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Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/II/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 154-170).


CHAPITRE v


Voyage en Écosse. — Alnwick. — Burleigh. — La marquise d’Exeter. — Départ de monsieur de Boigne. — Monsieur le duc de Berry. — Ses sentiments patriotiques. — La comtesse de Polastron. — L’abbé Latil. — Mort de la duchesse de Guiche. — Mort de madame de Polastron. — L’abbé Latil. — Supériorité de monsieur le comte d’Artois sur le prince de Galles. — Société de lady Harington. — Lady Hester Stanhope. — La Grassini. — Dragonetti. — La tarentelle. — Viotti.

Bientôt après mon retour à Londres, monsieur de Boigne m’emmena en Écosse. Il aimait à m’éloigner de ma famille. Nous nous arrêtâmes en Westmoreland, chez sir John Legard. Il fut aussi affectueux qu’aimable pour moi. J’eus grande joie de le revoir.

En Écosse, je fus accueillie comme l’enfant de la maison chez le duc d’Hamilton. Je passai du temps chez lui, et j’assistai avec ses filles aux courses d’Édimbourg et à toutes les fêtes auxquelles elles donnèrent lieu. On s’avisa de trouver que je ressemblais à un portrait de la reine Marie-Stuart, conservé au palais d’Holyrood. Les gazettes le dirent, et cette ressemblance, vraie ou fausse, me valut un succès tellement populaire qu’à la course et dans les lieux publics j’étais suivie par une foule qui, je l’avoue, ne m’était pas trop importune. Parmi les remarques que j’entendais faire, il perçait toujours un amour très vif pour our porr queen Mary.

Nous allâmes de château en château, très fêtés partout. Les Écossais sont hospitaliers. D’ailleurs j’avais été à la mode à Édimbourg, et qui n’a pas vécu dans la société sérieuse des insulaires britanniques ne sait pas l’importance de ce mot magique la mode. Monsieur de Boigne fut moins maussade que de coutume. L’aristocratie, lorsqu’elle était accompagnée de la fortune et de l’entourage d’une grande existence, lui imposait un peu, et il me ménageait parce qu’il me voyait accueillie par elle. À tout prendre, ce voyage a été un des plus agréables moments de ma jeunesse.

En revenant par le Northumberland, nous nous arrêtâmes à Alnwick, cette habitation des ducs de Northumberland si belle et si historique. Ils ont eu le bon goût de la conserver telle qu’elle était, ce qui n’en fait pas une résidence très commode par la distribution, malgré le luxe de chaque pièce en particulier. Autrefois, les ducs de Northumberland sonnaient une grosse cloche pour avertir qu’ils étaient à Alnwick et que leur hall était ouvert aux convives qui pouvaient prétendre à s’asseoir à leur table. Cette forme d’invitation a été remplacée par d’autres habitudes. Cependant la cloche est encore sonnée une fois par an, le lendemain de l’arrivée du duc à Alnwick, et tel est le respect des anglais pour les anciens usages que tous les voisins à dix milles à la ronde ne manquent pas de se rendre à cette invitation qu’on n’appuie d’aucune autre. Malgré l’égalité que professe la loi anglaise, c’est le pays du monde où l’on se prête le plus volontiers au maintien des coutumes féodales ; elles plaisent généralement. Au reste, je ne sais pas si la cloche d’Alnwick tinte encore, depuis trente ans que je l’ai entendue.

Nous nous arrêtâmes dans la magnifique résidence de lord Exeter, bâtie par le chancelier Burleigh, sous le règne d’Élisabeth, et qui a conservé son nom. Lord Exeter venait de se remarier, tout était en fête au château. On ne pensait plus à la première lady Exeter. Sa vie avait été un singulier roman.

Le dernier lord Exeter avait pour héritier son neveu, monsieur Cecil, qui, après la vie la plus mondaine, se trouvait, à trente ans, blasé sur tout. Il avait une belle figure, de l’esprit, des talents, mais il s’ennuyait. Son oncle le pressait vainement de se marier. Il avait trop vu le monde, il avait été joué par trop de femmes, trompé trop de maris pour vouloir augmenter le nombre des dupes ; bref, il s’était fait excentrique. C’était alors l’état des hommes à la mode usés et blasés, et l’origine première des dandys.

