Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome IV/VIII/Chapitre II

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iv
Fragments.
p. 99-218).

EXPÉDITION
DE MADAME LA DUCHESSE DE BERRY
EN 1832


Si les romans historiques sont encore à la mode dans quelques siècles, un nouveau Walter Scott trouvera difficilement un sujet plus poétique que celui de l’expédition de madame la duchesse de Berry en France pendant les années 1832 et 1833.

Lorsque le temps aura permis de voiler la fatale et ridicule catastrophe fournie par l’inexorable histoire, on s’exaltera volontiers sur une princesse, une mère, bravant toutes les fatigues, tous les périls, tous les dangers, pour venir réclamer l’héritage de son fils proscrit et déjà orphelin par un crime.

Voilà de ces positions éternellement destinées à intéresser le cœur et l’imagination. Et j’ai toujours été surprise que l’action de madame la duchesse de Berry n’ait pas excité plus d’enthousiasme parmi ses partisans. Cela s’explique, sans doute, par l’extrême mansuétude du nouveau gouvernement.

Dans un temps où le bien-être matériel tient une si grande place et où l’égoïsme personnel se dissimule sous les formes d’une tendresse illimitée pour les petits enfants, on veut bien déverser l’injure sur le pouvoir qui protège, mais on redoute, en l’attaquant ouvertement, d’aventurer sa propre tranquillité.

L’opposition de nos ancêtres se manifestait d’autre sorte. Ils donnaient de grands coups de lance et versaient du sang ; nos contemporains ne se battent qu’en paroles et ne répandent que de la boue. Ce métier est trop peu attrayant, trop peu honorable, pour se prolonger. Cette opposition, honteuse et tracassière, s’éteindra prochainement, on le doit espérer, dans son propre venin.

En attendant que les aventures de madame la duchesse de Berry soient devenues le domaine de l’histoire et du roman, elles restent dans celui de la chronique. C’est à ce titre que je prétends raconter ce que j’en ai aperçu du point de vue où j’étais placée.

Je ne pense pas m’écarter en cela du parti que j’ai ci-devant annoncé de ne rien écrire de confidentiel. Cet épisode est tout à fait en dehors de la conduite des affaires à l’intérieur et ne peut donner lieu à aucune révélation indiscrète.

Madame la duchesse de Berry a de l’esprit naturel, le goût, l’instinct des arts et l’intelligence de la vie élégante. Elle porte habituellement de la bonté, de la facilité dans son commerce, mais trop souvent aussi la maussaderie d’une personne gâtée, d’une enfant mal élevée.

Comprenant mal les exigences de son haut rang, elle n’avait jamais songé combien c’est un métier sérieux d’être princesse au dix-neuvième siècle, et elle ne prétendait y puiser que de l’amusement et des plaisirs.

Les gens de son intimité savaient sa conduite assez désordonnée, mais, soit qu’on fût porté à l’indulgence envers elle, par l’injuste réprobation qu’inspiraient les vertus un peu austères de madame la Dauphine, soit que le secret fût passablement gardé, on n’en glosait guère et madame la duchesse de Berry était très populaire.

Il se disait bien, à l’oreille, qu’une certaine attaque de goutte, suivie d’une réclusion de plusieurs semaines à Rosny, avait eu pour motif la naissance d’un enfant à cacher ; mais, en général, on croyait ces rapports calomnieux et, pour mon compte, j’y étais complètement incrédule.

Madame la duchesse de Berry s’est toujours montrée fort courageuse. Elle aimait et recherchait le danger souvent jusqu’à la témérité, s’aventurait à nager dans la mer lorsque la vague était assez grosse pour effrayer les matelots eux-mêmes, préférait monter les chevaux les plus fougueux, passer par les chemins les plus difficiles, affronter enfin tous les obstacles qui, ordinairement, font reculer les femmes.

Aussi incliné-je à croire, et on me l’a affirmé, que le vendredi 30 juillet 1830, elle eut la pensée d’enlever son fils de Saint-Cloud et de l’apporter, dans ses bras, à l’Hôtel de Ville de Paris pour le confier à la protection de l’assemblée tumultueuse qui s’était arrogé le droit de parler au nom de la ville et même du pays.

Ce coup de tête aurait certainement beaucoup embarrassé les factieux, et il est impossible de dire aujourd’hui quel eût été le résultat d’une semblable marque de confiance donnée à la population. Mais le roi Charles X et monsieur le Dauphin en eurent quelque soupçon et firent garder à vue la mère et l’enfant.

J’ai déjà raconté comment, trois jours plus tard, d’autres personnes songèrent à remettre monsieur le duc de Bordeaux aux mains de monsieur le duc d’Orléans, lieutenant général du royaume, et comment cette proposition fut accueillie à Rambouillet.

Madame la duchesse de Berry s’y opposa avec emportement, car, cette fois, elle ne devait jouer aucun rôle personnel, mais s’éloigner avec le reste de la famille. Cela n’entrait plus dans ses projets.

