Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/I/Chapitre IV

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 82-98).


CHAPITRE iv


Retour en France. — Position de mon père en 1790. — Aventure pendant un voyage en Corse. — Séjour aux Tuileries. — Rencontre de la Reine ; scène touchante. — Départ de Mesdames. — Fuite de Varenne. — Récit de la Reine. — Louis XVI désapprouve l’émigration. — Acceptation de la Constitution. — Opinions de mon père. — Il donne sa démission. — Bonté du Roi pour lui. — Départ de France et arrivée à Rome. — L’abbé d’Osmond massacré à Saint-Domingue. — Le vicomte d’Osmond rejoint l’armée des princes.

Au mois de janvier 1790, mon père retourna en France. Trois mois après, nous l’y rejoignîmes. J’ai oublié de dire qu’il avait quitté l’armée, en 1788, pour entrer dans la carrière diplomatique. Préalablement, il avait été colonel du régiment de Barrois infanterie, en garnison en Corse. Il y allait tous les ans.

Un de ces voyages donna lieu à un épisode bien peu important alors, mais qui est devenu piquant depuis. Il était à Toulon logé chez monsieur Malouet, intendant de la marine et son ami, attendant que le vent changeât et lui permit de s’embarquer, lorsqu’on lui annonça un gentilhomme corse demandant à le voir. Il le fit entrer ; après quelques politesses réciproques, ce monsieur lui dit qu’il désirait retourner le plus promptement possible à Ajaccio, que, la seule felouque qui fût dans le port étant nolisée par mon père, il le priait de permettre au patron de l’y laisser prendre son passage :

« Cela m’est impossible, monsieur, la felouque est à moi, mais je serai très heureux de vous y offrir une place.

— Mais, monsieur le marquis, je ne suis pas seul, j’ai mon fils avec moi et même ma cuisinière que je ramène.

— Hé bien, monsieur, il y aura une place pour vous et votre monde. »

Le Corse se confondit en remerciements. Le vent changea au bout de quelques jours pendant lesquels il vint fréquemment voir mon père. On s’embarqua. Lorsqu’on servit le dîner, auquel mon père invita les passagers composés de quelques officiers de son régiment et des deux Corses, il chargea un officier, monsieur de Belloc, d’appeler le jeune homme, vêtu de l’habit de l’École militaire, qui lisait au bout du bateau. Celui-ci refusa. Monsieur de Belloc revint irrité, il dit à mon père :

« J’ai envie de le jeter à la mer, ce petit sournois, il a une mauvaise figure. Permettez-vous, mon colonel ?

— Non, dit mon père en riant, je ne permets pas, je ne suis pas de votre avis, il a une figure de caractère ; je suis persuadé qu’il fera son chemin. »

Ce petit sournois, c’était l’empereur Napoléon. Et, cette scène, Belloc me l’a racontée dix fois : « Ah ! si mon colonel avait voulu me permettre de le jeter à la mer, ajoutait-il en soupirant, il ne culbuterait pas le monde aujourd’hui ! » (Il est inutile d’avertir que ce propos d’émigré se tenait longtemps après.)

Le lendemain de l’arrivée à Ajaccio, monsieur Buonaparte le père, accompagné de toute sa famille, vint faire une visite de remerciements à mon père. C’est de ce jour qu’ont commencé ses relations avec Pozzo di Borgo. Mon père rendit une visite à madame Buonaparte. Elle habitait à Ajaccio une petite maison des meilleures de la ville, sur la porte de laquelle était écrit en coquilles d’escargot : Vive Marbeuf. Monsieur de Marbeuf avait été le protecteur de la famille Buonaparte. La chronique disait que madame Buonaparte en avait été fort reconnaissante. Lors de la visite de mon père, elle était encore une très belle femme : il la trouva dans sa cuisine, sans bas, avec un simple jupon attaché sur une chemise, occupée à faire des confitures. Malgré sa beauté, elle lui parut digne de son emploi.

