Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre I

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 133-145).

SIXIÈME PARTIE

L’ANGLETERRE ET LA FRANCE

1816-1820


CHAPITRE i


Retour en Angleterre. — Aspect de la campagne. — Londres. — Concert à la Cour. — Ma présentation. — La reine Charlotte. — Égards du prince régent pour elle. — La duchesse d’York. — La princesse Charlotte de Galles. — Miss Mercer. — Intrigue déjouée par le prince Léopold de Saxe-Cobourg. — La marquise d’Hertford. — Habitudes du prince régent. — Dîners à Carlton House.

Après une absence de douze années, je revis l’Angleterre avec un vif intérêt. J’y retrouvais le charme des souvenirs. Je rentrais dans la patrie de ma première jeunesse ; chaque détail m’était familier et pourtant suffisamment éloigné de ma pensée journalière pour avoir acquis le piquant de la nouveauté. C’était un vieil ami, revenu de loin, qu’on retrouve avec joie et qui rappelle agréablement le temps jadis, ce temps où la vie, chargée de moins d’événements, se porte plus légère et laisse, avec plus de regrets peut-être, un penser bien plus doux à repasser dans la mémoire.

Je fus très frappée de l’immense prospérité du pays. Je ne crois pas qu’elle fût sensiblement augmentée ; mais l’habitude m’avait autrefois blasée sur l’aspect qu’il présente au voyageur et l’absence m’y avait rendue plus attentive.

Ces chemins si bien soignés, sur lesquels des chevaux de poste, tenus comme nos plus élégants attelages, vous font rouler si agréablement, cette multitude de voitures publiques et privées, toutes charmantes, ces innombrables établissements qui ornent la campagne et donnent l’idée de l’aisance dans toutes les classes de la société, depuis la cabane du paysan jusqu’au château du seigneur, ces fenêtres de la plus petite boutique offrant aux rares rayons du soleil des vitres dont l’éclat n’est jamais terni par une légère souillure, ces populations si propres se transportant d’un village à un autre par des sentiers que nous envierions dans nos jardins, ces beaux enfants si bien tenus et prenant leurs ébats dans une liberté qui contraste avec le maintien réservé du reste de la famille, tout cela m’était familier et pourtant me frappait peut-être plus vivement que si c’eût été la première fois que j’en étais témoin.

Je fis la route de Douvres à Londres par un beau dimanche du mois de mai et dans un continuel enchantement. Il s’y mêlait de temps en temps un secret sentiment d’envie pour ma patrie. Le Ciel lui a été au moins aussi favorable ; pourquoi n’a-t-elle pas acquis le même degré de prospérité que ses voisins insulaires ?

Lorsque les chevaux de poste, suspendant leur course rapide, prirent cette allure fastidieuse qu’ils affectent dans Londres, que l’atmosphère lourde et enfumée de cette grande ville me pesa sur la tête, que je vis ses silencieux habitants se suivant l’un l’autre sur leurs larges trottoirs comme un cortège funèbre, que les portes, les fenêtres, les boutiques fermées semblèrent annoncer autant de tristesse dans l’intérieur des maisons que dans les rues, je sentis petit à petit tout mon épanouissement de cœur se resserrer et, lorsque je descendis à l’ambassade, mon enthousiasme sur l’Angleterre avait déjà reçu un échec.

Quelque prodigieuse que soit la prospérité commerciale de Londres et le luxe qu’on y déploie dans toutes les classes de la société, je crois que son aspect paraîtra bien moins remarquable à un étranger que celui du reste de l’Angleterre. Cette grande cité, composée de petites maisons pareilles et de larges rues tirées au cordeau, toutes semblables les unes aux autres, est frappée de monotonie et d’ennui. Aucun monument ne vient réveiller l’attention fatiguée. Quand on s’est promené cinq minutes, on peut se promener cinq jours dans des quartiers toujours différents et toujours pareils.

La Tamise, aussi bien que son immense mouvement qui attacherait un caractère particulier à cette capitale du monde britannique, est soigneusement cachée de toute part. Il faut une volonté assez intelligente pour parvenir à l’apercevoir, même en l’allant chercher.

On a pu voir partout des rues qui ressemblent à celles de Londres, mais je ne crois pas qu’aucun autre pays puisse donner idée de la campagne en Angleterre. Je n’en connais point où elle soit autant en contraste avec la ville. On y voit un autre ciel ; on y respire un autre air. Les arbres y ont un autre aspect ; les plantes s’y montrent d’une autre couleur. Enfin c’est une autre population, quoique l’habitant du Northumberland ou du Devonshire soit parfaitement semblable à celui du promeneur de Piccadilly.

