses qui sont grandes et inévitables, on résolut de faire un surintendant pour y pourvoir ; et parce que M. d’Emery avoit plus de connoissances que personne des affaires et de ceux qui étoient capables d’y entrer, on estima qu’il pourroit les rétablir mieux qu’aucun autre. Néanmoins, comme tous ceux qui y pouvoient quelque chose regardoient plutôt à leur intérêt particulier qu’à l’utilité publique, chacun commença à faire ses desseins. La Reine et le cardinal désiroient de faire revenir M. d’Emery pour les raisons que je viens de dire ; M. le duc d’Orléans n’y étoit pas contre, et M. le prince s’y portoit assez. Le premier président soutenoit que comme M. d’Emery avoit fait le mal, il n’y avoit que lui qui y pût remédier. Les frondeurs même étoient partagés sur son sujet ; car toute la cabale du président Le Coigneux lui étoit favorable à cause de l’alliance, le fils de M. d’Emery ayant épousé la fille du président Le Coigneux. Coulon[211] désiroit aussi son retour, à cause qu’il espéroit d’y retrouver son compte, sa femme ayant été autrefois fort bien avec M. d’Emery. D’autres encore, moins intéressés que ceux-là, ne s’y opposoient pas, dans l’espérance qu’ils avoient que comme M. d’Emery avoit toujours été agréable à la Reine, et qu’il avoit de l’ambition et de la hardiesse pour beaucoup entreprendre, il pourroit peut-être prendre la place du cardinal, à quoi il trouveroit sans doute grande protection de la part des princes. Néanmoins M. le prince, avant que de donner sa parole, demanda au président de Maisons s’il vouloit penser à cette charge, et qu’il s’emploieroit pour la lui faire avoir. Il lui répondit sur l’heure qu’il lui étoit trop obligé d’avoir eu cette pensée pour lui ; mais qu’il aimoit son repos, et sa charge qui l’occupoit déjà beaucoup avec ses autres affaires ; et qu’ainsi il lui rendoit grâces de l’honneur qu’il lui faisoit. Son fils et ses amis ayant su cela, le blâmèrent extrêmement d’avoir fait cette réponse si brusquement, et résolurent de faire tous leurs efforts pour remettre l’affaire en négociation ; ils y employèrent tout leur crédit et toute leur faveur. La marquise de Sablé, de qui le président de Maisons conduit toutes les affaires comme les siennes propres, fit agir tous ses amis, qui sont en grand nombre et des plus puissans, et particulièrement madame de Longueville et le prince de Conti, qui firent tout ce qu’ils purent pour faire le président de Maisons surintendant.

Pour M. le prince, après le refus du président de Maisons, il avoit eu quelque inclination à favoriser les violentes poursuites du marquis de La Vieuville, qui avoit eu cette charge du temps du connétable de Luynes, et qui mouroit d’envie d’y rentrer. En effet, il en étoit assez capable par sa sorte d’esprit, tout porté au calcul, à l’économie et au bon ordre ; mais d’ailleurs son humeur est si extravagante, et ses saillies si ridicules, que tout le monde jugeoit qu’il y réussiroit encore moins la seconde fois que la première. Pour tâcher néanmoins à y parvenir, il fit jouer toutes sortes de ressorts : ses amis cabalèrent ; il faisoit faire des complimens et des promesses sous main aux gens d’affaire, remerciant ceux qui lui étoient favorables, et flattant les autres pour tâcher à les gagner. Mais tout cela ne servit de rien, ni tout ce que put faire le marquis de Sablé et les autres amis du président de Maisons, lequel se conduisit si mal, que même après que l’affaire fut renouée par ceux qui agissoient pour lui, M. le prince lui en parla ; il lui dit encore qu’il ne faisoit que suivre les pensées de ses amis ; mais que pour lui, il aimeroit mieux demeurer en l’état où il se trouvoit que de se charger d’un si grand fardeau. On croyoit pourtant à la cour qu’il avoit des sentimens tout contraires ; mais qu’il en faisoit le dégoûté pour s’en faire prier ; jusque là qu’il fut accusé d’avoir fait imprimer un libelle sur le retour de d’Emery, au bout duquel est l’arrêt du parlement rendu contre son frère après sa banqueroute de 1620, quoiqu’on tienne pour certain que ce fut de la part du marquis de La Vieuville qu’il fut publié.

Il y en a qui assurent que le cardinal donna l’exclusion au président de Maisons parce que ce fut lui qui lui donna avis, au commencement de janvier 1649, qu’il y avoit une cabale formée pour arrêter le Roi dans Paris, et que ce fut sur cet avis qu’il l’en fit sortir : mais, soit qu’il ait été éclairci depuis que l’avis étoit faux, soit que le mauvais succès de la sortie du Roi lui ait donné du dépit pour tous ceux qui y ont contribué ; tant y a que depuis cela il a toujours été mal satisfait du président de Maisons. On alléguoit pour prétexte que c’étoit un homme obéré, qui se mêloit de toutes sortes d’affaires, et qui n’étoit pas en estime dans sa compagnie ; mais ces raisons étoient fort foibles, s’il n’y eût point eu d’obstacles d’ailleurs, et particulièrement la dernière, vu que d’Emery, en faveur duquel on donnoit l’exclusion au président de Maisons, étoit mille fois plus odieux que lui au parlement et au peuple : aussi étoit-ce ce qui fit tenir son retour si long-temps en balance ; joint que, selon la manière d’agir du cardinal, il étoit bien aise qu’on en parlât pour ressentir en quelle disposition seroient les esprits, et pour les y accoutumer petit à petit.

Comme on vit donc que les murmures n’étoient pas grands, parce que du côté du parlement j’ai déjà dit que la plupart des frondeurs ne lui étoient pas contraires (et à l’égard du peuple, on faisoit courre le bruit que ce qu’il reviendroit seroit pour rétablir ses affaires, pour faire payer les rentes, pour faire venir du blé et pour le faire donner à bon marché, parce qu’alors il étoit presque aussi cher que pendant que Paris étoit bloqué), ainsi il revint en son logis ; il y fut visité par toutes les personnes de la cour et de la ville, à qui il parut aussi doux et aussi civil qu’il étoit autrefois rude et orgueilleux. Force gens contribuèrent à son retour ; mais le vieux Senneterre[212] est sans doute celui à qui il en a la principale obligation. Il leva tous les doutes et tous les obstacles que faisoit principalement M. le duc d’Orléans, et fit en sorte qu’il eut sujet de croire que le duc de Beaufort, le coadjuteur et M. de Broussel n’y trouvoient rien à dire.

Quand il fut revenu, la marquise de Sablé pria madame de Longueville de lui dire qu’elle ne croyoit pas qu’il trouvât mauvais qu’elle eût sollicité pour le président de Maisons, lui ayant les obligations qu’elle lui avoit ; mais que ses sollicitations n’avoient toujours été qu’en cas qu’il eût l’exclusion ; et que le président de Maisons l’ayant eue, elle aimoit mieux qu’il fût dans la charge qu’aucun autre, parce qu’elle l’en tenoit le plus capable, et qu’elle estimoit que les affaires ne se pouvoient bien remettre que par son moyen.

La charge fut donnée à M. d’Avaux[213] et à lui conjointement ; et M. d’Avaux eut le premier lieu[214], comme plus ancien conseiller d’État. Par cette raison il devoit avoir le choix de l’emploi : et parce qu’au retour de d’Emery, Tubeuf, qui depuis long-temps n’étoit pas bien avec lui, jugeant bien qu’il lui seroit impossible de servir sans descendre de plusieurs degrés et sans recevoir beaucoup de dégoûts, résolut de demander à se décharger de l’épargne, qui étoit le plus beau de son emploi, parce que d’Emery voudroit assurément qu’il tombât entre les mains de quelqu’un qui dépendit de lui ; il n’eut pas plus tôt pris cette résolution, que d’Emery pensa au moyen de se conserver en effet l’épargne ; et, pour y parvenir, il dit à M. d’Avaux qu’il croit juste qu’il choisît des emplois en la charge pour ceux qui lui plairoient le plus. M. d’Avaux lui dit que M. Pépin étoit homme de mérite, et qu’il considéroit extrêmement ; qu’il le désiroit pour son premier commis, et qu’il seroit bien aise qu’il eût la guerre. M. d’Emery répondit que c’étoit le plus beau et le plus honorable de la charge ; mais qu’il consentoit de bon cœur qu’il la donnât à M. Pépin, ne voulant rien que ce qui lui seroit agréable. Comme il vit que c’étoit une chose résolue, il dit comme par manière d’acquit et en passant à M. d’Avaux : « J’ai avec moi…[215], qui est un bon garçon, et qui fera bien les états de l’épargne si vous le trouvez bon, parce qu’il a toujours été nourri dans cette nature d’affaires. » M. d’Avaux, qui ne savoit encore ce que c’étoit, lui dit qu’il le vouloit bien ; et l’autre lui repartit : « Monsieur, cela demeure donc arrêté. » Ce jour même on représenta à M. d’Avaux combien il lui importoit que ce que faisoit M. Tubeuf fût fait par une de ses créatures, pour se conserver l’autorité de la charge ; mais Pépin ayant plutôt regardé à la qualité de conseiller d’État et à douze mille livres d’appointemens attachés à l’emploi de la guerre, qu’à la conséquence de celui de l’épargne, et croyant d’ailleurs que M. Tubeuf ne voudroit point le quitter, et qu’ainsi la guerre seroit l’emploi le plus utile et le plus assuré, il se détermina à suivre sa première pensée ; si bien que M. d’Avaux acquiesça à ce qu’il voulut.

Le lendemain, Guerapin, maître des comptes, et qui avoit été premier commis de d’Emery avant sa retraite, alla voir M. d’Avaux, et lui dit que M. d’Emery ayant jeté les yeux sur lui pour lui donner la commission de l’épargne, selon la parole qu’il lui avoit donnée le jour précédent qu’il la lui laisseroit, il venoit lui offrir son service, et lui rendre grâce de ce qu’il l’avoit agréé. À quoi M. d’Avaux ne répondit que par des paroles de civilité ; et depuis les choses sont demeurées en ces termes.

M. d’Avaux ne tarda guère à s’ennuyer de cet emploi, dans lequel n’ayant pas été nourri, et consistant en plusieurs choses basses et peu convenables à la délicatesse de son esprit, il ne trouvoit pas autrement sa satisfaction dans l’exercice de sa charge ; et sans l’exercice son humeur altière ne pouvoit aussi être contente.

J’ai oublié à dire que pendant que M. d’Emery étoit retiré à sa maison de Châteauneuf, il tenoit tous les jours grande table, recevoit bien toute la noblesse du pays, la caressoit, prêtoit de l’argent à ceux qui en avoient besoin, et se mit bien ainsi dans tout le pays. Mais avec tout cela, quoiqu’il eût très-grand sujet de se croire heureux, il ne songeoit qu’à revenir à Paris, et mettoit toute sa félicité à rentrer dans les affaires ; de sorte que quand quelqu’un qui venoit de Paris passoit proche du lieu où il étoit, il le faisoit prier de l’aller voir, le recevoit avec mille caresses, de quelque petite condition qu’il fût ; il le traitoit bien, l’entretenoit avec plaisir, et ne le pouvoit laisser aller qu’avec peine, et après une fort longue conversation.

ANECDOTE

RELATIVE AU CHANCELIER DE SILLERY[216].


Le cardinal de Sourdis étant un jour au conseil, du temps du roi Louis xiii, se prit de parole avec le chancelier de Sillery[217], qui étoit alors un des plus puissans ministres, et lui dit tout ce qu’il eût pu dire à un autre dont il n’eût rien dû appréhender. Madame de Sourdis[218], mère du cardinal, ayant su ce qui s’étoit passé, alla en diligence chez le chancelier, et se jeta à ses pieds, protestant qu’elle ne s’en ôteroit point qu’il ne lui eût pardonné la faute de son fils. Il la pressa plusieurs fois de se lever, et n’en ayant pu venir à bout, il fut enfin contraint de lui dire qu’il la pardonnoit à cause d’elle. « Mais, lui dit-il, madame, je ne le fais qu’à condition que vous me permettrez de vous dire une vérité qui ne vous sera pas agréable. » Elle, qui s’estimoit assez heureuse d’obtenir ce pardon à quelque prix que ce fût, lui dit qu’elle ne se fâcheroit de rien qu’il lui pût dire, quoiqu’elle appréhendât fort qu’il ne lui parlât de certaines choses qu’il eût pu lui dire. Alors il lui dit : « Madame, je ne m’étonne pas si vos enfans font de telles choses ; car vous êtes la plus mauvaise mère du monde. » Cela la surprit extrêmement, vu qu’il n’y a guère de mère qui voulût faire pour avancer ses enfans ce que celle-là avoit fait. Et après lui avoir répété qu’elle n’avoit rien épargné pour les faire instruire, et pour les rendre honnêtes gens ; qu’après elle les avoit mis dans le monde, et avoit fait pour leur fortune tout ce qui lui avoit été possible, elle le supplia de lui dire donc en quoi il la trouvoit mauvaise mère. À quoi il répondit : « Madame, n’est-ce pas être fort mauvaise mère que d’avoir gardé toute la sagesse pour vous, et n’en avoir rien laissé à vos enfans ? » Ce qui se trouva être une galanterie obligeante, au lieu d’une plainte qu’il sembloit qu’il voulût faire d’elle.

SUR HENRI IIe DU NOM, PRINCE DE CONDÉ[219].


Lorsque feu M. le prince se fut retiré malcontent de la cour en 1614, il écrivit trois lettres, au Roi, à la Reine et au parlement, qu’il fit imprimer et courir partout[220]. Le prince de Conti son oncle, qui étoit fort simple, et tellement bègue qu’il étoit presque muet, entendant plusieurs personnes qui raisonnoient sur cette retraite et sur ces lettres, leur fit entendre sa pensée en quelques mots qu’il prononça comme il put de cette sorte : « Monsieur père, capitaine, trois batailles ; monsieur neveu, secrétaire, trois lettres ; » voulant dire que Louis de Bourbon, prince de Condé, son père, et aïeul de M. le prince, parce qu’il étoit capitaine, avoit donné trois batailles lorsqu’il s’étoit retiré malcontent de la cour ; mais que M. le prince son neveu, qui étoit plus homme de plume que d’épée, s’étoit contenté de faire trois lettres, et qu’il ne feroit rien davantage : ce qui fut trouvé de fort bon sens, et même fort ingénieux.


SUR LE NOMMÉ BAVES, de Lille[221].


Un jeune homme nommé Baves, fils d’un marchand de Lille en Flandre, s’étant mis en tête de venir en France pour y demeurer quelque temps, en obtint la permission de sa mère, qui étoit veuve alors, avec promesse qu’elle lui feroit tenir cinq cents écus par an pour sa subsistance. Il arriva à Paris l’an 1633 ou 1634, un an ou deux avant la rupture entre les deux couronnes, et se fit appeler…[222]. Il se logea en une maison où l’on tenoit des pensionnaires ; et comme il y avoit ordinairement des hôtes de diverses provinces, outre que son naturel étoit porté à la curiosité de savoir toutes sortes de nouvelles, cette occasion lui en augmenta la passion, en lui en fournissant les moyens. Il passa ainsi quinze ou seize ans à mener une vie assez agréable ; mais l’an 1648, ayant été accusé d’être espion pour les Espagnols, il fut mis à la Bastille, où il demeura environ trois mois, au bout desquels on lui ouvrit les portes sans l’avoir interrogé, et sans qu’on lui eût parlé de rien. Cet accident commença à le dégoûter du séjour de Paris, où il voyoit aussi que toutes choses tendoient au désordre où elles tombèrent enfin au commencement de 1649 ; joint que la dépense y étant plus grande, et sa mère ayant diminué sa pension, qu’il eût été nécessaire d’augmenter, il ne pouvoit plus subsister qu’avec peine. À quoi il faut ajouter une autre raison assez extravagante, et qui étoit néanmoins sans doute la plus forte dans son esprit : c’est qu’en quelque voyage qu’il avoit fait dans son pays il avoit vu chez sa mère, où il étoit logé, la fille d’une de ses sœurs qui y demeuroit aussi, laquelle lui avoit tellement plu (car c’étoit une des plus belles filles de la ville) qu’il en étoit devenu éperdument amoureux ; ce qui étoit aperçu même à Paris de tous ceux qui le fréquentoient, parce qu’il leur parloit incessamment de sa belle nièce avec des termes et une émotion extraordinaires.

