Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre VIII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 281-290).


CHAPITRE viii


Derniers temps de l’Empire. — Gardes d’honneur. — Situation des esprits. — Illusions de parti. — Désorganisation des armées. — Les Alliés s’approchent. — Les autorités quittent Paris. — Bataille de Paris. — Capitulation. — Retraite des troupes françaises.

Je ne parlerai pas plus de la désastreuse retraite de Moscou que des glorieuses campagnes qui l’avaient précédée. Je n’ai sur tous ces événements que des renseignements généraux. Je n’écris pas l’histoire, mais seulement ce que je sais avec quelques détails certains. Lorsque les affaires publiques seront à ma connaissance spéciale, je les dirai avec la même exactitude que les anecdotes de société.

La chute de l’Empire s’approchait et nous avions la sottise de n’en être pas épouvantés ; à la vérité, la main ferme et habile du grand homme avait comme étouffé les passions anarchiques. Mais pouvait-on prévoir les calamités qui accompagneraient la chute de ce colosse ? Tous les esprits sensés devaient frémir ; quant à nous, avec cette incurie des gens de parti, nous nous réjouissions.

Il est pourtant juste de dire notre excuse. Le joug de Bonaparte devenait intolérable ; son alliance avec la maison d’Autriche avait achevé de lui tourner la tête. Il n’écoutait que des flatteurs ; toute contradiction lui était insupportable. Il en était arrivé à ce point qu’il ne supportait plus la vérité, même dans les chiffres.

L’arbitraire de son despotisme se faisait sentir jusqu’au foyer domestique. J’ai déjà dit sa fantaisie de marier les filles ; la mesure des gardes d’honneur vint à son tour atteindre les fils des familles aisées. Elle tombait sur les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans qui, ayant échappé ou satisfait à la conscription, devaient se croire libérés. Évidemment, ils n’avaient pas de goût pour la carrière militaire puisqu’ils ne l’avaient pas suivie dans un temps où tout y appelait. La plupart étaient établis et mariés ; c’était une calamité imprévue qui bouleversait leur existence. Les préfets avaient l’ordre de la diriger principalement sur les familles qu’on croyait mal disposées pour le gouvernement. On laissait entrevoir assez clairement que l’Empereur voulait avoir entre les mains un certain nombre d’otages contre le mauvais vouloir. C’était, pour le coup, une idée renouvelée des grecs ; car on prêtait à l’Empereur d’avoir rappelé qu’Alexandre en avait agi ainsi avec les macédoniens, avant de s’enfoncer dans l’Asie. Cette légion fut formée au milieu des larmes, des imprécations et des haines de tous les éléments les plus propres à ressentir de la désaffection contre le pouvoir impérial. Elle rejoignit l’armée, pour la première fois, en Saxe en 1813, assista à la désastreuse bataille de Leipsick, subit la pénible retraite de Hanau, fut détruite par la maladie des hôpitaux à Mayence. On la licencia, mais elle eut à se reformer immédiatement.

Les gardes d’honneur servirent pendant la campagne de France en 1814 et furent écrasés à l’affaire de Reims. Certes, si jamais troupe a souffert, c’est celle-là ! Elle ne pouvait même embellir ses souvenirs de la mémoire d’un succès. Hé bien ! elle a été la plus longuement fidèle à Napoléon. Elle n’a pris que tard et difficilement la cocarde blanche et a revu les Cent-Jours avec joie ; ceux qui la composaient sont restés longtemps impérialistes. Après cela, établissez des principes et tirez des conséquences ! Il n’en est pas moins vrai que, malgré l’ardeur belliqueuse si promptement développée dans ces jeunes gens récalcitrants, la levée des gardes d’honneur a, plus qu’aucune autre mesure, contribué à la haine qui surgissait en tout lieu contre Bonaparte et qui commençait à s’exhaler en paroles hardies.

Je me rappelle que monsieur de Châteauvieux (l’auteur des lettres de Saint-James), absent de Paris depuis deux ans, y arriva au commencement de 1814. Sa première visite en débarquant fut chez moi. Il y entendit un langage si hostile qu’il m’a raconté depuis avoir eu grand empressement d’en sortir ; pendant toute la nuit, il ne rêva que donjons et Vincennes, quoiqu’il eût fait un ferme propos de ne plus fréquenter une société si imprudente.

Le lendemain, il poursuivit le cours de ses visites, et il fut tout étonné de trouver partout, jusque dans la bourgeoisie et dans les boutiques, les mêmes dispositions et les mêmes libertés de langage. Cela ne nous frappait pas parce que ce changement s’était établi graduellement et généralement. On le retrouvait jusqu’à la table du ministre de la police où l’abbé de Pradt disait qu’il y avait un émigré qu’il était temps de rappeler en France et que c’était le sens commun.