Après avoir été chargé d’une commission relative aux Hollandais réfugiés en 1788, mon père fut nommé ministre à la Haye, et il était dans cette situation lors de notre séjour en Angleterre. Une querelle entre le prince d’Orange et l’ambassadeur de France avait fait décider à la Cour de Versailles qu’elle n’enverrait plus qu’un ministre en Hollande. La République ne voulait recevoir qu’un ambassadeur. Cette tracasserie empêchait mon père de se rendre à son poste ; il prenait d’autant plus patience qu’il espérait arriver par là au rang d’ambassadeur qu’il n’aurait pu avoir d’emblée.

La ville de Versailles avait fait des réflexions sur le dommage que lui causait l’absence de la Cour. L’effervescence s’était calmée, et elle regrettait les tristes journées d’octobre. Au retour de ma mère, elle fut on ne saurait mieux accueillie par ceux-là mêmes qui déblatéraient le plus contre elle à son départ ; toutefois nous n’y restâmes pas longtemps. Nous commençâmes par aller passer l’été à Bellevue ; et nous habitâmes, l’hiver suivant, un appartement dans le pavillon de Marsan, aux Tuileries.

J’ai parfaitement présente une scène de cet été. Je n’avais pas vu la Reine depuis bien des mois. Elle vint à Bellevue sous l’escorte de la garde nationale ; j’étais élevée dans l’horreur de cet habit. La Reine, je crois, était déjà à peu près prisonnière, car ce monde ne la quittait jamais. Toujours est-il que, lorsqu’elle m’envoya chercher, je la trouvai sur la terrasse entourée de gardes. nationaux. Mon petit cœur se gonfla à cet aspect et je me mis à sangloter. La Reine s’agenouilla, appuya son visage contre le mien et les voila tous deux de mes longs cheveux blonds, en me sollicitant de cacher mes larmes. Je sentis couler les siennes. J’entends encore son « paix, paix, mon Adèle » ; elle resta longtemps dans cette attitude.

Tous les spectateurs étaient émus, mais il fallait l’incurie de l’enfance pour oser le témoigner dans ces moments où tout était danger. Je ne sais si cette scène fut rapportée, mais la Reine ne revint plus à Bellevue, et c’est la dernière fois que je l’ai vue autrement que de loin pendant mon séjour aux Tuileries. J’ai conservé de ce moment une impression qui est encore très vive. Je peindrais son costume. Elle était en Pierrot de linon blanc, brodé en branches de lilas de couleur, un fichu bouffant, un grand chapeau de paille dont les larges rubans lilas flottant se rattachaient par un gros nœud à l’endroit où le fichu croisait.

Pauvre princesse, pauvre femme, pauvre mère, à quel affreux sort elle était réservée ! Elle se croyait bien malheureuse alors, ce n’était que le commencement de ses peines ! Son fils, le second Dauphin, l’avait accompagnée à Bellevue, et il jouait avec mon frère dans le sable. Les gardes nationaux se mêlaient à ces jeux, et les deux enfants étaient trop jeunes pour en être gênés. Je ne m’en serais pas approchée pour l’empire du monde. Je restai près de la Reine qui me tenait par la main. On m’a dit depuis qu’elle s’était crue obligée d’expliquer à sa suite que le premier Dauphin m’aimait beaucoup, qu’elle ne m’avait pas vue depuis sa mort et que c’était là le motif de notre mutuelle sensibilité.

Loin de se calmer, la Révolution devenait de plus en plus menaçante. Le Roi, qui formait le projet de quitter Paris, désirait en éloigner ses tantes. Elles demandèrent à l’Assemblée nationale et obtinrent la permission d’aller à Rome. Avant de partir, elles s’établirent à Bellevue.

