Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 91-96).

XXIV

LOUISE DE CHAULIEU À RENÉE DE L’ESTORADE.


Octobre 1824.

Ma chère amie, toi qui t’es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t’es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l’amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. J’ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. J’ai voulu savoir si j’étais aimée quand même ! le grand et sublime mot des royalistes, et pourquoi pas des catholiques ? Il s’est promené pendant toute une nuit avec moi sous les tilleuls au fond de notre jardin, et il n’a pas eu dans l’âme l’ombre même d’un doute. Le lendemain, j’étais plus aimée, et pour lui tout aussi chaste, tout aussi grande, tout aussi pure que la veille ; il n’en avait pas tiré le moindre avantage. Oh ! il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Il a gravi mon mur pour venir baiser la main que je lui tendais dans l’ombre, du haut de mon balcon ; il a failli se briser ; mais combien de jeunes gens en feraient autant ? Tout cela n’est rien, les chrétiens subissent d’effroyables martyres pour aller au ciel. Avant-hier, au soir, j’ai pris le futur ambassadeur du roi à la cour d’Espagne, mon très honoré père, et je lui ai dit en souriant : — Monsieur, pour un petit nombre d’amis, vous mariez au neveu d’un ambassadeur votre chère Armande à qui cet ambassadeur, désireux d’une telle alliance et qui l’a mendiée assez long-temps, assure au contrat de mariage son immense fortune et ses titres après sa mort en donnant, dès à présent, aux deux époux cent mille livres de rente et reconnaissant à la future une dot de huit cent mille francs. Votre fille pleure, mais elle plie sous l’ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. Quelques médisants disent que votre fille cache sous ses pleurs une âme intéressée et ambitieuse. Nous allons ce soir à l’Opéra dans la loge des gentilshommes, et monsieur le baron de Macumer y viendra. — Il ne va donc pas ? me répondit mon père en souriant et me traitant en ambassadrice. — Vous prenez Clarisse Harlowe pour Figaro ! lui ai-je dit en lui jetant un regard plein de dédain et de raillerie. Quand vous m’aurez vu la main droite dégantée, vous démentirez ce bruit impertinent, et vous vous en montrerez offensé. — Je puis être tranquille sur ton avenir : tu n’as pas plus la tête d’une fille que Jeanne d’Arc n’avait le cœur d’une femme. Tu seras heureuse, tu n’aimeras personne et te laisseras aimer ! Pour cette fois, j’éclatai de rire. — Qu’as-tu, ma petite coquette ? me dit-il. — Je tremble pour les intérêts de mon pays… Et, voyant qu’il ne me comprenait pas, j’ajoutai : à Madrid ! — Vous ne sauriez croire à quel point, au bout d’une année, cette religieuse se moque de son père, dit-il à la duchesse. — Armande se moque de tout, répliqua ma mère en me regardant. — Que voulez-vous dire ? lui demandai-je. — Mais vous ne craignez même pas l’humidité de la nuit qui peut vous donner des rhumatismes, dit-elle en me lançant un nouveau regard. — Les matinées, répondis-je, sont si chaudes ! La duchesse a baissé les yeux. — Il est bien temps de la marier, dit mon père, et ce sera, je l’espère, avant mon départ. — Oui, si vous le voulez, lui ai-je répondu simplement.

