Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 12

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 43-52).


XII

MADEMOISELLE DE CHAULIEU À MADAME DE L’ESTORADE.


Février.

Ma belle biche, ce matin à neuf heures, mon père s’est fait annoncer chez moi, j’étais levée et habillée ; je l’ai trouvé gravement assis au coin de mon feu dans mon salon, pensif au delà de son habitude ; il m’a montré la bergère en face de lui, je l’ai compris, et m’y suis plongée avec une gravité qui le singeait si bien, qu’il s’est pris à sourire, mais d’un sourire empreint d’une grave tristesse : — Vous êtes au moins aussi spirituelle que votre grand’mère, m’a-t-il dit. — Allons, mon père, ne soyez pas courtisan ici, ai-je répondu, vous avez quelque chose à me demander ! Il s’est levé dans une grande agitation, et m’a parlé pendant une demi-heure. Cette conversation, ma chère, mérite d’être conservée. Dès qu’il a été parti, je me suis mise à ma table en tâchant de rendre ses paroles. Voici la première fois que j’ai vu mon père déployant toute sa pensée. Il a commencé par me flatter, il ne s’y est point mal pris ; je devais lui savoir bon gré de m’avoir devinée et appréciée.

— Armande, m’a-t-il dit, vous m’avez étrangement trompé et agréablement surpris. À votre arrivée du couvent, je vous ai prise pour une jeune fille comme toutes les autres filles, sans grande portée, ignorante, de qui l’on pouvait avoir bon marché avec des colifichets, une parure, et qui réfléchissent peu. — Merci, mon père, pour la jeunesse. — Oh ! il n’y a plus de jeunesse, dit-il en laissant échapper un geste d’homme d’État. Vous avez un esprit d’une étendue incroyable, vous jugez toute chose pour ce qu’elle vaut, votre clairvoyance est extrême ; vous êtes très malicieuse : on croit que vous n’avez rien vu là où vous avez déjà les yeux sur la cause des effets que les autres examinent. Vous êtes un ministre en jupon ; il n’y a que vous qui puissiez m’entendre ici ; il n’y a donc que vous-même à employer contre vous si l’on en veut obtenir quelque sacrifice. Aussi vais-je m’expliquer franchement sur les desseins que j’avais formés et dans lesquels je persiste. Pour vous les faire adopter, je dois vous démontrer qu’ils tiennent à des sentiments élevés. Je suis donc obligé d’entrer avec vous dans des considérations politiques du plus haut intérêt pour le royaume, et qui pourraient ennuyer toute autre personne que vous. Après m’avoir entendu, vous réfléchirez long-temps ; je vous donnerai six mois s’il le faut. Vous êtes votre maîtresse absolue ; et si vous vous refusez aux sacrifices que je vous demande, je subirai votre refus sans plus vous tourmenter.

À cet exorde, ma biche, je suis devenue réellement sérieuse, et je lui ai dit : — Parlez, mon père. Or, voici ce que l’homme d’État a prononcé : — Mon enfant, la France est dans une situation précaire qui n’est connue que du roi et de quelques esprits élevés ; mais le roi est une tête sans bras ; puis les grands esprits qui sont dans le secret du danger n’ont aucune autorité sur les hommes à employer pour arriver à un résultat heureux. Ces hommes, vomis par l’élection populaire, ne veulent pas être des instruments. Quelque remarquables qu’ils soient, ils continuent l’œuvre de la destruction sociale, au lieu de nous aider à raffermir l’édifice. En deux mots, il n’y a plus que deux partis : celui de Marius et celui de Sylla ; je suis pour Sylla contre Marius. Voilà notre affaire en gros. En détail, la Révolution continue, elle est implantée dans la loi, elle est écrite sur le sol, elle est toujours dans les esprits ; elle est d’autant plus formidable qu’elle paraît vaincue à la plupart de ces conseillers du trône qui ne lui voient ni soldats ni trésors. Le roi est un grand esprit, il y voit clair ; mais de jour en jour gagné par les gens de son frère, qui veulent aller trop vite, il n’a pas deux ans à vivre, et ce moribond arrange ses draps pour mourir tranquille. Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? tu ne t’en douterais jamais. En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé les chemins à la Conquête. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l’État par la Famille, ou le constituer par l’intérêt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s’agit de l’État, il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles riches, dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun : trésor d’argent, de gloire, de priviléges, de jouissances ; il est faible quand il se compose d’individus non solidaires, auxquels il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ ; et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera. Nous allons à un état de choses horrible, en cas d’insuccès. Il n’y aura plus que des lois pénales ou fiscales, la bourse ou la vie. Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par les sentiments. On y aura développé, soigné des plaies incurables. D’abord une jalousie universelle : les classes supérieures seront confondues, on prendra l’égalité des désirs pour l’égalité des forces ; les vraies supériorités reconnues, constatées, seront envahies par les flots de la bourgeoisie. On pouvait choisir un homme entre mille, on ne peut rien trouver entre trois millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée, celle de la médiocrité. Cette masse triomphante ne s’apercevra pas qu’elle aura contre elle une autre masse terrible, celle des paysans possesseurs : vingt millions d’arpents de terre vivant, marchant, raisonnant, n’entendant à rien, voulant toujours plus, barricadant tout, disposant de la force brutale…