Dans cette disposition, il était parti un matin tout seul de Burleigh Hall, avec un chien, un crayon et un album pour toute escorte, allant faire la tournée pittoresque du pays de Galles. Son voyage se trouva abrégé. Arrivé dans un village à une trentaine de milles de Burleigh, il fut retenu par les charmes d’une jeune paysanne, fille d’un petit fermier de l’endroit. Elle était belle et sage. La femme du pasteur l’avait prise en affection et avait soigné son éducation. Elle était l’ornement du village qui s’en faisait honneur. L’éloge de Sarah Hoggins était dans toutes les bouches.

La tête de monsieur Cecil se monta. Son cœur fut touché par cette beauté villageoise ; il voulut lui plaire. Il se dit peintre mais ajouta qu’ayant quelques petits capitaux, il s’établirait volontiers comme fermier, si elle consentait à devenir sa compagne. Il acheta une ferme aux environs et se maria sous son véritable nom de Cecil.

Dix années s’écoulèrent. Madame Cecil s’occupait du faire-valoir. Sous prétexte de vendre ses croquis et de recevoir des commandes, monsieur Cecil faisait de fréquentes absences. Il rapportait toujours quelque peu d’argent qui servait à augmenter le bien-être de madame Cecil et lui conservait la prééminence dans le village, mais toujours dans la ligne de son état de petite fermière. Trois enfants naquirent, et elle ne se doutait guère de la position sociale de leur père.

Enfin, lord Exeter, le plus fier des hommes, qui n’aurait jamais pardonné une telle alliance, mourut. Monsieur Cecil, marquis d’Exeter, revint au village. Il y passa quelques jours. Les soins ruraux n’exigeant pas en ce moment la présence de sa femme, il lui proposa un petit voyage d’amusement ; elle y consentit avec joie. Où n’en aurait-elle pas trouvé avec Cecil ? Il loua un gros cheval ; on le chargea d’une selle et d’un pilion sur lequel la fermière monta en croupe derrière son mari, suivant la manière dont les personnes de cette classe se transportaient alors. Cecil montra à sa femme plusieurs belles habitations qu’elle admirait fort. Enfin, le troisième jour, ils arrivèrent à Burleigh ; il entra dans le parc :

« Est-ce que le passage en est permis ? lui demanda-t-elle.

— Oui, à nous. Il m’est venu la fantaisie de vous faire maîtresse de ce parc. Qu’en pensez-vous ?

— Mais j’accepte très volontiers.

— Et le château vous plairait-il ?

— Assurément. »

Ils traversèrent tout le parc, en causant de cette sorte ; à la fin, elle lui dit :

« Mais prenez garde, Cecil ; ceci passe la plaisanterie ; nous approchons trop de la maison, on va nous renvoyer.

— Oh ! que non, ma chère, on ne nous renverra pas. »

Ils s’arrêtèrent à la porte du château. Une haie de valets y étaient rangés.

« Voilà, leur dit-il, lady Exeter, votre maîtresse : obéissez-lui comme à moi…

— Oui, mylord. »

En entrant dans le vestibule, Sarah, qui croyait rêver, fut rappelée à elle-même par ses trois enfants, élégamment vêtus, qui se jetèrent à son cou. Elle tomba dans les bras de son mari.

« Ma chère Sarah, voilà le plus beau jour de ma vie.

— Ah ! j’étais bien heureuse », s’écria-t-elle.

On voudrait en rester là de cette notice, mais la vérité en exige la fin. Monsieur Cecil avait trouvé sa femme adorable tant qu’au village elle avait été la première. Transportée sur un autre théâtre, elle perdit sa confiance et ses grâces naïves : empruntée, mal à son aise, elle devint gauche et ridicule. Elle n’avait plus cette fraîcheur de beauté qui aurait peut-être expliqué une folie. Les belles dames, qui regrettaient la brillante situation qu’elle leur enlevait, la poursuivirent de leurs moqueries.

Lord Exeter commença par en être offensé, puis fâché, puis affligé, puis embarrassé. Il ne l’engagea plus à l’accompagner dans le monde ; il la négligea. Il était encore bien aise de la retrouver dans son intérieur où elle s’était réfugiée, mais elle n’y était guère mieux placée. Elle ne savait pas même commander à ses gens. Privée des occupations qui absorbaient la plus grande partie de son temps, le peu de littérature qui autrefois lui était une récréation ne suffisait pas à l’employer. Le moindre billet à écrire lui était un supplice dans la crainte de manquer aux usages. Lord Exeter donna à ses filles une belle gouvernante pour qu’elles fussent autrement que leur mère. Cela était naturel et même raisonnable, mais les petites et la mère en souffraient également.