Étant donc retourné à Lille, il pria d’abord sa mère de ne point tenir sa petite-fille chez elle pendant qu’il y seroit : on la mit dans une religion, où elle fut quelque temps ; mais s’en étant lassée, elle fit tant d’instances pour revenir chez sa grand’mère, qu’enfin elle en obtint la permission. Elle n’y fut pas plus tôt, que Baves s’en plaignit, et conjura sa mère qu’au moins cette fille demeurât dans une chambre où il ne la put voir ; il la pria elle-même, et après lui commanda en paroles rudes et avec menaces de ne se trouver jamais devant lui, ou qu’il lui en prendroit mal : ce qui lui fit éviter sa présence autant qu’il lui fut possible. Mais il arriva un jour par malheur que comme il montoit le degré, elle descendoit ; si bien que s’étant rencontrés tête à tête, il tira un couteau de sa poche dont il lui donna un coup dans le sein, qu’elle avoit découvert, lui disant : « T’avois-je pas défendu de paroître jamais devant moi, et de me laisser jamais voir ton sein ? » Elle, ayant reçu ce coup, tomba par terre, et avec un fort grand effroi le pria d’avoir pitié d’elle et de lui pardonner. Mais, au lieu de cela, du même couteau dont il l’avoit déjà frappée, et d’un autre qu’il tira encore de sa poche, lequel on dit qu’il avoit fait faire exprès, il lui en donna plusieurs coups dont elle mourut sur le lieu même : et non content de cela, il lui marcha sur le ventre après sa mort, disant mille ordures et mille outrages.

Le bruit de cet accident ayant fait accourir plusieurs voisins et autres personnes de leur connoissance, on lui conseilla de se sauver en quelque abbaye, jusqu’à ce qu’il eût résolu où il pourroit chercher une demeure assurée hors de son pays : ce qu’il fit. Mais sur les poursuites qui furent faites en justice contre lui, lorsqu’on eut découvert l’abbaye où il s’étoit retiré, on l’y alla chercher ; et comme ceux qui en avoient la commission ne le connoissoient pas, ils prirent un autre garçon pour lui, et le vouloient emmener ; mais lui qui étoit présent, pressé par les remords de sa conscience, leur dit que c’étoit lui qui avoit fait le crime que l’on vouloit punir ; qu’il le feroit encore si c’étoit à recommencer ; qu’il s’offroit volontairement à tout ce qu’on lui voudroit faire souffrir ; et qu’aussi bien la vie lui étoit ennuyeuse. De sorte qu’il fut conduit à Lille sous bonne et sûre garde, où l’on lui fit son procès ; et il fut condamné à avoir le poing coupé, et à être étranglé ensuite. Ce qui fut exécuté au mois de novembre 1649.

SUR LA DUCHESSE DE ROQUELAURE

ET SUR LE MARQUIS DE VARDES[223].


Sur la fin de l’année 1657, la duchesse de Roquelaure, sœur du comte Du Lude[224], mourut âgée de vingt-trois ans. C’étoit une des plus belles personnes de la cour : elle ne fut malade que peu de jours, ensuite d’un accouchement difficile ; et s’étant fait un transport au cerveau, il fut impossible de la sauver. C’est ce que tout le monde a su et cru de sa mort : mais long-temps avant que d’accoucher, et paroissant de fort bonne santé, elle avoit dit à quelques personnes avec qui elle étoit dans la dernière confidence, qu’elle ne vivroit plus guère, et qu’une passion ardente et cachée qu’elle avoit dans le cœur la tueroit. Cette passion étoit pour le marquis de Vardes, qu’elle aimoit plus que sa vie, et à qui elle avoit accorde toutes choses seulement pour lui plaire, et pour tâcher à l’obliger de l’aimer aussi tendrement qu’elle l’aimoit : ce qu’il étoit incapable de faire ; car étant traité si favorablement d’une personne si accomplie et admirée de tout le monde, il n’avoit presque que de l’indifférence pour elle, jusqu’à se plaindre du temps qu’il perdoit à attendre et à rechercher les occasions de recevoir ses faveurs : elle les lui facilitoit pourtant le plus qu’il lui étoit possible, et se conduisoit avec tant de discrétion que jamais ni son mari ni aucun autre ne reconnut rien de cette intrigue qu’elle avoit. Quand il la devoit voir en particulier, il se tenoit caché dans un certain lieu secret du logis, qui étoit une espèce de caveau ou de petit cellier, où il demeuroit jusqu’à ce que les choses fussent en état de l’introduire dans sa chambre ; et un jour qu’il y fut quarante-huit heures, il s’y ennuya tellement qu’il a avoué à quelqu’un qu’il n’a jamais eu de plus grande joie que quand il sortit de ce lieu-là : ce qui marquoit qu’il n’estimoit pas la récompense qu’il recevoit de cette petite peine autant qu’elle le méritoit[225]. Souvent, pendant que le mari jouoit dans sa chambre, le galant étoit dans celle de la dame en toute sûreté, parce que le confident de leur amour étoit l’abbé de…[226], que le duc avoit mis auprès d’elle comme un espion pour empêcher qu’elle ne fît aucune galanterie ; et elle avoit été si adroite qu’elle avoit trouvé moyen de le gagner, et de l’obliger à tromper son mari en sa faveur. Lors même qu’elle vit que Vardes lui échappoit et qu’elle ne le pouvoit plus retenir, elle voulut se forcer d’écouter les recherches de M. d’Anjou[227], qui en devint en ce temps-là passionnément amoureux, et qui s’y prenoit de si bonne grâce et s’y conduisoit si sagement, qu’un homme qui eût eu deux fois son âge, beaucoup d’expérience, et qui n’eût pas eu les avantages de sa naissance et de sa condition, n’y eût pu mieux réussir. Le voyant agir de cette sorte, elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour répondre aux avances qu’il faisoit, afin de guérir une passion par une autre ; mais la première étoit si avant dans son cœur, qu’elle ne l’en pouvoit bannir. Les choses étoient en cet état-là quand elle mourut : et bien que cette intrigue fût extraordinairement secrète, je l’ai sue d’original de quelqu’un qui en eut la confidence, et qui me l’a contée depuis la mort de cette belle personne[228].

Le marquis de Vardes avoit épousé la fille[229] du feu premier président de la chambre des comptes, Nicolaï ; et peu après leur mariage, le bruit courut partout qu’il étoit impuissant : ce qui passoit pour une vérité parmi ceux qui ne le connoissoient pas particulièrement ; mais ceux qui le connoissoient assuroient qu’il ne l’étoit pas, mais qu’il n’étoit pas fort vigoureux, et que c’est ce qui avoit donné lieu à ce bruit. Sa femme soutenoit à sa mère et à tous ses parens que tant s’en falloit que cela fût ; que même il étoit fort vert-galant. Sa femme mourut fort jeune en 1661, avec une résolution du plus grand philosophe du monde. Elle lui a laissé une fille[230].

FRAGMENT

SUR MADEMOISELLE DE SCUDERI[231].


Le père de Sapho[232] étoit de Provence ; mais s’étant habitué en Normandie, où il eut des emplois considérables, et entre autres la charge de lieutenant du Havre-de-Grâce, place la plus importante de la province, sous l’amiral de Villars qui en étoit gouverneur, sa fortune étant bonne, il épousa une fille riche et de bonne naissance[233] ; mais le duc de Villars ayant succédé à l’amiral son frère en ce gouvernement, sa femme[234], qui étoit sœur de la duchesse de Beaufort, et qui s’est assez fait connoître à la cour et ailleurs, prit en telle haine ce lieutenant après l’avoir trop aimé, qu’elle ruina toutes ses affaires, lesquelles il ne laissa pas en bon état en mourant. Sa veuve demeura chargée d’un fils et d’une fille ; le fils est Georges de Scuderi, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde, et capitaine d’un vaisseau français entretenu, lequel ayant long-temps servi le Roi dans ses armées de terre et de mer, s’est rendu célèbre dans toute la France par un grand nombre d’écrits de prose et de vers dont il a enrichi le public, et s’est retiré au pays de sa naissance, où il s’est honorablement marié[235]. Sa fille, nommée Madelaine, fut élevée très-soigneusement par sa mère, qui étoit habile femme. Mais comme elle ne vécut pas long-temps après son mari, cette fille étant encore fort jeune fut recueillie par un de ses oncles qui demeuroit à la campagne, et qui, étant un des plus honnêtes hommes du monde, avoit l’esprit excellent, et étoit consommé dans la science du monde. Trouvant en elle une naissance tout-à-fait heureuse, et des inclinations également portées à la vertu et à la connoissance des belles choses, il fit éclore ces semences naturelles, que les soins de la mère avoient si bien cultivées qu’elles étoient par manière de dire toutes prêtes à fleurir. Il lui fit apprendre les exercices convenables à une fille de son âge et de sa condition, l’écriture, l’orthographe, la danse, à dessiner, à peindre, à travailler en toutes sortes d’ouvrages. Mais outre les choses qu’on lui enseignoit, comme elle avoit dès-lors une imagination prodigieuse, une mémoire excellente, un jugement exquis, une humeur vive, et naturellement portée à savoir tout ce qu’elle voyoit faire de curieux et tout ce qu’elle entendoit dire de louable, elle apprit d’elle-même les choses qui dépendent de l’agriculture, du jardinage, du ménage de la campagne, de la cuisine ; les causes et les effets des maladies, la composition d’une infinité de remèdes, de parfums, d’eaux de senteur, et de distillations utiles ou galantes, pour la nécessité ou pour le plaisir. Elle eut envie de savoir jouer du luth, et elle en prit quelques leçons avec assez de succès ; mais comme c’est un exercice où il faut donner un grand temps, quoique ce ne soit qu’un pur divertissement et un amusement agréable, elle ne se put résoudre à être si prodigue du sien, qu’elle tenoit mieux employé aux occupations de l’esprit. Entendant souvent parler des langues italienne et espagnole, et de plusieurs livres écrits en l’une et en l’autre qui étoient dans le cabinet de son oncle et dont il faisoit grande estime, elle désira de les savoir, et en peu de temps elle y réussit admirablement, tant pour l’intelligence que pour la prononciation  ; de telle sorte qu’il n’y avoit ni poëte ni orateur qui lui fût difficile. Dès-lors se trouvant un peu plus avancée en âge, elle donna tout son loisir à la lecture et à la conversation tant de ceux de la maison, qui l’aimoient tous aussi bien qu’elle, et qui étoient très-honnêtes gens et très-bien faits, que des bonnes compagnies qui y abordoient tous les jours de tous côtés. Au bout de quelques années qu’elle passa dans cette douceur de vie avec beaucoup d’utilité et de plaisir, son oncle étant mort, et se voyant obligée à s’établir en quelque lieu, elle crut qu’elle feroit mieux de se retirer à Paris qu’à Rouen ; et son frère qui savoit que les pièces de théâtre étoient alors fort estimées, et que plusieurs en faisoient leur occupation, à cause que c’étoit un des principaux divertissemens du cardinal de Richelieu, premier ministre d’État, en ayant composé quelques unes qui furent bien…

(Le surplus manque[236].)

LETTRE DE CONRART À…[237].

De Fontainebleau, le 29 septembre 1661.

On fit partir hier trois brigades de mousquetaires, qui vont sans doute arrêter trois personnes ; je n’en sais qu’une, qui est madame Du Plessis-Bellière[238], à qui le Roi avoit donné permission de demeurer à Chalons au lieu de Montbrisson, à cause de ses maladies ou feintes ou véritables. Mais c’est une personne qu’on veut perdre avec M. le surintendant[239]. En effet la Reine mère a dit que c’étoit une femme à raser, et à mettre aux Madelonnettes. J’ai ouï assurer de bonne part qu’on a trouvé une lettre d’elle à M. le surintendant la plus infâme qui se puisse imaginer : ce qui est incroyable, quoique personne ne doute ici qu’elle soit vraie. « Je vous ai découvert, lui dit-elle, une fille qui ne vous coûtera que trente pistoles ; et si vous la trouverez autant à votre goût, … que celles qui vous coûtent tant d’argent[240]. » Je suis assuré, du moins, qu’elle étoit de la plupart de ses intrigues, nonobstant sa dévotion extérieure, ses simagrées, et la hardiesse qu’elle avoit de prétendre au gouvernement des enfans de France que le Roi a donné si justement à madame de Montausier. Voici une particularité notable des mémoires de M. le surintendant. Outre tout ce que je vous ai mandé, il avoit écrit qu’en cas qu’on le prît prisonnier, il faudroit aller enlever M. Le Tellier, le mener dans Béthune, Amiens, Calais ou Arras ; qu’on lui serrât les pouces jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa liberté ; et que si cela ne réussissoit, il faudroit se mettre en campagne. Mais la manière dont il parle de M. de Lyonne est agréable : « C’est, dit-il, un homme sans cœur, d’esprit fort médiocre, qui n’est propre à rien, et à qui on fera faire toutes choses pour cent pistoles. » Le Roi a montre ce portrait à M. de Lyonne ; je sais cela de bonne part. Je ne vous dis rien d’une lettre écrite à M. le surintendant par une dame, à ce qu’on dit ; vous en aurez assez ouï parler à Paris. On la débite ici en ces termes : « Je ne vous aime point ; je hais le péché ; mais je crains encore plus la nécessité : c’est pourquoi venez tantôt me voir. » Je vous défie, vous qui êtes en réputation d’écrire les plus belles lettres du monde, d’en faire d’aussi essentielles et d’aussi significatives que celles-là. On l’attribue à madame Beaufremont, en un temps où elle avoit besoin de dix mille écus ; mais je ne le crois pas[241]. Je vous avoue même que c’est à celle-là que l’on attribue des intrigues encore plus importantes, comme d’avoir voulu gagner l’esprit du Roi par des artifices au préjudice de la Reine mère.

On tint hier conseil chez M. le chancelier, où étoient des conseillers d’État et messieurs du conseil de conscience, pour aviser à ce qu’on auroit à faire pour les jansénistes, et pour la demande de l’ordre de Malte contre la Hollande, touchant la restitution des commanderies qui étoient dans les Provinces-Unies, ou l’évaluation en argent. Le Roi a pris cette affaire fort à cœur, à la sollicitation de messieurs de Malte, jusque là que cela a déjà suspendu pour quelque temps l’alliance entre nous et la Hollande, dont le traité étoit prêt à conclure : je ne sais encore ce qui a été conclu là-dessus. Mais pour le jansénisme, je m’assure que l’on poussera terriblement les choses. Le Pape a cassé le mandement des grands vicaires, et ordonné qu’ils en feroient un nouveau ; faute de quoi il a député des commissaires pour les déposer, et en mettre d’autres en leur place. Je ne doute point que la Reine mère ne poursuive avec toute rigueur ceux qui ne voudront pas signer le formulaire.

Depuis ma lettre écrite, j’ai ouï dire que l’on alloit quérir M. le surintendant pour le mener à la Bastille, si sa santé peut permettre qu’il fasse ce voyage.

Observation sur la lettre précédente.