— Mais, dis-je en interrompant mon père, que puis-je faire pour l’État ? Je ne me sens aucune disposition à être la Jeanne d’Arc des Familles et à périr à petit feu sur le bûcher d’un couvent. — Vous êtes une petite peste, me dit mon père. Si je vous parle raison, vous me répondez par des plaisanteries ; quand je plaisante, vous me parlez comme si vous étiez ambassadeur. — L’amour vit de contrastes, lui ai-je dit. Et il a ri aux larmes. — Vous penserez à ce que je viens de vous expliquer ; vous remarquerez combien il y a de confiance et de grandeur à vous parler comme je viens de le faire, et peut-être les événements aideront-ils mes projets. Je sais que, quant à vous, ces projets sont blessants, iniques ; aussi demandé-je leur sanction moins à votre cœur et à votre imagination qu’à votre raison, je vous ai reconnu plus de raison et de sens que je n’en ai vu à qui que ce soit… — Vous vous flattez, lui ai-je dit en souriant, car je suis bien votre fille ! — Enfin, reprit-il, je ne saurais être inconséquent. Qui veut la fin veut les moyens, et nous devons l’exemple à tous. Donc, vous ne devez pas avoir de fortune tant que celle de votre frère cadet ne sera pas assurée, et je veux employer tous vos capitaux à lui constituer un majorat. — Mais, repris-je, vous ne me défendez pas de vivre à ma guise et d’être heureuse en vous laissant ma fortune ? — Ah ! pourvu, répondit-il, que la vie comme vous l’entendrez ne nuise en rien à l’honneur, à la considération, et je puis ajouter à la gloire de votre famille. — Allons, m’écriai-je, vous me destituez bien promptement de ma raison supérieure. — Nous ne trouverons pas en France, dit-il avec amertume, d’homme qui veuille pour femme une jeune fille de la plus haute noblesse sans dot et qui lui en reconnaisse une. Si ce mari se rencontrait, il appartiendrait à la classe des bourgeois parvenus : je suis, sous ce rapport, du onzième siècle. — Et moi aussi, lui ai-je dit. Mais pourquoi me désespérer ? n’y a-t-il pas de vieux pairs de France ? — Vous êtes bien avancée, Louise ! s’est-il écrié. Puis il m’a quittée en souriant et me baisant la main.