Le changement de vie attaqua d’abord les enfants ; elles se flétrirent et tombèrent malades. Bref, en moins de trois ans, l’heureuse fermière, devenue une grande dame, mourut de chagrin, d’un cœur brisé, selon l’expression anglaise, sans qu’au fond lord Exeter eût eu de mauvais procédés, mais seulement par la force des choses. Tant il est vrai qu’on ne brave pas impunément les lois et les usages imposés par la société aux différentes classes qui la composent.

Peu de temps après mon retour à Londres, monsieur de Boigne m’apprit qu’il avait vendu la maison que nous habitions, et il m’emmena dans un hôtel garni. Il m’annonça son intention de quitter l’Angleterre et de m’y laisser chez mes parents.

Au fond, cela me convenait, mais pourtant j’étais désolée de devenir une troisième fois la fable du public. Il était parti l’hiver précédent un jour de concert où nous avions cinq cents personnes invitées ; cela avait été raconté et commenté dans toutes les gazettes aussi bien que dans tous les salons. Je n’avais plus la confiance de croire à la bienveillance générale, et je sentais combien ma position serait difficile. Aussi, quoiqu’il m’en coûtât, j’offris de le suivre. Il s’y refusa positivement, mais, cette fois, nous nous séparâmes sans être brouillés et en conservant une correspondance.

Il me laissa dans une situation de fortune très modeste, mais suffisante pour vivre décemment dans le monde où j’étais reçue. Il eut même le bon procédé de me donner un ordre illimité sur son banquier, en m’indiquant seulement la somme que je ne devais pas excéder et que je n’ai jamais dépassée.

Cette phase de ma vie dura deux années qui ont été les plus tranquilles dont je conserve le souvenir. Je menais modérément la vie du monde ; j’avais un intérieur doux où j’étais adorée. Mon père était dans toute la force de son intelligence et de sa santé, et s’occupait continuellement de mon frère et de moi. Nous avions repris nos lectures et nos études et menions une vie très ration- nelle. Mon frère avait une très belle voix. Nous faisions beaucoup de musique.

Il s’y réunissait souvent d’autres amateurs, au nombre desquels je ne dois pas négliger de nommer monsieur le duc de Berry. Il était établi à Londres où il menait une vie bien peu digne de son rang et encore moins de ses malheurs. Sa société la plus habituelle était celle de quelques femmes créoles. Il s’y permettait des inconvenances qu’on lui rendait en familiarités. Du moins ceci se passait entre français ; mais il s’était engoué d’une mauvaise fille anglaise qu’il menait aux courses dans sa propre voiture, qu’il accompagnait au parterre de l’Opéra où il siégeait à côté d’elle.

Quelquefois, quand la foule le bousculait par trop, il lui prenait un accès de vergogne et il venait se réfugier dans ma loge ou dans quelque autre. Mais nous entendions à la sortie la demoiselle qui appelait « Berry, Berry », pour faire avancer leur voiture.

Monsieur le duc de Berry était souvent déplacé dans ses discours aussi bien que dans ses actions, et se livrait à des accès d’emportement où il n’était plus maître de lui. Voilà le mal qu’il y a à en dire. Avec combien de joie je montrerai le revers de la médaille.

Monsieur le duc de Berry avait beaucoup d’esprit naturel, il était aimable, gai, bon enfant. Il contait d’une manière charmante : c’était un véritable talent, il le savait et, quoique prince, il attendait naturellement des occasions sans les chercher. Son cœur était excellent : il était libéral, généreux, et pourtant rangé. Avec un revenu fort médiocre, qu’il recevait du gouvernement anglais, et des goûts dispendieux, il n’a jamais fait un sol de dettes. Tant qu’il avait de l’argent, sa bourse était ouverte aux malheureux aussi largement qu’à ses propres fantaisies ; mais, lorsqu’elle était épuisée, il se privait de tout jusqu’au moment où elle devait se remplir de nouveau.