J’ai aussi déjà dit sa folle satisfaction des ordonnances et son puéril entrain de cette bataille des trois journées où la monarchie était en jeu. Lorsque le sort en eut fatalement décidé, la princesse ajouta à ces erreurs de jugement des actions niaisement ridicules.

Vêtue d’un costume masculin et armée d’un pistolet qu’elle tirait à tout instant, elle prétendait se montrer aux troupes dans cet équipage. C’est pendant la courte halte de Trianon qu’elle accomplit cette mascarade.

J’ai entendu raconter au duc de Maillé, premier gentilhomme de la chambre, que, dans cette bagarre de Trianon, il se trouvait seul auprès du Roi, dans une pièce où Charles X s’était réfugié.

Le vieux monarque, très accablé, occupait un fauteuil sur le dossier duquel monsieur de Maillé s’appuyait. La porte s’ouvrit avec fracas ; madame la duchesse de Berry s’élança dans la chambre, en faisant ses évolutions belliqueuses, et tira son pistolet chargé à poudre.

Cette apparition ne dura qu’un éclair mais frappa de stupéfaction les deux vieillards. Après un moment de silence, le Roi, se retournant vers monsieur de Maillé, lui dit piteusement :

« Comment la trouves-tu, Maillé ?

— A… bo… mi… na… ble, Sire, » répondit le duc, d’un ton tout aussi lamentable, la force de la vérité l’emportant en cet instant sur les habitudes de la courtisanerie. Le pauvre Roi plia les épaules.

Le duc de Maillé racontait cette scène, dont le cadre était si déplorable, de la façon la plus amusante.

J’ignore quelles influences firent reprendre à madame la duchesse de Berry le costume de son sexe ; mais elle ne conserva pas longuement celui dont le Roi et monsieur de Maillé se tenaient pour si mal édifiés.

Ceux qui accompagnaient la famille royale, dans cette incroyable retraite vers Cherbourg, remarquèrent la faveur dont monsieur de Rosambo jouissait auprès de la princesse ; mais les circonstances semblaient pouvoir excuser les privautés accordées à une personne complètement dévouée, quoique, cependant, l’étiquette fût seule, dans ces jours néfastes, à conserver ses droits.

Et, puisque j’ai occasion de parler de ce triste voyage, je veux consigner ici une petite anecdote qui est à ma connaissance spéciale, dans le seul intérêt de montrer à quel point cette étiquette enveloppait de ses petitesses nos pauvres princes.

Ils devaient dîner à Laigle, chez madame de Caudecoste fort empressée à les recevoir. Les officiers de la bouche précédaient. Tout fut mis à leur disposition. Ils demandèrent une table carrée et, comme il ne s’en trouva pas, ils scièrent une belle table d’acajou, le Roi, disaient-ils, ne devant pas manger à table ronde. Si je ne me trompe, un pareil soin, en pareil temps, en dit bien long et me paraît une excuse à nombre de reproches fréquemment répétés.

En approchant la côte d’Angleterre, madame la duchesse de Berry, que son humeur vagabonde entraînait dans tous les coins du bâtiment, éclata tout à coup en cris et en sanglots. Elle se précipita dans la cabine où se trouvaient réunis les princes et les principaux passagers, proclamant une infâme trahison du capitaine. Celui-ci, fort étonné, parvint enfin avec peine à la faire expliquer.

En errant sous le pont, elle avait saisi quelques mots du pilote proposant d’entrer dans la rade de Saint-Hélens, le vent se tenant mauvais pour Spithead, et elle s’était déjà vue mettant à la voile pour le rocher où une autre grandeur déchue avait récemment terminé sa brillante carrière.

Le capitaine dut avoir recours à l’inspection d’une carte pour calmer les alarmes si singulièrement conçues.

L’habitation de Lullworth, vaste pour des particuliers, paraissait bien étroite à des habitudes princières. Madame la duchesse de Berry surtout avait peine à se soumettre à la communauté où elle se trouvait avec sa royale famille, et s’en affranchissait par de fréquentes absences.

Elle assista, entre autres, à l’ouverture du chemin de fer de Manchester à Liverpool et, suivant ses goûts aventureux, monta dans le premier wagon que la vapeur eût lancé sur des rails, lorsque cela paraissait encore une tentative pleine d’épouvante.

Les courses répétées, quoique accomplies sans faste dans un demi-incognito, déplaisaient à madame la Dauphine. Elle y voyait un oubli des convenances dont elle était blessée. La retraite, le silence, lui semblaient, à juste titre, l’attitude la plus digne à conserver dans leur cruelle position qui, d’ailleurs, trouvait peu de sympathie dans la population anglaise pleine d’enthousiasme pour la révolution de Juillet où elle reconnaissait l’exemple donné par elle-même en 1688.