J’avais reçu ta lettre le matin même, et elle m’avait fait songer précisément à l’abîme où tu prétends que je pourrais tomber. Il m’a semblé qu’une voix me criait en moi-même : tu y tomberas ! J’ai donc pris mes précautions. Hénarez ose me regarder, ma chère, et ses yeux me troublent, ils me produisent une sensation que je ne puis comparer qu’à celle d’une terreur profonde. On ne doit pas plus regarder cet homme qu’on ne regarde un crapaud, il est laid et fascinateur. Voici deux jours que je délibère avec moi-même si je dirai nettement à mon père que je ne veux plus apprendre l’espagnol, et faire congédier cet Hénarez ; mais après mes résolutions viriles, je me sens le besoin d’être remuée par l’horrible sensation que j’éprouve en voyant cet homme, et je dis : encore une fois, et après je parlerai. Ma chère, sa voix est d’une douceur pénétrante, il parle comme la Fodor chante. Ses manières sont simples et sans la moindre affectation. Et quelles belles dents ! Tout à l’heure, en me quittant, il a cru remarquer combien il m’intéresse, et il a fait le geste, très respectueux d’ailleurs, de me prendre la main pour me la baiser ; mais il l’a réprimé comme effrayé de sa hardiesse et de la distance qu’il allait franchir. Malgré le peu qu’il en a paru, je l’ai deviné ; j’ai souri, car rien n’est plus attendrissant que de voir l’élan d’une nature inférieure qui se replie ainsi sur elle-même. Il y a tant d’audace dans l’amour d’un bourgeois pour une fille noble ! Mon sourire l’a enhardi, le pauvre homme a cherché son chapeau sans le voir, il ne voulait pas le trouver, et je le lui ai gravement apporté. Des larmes contenues humectaient ses yeux. Il y avait un monde de choses et de pensées dans ce moment si court. Nous nous comprenions si bien, qu’en ce moment je lui tendis ma main à baiser. Peut-être était-ce lui dire que l’amour pouvait combler l’espace qui nous sépare. Eh ! bien, je ne sais ce qui m’a fait mouvoir : Griffith a tourné le dos, je lui ai tendu fièrement ma patte blanche, et j’ai senti le feu de ses lèvres tempéré par deux grosses larmes. Ah ! mon ange, je suis restée sans force dans mon fauteuil, pensive, j’étais heureuse, et il m’est impossible d’expliquer comment ni pourquoi. Ce que j’ai senti, c’est la poésie. Mon abaissement, dont j’ai honte à cette heure, me semblait une grandeur : il m’avait fascinée, voilà mon excuse.


Vendredi.

Cet homme est vraiment très beau. Ses paroles sont élégantes, son esprit est d’une supériorité remarquable. Ma chère, il est fort et logique comme Bossuet en m’expliquant le mécanisme non-seulement de la langue espagnole, mais encore de la pensée humaine et de toutes les langues. Le français semble être sa langue maternelle. Comme je lui en témoignais mon étonnement, il me répondit qu’il était venu en France très jeune avec le roi d’Espagne, à Valençay. Que s’est-il passé dans cette âme ? il n’est plus le même : il est venu vêtu simplement, mais absolument comme un grand seigneur sorti le matin à pied. Son esprit a brillé comme un phare durant cette leçon : il a déployé toute son éloquence. Comme un homme lassé qui retrouve ses forces, il m’a révélé toute une âme soigneusement cachée. Il m’a raconté l’histoire d’un pauvre diable de valet qui s’était fait tuer pour un seul regard d’une reine d’Espagne. — Il ne pouvait que mourir ! lui ai-je dit. Cette réponse lui a mis la joie au cœur, et son regard m’a véritablement épouvantée.

Le soir, je suis allée au bal chez la duchesse de Lenoncourt, le prince de Talleyrand s’y trouvait. Je lui ai fait demander, par monsieur de Vandenesse, un charmant jeune homme, s’il y avait parmi ses hôtes en 1809, à sa terre, un Hénarez. — Hénarez est le nom maure de la famille de Soria, qui sont, disent-ils, des Abencerrages convertis au christianisme. Le vieux duc et ses deux fils accompagnèrent le roi. L’aîné, le duc de Soria d’aujourd’hui, vient d’être dépouillé de tous ses biens, honneurs et grandesses par le roi Ferdinand, qui venge une vieille inimitié. Le duc a fait une faute immense en acceptant le ministère constitutionnel avec Valdez. Heureusement, il s’est sauvé de Cadix avant l’entrée de monseigneur le duc d’Angoulême, qui, malgré sa bonne volonté, ne l’aurait pas préservé de la colère du roi.