Deux heures après, ma mère et moi, la duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard, nous étions comme quatre roses sur le devant de la loge. Je m’étais mise de côté, ne présentant qu’une épaule au public et pouvant tout voir sans être vue dans cette loge spacieuse qui occupe un des deux pans coupés au fond de la salle, entre les colonnes. Macumer est venu, s’est planté sur ses jambes et a mis ses jumelles devant ses yeux pour pouvoir me regarder à son aise. Au premier entr’acte, est entré celui que j’appelle le roi des Ribauds, un jeune homme d’une beauté féminine. Le comte Henri de Marsay s’est produit dans la loge avec une épigramme dans les yeux, un sourire sur les lèvres, un air joyeux sur toute la figure. Il a fait les premiers compliments à ma mère, à madame d’Espard, à la duchesse de Maufrigneuse, aux comtes d’Esgrignon et de Saint-Héreen ; puis il me dit : — Je ne sais pas si je serai le premier à vous complimenter d’un événement qui va vous rendre un objet d’envie. — Ah ! un mariage, ai-je dit. Est-ce une jeune personne si récemment sortie du couvent qui vous apprendra que les mariages dont on parle ne se font jamais ? Monsieur de Marsay s’est penché à l’oreille de Macumer, et j’ai parfaitement compris, par le seul mouvement des lèvres, qu’il lui disait : — Baron, vous aimez peut-être cette petite coquette, qui s’est servie de vous ; mais, comme il s’agit de mariage et non d’une passion, il faut toujours savoir ce qui se passe. Macumer a jeté sur l’officieux médisant un de ces regards qui, selon moi, sont un poème, et lui a répliqué quelque chose comme : — Je n’aime point de petite coquette ! d’un air qui m’a si bien ravie que je me suis dégantée en voyant mon père. Felipe n’avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Il a bien réalisé tout ce que j’attendais de son caractère : il n’a foi qu’en moi, le monde et ses mensonges ne l’atteignent pas. L’Abencerrage n’a pas sourcillé, la coloration de son sang bleu n’a pas teint sa face olivâtre. Les deux jeunes comtes sont sortis. J’ai dit alors en riant à Macumer : — Monsieur de Marsay vous a fait une épigramme sur moi. — Bien plus qu’une épigramme, a-t-il répondu, un épithalame. — Vous me parlez grec, lui ai-je dit en souriant et le récompensant par un certain regard qui lui fait toujours perdre contenance. — Je l’espère bien ! s’est écrié mon père en s’adressant à madame de Maufrigneuse. Il court des commérages infâmes. Aussitôt qu’une jeune personne va dans le monde, on a la rage de la marier, et l’on invente des absurdités ! Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Je vais faire un tour au foyer, car on croirait que je laisse courir ce bruit-là pour donner l’idée de ce mariage à l’ambassadeur ; et la fille de César doit être encore moins soupçonnée que sa femme, qui ne doit pas l’être du tout.

La duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard regardèrent d’abord ma mère, puis le baron, d’un air pétillant, narquois, rusé, plein d’interrogations contenues. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. De toutes les choses secrètes, l’amour est la plus publique, et les femmes l’exhalent, je crois. Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre ! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l’est notre langue. Après avoir joui du délicieux plaisir de trouver Felipe aussi grand que je le souhaitais, j’ai naturellement voulu davantage. J’ai fait alors un signal convenu pour lui dire de venir à ma fenêtre par le dangereux chemin que tu connais. Quelques heures après, je l’ai trouvé droit comme une statue, collé le long de la muraille, la main appuyée à l’angle du balcon de ma fenêtre, étudiant les reflets de la lumière de mon appartement. — Mon cher Felipe, lui ai-je dit, vous avez été bien ce soir : vous vous êtes conduit comme je me serais conduite moi-même si l’on m’eût appris que vous faisiez un mariage. — J’ai pensé que vous m’eussiez instruit avant tout le monde, a-t-il répondu. — Et quel est votre droit à ce privilége ? — Celui d’un serviteur dévoué. — L’êtes-vous vraiment ? — Oui, dit-il ; et je ne changerai jamais. — Eh ! bien, si ce mariage était nécessaire, si je me résignais… La douce lueur de la lune a été comme éclairée par les deux regards qu’il a lancés sur moi d’abord, puis sur l’espèce d’abîme que nous faisait le mur. Il a paru se demander si nous pouvions mourir ensemble écrasés ; mais, après avoir brillé comme un éclair sur sa face et jailli de ses yeux, ce sentiment a été comprimé par une force supérieure à celle de la passion. — L’Arabe n’a qu’une parole, a-t-il dit d’une voix étranglée. Je suis votre serviteur et vous appartiens : je vivrai toute ma vie pour vous. La main qui tenait le balcon m’a paru mollir, j’y ai posé la mienne en lui disant : — Felipe, mon ami, je suis par ma seule volonté votre femme dès cet instant. Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune ; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l’avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé. Je ne suis plus Armande de Chaulieu ; descendez promptement, Louise de Macumer ne veut pas commettre la moindre imprudence. Il a pâli, ses jambes ont fléchi, il s’est élancé d’environ dix pieds de haut à terre sans se faire le moindre mal ; mais, après m’avoir causé la plus horrible émotion, il m’a saluée de la main et a disparu. Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais ! Et je me suis endormie avec une satisfaction enfantine : mon sort était à jamais fixé. Vers deux heures mon père m’a fait appeler dans son cabinet, où j’ai trouvé la duchesse et Macumer. Les paroles s’y sont gracieusement échangées. J’ai tout simplement répondu que, si monsieur Hénarez s’était entendu avec mon père, je n’avais aucune raison de m’opposer à leurs désirs. Là-dessus, ma mère a retenu le baron à dîner ; après quoi nous avons été tous quatre nous promener au bois de Boulogne. J’ai regardé très railleusement monsieur de Marsay quand il a passé à cheval, car il a remarqué Macumer et mon père sur le devant de la calèche.