On conçoit, au reste, que le nuage orange, strié de noir, de brun, de gris, saturé de suie, qui semble un vaste éteignoir placé sur la ville, influe sur le moral de la population et agisse sur ses dispositions. Aussi n’y a-t-il aucune langue où l’on vante les charmes de la campagne, en vers et en prose, avec une passion plus vive et plus sincère que dans la littérature anglaise. Quiconque aura passé trois mois à Londres comprendra le bien-être tout matériel qu’on éprouve en en sortant.

Malgré les vertiges qu’elle cause aux nouveaux débarqués, cette atmosphère si triste n’est pas malsaine ; on s’y accoutume bientôt assez pour ne plus s’apercevoir qu’on en souffre. J’ai entendu attribuer la salubrité de Londres au mouvement que la marée apporte quatre fois le jour dans la Tamise. Ce grand déplacement forme un ventilateur naturel qui agite et assainit cet air qui paraît épais, même à la vue, et laisse sur les vêtements les preuves positives que l’œil ne s’est pas trompé. La robe blanche, mise le matin, porte avant la fin de la journée des traces de souillures qu’une semaine ne lui infligerait pas à Paris. L’extrême recherche des habitants, leur propreté, rendue indispensable par de telles circonstances, ont tiré parti de ces nécessités pour en combattre la mauvaise influence ; et l’aspect des maisons aussi bien que des personnes n’offre que les apparences de la plus complète netteté.

Si ma longue absence m’avait rendue plus sensible aux charmes de la route, je l’étais davantage aussi aux inconvénients de Londres qui ne m’avaient guère frappée jusque-là. Dans la première jeunesse, on s’occupe peu des objets extérieurs.

Le surlendemain de mon arrivée, le prince régent donnait un concert à la Reine sa mère. Pour être admis, il fallait être présenté. La Reine, me sachant à Londres, eut la bonté de se souvenir que je l’avais été autrefois et me fit inviter. Mes parents dînaient à Carlton House. J’y arrivai seule le soir, pensant me mêler inaperçue dans la foule. Il était un peu tard ; le concert était déjà commencé.

La salle, en galerie, était partagée par des colonnes en trois parties à peu près égales. Celle du milieu se trouvait exclusivement occupée par la Cour et les musiciens placés vis-à-vis de la Reine, des princesses, de leurs dames, des ambassadrices et de quelques autres femmes ayant les grandes entrées qui étaient assises. Tout le reste de la société se tenait dans les parties latérales, séparées par les colonnes, et restait debout. On circulait dans les autres salons, selon l’usage général du pays, où un concert à banquettes paraîtrait horriblement ennuyeux…

Je trouvai à la porte lady Macclesfield, une des dames du palais. Elle m’attendait pour me conduire à la Reine et, sans me donner un instant pour respirer, me mena à travers tout ce monde, toute cette musique, tout ce silence et tout ce vide jusqu’à Sa Majesté. Je n’avais pas encore eu le temps d’avoir grand’peur ; mais, au moment où j’approchai, la Reine se leva en pied, et les quarante personnes qui l’entouraient imitèrent son mouvement. Ce froufrou, auquel je ne m’attendais pas, commença à m’intimider. La Reine fut très bonne et très gracieuse, je crois ; mais, pendant tout le temps qu’elle me parlait, je m’étais occupée que de l’idée de ménager ma retraite.

Lady Macclesfield m’avait quittée pour reprendre sa place parmi ses compagnes. Lorsque la Reine fit la petite indication de tête qui annonçait l’audience terminée, je sentis le parquet s’effondrer sous mes pas. J’étais là, seule, abandonnée, portant les yeux de toute l’Angleterre braqués sur ma personne et ayant un véritable voyage à faire pour regagner, dans cet isolement, les groupes placés derrière les colonnes. Je ne sais pas comment j’y arrivai.

J’avais été présentée à bien des Cours et à bien des potentats. Je n’étais plus assez jeune pour conserver une grande timidité ; j’avais l’habitude du monde et pourtant il me reste de cette soirée et de cette présentation de faveur un souvenir formidable.

