Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 376-388).


CHAPITRE viii


Madame la duchesse douairière d’Orléans. — Monsieur de Follemont. — Monsieur le duc d’Orléans. — Mademoiselle. — Madame la duchesse d’Orléans. — Scène à Hartwell. — Monsieur le duc d’Orléans refuse une place à mon frère. — Monsieur de Talleyrand part pour le congrès de Vienne. — Madame de Talleyrand. — La princesse de Carignan. — Les deux princes de Carignan.

Aussitôt après la Restauration, madame la duchesse d’Orléans douairière quitta Barcelone et s’établit à Paris. Elle accueillit mes parents avec ses anciennes et familières bontés. Nous y allions souvent ; son âge ne laissait aucune place au scandale dont son entourage aurait pu faire naître la pensée.

Elle était totalement subjuguée par un nommé Rozet, ancien conventionnel, auquel elle croyait devoir la vie et qui l’avait accompagnée en Espagne. Il exploitait sa reconnaissance de toutes les manières et, sous le nom de Follemont qu’il avait pris, il était tellement le maître chez elle qu’on le dit son mari. Mais plus tard, nous vîmes surgir une petite vieille madame de Follemont dont il était l’époux depuis trente ans.

Quoi qu’il en soit, la princesse était complètement sous sa tutelle. Elle n’avait d’autre volonté que la sienne et le comblait de soins exagérés et puérils jusqu’au ridicule. Il était excessivement gourmand et elle s’inquiétait, tout à travers la table, de lui faire renvoyer la langue d’une carpe ou la queue d’un brochet. Elle lui arrangeait elle-même son café, s’occupait de préparer sa partie et de le faire asseoir du côté où il ne venait aucun vent, « c’est la place de monsieur de Follemont », disait-elle, et elle faisait lever quiconque s’y serait placé. Enfin, elle usait de ses droits de princesse pour rendre ostensibles des attentions poussées jusqu’à la niaiserie. Racontant, au reste, dix fois par jour les services que monsieur de Follemont lui avait rendus au péril de ses jours, circonstance fort contestée par les personnes alors en France mais que la bonne duchesse croyait sincèrement.

Tout ce qui composait la Maison honorifique était bien forcé de se plier à la suprématie de monsieur de Follemont, mais c’était en clabaudant contre lui et d’autant plus que, tout en dépensant beaucoup d’argent, il tenait l’établissement sur le pied le plus bourgeois et le moins agréable aux commensaux. Je ne crois pas cependant qu’il volât madame la duchesse d’Orléans. Il administrait mal parce qu’il n’avait aucune idée de conduire un pareil revenu et ne savait pas tenir, ce qui aurait dû être, un grand état. Mais il n’avait pas d’enfant ; il regardait les biens de madame la duchesse d’Orléans comme son propre patrimoine et ne songeait pas à en rien soustraire. Il n’a laissé aucune fortune. Sa veuve a eu besoin d’une faible pension que monsieur le duc d’Orléans lui a continuée après la mort de sa mère.

On comprend que le genre de vie de madame la duchesse d’Orléans n’attirait pas beaucoup la foule : il était pénible pour les personnes attachées de cœur à cette princesse et à sa maison. Mes parents étaient de ce nombre. Mon père persista longtemps à y aller souvent, mais, petit à petit ; il n’y eut plus de place que pour les courtisans de monsieur de Follemont. Quelque attachement qu’on eût pour la princesse, ce rôle n’était pas admissible.

Je fus présentée à madame la duchesse de Bourbon. Je ne saurais dire par quel hasard je n’y suis jamais retournée depuis cette première visite. Cela est d’autant moins explicable qu’elle recevait tous les jours et avait une maison très agréable.

Monsieur le duc d’Orléans vint faire une course à Paris ; il se raccommoda ostensiblement avec sa mère. La présence de monsieur de Follemont avait causé précédemment une rupture complète entre la mère et les enfants. Il fit sa cour au Roi, donna des ordres pour faire arranger le Palais-Royal, tout à fait inhabitable à cette époque, rentra en possession de ses biens et retourna en Sicile pour y chercher sa famille, composée alors de madame la duchesse d’Orléans, de Mademoiselle et de trois enfants : monsieur le duc de Chartres et les princesses Louise et Marie. Madame la duchesse d’Orléans était grosse du duc de Nemours.