Monsieur de Châteauvieux était médusé de nos discours ; c’était pourtant un habitué de Coppet, accoutumé à entendre de vives paroles d’opposition.

Le désordre était complet parmi les gens du gouvernement. J’allais quelquefois chez madame Bertrand ; son mari était grand maréchal du palais. Un matin, j’y vis arriver un officier venant de l’armée de l’Empereur, puis un autre expédié par le maréchal Soult, puis un envoyé du maréchal Suchet : tous rapportaient les événements les plus désastreux. La pauvre Fanny était au supplice. Enfin, pour couronner l’œuvre, se présenta un employé en Illyrie. Il entreprit de nous raconter la façon dont il avait été traqué dans toute l’Italie et la peine qu’il avait eue à rejoindre la frontière de France. Elle ne put y tenir plus longtemps, et leur dit avec une extrême vivacité :

« Messieurs, vous êtes tous dans l’erreur ; on a reçu cette nuit même les meilleures nouvelles de partout, et l’Empereur est parfaitement content de ce qui se passe de tous les côtés. »

Chacun se regarda avec étonnement ; pour moi il m’était clair que cette phrase était à mon adresse ; je souris et laissai le champ libre à des lamentations probablement fort tristes lorsqu’ils furent entre eux.

S’ils se faisaient des illusions, les nôtres n’étaient pas moins absurdes. Nous nous figurions que les puissances étrangères travaillaient dans l’intérêt de nos passions, et quiconque voulait nous éclairer à cet égard nous paraissait décidément un traître. Nous avions établi que le prince de Suède, Bernadotte, était l’agent le plus actif de la restauration bourbonienne. Nous l’avions placé à Bruxelles, entouré des princes français, et nous n’en voulions pas démordre.

Un soir, monsieur de Saint-Chamans vint nous dire que le colonel de Saint-Chamans, son frère, arrivant de Bruxelles à l’instant même, assurait que ni Bernadotte, ni nos princes, ni pas un soldat étranger n’était entré en Belgique, et que les suédois étaient je ne sais où derrière le Rhin. Non seulement nous ne le crûmes pas, non seulement nous soupçonnâmes la véracité du colonel, mais nous fûmes tellement courroucés contre monsieur de Saint-Chamans que peu s’en fallut que nous ne le regardassions comme un faux frère. Il eut à subir de grandes froideurs, comme un homme suspect !

Voilà la candeur et la justice des factions. Assurément nous étions de très bonne foi. Quand je me rappelle avoir partagé des impressions si déraisonnables, cela me rend bien indulgente pour les illusions et les exigences des gens de parti. Je suis seulement étonnée qu’à force de les remarquer en soi, ou dans les autres, on ne s’en corrige pas un petit, et je ne comprends guère l’intolérance dans ceux qui, comme nous, ont traversé une série de révolutions.

Il faut pourtant reconnaître, comme excuse à nos folies, que nous étions contraints à deviner la vérité à travers les relations officielles qui, presque toujours, la déguisaient.

L’Empereur s’était accoutumé à penser que le pays n’avait aucun droit à s’enquérir des affaires de l’Empire, qu’elles étaient siennes exclusivement et qu’il n’en devait compte à personne. Ainsi, par exemple, la bataille de Trafalgar n’a jamais été racontée à la France dans un récit officiel ; aucune gazette, par conséquent, n’en a parlé et nous ne l’avons sue que par voies clandestines. Quand on escamote de pareilles nouvelles, on donne le droit aux mécontents d’inventer des fables au nombre desquelles se trouvait cette armée suédoise et bourbonienne que nous avions rêvée en Belgique.

Les événements se pressaient : les ennemis craignaient de marcher sur Paris ; ils étaient effrayés de cette pensée. Nous qui aurions dû la redouter, nous l’accueillions de tous nos vœux. La désorganisation du gouvernement sautait aux yeux. De malheureux conscrits remplissaient les rues ; rien n’avait été préparé pour les recevoir. Ils périssaient d’inanition sur les bornes ; nous les faisions entrer dans nos maisons pour les reposer et les nourrir. Avant que le désordre en vint là, ils étaient reçus, habillés et dirigés sur l’armée en vingt-quatre heures. Ces pauvres enfants y arrivaient pour y périr sans savoir se défendre.

J’ai entendu raconter au maréchal Marmont qu’à Montmirail, au milieu du feu, il vit un conscrit tranquillement l’arme au pied :

« Que fais-tu là ? pourquoi ne tires-tu pas ?