Mon père avait été nommé ministre à Pétersbourg en remplacement de monsieur de Ségur (1790). Le rapport public du ministre portait que ce choix avait été fait parce que l’impératrice Catherine ne consentirait pas à recevoir un envoyé patriote. Cette circonstance devait finir par rendre la position de mon père très dangereuse. Cependant il ne pensait pas à s’éloigner mais il voulait que sa femme et ses enfants quittassent la France. Aussitôt que Mesdames auraient franchi la frontière, ma mère devait les suivre.

La veille du jour fixé pour le départ de Mesdames, mon père, qui passait sa vie dans les groupes, y recueillit que l’on ne voulait plus les laisser s’éloigner. Les orateurs démagogues prêchaient une croisade contre Bellevue, à l’effet d’aller chercher les vieilles et de les ramener à Paris : on ne pouvait avoir trop d’otages, etc. La foule obéissante prenait déjà le chemin de Bellevue.

Mon père retourna vite aux Tuileries, fit mettre des bottes à son valet de chambre, nommé Bermont, dont j’aurai encore à parler, le mena chez la princesse de Tarente, qui logeait au faubourg Saint-Germain et avec laquelle il était fort lié, fit seller un de ses chevaux, et envoya Bermont par la plaine de Grenelle et le chemin de Meudon prévenir Mesdames qu’il fallait qu’elles partissent sur l’heure même.

Les ordres n’étaient donnés que pour quatre heures du matin ; il en était dix du soir. Les gens de Mesdames murmuraient ; un grand nombre aurait désiré que le voyage n’eût pas lieu. Bermont se rendit aux écuries ; on n’attelait pas. Il revint trouver Madame Adélaïde, lui dit qu’il n’y avait pas un moment à perdre, que lui-même avait entendu les hurlements de la colonne qui s’avançait de l’autre côté de la Seine. Enfin, Mesdames consentirent à monter dans la voiture de monsieur de Thiange qui se trouvait par hasard dans la cour. Alors leurs gens se décidèrent, les voitures de voyage avancèrent. À peine la dernière sortait-elle par la grille de Meudon que la grille du côté de Sèvres fut assaillie par la multitude. Elle fut bientôt forcée : on entra dans le château qui fut mis au pillage, mais Mesdames avaient échappé au danger.

On a accusé le comte Louis de Narbonne de le leur avoir fait courir, parce que, chevalier d’honneur de Madame Adélaïde, il devait l’accompagner et préférait rester à Paris. Mon père a toujours regardé cette assertion comme une de ces absurdes calomnies que l’esprit de parti invente contre les gens qui ne partagent pas ses passions. Au reste, mon père était prévenu pour le comte Louis, il l’aimait tendrement ; leur affection était mutuelle, et les opinions politiques avaient peine à les désunir. Le comte Louis disait : « Je suis la passion honteuse de d’Osmond, vainement il se débat contre ; et, moi, je ne m’accoutumerai jamais à le voir dans le parti des bêtes ». Ils se rencontraient rarement mais, quand ils se voyaient, c’était toujours avec amitié.

Mesdames furent arrêtées en route. Rendues à la liberté par un décret de l’Assemblée, elles poursuivirent leur route. Nous commençâmes la nôtre qui s’effectua sans accident, et nous rejoignîmes Mesdames à Turin.

Établie à Rome, ma mère y passa quelques mois dans une vive inquiétude sur les dangers où mon père était exposé. Il vint nous rejoindre au printemps de l’année 1792, quelques mois après la fuite de Varennes. Voici ce que je lui ai entendu raconter depuis :

Le Roi avait formé le projet de s’éloigner de Paris pour se rendre dans une ville de guerre dont la garnison fût fidèle. Monsieur de Bouillé, commandant dans l’Est, était chargé de préparer les lieux, puis de faire les dispositions du voyage. Mon père était dans la confidence. Il devait, sous prétexte de se rendre à son poste en Russie, quitter Paris, s’arrêter à la frontière, venir rejoindre le Roi où il serait et prendre ses derniers ordres pour la rédaction d’une lettre ou manifeste qu’il devait porter aux Cours du Nord, en leur expliquant la position du Roi qui, échappé des mains des factieux, se trouvait en situation de faire appel à tout ce qui était fidèle en France. Le Roi demandait surtout aux Cours étrangères de ne reconnaître d’autre autorité que la sienne et de ne point traiter avec les princes émigrés. Il existait déjà entre le château des Tuileries et le conseil de monsieur le comte d’Artois la plus vive animadversion.