Dix années avant, j’avais laissé en Angleterre trois princes d’Orléans ; il n’en restait plus qu’un. Né avant que la vie, plus que libre, menée par leur père lui eût gâté le sang, l’aîné était d’une santé robuste. Monsieur le comte de Beaujolais, ayant ajouté les excès de sa propre jeunesse aux excès paternels, succomba le premier. Ses deux frères le soignèrent avec la plus vive tendresse et l’accompagnèrent à Malte sans pouvoir le sauver. Monsieur le duc d’Orléans était destiné à un chagrin plus intime encore. Son frère chéri, cette véritable moitié de lui-même, le duc de Montpensier, aussi bon, aussi aimable, aussi gracieux qu’il était distingué, mourut d’une maladie étrange qui supposait un vice dans le sang.

Monsieur de Montjoie aussi, le fidèle ami de ces princes, leur compagnon dans toutes les vicissitudes de leur vie aventureuse, fut tué à la bataille de Friedland. On a dit que le boulet qui l’emporta était parti d’une batterie commandée par son frère, officier d’artillerie dans le corps d’armée bavarois. Ces sortes d’événements n’inspirent pas la même horreur dans les familles allemandes et suisses que dans les nôtres. On y est accoutumé à voir des frères servant diverses puissances et exposés à se trouver opposés l’un à l’autre.

Mademoiselle avait quitté la France avec madame de Genlis ; elles s’étaient réfugiées dans un couvent.

Après la catastrophe de la mort de son père et madame sa mère étant en prison, la famille réclama la jeune princesse. Elle fut violemment arrachée à madame de Genlis et confiée aux soins de madame la princesse de Conti, sa grand’tante. Celle-ci, pleine d’esprit, l’appréciait, l’aimait, mais n’avait pas le courage de la protéger suffisamment pour lui éviter les persécutions auxquelles elle était en butte de toute l’émigration. On voulait lui arracher, sous forme de lettre au Roi, une profession de foi où elle renierait son père et désavouerait ses frères. On pourrait trouver dans cette lutte, qui dura trois années de la première jeunesse de Mademoiselle, l’explication de son caractère, de ses vertus tout à elle et de ce vernis d’amertume qui se montre parfois. Elle suivit sa tante en Hongrie où elles séjournèrent quelque temps.

Madame la duchesse d’Orléans, échappée aux prisons de Paris, s’établit à Barcelone. Elle ne fit aucune démarche pour se rapprocher de sa fille ; mais, après la mort de la princesse de Conti, elle fut obligée de lui ouvrir un asile. Mademoiselle y eut tellement à souffrir des inconcevables procédés de monsieur de Follemont qu’elle dut s’en plaindre à ses frères. Ils allèrent la chercher à Barcelone ; la comtesse Mélanie de Montjoie fut mise auprès d’elle et ne l’a plus quittée.

On traitait alors le mariage de monsieur le duc d’Orléans avec la princesse Amélie de Naples. Elle avait précédemment été destinée à monsieur le duc de Berry. Cette alliance était au moment de se conclure à Vienne pendant le séjour que la reine de Naples y fit avec ses filles. Mais monsieur le duc de Berry, alors amoureux d’une des demoiselles de Montboissier, se permit des plaisanteries inconvenantes et publiques sur le peu d’agrément qu’il trouvait à la jeune princesse. Ces propos arrivèrent à la Reine. Elle lui écrivit une lettre de dignité, de noblesse et pourtant de bonté pour lui, dans laquelle elle retirait sa parole et rompait tous les engagements pris pour sa fille. Elle en envoya la copie à ma mère ; je l’ai lue plusieurs fois.

Je n’ai aucun détail positif sur ce qui s’est passé en Sicile après le mariage de monsieur le duc d’Orléans. Je sais seulement que ma mère y assista et que, monsieur de Follemont ayant réussi à la brouiller avec toute sa famille, elle retourna avec lui à Barcelone.

Il y eut des querelles entre les Anglais et la Cour ; les Siciliens prirent parti. La Reine fut mécontente de son gendre ; il dut quitter le palais et se retirer à la campagne avec sa famille. Bientôt après, les Anglais eurent lieu de penser que la Reine négociait avec l’empereur Napoléon pour les exterminer dans l’île et renouveler les Vêpres Siciliennes. Je ne sais quel degré de confiance il faut attacher à cette accusation, mais elle servit de prétexte pour faire expulser la Reine de la Sicile. Elle conçut le projet de se rendre à Vienne par Constantinople et mourut en route avant d’y arriver. La nouvelle en parvint au moment même où monsieur le duc d’Orléans installait sa famille au Palais-Royal.

Madame la duchesse d’Orléans voulut bien conserver le souvenir de nos rapports d’enfance et m’accueillit avec une bonté qui renouvela l’affection que je lui portais et qui, depuis, s’est accrue chaque jour, en lui voyant exercer toutes les vertus, ornées de toutes les grâces qui peuvent les décorer.