Il ne partageait pas en politique les folies de l’émigration. Je l’ai vu s’indigner de bonne foi contre les gens qui excusaient la tentative faite sur le Premier Consul par la machine infernale. Je me rappelle entre autre une boutade contre monsieur de Nantouillet, son premier écuyer, à cette occasion. Il était en cela bien différent d’autres émigrés. Le comte de Vioménil, par exemple, cessa de venir chez ma mère, avec laquelle il était lié depuis nombre d’années, parce que j’avais dit que la machine infernale me semblait une horrible conception. Le futur maréchal racontait à tout son monde qu’on ne pouvait s’exposer à entendre de pareils propos, et l’auditoire partageait son indignation.

Monsieur le duc de Berry était resté très français. Nous apprîmes un soir, dans le salon de lady Harington, où se trouvait le prince de Galles, les succès d’une petite escadre française dans les mers de l’Inde. Monsieur le duc de Berry ne pouvait pas cacher sa joie ; je fus obligée de le catéchiser pour obtenir qu’il la retînt dans des limites décentes au lieu où il était. Le lendemain, il arriva de bonne heure chez nous :

« Hé bien, mes gouvernantes, j’ai été bien sage hier soir, mais je veux vous embrasser ce matin en signe de joie. »

Il embrassa ma mère et moi, et puis se prit à sauter et à gambader en chantant :

« Ils ont été battus, ils ont été battus ; nous les battons sur l’eau comme sur terre ; ils sont battus. Ah ! mes gouvernantes, laissez-moi dire, nous sommes seuls ici !… »

On ne peut nier qu’il n’y eût de la générosité dans cette joie d’un succès hostile à tous ses intérêts personnels. Monsieur le duc de Berry était le seul des princes de sa Maison qui éprouvât cet amour de la patrie. Seul aussi il avait le goût des arts qu’il cultivait avec assez de succès. Malgré ses travers, il était honnête homme. Je crois qu’il aurait été un souverain très dangereux, mais pourtant il était de toute sa famille le plus capable de générosité. J’ai répugnance à le dire, mais je crains qu’il ne fût pas brave. Je ne le conçois pas, car cette qualité semblait faite exprès pour lui, et il lui échappait sans cesse des expressions et des sentiments que n’aurait pas désavoués Henri iv. Si donc il a montré de la faiblesse, ce qui n’est guère douteux, il faut que ce soit le résultat de la déplorable éducation de nos princes. Toutefois, son frère, moins distingué que lui sous tous les autres rapports, a échappé à cette triste fatalité.

Le bill sur les dettes faites à l’étranger étant passé, et monsieur le comte d’Artois s’ennuyant à Édimbourg autant que ses entours, il revint s’établir à Londres. Mais il s’était passé de grands changements autour de lui pendant le dernier séjour en Écosse. Monsieur le comte d’Artois était, depuis bien des années, très attaché à madame de Polastron. Elle l’aimait passionnément, mais non pas pour sa gloire ; et c’est à l’influence exercée par elle qu’il faut en partie attribuer le rôle peu honorable que le prince a joué pendant le cours de la Révolution. Publiquement établie chez lui, cette liaison était tellement affichée qu’elle avait cessé de faire scandale.

Lors de son arrivée à Holyrood, monsieur le comte d’Artois, qui n’était rien moins que religieux, fut très importuné du zèle avec lequel les catholiques d’Ecosse se mettaient en frais de lui procurer des messes et des offices. À je ne sais quelle grande fête, il fut obligé, par leurs prévenances, de faire une vingtaine de milles pour passer cinq ou six heures à la chapelle d’un grand seigneur du pays. Ennuyé à mort de cette sujétion, il voulut avoir un aumônier. Madame de Polastron écrivit à madame de Laage de lui chercher un prêtre pour dire la messe, d’une classe assez inférieure pour qu’il ne pût avoir prétention à l’entrée du salon, l’intention de Monseigneur étant qu’il mangeât avec ses valets de chambre.

Madame de Laage s’adressa à monsieur de Sabran. Il lui dit :

« J’ai votre affaire, un petit prêtre, fils d’un concierge de chez moi. Il est jeune, point mal de figure ; je ne le crois difficile en aucun genre, et il n’y aura pas à se gêner avec lui. »

On expliqua à l’abbé Latil ce dont il s’agissait ; il accepta avec joie, et on l’emballa dans le coche pour Édimbourg où il s’établit sur le pied convenu.