Mon père pressait monsieur de Montmorin de l’expédier, mais les paresseuses lenteurs de ce ministre, qui n’était pas dans le secret, retardaient son départ. Il n’osait partir sans ses instructions dans la crainte d’inspirer des soupçons. Le jour fixé pour la fuite approchait ; enfin on lui promit que ses lettres de créance seraient prêtes le lendemain.

Il se promenait aux Champs-Élysées ; il vit passer la voiture du Roi revenant de Saint-Cloud. La Reine se pencha en dehors de la portière et lui fit des signes de la main. Il ne les comprit pas alors, mais ils lui furent expliqués lorsque, le lendemain matin, son valet de chambre lui apprit, en entrant chez lui, le départ de la famille royale. Il avait été avancé de quarante-huit heures parce qu’un changement de service parmi les femmes de monsieur le Dauphin aurait fait arriver une personne dont on se méfiait.

Mon père n’avait pas vu la Reine depuis cette décision et n’avait pu être averti ; au reste, il n’aurait pu partir sans les instructions du ministre. Il vit donc sa mission manquée et ne s’occupa plus que du moyen d’aller rejoindre le Roi, lorsqu’il le saurait à Montmédy. Cette préoccupation ne l’empêcha pas de courir toute la matinée. Il trouva la ville dans la stupeur. Les démagogues étaient dans l’effroi ; les royalistes n’osaient encore témoigner leur joie. Tous gardaient le silence et personne n’agissait. Bientôt arriva le courrier porteur de la nouvelle de l’arrestation ; alors la ville fut assourdie des cris et des vociférations de toute la canaille qu’on put recruter. Les jacobins reprirent leur audace et les honnêtes gens se cachèrent.

Ce fut de sa fenêtre du pavillon de Marsan que mon père vit arriver l’horrible escorte qui ramenait au château, à travers le jardin, les illustres prisonniers. Ils furent une heure et demie à se rendre du pont tournant au palais. À chaque instant, le peuple faisait arrêter la voiture pour les abreuver d’insultes et avec l’intention d’arracher les gardes du corps qu’on avait garrottés sur le siège. Cependant cet affreux cortège arriva sans qu’il y eût de sang répandu ; s’il en avait coulé une goutte, probablement tout ce qui était dans ce fatal carrosse eût été massacré. Tous s’y attendaient et s’y étaient résignés.

Aussitôt qu’il fut possible de pénétrer jusqu’aux princes, mon père y arriva. La Reine lui raconta les événement avec autant de douceur que de magnanimité, n’accusant personne et ne s’en prenant qu’à la fatalité du mauvais succès de cette entreprise qui pouvait changer leur destin.

Il y a bien des relations de ces événements, mais l’authenticité de celle-ci, recueillie de la bouche même de la Reine, me décide à retracer les détails qui me sont restés dans la mémoire parmi ceux que j’ai entendu raconter à mon père.

La voiture de voyage avait été commandée par madame Sullivan (depuis Madame Crawford) que monsieur de Fersen y avait employée pour une de ses amies, la baronne de Crafft. C’était pour cette même baronne, sa famille et sa suite qu’on avait obtenu un passeport parfaitement en règle et un permis de chevaux de poste. La voiture avait été depuis plusieurs jours amenée dans les remises de madame Sullivan. Elle se chargea du soin d’y placer les effets nécessaires à l’usage de la famille royale.