Madame la duchesse d’Orléans n’était pas jolie ; elle était même laide, grande, maigre, le teint rouge, les yeux petits, les dents mal rangées ; mais elle avait le col long, la tête bien placée, très grand air. Elle supportait bien la parure, avait bonne grâce avec beaucoup de dignité ; et puis, de ses petits yeux, sortait un regard, émanation de cette âme si pure, si grande, si noble, un regard si varié, si nuancé, si bon, si encourageant, si excitant, si reconnaissant que, pour moi, j’en trouverais tout sacrifice suffisamment payé. Je suis persuadée que madame la duchesse d’Orléans doit une partie de la fascination qu’elle exerce sur les gens les plus hostiles à l’influence de ce regard.

Elle fut bien accueillie à la Cour des Tuileries, monsieur le duc d’Orléans médiocrement, Mademoiselle très froidement. Il n’y avait jamais eu aucun rapprochement avec elle, même par lettre je crois ; et madame la duchesse d’Angoulême ne pouvait dissimuler la répugnance qu’elle éprouvait pour le frère et la sœur.

J’ai entendu raconter à mon oncle Édouard Dillon qu’il se trouvait à Hartwell lors de la première visite que monsieur le duc d’Orléans y fit. Elle avait été longuement négociée et Madame avait eu peine à y consentir. Il arriva de meilleure heure qu’on ne l’attendait, un dimanche comme on sortait de la messe. Madame le rencontra en traversant le vestibule ; elle était suivie de tout ce qui habitait le château. En apercevant le prince, elle devint extrêmement pâle, ses jambes fléchirent, la parole expira sur ses lèvres ; il s’avança pour la soutenir, elle le repoussa. Il fallut l’asseoir ; elle se trouva presque mal ; on s’empressa autour d’elle et on la conduisit dans ses appartements.

Monsieur le duc d’Orléans, profondément blessé, peiné, embarrassé, resta seul avec mon oncle ; il n’y avait rien à dissimuler, il lui parla avec amertume de cette scène et lui témoigna un vif désir de repartir sur le champ. Édouard lui montra l’inconvénient d’un tel esclandre et s’offrit à aller de sa part prendre les ordres du Roi. Le Roi, qui était auprès de sa nièce, fit dire au prince que c’était une incommodité à laquelle Madame était fort sujette, qu’elle allait mieux et qu’il n’y paraîtrait pas au dîner. Peu d’instants après, il reçut monsieur le duc d’Orléans dans son cabinet. Je ne sais ce qui se passa entre eux. Au dîner, Madame fit bonne contenance et parla même à monsieur le duc d’Orléans de ces palpitations auxquelles elle était sujette, ce qui n’était pas vrai. Le prince fut très satisfait, on peut le croire, de remonter en voiture sitôt après le dîner.

Ces sortes de scènes laissent des traces qui ne s’oublient ni de part ni d’autre.

La répugnance ostensible de Madame pour monsieur le duc d’Orléans s’affaiblit avec le temps, mais elle ne put ni vaincre ni dissimuler celle que lui inspirait Mademoiselle. En revanche, il s’établit une amitié sincère et mutuelle entre elle et madame la duchesse d’Orléans. Madame l’appelait ordinairement, en en parlant, ma vraie cousine.

Mon père aurait désiré que mon frère fût attaché à la maison d’Orléans où son nom lui donnait d’anciens droits de famille. Les bontés de madame la duchesse d’Orléans pour moi me permettaient de lui en parler. Quoique en grand deuil de sa mère, elle me recevait souvent ; elle promit de s’en occuper. Mais elle me répondit, peu de jours après, que monsieur le duc d’Orléans avait plus d’engagements qu’il n’était possible qu’il eût jamais de places à sa disposition. Ce n’était pas tout à fait la vérité. La voici :

Monsieur le duc d’Orléans se trouvait déjà entouré de deux ou trois personnes, de ce qu’on appelait encore l’ancien régime ; et, loin de chercher à en augmenter le nombre, il voulait compléter sa Maison de gens d’un autre ordre et tenant aux intérêts révolutionnaires. Il avait le coup d’œil assez juste pour comprendre qu’il y avait grand intérêt à les ménager ; sa conduite a toujours tendu à opérer ce mélange. C’eût été une idée profondément habile dans les princes de la famille royale ; était-elle sans inconvénient dans le prince du sang qui se séparait ainsi de leur politique ? C’est ce que je n’oserais affirmer.

