Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Au lecteur

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 5-10).

AU LECTEUR, S’IL Y EN A


Au commencement de 1835, j’ai éprouvé un malheur affreux ; une enfant de quatorze ans que j’élevais depuis douze années, que j’aimais maternellement, a péri victime d’un horrible accident. La moindre précaution l’aurait évité ; les plus tendres soins n’ont pas su le prévenir. Je ne me relèverai jamais d’un coup si cruel. À la suite de cette catastrophe, les plus tristes heures de mes tristes journées étaient celles que j’avais été accoutumée à employer au développement d’une intelligence précoce dont j’espérais bientôt soutenir l’affaiblissement de la mienne.

Quelques mois après l’événement, en devisant avec un ami dont la bonté et l’esprit s’occupaient à panser les plaies de mon cœur, je lui racontai un détail sur les anciennes étiquettes de Versailles : « Vous devriez écrire ces choses-là, me dit-il ; les traditions se perdent, et je vous assure qu’elles acquièrent déjà un intérêt de curiosité. » Le besoin de vivre dans le passé, quand le présent est sans joie et l’avenir sans espérance, donna du poids à ce conseil. J’essayai, pour tromper mes regrets, de me donner cette tâche pendant les pénibles moments naguère si doucement employés ; parfois il m’a fallu piocher contre ma douleur sans la pouvoir soulever ; parfois aussi j’y ai trouvé quelque distraction. Les cahiers qui suivent sont le résultat de ces efforts : ils ont eu pour but de donner le change à des pensées que je pouvais mal supporter.

Mon premier projet, si tant est que j’en eusse un, était uniquement de retracer ce que j’avais entendu raconter à mes parents sur leur jeunesse et la Cour de Versailles. L’oisiveté, l’inutilité de ma vie actuelle m’ont engagée à continuer le récit de souvenirs plus récents ; j’ai parlé de moi, trop peut-être, certainement plus que je n’aurais voulu ; mais il a fallu que ma vie servît comme de fil à mes discours et montrât comment j’ai pu savoir ce que je raconte.

Il y avait déjà bien du papier griffonné, d’une façon à peu près illisible, lorsqu’une personne au goût de laquelle j’ai confiance m’a fait une sorte de violence pour en prendre connaissance : elle m’a fortement engagée à en faire faire une copie et à la revoir. Pour la copie, c’était facile ; quant à la revoir, c’est tout à fait inutile ; je ne sais pas écrire ; à mon âge je n’apprendrai pas le métier et, si je voulais essayer de rédiger des phrases, je perdrais le seul mérite auquel ces pages puissent aspirer, celui d’être écrites sans aucune espèce de prétention et tout à fait de premier jet. S’il m’avait fallu faire une recherche quelconque ailleurs que dans ma mémoire, j’y aurais bien vite renoncé ; je n’ai voulu qu’une distraction et non pas un travail.

Si donc mes neveux jettent jamais un coup d’œil sur ces écritures, ils ne doivent pas d’attendre à trouver un livre, mais seulement une causerie de vieille femme, un ravaudage de salon ; je n’y mets pas plus d’importance qu’à un ouvrage de tapisserie. Je me suis successivement servi de ma plume pour laisser reposer mon aiguille et de mon aiguille pour reposer ma plume, et mon manuscrit arrivera à mes héritiers comme un vieux fauteuil de plus.

N’ayant consulté aucun document, il y a probablement beaucoup d’erreurs de dates, de lieux, peut-être même de faits ; je n’affirme rien si ce n’est que je crois sincèrement tout ce que je dis. Je professe peu de confiance dans une impartialité absolue, mais je pense qu’on peut prétendre à une parfaite sincérité : on est vrai quand on dit ce qu’on croit.

En recherchant le passé, j’ai trouvé qu’il y avait toujours du bien à dire des plus mauvaises gens et du mal des meilleurs ; j’ai tâché de ne pas faire la part d’après mes affections ; je conviens que cela est assez difficile ; si je n’y ai pas réussi, je puis assurer en avoir eu l’intention.

Les temps devenant plus calmes, peut-être sera-t-il assez curieux d’observer comment, dans ceux où j’ai vécu, la force des circonstances m’a toujours entraînée à être une personne de parti, tandis que, par instinct, par goût et par raisonnement, j’avais horreur de l’esprit de parti et que je jugeais assez sainement des fautes et des ridicules où il conduit.

J’espère que mes neveux seront à l’abri de cette fausse situation : je le souhaite pour eux, pour mon pays, pour le monde qui aurait bien besoin d’un peu de repos. Quant à moi, j’en jouirai probablement depuis longtemps avant que l’oisiveté de quelque matinée pluvieuse ou de quelque longue soirée d’automne porte peut-être quelqu’un à ouvrir ce volume destiné à la bibliothèque de Pontchartrain.


Chatenay, juin 1837.

nota de 1860

La mort, la cruelle mort a changé toutes mes prévisions. Ce manuscrit sera déposé dans la bibliothèque du château d’Osmond, département de l’Orne, lieu du berceau de mes ancêtres et de ma sépulture.


À MON NEVEU

RAINULPHE D’OSMOND


« I pray you when you shall these deeds relate
 « Speak of me as I am : nothing extenuate
 « Nor set down aught in malice.
 »
OthelloShakespeare.

De si grands événements ont occupé la vie de la génération qui vous a précédé et l’ont tellement absorbée que les traditions de famille seraient perdues dans ce vaste océan si quelque vieille femme comme moi ne recherchait dans ses souvenirs d’enfance à les reproduire.

Je vais tâcher d’en réunir quelques-uns à votre usage, mon cher neveu.