On aurait désiré que les habitants des Tuileries se dispersassent, mais ils ne voulurent pas se séparer. Le danger était grand, et ils voulaient, disaient-ils, se sauver ou périr ensemble. Monsieur et Madame, qui consentirent à partir chacun de leur côté arrivèrent sans obstacle. À la vérité, ils ne cherchèrent que la frontière la plus voisine ; et le Roi, ne devant pas quitter la France, n’avait qu’une route à suivre. On avait pris beaucoup de précautions, mais la dernière manqua.

La berline de la baronne de Crafft devait être occupée par le Roi, la Reine, madame Élisabeth, les deux enfants et le baron de Viomesnil. Deux gardes du corps en livrée étaient sur le siège. Madame de Tourzel ne fut informée du départ qu’au dernier moment. Elle fit valoir les droits de sa charge qui l’autorisaient à ne jamais quitter monsieur le Dauphin. L’argument était péremptoire pour ceux auxquels il était adressé, et elle remplaça monsieur de Viomesnil dans la voiture. Dès lors, la famille royale n’avait avec elle personne en état de prendre un parti dans un cas imprévu. Ce n’étaient pas de simples gardes du corps, quelques dévoués qu’ils fussent, qui assumeraient cette responsabilité. Cette décision fut connue trop tard pour qu’on y pût remédier.

Le jour et l’heure arrivés, le Roi et la Reine se retirèrent comme de coutume et se couchèrent. Ils se relevèrent aussitôt, s’habillèrent de vêtements qu’on leur avait fait parvenir, et partirent seuls des Tuileries. Le Roi donnait le bras à la Reine ; en passant sous le guichet, les boucles de ses souliers s’accrochèrent, il pensa tomber. La sentinelle l’aida à se soutenir, et s’informa s’il était blessé. La Reine se crut perdue. Ils passèrent.

En traversant le Carrousel, ils furent croisés par la voiture de monsieur de Lafayette ; les flambeaux portés par ses gens éclairèrent l’auguste couple. Monsieur de Lafayette avança la tête ; ils eurent l’inquiétude d’être reconnus, mais la voiture continua sa course. Enfin, ils atteignirent le coin du Carrousel. Monsieur de Fersen les suivait de loin ; il hâta le pas, ouvrit la portière d’une voiture de remise où madame de Tourzel et les deux Enfants étaient déjà placés. Monsieur le Dauphin était vêtu en fille ; c’était le seul déguisement qui eût été adopté. On attendit quelques minutes madame Élisabeth. Sa sortie du palais avait éprouvé des difficultés. Une fille de garde-robe dévouée lui donnait le bras.

Le marquis de Briges était le cocher de cette voiture ; le comte de Fersen monta derrière. On sortit heureusement de la barrière. La voiture de voyage ne se trouva pas au dehors, comme il était convenu. On attendit plus d’une heure ; enfin, on reconnut qu’on s’était trompé de barrière. Le lieu proposé d’abord pour le rendez-vous avait été changé ; on avait négligé de prévenir monsieur de Briges.

Afin de ne point repasser les barrières, il fallut faire un assez long détour pour gagner celle où se trouvait la voiture de poste. Elle y était, en effet, mais il y avait eu beaucoup de temps perdu. Les illustres fugitifs s’y établirent promptement. Ce fut dans ce moment que monsieur de Fersen remit à un des gardes du corps, qui n’en avait pas, ses pistolets sur lesquels son nom était gravé et qui ont été trouvés à Varennes.

Aucun accident ne retarda la marche ; les postillons, bien payés, sans exagération, menaient rapidement. En voyant Charles de Damas à son poste, les voyageurs se flattèrent que les retards apportés à leur départ n’auraient pas de suites fâcheuses ; ils commencèrent à prendre quelque sécurité. Il faisait une chaleur extrême ; monsieur le Dauphin en souffrait beaucoup. On baissa les jalousies qu’on tenait levées et, en arrivant au relais de Sainte-Menehould, on oublia de tirer les stores du côté du Roi et de la Reine, placés vis-à-vis l’un de l’autre.

