Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre III

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 30-41).


CHAPITRE iii


Révélation des projets bonapartistes. — Voyage à Gênes. — Expérience des fusées à la congrève. — La princesse Grassalcowics. — L’empereur Napoléon quitte l’île d’Elbe. — Il débarque en France. — Officier envoyé par le général Marchand. — Déclaration du 13 mars. — Mon frère la porte à monsieur le duc d’Angoulême. — Le Pape. — La duchesse de Lucques.

Mon père avait été chargé de veiller sur les actions des bonapartistes, répandus en Italie, et sur leurs communications avec l’île d’Elbe. Il avait employé à ce service un médecin anglais, nommé Marshall, que le prince régent d’Angleterre faisait voyager en Italie pour recueillir des renseignements sur la conduite, plus que légère, de la princesse sa femme.

Ce Marshall avait, en 1799, porté la vaccine en Italie ; il s’était trouvé à Naples lors des cruelles vengeances exercées par la Cour ramenée de Palerme sur les vaisseaux de l’amiral Nelson. Il était jeune alors et, justement indigné du spectacle hideux de tant d’horreurs, il avait profité de son caractère d’anglais et de l’accès que lui procurait sa position de médecin pour rendre beaucoup de services aux victimes de cette réaction royaliste. Il était resté depuis lors dans des rapports intimes avec le parti révolutionnaire et fort à même de connaître ses projets sans participer à ses trames.

Une nuit du mois de janvier 1815, il arriva chez mon père très secrètement et lui communiqua des documents qui prouvaient, de la manière la moins douteuse, qu’il se préparait un mouvement en France et que l’empereur Napoléon comptait prochainement quitter l’île d’Elbe et l’appuyer de sa présence. Mon père, persuadé de la gravité des circonstances, pressa Marshall de faire ses communications au gouvernement français. Il se refusa a les donner à aucun ministre. Les cabinets de tous, selon lui, étaient envahis par des bonapartistes, et il craignait pour sa propre sûreté.

Monsieur de Jaucourt remplaçait par intérim monsieur de Talleyrand et ne répondait à aucune dépêche ; la correspondance se faisait par les bureaux, elle était purement officielle. Mon père n’aurait su à quel ministre adresser Marshall qui, d’ailleurs, ne consentait à remettre les pièces qu’il s’était procurées qu’au Roi lui-même. Il se vantait d’être en relations personnelles avec le prince régent ; il semblait que la grandeur de ses commettants relevât à ses yeux le métier assez peu honorable auquel il se livrait. L’importance des révélations justifiait ses exigences. Mon père lui donna une lettre pour le duc de Duras ; il fut introduit par celui-ci dans le cabinet de Louis XVIII, le 22 janvier. Le Roi fit remercier mon père du zèle qui avait procuré des renseignements si précieux ; mais ils ne donnèrent lieu à aucune précaution, pas même à celle d’envoyer une corvette croiser autour de l’île d’Elbe. L’incurie à cette époque a été au delà de ce que la crédulité de la postérité pourra consentir à se laisser persuader.

Je viens de dire que mon père n’avait pas reçu de dépêches du ministre des affaires étrangères ; j’ai tort. Il en reçut une seule, pour lui demander des truffes de Piémont pour le Roi ; elle était de quatre pages et entrait dans les détails les plus minutieux sur la manière de les expédier et les faire promptement et sûrement arriver.

À la vérité, le prince de Talleyrand le faisait tenir suffisamment au courant de ce qui se passait au Congrès ; mais sa résidence à Vienne empêchait qu’il pût donner, ni peut-être savoir, des nouvelles de France.