Mon adorable Felipe a fait ainsi refaire ses cartes :

Hénarez,
Des ducs de Soria, baron de Macumer.

Tous les matins il m’apporte lui-même un bouquet d’une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit.

Pour ne pas grossir ce paquet, je t’envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que je t’ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers.


PREMIER SONNET.

Plus d’une fois, couvert d’une mince veste de soie, — l’épée haute, sans que mon cœur battît une pulsation de plus, — j’ai attendu l’assaut du taureau furieux, — et sa corne plus aiguë que le croissant de Phœbé.

J’ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse, — le talus d’une redoute sous une pluie de fer ; — j’ai jeté ma vie sur le tapis vert du hasard — sans plus m’en soucier que d’un quadruple d’or.

J’aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des canons ; — mais je crois que je deviens plus timide qu’un lièvre aux aguets ; — qu’un enfant qui voit un spectre aux plis de sa fenêtre.

Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle, — une sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous moi, — je tremble, je recule, je n’ai plus de courage.


DEUXIÈME SONNET.

Cette nuit, je voulais dormir pour rêver de toi ; — mais le sommeil jaloux fuyait mes paupières ; — je m’approchai du balcon, et je regardai le ciel : — lorsque je pense à toi, mes yeux se tournent toujours en haut.

Phénomène étrange, que l’amour peut seul expliquer, — le firmament avait perdu sa couleur de saphir ; — les étoiles, diamants éteints dans leur monture d’or, — ne lançaient que des œillades mortes, des rayons refroidis.

La lune, nettoyée de son fard d’argent et de lis, — roulait tristement sur le morne horizon, — car tu as dérobé au ciel toutes ses splendeurs.

La blancheur de la lune luit sur ton front charmant, — tout l’azur du ciel s’est concentré dans tes prunelles, — et tes cils sont formés par les rayons des étoiles.


Peut-on prouver plus gracieusement à une jeune fille qu’on ne s’occupe que d’elle ? Que dis-tu de cet amour qui s’exprime en prodiguant les fleurs de l’intelligence et les fleurs de la terre ? Depuis une dizaine de jours, je connais ce qu’est cette galanterie espagnole si fameuse autrefois.

Ah çà, chère, que se passe-t-il à la Crampade, où je me promène si souvent en examinant les progrès de notre agriculture ? N’as-tu rien à me dire de nos mûriers, de nos plantations de l’hiver dernier ? Tout y réussit-il à tes souhaits ? Les fleurs sont-elles épanouies dans ton cœur d’épouse en même temps que celles de nos massifs ? je n’ose dire de nos plates-bandes. Louis continue-t-il son système de madrigaux ? Vous entendez-vous bien ? Le doux murmure de ton filet de tendresse conjugale vaut-il mieux que la turbulence des torrents de mon amour ? Mon gentil docteur en jupon s’est-il fâché ? Je ne saurais le croire, et j’enverrais Felipe en courrier se mettre à tes genoux et me rapporter ta tête ou mon pardon s’il en était ainsi. Je fais une belle vie ici, cher amour, et je voudrais savoir comment va celle de Provence. Nous venons d’augmenter notre famille d’un Espagnol coloré comme un cigare de la Havane, et j’attends encore tes compliments.

Vraiment, ma belle Renée, je suis inquiète, j’ai peur que tu ne dévores quelques souffrances pour ne pas en attrister mes joies, méchante ! Écris-moi promptement quelques pages où tu me peignes ta vie dans ses infiniment petits, et dis-moi bien si tu résistes toujours, si ton libre arbitre est sur ses deux pieds ou à genoux, ou bien assis, ce qui serait grave. Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas ? Tout ce que tu m’as écrit me rend parfois rêveuse. Souvent, lorsqu’à l’Opéra je paraissais regarder des danseuses en pirouette, je me disais : Il est neuf heures et demie, elle se couche peut-être, que fait-elle ? Est-elle heureuse ? Est-elle seule avec son libre arbitre ? ou son libre arbitre est-il où vont les libres arbitres dont on ne se soucie plus ?… Mille tendresses.