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Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 219-235).


CHAPITRE iv


Le général de Boigne s’établit en Savoie. — Le cardinal Maury. — Madame de Staël. — Séjour à Aix. — Benjamin Constant. — Dîner à Chambéry. — Coppet. — Monsieur Rocca.

Ma vie a été si monotone pendant les dix années de l’Empire et j’ai pris si peu part aux grands événements que je n’ai guère de jalons pour fixer les époques. Je me bornerai à placer pêle-mêle, et sans égard aux dates, les divers souvenirs de ce temps qui ont rapport aux personnages de quelque importance, ou qui peindraient les mœurs du monde où je vivais exclusivement.

Monsieur de Boigne avait entrepris de bâtir en Savoie, où il avait acheté une propriété. Il avait commencé par y passer quelques semaines chaque été ; bientôt il y resta des mois. Enfin, séduit par l’immense importance que sa fortune hors de pair lui donnait dans sa patrie, il y fixa son séjour et il en est devenu le bienfaiteur. Beauregard se trouva alors une trop grande habitation pour le revenu qu’il m’avait laissé. Il fut mis en vente, acheté par le prince Aldobrandini Borghèse et je transportai mes pénates dans un petit manoir situé dans le village de Châtenay, près de Sceaux. La naissance de Voltaire dans cette maison lui donne prétention à quelque célébrité. Ce déplacement n’eut lieu qu’en 1812.

J’ai fait mention de mes rapports avec le cardinal Maury. Il fit précéder sa rentrée en France d’une lettre très servile adressée à l’Empereur ; celui-ci ne manqua pas de la rendre publique. Cette circonstance donna lieu à un assez joli mot d’une femme d’esprit, ancienne amie du cardinal. Il trouva son portrait chez elle.

« Je vous sais bien bon gré, lui dit-il, d’avoir conservé cette vieille gravure.

— J’y ai toujours été fort attachée, Monseigneur, et j’y tiens d’autant plus aujourd’hui qu’elle est avant la lettre. »

Dès que nous sûmes le cardinal à Paris, mon père fut le voir et l’engagea à venir dîner à Beauregard. Il accepta avec empressement et, le dimanche suivant, nous vîmes débarquer d’une immense berline italienne sept personnes : c’étaient son frère, ses neveux, ses nièces, un abbate, enfin toute une maisonnée. Il me dit naïvement que, sortant de chez lui, il avait voulu faire l’économie du dîner d’auberge pour tout ce monde. J’avais conservé un souvenir très reconnaissant des bontés dont il comblait mon enfance ; je ne puis exprimer à quel point je fus désappointée en le revoyant. Sa figure, son ton, son langage tout était à l’avenant et aurait choqué dans un caporal d’infanterie. Il faisait des contes d’un goût effroyable.

Je me rappelle que, pendant ce premier dîner, il nous fit le récit d’une aventure arrivée dans son diocèse de Montefiascone. La scène était dans un couvent, les nonnes, leur confesseur, un grand vicaire envoyé pour recueillir les plaintes portées mutuellement, y tinrent un langage tel que l’histoire aurait plus convenablement figuré aux veillées d’un corps de garde que dans la bouche d’un cardinal. Je fus bien étonnée de le trouver ainsi ; mes parents partageaient ma surprise. Il était tout autre lorsqu’ils l’avaient connu à Rome, quoiqu’il n’eût pas, même alors, les formes de la bonne compagnie. Son frère nous dit qu’à la suite d’une violente maladie le moral avait été atteint.

Tout le monde s’en aperçut bientôt. Sa gourmandise et son avarice en firent le plastron des plaisanteries de société, et il a mené à Paris une vie honteuse et bafouée. Cette sordide avarice était poussée à un tel point que, lorsqu’il quitta son logement loué pour entrer à l’archevêché, il resta trois heures à grelotter dans sa chambre, attendant que les cendres de son unique foyer fussent assez refroidies pour les emporter avec lui, ne voulant pas, disait-il, laisser ce profit au propriétaire.