Ce n’est pas que la reine Charlotte fut d’un aspect bien imposant. Qu’on se figure un pain de sucre couvert de brocart d’or et on aura une idée assez exacte de sa tournure. Elle n’avait jamais été grande et, depuis quelques années, elle était rapetissée et complètement déformée. Sa tête, placée sur un col extrêmement court, présentait un visage renfrogné, jaune, ridé, accompagné de cheveux gris poudrés à frimas. Elle était coiffée en bonnet, en turban, en toque, selon l’occasion, mais toujours je lui ai vu une petite couronne fermée, en pierreries, ajoutée à sa coiffure. J’ai entendu dire qu’elle ne la quittait jamais. Malgré cette figure hétéroclite, elle ne manquait pourtant pas d’une sorte de dignité ; elle tenait sa cour à merveille, avec une extrême politesse et des nuances fort variées.

Sévère pour la conduite des femmes, elle se piquait d’une grande impartialité ; et souvent un regard froid, ou une parole moins obligeante de la Reine à une de ses protégées, a suffi pour arrêter une jeune personne sur les bords du précipice. Pour les femmes divorcées, elle était inexorable. Jamais aucune, quelque excuse que le public lui donnât, quelque bonne que fût sa conduite ultérieure, n’a pu franchir le seuil du palais.

Lady Holland en a été une preuve bien marquante : son esprit, son influence politique, la domination qu’elle exerçait sur son mari, lui avaient reconquis une existence sociale. Refuser d’aller à Holland House aurait paru une bégueulerie à peine avouable. Lady Holland y tenait une cour fréquentée par tout ce qu’il y avait de plus distingué en anglais et en étrangers ; mais, quelques soins qu’elle se soit donnés, quelques négociateurs qu’elle ait employés, et le prince régent a été du nombre, jamais, tant que la vieille Reine a vécu, elle n’a pu paraître à celle de Saint-James.

Je n’oserais dire que la Reine fût aimée, mais elle était vénérée. Le prince régent donnait l’exemple des égards. Il était très soigneux et très tendre pour elle en particulier. En public, il la comblait d’hommages.

Je fus frappée, le soir de ce concert, de voir un valet de chambre apporter un petit plateau, avec une tasse de thé, un sucrier et un pot à crème et le remettre au Régent qui le présenta lui-même à sa mère. Il resta debout devant elle pendant tout le temps qu’elle arrangea sa tasse, sans se lever, sans se presser, sans interrompre sa conversation. Seulement elle lui disait toujours en anglais, quelque langue qu’elle parlât dans le moment : Thank you, George. Elle répétait le même remerciement dans les mêmes termes lorsque le prince régent reprenait le plateau des mains du valet de chambre pour recevoir la tasse vide. C’était l’usage constant. Cette cérémonie se renouvelait deux à trois fois dans la soirée, mais n’avait lieu que lorsque la Reine était chez le prince. Chez elle, c’était ordinairement une des princesses, quelquefois un des princes, jamais le Régent, mais toujours un de ses enfants qui lui présentait sa tasse de thé.

Tous les autres membres de la famille royale, y compris le Régent, partageaient les rafraîchissements préparés pour le reste de la société, sans aucune distinction. En général, autant l’étiquette était sévèrement observée pour la Reine, autant il en existait peu pour les autres. Les princes et princesses recevaient et rendaient des visites comme de simples particuliers.

Je me rappelle que, ce même soir, où j’avais subi la présentation à la Reine, me trouvant peu éloignée d’une petite femme très blonde que douze années d’absence avaient effacée de mon souvenir, elle dit à lady Charlotte Greville avec laquelle je parlais :

« Lady Charlotte, nommez-moi à madame de Boigne. »

C’était la duchesse d’York ; elle resta longtemps à causer avec nous sur tout et de toutes choses, avec une grande aisance et sans aucune forme princière.

Le lendemain, ma mère me mena faire des visites à toutes les princesses ; nous laissâmes des cartes chez celles qui ne nous admirent pas et la présentation fut faite.

La princesse Charlotte de Galles, mariée au prince de Cobourg, était encore plongée dans les douceurs de la lune de miel et ne quittait pas la campagne. Ma mère avait assisté à son mariage, béni dans un salon de Carlton House. Lorsque, plus tard, je lui dis combien je regrettais n’avoir pas partagé cet honneur, elle me répondit :

« Vous avez raison ; c’est un spectacle rare que l’héritière d’un royaume faisant un mariage d’amour et donnant sa main là où son cœur est déjà engagé. En tout, le bonheur parfait n’est pas commun ; je serai charmée que vous veniez souvent en être témoin à Claremont. »

Pauvre princesse !… Je ne fis connaissance avec elle qu’à un autre voyage. En ce moment, j’en entendais beaucoup parler. Elle était fort populaire, affectait les manières brusques attribuées à la reine Élisabeth qu’elle portait même jusqu’à avoir adopté ses jurons. Elle était très tranchée dans ses opinions politiques, accueillait avec des serrements de main les plus affectueux tous les hommes, jeunes ou vieux, qu’elle regardait comme de son parti, ne manquait pas une occasion de marquer de l’opposition au gouvernement de son père et de l’hostilité personnelle à sa grand’mère et à ses tantes. Elle professait une vive tendresse pour sa mère qu’elle regardait comme sacrifiée aux malveillances de sa famille.