Il est certain que, dès le premier jour, monsieur le duc d’Orléans, sans conspirer contre eux, j’en ai la ferme conviction, a évité de s’assimiler à leurs allures et que toute son attitude a été celle d’un homme bien aise qu’on le croie dans l’opposition.

Monsieur de Talleyrand était bien près de suivre la même route.

S’il avait eu autant de considération dans le pays qu’il y avait d’importance, il n’aurait pas hésité ; mais la Restauration était trop son ouvrage pour qu’il osât s’en séparer à l’occasion de griefs personnels. Rebuté par tous les dégoûts dont l’abreuvait le château, il désira s’éloigner et se nomma lui-même pour assister au congrès de Vienne où la grandeur des négociations et la présence des souverains justifiaient celle du ministre des affaires étrangères.

J’allais souvent chez monsieur de Talleyrand. Son salon était très amusant. Il ne s’ouvrait qu’après minuit, mais alors toute l’Europe s’y rendait en foule ; et, malgré l’étiquette de la réception et l’impossibilité de déranger un des lourds sièges occupés par les femmes, on trouvait toujours à y passer quelques moments amusants ou au moins intéressants, ne fût-ce que pour les yeux.

Madame de Talleyrand, assise au fond de deux rangées de fauteuils, faisait les honneurs avec calme ; et les restes d’une grande beauté décoraient sa bêtise d’assez de dignité.

Je ne puis me refuser à raconter une histoire un peu leste, mais qui peint cette courtisane devenue si grande dame.

Mon oncle Édouard Dillon, connu dans sa jeunesse sous le nom de beau Dillon, avait eu, en grand nombre, les succès que ce titre pouvait promettre. Madame de Talleyrand, alors madame Grant, avait jeté les yeux sur lui. Mais, occupé ailleurs, il y avait fait peu d’attention. La rupture d’une liaison à laquelle il tenait le décida à s’éloigner de Paris pour entreprendre un voyage dans le Levant ; c’était un événement alors, et le projet seul ajoutait un intérêt de curiosité à ses autres avantages.

Madame Grant redoubla ses agaceries. Enfin, la veille de son départ, Édouard consentit à aller souper chez elle au sortir de l’Opéra. Ils trouvèrent un appartement charmant, un couvert mis pour deux, toutes les recherches du métier que faisait madame Grant. Elle avait les plus beaux cheveux du monde ; Édouard les admira. Elle lui assura qu’il n’en connaissait pas encore tout le mérite. Elle passa dans un cabinet de toilette et revint les cheveux détachés et tombant de façon à en être complètement voilée. Mais c’était Ève, avant qu’aucun tissu n’eût été inventé, et avec moins d’innocence, naked and not ashamed. Le souper s’acheva dans ce costume primitif. Édouard partit le lendemain pour l’Égypte. Ceci se passait en 1787.

En 1814, ce même Édouard, revenant d’émigration, se trouvait en voiture avec moi ; nous nous rendions chez la princesse de Talleyrand où je devais le présenter. « Il y a un contraste si plaisant, me dit-il, entre cette visite et celle que j’ai faite précédemment à madame de Talleyrand, que je ne puis résister à vous raconter ma dernière et ma seule entrevue avec elle. »

Il me fit le récit qu’on vient d’entendre. Nous étions tous deux amusés, et curieux du maintien qu’elle aurait vis-à-vis de lui. Elle l’accueillit à merveille et très simplement ; mais, au bout de quelques minutes, elle se mit à examiner ma coiffure, à vanter mes cheveux, à calculer leur longueur et, se tournant subitement du côté de mon oncle placé derrière ma chaise :

« Monsieur Dillon, vous aimez les beaux cheveux ! »

Heureusement nos yeux ne pouvaient se rencontrer, car il nous aurait été impossible de conserver notre sérieux.

Au reste, madame de Talleyrand ne conservait pas ses naïvetés uniquement à son usage ; elle en avait aussi pour celui de monsieur de Talleyrand. Elle ne manquait jamais de rappeler que telle personne (un autre de mes oncles par exemple, Arthur Dillon) était un de ses camarades de séminaire. Elle l’interpellait à travers le salon pour lui faire affirmer que l’ornement qu’il aimait le mieux était une croix pastorale en diamant dont elle était parée. Elle répondit à quelqu’un qui lui conseillait de faire ajouter de plus grosses poires à des boucles d’oreilles de perle :

« Vous croyez donc que j’ai épousé le Pape ! »

Il y en aurait trop à citer. Monsieur de Talleyrand opposait son calme imperturbable à toutes ses bêtises, mais je suis persuadée qu’il s’étonnait souvent d’avoir pu épouser cette femme.