La malignité s’exerça en attribuant à diverses femmes de la cour des lettres trouvées dans les cassettes du surintendant. Il paroîtroit que madame Du Plessis-Bellière auroit été chargée par Fouquet de faire des propositions à mademoiselle de La Vallière. Ce sont, au reste, de ces points historiques qui ne sont pas susceptibles d’être éclaircis. On fera seulement connoître ici une lettre de madame Du Plessis-Bellière, adressée à cette époque à M. de Pomponne, qui étoit dans les interêts du ministre disgracié. L’original de cette lettre ne porte ni suscription ni signature ; mais Pomponne a écrit au dos : Madame Du Plessis-Bellière ; et le texte de cette pièce ne peut pas laisser de doute sur la personne qui l’a écrite.

« De Châlons, ce 19 septembre 1661.

« Vous pouvez croire que je n’ai pas doute de vos bontés pour tout ce qui nous regarde. Je vous connois trop pour n’estre pas persuadée de vostre générosité, et vous me connoissez assez aussi pour vous imaginer ce que je souffre d’un si grand coup. Ce n’est pas que je n’aye assez prévu qu’il pouvoit arriver du mal à M. le S.[242] ; mais je ne l’avois pas prévu de cette sorte, et je me consolois qu’on l’ostast de la place où il estoit, voyant qu’il le désiroit luy-mesme pour songer à son salut. Mais, mon pauvre monsieur, le savoir en l’estat où il est, et ne pouvoir lui donner aucune consolation ! Je vous avoue que je suis dans une affliction incroyable ; de sorte que je suis tombée malade d’une fièvre qui n’est pourtant pas violente. Si elle me continue, je me ferai saigner demain. Vous avez seu que j’avois eu ordre d’aller à Montbrison ; mais comme ma fille[243] n’a jamais voulu me

quitter, l’on a changé mon ordre, et je suis arrivée ici d’hyer au soir, après avoir fait soixante lieues de marche. Je vous supplie de me faire sçavoir des nouvelles de la santé de M. le S., si vous en avez. Je crois qu’il n’y aura pas de mal à cela, et qu’ils ne le trouveront pas mauvais à la cour, quand les lettres seroient vues.

Faites-moi sçavoir quand vous serez à Paris, et me croyez vostre, etc. »


SUR BARTET, secrétaire du cabinet[244].

Un paysan de Béarn, d’un village à deux lieues de Pau, étant venu à Paris, y fut laquais ou portier, et ensuite se maria à la parente d’un prêtre fort dévot, nommé Charpentier, laquelle étoit de Chaillot, petit village à une lieue de Paris. Au bout de quelque temps, n’ayant tous deux que cent francs environ pour tout bien, Bartet (c’est ainsi que le mari s’appeloit) propose à sa femme de s’en aller tous deux en Béarn, sur l’espérance qu’il avoit d’y faire quelque profit par son industrie. Elle y consent : ils achètent un cheval de cinquante francs sur lequel ils s’en vont tous deux, et les autres cinquante francs pour les frais de leur voyage. Étant arrivés au lieu de sa naissance, il vend le peu de bien qu’il y avoit, et s’en va à Pau, où il lève une petite boutique de mercier pour vendre des verres, des bouteilles, des allumettes, et autres choses de peu de prix. Il n’y avoit alors aucun marchand dans Pau, qui n’étoit presque qu’un village, considérable seulement par le château, estimé la principale maison des princes de Béarn ; mais le conseil souverain et tous leurs officiers se tenoient à Orthez, ville ancienne, et où il y a évêché. Le dessein de Bartet lui réussit si bien, par la conjoncture du changement qui arriva en Béarn lorsque le roi Louis xiii y fut[245], et qu’il y établit un parlement, une chambre des comptes et la religion catholique romaine, que Pau étant devenu une ville fort peuplée, et lui y étant seul marchand, il s’enrichit en peu de temps, et gagna près de cent mille livres. Se voyant si accommodé, sa plus grande ambition fut de faire l’aîné de trois fils qu’il avoit avocat au parlement de Navarre, séant à Pau. Ce garçon, qui avoit un grand feu d’esprit, et qui étudia assez bien, parvint au but où son père avoit borné son ambition ; et ayant été reçu avocat, plaida quelques causes avec succès.

En ce même temps la femme d’un conseiller au parlement, nommé M. de Casaux, avoit une femme de chambre qu’elle aimoit beaucoup ; et comme elle avoit grande part en la confidence de sa maîtresse, elle ne cachoit aussi à sa maîtresse pas un de ses secrets. Le jeune Bartet alloit souvent dans cette maison ; et étant devenu amoureux de cette fille, il ne la trouva pas fort cruelle ; de sorte qu’il en obtint avec assez de facilité ce qu’il désiroit. Il alloit souvent à une maison de campagne de ce conseiller, où la dame passoit la plus grande partie de l’été ; et comme elle faisoit coucher avec elle cette femme de chambre favorite, et qu’elle savoit l’intrigue qui étoit entre elle et Bartet, on dit qu’elle souffroit qu’il couchât avec elle dans sa propre chambre. Le mari ayant aperçu quelque chose de ces amourettes, les épia un jour, et les surprit sur le fait : et comme il est fort violent, se saisissant de Bartet, qui n’étoit pas en état de se défendre, il protesta qu’il ne le quitteroit point qu’il n’eût épousé cette fille, puisqu’il l’avoit débauchée ; et sur-le-champ envoya quérir le curé du village, qui les maria.

Bartet étant sorti des mains du conseiller, fit si bien par la faveur de l’évêque, qui s’en mêla, et par de l’argent que son père donna sous main, que le mariage fut déclaré nul, à condition qu’il donneroit quelque chose à la fille. Après cette aventure, il crut qu’il devoit quitter le pays, au moins pour quelque temps ; et ayant eu des lettres de recommandation du père Audebert, jésuite célèbre qui étoit alors supérieur à Pau, il s’en alla à Rome, où d’abord il trouva moyen d’entrer chez le duc de Bouillon, qui y étoit réfugié. Ensuite il y fit diverses connoissances ; et comme il s’introduit facilement, il entra au service du prince Casimir, frère du roi de Pologne, qui lui a succédé au royaume, lequel le reçut volontiers, parce qu’il lui étoit donné de la main des jésuites, dans l’ordre desquels il avoit été quelque temps ; et c’étoit pour en être dispensé qu’il avoit fait le voyage de Rome. Étant au service de ce prince lorsqu’il vint à la couronne, il fut employé par lui en diverses affaires, et fit beaucoup de voyages, particulièrement en France : ce qui le fit connoître des ministres, et entre autres du cardinal Mazarin, lequel le trouvant homme d’esprit et capable d’emplois, il lui proposa de s’arrêter à la cour : ce qu’il fit, ayant obtenu du roi de Pologne qu’il y seroit son résident.

Bientôt après il se maria à la fille d’un chirurgien qui avoit quelque bien, mais médiocre ; et il s’y résolut, parce qu’il n’étoit nullement accommodé.

Le duc de La Vieuville, qui du temps du feu Roi avoit déjà eu la charge de surintendant des finances, remuoit ciel et terre pour y parvenir de nouveau, Bartet s’engagea de l’y servir, et de faire réussir l’affaire, pourvu qu’il lui donnât de quoi payer la charge de secrétaire du cabinet, qu’il avoit envie d’avoir. Le marquis de La Vieuville le lui promit ; et il fit si bien avec la princesse palatine, de qui le chevalier de La… étoit amoureux, qu’il en vint à bout ; de sorte qu’il fut secrétaire du cabinet. Ensuite il fit les allées et venues de la Reine au cardinal Mazarin et du cardinal à la Reine, pendant que ce cardinal étoit retiré à Cologne ; car comme le passe-port qu’il avoit obtenu des Espagnols n’étoit que pour six mois, et que quand ils furent expirés ils ne le voulurent point continuer, il fallut trouver une autre voie, qui fut de gagner un des commandans de la garnison de Cambray, qui facilitoit le passage de Bartet ; lequel, pour le danger qu’il y avoit d’être arrêté parce qu’il n’avoit point de passe-port, ne portoit ni lettres ni chiffres, mais recevoit seulement de bouche les ordres qu’il avoit à porter, dont on se fioit à sa parole ; et l’on a même remarqué que le cardinal, à son retour, ayant voulu désavouer Bartet de quelque chose qu’il avoit dit de sa part à la Reine, il lui soutint en face devant elle qu’il l’en avoit chargé, et lui marqua si bien toutes les circonstances, et avec tant d’assurance, que le cardinal en demeura convaincu et muet ; de sorte que Bartet fut comme disgracié cinq ou six mois, le cardinal ne le regardant et ne lui parlant point : mais enfin il se raccommoda par ses intrigues, et fut chargé de diverses autres affaires importantes, entre autres de l’accommodement de Mézières, qu’on vouloit tirer des mains de la veuve de Bussy-Lameth, qui en avoit été le dernier gouverneur, et qui, pour être parent et ami particulier du cardinal de Retz, étoit suspect à la cour. Mais de cette affaire, comme de toute sa conduite, il parut que, pourvu qu’il parvînt à ses fins, il ne se soucioit pas autrement de tenir sa parole ni de blesser son honneur : car ayant traité de la réduction de cette place avec le duc de Noirmoutier et le marquis de Fabert, le dernier voyant qu’il tâchoit de les surprendre, et qu’il ne vouloit pas exécuter ce qu’il avoit promis, lui fit des reproches piquans, et qu’un autre eût eu peine à souffrir ; et l’autre, quoique son ami, ne put s’empêcher de le blâmer des mêmes choses dont le marquis de Fabert faisoit de si grandes plaintes.

Comme il est très-audacieux et très-libre de paroles, il n’épargne personne, et drape indifféremment sur amis et ennemis : ce qui fait qu’il se brouille souvent avec ceux mêmes qui lui peuvent être le plus utiles, ou à qui il a le plus d’obligations. Il se raccommode aussi bientôt avec ceux qui ont plus de soin de leur fortune que de leur honneur, et qui croient que par l’accès qu’il a auprès des puissances il leur pourra nuire, ou qu’il les pourra servir. Entre les autres railleries qu’il fait sans cesse de toutes sortes de personnes, la princesse palatine, sœur de la reine de Pologne, est de celles qu’il a traitées le plus cruellement, s’étant vanté d’avoir eu avec elle des familiarités : de quoi elle ne se soucia point, aimant mieux souffrir cette médisance que de s’exposer à recevoir de mauvais offices de lui.

Le duc de Candale[246] ne fut pas si endurant ; car ayant su que Bartet avoit dit de lui que qui lui auroit ôté ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galans, il ne paroîtroit plus qu’un squelette ou un atome, il le fit épier un jour, sur la fin du mois de juin 1655, comme il passoit à dix heures du matin par la rue Saint-Thomas du Louvre, par onze hommes à cheval, deux desquels se saisirent des rênes des chevaux de son carrosse, deux autres portèrent le pistolet à la gorge du cocher, et deux autres vinrent à lui le pistolet et le poignard à la main. Étant ainsi arrêté, les deux qui s’étoient approchés de lui prirent des ciseaux, lui coupèrent les cheveux, lui arrachèrent son rabat, ses canons et ses manchettes, et après cela le laissèrent aller[247]. D’abord il crut qu’on le vouloit assassiner, et que c’étoit ce même conseiller du parlement de Pau, nommé Casaux, qui est son ennemi dès long-temps (il disoit que c’étoit une vieille querelle entre leurs maisons depuis deux cents ans), qui étoit l’auteur de cette action ; de sorte qu’étant saisi de frayeur, comme il l’avoue lui-même, il leur dit qu’il les prioit de lui donner un peu de temps pour penser à son âme, parce qu’elle étoit en très-mauvais état. Mais quand il fut hors de péril, et qu’il eut considéré de quelle manière il avoit été traité, il jugea que ce pouvoit bien être M. de Candale qui lui avoit fait faire cette insulte, parce qu’il avoit déjà ouï parler du discours qu’il l’accusoit d’avoir tenu ; et le bruit commun lui confirma bientôt que la chose étoit ainsi. Il nie pourtant avoir jamais tenu ce discours de M. de Candale, et dit que la véritable cause de son mécontentement vient de ce qu’étant tous deux amoureux de madame de Gouville[248], M. de Candale, qui savoit que Bartet étoit mieux traité que lui, en eut du dépit, et prit cette occasion de la raillerie des canons et des manchettes pour lui faire faire un affront. Il ajoute que M. de Candale se plaint aussi de ce qu’il lui a rendu de mauvais offices auprès du cardinal Mazarin, et que même avant tout cela il étoit arrivé chez madame de Nouveau[249] une chose qui l’avoit fâché, et que Bartet conte de cette sorte. Il dit donc que M. de Candale étant dans une chambre avec…, et lui ayant rencontré madame Cornuel dans une autre, elle étoit venue au devant de lui, et lui avoit demandé s’il trouvoit que ce fût bien parler que de dire un esprit fretté ? À quoi il répondit qu’elle s’adressoit bien mal de choisir un pauvre Gascon pour juge d’une phrase française ; mais que si elle vouloit qu’il en dît son sentiment, il trouvoit que cette façon de parler ne valoit rien ; qu’il falloit être sans jugement pour parler ainsi, et cent autres exagérations semblables, qui sont de son style ordinaire : qu’elle avoit ajouté que M. de Candale disoit pourtant que c’étoit lui qui s’en étoit servi, et que sur cela M. de Candale étant sorti de l’autre chambre, elle lui avoit crié tout haut que M. Bartet soutenoit qu’il n’avoit jamais dit un esprit fretté ; ce que Bartet lui-même lui confirma avec les mêmes amplifications dont il avoit déjà usé : ce qui fâcha, à ce qu’il dit, M. de Candale, lequel ayant eu ensuite les autres dégoûts que j’ai touchés, il lui avoit fait jouer cette pièce à la vue de tout Paris, dont il avoit fait informer sur l’heure même, et envoyé son frère à la cour pour en avertir le cardinal Mazarin, lequel fit une réponse fort obligeante à la lettre qu’il lui avoit écrite, lui mandant que quand il n’auroit pas l’honneur d’être officier domestique du Roi, et résident d’un autre grand monarque avec lequel on vouloit bien vivre, il n’auroit pas laissé pour son propre mérite de s’intéresser grandement en la réparation qu’il avoit droit de prétendre, y ayant même ajouté au bas quelques lignes de sa main, pour l’assurer que le Roi vouloit qu’il fût fait justice de cet attentat, qui que ce fût qui en fût l’auteur ; que, pour engager toute la cour à lui être favorable, il avoit fait dire d’abord par son frère qu’il croyoit que c’étoit ce conseiller de Pau, son ennemi, qui l’avoit fait traiter de la sorte : ce qui avoit si bien réussi que tous les grands avoient représenté au Roi et à Son Éminence de quelle conséquence étoit cette entreprise ; que s’il n’en étoit fait justice on en feroit tous les jours de semblables contre tout le monde, et que personne ne seroit en sûreté ; que le maréchal de Villeroy en avoit parlé fortement, et le maréchal d’Albret protesté qu’il porteroit les intérêts de Bartet comme les siens propres (ils avoient pourtant été brouillés huit jours auparavant, et le maréchal d’Albret disoit pis que pendre de Bartet ; mais il se raccommoda incontinent) ; que M. de Candale voyant que l’on faisoit du bruit de son action et à la cour et au parlement, M. le chancelier, M. le premier président et M. Bignon ayant témoigné qu’ils étoient fort mal satisfaits de son procédé, il avoit fait dire à M. le premier président qu’il étoit marri de n’avoir pas communiqué son dessein à M. le chancelier et à lui avant de l’exécuter : à quoi M. le premier président avoit répondu que ni M. le chancelier ni lui n’étoient pas des gens qu’il fallût consulter sur de semblables choses, mais qu’ils étoient magistrats pour châtier ceux qui les faisoient.