Un jour, il sortait de chez lui avec mon père ; à moitié de l’escalier, il lui dit :

« Remontons ; vous m’avez distrait et j’ai négligé ma précaution accoutumée. »

Ils entrèrent dans sa chambre ; mon père lui vit ôter une petite marmite de devant le feu et l’enfermer dans une armoire dont il prit la clef :

« Voyez-vous, mon cher ami, quand je sors j’enferme mon pot au feu ; ces gredins-là seraient capables de prendre mon bouillon et d’y fourrer de l’eau. »

Je cite ces traits parce que mon père a été témoin de tous les deux, mais toute sa vie en était remplie. Il était constaté que, lorsqu’il n’était pas prié à dîner, il faisait son repas de petits gâteaux qu’on servait dans les soirées. Mais aussi, lorsqu’il était assis à la table d’un autre, il mangeait avec autant d’avidité que de malpropreté. Il est triste de penser qu’un homme, qui a joué un rôle important et qui avait eu un esprit remarquable, ait pu être amené, par des vices aussi bas, à un tel état d’indignité.

Dans les premiers temps, il venait souvent chez moi. Il avait entrepris de rallier mon père au gouvernement, et quelquefois ils causaient ensemble sur les avantages et les inconvénients du régime impérial. Le jour où le décret sur les prisons d’État parut dans le Moniteur, mon père lui disait que de pareilles lois méritaient d’être discutées publiquement :

« Ah bien oui, s’écria le cardinal, qu’il laisse parler et écrire, il ne sera pas là dans trois mois.

— C’est ce que je pensais et n’osais pas dire », reprit mon père.

Il y avait assez de monde ; le cardinal fut très embarrassé et inquiet de s’être compromis. Depuis ce temps, il vint plus rarement chez moi, et bientôt plus du tout. Il y avait quelques années que je ne l’avais vu lors de la Restauration.

J’allais souvent en Savoie. À mon premier voyage je m’arrêtai à Lyon. Monsieur d’Herbouville en était préfet et c’était un motif pour y séjourner. Je logeai à l’hôtel de l’Europe où j’arrivai tard. Le lendemain matin le valet d’auberge me dit que madame de Staël était dans la maison et demandait si je voudrais la recevoir :

« Assurément, j’en serai enchantée, mais je la préviendrai ».

Cinq minutes après, elle entra dans ma chambre escortée de Camille Jordan, de Benjamin Constant, de Mathieu de Montmorency, de Schlegel, d’Elzéar de Sabran et de Talma. J’étais fort jeune ; cette grande célébrité et ce singulier cortège m’imposèrent d’abord. Madame de Staël m’eut bientôt mise parfaitement à mon aise. Je devais aller faire des courses pour voir Lyon ; elle m’assura que cela était tout à fait inutile, que Lyon était une très vilaine ville entre deux très belles rivières, qu’en sachant cela j’étais aussi habile que si j’avais passé huit jours à la parcourir. Elle resta toute la matinée dans ma chambre y recevant ses visites, m’enchantant par sa brillante conversation. J’oubliai préfet et préfecture. Je dînai avec elle. Le soir, nous allâmes voir Talma dans Manlius, il jouait pour elle plus que pour le public, et il en était récompensé par les transports qu’elle éprouvait et qu’elle rendait communicatifs.

En sortant du spectacle, elle remonta en voiture pour retourner à Coppet. Elle avait rompu son exil, au risque de tout ce qui lui en pouvait arriver de désagréable, pour venir assister à une représentation de Talma.

C’est ainsi que ce météore m’est apparu pour la première fois ; j’en avais la tête tournée. Au premier abord, elle m’avait semblé laide et ridicule. Une grosse figure rouge, sans fraîcheur, coiffée de cheveux qu’elle appelait pittoresquement arrangés, c’est-à-dire mal peignés ; point de fichu, une tunique de mousseline blanche fort décolletée, les bras et les épaules nus, ni châle, ni écharpe, ni voile d’aucune espèce : tout cela faisait une singulière apparition dans une chambre d’auberge à midi. Elle tenait un petit rameau de feuillage qu’elle tournait constamment entre ses doigts. Il était destiné, je crois, à faire remarquer une très belle main, mais il achevait l’étrangeté de son costume. Au bout d’une heure, j’étais sous le charme et, pendant son intelligente jouissance du débit de Talma, en examinant le jeu de sa physionomie, je me surpris à la trouver presque belle. Je ne sais si elle devina mes impressions, mais elle a toujours été parfaitement bonne, aimable et charmante pour moi.