La princesse Charlotte recherchait avec soin les occasions d’être impertinente pour les femmes qui composaient la société particulière du Régent. On lui avait persuadé que son père avait eu le désir de faire casser son mariage et de nier la légitimité de sa naissance. Je ne sais si cela a quelque fondement ; en tout cas ses droits étaient inscrits sur son visage : elle ressemblait prodigieusement au prince. Elle était née neuf mois après le mariage dont l’intimité n’avait pas duré beaucoup de jours. Il est certain que le prince de Galles avait tenu à cette époque beaucoup de mauvais propos que la conduite de sa femme n’a que trop justifiés ; mais je ne sache pas qu’il ait jamais pensé à attaquer l’existence de la princesse Charlotte.

Il accusait miss Mercer d’avoir monté la tête de la jeune princesse en lui racontant cette fable ; il l’avait expulsée du palais et la détestait cordialement. Miss Mercer conservait une correspondance clandestine avec la princesse Charlotte. Elle avait excité ses répugnances contre le prince d’Orange que le cabinet anglais désirait lui faire épouser et encouragé le goût que la grande-duchesse Catherine de Russie avait cherché à lui faire prendre pour le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Cette intrigue avait été conduite par ces deux femmes jusqu’au point d’amener la princesse Charlotte à déclarer qu’elle voulait épouser le prince Léopold et était décidée à refuser tout autre parti. L’opposition l’appuyait.

Miss Mercer, fille de lord Keith, riche héritière mais fort laide, prétendait de son côté épouser le duc de Devonshire et lui apporter en dot son crédit sur la future souveraine. Tout le parti whig, applaudissant à cette alliance, s’était ligué pour y déterminer le duc. Je ne sais s’il y aurait réussi ; mais, lorsque le mariage de la princesse semblait avoir assuré le succès de cette longue intrigue, elle échoua complètement devant le bon sens du prince Léopold. Il profita de la passion qu’il inspirait à sa femme pour l’éloigner de la coterie dont elle était obsédée, la rapprocher de sa famille et changer son attitude politique et sociale. Ce ne fut pas l’affaire d’un jour, mais il s’en occupa tout de suite et, dès la première semaine, miss Mercer, s’étant rendue à Claremont après y avoir écrit quelques billets restés sans réponse, y fut reçue si froidement qu’elle dut abréger sa visite, au point d’aller rechercher au village sa voiture qu’elle y avait renvoyée.

Des plaintes amenèrent des explications dont le résultat fut que la princesse manquerait de respect à son père en recevant chez elle une personne qu’il lui avait défendu de voir. Miss Mercer fut outrée ; le parti de l’opposition cessa d’attacher aucun prix à son mariage avec le duc de Devonshire et tout le monde se moqua d’elle d’y avoir prétendu.

Pour cacher sa déconvenue, elle affecta de s’éprendre d’une belle passion pour monsieur de Flahaut que ses succès auprès de deux reines du sang impérial bonapartiste avaient inscrit au premier rang dans les fastes de la galanterie. Il était précisément ce qu’on peut appeler un charmant jeune homme et habile dans l’art de plaire. Il déploya tout son talent. Miss Mercer se trouva peut-être plus engagée qu’elle ne comptait d’abord. Lord Keith se déclara hautement contre cette liaison ; elle en acquit plus de prix aux yeux de sa fille. Quelques mois après, elle épousa monsieur de Flahaut, malgré la volonté formelle de son père qui ne lui a jamais tout à fait pardonné et l’a privée d’une grande partie de sa fortune. Madame de Flahaut n’a pas démenti les précédents de miss Mercer : elle a conservé le goût le plus vif pour les intrigues politiques et les tracasseries sociales.

Le prince régent menait la vie d’un homme du monde. Il allait dîner chez les particuliers et assistait aux réunions du soir. Ces habitudes donnaient une existence à part aux ambassadeurs ; ils étaient constamment priés dans les mêmes lieux que le prince et il en était presque exclusivement entouré. À tous les dîners, il était toujours à table entre deux ambassadrices ; dans les soirées, il se plaçait ordinairement sur un sopha à côté de lady Hertford et appelait une ambassadrice de l’autre côté.