Tels étoient les discours que Bartet faisoit à ses amis, avec mille protestations de pousser l’affaire jusqu’au bout. M. de Candale, de son côté, disoit qu’il avoit envoyé chez Bartet lui dire qu’ayant donné charge à son capitaine des gardes de lui faire ce qui lui étoit arrivé, il lui avoit aussi ordonné de lui déclarer que c’étoit de sa part qu’il le faisoit ; que ce capitaine des gardes assuroit l’avoir fait ; mais que puisqu’il paroissoit, par l’opinion qu’il disoit avoir, que ce fût ce conseiller du parlement de Pau, son ancien ennemi, qui en fût l’auteur, et que la peur l’avoit empêché d’entendre ce que le capitaine de ses gardes lui avoit dit par son ordre, il lui mandoit que c’étoit lui qui l’avoit fait traiter comme il l’avoit été ; et que si dans ce jour-là il ne jetoit dans le feu les informations qu’il avoit fait commencer, il lui feroit donner dès le soir même les étrivières : ce que Bartet nie formellement lui avoir été dit.

Il ne se vit jamais rien de si avantageux que lui en actions et en paroles. Le comte Du Lude et lui étoient amoureux de cette madame de Gouville, de qui j’ai déjà parlé ; et Bartet en étoit tellement passionné, que souvent, après avoir été six heures avec elle, il ne pouvoit attendre qu’il fût de retour chez lui pour lui écrire, et il entroit en la première maison de sa connoissance, d’où il lui écrivoit de grandes lettres. Un jour s’étant rencontrés aux Tuileries, le comte Du Lude, qui menoit une dame, salua Bartet comme il passoit devant eux ; mais lui, sans le saluer, et mettant les mains sur les côtés, le regarda fièrement, et passa outre. Sur cela le comte Du Lude dit partout que si Bartet n’y prenoit garde, il pourroit bien recevoir quelques distributions de coups de bâton. Quand il sut que le comte Du Lude le menaçoit de la sorte, il alla trouver Roquelaure, beau-frère du comte, et lui dit : « Monsieur, monsieur le duc, on dit que le comte Du Lude tient de certains discours de moi que je ne puis croire. Je n’ai garde de m’imaginer qu’il ait pensé à ce que l’on dit qu’il me veut faire faire ; car ce sont des choses qui ne lui peuvent être entrées dans l’esprit en parlant d’un homme de ma sorte : mais je ne crois pas même qu’il se soit plaint de moi, parce que je ne lui en ai donné aucun sujet. » Roquelaure lui répondit, de ce ton haut et fier qui lui est naturel : « Monsieur, monsieur Bartet, si le comte Du Lude s’est plaint de vous, il y a apparence que vous lui en avez donné sujet ; et si vous lui en avez donné sujet, je pense, monsieur, monsieur Bartet, que vous devez craindre qu’il ne fasse ce qu’il a dit qu’il fera ; car il est homme de parole, et à qui il ne faut pas se jouer. »

Un autre jour, dans une grande compagnie où l’on parloit des provinciaux, l’on disoit qu’ils étoient long-temps avant que de se défaire des vices de leur terroir, et que ceux qui avoient été nourris toute leur vie à la cour avoient un terrible avantage sur eux. Bartet, prenant la parole pour tous les provinciaux, dit qu’il voudroit bien que l’on lui montrât un homme né dans la cour, et qui y auroit toujours vécu, qui osât aller disputer le terrain aux grands seigneurs des provinces comme lui, qui étoit venu d’une des extrémités de la France le disputer à la cour aux plus grands seigneurs qui y fussent. Madame Cornuel, qui étoit présente, lui répondit : « Faites qu’il y ait une cour dans chaque province, et nos courtisans iront disputer le terrain fort vaillamment ; mais n’y ayant que des brutaux et des ignorans, ils seroient bien sots de quitter la cour pour leur aller contester des choses qui n’en valent pas la peine[250]. »

SUR LE PRÉSIDENT DE NESMOND.[251]

Le président de Nesmond, second président du parlement de Paris, ayant été nommé entre les juges de la chambre de justice, y assista jusqu’au mois de… 1664[252], qu’étant tombé malade d’une fièvre quarte, on prit cette occasion de travailler sans lui, parce qu’on le soupçonnoit d’être plus favorable à M. Fouquet que l’on n’eût voulu. Cette fièvre quarte lui ayant duré jusque vers la fin du mois de novembre, il lui survint un érysipèle à une cuisse, qui fît espérer d’abord qu’il en pourroit être soulagé ; mais le 29, en le débandant, les médecins reconnurent des marques de gangrène, qui leur firent juger que la chaleur naturelle étoit éteinte, et qu’il ne dureroit tout au plus que jusqu’au lendemain. Dans ce danger si surprenant et si pressant, on crut qu’il l’en falloit avertir, et lui faire recevoir les sacremens sans retardement. Madame de Miramion[253], qui est extrêmement dévote, et dont la fille a épousé le fils aîné du président de Nesmond, se chargea de lui annoncer cette nouvelle, dont il fut grandement étonné. Elle lui proposa d’abord de se confesser, et il témoigna qu’il s’y disposeroit pour le lendemain, qui étoit le jour de Saint-André, et le premier dimanche de l’avent. Mais voyant qu’il ne comprenoit pas l’extrémité de son mal, elle lui dit nettement qu’il n’y avoit pas de lendemain pour lui : et sur cela on fit venir son confesseur, et on lui apporta les sacremens. Étant mort sur les onze heures du soir, le premier président[254], frère de sa femme, reçut les visites de la plupart de messieurs de la grand’chambre, et particulièrement des présidens à mortier, durant tout le dimanche, et leur témoigna qu’il avoit dessein de faire prendre place le lendemain de grand matin à son neveu, fils aîné du défunt, reçu depuis quelques années en survivance, les priant de s’y trouver de bonne heure pour favoriser cette installation. Il envoya même jusqu’à dix heures du soir chez ceux qu’il crut être plus de ses amis, leur recommander de se rendre au Palais dès quatre heures du matin, et d’y entrer par chez lui[255]. Ensuite il fit fermer toutes les portes du Palais ; et son neveu s’étant rendu auprès de lui à deux ou trois heures du matin, il le mena à la grand’chambre, où il se trouva jusqu’à quinze juges, qui rendirent des arrêts où il opina. Après cela il alla prendre sa place à la chambre de la Tournelle, où le président Le Coigneux présida ; et le président de Mesmes, qui y présidoit auparavant, alla prendre sa place à la grand’chambre.

Tout cela se faisoit avec tant de précautions, à cause que le fils aîné du président de Longueil de Maisons, qui étoit reçu en survivance de son père long-temps avant celui du président de Nesmond, prétendoit prendre sa place le premier en vertu d’un acte que son père avoit mis depuis la maladie du président de Nesmond le père entre les mains de Boileau, greffier de la grand’chambre, par lequel il se désistoit de la fonction de sa charge en faveur de son fils, lequel étant allé de très-grand matin au Palais, et en trouvant toutes les portes fermées, n’y put entrer qu’après que le jeune président de Nesmond y eut été installé. Comme il alla en la chambre de la Tournelle, il l’y trouva assis, et lui dit que ce n’étoit pas là sa place, et qu’elle lui appartenoit. L’autre lui dit qu’il avoit pris possession de sa charge en la grand’chambre, et qu’ensuite il étoit venu en la Tournelle, où il s’étoit rendu des arrêts auxquels il avoit opiné ; et qu’ainsi il étoit en possession, et qu’il ne croyoit pas qu’il dût y avoir aucune contestation entre eux. M. de Maisons allégua sa réception en survivance, beaucoup plus ancienne que celle de M. de Nesmond ; l’acte de démission de son père en sa faveur, antérieur à la prétendue prise de possession qu’on lui alléguoit. Il se plaignit de la violence du premier président, qui avoit fait fermer les portes du Palais ; ce qui l’avoit empêché de prendre sa place le premier, comme il eût fait sans cela ; et il protesta de se pourvoir pour la conservation de son droit. Leurs amis s’entremirent incontinent pour les accommoder ; et Novion même, qui avoit intérêt que le président de Maisons le père quittât sa place de second président parce qu’il y fût monté, ne laissa pas de l’aller trouver à Maisons pour lui témoigner que, s’il la vouloit garder, il oublieroit volontiers la démission qu’il avoit faite en faveur de son fils ; à quoi le président de Maisons se rendit assez aisément : de sorte que la chose demeura arrêtée que M. de Maisons garderoit sa place de second président, et que M. de Nesmond le fils demeureroit en possession de la sienne.

On disoit sur cela que chacun avoit son compte en cet accommodement, excepté M. de Maisons le fils, qui à l’âge de quarante-deux ans, et étant depuis plusieurs années sans charge, attendroit peut-être encore longtemps celle de son père, qui n’avoit intention de s’en dépouiller que par sa mort ; d’autant plus qu’il alloit être second président, et qu’il se vouloit conserver en ce poste, qui le rendoit considérable dans sa compagnie, du moins jusqu’à la fin du procès que son second fils l’abbé de Longueil avoit intenté contre lui pour la succession de sa mère, dont il demandoit compte à son père : ce qui les avoit tellement aigris l’un contre l’autre, qu’il n’y avoit sorte de chicane dont ils ne se servissent pour se persécuter l’un l’autre. Et pour confirmer cela, on alléguoit qu’il avoit tenu le bec en l’eau à son fils aîné depuis dix ou douze ans, sous divers prétextes, tantôt du service de la chambre de l’édit, tantôt de l’affaire contre son cadet, etc. ; et que même ayant vu le président de Nesmond malade à l’extrémité, au lieu de faire prendre place au parlement à son fils aîné, il s’en étoit allé à Maisons, donnant ainsi le temps à M. de Nesmond le fils de le prévenir.

On disoit aussi que la civilité que lui fit le président de Novion de l’aller trouver à Maisons étoit pour le porter à garder sa place, nonobstant l’intérêt particulier qu’il y avoit en demeurant le troisième de la grand’chambre, parce que tous deux étant opposés au premier président, ils pourroient lui tenir tête plus souvent et plus fortement, étant unis ensemble contre lui, que s’il n’y en eût eu qu’un.

Le président de Mesmes voyant le président de Nesmond prêt à mourir, offrit à M. d’Avaux son fils, reçu aussi en survivance, de lui céder sa place. Il l’en remercia d’aussi bonne grâce que l’offre lui avoit été faite, disant que son propre intérêt l’obligeoit à désirer que son père demeurât revêtu de la charge, parce que cela le rendoit beaucoup plus considérable que s’il en eût été revêtu lui-même ; et que de plus il importoit à toute leur famille qu’elle fût sur la tête de deux personnes plutôt que d’une, dans l’incertitude de ce qui se feroit pour le droit annuel qui étoit prêt à finir, et auquel on prévoyoit qu’il y auroit quelque grand changement : de sorte qu’il ne parla plus de la quitter, et demeura quatrième président de la grand’chambre.

Plusieurs ont cru que le président de Nesmond ayant fait son testament pendant le cours de sa maladie, y avoit chargé ses héritiers de demander pardon pour lui à la famille de M. Fouquet de ce qu’étant un de ses juges à la chambre de justice, il avoit été d’avis que messieurs Voisin et Pussort demeurassent aussi juges de M. Fouquet, et opinassent en la délibération, sur la requête de récusation par lui présentée contre eux touchant les procès-verbaux des registres de l’épargne, faits par eux en qualité de commissaires de la chambre, et où il articuloit des faussetés manifestes qu’ils avoient commises ; ajoutant qu’il ne s’étoit résolu que sur les pressantes instances qui lui en avoient été faites pour sauver l’honneur de ces deux messieurs ; qu’on l’avoit assuré qu’ils se désisteroient eux-mêmes du jugement du procès dès que la chambre auroit prononcé en leur faveur : en quoi il avoit été trompé et abusé par ceux qui lui avoient donné cette parole formelle, qui lui avoit fait consentir à ce qu’on lui avoit demandé sous un prétexte si spécieux, dont il demandoit pardon à Dieu et à M. Fouquet. On disoit aussi que la cour ayant su que cet article étoit dans le testament de M. de Nesmond, on alla de la part du Roi dire à ses héritiers que Sa Majesté ne vouloit pas qu’il parût. C’est pourquoi on n’a pas su précisément ce qui en est ; mais ils ont toujours dit qu’il n’y avoit rien dans le testament. Ce que l’on a tenu pour constant est que M. de Nesmond, pendant sa maladie, a fait le même discours à quelques-uns de ses plus particuliers amis ; il est vrai aussi qu’après la mort du président de Nesmond M. Phelypeaux de Pont-Chartrain, président des comptes et l’un des commissaires de la chambre de justice, ayant conté dans une compagnie ce qui se disoit partout de cette plainte de M. de Nesmond, on le rapporta au Roi, qui témoigna à l’archevêque de Paris[256], ami particulier du président Phelypeaux, qu’il ne trouvoit pas bon qu’il en eût parlé de la sorte. L’archevêque envoya à l’heure même chez son ami savoir s’il étoit au logis, et le prier de l’attendre. Mais il le prévint, et l’alla trouver chez lui, croyant qu’il eût à lui parler de quelque affaire importante et pressée. L’archevêque lui apprit le mécontentement du Roi pour le discours qu’il avoit tenu, et le président répondit que c’étoit un bruit répandu dans toute la ville, et qu’il n’avoit rien dit qu’il n’eût ouï dire à cent autres ; mais que puisque le Roi le trouvoit mauvais, il n’en parleroit plus ; et la chose en demeura là[257].

SUR LE DUC MAZARIN[258].

Le 8 décembre 1664, jour de la Notre-Dame, le duc Mazarin[259], grand-maître de l’artillerie, étant dans la chambre du Roi, suivoit Sa Majesté pas à pas, et tournoyoit comme ayant envie de lui parler. Le Roi s’en étant aperçu, lui demanda s’il avoit quelque chose à lui dire : il répondit, en tâtonnant et en hésitant, que oui ; mais qu’il n’en osoit prendre la liberté. Le Roi repartit qu’il le pouvoit, et qu’il n’y falloit point faire davantage de façon ; et l’autre marchandant encore, Sa Majesté lui demanda s’il s’agissoit de quelque mauvais dessein qu’il eût découvert que quelqu’un eût eu contre sa personne ou contre l’État ; mais que quoi que ce fût, il lui ordonnoit de le dire franchement. Sur cela le duc lui dit qu’ayant fait ses dévotions le matin, et étant en la présence de Dieu, il lui étoit venu une pensée ; puis il s’arrêta, et le Roi le pressa encore d’achever de s’expliquer. Alors il dit, d’un ton à demi-bas et tremblant, que la pensée qui lui étoit venue étoit que Dieu n’étoit peut-être pas content de ce qui se passoit entre Sa Majesté et mademoiselle de La Vallière, et qu’il avoit cru être obligé en conscience de l’en avertir. Le Roi ayant entendu cela, s’approcha de son oreille, et lui dit d’une manière douce et favorable : « M. Mazarin, je vous conseille de ne parler jamais de cela à personne, car vous feriez faire un fort mauvais jugement de vous : pour moi, je vous promets de n’en rien dire, et qu’il ne tiendra pas à moi que la chose demeure secrète. » Néanmoins dès le lendemain tout le monde le sut, et le Roi dit qu’il falloit bien que le grand-maître en eût fait confidence à quelque dévot comme lui, qui ne lui eût pas été fidèle. Mais la vérité est que le Roi l’ayant conté à la Reine sa mère, elle le dit à la comtesse de Flex sa dame d’honneur ; elle au maréchal de Villeroy : et ainsi de main en main la chose devint toute publique, et ne servit de rien qu’à tourner le pauvre duc Mazarin en ridicule.

On contoit diverses choses que le Roi avoit dites au duc Mazarin ; mais il n’y a rien de vrai que ce qui est écrit ci-dessus.