Je la rencontrai l’année suivante à Aix, en Savoie, où j’étais établie aux eaux avec madame Récamier. Ce fut sous prétexte de l’y venir voir qu’elle rompit encore son exil de Coppet et arriva à Aix. J’y fus témoin presque oculaire de scènes bien déplorables, où deux beaux génies employèrent plus d’esprit que Dieu n’en a peut-être jamais départi à aucun autre mortel à se tourmenter mutuellement.

Tout le monde sait les rapports qui ont longtemps existé entre madame de Staël et Benjamin Constant. Madame de Staël conservait le goût le plus vif pour son esprit, mais elle en avait d’autres passagers qui dominaient fréquemment celui-là. Dans ces occasions, Benjamin voulait se brouiller ; alors elle se rattachait à lui plus fortement que jamais et, après des scènes affreuses, ils se raccommodaient.

C’était pour peindre cette situation qu’il disait qu’il était fatigué d’être toujours nécessaire et jamais suffisant. Il avait conservé longtemps l’espoir d’épouser madame de Staël. Sa vanité et son intérêt l’y portaient autant que son sentiment, mais elle s’y refusait obstinément. Elle prétendait le retenir à son char, et non s’atteler à celui de Benjamin. D’ailleurs, elle tenait beaucoup trop aux distinctions sociales pour échanger le nom de Staël-Holstein pour celui de Constant. Jamais personne n’a été plus esclave de toutes les plus puériles idées aristocratiques que la très libérale madame de Staël

Dans un voyage que Benjamin Constant fit en Allemagne, il rencontra une madame la comtesse de Magnoz, née comtesse d’Hardenberg. C’était bien autre chose que mademoiselle Necker ! Elle s’amouracha de lui et voulut l’épouser. Je crois que le désir de montrer à madame de Staël qu’une personne chapitrable ne dédaignait pas son alliance fut pour beaucoup dans le consentement qu’il y donna.

Madame de Staël eut connaissance de ce projet, et entra dans de telles fureurs qu’il n’osa pas l’accomplir ouvertement. Il se maria pourtant secrètement ; sa femme l’accompagna jusqu’à Lyon. Là, elle fit semblant de boire un peu de quelque drogue qui lui procura de grands vomissements et déclara qu’elle s’empoisonnerait pour de bon s’il ne renonçait pas à madame de Staël en avouant son mariage. D’un autre côté, celle-ci promettait de se poignarder s’il prenait ce parti.

Tel était l’état des choses lorsque Benjamin Constant et madame de Staël se réunirent à Aix sous la médiation de madame Récamier. Les matinées se passaient en scènes horribles, en reproches, en imprécations, en attaques de nerfs. C’était un peu le secret de la comédie. Nous dînions en commun, comme cela se pratique aux eaux. Petit à petit, pendant le repas, les parties belligérantes se calmaient. Un mot fin ou brillant en amenait un autre. Le goût mutuel qu’ils avaient à jouer ensemble de leur esprit prenait le dessus et la soirée se passait d’une manière charmante, pour recommencer le lendemain les fureurs de la veille.

Le traité fut enfin signé. En voici les bases : madame de Staël écrirait à madame Constant, reconnaissant ainsi le mariage ; mais il ne serait avoué pour le public que trois mois après son départ pour l’Amérique, où alors elle avait l’intention réelle de se rendre. Cette concession du cœur à la vanité ne m’a jamais paru bien touchante.

Benjamin, tout en cédant aux cris, en fut blessé. Au reste, madame de Staël ne partit pas, et le mariage fut reconnu, mais assez longtemps après. Je crois que madame de Staël avait eu le désir de se ménager la puissante distraction dont lui était l’esprit de monsieur Constant, et de l’emmener en Amérique. Peut-être même pensait-elle à la possibilité de l’épouser, une fois au delà de l’Atlantique, et son mariage avec une autre lui fut d’autant plus sensible en ce moment. Il existait un lien bien cher entre eux. Il ne manquait pas de prendre des façons tout à fait paternelles avec la jolie enfant qui avait l’indiscrétion de rappeler tous ses traits.

Je me souviens particulièrement d’une des journées de cette époque. Nous allâmes tous dîner chez monsieur de Boigne à Buissonrond, près de Chambéry. Il avait réuni ce qu’il y avait de plus distingué dans la ville, y compris le préfet ; nous étions une trentaine. Madame de Staël était à côté du maître de la maison, le préfet vis-à-vis, à côté de moi. Elle lui demanda à travers la table ce qu’était devenu un homme qu’elle avait connu sous-préfet, il lui répondit qu’il était préfet et très considéré.