Leurs figures, et surtout celle du Roi, étaient les plus connues. Le Roi aperçut un homme, appuyé contre les roues de la voiture qui le regardait attentivement. Il se baissa sous prétexte de jouer avec ses enfants et dit à la Reine de tirer le store dans quelques instants, sans se presser. Elle obéit, mais, en se relevant, le Roi vit le même homme appuyé sur la roue de l’autre côté de la voiture et le regardant attentivement. Il tenait un écu à la main et semblait confronter les deux profils ; mais il ne disait rien.

Le Roi dit : « Nous sommes reconnus, serons-nous trahis ? C’est à la garde de Dieu. »

Cependant, on achevait d’atteler. L’homme restait appuyé sur la roue, dans un profond silence ; il ne l’abandonna qu’au moment où elle se mit en mouvement. Lorsqu’ils eurent quitté le relais de Sainte-Menehould, les pauvres fugitifs crurent avoir échappé à ce nouveau danger, et le Roi dit qu’il faudrait s’occuper de découvrir cet homme pour le récompenser, car certainement il les avait reconnus, que lui le retrouverait entre mille. Hélas, il était destiné à le revoir.

Que se passe-t-il dans la tête de ce Drouet, car c’était lui : eut-il un moment de pitié, un moment d’hésitation, ou bien, Sainte-Menehould n’était qu’un tout petit hameau, craignait-il de ne pouvoir ameuter assez de monde pour arrêter la voiture ? Je ne sais, mais, bientôt après, il monta à cheval et prit la route de Clermont dont il était maître de poste et où il comptait précéder les voyageurs.

Il en était très près, et s’étonnait de n’avoir pas encore atteint la voiture, lorsqu’il rencontra des postillons de retour :

« La voiture a-t-elle encore beaucoup d’avance ? cria-t-il.

— Nous n’avons pas vu de voiture.

— Comment ! » et il dépeignit la voiture.

« Elle n’est pas sur cette route, mais j’ai vu, de la hauteur, une berline sur celle de Varennes ; c’est peut-être cela. »

Drouet n’en douta pas. En effet, à l’embranchement de la route de Clermont et de celle de Varennes, les gardes du corps avaient fait suivre cette dernière aux postillons. Ils avaient fait quelque légère difficulté sur ce que le relais était plus long et qu’on aurait dû avertir à la poste ; mais ils avaient passé outre et menaient si bon train que Drouet eut peine à les atteindre.

Qu’on suppose l’alarme des voyageurs en reconnaissant l’homme de la roue sur un cheval couvert d’écume. Il fit de vifs reproches aux postillons de mener si vite dans un relais si long, leur ordonna de ralentir le pas en les menaçant de les dénoncer au maître de poste de Sainte-Menehould, et lui-même prit les devants. On n’osait pas trop presser les postillons ; d’ailleurs, on espérait encore éviter le danger.

Un relais, préparé par les soins de monsieur de Bouillé, devait être placé avant l’entrée de Varennes. Il était nécessaire de passer le pont situé à la sortie de la petite ville, mais on ne ferait que la traverser. Et, comme il y avait une escorte avec les chevaux de voiture, on pouvait se flatter de ne pas trouver d’obstacle. Le jour tombait. Le relais qui devait être au bas de la montée de Varennes ne s’y trouva pas. On l’espérait en haut ; il n’y était pas davantage. Les gardes du corps frappèrent la glace :

« Que faut-il faire ?

— Aller, répondit-on. »

On arriva à la poste. La nuit était close ; il n’y avait pas, disait-on, de chevaux à l’écurie. Les postillons refusèrent de doubler la poste sans faire rafraîchir leurs chevaux. Pendant qu’on parlementait, la Reine vit passer des dragons portant leurs selles sur leurs dos. Elle espéra que le détachement et le relais allaient enfin paraître ; mais les chevaux de voiture étaient placés à une extrémité de la ville, ceux des dragons à une autre, et le pont les séparait.