SUR LE MARQUIS DE VARDES.

Environ le même temps, le marquis de Vardes s’entretenoit un soir avec le chevalier de Lorraine dans un coin de la chambre du Roi ; et comme ils parloient l’un à l’autre de leur ajustement, et particulièrement de leur belle tête, le marquis dit que pour lui il n’étoit qu’un barbon, qu’il étoit veuf, et qu’il avoit fait son temps : « Mais pour vous, dit-il au chevalier, vous êtes en un âge et en un état à tout entreprendre : vous n’avez qu’à jeter le mouchoir, et il n’y a point de dame qui ne le veuille relever. » Après qu’ils se furent quittés, le chevalier de Lorraine rencontra le marquis de Villeroy, auquel il conta l’entretien qu’il avoit eu avec Vardes. De ce même pas le marquis de Villeroy, qui est ennemi de Vardes et qui sait aussi que Madame ne l’aime pas, s’en alla chez elle, et lui dit ce que le chevalier lui venoit d’apprendre ; et il ajouta que Vardes avoit dit au chevalier qu’il avoit tort de s’amuser aux filles de Madame, et que, fait comme il étoit, il ne devoit pas s’arrêter aux suivantes, mais à la maîtresse ; et qu’il y trouveroit peut-être même plus de facilité. De quoi Madame se mit en grande colère, et en fit sa plainte à Monsieur, qui arriva un peu après ; et lui s’en alla tout droit faire la sienne au Roi, qui témoigna que si Vardes avoit parlé ainsi, il méritoit la Bastille. Vardes ayant appris cela en parla au Roi, et lui fit mille sermens qu’il n’y avoit rien de plus faux que ce qu’on lui faisoit dire ; qu’il étoit prêt de le soutenir devant Sa Majesté à quiconque auroit la hardiesse de le dire ; et lui conta la chose comme elle s’étoit passée. Le Roi lui répondit qu’il ne trouvoit pas à propos de faire cet éclaircissement, parce qu’il sembleroit à Madame que Sa Majesté ne voudroit pas la satisfaire, et qu’il valoit mieux qu’il passât quelque temps dans la Bastille ; après quoi la chose se pourroit éclaircir. Vardes ne répliqua rien, et se rendit sur-le-champ à la Bastille ; mais Bezemeaux, qui en est capitaine, ne voulut point le recevoir qu’il n’eût été apprendre la volonté du Roi, lequel le lui ordonna ; de sorte qu’il le reçut. On ne sut pas au vrai si ce fut le chevalier de Lorraine ou le marquis de Villeroy qui ajoutèrent au discours de Vardes ce qu’il prétendoit n’avoir point dit, et qui regardoit Madame ; mais on en soupçonna plus le marquis que le chevalier, et il en fut extrêmement blâmé de tout le monde. Le Roi même témoigna qu’il se lassoit des plaintes si fréquentes de Monsieur et de Madame pour de semblables bagatelles ; et l’on jugea que si elles continuoient, il s’en soucieroit moins qu’il n’avoit fait jusqu’alors. On jugeoit aussi que quand Vardes seroit hors de la Bastille, il y auroit de grands démêlés entre tous ces jeunes gens.

Madame voyant que toute la cour alloit tous les jours visiter Vardes à la Bastille, considéra cette prison pour lui plutôt comme un triomphe que comme une punition ; de sorte qu’elle fit de nouvelles instances au Roi pour l’éloigner, afin que sa disgrâce fût mieux marquée. Le Roi lui commanda de se retirer dans son gouvernement d’Aigues-Mortes, mais sans rigueur, et d’une manière qui lui faisoit plutôt espérer d’en revenir bientôt que craindre d’y être longtemps. Il y alla aussitôt : et au bout de quelque temps, comme le bruit couroit que l’on le reverroit bientôt à la cour (sur ce que le Roi ayant donné des brevets pour quarante personnes qui, à l’exception de toutes les autres, pouvoient porter des vestes de couleur de feu en broderie d’or[260], et en ayant envoyé un à Vardes), Madame fit de nouvelles batteries contre lui et contre la comtesse de Soissons, qui de son côté faisoit tous ses efforts pour obtenir le retour de Vardes : de sorte que cela devint une affaire d’importance, par la jalousie et le désir de vengeance de ces deux dames, qui sembloient tirer au bâton pour se perdre l’une l’autre, quelque différence qu’il y eût entre elles.

La comtesse de Soissons voyant les efforts que faisoit Madame contre elle, dit un jour au Roi (qui depuis la mort du cardinal Mazarin avoit toujours continué de la voir, allant même presque tous les jours chez elle, et y jouant souvent jusqu’à minuit et une heure) que Madame ne devoit point faire tant de bruit, et qu’elle savoit des choses essentielles sur son sujet, capables de la faire taire. Le Roi l’ayant pressée de s’expliquer, elle lui dit qu’elle avoit entre les mains des lettres écrites par le comte de Guiche à Madame, où Sa Majesté étoit fort maltraitée, et que c’étoit une cabale qui s’étoit formée de long-temps contre lui. Le Roi en parla à Madame, qui voyant les choses en cette extrémité, et craignant plus que tout le retour de Vardes, se résolut de découvrir tous les mystères qui jusqu’alors avoient été fort soigneusement cachés, nonobstant qu’il y allât beaucoup de son intérêt et de la ruine du comte de Guiche, qu’elle aimoit. Elle lui dit donc que, quelque temps après que le Roi eut témoigné par ses fréquentes visites à mademoiselle de La Vallière l’affection qu’il avoit pour elle, ils résolurent tous ensemble de l’en détacher s’il leur étoit possible, et de lui substituer la petite de La Mothe-Houdancourt, que Sa Majesté avoit vue de bon œil durant quelques jours, et qui étoit fort attachée à la comtesse de Soissons, et par conséquent à Vardes. Que, pour y parvenir, Vardes composa en français une lettre sous le nom du roi d’Espagne à la Reine sa fille, par laquelle il paroissoit fort en colère de ce que le Roi préféroit à elle une petite fille de nulle considération ; qu’elle s’en devoit plaindre hautement ; et que le Roi son mari étoit un fanfaron qui ne résisteroit point si on lui tenoit tête, etc. Que cette lettre avoit été mise en espagnol par le comte de Guiche, qui avoit imité le caractère du roi d’Espagne le mieux qu’il avoit pu, ayant vu de ses lettres à la Reine, à qui il écrit toujours de sa main. Que la comtesse de Soissons s’étant rencontrée chez la Reine à l’ouverture d’un paquet du Roi son père, en avoit ramassé et serré l’enveloppe, sans qu’on s’en aperçût ; qu’on avoit fait faire un cachet aux armes d’Espagne, tout semblable à celui dont les lettres du roi d’Espagne avoient accoutumé d’être cachetées ; et que cette lettre contrefaite étant enfermée dans cette enveloppe véritable, le paquet en avoit été porté, comme de la poste, à la senora Molina, première femme de chambre de la Reine, qui les reçoit ordinairement[261]. Qu’ayant appris par une lettre précédente que le roi d’Espagne étoit malade, elle appréhenda qu’il n’y eût dans celle-ci quelque mauvaise nouvelle de sa santé ; c’est pourquoi elle l’ouvrit hors de la présence de la Reine, et qu’ayant déplié la lettre, voyant le caractère un peu différent de celui des autres lettres, son soupçon en fut augmenté ; de sorte qu’elle se résolut de la lire avant que de la lui rendre. Que voyant qu’elle étoit écrite sur un sujet si délicat, et avec des termes si offensans pour le Roi, elle avoit cru la lui devoir faire voir plutôt qu’à la Reine : ce qu’elle fit. Que le Roi l’ayant lue, la jeta au feu ; et qu’encore qu’il en fût fort piqué, il trouva pourtant à propos de n’en faire point d’éclat. Il faut noter que le Roi, parlant en secret à Vardes de cette supposition pour savoir par qui il croyoit qu’elle eût été faite, Vardes, à ce qu’on dit, lui nomma madame…[262].

(Le surplus manque.)


SUR LE LIVRE INTITULÉ JUNIUS BRUTUS[263].


Quelqu’un ayant demandé à M. Daillé[264] si M. Duplessis-Mornay, avec lequel il avoit demeuré longtemps, étoit auteur du livre intitulé Junius Bruttus, il répondit : « C’est une question que je n’ai jamais osé faire à M. Duplessis, parce qu’elle me sembloit trop délicate ; mais je vous dirai que M. Duplessis, au bout de la galerie où étoient ses livres, dans le château de Saumur, avoit un petit cabinet dans lequel il n’y avoit que ceux qu’il avoit faits ou composés, bien reliés, et même la plupart imprimés sur du vélin. Parmi ces livres-là il y avoit aussi un exemplaire du Junius Brutus, lequel M. Duplessis me faisoit ôter toutes les fois que quelque personne de qualité désiroit de voir ce petit cabinet. Il me donnoit la clef, et disoit que j’allasse devant et que j’ouvrisse la porte, ajoutant tout bas ou me faisant signe que j’ôtasse ce livre de Junius Brutus : ce que je faisois ; car M. Duplessis savoit bien que ce livre n’étoit pas dans l’approbation de tout le monde, et vouloit éviter les occasions d’en parler. »


Observation.

En donnant la liste des ouvrages de Conrart, nous avions négligé d’indiquer les six madrigaux dont il a orné la Guirlande de Julie d’Angennes, duchesse de Montausier. (Voyez la Guirlande de Julie ; Paris, imprimerie de Monsieur, 1784, in-8o.)

  1. L’éditeur possède une quittance ainsi conçue : « Je, Jacques Conrart, bourgeois de Paris, confesse avoir eu et receu de… la somme de vingt-cinq sols un denier et maille, pour un quartier escheu le dernier jour de septembre mil six cent et un, à cause de cent sols et sept deniers tournois de rente à moy deue par la succession de feu sieur Valentin Targer, à cause de Peronne Targer ma femme, etc.… À Paris, ce 3 juin 1614. Signé Jacques Conrart. »
  2. Trésor des recherches et antiquités gauloises et françoises, par Borel ; in-4o. Paris, 1655, page 178.
  3. Ceci résulte de la quittance qui vient d’être citée, et d’une autre que nous possédons aussi, et qui porte ce qui suit : « En la présence de moi, conseiller secrétaire du Roi et de ses finances, damoiselle Peronne Targer, veuve de feu Jacques Conrart, vivant bourgeois de Paris, a confessé avoir receu, etc. Fait le 4e jour de mars 1645. Signé Peronne Targer et Conrart. »
  4. Mémoires manuscrits et autographes de Gédéon Tallemant-des-Réaux, article Conrart. (Bibliothèque de M. le marquis de Châteaugiron.)
  5. Histoire de l’Académie ; Paris, 1730, tome 1, page 6.
  6. En 1643, le chancelier Seguier étant devenu protecteur de l’Académie à la mort du cardinal de Richelieu.
  7. Discours prononces à l’Académie par messieurs de La Chambre (père et fils) ; Paris, Le Petit, in-4o, page 21. Le discours d’où est tiré le passage cité y est daté du 3 juillet 1684 ; mais le registre de l’Académie porte tjue la réception de Despréaux eut lieu le premier de juillet. Déjà M. de Saint-Surin avoit rectifié cette erreur dans son excellente édition de Boileau ; Paris, 1821, t. 3, p. 139. (Voyez le Journal des Savans, du mois de mars 1824, p. 155.)
  8. Claude Bazin, seigneur de Bezons, conseiller d’État, mourut doyen de l’Académie française, le 20 mars 1684. Il avoit épousé Marie Targer, fille de Louis Targer, secrétaire du Roi, qui étoit fils de Valentin et frère de la mère de Conrart, duquel M. de Bezons étoit ainsi cousin germain par alliance.
  9. On a reproché à Despréaux de s’être laissé entraîner par son penchant satirique jusque dans son remercîment à l’Académie. Mais l’abbé de La Chambre, dans le parallèle qu’il établit entre les commencemens de l’Académie et ce qui se passoit de son temps, semble avoir été plus loin que le poëte ; à moins que son discours ne fût principalement dirigé contre Furetière, avec lequel les démêlés de l’Académie étoient déjà commencés.
  10. Histoire de l’Académie, tome 1, page 7.
  11. Lettres de Balzac à Conrart ; Elzévir, 1664, page 137.
  12. Ibid., page 275.
  13. Diverses petites poésies du chevalier d’Aceilly (ou de Cailly) ; Paris, André Cramoisy, 1667, page 199 ; et dans le Recueil de La Monnoye ; La Haye, 1714, tome 1, page 180.
  14. Gilbert Gaulmin, maître des requêtes, et ensuite conseiller d’État,
    mourut à Paris au mois de décembre 1665. C’étoit un critique qui s’étoit
    acquis une grande célébrité ; il a laissé divers ouvrages, et particulièrement
    des poésies latines. On lit ses vers sur la prise d’Arras dans le
    Ménagiana, tome i, page 297, édition de 1715.
  15. Dialogue de
    l’Amour et Damon, dans les Œuvres posthumes de Gilles Boileau, publiées
    par son frère ; Barbin, 1670, page 158.
  16. Tessereau, Histoire de la Chancellerie, tome i, page 354.
  17. Mémoires concernant la vie et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres, par Ancillon ; Amsterdam, 1709, page 7.
  18. Pellisson, Histoire de l’Académie, tome i, page 53.
  19. Bibliethèque françoise de l’abbé Gonjet. tome 17, page 396.
  20. Pellisson, Histoire de l’Académie, tome 1, page 16. Ces premiers registres de l’Académie n’existoient déjà plus du temps de l’abbé d’Olivet. (Voyez la note du tome 2, page 10, de l’Histoire de l’Académie.) Il est probable qu’ils avoient été confiés à Pellisson, et qu’ils furent saisis et perdus parmi les papiers du surintendant Fouquet. M. Raynouard, secrétaire perpétuel de l’Académie française, nous a fait voir les registres qui ont été conservés ; ils ne remontent qu’à l’année 1672.
  21. Serizay étoit intendant du duc de La Rochefoucauld, qui s’étoit retiré dans ses terres de Poitou ; et Malleville étoit secrétaire du maréchal de Bassompierre, détenu alors à la Bastille comme prisonnier d’État.
  22. Histoire de l’Académie, tome 1. pages 21 et 23.
  23. Discours de messieurs de La Chambre, page 20. —
  24. Louis de Courcillon, abbé de Dangeau, mort en 1728, à l’âge de quatre-vingts ans, avoit passé avec Conrart une partie notable de sa vie.
  25. Histoire de l’Académie, tome 2, page 166. —
  26. Lettres de Balzac à Conrart ; Elzévir, page 136.
  27. Mélanges de littérature, tirés des lettres manuscrites de Chapelain ; Paris, 1726, p. 231. —
  28. Quel que fût le mérite de Conrart, il n’a pas eu plus qu’un autre le don de plaire à tous ses contemporains. Gédéon Tallemant-des-Réaux, après avoir été long-temps son ami, conçut pour Conrart une telle aversion, que, dans les Mémoires qu’il nous a laissés, il semble ne s’attacher qu’à verser sur lui le ridicule à pleines mains. Il raconte, entre autres choses, que le poëte Malleville, plaisantant sur ce que le secrétaire perpétuel vouloit être l’ami de tout le monde, disoit qu’il lui sembloit que Conrart alloit criant par les rues : « Ah, ma belle amitié ! Qui en veut, qui en veut, de ma belle amitié ? »
  29. Mélanges de Vigneul de Marville, tome 2, page 328, édition de 1713. —
  30. Ménagiana, tome 2, page 331, édition de 1715, —
  31. Il étoit neveu d’Innocent x. En 1647, quitta la pourpre, et épousa la signora Olimpia. Il n’en continua pas moins à jouir de toute l’influence que les cardinaux neveux n’obtiennent que trop souvent à la cour de Rome. —
  32. Lettres de Balzac à Conrart ; Elzévir, page 273.
  33. Lettres de Balzac à Conrart ; Elzévir, page 193.
  34. Poésies choisies, recueil de Sercy, 1658, troisième partie, page 63. Despréaux n’a point compris cette pièce dans le volume des Œuvres posthumes de son frère, qu’il publia chez Barbin en 1670.
  35. Manuscrits de l’Arsenal, n°902 (Histoire), tome 18, page 69.
  36. Biographie universelle de Michaud, article de mademoiselle de Scuderi, tome 41, page 391.
  37. Lettres familières de Conrart à Félibien ; Paris, 1681, page 132.
  38. Œuvres de Sarrasin ; Paris, 1685, tome 2, page 177. Ce poëte mourut en 1654.
  39. Ibid., p. 180,
  40. Tessereau, Histoire de la Chancellerie, tome 1, page 528.
  41. L’épître se compose de quatre-vingt-dix vers ; l’original autographe
    se trouve dans le manuscrit 902 (Histoire) de la bibliothèque
    royale de l’Arsenal, tome 9, page 285.
  42. Mélanges de Chapelain, page 232. —
  43. Bibliothèque historique de la France, par le père Lelong, tome I, page 408. —
  44. Ibid., tome 4,page 289.
  45. Ce manuscrit étant celui qui renferme les Mémoires de Conrart, on s’est abstenu d’en répéter l’indication. Ainsi, quand on citera les manuscrits de Conrart dans le cours de cet ouvrage, cela ne devra s’entendre que du manuscrit 902 (Histoire) de la bibliothèque de l’Arsenal.
  46. Opuscules inédits de La Fontaine ; Paris, Blaise, 1820, in-8o de cinquante-neuf pages, et à la suite des Mémoires de Coulanges. M. Walckenaer a reproduit ces pièces dans son excellente édition des Œuvres de La Fontaine.
  47. Voyez la Notice sur madame de Motteville, tome 36, deuxième série de cette Collection, page 310.
  48. Plusieurs pièces de vers de ce poëte, retrouvées dans ces manuscrits, ont été publiées par nous dans l’édition des Lettres de madame de Sévigné ; Paris, Blaise, 1818 ou 1820, tome 1, pages vi, vii, viii, 313 ; tome 2, page 232 ; tome 7, page 319 ; et tome 9, page 243.
  49. Œuvres de Balzac ; Paris, 1665, in-folio ; tome 2, page 568.
  50. Ménagiana, tome 2, page 331. —
  51. Lettres de Balzac à Conrart ; Elzévir, page 166.
  52. Mémoires d’Ancillon, page 130. —
  53. Bibliothèque historique de la France, tome 4, deuxième partie, page 172. Ce portrait y est daté de 1683 ; la gravure ne porte cependant aucune date. —
  54. Tessereau, Histoire de la Chancellerie, tome I, pages 404 et 556.
  55. Despréaux a dit, dans sa première épître :