« J’en suis bien aise, c’est un fort bon garçon ; au reste, ajouta-t-elle négligemment, j’ai généralement eu à me louer de cette classe d’employés ».

Je vis mon préfet devenir rouge et pâle ; je sentis mon cœur battre jusque dans mon gosier. Madame de Staël n’eut pas l’air de s’apercevoir qu’elle eût dit une impertinence et, au fond, ce n’était pas son projet.

J’ai cité cette circonstance pour avoir l’occasion de remarquer une bizarre anomalie de cet esprit si éminemment sociable, c’est qu’il manquait complètement de tact. Jamais madame de Staël ne faisait entrer la nature de son auditoire pour quelque chose dans son discours et, sans la moindre intention d’embarrasser, encore moins de blesser, elle choisissait fréquemment les sujets de conversation et les expressions les plus hostiles aux personnes auxquelles elle les adressait.

Je me rappelle qu’une fois, devant beaucoup de monde et en présence de monsieur de Boigne, elle m’interpella pour me demander si je croyais possible qu’une femme pût se bien conduire lorsqu’elle n’avait aucun rapport de goût, aucune sympathie avec son mari, insistant sur cette proposition de manière à m’embarrasser cruellement.

Une autre fois, je l’ai vue tenir madame de Caumont sur la sellette devant vingt personnes et, continuant vis-à-vis de la galerie une discussion commencée entre elles, établir qu’une femme qui n’était pas pure et chaste ne pouvait être bonne mère. La pauvre madame de Caumont souffrait à en mourir. Madame de Staël en aurait été désolée si elle s’en était aperçue, mais elle était emportée par ses arguments très éloquents et très spécieux, il faut en convenir.

Comment, dira-t-on, elle oubliait donc sa propre conduite ? Non, du tout, mais elle se regardait comme un être à part, auquel son génie permettait des écarts inexcusables aux simples mortels.

Ce peu d’égards pour les sentiments des autres lui a fait bien plus d’ennemis qu’elle n’en méritait.

Je reviens au dîner de Buissonrond ; nous étions au second service et il se passait comme tous les dîners ennuyeux, au grand chagrin des convives provinciaux, lorsque Elzéar de Sabran, voyant leur désappointement, apostropha madame de Staël du bout de la table en lui demandant si elle croyait que les lois civiles de Romulus eussent conservé aussi longtemps leur influence à Rome, sans les lois religieuses de Numa. Elle leva la tête, comprit l’appel, ne répondit à la question que par une plaisanterie et partit de là pour être aussi brillante et aussi aimable que je l’aie jamais vue. Nous étions tous enchantés et personne plus que le préfet, monsieur Finot, homme d’esprit.

On lui apporta une lettre très pressée ; il la lut et la mit dans sa poche. Après le dîner, il me la montra : c’était l’ordre de faire reconduire madame de Staël à Coppet par la gendarmerie, de brigade en brigade, à l’instant même où il recevrait la lettre. Je le conjurai de ne pas lui donner ce désagrément chez moi ; il m’assura n’en avoir pas l’intention, ajoutant avec un peu d’amertume : « Je ne veux pas qu’elle change d’opinion sur les employés de ma classe. »

Je me chargeai de lui faire savoir qu’il était temps de retourner à Coppet, et lui, se borna à donner injonction aux maîtres de poste de ne fournir de chevaux que pour la route directe. Elle avait eu quelque velléité d’une course à Milan.

Nous montâmes, pour retourner à Aix, dans la berline de madame de Staël, elle, madame Récamier, Benjamin Constant, Adrien de Montmorency, Albertine de Staël et moi. Il survint un orage épouvantable : la nuit était noire, les postillons perdaient leur chemin ; nous fûmes cinq heures à faire la route au lieu d’une heure et demie. Lorsque nous arrivâmes, nous trouvâmes tout le monde dans l’inquiétude ; une partie de notre bande, revenue dans ma calèche, était arrivée depuis trois heures. Nous fûmes confondus et de l’heure qu’il était et de l’émoi que nous causions ; personne dans la berline n’y avait songé. La conversation avait commencé, il m’en souvient, dans l’avenue de Buissonrond, sur les lettres de mademoiselle de l’Espinasse, qui venaient de paraître, et l’enchanteresse, assistée de Benjamin Constant, nous avait tenus si complètement sous le charme que nous n’avions pas eu une pensée à donner aux circonstances extérieures.