J’étais chez madame de Talleyrand le jour du départ de monsieur de Talleyrand et je lui vis apprendre que madame de Dino, alors la comtesse Edmond de Périgord, accompagnait son oncle à Vienne. Le rendez-vous avait été donné dans une maison de campagne aux environs de Paris. Un indiscret le raconta très innocemment.

Madame de Talleyrand ne se trompa pas sur l’importance de cette réunion si secrètement préparée ; elle ne put cacher son trouble ni s’en remettre. Ses prévisions n’ont pas été trompées ; depuis ce jour, elle n’a pas revu monsieur de Talleyrand, et bientôt elle a été expulsée de sa maison.

Monsieur de Blacas redoubla de soins et de grâce pour mon père après le départ de monsieur de Talleyrand, mais il ne lui convenait nullement d’entrer dans la cabale qui se formait sous ses yeux.

Nous voyions souvent, depuis nombre d’années, la princesse de Carignan, nièce du roi de Saxe. Elle avait épousé, au commencement de la Révolution, le prince de Carignan, alors éloigné de la Couronne, mais prince du sang reconnu. Elle avait adopté les idées révolutionnaires et y avait entraîné son mari, dépourvu de l’intelligence la plus commune. Elle était restée veuve et ruinée avec deux enfants et avait successivement porté ses réclamations dans les antichambres du Directoire, du Consulat et de l’Empire.

Il convenait à l’Empereur de les accueillir ; elle reprit son titre de princesse, et il partagea les biens, non vendus, de la maison de Carignan, entre son fils et celui du comte de Villefranche, oncle du feu prince de Carignan. Il l’avait eu d’un mariage contracté en France avec une demoiselle Magon, fille d’un armateur de Saint-Malo. La princesse de Lamballe, sa sœur, en avait été désolée, courroucée, et la Cour de Sardaigne n’avait jamais reconnu cette union.

La princesse de Carignan, saxonne, avait de son côté épousé secrètement un monsieur de Montléard dont elle avait plusieurs enfants qu’elle cachait très soigneusement ainsi que ses grossesses. Elle n’avouait que les deux Carignan. L’aîné était, en 1812, une grande belle fille de quinze ans, très simple, très naturelle, très bonne enfant. Le fils, dont l’enfance avait été négligée jusqu’à l’abandon, après avoir polissonné à Paris avec tous les petits garçons du quartier, était depuis quelques mois dans une pension à Genève où le roi de Sardaigne l’avait fait réclamer pour l’établir à Turin. Il était devenu un personnage important. Le Roi n’ayant que des filles et son frère étant sans enfants, le prince de Carignan se trouvait héritier présomptif de la Couronne.

Le duc de Modène, frère de la reine de Sardaigne, et marié à sa fille aînée, aurait trouvé plus simple de voir changer l’ordre de succession. L’Autriche appuyait ses prétentions ; les opinions révolutionnaires des parents et la conduite que la princesse de Carignan avait continué à tenir militaient contre le jeune prince de Carignan ; mais il était de la maison de Savoie et c’était un grand titre aux yeux du Roi. Le faire reconnaître et proclamer hautement était une des affaires les plus importantes de la mission confiée à mon père. La France a le plus grand intérêt à ce que l’Autriche n’ajoute pas le Piémont aux États qu’elle gouverne en Italie.

La princesse de Carignan désirait obtenir la permission d’aller à Turin avec sa fille. On consentait bien à recevoir et même à garder la jeune princesse, mais toutes les portes étaient barricadées contre la mère. Dès qu’elle sut la nomination de mon père, elle ne sortit plus de chez nous, ayant à chaque heure quelque nouveau motif à faire valoir pour obtenir la médiation de l’ambassadeur qui était disposé à s’occuper très activement des affaires du prince mais point du tout à obtenir le retour de la princesse dont la présence n’aurait été qu’un embarras continuel pour son fils et pour la France qui se déclarait en sa faveur.

L’autre Carignan (Villefranche) avait épousé mademoiselle de La Vauguyon, et cette famille s’agitait aussi pour faire admettre sa légitimité par la Cour de Turin. On arguait d’un acte du feu Roi qui, à l’article de la mort, avait dû reconnaître le mariage disproportionné du comte de Villefranche.

Mon père n’était pas toujours libre d’écouter ces minutieuses explications. J’en subissais ma bonne part et je préludais ainsi à l’ennui qui m’attendait à Turin.

Nous partîmes au commencement d’octobre.