Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 4

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 19-22).
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IV

LA MÊME À LA MÊME.


15 décembre.

Hier, à deux heures, je suis allée me promener aux Champs-Élysées et au bois de Boulogne par une de ces journées d’automne comme nous en avons tant admiré sur les bords de la Loire. J’ai donc enfin vu Paris ! L’aspect de la place Louis XV est vraiment beau, mais de ce beau que créent les hommes. J’étais bien mise, mélancolique quoique bien disposée à rire, la figure calme sous un charmant chapeau, les bras croisés. Je n’ai pas recueilli le moindre sourire, je n’ai pas fait rester un seul pauvre petit jeune homme hébété sur ses jambes, personne ne s’est retourné pour me voir, et cependant la voiture allait avec une lenteur en harmonie avec ma pose. Je me trompe, un duc charmant qui passait a brusquement retourné son cheval. Cet homme qui, pour le public, a sauvé mes vanités, était mon père dont l’orgueil, me dit-il, venait d’être agréablement flatté. J’ai rencontré ma mère qui m’a, du bout du doigt, envoyé un petit salut qui ressemblait à un baiser. Ma Griffith, qui ne se défiait de personne, regardait à tort et à travers. Selon mon idée, une jeune personne doit toujours savoir où elle pose son regard. J’étais furieuse. Un homme a très sérieusement examiné ma voiture sans faire attention à moi. Ce flatteur était probablement un carrossier. Je me suis trompée dans l’évaluation de mes forces : la beauté, ce rare privilége que Dieu seul donne, est donc plus commune à Paris que je ne le pensais. Des minaudières ont été gracieusement saluées. À des visages empourprés, les hommes se sont dit : — « La voilà ! » Ma mère a été prodigieusement admirée. Cette énigme a un mot, et je le chercherai. Les hommes, ma chère, m’ont paru généralement très laids. Ceux qui sont beaux nous ressemblent en mal. Je ne sais quel fatal génie a inventé leur costume : il est surprenant de gaucherie quand on le compare à celui des siècles précédents ; il est sans éclat, sans couleur ni poésie ; il ne s’adresse ni aux sens, ni à l’esprit, ni à l’œil, et il doit être incommode ; il est sans ampleur, écourté. Le chapeau surtout m’a frappée : c’est un tronçon de colonne, il ne prend point la forme de la tête ; mais il est, m’a-t-on dit, plus facile de faire une révolution que de rendre les chapeaux gracieux. La bravoure, en France, recule devant un feutre rond et faute de courage pendant une journée on y reste ridiculement coiffé pendant toute la vie. Et l’on dit les Français légers ! Les hommes sont d’ailleurs parfaitement horribles de quelque façon qu’ils se coiffent. Je n’ai vu que des visages fatigués et durs, où il n’y a ni calme ni tranquillité ; les lignes sont heurtées et les rides annoncent des ambitions trompées, des vanités malheureuses. Un beau front est rare. — « Ah ! voilà les Parisiens, » disais-je à miss Griffith. « Des hommes bien aimables et bien spirituels, » m’a-t-elle répondu. Je me suis tue. Une fille de trente-six ans a bien de l’indulgence au fond du cœur.

Le soir, je suis allée au bal, et m’y suis tenue aux côtés de ma mère, qui m’a donné le bras avec un dévouement bien récompensé. Les honneurs étaient pour elle, j’ai été le prétexte des plus agréables flatteries. Elle a eu le talent de me faire danser avec des imbéciles qui m’ont tous parlé de la chaleur comme si j’eusse été gelée, et de la beauté du bal comme si j’étais aveugle. Aucun n’a manqué de s’extasier sur une chose étrange, inouïe, extraordinaire, singulière, bizarre, c’est de m’y voir pour la première fois. Ma toilette, qui me ravissait dans mon salon blanc et or où je paradais toute seule, était à peine remarquable au milieu des parures merveilleuses de la plupart des femmes. Chacune d’elles avait ses fidèles, elles s’observaient toutes du coin de l’œil, plusieurs brillaient d’une beauté triomphante, comme était ma mère. Au bal, une jeune personne ne compte pas, elle y est une machine à danser. Les hommes, à de rares exceptions près, ne sont pas mieux là qu’aux Champs-Élysées. Ils sont usés, leurs traits sont sans caractère, ou plutôt ils ont tous le même caractère. Ces mines fières et vigoureuses que nos ancêtres ont dans leurs portraits, eux qui joignaient à la force physique la force morale, n’existent plus. Cependant il s’est trouvé dans cette assemblée un homme d’un grand talent qui tranchait sur la masse par la beauté de sa figure, mais il ne m’a pas causé la sensation vive qu’il devait communiquer. Je ne connais pas ses œuvres, et il n’est pas gentilhomme. Quels que soient le génie et les qualités d’un bourgeois ou d’un homme anobli, je n’ai pas dans le sang une seule goutte pour eux. D’ailleurs, je l’ai trouvé si fort occupé de lui, si peu des autres, qu’il m’a fait penser que nous devons être des choses et non des êtres pour ces grands chasseurs d’idées. Quand les hommes de talent aiment, ils ne doivent plus écrire, ou ils n’aiment pas. Il y a quelque chose dans leur cervelle qui passe avant leur maîtresse. Il m’a semblé voir tout cela dans la tournure de cet homme, qui est, dit-on, professeur, parleur, auteur, et que l’ambition rend serviteur de toute grandeur. J’ai pris mon parti sur-le-champ : j’ai trouvé très indigne de moi d’en vouloir au monde de mon peu de succès, et je me suis mise à danser sans aucun souci. J’ai d’ailleurs trouvé du plaisir à la danse. J’ai entendu force commérages sans piquant sur des gens inconnus ; mais peut-être est-il nécessaire de savoir beaucoup de choses que j’ignore pour les comprendre, car j’ai vu la plupart des femmes et des hommes prenant un très-vif plaisir à dire ou entendre certaines phrases. Le monde offre énormément d’énigmes dont le mot paraît difficile à trouver. Il y a des intrigues multipliées. J’ai des yeux assez perçants et l’ouïe fine ; quant à l’entendement, vous le connaissez, mademoiselle de Maucombe !

Je suis revenue lasse et heureuse de cette lassitude. J’ai très-naïvement exprimé l’état où je me trouvais à ma mère, en compagnie de qui j’étais, et qui m’a dit de ne confier ces sortes de choses qu’à elle. — « Ma chère petite, a-t-elle ajouté, le bon goût est autant dans la connaissance des choses qu’on doit taire que dans celle des choses qu’on peut dire. »

Cette recommandation m’a fait comprendre les sensations sur lesquelles nous devons garder le silence avec tout le monde, même peut-être avec notre mère. J’ai mesuré d’un coup d’œil le vaste champ des dissimulations femelles. Je puis t’assurer, ma chère biche, que nous ferions, avec l’effronterie de notre innocence, deux petites commères passablement éveillées. Combien d’instructions dans un doigt posé sur les lèvres, dans un mot, dans un regard ! Je suis devenue excessivement timide en un moment. Eh ! quoi ? ne pouvoir exprimer le bonheur si naturel causé par le mouvement de la danse ! Mais, fis-je en moi-même, que sera-ce donc de nos sentiments ? Je me suis couchée triste. Je sens encore vivement l’atteinte de ce premier choc de ma nature franche et gaie avec les dures lois du monde. Voilà déjà de ma laine blanche laissée aux buissons de la route. Adieu, mon ange !