Vers la fin de février, la Cour se rendit à Gênes pour y recevoir la Reine qu’on attendait de Sardaigne. Le corps diplomatique l’y suivit. Nous laissâmes la vallée de Turin et celle d’Alexandrie sous la neige qui les recouvrait depuis le mois de novembre, et nous arrivâmes au haut de la Bocchetta. On ne passe plus par cette route. La montagne de la Bocchetta a cela de remarquable qu’elle ne présente aucun plateau et la voiture n’a pas encore achevé son ascension que les chevaux qui la traînent ont déjà commencé à descendre. Au moment de l’année où nous nous trouvions, cette localité est d’autant plus frappante qu’on passe immédiatement du plein hiver à un printemps très avancé. D’un côté, la montagne est couverte de neige, les ruisseaux sont gelés, les cascades présentent des stalactites de glace ; de l’autre, les arbres sont en fleur, beaucoup ont des feuilles, l’herbe est verte, les ruisseaux murmurent, les oiseaux gazouillent, la nature entière semble en liesse et disposée à vous faire oublier les tristesses dont le cœur était froissé un quart de minute avant. Je n’ai guère éprouvé d’impression plus agréable.

Après quelques heures d’une course rapide à travers un pays enchanté, nous arrivâmes à Gênes le 26 février. Les rues étaient tapissées de fleurs ; nulle part je n’en ai vu cette abondance ; il faisait un temps délicieux : j’oubliai la fatigue d’un voyage dont le commencement avait été pénible.

En descendant de voiture, je voulus me promener dans ces rues embaumées, si propres, si bien dallées, et dont le marcher était bien autrement doux que celui de ma chambre pavée de Turin. Je les trouvai remplies d’une population gaie, animée, affairée, qui faisait contraste avec le peuple sale et ennuyé que je venais de quitter. Les femmes, chaussées de souliers de soie, coiffées de l’élégant mezzaro, me charmèrent et les enfants me parurent ravissants. Tout le beau monde de Gênes se trouvait aussi dans la rue ; au bout de cinq minutes nous étions entourés de quarante personnes de connaissance. Je sentis subitement soulever de dessus mes épaules le manteau de plomb que le séjour de Turin y fixait depuis six mois. Ma joie fut un peu calmée par les cent cinquante marches qu’il fallut gravir pour arriver à un beau logement, dans un grand palais qu’on avait retenu pour l’ambassadeur de France.

Pendant le séjour que j’ai fait à Gênes, la hauteur des appartements et l’importunité, sans exemple partout ailleurs, des mendiants sont les seules choses qui m’aient déplu. Je ne répéterai pas ce que tout le monde sait de la magnificence et de l’élégance des palais. Je ne parlerai pas davantage des mœurs du pays que je n’ai pas eu occasion d’observer, car, peu de jours après notre arrivée, les événements politiques nous condamnèrent à la retraite, et j’ai à peine entrevu la société.

Les génois ne prenaient guère le soin de dissimuler leur affliction de la réunion au Piémont et la répugnance qu’ils avaient pour le Roi. Peu d’entre eux allaient à la Cour, et ceux-là étaient mal vus par leurs compatriotes. Leur chagrin était d’autant plus sensible qu’ils avaient cru un moment à l’émancipation.

Lord William Bentinck, séduit par les deux beaux yeux de la Louise Durazzo (comme on dit à Gênes), avait autorisé par son silence, si ce n’est par ses paroles, le rétablissement de l’ancien gouvernement pendant son occupation de la ville. Les actes par lesquels le congrès de Vienne disposa du sort des génois leur en parurent plus cruels à subir. Maître pour maître, ils préféraient un grand homme au bon roi Victor ; et, s’il fallait cesser d’être génois, ils aimaient encore mieux être français que piémontais. La sentence de Vienne les avait rendus bonapartistes enragés, et c’est surtout des rivières de Gênes que partaient les correspondances pour l’île d’Elbe.

L’armée anglaise, avant de remettre la ville aux autorités sardes, avait dépouillé les établissements publics et tout enlevé du port, jusqu’aux chaînes des galériens. Cette avanie avait fort exaspéré le sentiment de nationalité des génois.

Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes conviés à aller assister à une représentation qu’un commodore anglais donnait au Roi. Il s’agissait de lui montrer l’effet des fusées à la congrève, invention nouvelle à cette époque. Nous nous rendîmes tous à pied, par un temps admirable, à un petit plateau situé sur un rocher à quelques toises de la ville et d’où l’on jouissait d’une vue magnifique. Une mauvaise barque, amarrée si loin qu’à peine on pouvait l’apercevoir à l’œil nu, servait de but. La brise venait de mer et nuisait à l’effet des fusées, mais elle rafraîchissait l’air et le rendait délicieux. Le spectacle était animé sur la côte et brillant dans le port qu’on apercevait sur la droite, rempli de vaisseaux pavoisés.