    J’imite de Conrart le silence prudent.

  56. C’est l’opinion commune. Cependant on voit dans le Mélange critique de littérature, recueilli des conversations de feu M. Ancillon (Basle, 1698, tome 2, page 242), que M. Daillé disoit que la moitié de la Vie de Philippe de Mornay avoit été composée par David Lixe, et que l’ouvrage avoit été achevé par deux secrétaires de Du Plessis. Il reconnoissoit que l’épître dédicatoire étoit de Conrart.
  57. Œuvres de Bayle ; La Haye, 1737, in-folio, tome 4, page 698.
  58. M. de Saint-Surin a inséré ce récit dans la Notice sur madame de Sévigné, qu’il a bien voulu joindre à mon édition. (Voy. t. i, p. 57.)
  59. Lettres de madame de Sévigne, de sa famille et de ses amis, tome i, page 47 de la Notice bibliographique ; Paris, Blaise, 1818 ou 1820, in-8o.
  60. Marie-Claire de La Fontaine, décédée veuve de Pierre-Louis Despotz, le 13 décembre 1820. Elle étoit arrière-petite-fille du poëte. (Voyez l’Histoire de la vie et des ouvrages de Jean de La Fontaine, par M. Walckenaer, troisième édition, 1824, Page 586.)
  61. Cette lettre est aujourd’hui en la possession de M. le vicomte Héricart de Thury, conseiller d’État. M. Walckenaer l’a insérée dans la troisième édition de l’ouvrage qui vient d’être cité, page 214.
  62. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 809.
  63. Jacques Amelot, né en juin 1602, premier président en la cour des aides de Paris le 9 février 1643. Il résigna cette charge à Jacques-Charles Amelot, son fils aîné, le 29 février 1668 ; et il mourut le 11 avril suivant. Nous ferons remarquer à l’occasion de ce discours combien il faut se défier des récits du cardinal de Retz, quand il a quelque intérêt à modifier la vérité. « Le président Amelot, dit-il, fut désavoué publiquement par la cour des aides de ce qu’il avoit dit à M. le prince. » (Mémoires du cardinal de Retz, tome 46, page 88, de cette série.) Ce fait est faux ; il est détruit par le récit de Conrart, et par celui d’Omer Talon à cette date.
  64. Plus mal que le président Bailleul : Les princes avoient éte au parlement le 12 avril, et le président de Bailleul avoit exprimé au prince de Condé sa douleur de lui voir les mains encore teintes du sang des gens du Roi tués à Bleneau. Le président fut désavoué par le banc des enquêtes ; ce qui jeta le parlement dans un véritable tumulte. (Voyez les Mémoires du cardinal de Retz, tome 46, page 74, de cette série.)
  65. Balthasard : Ce colonel étoit l’un des agens du prince de Condé. On a de lui l’Histoire de la guerre de Guienne ; Cologne, 1694.
  66. Manuscrits de Conrart. tome 17, page 777.
  67. Avant le Roi : La cour revenoit de Gien, d’où elle etoit partie le 18 avril 1652, après le combat de Bleneau. (Voyez les Mémoires de Montglat ; tome 50, page 337, de cette série.)
  68. L’abbé A… : On ne lit que celle initiale sur le manuscrit de Conrart. Cette lettre pourroit bien indiquer le nom de l’abbé d’Aubigny, de la maison de Stuart, chanoine de l’église de Paris, qui étoit l’ami du cardinal de Retz. (Voyez les Mémoires de ce dernier, tome 46, page 382, de cette série, où, par une erreur typographique, il est appelé d’Abingny.)
  69. Le prévôt des marchands : Jérôme Le Feron, président des enquêtes, prévôt des marchands, mort en 1689. « Il étoit, dit le cardinal de Retz, tout-à-fait dépendant de la cour. »
  70. Guillois et Le Vieux. (Note de Conrart.)
  71. Fête le lendemain : Fête de saint Jacques et de saint Philippe, qui étoit alors un jour férié, comme toutes les fêtes d’apôtre.
  72. Du cardinal Mazarin : Il étoit intendant de la maison du cardinal, qualité qu’il prend lui-même dans une lettre adressée à cette Éminence le 9 avril 1655, pour lui rendre grâce des bienfaits dont elle l’avoit comblé. Colbert ayant fait imprimer cette lettre contre l’avis de Fouquet, s’en repentit tellement, qu’il fit retirer tous les exemplaires de cet écrit qu’il lui fut possible de recouvrer ; de sorte qu’il est aujourd’hui de la plus grande rareté. Cette pièce a été depuis réimprimée dans les Mémoires pour servir à l’histoire D. M. R., 1668, petit in-12, page 350. Ce volume, qui contient des vérités très-sévères sur Colbert et sur son origine, n’est pas un libelle ; mais il est très-rare, parce que le ministre eut un grand intérêt à le faire disparoître.
  73. L’horloge du Palais : la tour de l’horloge est placée à l’angle du Palais de Justice, du côté du pont au Change.
  74. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 773.
  75. De son logis : Rue Saint-Louis au Marais, au coin de la rue Saint-Claude. L’hôtel de Turenne est devenu le couvent de Filles du Saint-Sacrement, qui est sur le point d’être remplacé par une belle église paroissiale.
  76. Les Carmes déchaussés : Rue de Vaugirard, près de la rue Cassette.
  77. Le port de Nully : Ou Neuilly.
  78. Aux Incurables : Rue de Sèvres.
  79. M. de Montereul : Matthieu de Montereul (ou Montreuil). frère cadet de Jean de Montereul, de l’Académie française. On a de lui des lettres insipides et des madrigaux, dont une demi-douzaine lui a survécu.
  80. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 765.
  81. Nully : Neuilly.
  82. Ce passage, couvert de ratures et de corrections sur le manuscrit, a été très-difficile à déchiffrer. On y est cependant parvenu, et l’on ne conserve des doutes que sur le nom du libraire Huré.
  83. La fête de Saint-Nicolas : La fête de la Translation des reliques de saint Nicolas tombe le 9 mai.
  84. Ce passage donne des développemens curieux aux Mémoires du cardinal de Retz. (Voyez ces Mémoires, tome 46, page 107, de cette série.)
  85. Le président Viole, Laisné, etc. (Note de Conrart.) Il fayt lire Lenet ; c’est celui dont on a des Mémoires, qui feront partie de cette Collection.
  86. Sarrasin : Jean-François Sarrasin, poëte spirituel, mort en 1654.
  87. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 797.
  88. M. de Lorraine : Charles IV, duc de Lorraine, frère de Marguerite de Lorraine, duchesse d’Orléans. Il mourut le 17 septembre 1675.
  89. ’Mademoiselle de Chevreuse : Charlotte-Marie de Lorraine, demoiselle de Chevreuse, morte sans alliance le 7 novembre 1652.
  90. Madame de Pisieux : Charlotte d’Étampes-Valençai, marquise de Puisieux, morte à l’âge de quatre-vingts ans en 1677. On prononcoit habituellement Pisieux.
  91. Il falloit qu’il fît le leur : Le cardinal de Retz dit qu’il ne vit pas le duc de Lorraine chez lui, mais chez Madame, et dans la galerie de Monsieur. Il ajoute : « Cette conférence ne se passa qu’en civilités et qu’en railleries, dans lesquelles il étoit inépuisable. » (Mémoires, tome 46, page 112, de cette série.)
  92. L’abbesse du Pont-aux-Dames : Anne-Marie de Lorraine-Chevreuse, abbesse de Pont-aux-Dames, morte le 5 août 1652.
  93. Madame de Bois-Dauphin : Madeleine de Souvré, veuve de Philippe-Emmanuel de Laval, marquis de Sablé, seigneur de Bois-Dauphin, morte en 1678.
  94. Mademoiselle de Rambouillet : Clarisse-Diane d’Angennes, demoiselle de Rambouillet, devint abbesse d’Hières, et mourut en 1670. Elle étoit l’aînée de quatre filles, dont la célèbre Julie d’Angennes, marquise de Montausier, la plus jeune, est la seule qui se soit mariée.
  95. Madame de… : Ce nom est en blanc sur le manuscrit.
  96. Mademoiselle d’Aumale : Sa sœur aînée, Suzanne d’Aumale, dame de Haucourt, épousa le maréchal de Schomberg. Mademoiselle d’Aumale, dont il est ici question, a été l’amie de madame de Maintenon, et l’une des premières dames de la maison de Saint-Cyr. Cette famille ne touchoit en rien à la maison de Lorraine, quoique plus d’un éditeur de Mémoires ait été trompé par le nom d’Aumale, et par la ressemblance de Haucourt avec Harcourt.
  97. Le comte de Rieux : Charles de , depuis duc d’Elbœuf, comte de Rieux du vivant de son père. Il le perdit le 5 novembre 1657.
  98. De ne se voir engagé que de parole : « Le Duc de Lorraine vivoit comme un bandit, faisant profession de n’avoir ni foi, ni loyauté, ni fidélité quelconque. » (Mémoires de Talon, tome 8, 2e partie, page 5, anc. édit.) Pavillon, dans le Testament de Charles IV, porte de ce prince le même jugement :

     
    « Il donna librement sa foi
    « Tour à tour à chaque couronne ;
    « Il se fit une étrange loi
    « De ne la garder à personne. »

  99. Le Roi l’exécute de son côté : Conrart nous a conservé la copie d’une lettre écrite par le duc de Lorraine à la duchesse d’Orléans sa sœur ; on a cru qu’il ne seroit pas inutile de joindre ici cette pièce, qui se trouve dans les manuscrits de Conrart, tome 17, page 761.
    « Ce 17 juin 1652.

    « Le marquis de Sablonnière vous portera tout ce que j’ai cru ne devoir écrire. Je ne doute pas que M. de Beaufort ne vous ait fait entendre ce qu’il a vu, et comme il étoit lui-même dans diverses pensées ; mais je ne sais comme il vous l’aura fait entendre. Je n’ai fait que ce que j’ai toujours dit, de me retirer lorsque vos gens d’Étampes seroient en sûreté. Ils y sont bien, puisque les ennemis leur ont donné toute liberté d’avoir convenu avec le vicomte de Turenne de ma retraite. J’ai toujours dit à Monsieur et au prince, et à tous, que je ne ferois autre ajustement que celui-là. De n’avoir pas combattu, il n’a pas tenu à moi : jamais je n’ai envoyé vers les ennemis, ni prétendu rien d’eux : ils m’ont envoyé et renvoyé six heures durant, sans avoir voulu répondre, ne me demandant autre chose que ma retraite, dont je suis enfin tombé d’accord à la tête des deux armées. Toutes choses m’y ont obligé, quoique j’aie vu mes troupes en état de se bien battre sans votre secours. Les ennemis l’ont trouvé bon aussi, puisque je n’étois secouru de pain ni d’hommes comme l’on m’avoit promis. — Je suis à vous. »

  100. Puisqu’ils étoient tous des trompeurs : La retraite de M. de Lorraine fit une grande commotion dans Paris. (Voyez les Mémoires du cardinal de Retz, tome 46, page 119, de cette série.)
  101. Par le pont de la porte Saint-Bernard : Le pont de la Tournelle.
  102. La veuve du marquis de Sévigné : Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné, l’épistolaire inimitable.
  103. La marquise de La Trousse l’aînée : Henriette de Coulanges, veuve de François Le Hardi, marquis de La Trousse, tué au siége de Saint-Omer le 8 juillet 1638.
  104. Et Marigny : Jacques Charpentier de Marigny, poëte médiocre, auteur du Pain béni, et de jolis couplets sur les événemens du temps de la Fronde. Il mourut en 1670.
  105. Qui regarde celui des Augustins : Le quai des Orfèvres, dans la Cité.
  106. Donner ordre aux levées qu’il falloit faire : Le cardinal de Retz dit qu’il lui fut rapporté que le duc de Beaufort s’etoit contenté d’engager le peuple à obéir au parlement. (Voyez les Mémoires de Retz, tome 46, page 121, de cette série.)
  107. Sur le Terrain : C’est le nom que l’on donnoit à la pointe de l’île Notre-Dame où est aujourd’hui le quai qui termine le jardin de l’archevêché.
  108. Fut ouvert par… : Le nom est en blanc au manuscrit.
  109. L’église de Saint-Pierre-des-Arcis : L’une des petites paroisses de la Cité. Elle étoit située derrière Saint-Barthelemy. On voit, dans le plan donné par Sauval en 1775, que le long de cette église il existoit une ruelle qui communiquoit de la rue de la Vieille-Draperie à la rue de la Lanterne, par la rue Gervais-Laurent.
  110. L’hôtel de Guise : Il devint depuis l’hôtel de Soubise, et il renferme aujourd’hui les archives du royaume.
  111. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 781.
  112. Par ordre de Mademoiselle : Mademoiselle dit dans ses Mémoires, tome 41, page 268, de cette série, que Broussel de Louvières, gouverneur de la Bastille, lui avoit mandé que s’il avoit un ordre écrit de Monsieur, il feroit tout ce que le prince lui commanderoit. Cet ordre a été conservé en original ; il fait partie des manuscrits de la bibliothèque du Roi, fonds de Baluze, armoire septième, premier porte-feuille. En voici la copie textuelle :

    « De par monseigneur, fils de France, oncle du Roi, duc d’Orléans,

    « Il est ordonné au sieur de Louvières, gouverneur du château de la Bastille, de favoriser en tout ce qui lui sera possible les troupes de Son Altesse Royale, et de faire tirer sur celles des ennemis qui paroîtront à la vue dudit château.

