Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 55

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 186-188).


LV

LA COMTESSE DE L’ESTORADE À MADAME GASTON.


16 juillet.

Ma chère Louise, je t’envoie cette lettre par un exprès avant de courir au Chalet moi-même. Calme-toi. Ton dernier mot m’a paru si insensé que j’ai cru pouvoir, en de pareilles circonstances, tout confier à Louis : il s’agissait de te sauver de toi-même. Si, comme toi, nous avons employé d’horribles moyens, le résultat est si heureux que je suis certaine de ton approbation. Je suis descendue jusqu’à faire marcher la police ; mais c’est un secret entre le préfet, nous et toi. Gaston est un ange ! Voici les faits : son frère Louis Gaston est mort à Calcutta, au service d’une compagnie marchande, au moment où il allait revenir en France riche, heureux et marié. La veuve d’un négociant anglais lui avait donné la plus brillante fortune. Après dix ans de travaux entrepris pour envoyer de quoi vivre à son frère, qu’il adorait et à qui jamais il ne parlait de ses mécomptes dans ses lettres pour ne pas l’affliger, il a été surpris par la faillite du fameux Halmer. La veuve a été ruinée. Le coup fut si violent que Louis Gaston en a eu la tête perdue. Le moral, en faiblissant, a laissé la maladie maîtresse du corps, et il a succombé dans le Bengale, où il était allé réaliser les restes de la fortune de sa pauvre femme. Ce cher capitaine avait remis chez un banquier une première somme de trois cent mille francs pour l’envoyer à son frère ; mais ce banquier, entraîné par la maison Halmer, leur a enlevé cette dernière ressource. La veuve de Louis Gaston, cette belle femme que tu prends pour ta rivale, est arrivée à Paris avec deux enfants qui sont tes neveux, et sans un sou. Les bijoux de la mère ont à peine suffi à payer le passage de sa famille. Les renseignements que Louis Gaston avait donnés au banquier pour envoyer l’argent à Marie Gaston ont servi à la veuve pour trouver l’ancien domicile de ton mari. Comme ton Gaston a disparu sans dire où il allait, on a envoyé madame Louis Gaston chez d’Arthez, la seule personne qui pût donner des renseignements sur Marie Gaston. D’Arthez a d’autant plus généreusement pourvu aux premiers besoins de cette jeune femme que Louis Gaston s’était, il y a quatre ans, au moment de son mariage, enquis de son frère auprès de notre célèbre écrivain, en le sachant l’ami de Marie. Le capitaine avait demandé à d’Arthez le moyen de faire parvenir sûrement cette somme à Marie Gaston. D’Arthez avait répondu que Marie Gaston était devenu riche par son mariage avec la baronne de Macumer. La beauté, ce magnifique présent de leur mère, avait sauvé, dans les Indes comme à Paris, les deux frères de tout malheur. N’est-ce pas une touchante histoire ? D’Arthez a naturellement fini par écrire à ton mari l’état où se trouvaient sa belle-sœur et ses neveux, en l’instruisant des généreuses intentions que le hasard avait fait avorter, mais que le Gaston des Indes avait eues pour le Gaston de Paris. Ton cher Gaston, comme tu dois l’imaginer, est accouru précipitamment à Paris. Voilà l’histoire de sa première course. Depuis cinq ans, il a mis de côté cinquante mille francs sur le revenu que tu l’as forcé de prendre, et il les a employés à deux inscriptions de chacune douze cents francs de rente au nom de ses neveux ; puis il a fait meubler cet appartement où demeure ta belle-sœur, en lui promettant trois mille francs tous les trois mois. Voilà l’histoire de ses travaux au théâtre et du plaisir que lui a causé le succès de sa première pièce. Ainsi madame Gaston n’est point ta rivale, et porte ton nom très-légitimement. Un homme noble et délicat comme Gaston a dû te cacher cette aventure en redoutant ta générosité. Ton mari ne regarde point comme à lui ce que tu lui as donné. D’Arthez m’a lu la lettre qu’il lui a écrite pour le prier d’être un des témoins de votre mariage : Marie Gaston y dit que son bonheur serait entier s’il n’avait pas eu de dettes à te laisser payer et s’il eût été riche. Une âme vierge n’est pas maîtresse de ne pas avoir de tels sentiments : ils sont ou ne sont pas ; et quand ils sont, leur délicatesse, leurs exigences se conçoivent. Il est tout simple que Gaston ait voulu lui-même en secret donner une existence convenable à la veuve de son frère, quand cette femme lui envoyait cent mille écus de sa propre fortune. Elle est belle, elle a du cœur, des manières distinguées, mais pas d’esprit. Cette femme est mère : n’est-ce pas dire que je m’y suis attachée aussitôt que je l’ai vue, en la trouvant un enfant au bras et l’autre habillé comme le baby d’un lord. Tout pour les enfants ! est écrit chez elle dans les moindres choses. Ainsi, loin d’en vouloir à ton adoré Gaston, tu n’as que de nouvelles raisons de l’aimer ! Je l’ai entrevu, il est le plus charmant jeune homme de Paris. Oh ! oui, chère enfant, j’ai bien compris en l’apercevant qu’une femme pouvait en être folle : il a la physionomie de son âme. À ta place, je prendrais au Chalet la veuve et les deux enfants, en leur faisant construire quelque délicieux cottage, et j’en ferais mes enfants ! Calme-toi donc, et prépare à ton tour cette surprise à Gaston.