Le tir fut interrompu par la crainte que deux petite bricks, affalés par le vent, pussent être atteints. Évidemment ils ne voulaient pas aborder ; ils manœuvraient pour s’élever en mer, y réussirent, et on recommença à tirer. D’après toutes les circonstances qui sont venues depuis à notre connaissance, il est indubitable que ces deux bricks transportaient Bonaparte et sa fortune aux rivages de Cannes. Combien le hasard d’une de ces fusées, en désemparant ces bâtiments, aurait pu changer le destin du monde !

Le commodore donna un élégant déjeuner sous une tente, et on se sépara très satisfaits de la matinée.

Je me rappelle que la princesse Krassalkolwitz vint achever la journée chez nous. J’étais liée avec elle depuis longtemps ; elle s’embarquait le lendemain pour Livourne. Nous causions le soir de la fadeur des événements, de l’ennui des gazettes : valait-il la peine de vivre pour attendre quinze jours un misérable protocole du congrès de Vienne ? Moitié sérieusement, moitié en plaisanterie, nous regrettions les dernières années si agitées mais si animées ; l’existence nous paraissait monotone, privée de ces grands spectacles. Ma mère reprit :

« Voilà bien des propos de jeunes femmes ; oh ! mesdames, ne tentez pas la Providence ! Quand vous serez aussi vieille que moi, vous saurez que les moments de calme, que vous avez l’enfantillage d’appeler d’ennui, ne durent jamais longtemps. »

Aussi lorsque, trois jours après, la princesse revint à Gênes, n’ayant pu débarquer à Livourne et retournant en toute hâte à Vienne, elle arriva chez nous se cachant le visage, et disant :

« Ah ! chère ambassadrice, que vous aviez raison ; je vous demande pardon de mes folies, j’en suis bien honteuse. »

J’aurais pu partager ses remords, car j’avais pris part à la faute.

Nous assistions à un concert lorsqu’on vint chercher mon père ; un courrier l’attendait ; il était expédié par le consul français à Livourne et annonçait le départ de Bonaparte de Porto-Ferraio. Mon père s’occupa tout de suite d’en donner avis. Il expédia une estafette à Vienne à monsieur de Talleyrand, une autre à Paris, et fit partir un secrétaire de légation pour porter cette nouvelle à Masséna, et, chemin faisant, prévenir toutes les autorités de la côte. Cette précaution fut déjouée par la célérité de l’Empereur. Peu d’heures après son départ de Gênes, monsieur de Château traversait le bivouac de Cannes déjà abandonné, quoique les feux brûlassent encore. Nous avions passé la nuit à copier les lettres et les dépêches qui furent confiées à ces différents courriers ; il n’y avait qu’une partie de la chancellerie à Gênes où on ne s’attendait pas à de telles affaires.

L’émoi fut grand le lendemain matin. On ne doutait pas que l’Empereur ne dût débarquer sur quelque point de l’Italie et se joindre aux troupes de Murat qui armait depuis quelque temps. Les autrichiens n’étaient pas en mesure de s’y opposer, et le général Bubna, fort inquiet, reprochait aux piémontais l’empressement qu’ils avaient eu de faire abandonner leur territoire par les allemands avant d’avoir eu le temps de créer une armée nationale. Le comte de Valese, de son côté, prétendait que, les frais de l’occupation absorbant tous les revenus de l’État, on ne pouvait rien instituer tant qu’elle durait.

Lord William Bentinck arriva à tire d’aile. Chacun se regardait, s’inquiétait, s’agitait ; on s’accusait mutuellement, mais l’incertitude du lieu où débarquerait l’Empereur ne permettait de prendre aucun parti, ni de donner aucun ordre. Le général Bubna fut le premier instruit de sa marche ; dès lors, autrichiens, anglais et piémontais, tout se rassura et crut avoir du temps devant soi.