Cette réponse, que le vicomte de Vandenesse m’a rapportée textuellement, m’a donné beaucoup à penser. Je ne puis dire en quelles anxiétés j’ai passé le temps jusqu’à ma première leçon, qui a eu lieu ce matin. Pendant le premier quart d’heure de la leçon, je me suis demandé, en l’examinant, s’il était duc ou bourgeois, sans pouvoir y rien comprendre. Il semblait deviner mes pensées à mesure qu’elles naissaient et se plaire à les contrarier. Enfin je n’y tins plus, je quittai brusquement mon livre en interrompant la traduction que j’en faisais à haute voix, je lui dis en espagnol : — Vous nous trompez, monsieur. Vous n’êtes pas un pauvre bourgeois libéral, vous êtes le duc de Soria ? — Mademoiselle, répondit-il avec un mouvement de tristesse, malheureusement, je ne suis pas le duc de Soria. Je compris tout ce qu’il mit de désespoir dans le mot malheureusement. Ah ! ma chère, il sera, certes, impossible à aucun homme de mettre autant de passion et de choses dans un seul mot. Il avait baissé les yeux, et n’osait plus me regarder. — Monsieur de Talleyrand, lui dis-je, chez qui vous avez passé les années d’exil, ne laisse d’autre alternative à un Hénarez que celle d’être ou duc de Soria disgracié ou domestique. Il leva les yeux sur moi, et me montra deux brasiers noirs et brillants, deux yeux à la fois flamboyants et humiliés. Cet homme m’a paru être alors à la torture. — Mon père, dit-il, était en effet serviteur du roi d’Espagne. Griffith ne connaissait pas cette manière d’étudier. Nous faisions des silences inquiétants à chaque demande et à chaque réponse. — Enfin, lui dis-je, êtes-vous noble ou bourgeois ? — Vous savez, mademoiselle, qu’en Espagne tout le monde, même les mendiants, sont nobles. Cette réserve m’impatienta. J’avais préparé depuis la dernière leçon un de ces amusements qui sourient à l’imagination. J’avais tracé dans une lettre le portrait idéal de l’homme par qui je voudrais être aimée, en me proposant de le lui donner à traduire. Jusqu’à présent j’ai traduit de l’espagnol en français, et non du français en espagnol ; je lui en fis l’observation, et priai Griffith de me chercher la dernière lettre que j’avais reçue d’une de mes amies. Je verrai, pensais-je, à l’effet que lui fera mon programme, quel sang est dans ses veines. Je pris le papier des mains de Griffith en disant : — Voyons si j’ai bien copié ? car tout était de mon écriture. Je la lui tendis, et l’examinai pendant qu’il lisait ceci.


« L’homme qui me plaira, ma chère, devra être rude et orgueilleux avec les hommes, mais doux avec les femmes. Son regard d’aigle saura réprimer instantanément tout ce qui peut ressembler au ridicule. Il aura un sourire de pitié pour ceux qui voudraient tourner en plaisanterie les choses sacrées, celles surtout qui constituent la poésie du cœur, et sans lesquelles la vie ne serait plus qu’une triste réalité. Je méprise profondément ceux qui voudraient nous ôter la source des idées religieuses, si fertiles en consolations. Aussi, ses croyances devront-elles avoir la simplicité de celles d’un enfant unie à la conviction inébranlable d’un homme d’esprit qui a approfondi ses raisons de croire. Son esprit, neuf, original, sera sans affectation ni parade : il ne peut rien dire qui soit de trop ou déplacé ; il lui serait aussi impossible d’ennuyer les autres que de s’ennuyer lui-même, car il aura dans son âme un fonds riche. Toutes ses pensées doivent être d’un genre noble, élevé, chevaleresque, sans aucun égoïsme. En toutes ses actions, on remarquera l’absence totale du calcul ou de l’intérêt. Ses défauts proviendront de l’étendue même de ses idées, qui seront au-dessus de son temps. En toute chose, je dois le trouver en avant de son époque. Plein d’attentions délicates dues aux êtres faibles, il sera bon pour toutes les femmes, mais bien difficilement épris d’aucune : il regardera cette question comme beaucoup trop sérieuse pour en faire un jeu. Il se pourrait donc qu’il passât sa vie sans aimer véritablement, en montrant en lui toutes les qualités qui peuvent inspirer une passion profonde. Mais s’il trouve une fois son idéal de femme, celle entrevue dans ces songes qu’on fait les yeux ouverts ; s’il rencontre un être qui le comprenne, qui remplisse son âme et jette sur toute sa vie un rayon de bonheur, qui brille pour lui comme une étoile à travers les nuages de ce monde si sombre, si froid, si glacé ; qui donne un charme tout nouveau à son existence, et fasse vibrer en lui des cordes muettes jusque-là, je crois inutile de dire qu’il saura reconnaître et apprécier son bonheur. Aussi la rendra-t-il parfaitement heureuse. Jamais, ni par un mot, ni par un regard, il ne froissera ce cœur aimant qui se sera remis en ses mains avec l’aveugle amour d’un enfant qui dort dans les bras de sa mère ; car si elle se réveillait jamais de ce doux rêve, elle aurait l’âme et le cœur à jamais déchirés : il lui serait impossible de s’embarquer sur cet océan sans y mettre tout son avenir.