Madame la Dauphine témoignait hautement à sa belle-sœur un mécontentement partagé du Roi et de monsieur le Dauphin. Aussi la réunion de l’auguste intérieur devenait chaque jour plus orageuse. Cependant madame la duchesse de Berry ne s’en sépara pas tout de suite : elle s’établit quelque peu de temps à Édimbourg, puis s’éloigna sous prétexte de santé.

Elle fit un assez long séjour à Bath. On manda qu’elle y était accouchée d’une fille ; la suite rend tout croyable. Dans le moment, je n’y vis qu’une calomnie de l’esprit de parti dont je fus indignée.

Les registres des aubergistes, répétés par les gazettes, nous apprirent que madame la duchesse de Berry avait traversé l’Europe pour se rendre à Naples où elle n’était aucunement désirée. Il n’y avait guère moyen toutefois de repousser absolument une sœur réclamant asile. On accepta donc une visite en refusant l’établissement.

Ce point fixé, elle fut bien accueillie. Elle se montra d’autant moins exigeante dans cette transaction qu’elle était, dès lors, sous l’influence de ses espérances et en pleine intrigue pour leur exécution. Ses entours ne doutaient pas plus qu’elle de leur succès.

La princesse fit l’acquisition de deux bateaux à vapeur, destinés à parcourir la Méditerranée à l’effet d’entretenir et de faciliter les intelligences qu’elle pensait avoir en France.

L’un des deux lui échappa. L’autre, avec plus ou moins de complicité du gouvernement piémontais, arbora le pavillon sarde en restant à ses ordres, et devint ce Carlo Alberto qui a joué un rôle principal dans les événements que je vais m’appliquer à retracer sous l’aspect où ils me sont apparus.

Je dirai ce qui est à ma connaissance, d’après des témoignages authentiques, et, parfois, je hasarderai des conjectures en les signalant comme telles. Sans doute cette relation différera, en bien des points, de celles fournies par les partisans de la princesse, et il y aura nécessairement des lacunes que ses complices seuls pourraient remplir.

Quelque récit véridique les racontera peut-être à la postérité. Ces matières ne sauraient être abordées franchement qu’avec un parti pris, le plus positif, contre toute espèce de publicité et presque de confidence contemporaine.

Il avait paru, dans l’automne de 1830, une caricature représentant un personnage, fort bien mis, saluant honnêtement un homme du peuple et lui demandant chapeau bas : « Monsieur, pourriez-vous m’indiquer ce que sont devenus les royalistes ? » Elle peignait assez exactement la situation. L’opposition, dite du faubourg Saint-Germain, était alors aussi modeste qu’elle s’est montrée arrogante par la suite. Beaucoup d’entre ceux qui sont devenus depuis ses coryphées allaient au Palais-Royal, plus ou moins ouvertement.

Si des personnes particulièrement attachées à la maison des princes s’en abstenaient, celles-là même n’annonçaient que des regrets de convenance et un temps de deuil limité. Je pourrais citer bien des gens dont j’ai été chargée de porter les paroles qui probablement les renieraient aujourd’hui.

Les propos étaient dépourvus d’hostilité ; on se rencontrait sans répugnance ; on causait de tout les uns avec les autres. Le blâme universel s’attachait aux ordonnances de Charles X, la pitié aux malheurs qu’elles avaient provoqués ; la reconnaissance s’exprimait pour ceux qui, se jetant à travers la mêlée, avaient arrêté l’irritation de la multitude et prévenu les violences dont la crainte était fréquemment rappelée par les émeutes qui grondaient autour de nous.

Je me souviens que, causant amicalement et confidentiellement avec le duc de Laval, je lui demandai s’il laisserait écouler le temps fixé par la nouvelle Charte pour faire sa soumission et siéger à la Chambre des pairs.

« Ma décision n’est pas absolument arrêtée, me répondit-il, mais voyez-vous, ma chère amie, en fin de compte on sera toujours trop heureux de nous avoir quand nous voudrons et, en se rattachant isolément, on fera plus d’effet et mieux ses conditions. »

Mon pauvre ami se croyait encore au temps de la Fronde où l’on traitait avec les grands seigneurs et [où] un Montmorency faisait ses conditions.

Les souvenirs de l’Empire pouvaient, dans une certaine mesure, entretenir ces illusions, mais, ici, il était dans l’erreur de tous points. Aussi ne rapporté-je cette circonstance que pour montrer quelle était, à cette époque, la mesure des répugnances aristocratiques contre la révolution de Juillet.

À bien dire, le parti, d’abord appelé carliste et plus tard légitimiste, n’existait pas encore. Des bouches qui grimacent aujourd’hui en disant : « Monsieur Philippe » ou « Madame Amélie », s’ouvraient très naturellement pour les qualifier « du Roi » et « de la Reine ».

En un mot, on avait peur. Cette situation dura jusqu’après le procès des ministres de Charles X.

Quand il fut bien constaté que le gouvernement réunissait à la force la volonté de protéger ses ennemis, alors seulement on songea à lui faire subir des impertinences.