On vint presser les voyageurs de quitter la voiture et de faire reposer les enfants pendant que les postillons feraient rafraîchir les chevaux de poste. Ils craignirent d’exciter les soupçons en persistant dans leur premier refus ; ils entrèrent dans une maison, mais déjà ils étaient dénoncés et reconnus. Une charrette, renversée sur le pont, ferma la communication au détachement de dragons ; le tocsin sonna ; et lorsque le duc de Choiseul, qui s’était égaré dans des chemins de traverse et qui se fiait aux précaution ordonnées à Varennes, y arriva, il n’était plus temps de sauver le Roi autrement qu’en le plaçant ainsi que sa famille sur des chevaux de troupe et en prenant au galop le chemin d’un gué. Cela ne pouvait se faire que de vive force et en tirant des coups de pistolet. Monsieur de Choiseul le proposa, le Roi s’y refusa ; il dit qu’il ne consentirait jamais à faire couler une goutte de sang français. La Reine n’insista pas ; mais il était clair dans son récit qu’elle aurait adopté la proposition de monsieur de Choiseul. Au reste, elle dit à mon père que, du moment où le relais avait manqué, elle n’avait plus eu d’espoir et avait compris qu’ils étaient perdus.

Malheureusement, le comte de Bouillé avait confié l’important poste de Varennes à son fils, le comte Louis de Bouillé. Il s’y conduisit avec une légèreté et une incurie sans exemple. Sans la faiblesse paternelle de monsieur de Bouillé, qui lui fit donner cette mission à un homme de vingt ans, il est probable que la Révolution aurait pris une autre marche ; peut-être même n’en serait-il sorti que de salutaires améliorations à la Constitution française.

Ce Drouet, que tout à l’heure le pauvre Roi pensait à récompenser, se présenta comme un maître insolent vis-à-vis de la famille éplorée. Bientôt elle fut en butte à tous les outrages. Je ne me rappelle pas d’autres détails, si ce n’est que la Reine se louait des procédés de Barnave, pendant le cruel retour, surtout en les comparant à ceux de monsieur de Latour-Maubourg.

J’ai dit que le Roi était fort opposé aux démarches que monsieur le comte d’Artois faisait en son nom. Cette opposition ne diminua pas après la réunion de Monsieur à son frère, et les prisonniers des Tuileries furent en complète hostilité avec les chefs de Coblentz.

La Reine, avec l’approbation du Roi, entretenait une correspondance dont le baron de Breteuil, alors à Bruxelles, était le principal agent, et qui avait pour premier but d’éloigner les cabinets étrangers de prêter les mains aux intrigues des princes. On se cachait pour cela de madame Élisabeth qui penchait pour les opinions de ses frères, de façon que, même dans l’intérieur de ce triste château, la confiance n’était pas complète.

Mon père était l’intermédiaire de la correspondance de la Reine avec monsieur de Breteuil. Il portait ses lettres chez monsieur de Mercy ; et, quelquefois, lorsqu’on craignait d’exciter l’attention par des visites trop fréquentes, c’était Bermont qui allait les recevoir des mains de la Reine. Mon père a eu la certitude qu’une somme de soixante mille francs lui avait été offerte pour livrer ces papiers. S’il avait remis une de ces lettres de la Reine qu’il savait porter, certes il aurait pu la vendre bien cher.

La situation de la famille royale devenait de jour en jour plus intolérable. Le Roi consentit enfin à reconnaître et à jurer la Constitution. Que ceux qui l’accusent de faiblesse se mettent à sa place avant de le condamner. Mon père ne se l’est jamais permis ; mais il a fortement désapprouvé le plan suivi par lequel il devait apporter tous les obstacles possibles à la Constitution qu’il venait d’accepter :

« Puisque vous l’avez jurée, Sire, disait-il, il faut la suivre loyalement, franchement, l’exécuter en tout ce qui dépend de vous.