La duchesse de Guiche, après quelques aventures, avait fini par s’attacher plus sérieusement à monsieur de Rivière, simple écuyer du Roi. La liberté de l’émigration l’avait rapproché d’elle ; il lui était fort dévoué. Elle quitta la Pologne où elle était près de son père, le duc de Polignac, vint à Londres, fut envoyée en France par monsieur le comte d’Artois pour lier une intrigue avec le Premier Consul, échoua, retourna en Allemagne, repassa à Londres, et finalement arriva à Holyrood, déjà fort souffrante. Le mal empira ; monsieur de Rivière accourut.

Mais l’abbé Latil n’avait pas perdu son temps ; il s’était emparé de la confiance de la duchesse, et la dominait entièrement. Monsieur de Rivière ne fut admis qu’à partager la conversion opérée dans l’esprit de la malade ; il entra dans tous ses sentiments, renonça à ceux qui pouvaient lui déplaire, et fut le premier à adopter cette vie de dévotion puérile et mesquine qui est devenue le type de la petite Cour de monsieur le comte d’Artois.

Madame de Guiche, assistée de l’abbé Latil, fit une fin exemplaire. Madame de Polastron, témoin de la mort de sa cousine, en fut profondément touchée et dès lors remit son cœur et sa conscience entre les mains de l’abbé Latil ; c’était encore secrètement. Monsieur le comte d’Artois n’était pas dans cette confidence et même, tout en regrettant la duchesse de Guiche, il se moquait des momeries, disait-il, qui avaient accompagné sa fin et des patenôtres de Rivière.

Tel était l’intérieur du prince lorsqu’il arriva à Londres. L’état de madame de Polastron, attaquée de la poitrine, empira. Elle se livra à toutes les fantaisies dispendieuses qui accompagnent cette maladie. Les revenus ne suffisant pas, monsieur du Theil, intendant de monsieur le comte d’Artois, inventa une façon d’augmenter les fonds. Il arrivait fréquemment des émissaires de France. On choisissait un des projets les plus spécieux ; on annonçait un mouvement prochain, en Vendée ou en Bretagne, à l’aide duquel on obtenait quelques milliers de livres sterling du gouvernement anglais. On en donnait deux ou trois cents à un pauvre diable qui allait se faire fusiller sur la côte, et les fantaisies de madame de Polastron dévoraient le reste. Je ne sais pas si le prince entrait dans ces tripotages ; mais, du moins, il les tolérait et n’a pu les ignorer, car cette manœuvre s’étant répétée jusqu’à trois fois en peu de mois, monsieur Windham la découvrit et s’en expliqua vivement avec lui. C’est par monsieur Windham lui-même que j’en ai eu directement connaissance. Au reste, ce n’était pas un secret. Les émigrés, en Angleterre, s’étaient accoutumés à regarder l’argent anglais comme de légitime prise, par tous les moyens.

Madame de Polastron s’éteignait graduellement. Monsieur le comte d’Artois passait sa journée seul avec elle. Les maisons de location à Londres sont trop petites pour qu’ils pussent loger ensemble, mais ils habitaient la même rue. Chaque jour, à midi, son capitaine des gardes l’accompagnait jusqu’à la porte de madame de Polastron, frappait et, lorsqu’elle était ouverte, le quittait. Il venait le reprendre à cinq heures et demie pour dîner, le ramenait à sept heures jusqu’à onze. Ces longues matinées et ces longues soirées se passaient en tête à tête. Madame de Polastron, qui ne pouvait parler sans fatigue, se fit faire des lectures pieuses, d’abord par le prince, puis elle le fit soulager dans ce soin par l’abbé Latil.