Bubna demanda à faire entrer ses troupes en Piémont. Monsieur de Valese s’y refusant obstinément, il fut réduit à les faire cantonner sur les frontières de Lombardie ; aussi déclara-t-il formellement que, si l’armée napolitaine s’avançait, il resterait derrière le Pô, en laissant le Piémont découvert. Le cabinet sarde tint bon ; il ne tarda même pas à admettre l’étrange pensée de pouvoir s’établir dans un état de neutralité vis-à-vis de Napoléon et de Murat. Les rapports avec mon père se ressentirent plus tard de cette illusion. L’ambassadeur sarde fut le seul qui ne rejoignit pas le roi Louis XVIII à Gand.

Monsieur de Château revint porteur des plus belles promesses de Masséna. Il avait vu arrêter madame Bertrand, arrivant de l’île d’Elbe, et il avait trouvé partout autant d’enthousiasme pour monsieur le duc d’Angoulême que d’indignation contre l’Empereur. Cela était vrai en Provence et dans ce moment. Des nouvelles bien différentes étaient portées sur l’aile des vents. On apprenait avec une rapidité inouïe, et par des voies inconnues, les succès et la marche rapide de Bonaparte.

Un matin, un officier français, portant la cocarde blanche, se présenta chez mon père et lui remit une dépêche du général Marchand, tellement insignifiante qu’elle ne pouvait pas avoir motivé son envoi. Il était fort agité et demandait une réponse immédiate, son général ayant fixé le moment du retour. Mon père l’engagea à s’aller reposer quelques heures. Tandis qu’il cherchait le mot de cette énigme, d’autant moins facile à deviner que le bruit s’était répandu que le général Marchand avait reconnu l’Empereur, le général Bubna entra chez lui en lui disant :

« Mon cher ambassadeur, je viens vous remercier du soin que vous prenez de payer le port de mes lettres. Je sais qu’on vous demande cinquante louis pour celle que voici. Elle est du général Bertrand qui m’écrit, par ordre de Napoléon, pour me charger d’expédier sur-le-champ par estafette ces autres dépêches à Vienne pour l’Empereur et pour Marie-Louise. Moi, qui ne suis jamais très pressé, j’attendrai tranquillement une bonne occasion ; qu’allez-vous faire de votre jeune homme ? »

Mon père réfléchit un moment, puis il pensa que, s’il le faisait arrêter, ce serait trop grave. Il l’envoya chercher à son auberge, lui intima l’ordre de partir sur-le-champ, en le prévenant que, s’il laissait au gouvernement sarde le temps d’apprendre la manière dont il avait franchi la frontière, il serait arrêté comme espion, et qu’il ne pourrait pas le réclamer.

L’officier eut l’imprudence de dire qu’il lui faudrait s’arrêter à Turin où il avait des lettres à remettre. Mon père lui conseilla de les brûler et lui donna un passeport qui indiquait une route qui l’éloignait de Turin. Je n’ai plus entendu parler de ce monsieur qui eut l’audace, après cette explication, de réclamer de mon père les cinquante louis que le général Marchand, dans sa lettre ostensible, l’avait prié de lui remettre pour les frais de son voyage. Bubna garda le secret suffisamment longtemps pour assurer la sécurité du courrier. Elle aurait été fort hasardée en ce moment ; car les velléités pacifiques du cabinet sarde n’existaient pas alors, et ses terreurs sur les dispositions bonapartistes des piémontais étaient en revanche très exaltées.

La déclaration du 13 mars fut expédiée à mon père par monsieur de Talleyrand, aussitôt qu’elle eut été signée par les souverains réunis à Vienne. Il la fit imprimer en toute hâte, et, trois heures après son arrivée, mon frère se mit en route pour la porter à monsieur le duc d’Angoulême. Il le trouva à Nîmes. La rapidité avait été si grande qu’elle nuisit presque à l’effet et fit douter de l’authenticité de la pièce. Monsieur le duc d’Angoulême garda mon frère auprès de lui, le nomma son aide de camp, et bientôt après l’envoya en Espagne pour demander des secours qu’il n’obtint pas. Au surplus, si on les avait accordés, ils seraient arrivés trop tard.

Dans le plan que je me suis fait de noter les plus petites circonstances qui, à mon sens, dessinent les caractères, je ne puis m’empêcher d’en rapporter une qui peut sembler puérile.