— Je tirerais bien comme un autre, répondit le jeune homme, si je savais charger mon fusil. »

Le maréchal avait les larmes aux yeux en répétant les paroles de ce pauvre brave enfant qui restait ainsi au milieu des balles sans savoir en rendre.

À mesure que le théâtre de la guerre se rapprochait, il était plus difficile de cacher la vérité sur l’inutilité des efforts gigantesques faits par Napoléon et son admirable armée ; le résultat était inévitable. J’en demande bien pardon à la génération qui s’est élevée depuis dans l’adoration du libéralisme de l’Empereur, mais, à ce moment, amis et ennemis, tout suffoquait sous sa main de fer et sentait un besoin presque égal de la soulever. Franchement, il était détesté ; chacun voyait en lui l’obstacle à son repos, et le repos était devenu le premier besoin de tous.

Abbiamo la pancia piena di liberta, me disait un jour un postillon de Vérone en refusant un écu à l’effigie de la liberté. La France, en 1814, aurait volontiers dit à son tour : Abbiamo la pancia piena di gloria, et elle n’en voulait plus.

Les Alliés ne s’y trompaient pas ; ils savaient bien démêler dans cette fatigue le motif de leurs succès, mais ils craignaient qu’elle ne fût pas assez complète pour leur sécurité. Afin de relever l’esprit public, on fit arriver le courrier chargé de remettre des drapeaux et les épées des généraux russes faits prisonniers à la bataille de Montmirail au milieu d’une parade au Carrousel où assistait l’Impératrice. Le temps de ces fantasmagories était passé, et d’ailleurs la poussière du courrier n’était pas assez vieille pour rassurer les Parisiens.

Le dimanche 25 mars, nous vîmes partir, après la parade, un magnifique régiment de cuirassiers arrivant de l’armée d’Espagne ; ils allaient rejoindre celle de l’Empereur et suivaient le boulevard vers trois heures. J’ai peu vu de troupes dont l’aspect m’ait plus frappée.

Dès le matin du lendemain, il en reparut isolément aux barrières de Paris, se dirigeant sur les hôpitaux, eux et leurs chevaux plus ou moins blessés, et leurs longs manteaux blancs souillés et couverts de sang. Il était évident qu’on se battait bien près de nous. J’en rencontrai plusieurs en allant me promener au Jardin des Plantes. Le contraste avec leur apparence de la veille serrait le cœur.

Au bout de deux heures, nous revînmes, ma mère et moi, le long des boulevards. Ce peu de temps avait suffi pour changer leur aspect ; ils étaient couverts jusqu’à l’encombrement par la population des environs de Paris. Elle marchait pêle-mêle avec ses vaches, ses moutons, ses pauvres petits bagages. Elle pleurait, se lamentait, racontait ses pertes et ses terreurs, et, comme de raison, disposait à l’irritation contre ce qui paraissait plus heureux. On ne pouvait aller qu’au pas ; les injures n’étaient pas épargnées à notre calèche ; je n’avais pas besoin de cela pour commencer à trouver que la guerre était fort laide à voir de si près.

Nous rentrâmes sans accident, mais un peu effrayées et profondément émues. Le bruit lointain du canon ne tarda pas à se faire entendre ; nous sûmes que, dans les ministères et chez les princes de la famille impériale, on faisait des paquets. Dès que la nuit fut tombée, les cours des Tuileries se remplirent de fourgons ; on parla du départ de l’Impératrice ; personne n’y voulait croire.

Nous passâmes toute cette journée du lundi dans une grande anxiété et au milieu des bruits les plus contradictoires ; chacun avait une nouvelle sûre qui détruisait celle tout aussi sûre qu’un autre venait d’apporter.

Le lendemain, à cinq heures du matin, tout le monde fut également et bruyamment averti par la fusillade et le canon que Paris était attaqué vigoureusement et de trois côtés. On apprit, en même temps, le départ de l’Impératrice, de la Cour et du gouvernement impérial.

Nous habitions une maison de la rue Neuve-des-Mathurins. Des fenêtres les plus hautes, on voyait parfaitement Montmartre, et, vers la fin de la matinée, nous assistâmes à la prise de cette position. Les obus passaient par-dessus nous. Quelques-uns arrivèrent jusque sur le boulevard et mirent en fuite les belles dames, en plumes et en falbalas, qui s’y promenaient à travers les blessés qu’on rapportait des barrières et les secours d’armes, d’hommes et de munitions qu’on y envoyait.

Beaucoup de personnes quittèrent Paris. Je n’avais aucun désir de m’en éloigner et, comme mon père trouvait les routes, au milieu d’une pareille confusion, plus dangereuses que la ville, il autorisait notre séjour.