    « Fait à Paris, le deuxième juillet 1652.

    « Signé Gaston. Contresigné Goulas. »
  113. D’une méchante maison vers Rambouillet : La maison du financier Rambouillet, père ou aïeul de La Sablière, auteur d’un recueil de madrigaux assez recherché. Cette maison, située hors des murs de Paris, à l’extrémité de la rue de Charenton, étoit accompagnée d’un vaste jardin qui descendoit jusqu’à la rivière ; on l’appeloit la Folie-Rambouillet (Voyez Sauval, tome 2, page 287 ; et Jaillot, quartier Saint-Antoine, tome 3, page 106.) Il ne subsiste plus de cette maison que la porte d’entrée et quelques murailles. (Voyez la Vie de La Sablière à la tête de ses poésies, publiées par M. Walckenaer ; Paris, Nepveu, 1825, page viij.)
  114. Le procureur du Roi de la ville : Simon Pierre.
  115. Le perron qui est dans la Grève : Le perron de l’hôtel-de-ville étoit alors absolument tel qu’il est aujourd’hui. (Voy. la perspective de l’hôtel-de-ville, gravée par Jean Marot, dans l’ouvrage intitulé l’Entrée triomphante de Leurs Majestés, etc. Paris, 1662, in-fol., page 30.)
  116. Substitut du procureur général : Il étoit premier substitut. (Voy. les Mémoires de Talon, tome 8, première partie, page 87, anc. édit.)
  117. A Bignon : Jérôme Bignon, avocat général au parlement de Paris, conseiller d’État, et garde de la bibliothèque du Roi. Ce grand magistrat mourut à l’âge de soixante-sept ans, le 7 avril 1656.
  118. Un valet de chambre : Le cardinal de Retz dit que le maréchal de L’Hôpital fut sauvé par le président de Barentin, et par un garçon de Paris appelé Noblet. Suivant Joly, le maréchal fut sauvé par un gentilhomme nommé Dauvilliers, aidé d’un valet de chambre. On ne trouve nulle part des détails aussi circonstanciés que dans ces Mémoires.
  119. Mademoiselle de Montpensier en rend compte dans ses Mémoires ; elle disposa le prévôt des marchands à donner sa démission : ce qu’il fit le lendemain.
  120. Buire : Vase propre à mettre des liqueurs. (Dictionn. de l’Acad.) Pot à l’eau, cruche. (Glossaire de la langue romane, par Roquefort.)
  121. Sotanes : Ou soutanes ; habit long que les magistrats de l’ordre judiciaire portent sous la robe, et que l’on appelle aujourd’hui la simarre.
  122. Saint-Denis de la Chartre : Cette église étoit située sur la gauche, en entrant dans la Cité par le pont Notre-Dame. Le sol ayant été successivement relevé, on descendoit dans cette église par un assez grand nombre de degrés. Elle a été convertie en une maison particulière, dont elle forme la cave.
  123. M. de Valois : Jean Gaston, duc de Valois, mort à l’âge de deux ans, le 10 août 1652.
  124. Broussel fut extrêmement blâmé d’avoir accepté cette charge, même par ses plus proches, qui ne le pouvoient défendre d’être porté à la faction, et d’être intéressé, quoiqu’il eût toujours affecté de passer pour un Caton qui ne songeoit qu’à la liberté de sa patrie. (Note de Conrart.)
  125. Dès le temps du cardinal de Richelieu, il avoit été fort ennemi de son ministère ; et ce fut lui qui fit à sa mort ce rondeau si célèbre qui commence : « Il est passé, il a plié bagage. » (Note de Conrart.)
    Voici ce rondeau, qui est imprimé dans le Tableau du gouvernement des cardinaux Richelieu et Mazarin, etc. ; Cologne, Pierre Marteau, 1694) in-12, page 105.

    Il est passé, il a plié bagage
    Le cardinal, dont c’est moult grand dommage
    Pour sa maison ; c’est comme je l’entends :
    Car pour autrui, maints hommes sont contens,
    En bonne foi, de n’en voir que l’image.
    Il fut soigneux d’enrichir son lignage
    Par dons, par vols, par fraude et mariage ;
    Mais aujourd’hui ce n’en est plus le temps,
    Il est passé.

    Or parlerons sans crainte d’être en cage :
    Il est en plomb l’éminent personnage

    Qui de nos maux a ri plus de vingt ans ;
    Le roi de bronze(*) en eut le passe-temps.
    Quand sur le pont avec son attelage
    Il est passé.

    (*) Le roi de bronze : La statue de Henri IV sur le Pont-Neuf.

  126. Il avoit une entière confiance de n’être pas de ceux à qui l’on en vouloit, par les témoignages d’affection qu’il avoit toujours reçus des princes, et particulièrement ayant reçu le matin un billet de M. d’Orléans, qui est encore entre les mains de sa veuve, et qui portoit : « Nous avons bien besoin de tous nos bons amis de l’assemblée d’après dîner. Vous êtes de ce nombre ; ne nous manquez pas. » (Note de Conrart.)
  127. L’opinion publique accusa le prince de Condé de l’incendie et du massacre de l’hôtel-de-ville. On fit alors ces vers :

    En mémoire de l’incendie
    Arrivé tout nouvellement,
    Condé veut, quoi que l’on en die,
    Porter la paille incessamment.
    Ma foy, bourgeois, ce n’est pas jeu ;
    Craignez une fin malheureuse :
    Car la paille est fort dangereuse
    Entre les mains d’un boute-feu.

    (Recueil manuscrit de Gédéon Tallemant des Réaux, bibliothèque de l’éditeur.)
  128. Le sacrement : Conrart ne dit point le saint-sacrement, parce qu’il étoit protestant.
  129. Où étoit le duc de Beaufort : Dans la rue de la Vannerie, ainsi qu’on l’a vu plus haut, page 118.
  130. Nommé Yon : Il est appelé Hion dans les Mémoires d’Omer Talon.
  131. La Pierre-au-Lait : On appeloit ainsi la rue des Écrivains, située le long de l’église de Saint-Jacques-la-Boucherie. On lit dans une pièce du treizième siècle, intitulée le Dit des rues de Paris, inserée par M. Méon dans son édition des Fabliaux, tome 2, page 265 :

     
    …..Par la Pierre o Let
    Ving en la rue Jehan-Pain-Molet.

    Jaillot, dans ses Recherches sur Paris, quartier de Saint-Jacques-la-Boucherie, tome 1, page 38, assure que l’on donne encore ce nom de Pierre-au-Lait au carrefour formé par les rues des Écrivains, de la Heaumerie, d’Avignon et de la Vieille-Monnoie. Nous nous en sommes nous-meme assuré ; et en demandant cette indication sur le lieu même, nous avons de fort bien compris.

  132. L’allée qui mène au Saint-Esprit : Elle est murée depuis environ vingt ans.
  133. Voyez plus haut, page 123.
  134. Michel de Marolles dit que le but de cette sédition étoit de brûler les principaux habitans de Paris. Il fit à cet événement l’application d’une devise qu’il avoit composée sur les heures du cadran de l’hôtel-de-ville :
    Si nous allons mourir, nous espérons revivre.

    (Mémoires de Marolles, tome 2, pages 111 et 112, édit. de 1755.)

  135. A… : Ce nom est en blanc dans le manuscrit.
  136. De… Ce nom est en blanc au manuscrit.
  137. Le manuscrit n’est pas terminé.
  138. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 825.
  139. Croissy : Fouquet de Croissy, conseiller au parlement ; on lui attribue l’écrit intitulé le Courrier du temps (1649).
  140. À Jarzé : René Du Plessis de La Roche-Pichemer, comte de Jerzé ou Jarzé. C’étoit une créature du prince de Condé, à l’instigation duquel il feignit, en 1649, d’être épris de la reine Anne d’Autriche. Cette impertinence le fit exiler ; et il n’obtint, après une longue disgrâce, de prendre du service en 1672 que pour être tué par une sentinelle dont il n’entendit pas le qui vive ? (Voyez la lettre de Pellisson, du 19 juin 1672,)
  141. Par Chavagnac : Gaspard, comte de Chavagnac. On a de lui des Mémoires assez curieux ; Besançon, 1699,2 vol. in-12.
  142. Manuscrits de Conrart, tome 17, page 827.
  143. À Catinat : Pierre Catinat, seigneur de La Fauconnerie, mourut doyen du parlement vers 1676. Il eut seize enfans de son mariage avec Françoise Poisle, dame de Saint-Gratien. Le maréchal de France étoit le cinquième. René Catinat, l’aîné de tous, fut conseiller au parlement en 1635 ; Pierre, fils de René, fut reçu conseiller au même parlement en 1697. En lui s’étoignit cet honorable nom.
  144. Voyez les Mémoires de Montglat, tome 50, p. 324, de cette série ; et ceux de la duchesse de Nemours, tome 34, page 531, même série.
  145. Nous le tenons : Le chancelier Seguier reçut presque aussitôt une lettre de cachet, par laquelle le Roi lui ordonnoit de le venir trouver pour faire sa charge et présider dans son conseil. Il saisit la première occasion de sortir de Paris et de se rendre auprès du Roi. (Voyez les Mémoires de Montglat, tome 50, page 358, de cette série.)
  146. Du prince de… : En blanc au manuscrit.
  147. Dorieu : On lit ainsi au manuscrit ; mais il doit y avoir erreur. Le président Dorieu venoit de s’excuser.
  148. Au marquis de Villars : Pierre de Villars, dit le marquis de Villars, ambassadeur à Vienne, à Madrid, à Turin, etc., père du maréchal de France.
  149. Ce fut le… : La date est en blanc au manuscrit ; ce duel eut lieu le 30 juillet 1652.
  150. Vers l’hôtel de Vendôme : La place de Vendôme a été bâtie de 1685 à 1701, sur le terrain qu’avoit occupé l’hôtel de Vendôme. (Voyez les Recherches sur Paris, par Jaillot.)
  151. Le duc de Nemours avoit avec lui Villars, le chevalier de La Chaise, Campan, et le sieur d’Uzerches, capitaine de ses gardes.
  152. Le duc de Beaufort avoit pour seconds le comte de Bury, de Ris, Brillet et d’Héricourt.
  153. Madame de Rambouillet : L’une des sœurs de la duchesse de Montausier.
  154. L’abbé de Saint-Spire : Mademoiselle de Montpensier l’appelle l’abbé de Saint-Pierre.
  155. La duchesse de Nemours : Elisabeth de Vendôme, sœur du duc de Beaufort.
  156. L’évêque de Grasse : Antoine Godeau, évêque de Grasse et de Vence.
  157. Madame… : Ce nom est en blanc au manuscrit.
  158. Ses deux filles : L’aînée a été duchesse de Savoie et mère de Victor-Amédée duc de Savoie ; l’autre a été reine de Portugal.
  159. La sentence de l’official : Du 3 août 1652.
  160. Une autre : Cette seconde sentence est du 14 août 1652 ; elle a été insérée dans le recueil intitulé Curiosités historiques ; Amsterdam, 1759, tome i, page 116. Elle s’y trouve à la suite d’une relation du duel du duc de Beaufort et du duc de Nemours, qui fait connoître beaucoup moins de particularités que celle de Conrart.
  161. Voyez dans le recueil ci-dessus indique, page 115 du tome i, une lettre écrite à ce sujet par M. de Gondi, archevêque de Paris, à M. de Chavigny.
  162. Benserade a déploré la mort du duc de Nemours dans un sonnet qui n’est pas dans ses Œuvres, et que l’on croit être inédit. Le voici tel qu’il se trouve dans un recueil manuscrit de Gédéon Tallemant des Réaux, qui appartient à l’éditeur :

     Nemours, ce jeune prince aimé de tout le monde,
    Les délices, l’éclat et l’honneur de la cour,

    En un duel sanglant vient de perdre le jour,
    Et laisse en tous les cœurs une douleur profonde.

    De nos pleurs ce héros est la source féconde :
    Tout le plaint, tout y perd en ce triste séjour ;
    Et je ne compte point l’intérét de l’amour,
    Dont par cet accident la perte est sans seconde.

    Chacun différemment témoigne son regret,
    Les hommes en public, les femmes en secret,
    Et sa pompe funèbre est de larmes suivie.

    Qui n’en seroit touché ? qui ne plaindroit son eort ?
    Si même l’ennemi qui l’a privé de vie
    Ne se sauroit jamais consoler de sa mort.

    Benserade.