Le surlendemain, elle partit de grand matin pour Coppet dans un état de désolation et de prostration de force qui aurait pu être l’apanage de la femme la plus médiocre.

J’ai été bien souvent depuis à Coppet ; je m’y plaisais extrêmement, d’autant plus que j’y étais fort gâtée. Madame de Staël me savait un gré infini d’affronter les dangers de son exil, et s’amusait à me faire babiller sur la société de Paris où elle était toujours de cœur.

Elle avait si prodigieusement d’esprit que le trop-plein en débordait au service des autres ; et si, après avoir causé avec elle, on sortait dans l’admiration pour elle, ce n’était pas aussi sans être assez content de soi-même. On sentait qu’on avait paru dans toute sa valeur ; il y avait de la bienveillance aussi bien que du désir de s’amuser dans le parti qu’elle tirait de chacun. Elle a dit quelque part que la supériorité s’exerçait bien mieux par l’approbation que par la critique, et elle mettait cette maxime en action. Il n’y avait si sot dont elle ne parvînt à tirer quelque parti (du moins en passant), pourvu qu’on eut un peu d’usage du monde, car elle tenait éminemment aux formes. Elle accablait les provinciaux et surtout les génevois de la plus dédaigneuse indifférence ; elle ne se donnait pas la peine d’être impertinente, mais les tenait pour non-avenus.

Je me suis trouvée dans une grande assemblée à Genève où elle était attendue ; tout le monde était réuni à sept heures. Elle arriva à dix heures et demie avec son escorte accoutumée, s’arrêta à la porte, ne parla qu’à moi et aux personnes qu’elle avait amenées de Coppet, et repartit sans être seulement entrée dans le salon. Aussi était-elle détestée par les génevois, qui pourtant étaient presque aussi fiers d’elle que de leur lac. Être reçu chez madame de Staël faisait titre de distinction à Genève.

La vie de Coppet était étrange. Elle paraissait aussi oisive que décousue ; rien n’y était réglé ; personne ne savait où on devait se trouver, se tenir, se réunir. Il n’y avait de lieu attribué spécialement à aucune heure de la journée. Toutes les chambres des uns et des autres étaient ouvertes.

Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des journées, sans qu’aucune des habitudes ordinaires de la vie intervînt pour l’interrompre. Causer semblait la première affaire de chacun. Cependant, presque toutes les personnes composant cette société avaient des occupations sérieuses, et le grand nombre d’ouvrages sortis de leurs plumes le prouve. Madame de Staël travaillait beaucoup, mais lorsqu’elle n’avait rien de mieux à faire ; le plaisir social le plus futile l’emportait toujours. Elle aimait à jouer la comédie, à faire des courses, des promenades, à réunir du monde, à en aller chercher et, avant tout, à causer.

Elle n’avait pas d’établissement pour écrire ; une petite écritoire de maroquin vert, qu’elle mettait sur ses genoux et qu’elle promenait de chambre en chambre, contenait à la fois ses ouvrages et sa correspondance. Souvent même celle-ci se faisait entourée de plusieurs personnes ; en un mot, la seule chose qu’elle redoutât c’était la solitude, et le fléau de sa vie a été l’ennui. Il est étonnant combien les plus puissants génies sont sujets à cette impression et à quel point elle les domine. Madame de Staël, lord Byron, monsieur de Chateaubriand en sont des exemples frappants, et c’est surtout pour échapper à l’ennui qu’ils ont gâté leur vie et qu’ils auraient voulu bouleverser le monde.

Les enfants de madame de Staël s’élevaient au milieu de ces étranges habitudes auxquelles ils semblaient prendre part. Il faut bien cependant qu’ils eussent des heures de retraite, car ce n’est pas avec ce désordre qu’on apprend tout ce qu’ils savaient, plusieurs langues, la musique, le dessin, et qu’on acquiert une connaissance approfondie des littératures de toute l’Europe.