Eugène d’Argout, mon cousin, qui, blessé à la bataille de Leipsick, n’avait pu faire la campagne de France, se chargea de nos préparatifs de sûreté. Il commença par les provisions, fit acheter de la farine, du riz, quelques jambons, enfin tout ce qui était nécessaire pour passer plusieurs jours renfermés. Ensuite il fit éteindre tous les feux, fermer tous les volets et donner le plus possible l’air inhabité à la maison. De plus, il fit traîner une grosse charrette de fourrage, arrivée le matin de la campagne, sous la voûte, avec le projet de la pousser contre la porte cochère si la ville était forcée. Puis il déclara à tous les gens que ceux qui seraient dehors ne rentreraient pas que le calme ne fût rétabli.

Eugène avait fait toutes les guerres depuis dix ans et avait vu prendre bien des villes. Il disait que les plus faibles obstacles suffisent pour arrêter le soldat, toujours pressé, dans la crainte de se voir interdire le pillage par ses chefs.

On venait, de moment en moment, nous raconter ce qu’on pouvait apprendre dans les environs. Quand le canon se taisait d’un côté, il recommençait de l’autre. Tantôt le bruit se rapprochait, tantôt il s’éloignait, selon que les positions étaient prises ou qu’on en attaquait de nouvelles. Ce que nous craignions le plus c’était l’arrivée de l’Empereur ; nous ignorions où il était.

Alexandre de la Touche, le fils de madame Dillon, habitait les Tuileries chez sa sœur, madame Bertrand ; il vint le matin me supplier de quitter Paris, je m’y refusai absolument. Bientôt après, nous apprîmes les hostilités suspendues et les négociations entamées pour une capitulation. Il revint et se mit positivement à genoux devant ma mère et moi pour nous décider, nous conjurant de lui permettre de faire atteler nos chevaux. Nous lui représentions que ce n’était pas le moment de partir puisque le danger était conjuré.

« Il ne l’est pas, il ne l’est pas, ah ! si je pouvais vous dire ce que je sais ! mais j’ai donné ma parole ; partez, partez, je vous en supplie, partez. »

Nous résistâmes et il nous quitta en pleurant, allant rejoindre sa mère et sa sœur qui l’attendaient pour monter en voiture. Cette insistance de monsieur de la Touche m’est revenue à la mémoire lorsque, quelques jours après, on a dit que l’Empereur avait donné l’ordre de faire sauter les magasins à poudre. Certainement il croyait savoir un secret qui devait entraîner des calamités.

Je n’oublierai jamais la nuit qui succéda à cette journée si animée. Le temps était superbe, le clair de lune magnifique, la ville était parfaitement calme ; nous nous mîmes à la fenêtre, ma mère et moi. Un bruit attira notre attention, c’était un très petit chien qui mangeait un os, assez loin de nous. De temps en temps seulement, le silence était interrompu par les qui-vive des patrouilles des Alliés, se répondant en faisant leurs rondes, sur les hauteurs qui nous dominaient. Ce son étranger fut le premier qui me fit sentir que j’avais un cœur français ; j’éprouvai un sentiment très pénible ; mais nous étions trop sous l’impression de la crainte du retour de l’Empereur pour qu’il pût être durable.

Les places, les rues étaient remplies par l’armée française ; elle bivouaquait sur le pavé, en tristesse, en silence. Rien n’était beau comme son attitude ; elle n’exigeait, ne demandait, n’acceptait même rien. Il semblait que ces pauvres soldats ne se sentissent plus de droits sur des habitants qu’ils n’avaient pas pu défendre. Cependant, huit mille hommes, sous le commandement du duc de Raguse, engagés pendant dix heures, avaient laissé à quarante-cinq mille étrangers treize mille de leurs morts à ramasser. Aussi, les Alliés ne pouvaient-ils croire, les jours suivants, au peu de troupes qui avaient défendu Paris.

L’histoire fera justice de la sotte méchanceté des passions qui ont accusé le maréchal Marmont d’avoir livré la ville, et rétablira cette brillante affaire de Belleville au rang qu’elle doit occuper dans les fastes militaires.

Je vais entrer dans le récit de la Restauration. Jetée par ma position dans l’intimité de beaucoup de gens influents, j’ai vu depuis ce temps les événements de plus près. Je ne sais si je les rendrai avec impartialité ; c’est une qualité dont tout le monde se vante et qu’au fond personne ne possède. On est plus ou moins influencé, fort à son insu, par sa position et son entourage. Du moins, je parlerai avec indépendance et dirai la vérité telle que je la crois. Je ne puis m’engager à davantage.