La première fut une manifestation dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, le 13 février 1831, mais on la choisit d’une nature trop ostensible, aux yeux du peuple. Elle souleva sa colère et il en tira une vengeance, à jamais déplorable, qui suspendit pour quelque temps les entreprises et retarda l’organisation du parti.

Dans des proportions différentes, tout le monde blâma l’imprudence commise à Saint-Germain-l’Auxerrois et réprouva avec indignation le vandalisme exercé sur cette église et sur l’archevêché. On avait vu la Seine entraînant les meubles, les livres, les manuscrits précieux sous ses ponts, tandis que le cortège du bœuf gras (car c’était un mardi gras de funeste mémoire) les traversait et que des processions de misérables bandits, affublés de chasubles, d’étoles, de surplis, d’ornements pontificaux, la croix, la crosse, les bannières religieuses en tête, inondaient ses quais en se mêlant aux masques. Je conserve de ce hideux spectacle un bien pénible souvenir.

Comme il arrive d’ordinaire dans les effervescences politiques, on n’avait pas pillé, et on se croyait héroïquement généreux pour n’avoir fait que détruire.

Tout ce qui paraît utile aux masses populaires, le linge, les litages, l’argenterie trouvés à l’archevêché, avaient été portés à l’Hôtel-Dieu, et les gazettes du parti révolutionnaire vantèrent le lendemain la magnanimité de ce peuple qu’elles cherchaient à pousser dans tous les excès.

L’archevêque aurait bien pu courir quelques risques à ce premier moment, mais heureusement on avait réussi à le faire évader et pas une goutte de sang, du moins, n’était à regretter dans cette œuvre de destruction conduite avec une fabuleuse célérité.

L’église de Saint-Germain avait été dévastée très rapidement, mais, là, on s’était borné à dépouiller les autels, à enfoncer les armoires, à briser les fenêtres, les lambris, les vitraux, les boiseries sculptées, enfin tout ce qui offrait une sorte de fragilité ; tandis qu’en moins de trois heures il ne restait pas pierre sur pierre de l’archevêché et que la grille même qui entourait le jardin avait disparu. Un tremblement de terre n’aurait pas agi d’une façon plus prompte et plus efficace.

J’ai presque répugnance à ajouter que la cathédrale et le quartier ont également gagné à la démolition du palais de l’archevêque.

Les intrigants du parti carliste durent renoncer pour lors à obtenir des manifestations des gens ayant quelque chose à perdre, mais la sécurité ne tarda pas à renaître parmi eux et, lors qu’il fut bien constaté, d’une part, qu’il n’y avait rien à craindre du nouveau gouvernement, soit pour sa personne, soit pour sa propriété (protection égale étant donnée à tous) et, de l’autre, qu’il n’y avait rien à gagner à le servir, ni pour l’importance, ni pour les intérêts personnels, qu’il n’y avait plus de Cour, plus de courtisans, plus de places de faveur, plus de crédit à exploiter, encore moins de privilèges à obtenir, alors l’opposition royaliste s’organisa.

Quelques-uns étaient encore arrêtés par les avantages attachés à l’hérédité de la pairie. On voulait les conserver, ou les acquérir ; la loi qui les détruisit acheva de les éloigner.

Les gens de ce parti vivent, selon l’habitude qui leur a été si fatale, exclusivement entre eux, parqués dans les mêmes salons. Ils se touchèrent le coude et, se sentant tous hostiles, ils crurent être tout le monde.

Leur première espérance fut celle de ruiner Paris. On réforma une partie de ses gens, de ses chevaux ; on diminua son ordinaire ; on décommanda à grand bruit les meubles, les voitures, les bijoux, tous les objets de luxe que les marchands devaient fournir.

Les dames partirent pour la campagne sans acheter de chapeaux d’été, et reprirent leurs robes de l’an dernier à leurs femmes de chambre. Elles croyaient bonnement retrouver l’herbe croissante dans les rues de la cité criminelle.

Le commerce souffrit, en effet, pendant la première année de la révolution, d’une si violente commotion, mais il ne tarda guère à se relever. Le luxe se développa rapidement, et même avec une certaine exagération d’assez mauvais goût.

Les habitants des châteaux, à leur grand étonnement, trouvèrent au retour plus d’équipages élégants, plus de diamants, plus de magnificences extérieures dans la ville qu’ils n’en avaient jamais vu et Paris déjà plus brillant que pendant la Restauration.

Toutefois, le mouvement était donné, la bouderie établie, l’hostilité constatée. Le plus grand nombre des personnes de l’ancienne Cour, qui allaient encore au Palais-Royal en 1831, s’abstinrent des Tuileries en 1832.

La destruction de l’hérédité de la pairie leur servit de prétexte, ou peut-être de motif réel, pour s’éloigner. Leur place, au reste, était déjà prise par une classe, riche et arrogante, qui marchait sur les talons de la noblesse depuis longtemps et n’était nullement disposée à lui rendre ni même à partager la situation que ses ressentiments lui faisaient abandonner dans l’État.