» Cet homme aura nécessairement la physionomie, la tournure, la démarche, enfin la manière de faire les plus grandes comme les plus petites choses, des êtres supérieurs qui sont simples et sans apprêt. Il peut être laid ; mais ses mains seront belles ; il aura la lèvre supérieure légèrement relevée par un sourire ironique et dédaigneux pour les indifférents ; enfin il réservera pour ceux qu’il aime le rayon céleste et brillant de son regard plein d’âme. »


— Mademoiselle, me dit-il en espagnol et d’une voix profondément émue, veut-elle me permettre de garder ceci en mémoire d’elle ? Voici la dernière leçon que j’aurai l’honneur de lui donner, et celle que je reçois dans cet écrit peut devenir une règle éternelle de conduite. J’ai quitté l’Espagne en fugitif et sans argent ; mais, aujourd’hui, j’ai reçu de ma famille une somme qui suffit à mes besoins. J’aurai l’honneur de vous envoyer quelque pauvre Espagnol pour me remplacer. Il semblait ainsi me dire : — Assez joué comme cela. Il s’est levé par un mouvement d’une incroyable dignité, et m’a laissée confondue de cette inouïe délicatesse chez les hommes de sa classe. Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. Au dîner, mon père me dit en souriant : — Louise, vous avez reçu des leçons d’espagnol d’un ex-ministre du roi d’Espagne et d’un condamné à mort. — Le duc de Soria, lui dis-je. — Le duc ! me répondit mon père. Il ne l’est plus, il prend maintenant le titre de baron de Macumer, d’un fief qui lui reste en Sardaigne. Il me paraît assez original. — Ne flétrissez pas de ce mot qui, chez vous, comporte toujours un peu de moquerie et de dédain, un homme qui vous vaut, lui dis-je, et qui, je crois, a une belle âme. — Baronne de Macumer ? s’écria mon père en me regardant d’un air moqueur. J’ai baissé les yeux par un mouvement de fierté. — Mais, dit ma mère, Hénarez a dû se rencontrer sur le perron avec l’ambassadeur d’Espagne ? — Oui, a répondu mon père : l’ambassadeur m’a demandé si je conspirais contre le roi son maître ; mais il a salué l’ex-grand d’Espagne avec beaucoup de déférence, en se mettant à ses ordres.

Ceci, ma chère madame de l’Estorade, s’est passé depuis quinze jours, et voilà quinze jours que je n’ai vu cet homme qui m’aime, car cet homme m’aime. Que fait-il ? Je voudrais être mouche, souris, moineau. Je voudrais pouvoir le voir, seul, chez lui, sans qu’il m’aperçût. Nous avons un homme à qui je puis dire : Allez mourir pour moi !… Et il est de caractère à y aller, je le crois du moins. Enfin, il y a dans Paris un homme à qui je pense, et dont le regard m’inonde intérieurement de lumière. Oh ! c’est un ennemi que je dois fouler aux pieds. Comment, il y aurait un homme sans lequel je ne pourrais vivre, qui me serait nécessaire ! Tu te maries et j’aime ! Au bout de quatre mois, ces deux colombes qui s’élevaient si haut sont tombées dans les marais de la réalité.


Dimanche.

Hier, aux Italiens, je me suis sentie regardée, mes yeux ont été magiquement attirés par deux yeux de feu qui brillaient comme deux escarboucles dans un coin obscur de l’orchestre. Hénarez n’a pas détaché ses yeux de dessus moi. Le monstre a cherché la seule place d’où il pouvait me voir, et il y est. Je ne sais pas ce qu’il est en politique ; mais il a le génie de l’amour.


Voilà, belle Renée, à quel point nous en sommes,


a dit le grand Corneille.