Les commentaires se joignirent au texte. Monsieur le comte d’Artois était trop affligé pour ne pas prêter une attention respectueuse aux paroles qui adoucissaient les souffrances de son amie ; elle lui prêchait la foi avec l’onction de l’amour. Il entrait dans tous ses sentiments, et elle en avait tellement la conviction qu’au moment de sa mort elle prit la main du prince et, la remettant dans celle de l’abbé, elle lui dit :

« Mon cher abbé, le voilà. Je vous le donne, gardez-le, je vous le recommande. »

Et puis, s’adressant au prince :

« Mon ami, suivez les instructions de l’abbé pour être aussi tranquille que je le suis au moment où vous viendrez me rejoindre. »

Il y avait plusieurs personnes dans sa chambre lors de cette scène, entre autres le chevalier de Puységur qui me l’a racontée. Elle fit des adieux affectueux à tout ce monde, prêcha ses valets, ne dit pas un mot du scandale qu’elle avait donné au monde. Elle s’endormit ; le prince et l’abbé restèrent seuls avec elle. Peu de temps après, elle s’éveilla, demanda une cuillerée de potion et expira.

L’abbé ne perdit pas un instant, il entraîna monsieur le comte d’Artois à l’église de King-Street, l’y retint plusieurs heures, le fit confesser et, le lendemain, lui donna la communion. Depuis ce moment, il le domina au point qu’en le regardant seulement, il le faisait changer de conversation.

Il avait cessé de manger avec les valets de chambre depuis le départ d’Édimbourg ; mais ce fut alors seulement qu’il prit place à la table du prince dont le ton changea complètement. De très libre qu’il avait été, il devint d’un rigorisme extrême ; et monsieur de Rivière, qui s’en abstenait par scrupule, y revint et y tint le premier rang. Monsieur le comte d’Artois, toujours un peu embarrassé de son changement, lui savait un gré infini d’avoir été son précurseur et d’être entré par la même porte dans la voie qu’ils suivaient avec la même ferveur.

Avant que la maladie de madame de Polastron absorbât entièrement monsieur le comte d’Artois, il allait quelquefois dans le monde. Je l’y rencontrais, surtout chez lady Harington où je passais ma vie. Il s’y trouvait souvent avec le prince de Galles, et, malgré la différence de leur position, c’était le prince français qui avait tout l’avantage. Il était si gracieux, si noble, si poli, si grand seigneur, si naturellement placé le premier sans y songer que le prince de Galles n’avait l’air que de sa caricature. En l’absence de l’autre, on ne pouvait lui refuser de belles manières ; mais c’étaient des manières, et, en monsieur le comte d’Artois, c’était la nature même du prince. Sa figure aussi, moins belle peut-être que celle de l’anglais, avait plus de grâce et de dignité ; et la tournure, le costume, la façon d’entrer, de sortir, tout cela était incomparable.

Je me rappelle qu’une fois où monsieur le comte d’Artois venait d’arriver et faisait sa révérence à lady Harington, monsieur le duc de Berry, qui se trouvait à côté de moi, me dit :

« Comme on est heureux pourtant d’être beau prince comme cela ; ça fait la moitié de la besogne. »

C’était une plaisanterie, mais au fond, il avait raison. Certainement, à cette époque, monsieur le comte d’Artois était l’idéal du prince, plus peut-être que dans sa grande jeunesse. Il n’allait guère alors dans la société française. Il recevait les hommes de temps en temps, et donnait quelques dîners. Le jour de l’An, le jour de la Saint-Louis, de la Saint-Charles, les femmes s’y faisaient écrire. Il renvoyait des cartes à toutes et faisait en personne des visites à celles qu’il connaissait. Je l’ai vu ainsi trois ou quatre fois chez ma mère, mais fort à distance. Nous n’allions pas chez madame de Polastron et cela ne se pardonnait guère.

J’ai parlé du salon de lady Harington. C’était le seul où on se réunît fréquemment, non pas tout à fait sans y être invité, mais d’une manière plus sociable que les raouts ordinaires. Lady Harington faisait trente visites dans la matinée, et laissait à la porte des femmes l’engagement à venir le soir chez elle. Chemin faisant, elle traversait plusieurs fois Bond Street, et y ramassait les hommes qui s’y promenaient. Cette manœuvre se renouvelait trois à quatre fois par semaine, et le fond de la société, étant toujours le même, finissait par former une coterie. Mon instinct de sociabilité française me poussait à y donner la préférence sur les grandes assemblées que je trouvais dans d’autres maisons. Lady Harington me comblait de prévenances et je me plaisais fort chez elle.