J’ai vu de près les prétentions individuelles des hommes qui se trouvaient distingués par leur fortune reconnue ou par leur capacité présumée, et j’ose affirmer qu’elles ne cèdent en rien à celles des ducs et des marquis de l’ancien régime, qu’elles sont tout aussi exigeantes, tout aussi exclusives, habituellement plus ridicules, toujours plus grossièrement formulées, et amènent beaucoup plus fréquemment l’expression et la pensée rendue par les mots : « un homme comme moi ! »

Le parti carliste se cimenta pendant les derniers mois de 1831. Madame la Dauphine y contribua assez habilement, quoique dans la ligne qui convient à son grand cœur incapable de fomenter l’intrigue.

Elle s’était de tout temps érigée en protectrice zélée et fort éclairée des jeunes militaires. Ceux qui servaient dans la garde royale, surtout, lui étaient personnellement connus. Dans des lettres adressées à Paris, elle avait soin d’insérer leurs noms et faisait remercier, tantôt les uns, tantôt les autres, plus souvent les familles, de la fidélité conservée à la légitimité.

Ces messages étaient autant d’engagements pour ceux qui les recevaient et ont arrêté bien des jeunes gens prêts à reprendre du service. J’ai lieu de penser que les correspondants de la princesse ne se faisaient faute d’inventer des paroles dans ce sens, lorsqu’ils les croyaient utiles à employer.

D’un autre côté, les agents de madame la duchesse de Berry recrutaient d’une façon plus active et cherchaient à organiser une guerre civile dans la Vendée. Là, comme ailleurs, le parti se divisait en deux classes distinctes, l’une voulait forcer les événements et l’autre les attendre.

La comtesse de La Rochejaquelein, née Duras et veuve du prince de Talmont, dirigeait la première ; tout ce qui restait de vieux chefs vendéens se ralliait à la dernière.

De même, à Paris deux comités directeurs se disputaient le pouvoir. L’actif reconnaissait pour chefs Gaston de Montmorency, prince de Robecque, et sa clientèle de jeunes gens ; le temporisme, monsieur de Chateaubriand, monsieur Pastoret et monsieur Berryer.

Monsieur Hyde de Neuville flottait entre les deux. D’anciennes habitudes le stimulaient à entrer dans toute espèce de conspirations et il y résistait difficilement. D’après ses propres paroles, il doit avoir eu connaissance de celle de la rue des Prouvaires, s’il n’y prit pas une part directe.

Il est à peu près avéré aussi que le maréchal Bourmont l’autorisa de sa présence et parvint à s’évader de la maison où ses complices furent arrêtés.

Le plan était de pénétrer par la galerie du Louvre, où l’on se tenait sûr d’être furtivement introduit, jusqu’au palais des Tuileries dans la nuit du 1er  au 2 février 1832.

Le Roi donnait un grand bal ; l’attention était appelée sur les autres issues. On s’était procuré les clefs de la porte qui ouvre dans le pavillon de Flore, et on espérait que l’invasion de quelques douzaines d’hommes, armés et tirant, produirait une telle confusion qu’on pourrait se débarrasser de la famille régnante d’un seul coup.

On comptait d’ailleurs, avec l’illusion commune à tous les partis politiques, qu’il suffisait d’attacher le grelot et que tout le monde se joindrait aux conspirateurs. Il ne serait pas impossible, au reste, qu’ils eussent des complices parmi les nombreux convives du Roi.

Quoi qu’il en soit, la famille royale, avertie de ce nouveau danger, ne témoigna pas la plus légère agitation ; et le Roi sut à onze heures, par monsieur Perier, que l’état-major des assaillants, dans la rue des Prouvaires, était occupé par la police, et quelques-uns des factieux, arrêtés. En attendant plus tard, la capture aurait été plus nombreuse et plus importante, mais il est dangereux en temps de révolution de risquer une collision ; il suffisait de déjouer le plan, sans commettre plus de monde qu’il n’était nécessaire.

Le lendemain, les salons du faubourg Saint-Germain se partageaient entre ceux qui se moquaient des vaines terreurs de Louis-Philippe, en niant le projet, et ceux qui se désolaient de son insuccès.

Une personne moins bien pensante (pour me servir de l’argot de ces salons), ayant hasardé de témoigner un peu d’horreur à l’idée de voir entrer deux cents assassins au milieu d’un bal, fut vertement tancée par un jeune homme s’étalant dans un excellent fauteuil.

« Mais enfin, reprit-elle, vos sœurs auraient pu y périr !…

— Tant pis pour elles… pourquoi vont-elles là ?… »

Si cette réponse n’est pas fort chevaleresque, elle est du moins très spartiate.