Au reste, ils ne faisaient que ce qui était dans leurs goûts. Ceux d’Albertine étaient très solides ; elle s’occupait principalement de métaphysique, de religion et de littérature allemande et anglaise, très peu de musique, point de dessin. Quant à une aiguille, je ne pense pas qu’il s’en fût trouvé une dans tout le château de Coppet. Auguste, moins distingué que sa sœur, ajoutait à ses occupations littéraires un talent de musique extrêmement remarquable. Albert, que madame de Staël avait elle-même qualifié de Lovelace d’auberge, dessinait très bien, mais il faisait tache, dans le monde où il vivait, par son incapacité. Il a été tué en duel, en Suède, en 1813.

Madame de Staël jugeait ses enfants de la hauteur de son esprit et toute sa prédilection était pour Albertine. Celle-ci conservait beaucoup de naïveté et de simplicité malgré les expressions qu’elle employait dans son enfance. Je me rappelle qu’ayant été grondée par sa mère, ce qui n’arrivait guère, on la trouva tout en larmes.

« Qu’avez-vous donc, Albertine ?

— Hélas ! on me croit heureuse, et j’ai des abîmes dans le cœur. »

Elle avait onze ans, mais elle parlait ce que j’appelais Coppet. Ces exagérations y étaient tellement la langue du pays que, lorsqu’on s’y trouvait, on l’adoptait. Il m’est souvent arrivé en partant de chercher le fond de toutes les belles choses dont j’avais été séduite pendant tant d’heures et de m’avouer à moi-même, en y réfléchissant, que cela n’avait pas trop le sens commun. Mais, il faut en convenir, madame de Staël était celle qui se livrait le moins à ce pathos. Quand elle devenait inintelligible, c’était dans des moments d’inspiration si vraie qu’elle entraînait son auditoire et qu’on se sentait la comprendre. Habituellement, son discours était simple, clair et éminemment raisonnable, au moins dans l’expression.

C’est à Coppet qu’à pris naissance l’abus du mot talent devenu si usuel dans la coterie doctrinaire. Tout le monde y était occupé de son talent et même un peu de celui des autres. « Ceci n’est pas dans la nature de votre talent. — Ceci répond à mon talent. — Vous devriez y consacrer votre talent. — J’y essaierai mon talent, etc., etc. », étaient des phrases qui se retrouvaient vingt fois par heure dans la conversation.

La dernière fois que je vis madame de Staël en Suisse, sa position était devenue bien fausse. Après avoir donné à la ville de Genève le spectacle de scènes déplorables par une passion qu’elle s’était crue pour un bel américain, monsieur O’Brien, elle s’était renfermée à Coppet où elle était dans la douleur de son départ.

Un jeune sous-lieutenant, neveu de son médecin Bouttigny, revint très blessé d’Espagne. On désira lui faire prendre l’air de la campagne ; madame de Staël dit à Bouttigny d’envoyer le petit Rocca chez elle. Il avait été à l’école avec ses fils ; elle le reçut avec bonté. Il était d’une figure charmante ; elle lui fit raconter l’Espagne et toutes les horreurs de ce pays ; il y mit la naïveté d’une âme honnête. Elle l’admira, le vanta ; le jeune homme, ivre d’amour-propre, s’enthousiasma pour elle ; car il est très vrai que la passion a été toute entière de son côté. Madame de Staël n’a éprouvé que la reconnaissance d’une femme de quarante-cinq ans qui se voit adorée par un homme de vingt-deux. Monsieur Rocca se mit à lui faire des scènes publiques de jalousie, et cela compléta son triomphe. Lorsque je la trouvai à Genève, monsieur Rocca était en plein succès et, il faut bien l’avouer, complètement ridicule. Elle en était souvent embarrassée.

Madame de Staël, qui ne prenait rien froidement, avait un goût extrême à me faire chanter ; probablement elle avait grondé monsieur Rocca du peu de plaisir qu’il témoignait à m’entendre. Un soir, qu’après avoir chanté, j’étais debout derrière le piano à causer avec quelques personnes, monsieur Rocca, qui se servait encore d’une béquille, traversa le salon et, par-dessus le piano, me dit très haut et de son ton traînant et nasillard :

« Madâame, madâame, je n’entendais pas ; madâame de Boigne, votre voix, elle va à l’âame. »

Et puis de se retourner et de repartir en béquillant. Madame de Staël était assise près de là ; elle s’élança vers moi et me prenant le bras :

« Ah ! dit-elle, la parole n’est pas son langage. »

Ce mot m’a toujours frappée comme le cri douloureux d’une femme d’esprit qui aime un sot.