– Mais elle ne peut pas marcher.

– Hé bien, elle tombera, mais il ne faut pas que ce soit par votre faute. »

Dans ces nouveaux prédicaments, mon père blâma hautement la correspondance de la Reine avec Bruxelles. Elle eut l’air de l’écouter, de se ranger à son avis ; mais elle se cacha seulement de lui, et trouva un autre agent, sans pourtant lui en savoir mauvais gré, ni lui retirer sa confiance sur d’autres points.

Ces pauvres princes ne voulaient suivre complètement les avis de personne, et cependant accueillaient et acceptaient en partie tous ceux qu’on leur donnait. Il en résultait dans leur conduite un décousu qui se traduisait aisément en fausseté aux yeux de leurs ennemis et en lâcheté vis-à-vis de leurs soi-disant amis des bords du Rhin ; car, il ne faut pas l’oublier, Coblentz a été aussi fatal et presque aussi hostile à Louis XVI que le club des Jacobins.

La mission que mon père avait dû remplir, si la fuite du Roi avait réussi, était annulée par l’arrestation de Varennes. Il demanda à Sa Majesté la permission de donner sa démission du poste de Pétersbourg. Dans son opinion, le Roi, ayant accepté la Constitution, ne devait se servir que de ce qu’on appelait les patriotes, de gens qui avaient la réputation aussi bien que la volonté d’y être attachés. Mon père, aristocrate prononcé, tel raisonnable qu’il pût être, n’était plus qu’un embarras, et il témoigna l’intention d’aller rejoindre ma mère à Rome.

Le Roi l’y autorisa, en ajoutant que, lorsque le temps des honnêtes gens et des sujets fidèles serait revenu, il saurait où le retrouver. Il le remercia de ne point faire le projet d’aller à Coblentz. La Reine surtout insista beaucoup pour qu’il prît la route de l’Italie :

« Vous êtes à nous, monsieur d’Osmond ; nous voulons vous conserver. »

Le bon sens du Roi avait compris tout le danger de l’émigration comme elle existait en Allemagne, et mon père partageait trop ses opinions pour être tenté de s’y rendre. Au reste, il aurait été probablement mal reçu, car tous ceux qui, au risque de leur vie, se dévouaient au service du Roi, étaient regardés de fort mauvais œil par les princes ses frères, surtout par monsieur le comte d’Artois qui, à cette époque, prenait l’initiative. Le caractère plus cauteleux de Monsieur l’a tenu dans la réserve tant que le Roi a vécu.

Mon père resta encore quelque temps à Paris. Dans la dernière entrevue qu’il eut avec le Roi, celui-ci lui donna le brevet d’une pension de douze mille francs sur sa cassette.

« Je ne suis pas bien riche, lui dit-il, mais vous n’êtes pas bien avide ; nous nous retrouverons peut-être dans des temps où je pourrais mieux user de votre zèle et le récompenser plus dignement. »

L’état de la santé de ma mère, qui devenait plus alarmant, décida enfin mon père à s’arracher de ces Tuileries où il ne voulait pas rester et qu’il ne pouvait quitter. Il arriva à Rome au printemps de l’année 1792.

À la tristesse que lui donnaient les événements politiques, se joignit celle qui résultait de la perte de son frère, l’abbé d’Osmond, jeune homme de la plus belle espérance. Il s’était rendu à Saint-Domingue en 1790, dans la pensée d’y conserver nos propriétés et d’y préparer une retraite à notre famille, si la France devenait inhabitable. Au commencement de l’insurrection de Saint-Domingue, il joua le rôle le plus honorable ; mais, tombé entre les mains des nègres, il fut inhumainement massacré.

Mon père avait retenu le vicomte d’Osmond à la tête du régiment (de Neustrie), qu’il commandait à Strasbourg, tant qu’il était resté en France. Mais, après son départ, le vicomte, accompagné de tous les officiers de son régiment, alla rejoindre l’armée des princes.