Au demeurant, cet échec dégoûta des conspirations de ce genre. On renvoya de Paris les subalternes, anciens gardes du corps et sous-officiers de la garde royale, en les dirigeant vers les provinces de l’ouest ; et les chefs se renversèrent de nouveau sur les fauteuils rembourrés, d’où ils frondaient tout à l’aise, renonçant à descendre dans la rue, autre terme d’argot de la même époque appartenant aux républicains.

La tentative de la rue des Prouvaires avait coûté beaucoup d’argent. De toutes les nombreuses conspirations tombées dans le domaine des tribunaux pendant le cours de ces années si fertiles en ce genre, c’est la seule où l’on ait trouvé la trace de sommes considérables dépensées.

Le comité s’y était décidé par condescendance pour un petit nombre de carlistes qui ressentent véritablement et sincèrement la répugnance que tous professent hautement pour le secours de l’étranger. Il n’y en a pas un qui ne se dise et ne se croie, peut-être, prêt à courir à la frontière pour en repousser l’étranger, et fort peu qui n’aient l’instinct de rattacher aux succès d’une armée ennemie toutes leurs espérances. Ils renouvelleraient volontiers l’appellation de nos amis les ennemis célébrée par Béranger en 1814 et en conviennent même lorsqu’en tête à tête on les presse d’arguments.

En attendant l’alliance offensive avec les puissances, les carlistes s’étaient ménagé celle des ambassades. L’habitude leur y donnait accès.

Ils s’y rendaient en foule, demeuraient maîtres des salons et y faisaient des impertinences aux jeunes princes (les ducs d’Orléans et de Nemours) qu’ils y rencontraient, au point que monsieur le duc d’Orléans se trouva forcé d’en demander raison au duc de Rohan (alors Fernand de Chabot) et se conduisit dans cette circonstance avec son tact et son esprit accoutumés.

Bientôt l’ambassade d’Angleterre fut fermée à ces factieux de contredanse. Ils continuèrent à dominer dans celle d’Autriche et nos princes cessèrent petit à petit de se montrer dans le monde.

L’échec de la rue des Prouvaires était fort sensible au parti. Un jeune carliste, monsieur de Berthier, rencontrant peu de jours après, dans le Carrousel, le Roi, à pied et donnant le bras à la Reine, lança contre eux le cabriolet qu’il menait, cherchant évidemment à les écraser au tournant de la rue de Chartres.

Il y aurait certainement réussi si le cheval, poussé avec fureur, ne s’était providentiellement abattu. Cette brillante prouesse fut célébrée dans les salons et monsieur de Berthier devint le héros du jour.

À force d’imprudences et d’impertinences, madame de La Rochejaquelein parvint enfin à attirer l’attention de l’autorité sur sa demeure. La visite de son château fut ordonnée pour y arrêter des réfractaires qu’elle n’y recélait pas mais dont elle faisait trophée.

À l’approche de la force armée, la terreur s’empara de la générale, comme elle se faisait appeler et de son aide de camp, mademoiselle de Fauveau, autre tête écervelée.

Toutes deux se cachèrent dans le four d’une ferme voisine. Elles en sortaient quelques heures plus tard, noires comme des ramoneurs, au milieu des politesses empressées que leur prodiguaient les officiers devant lesquels elles avaient fui. Le ridicule de cette aventure ne fut agréable ni à ces dames ni à leur monde.

Néanmoins, les manifestations se multipliaient. Les chefs, dans la crainte de voir le découragement s’emparer de leurs gens, faisaient circuler le bruit de la faveur secrète que madame la duchesse de Berry trouvait auprès de toutes les puissances, de son alliance intime avec Ferdinand VII en Espagne, dom Miguel en Portugal, et surtout avec le roi de Hollande.

La connivence du duc de Modène était évidente, et on se vantait de la sympathie des rois de Naples et de Sardaigne. Les plus initiés laissaient échapper l’annonce d’une entreprise prochaine d’un succès assuré.

Chacun, dans ces prédicaments, voulait se munir tout au moins d’une impertinence au nouveau gouvernement, à faire valoir auprès de Madame Régente. Ceux qui s’étaient montrés modérés jusque-là exagérèrent l’hostilité pour se faire pardonner.

Alors commença la véritable scission dans la société et jusque dans les familles, entre les personnes qui allaient aux Tuileries et celles qui s’en tenaient éloignées, accompagnée d’un redoublement de vitupérations inimaginables.

Si je répétais les propos, tenus dans ces temps-là par les bouches les plus aristocratiques et les plus dévotes, on n’y croirait ni pour le fond ni pour la forme, et j’aime mieux oublier ceux mêmes que j’ai entendus de mes oreilles.

Le ciel nous préparait à tous une terrible distraction. Il aurait manqué quelque chose aux calamités que la génération dont je fais partie est appelée à subir, si le fléau de la peste lui avait été épargné. Le choléra acquitta cette dette de la Providence.

Depuis plusieurs années, il s’avançait vers nous, et les récits qu’on en faisait préparaient les esprits à le recevoir avec effroi. Les plus grands génies partageaient cette terreur avec le vulgaire ; et nulle part il n’était autant redouté qu’au sein de l’Académie des sciences, comme si elle avait, dès lors, prévu combien elle en serait décimée et y perdrait ses plus beaux titres de gloire.