  163. Manuscrits de Conrart, tome 13, page 165. Conrart n’assista pas à cette séance ; mais il est probable qu’il en rédigea le procès-verbal sur les notes que lui remit Mézerai. Les registres de l’Académie ayant été perdus, l’abbé d’Olivet n’eut pas d’autres matériaux pour rendre compte de cette célèbre séance que la lettre de Patru à d’Ablancourt, qui a été imprimée dans les Œuvres de Patru ; Paris, 1732, in-4o, tome 2, p. 512. La relation que nous publions aujourd’hui en est, en quelque sorte, le récit officiel.
  164. M. le directeur. C’étoit M. de La Chambre le père.
  165. Manuscrit de Conrart, tome 10 page 129. Ce récit du duel du marquis de Sévigné a déjà été publié par nous dans notre édition des Lettres de madame de Sévigné, t. i, p. 57.
  166. D’Albret : François Amanieu, seigneur d’Ambleville, chevalier d’Albret, frère du maréchal de ce nom. Le chevalier d’Albret fut lui-même tué en duel en 1672.
  167. Saucourt : Antoine-Maximilien de Bellefourière, marquis de Soyecourt, grand veneur de France en 1670. On prononcoit Saucourt par contraction.
  168. Pique-Puce : ou Picpus. Un couvent de pénitens réformés du tiers ordre de saint François a donné son nom à ce quartier, situe à l’extrémité du faubourg Saint-Antoine. Ce lieu, peu fréquenté aujourd’hui, devoit être alors extrêmement désert.
  169. Le premier août 1644.
  170. La fille de Colanges : Marie de Coulanges. Ce nom s’écrivoit Colanges ; le cousin de madame de Sévigné est le premier qui ait signé Coulanges.
  171. Fâcheux : Le dictionnaire de Trévoux dit que les fâcheux sont de certaines gens qui semblent n’être au monde que pour fatiguer et importuner les autres. La comédie de Molière confirme en tout cette définition.
  172. Conrart commet ici une erreur ; le régiment de Corinthe ne fut pas confié par le cardinal de Retz au marquis de Sévigné, mais à Renaud, oncle du marquis. (Voyez les Mémoires de Joly, tome précédent, page 51.)
  173. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 213.
  174. Dangeau confirme le récit de Conrart. Voici ce qu’on lit dans son journal manuscrit, à la date du 24 avril 1686 : « Le président Le Coigneux mourut à Paris. Il étoit second président du parlement ; il avoit été marié trois fois. Sa première femme étoit veuve de M. Galland, et par sa mort les créanciers de M. Galland profiteront beaucoup. Il épousa en secondes noces une sœur du feu maréchal de Rochefort ; sa troisième femme, qui vit encore, étoit nièce du feu duc de Navailles, et fille de l’aîné de la maison. »
  175. À Pontoise : En 1652.
  176. Bachaumont : L’ami de Chapelle. Il s’appeloit François Le Coigneux de Bachaumont, et il étoit conseiller clerc au parlement de Paris.
  177. Au hoca : Jeu de hasard fort à la mode alors, et que des édits proscrivirent dans la suite.
  178. Manuscrit de Conrart, tome 10 page 221
  179. Estrades : Godefroi, comte d’Estrades, fait maréchal de France en 1675. Le recueil de ses négociations a été imprimé à La Haye en 1745, en 9 vol. in-12.
  180. Chavigny : Claude Le Bouthillier, comte de Chavigny, surintendant des finances. Il mourut le 13 mars 1652.
  181. Manuscrit de Conrart, tome 10, page 221.
  182. Chavigny : Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, ministre secrétaire d’État, gouverneur de Vincennes et d’Antibes, etc.
  183. Quelque temps après : Au mois de juin 1652.
  184. Celle de Cornaro : Louis Cornaro, vénitien, après avoir détruit sa santé par toutes sortes d’excès, s’imposa un régime de vie si réglé et si sobre, qu’il vécut près d’un siècle. Il mourut à Padoue en 1566.
  185. Il avoit mandé Du Guet-Bagnols, sur ce que Saint-Quelain n’avoit pas voulu se charger seul d’une chose de cette importance, qui pouvoit le mettre en peine s’il fût venu faute de Chavigny, comme il arriva en effet. (Note de Conrart.)
  186. Il mourut : Le 11 octobre 1652, à Paris.
  187. Quelques mots ont été rognés dans cet endroit en reliant le manuscrit.
  188. Madame de Chavigny : Anne-Phelypeaux de Ville-Savin. Elle mourut en 1694, âgée de quatre-vingt-un ans.
  189. Et qui soutenoit seul : Ces mois sont raturés an manuscrit original, et Conrart y a substitué ceux-ci : en qui consistoit. La première leçon a semblé préférable.
  190. Son fils aîné : Armand-Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, maître des requêtes, mourut en 1684.
  191. Sa mère : Marie de Bragelongne.
  192. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 207.
  193. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 207.
  194. Marie d’Orléans, demoiselle de Longueville, fille du premier lit du duc de Longueville. Elle épousa le duc de Nemours, qu’elle perdit au bout de deux ans, le 14 janvier 1659. On a d’elle des Mémoires sur la Fronde, qui font partie de cette série, tome 34.
  195. Mont. : Ce nom n’est indique au manuscrit que par ces lettres initiales.
  196. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 208.
  197. À Munster : En 1644.
  198. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 208.
  199. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 208.
  200. La duchesse de Châtillon : Élisabeth-Angélique de Montmorency-Boutteville, veuve de Gaspard de Coligni, duc de Châtillon, tue au combat de Charenton le 8 février 1649. Elle se remaria en 1664 à Christian-Louis, duc de Mecklenbourg.
  201. M. de Nemours : Tué en duel le 30 juillet 1652. (Voyez plus haut, page 174 et suivantes.)
  202. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 211.
  203. Le cardinal de Sourdis : François d’Escoubleau, cardinal en 1598, mourut à Bordeaux en 1628, l’âge de cinquante-trois ans.
  204. M. de Césy : Philippe de Harlay, comte de Césy, ambassadeur à Constantinople, mourut en 1652. Ou l’appeloit Champvalon dans sa jeunesse, et il épousa sous ce nom Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret, maîtresse de Henri IV, à des conditions très-plaisamment racontées dans la deuxième partie de l’Euphormion de Barclay (édition Elzévir de 1637, page 195), et dans le Journal de Henri IV, à la date du 5 octobre 1604. Ce mariage fut déclare nul, à la requête de la comtesse de Moret, qui épousa le marquis de Vardes ; et le comte de Césy contracta une nouvelle union avec Marie de Béthune.
  205. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 141.
  206. M. d’Emery : Michel Particelli, sieur d’Emtry, que le cardinal de Retz a si bien peint. « C’étoit, dit-il, l’esprit le plus « corrompu de son siècle ; il ne cherchoit que des noms pour trouver des édits… Il disoit en plein conseil (je l’ai ouï) : que la foi n’étoit que pour les marchands ; et que les maîtres des requêtes qui l’alléguoient pour raison dans les affaires qui regardoient le Roi méritoient d’être punis. » (Mémoires du cardinal de Retz, tome 44, pag. 190 de cette série.)
  207. Madame de La Bazinière : Françoise de Barbezière, femme de Macé-Bertrand, seigneur de La Bazinière, trésorier de l’épargne, prévôt et maître des cérémonies des ordres du Roi. Son mari ayant été enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, fut aussi renfermé à la Bastille. On croit que c’est ce qui a fait donner à la tour de l’angle sud-est de ce château le nom de tour de la Bazinière.
  208. La marquise de Sablé : Augustine Leroux, veuve d’Abel Servien, marquis de Sablé, surintendant des finances. Amie de La Rochefoucauld et de l’abbé Esprit, elle ne fut pas étrangère à la composition des Maximes. On lui en attribue même quatre-vingt-onze, qui ont été placées à la suite de celles du duc son ami, dans l’édition d’Amsterdam ; Pierre Mortier, 1705. On les trouve aussi dans quelques éditions postérieures.
  209. Le commandeur de Jars : François de Rochechouart de Jars, commandeur de Malte, mort en 1670.
  210. La marquise de Sablé étoit alliée du chancelier Seguier ; son fils, que l’on appeloit Laval, avoit épousé la fille du chancelier.
  211. Coulon : Conseiller au parlement, grand frondeur.
  212. Le vieux Senneterre : Henri, seigneur de Saint-Nectaire, que par corruption l’on écrivoit Senneterre, marquis de La Ferté-Habert, ambassadeur en Angleterre, ministre d’État, mort en 1662, à l’âge de quatre vingt-neuf ans. C’est le père du maréchal de La Ferté-Senneterre.
  213. M. d’Avaux : Jean-Jacques de Mesmes, comte d’Avaux, président à mortier, membre de l’Académie française, mort en 1688. Son plus jeune frère, Jean-Antoine, comte d’Avaux, fut le célèbre diplomate de cette famille.
  214. Le premier lieu : C’est-à-dire qu’il fut en première ligne.
  215. J’ai avec moi…; Ce nom est en blanc au manuscrit. Il paroît que d’Emery ne nomma pas dans ce moment sa créature. C’étoit un maître des comptes nomme Guerapin, ainsi qu’on le voit plus bas.
  216. Manuscrits de Conrart, tome 10 page 133.
  217. Le chancelier de Sillery : Nicolas Brulart, marquis de Sillery, seigneur de Puisieux, chancelier de France, mourut en 1624. On a de lui des Mémoires (Paris, Charles de Sercy, 1676, 2 vol. in-12), qui ne sont qu’un recueil de pièces du temps.
  218. Madame de Sourdis : Isabelle Babou de La Bourdaisière, femme de François d’Escoubleau-Sourdis, marquis d’Alluye. Elle étoit tante de Gabrielle d’Estrées. La tige de cette famille étoit Laurent Babou, notaire à Bourges vers 1480. Louis xv, qui par les femmes descendoit de ce notaire en ligne directe au onzième degré, par la duchesse de Bourgogne, plaisantoit quelquefois de cette parenté avec ceux de ses courtisans qui paroissoient disposés à rougir de certaines alliances.
  219. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 134.
  220. Courir partout : Ces lettres ont été insérées dans le Mercure François, tome 3, page 224 et suivantes.
  221. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 137
  222. Se fit appeler… : Il y a un blanc dans le manuscrit.
  223. Manuscrits de Conrart, tome 11 page 893.
  224. Sœur du comte Du Lude : Charlotte-Marie de Daillon Du Lude, femme du duc de Roquelaure que ses bouffonneries ont rendu célèbre.
  225. Bussy-Rabutin a bien jugé le marquis de Vardes dans la lettre qu’il adresse à madame de Sevigné le 17 août 1654. « Je sais, dit-il, par M. le prince de Conti, que Vardes a dessein d’être amoureux de madame de Roquelaure cet hiver ; et sur cela, madame, ne plaignez-vous pas les pauvres femmes qui bien souvent récompensent par une véritable passion un amour de dessein, c’est-à-dire donnent du bon argent pour de la fausse monnoie ? » (Lettres de madame de Sévigne : Paris, Blaise, 1818, tome i, page 24.)
  226. L’abbé de… : Ce nom est en blanc dans le manuscrit.
  227. M, d’Anjou : Philippe de France, frère de Louis xiv, qui porta le titre de duc d’Anjou jusqu’en 1661, que Gaston, duc d’Orléans, étant mort, le Roi lui donna le titre de duc d’Orléans, qu’il a transmis à sa maison.
  228. Le grave Conrart raconte cette anecdote du même sérieux qu’il auroit fait le récit d’une affaire d’État. C’est un trait de plus pour le tableau des mœurs de ce temps-là.
  229. La fille : Catherine Nicolaï.
  230. Marie-Elisabeth Du Bec, fille unique du marquis de Vardes, épousa, le 28 juillet 1678, Louis de Rohan-Chabot, duc de Rohan, prince de Léon. (Voyez les Lettres de madame de Sévigné, du 20 juin 1678, tome 5, page 333 ; Paris, Blaise, 1818.)
  231. Manuscrits de Conrart, tome 11 page 447.
  232. Le père de Sapho : Georges de Scuderi. On sait que le nom de Sapho et de dixième muse fut décerne par son siècle à mademoiselle de Scuderi.
  233. Elle s’appeloit Marie de Brilly.
  234. Sa femme : Julienne Hippolyte d’Estrées, femme de Georges de Brancas, duc de Villars.
  235. Il s’est honorablement marié : Il épousa Marie-Françoise de Martin Vast, femme qui reunissoit à beaucoup d’esprit et de jugement un naturel qui n’étoit pas ordinaire dans la famille de son mari. On a conservé une partie de sa correspondance avec le comte de Bussy-Rabutin.
  236. On regrette que Conrart n’ait pas termine l’article qu’il vouloit consacrer à mademoiselle Scuderi, pour laquelle il professoit une admiration qui étoit alors généralement partagée. Nous avons fait quelques recherches sur cette femme célèbre et sur son frère ; elles ont été insérées dans la Biographie universelle de Michaud, tome 41 P. 382 et suivantes.
  237. Le brouillon de cette lettre, écrit de la main de Conrart, se trouve dans son manuscrit, tome 11, page 167. On ignore à qui elle a été adressée.
  238. Suzanne de Bruc, femme de Jacques de Rougé, seigneur Du Plessis-Bellière. Elle étoit sœur du marquis de Montplaisir, lieutenant de roi d’Arras, dont les poésies ont été recueillies très-imparfaitement, en 1759. par Saint-Marc.
  239. Avec M. le surintendant : Fouquet venoit d’être arrête à Nantes le 5 septembre précèdent. (Voyez la lettre de Louis xiv à la Reine sa mère dans les Œuvres de ce prince ; Paris, 1806, tome 5, page 50.)
  240. Il fut trouvé dans les cassettes de Fouquet des lettres qui compromirent plusieurs femmes de la cour. Fouquet soutint que ces billets avoient été supposés par ses ennemis. (Voyez les Œuvres de Fouquet ; Paris, 1696, tome 16, page 337.)
  241. On croit pour certain qu’elle est de la marquise de La Baume, (Note de la main de Conrart.)
  242. M. le S. : Le surintendant.
  243. Ma fille : Catherine de Rougé, maréchale de Créqui.
  244. Manuscrit de Conrart, tome 5, page 83
  245. Y fut : En 1620. (Voyez les Mémoires de Fontenay-Mareuil, tome 50, page 496, première série de cette Collection.)
  246. Le duc de Candale : Fils du duc d’Epernon. C’étoit l’homme le plus recherché de son temps ; il donnoit le ton pour la mode.
  247. Et après cela le laissèrent aller : Cette aventure fit beaucoup rire aux dépens de Bartet. Madame de Sévigné en plaisante avec Bussy-Rabutin dans sa lettre du 19 juillet 1655. Mademoiselle de Montpensier la raconte aussi dans ses Mémoires, tome 41, page 488, de cette série. On fit sur Bartet le couplet suivant :

    Comme un autre homme
    Vous étiez fait, monsieur Bartet ;
    Mais quand vous seriez chez Prudhomme(*),
    De six mois vous ne seriez fait
    Comme un autre homme.

    (*) Prudhomme : C’étoit le nom d’un baigneur.

  248. Madame de Gouville : Lucie de Cottentin de Tourville, femme de Michel d’Argonge, marquis de Gouville.
  249. Madame de Nouveau : La femme de Jérôme de Nouveau, surintendant général des postes, homme ridicule, dont La Bruyère s’est moque sous le nom de Ménalippe.
  250. Bartet fut disgracié. Voici ce que Dangean en dit dans son journal manuscrit, à la date du 16 janvier 1690 : « Le Roi a permis à M. Bartet de reparoître à la cour. Il y a plus de trente ans qu’il est exilé. Il a été secrétaire du cabinet. On croit que c’est le duc de Villeroy qui a demande son retour au Roi. » Bartet mourut à Neufville, près de Lyon, chez le maréchal de Villeroy, en 1707. Il étoit plus que centenaire. (Voyez les Mémoires de Choisy, tome 2, page 205 ; Utrecht, 1727.)
  251. Manuscrits de Conrart, tome 13, page 629.
  252. Le président de Nesmond assista aux séances de la chambre de justice jusqu’au vendredi 10 octobre 1664. (Journal manuscrit de M. d’Ormesson.)
  253. Madame de Miramion : Marie Bonneau, veuve de Jean-Jacques de Beauharnais, seigneur de Miramion. Elle fonda les filles de la Sainte-Famille, qui, réunies à celles de Sainte-Geneviève, furent appelées miramionnes.
  254. Le premier président : Guillaume de Lamoignon.
  255. On lit dans le journal manuscrit de M. d’Ormesson : « Le lundi premier décembre (1664), fus dès quatre heures du matin au Palais par la porte des écuries, où tous les amis de M. le premier président et de M. de Nesmond étoient avertis d’aller pour installer M. de Nesmond à la place de monsieur son père. Chacun sait cette affaire. »
  256. L’archevêque de Paris : Hardouin de Péréfixe.
  257. Voyez la lettre de madame de Sévigné à M. de Pomponne, du 2 décembre 1664, tome i, page 84 de l’édition de Blaise, 1818.
  258. Manuscrits de Conrart, tome 13.
  259. Le duc Mazarin : Le mari d’Hortense Mancini, dont les pieuses extravagances divertissoient la cour de Louis XIV.
  260. Le justaucorps à brevet étoit bleu, garni de galons et broderies d’or et d’argent. Les brevets qui autorisoient à les porter ne font point mention de la veste couleur de feu dont parle Conrart. (Voyez un de ces brevets dans les Œuvres de Louis xiv ; Paris, 1806, tome 6, page 375.)
  261. Ceci se passoit en 1662. (Voyez les Mémoires de madame de Motteville, tome 40, page 179, de cette série.)
  262. Lui nomma madame… : Vardes ayant eu l’infamie de jeter les soupçons du Roi sur la maréchale de Navailles, fut envoyé, au mois de mars 1665, dans la citadelle de Montpellier. Corbinelli, compromis dans la même affaire, partagea la disgrâce de Vardes. (Voyez notre édition des Lettres de madame de Sévigné, tome 7, page 121 ; Paris, 1818.)
  263. Manuscrits de Conrart, tome 11, page 1112.)
  264. M. Daillé : Jean Daillé, célèbre ministre protestant, avoit été pendant sept ans précepteur du petit-fils de Duplessis-Mornay. Nous n’avons point examiné le point de critique sur lequel porte la remarque de Conrart ; mais nous avons cru qu’elle pourroit intéresser les personnes qui dirigent leurs recherches sur le livre dont il y est parlé, et qui doit être devenu rare.