Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 49

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 161-163).


XLIX

MARIE GASTON À DANIEL D’ARTHEZ.


Octobre 1834.

Mon cher Daniel, j’ai besoin de deux témoins pour mon mariage ; je vous prie de venir chez moi demain soir en vous faisant accompagner de notre ami, le bon et grand Joseph Bridau. L’intention de celle qui sera ma femme est de vivre loin du monde et parfaitement ignorée : elle a pressenti le plus cher de mes vœux. Vous n’avez rien su de mes amours, vous qui m’avez adouci les misères d’une vie pauvre ; mais, vous le devinez, ce secret absolu fut une nécessité. Voilà pourquoi, depuis un an, nous nous sommes si peu vus. Le lendemain de mon mariage, nous serons séparés pour longtemps. Daniel, vous avez l’âme faite à me comprendre : l’amitié subsistera sans l’ami. Peut-être aurai-je parfois besoin de vous ; mais je ne vous verrai point, chez moi du moins. Elle est encore allée au-devant de nos souhaits en ceci. Elle m’a fait le sacrifice de l’amitié qu’elle a pour une amie d’enfance qui pour elle est une véritable sœur ; j’ai dû lui immoler mon ami. Ce que je vous dis ici vous fera sans doute deviner non pas une passion, mais un amour entier, complet, divin, fondé sur une intime connaissance entre les deux êtres qui se lient ainsi. Mon bonheur est pur, infini ; mais, comme il est une loi secrète qui nous défend d’avoir une félicité sans mélange, au fond de mon âme et ensevelie dans le dernier repli, je cache une pensée par laquelle je suis atteint tout seul, et qu’elle ignore. Vous avez trop souvent aidé ma constante misère pour ignorer l’horrible situation dans laquelle j’étais. Où puisai-je le courage de vivre lorsque l’espérance s’éteignait si souvent ? dans votre passé, mon ami, chez vous où je trouvais tant de consolations et de secours délicats. Enfin, mon cher, mes écrasantes dettes, elle les a payées. Elle est riche, et je n’ai rien. Combien de fois n’ai-je pas dit dans mes accès de paresse : Ah ! si quelque femme riche voulait de moi. Eh ! bien, en présence du fait, les plaisanteries de la jeunesse insouciante, le parti pris des malheureux sans scrupule, tout s’est évanoui. Je suis humilié, malgré la tendresse la plus ingénieuse. Je suis humilié, malgré la certitude acquise de la noblesse de son âme. Je suis humilié, tout en sachant que mon humiliation est une preuve de mon amour. Enfin, elle a vu que je n’ai pas reculé devant cet abaissement. Il est un point où, loin d’être le protecteur, je suis le protégé. Cette douleur, je vous la confie. Hors ce point, mon cher Daniel, les moindres choses accomplissent mes rêves. J’ai trouvé le beau sans tache, le bien sans défaut. Enfin, comme on dit, la mariée est trop belle : elle a de l’esprit dans la tendresse, elle a ce charme et cette grâce qui mettent de la variété dans l’amour, elle est instruite et comprend tout ; elle est jolie, blonde, mince et légèrement grasse, à faire croire que Raphaël et Rubens se sont entendus pour composer une femme ! Je ne sais pas s’il m’eût jamais été possible d’aimer une femme brune autant qu’une blonde : il m’a toujours semblé que la femme brune était un garçon manqué. Elle est veuve, elle n’a point eu d’enfants, elle a vingt-sept ans. Quoique vive, alerte, infatigable, elle sait néanmoins se plaire aux méditations de la mélancolie. Ces dons merveilleux n’excluent pas chez elle la dignité ni la noblesse : elle est imposante. Quoiqu’elle appartienne à l’une des vieilles familles les plus entichées de noblesse, elle m’aime assez pour passer par-dessus les malheurs de ma naissance. Nos amours secrets ont duré longtemps ; nous nous sommes éprouvés l’un l’autre ; nous sommes également jaloux ; nos pensées sont bien les deux éclats de la même foudre. Nous aimons tous deux pour la première fois, et ce délicieux printemps a renfermé dans ses joies toutes les scènes que l’imagination a décorées de ses plus riantes, de ses plus douces, de ses plus profondes conceptions. Le sentiment nous a prodigué ses fleurs. Chacune de ces journées a été pleine, et, quand nous nous quittions, nous nous écrivions des poèmes. Je n’ai jamais eu la pensée de ternir cette brillante saison par un désir, quoique mon âme en fût sans cesse troublée. Elle était veuve et libre, elle a merveilleusement compris toutes les flatteries de cette constante retenue ; elle en a souvent été touchée aux larmes. Tu entreverras donc, mon cher Daniel, une créature vraiment supérieure. Il n’y a pas même eu de premier baiser de l’amour : nous nous sommes craints l’un l’autre.

— Nous avons, m’a-t-elle dit, chacun une misère à nous reprocher.

— Je ne vois pas la vôtre.

— Mon mariage, a-t-elle répondu.

Vous qui êtes un grand homme, et qui aimez une des femmes les plus extraordinaires de cette aristocratie où j’ai trouvé mon Armande, ce seul mot vous suffira pour deviner cette âme et quel sera le bonheur de

Votre ami,
Marie Gaston.