Jusqu’à cette heure, on avait vu le choléra s’avancer pas à pas, hésitant un peu dans sa marche, choisissant fantasquement un point plutôt qu’un autre, mais ne s’égarant que de peu de lieues. Son allure fut différente en France. Il éclata violemment à Paris et faiblement à Calais, au même jour, sans qu’aucun point intermédiaire en eût été frappé.

Personne ne s’attendait à une si brusque invasion, et quoique de nombreuses précautions eussent été méditées, le gouvernement, qui ne voulait pas effrayer la population prématurément, fut pris au dépourvu. Toutefois, il ne se découragea pas et les secours s’improvisèrent avec autant de promptitude que d’intelligence.

Cette utile sollicitude imposa sur-le-champ à tous les quartiers de la ville l’aspect le plus sinistre. De nombreux établissements, où des lanternes et des drapeaux rouges indiquaient, jour et nuit, des ambulances, destinées à recevoir les malades tombés dans la rue, aussi bien que des escouades de médecins réunis prêts à se rendre à votre domicile au premier appel, en annonçant l’assistance signalaient le danger.

Chacun, au reste, en était suffisamment averti par ses impressions personnelles. Mais nul, en revanche ne faillit à son devoir, et l’époque du choléra restera à l’éternel honneur de toutes les classes des habitants de Paris.

Je regrette que la vérité me force à relater un moment de fureur d’un horrible résultat. Quatre innocents furent impitoyablement massacrés comme empoisonneurs. On attribua ce crime à l’effet d’une proclamation fort imprudente du préfet de police, monsieur Gisquet. C’était l’avis de monsieur Casimir Perier, et je l’en ai vu transporté de colère au moment où il rendait compte aux Tuileries de cette déplorable journée.

C’est la dernière fois qu’il soit sorti, car, cette nuit-là, lui-même fut atteint de la maladie. Il en portait le germe depuis une visite des hôpitaux où il avait accompagné monsieur le duc d’Orléans, l’avant-veille.

Ni l’un ni l’autre ne s’étaient épargnés dans l’espoir de rassurer les malades et la population ; mais le ministre avait été profondément impressionné ; il en parlait avec terreur et l’émotion de ces massacres, qu’il pensait provoqués par un de ses agents confidentiels, en excitant une vive irritation, décida l’invasion du mal.

Cette triste circonstance empêcha seule le renvoi immédiat de monsieur Gisquet. Je reconnais pleinement l’inconvenance de son ordonnance. Elle recommandait aux marchands de vin, aux laitières, et jusqu’aux porteurs d’eau de veiller à ce que des malveillants ne vinssent pas jeter dans le vin, le lait et l’eau des liqueurs dangereuses, et devait enflammer la multitude.

Mais, lorsque je pense que partout, depuis le village du fond de la Hongrie habité par des demi-sauvages, jusqu’à Glascow dont la population en masse est peut-être la plus éclairée du monde, le neuvième jour de l’invasion du choléra a été constamment accompagné d’imprécations contre les empoisonneurs suivies d’atroces cruautés, je suis presque tentée de croire cette exaspération générale, à date fixe, une des phases de l’incompréhensible fléau où nous étions en proie.

Nous en fûmes presque tous avertis à Paris par les cris de nos gens. Ils entrèrent dans nos chambres dans la plus vive excitation, affirmant la ville livrée aux empoisonneurs et se refusant à tous nos raisonnements contraires. Selon les diverses opinions, on accusait les républicains, les légitimistes, ou même le gouvernement ; mais pour tous le crime était avéré, chacun en apportait des preuves irrécusables.

Cette frénésie dura vingt-quatre heures, puis disparut entièrement pour ne plus revenir. Malheureusement, elle avait produit des victimes. Quelqu’un inventa de faire, à la halle même, une collecte pour la veuve d’un infortuné massacré sur ses dalles, la veille au soir. Avant six heures du matin, on avait récolté douze cents francs, la plupart en gros sols et donnés par les mêmes gens qui, très probablement, dans leur aveugle furie, avaient subi l’influence délétère et partagé le crime.

Espérons donc que cette inexcusable tache ne noircira pas trop, aux yeux de la postérité, l’honorable conduite tenue par la grande masse de la population. Riches et pauvres, chacun fit son devoir et plus que son devoir.

La non-contagion du choléra n’était rien moins qu’établie ; je ne suis pas bien sûre qu’elle soit prouvée à l’heure qu’il est et, à l’époque dont je parle la question était très controversée. Les savants, les médecins se partageaient sur ce point. Pendant tout l’hiver précédent, des faits, proclamés incontestables, étaient apportés à l’appui des deux opinions par les contagionistes et par leurs adversaires ; mais, dès que le fléau eut fait invasion, un seul avis prévalut : la possibilité de la contagion ne fut plus admise de personne. Pas un cholérique n’inspira la terreur à son voisin, pas un soin ne lui fut refusé par la crainte. Dieu donna la force aux plus timides.