Déjà madame de Staël se plaignait de sa santé et cette liaison avait des suites qui, je crois, ont fort contribué à la mort de madame de Staël. Elle a souffert horriblement pendant cette fatale grossesse dont le secret a été gardé admirablement. Ses enfants l’ont crue pieusement et sincèrement atteinte d’une hydropisie. Espionnée, comme elle l’était, par une police si prodigieusement active, il est incroyable que son secret n’ait pas été découvert. Elle a reçu comme à son ordinaire, se disant seulement malade, et, aussitôt après ses couches, elle a fui le lieu où elle avait tant souffert et qui lui était devenu insupportable, sans y laisser aucune trace de l’événement qui s’y était passé.

Certes, avec la vive impatience que l’Empereur conservait contre madame de Staël, il aurait été bien pressé de le publier s’il en avait eu le moindre soupçon. Mais le secret resta fidèlement gardé et les apparences complètement sauvées, ce qui prouve (pour le dire en passant) que beaucoup d’esprit sert à tout.

Sans doute, elle aurait pu épouser monsieur Rocca, mais c’est la dernière extrémité où elle aurait voulu se réduire. Elle ne s’y est résignée que sur son lit de mort, et aux instantes supplications de la duchesse de Broglie, après qu’elle lui eut révélé l’existence du petit Rocca.

Monsieur et madame de Broglie, ainsi qu’Auguste de Staël, employèrent alors autant de soins à donner un héritier légitime de plus à leur mère que des gens moins délicats en auraient mis à l’éviter. J’ai lieu de croire que cette circonstance de la vie de sa mère a contribué à jeter madame de Broglie dans le méthodisme où elle est tombée.

Quant à monsieur Rocca, après avoir suivi madame de Staël partout, dans la situation la plus gauche et que son dévouement passionné pouvait seul lui faire tolérer, car elle en était ennuyée et embarrassée quoiqu’elle fût touchée de son sentiment, il a fini par mourir de douleur six mois après l’avoir perdue, justifiant ainsi la faiblesse dont il avait été l’objet par l’excès de sa passion.

Au reste, c’était ainsi que madame de Staël l’expliquait. Elle était d’autant plus charmée d’inspirer un grand sentiment à l’âge qu’elle avait atteint que sa laideur lui avait toujours été une cause de vif chagrin. Elle avait pour cette faiblesse un singulier ménagement ; jamais elle n’a dit qu’une femme était laide ou jolie. Elle était selon elle, privée ou douée d’avantages extérieurs. C’était la locution qu’elle avait adoptée, et on ne pouvait dire, devant elle, qu’une personne était laide sans lui causer une impression désagréable.

Je me suis laissée aller à conter longuement les rapports que j’ai eus avec madame de Staël. Je ne sais s’ils la feront mieux connaître, mais ils m’ont rappelé des souvenirs qui me sont précieux. Il est impossible de l’avoir rencontrée et d’oublier le charme de sa société. Elle était, à mon sens, bien plus remarquable dans ses discours que dans ses écrits. On se tromperait fort si on croyait qu’ils eussent rien de pédantesque ou d’apprêté. Elle parlait chiffon avec autant d’intérêt que constitution et si, comme on le dit, elle avait fait un art de la conversation, elle en avait atteint la perfection, car le naturel semblait seul y dominer.

Elle s’occupait suffisamment de ses affaires pécuniaires pour ne pas les laisser souffrir. Avec les apparences d’un grand abandon dans ses habitudes journalières, elle avait beaucoup d’ordre dans sa fortune qu’elle a plutôt augmentée que dérangée.

L’exil a été pour elle un chagrin affreux et, il faut en convenir, sous l’empereur Napoléon, l’exil était accompagné de toutes les petites vexations qui peuvent le rendre insupportable ; personne ne s’épargnait à vous les faire sentir. C’est le frein qui a exercé le plus d’influence sur la partie de la société dès lors désignée par l’appellation de faubourg Saint-Germain. J’ai connu plusieurs des personnes exilées ; elles étaient de goûts, d’habitudes de fortunes, de positions différents ; toutes exprimaient un désespoir qui servait d’avertissement salutaire. Aussi était-on scrupuleusement prudent à cette époque.