C’est là où je m’étais assez liée avec lady Hester Stanhope qui, depuis, a joué un rôle si bizarre en Orient. Elle débutait à cette célébrité par une originalité assez piquante. Lady Hester était fille de la sœur de monsieur Pitt que les bizarres folies de son mari, lord Stanhope, avaient fait mourir de chagrin. Ces mêmes folies avaient jeté la fille aînée dans les bras de l’apothicaire du village voisin du château de lord Stanhope. Monsieur Pitt, pour éviter le même sort à lady Hester, l’avait prise chez lui. Elle faisait les honneurs de la très mauvaise maison que le peu de fortune avec laquelle il s’était retiré des affaires lui permettait de tenir ; et, dans ce moment d’oisiveté, il s’était établi le chaperon de sa nièce, restant avec une complaisance infinie jusqu’à quatre et cinq heures du matin à des bals où il s’ennuyait à la mort. Je l’y ai souvent vu, assis dans un coin, et attendant avec une patience exemplaire qu’il convînt à lady Hester de terminer son supplice.

Je ne parlerai pas de ce qui a décidé lady Hester à s’expatrier. J’ai entendu dire que c’était la mort du général Moore, tué à la bataille de la Corogne ; mais cela s’est passé après mon départ, et je ne raconte que ce que j’ai vu ou crois savoir d’une manière positive. À l’époque dont je parle, lady Hester était une belle fille d’une vingtaine d’années, grande, bien faite, aimant le monde, le bal, les succès de toute espèce, pas mal coquette, ayant le maintien fort décidé, et une bizarrerie assez piquante dans les idées. Cela ne passait pas pourtant les bornes de ce qu’on appelle de l’originalité. Pour une Stanhope (ils sont tous fous), elle était la sagesse même.

J’ai fait dans ce même temps bien souvent de la musique avec madame Grassini. C’est la première chanteuse qui ait été reçue à Londres précisément comme une personne de la société. Elle ajoutait à un grand talent une extrême beauté ; beaucoup d’esprit naturel lui servait à adopter le maintien sortable à tous les lieux où elle se trouvait. Le duc d’Hamilton la fit entrer dans l’intimité de ses sœurs. Le comte de Fonchal, ambassadeur de Portugal, lui donnait des fêtes charmantes où tout le monde voulait aller. Non seulement elle était invitée aux concerts, mais à toutes les réunions de société et même de coterie. Actrice excellente, sa méthode de chanter était admirable. Elle a mis à la mode des voix de contralto qui ont à peu près expulsé du théâtre celles de soprano, seules appréciées jusque-là. Le premier grand talent qui se trouvera posséder une voix de cette dernière nature amènera une nouvelle révolution.

Le musicien le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré, c’est Dragonetti. Il était alors à l’apogée du prodigieux talent avec lequel il avait maîtrisé, assoupli, apprivoisé, on pourrait dire, cet immense et grossier instrument qu’on appelle une contrebasse, au point de le rendre enchanteur. Il tirait de ces trois gros câbles dont il est monté et qu’il faut toucher à pleine main des sons ravissants, et était parvenu à une exécution qui tient du prodige.

Je me souviens qu’à la suite d’un grand concert donné par le comte de Fonchal, la foule s’étant écoulée, nous restâmes en petit comité pour le souper. On parla de danses nationales, de la tarentelle. La fille de l’ambassadeur de Naples la dansait très bien, je l’avais dansée autrefois. On nous pressa de l’essayer. Viotti s’offrit à la jouer, mais il savait mal l’air. Dragonetti le lui indiqua. Nous commençâmes notre danse. Viotti jouait, Dragonetti accompagnait. Bientôt nous fûmes essoufflées, et les danseuses s’assirent. Viotti termina son métier de ménétrier en improvisant une variation charmante. Dragonetti la répéta sur la contrebasse. Le violon reprit une variation plus difficile, l’autre l’exécuta avec la même netteté. Viotti s’écria :

« Ah ! tu le prends comme cela ! nous allons voir. » Il chercha tous les traits les plus difficiles que Dragonetti reproduisit avec la même perfection. Cette lutte de bonne amitié se continua, à notre grande joie, jusqu’au moment où Viotti jeta son violon sur la table en s’écriant :

« Que voulez-vous, il a le diable au corps ou dans sa contrebasse ! »

Il était dans un transport d’admiration. Dragonetti n’a eu ni prédécesseur, ni, jusqu’à présent, d’imitateur.