Mon frère avait donc apporté à monsieur le duc d’Angoulême un document d’une importance extrême. Il avait fait une diligence qui prouvait bien du zèle. Sur sa route, il avait semé partout des exemplaires de la déclaration sans s’informer de la couleur des personnes auxquelles il les remettait, ce qui n’était pas tout à fait sans danger. Monsieur le duc d’Angoulême le savait et semblait fort content de lui. Il l’engagea à déjeuner. Rainulphe, ayant fait l’espèce de toilette que comportait la position d’un homme qui vient de faire cent lieues à franc étrier, s’y rendit. À peine à table, les premiers mots de monsieur le duc d’Angoulême furent :

« Quel uniforme portez-vous là ?

— D’officier d’état-major, monseigneur.

— De qui êtes-vous aide de camp ?

— De mon père, monseigneur.

— Votre père n’est que lieutenant général ; pourquoi avez-vous des aiguillettes ? Il n’y a que la maison du Roi et celle des princes qui y aient droit… ; on les tolère pour les maréchaux… ; vous avez tort d’en porter.

— Je ne savais pas, monseigneur.

— À présent vous le savez, il faut les ôter tout de suite. En bonne justice, cela mériterait les arrêts, mais je vous excuse ; que je ne vous en voie plus. »

On comprend combien un jeune homme comme était alors Rainulphe se trouva déconcerté par une pareille sortie faite en public. Dans les moments où s’il s’animait sur les petites questions militaires jusqu’à se monter à la colère, monsieur le duc d’Angoulême se faisait l’illusion d’être un grand capitaine.

Le roi de Sardaigne annonça qu’il allait faire une course à Turin ; ses ministres et le général Bubna l’accompagnèrent. Le ministre d’Angleterre resta à Gênes ainsi que mon père qui s’y tenait plus facilement en communication avec monsieur le duc d’Angoulême et le midi de la France.

Bientôt nous vîmes arriver toutes les notabilités que les mouvements de l’armée napolitaine repoussaient du sud de l’Italie. Le Pape fut le premier ; on le logea dans le palais du Roi. Je ne l’avais pas vu depuis le temps où il était venu sacrer l’empereur Napoléon ; nous allâmes plusieurs fois lui faire notre cour. Il causait volontiers et familièrement de tout. Je fus surtout touchée de la manière digne et calme dont il parlait de ses années de proscription, sans avoir l’air d’y attacher ni gloire ni mérite, mais comme d’une circonstance qui s’était trouvée malheureusement inévitable, s’affligeant que son devoir l’eût forcé à imposer à Napoléon les torts de sa persécution. Il y avait dans tous ses discours une noble et paternelle modération qui devait lui être inspirée d’en haut, car, sur tout autre sujet, il n’était pas à beaucoup près aussi distingué. On sentait que c’était un homme qui recommencerait une carrière de tribulation, sans qu’elle pût l’amener à l’amertume ni à l’exaltation. Le mot sérénité semblait inventé pour lui. Il m’a inspiré une bien sincère vénération.

Bientôt après, il fut suivi par l’infante Marie-Louise, duchesse de Lucques, plus connue sous le titre de reine d’Étrurie. Gênes étant comblée de monde et ne pouvant trouver un logement convenable, elle s’installa dans une chambre d’auberge dont, à l’aide de quelques paravents, on fit un dortoir pour toute la famille. Elle paraissait faite pour habiter ce taudis ; je n’ai jamais rien vu de plus ignoble que la tournure de cette princesse, si ce n’est ses discours. Elle était Bourbon : il nous fallait bien lui rendre des hommages, mais c’était avec dégoût et répugnance.

Elle traînait à sa suite une fille, aussi disgracieuse qu’elle, et un fils si singulièrement élevé qu’il pleurait pour monter sur un cheval, se trouvait mal à l’aspect d’un fusil, et qu’ayant dû un jour entrer dans un bateau pour passer un bac il en eut des attaques de nerfs. La duchesse de Lucques assurait que les princes espagnols avaient tous été élevés précisément comme son fils. Mon père tâcha de la raisonner à ce sujet, mais ce fut sans autre résultat que de se faire prendre en grippe par elle.