Lady Hertford, qu’on nommait la marquise par excellence, était alors la reine de ses pensées. Elle avait été très belle, mais elle avait la cinquantaine bien sonnée et il y paraissait, quoiqu’elle fût très parée et très pomponnée. Elle avait le maintien rigide, la parole empesée, le langage pédant et chaste, l’air calme et froid. Elle imposait au prince et exerçait sur lui beaucoup d’empire, était très grande dame, avait un immense état et trouvait qu’en se laissant quotidiennement ennuyer par le souverain elle lui accordait grande faveur.

La princesse Charlotte avait essuyé ses dédains envers elle, mais elle lui avait rendu impertinence pour impertinence. La vieille Reine l’accueillait avec des égards qui témoignaient de la bonne opinion qu’elle lui conservait et lady Hertford promenait son torysme dans les salons avec toute la hauteur d’une sultane.

Le prince se levait extrêmement tard ; sa toilette était éternelle. Il restait deux heures entières en robe de chambre. Dans cet intérieur, il admettait quelques intimes, ses ministres et les ambassadeurs étrangers lorsqu’ils lui faisaient demander à entrer. C’était ce qui lui plaisait le mieux. Si on écrivait pour obtenir une audience ou qu’on la lui demandât d’avance, il recevait habillé et dans son salon, mais cela dérangeait ses habitudes et le gênait. En se présentant à sa porte sans avoir prévenu, il était rare qu’on ne fût pas admis. Il commençait la conversation par une légère excuse sur le désordre où on le trouvait, mais il en était de meilleure humeur et plus disposé à la causerie.

Il n’achevait sa toilette qu’au dernier moment, lorsqu’on lui annonçait ses chevaux. Il montait à cheval, suivi d’un seul palefrenier, et allait au Parc où il se laissait aborder facilement. À moins qu’il ne dit : « Promenons-nous ensemble », on se bornait à en recevoir un mot en passant sans essayer de le suivre. Quand il s’arrêtait, c’était une grande politesse, mais elle excluait la familiarité et on ne l’accompagnait pas. La première année, il s’arrêtait pour mon père, mais, lorsqu’il le traita plus amicalement, ou il l’engageait à se promener avec lui, ou il lui faisait un signe de la main en passant sans jamais s’arrêter.

Du Parc il se rendait chez lady Hertford où il achevait sa matinée. Plus habituellement sa voiture l’y venait prendre, quelquefois il revenait à cheval. Il fallait être très avant dans sa faveur pour que lady Hertford engageât à venir chez elle à l’heure du prince, et encore trouvait-on souvent la porte fermée. Les ministres y allaient fréquemment.

Lady Hertford sans avoir beaucoup d’esprit, avait un grand bon sens, n’entrait dans aucune intrigue, ne voulait rien pour elle ni pour les siens ; elle était au fond la meilleure intimité que le prince, à qui la société des femmes était nécessaire, pût choisir. Les ministres ont eu occasion de s’en persuader encore davantage lorsque le Régent, devenu roi, a remplacé cette affection, toute de convenance, par une fantaisie pour lady Conyngham dont le ridicule n’a pas été le seul inconvénient.

Le prince régent avait trois manières d’inviter à dîner. Sur une énorme carte, le grand chambellan prévenait par ordre qu’on était convié pour rencontrer la Reine. Alors, on était en grand uniforme.

Le secrétaire intime, sir Benjamin Bloomfield, avertissait par un petit billet personnel, écrit à la main, que le prince priait pour tel jour. Alors, c’était en frac et la forme la plus ordinaire. Elle s’adressait aux femmes comme aux hommes. Les dîners n’étaient jamais de plus de vingt et ordinairement de douze à quinze personnes.

La troisième manière était réservée pour les intimes. Le prince envoyait, le matin même, un valet de pied dire verbalement que, si monsieur un tel était tout à fait libre et n’avait rien à faire, le prince l’engageait à venir dîner à Carlton House, mais il le priait surtout de ne pas se gêner. Il était bien entendu cependant qu’on n’avait jamais autre chose à faire, et je crois que le prince aurait trouvé très étrange qu’on ne se rendît pas à cette invitation. Mon père avait fini par la recevoir très fréquemment. Elle ne s’adressait jamais aux femmes. Ces dîners n’étaient que de cinq à six personnes et la liste des invités était fort limitée.