Toutefois, il y eut, un moment, une certaine répugnance à ensevelir les victimes de cet horrible mal. Une association de jeunes hommes, parmi lesquels on citerait les plus beaux noms de France, et qui portaient déjà des secours aux malades, allèrent de galetas en galetas pour en enlever les effroyables reliques laissées par la mort, et rendirent ainsi le courage de s’en défaire ; car la hideur des cadavres augmentait encore l’effroi à les toucher ; et pourtant leur séjour dans les maisons aggravait le danger pour les survivants.

Un seul médecin, dans la nombreuse faculté de Paris, profita d’un prétexte assez spécieux pour s’éloigner. Il n’a jamais pu reparaître parmi ses collègues. Tous les autres rivalisèrent de courage et de zèle.

Les ecclésiastiques allaient confesser les malades, s’enveloppant avec eux sous le même manteau, afin d’obtenir l’isolement, sans ralentir les soins que les infirmiers leur prodiguaient.

Des succursales aux hôpitaux s’improvisaient dans tous les quartiers. Les propriétaires de maisons inoccupées les offraient, quoique souvent élégantes. En vingt-quatre heures, l’empressement public, répondant au premier appel, les avait fournies de lits, de linge, de batterie de cuisine, de tout ce qui était nécessaire au service des malades ; et souvent des dames chrétiennes s’y dévouaient et ajoutaient leurs soins à leurs dons. La charité semblait décidée à ne se point laisser dépasser par la misère du temps. Chacun donnait, même au delà de ses moyens, avec entraînement, et, ce qui est pour le moins autant à remarquer, si le riche était généreux, le pauvre était reconnaissant. Jamais je n’ai vu toutes les classes de la société réunies par un lien plus touchant.

Il ne faut pas croire cependant que ce spectacle parût très beau à ceux qui y assistaient. Je doute que beaucoup de gens eussent le sang-froid de le remarquer et la philosophie d’en jouir.

Pendant plusieurs mois, et surtout durant cinq semaines à l’invasion et trois à la recrudescence, chacun, en prenant congé le soir de sa famille, conservait peu d’espoir de se retrouver le lendemain réunis au déjeuner. On ne sortait pas sans mettre ordre à ses affaires, dans l’attente d’être rapporté mourant de sa promenade.

Ces craintes se confirmaient en voyant les corbillards stationner au coin des rues, en guise de fiacres, prêts à répondre à de trop fréquents appels, et en les rencontrant, allant au grand trot, chargés de plusieurs bières.

Mais bientôt ils ne suffirent plus ; on leur donna pour auxiliaires des tapissières dont les rideaux noirs et fermés annonçaient les sinistres fonctions, et enfin de ces énormes voitures de déménagement remplies jusqu’au comble des victimes du fléau.

Je pense que ces rencontres, hélas ! bien souvent renouvelées, n’étaient indifférentes à personne ; pour moi, je conviens de bonne foi en avoir été très péniblement impressionnée.

Apparemment, pourtant, je faisais bonne contenance, car on ne me ménageait guère. Plusieurs personnes du gouvernement se réunissant chez moi tous les soirs, l’inquiète curiosité de chacun y amenait assez de monde pour les interroger, et elles faisaient les réponses concertées pour atténuer autant que possible la terreur publique.

Mais, lorsque les visites étaient parties et que ces messieurs restaient entre eux, ils cessaient de se contraindre et déroulaient leur effroyable chapelet d’horreurs, m’avouant le chiffre véritable des décès qu’on avait cessé de donner et qui s’est élevé jusqu’à dix-sept cents dans les vingt-quatre heures.

Un soir, on annonçait que la pénurie de bières forçait à employer plusieurs fois la même en en retirant les corps, le jour suivant, qu’on avait tout à fait renoncé à s’en servir, elles prenaient trop de place et l’on empilait les cadavres tels quels dans ces horribles tapissières.

Celui-ci avait vu amener chez lui le matin trente-deux orphelins de père et de mère, sortant de la même rue, celle de la Mortellerie, et produits d’une seule nuit. Cet autre craignait que le service des hôpitaux ne manquât le lendemain, un nombre considérable d’infirmiers ayant été atteints dans la matinée, etc.

Venaient ensuite les atroces descriptions de la maladie, car tous ces gens-là ne s’épargnaient pas ; ils remplissaient leurs pénibles devoirs, allaient tout visiter, mais en demeuraient horrifiés.

C’est sous ces agréables impressions qu’on me laissait vers minuit, et je donne à penser si le sommeil était facile et les rêves gracieux.

Lorsque la fatigue l’emportait et qu’au réveil on apercevait un rayon de soleil, on se sentait comme étonné de revoir un nouveau jour. Cet impitoyable soleil ne manqua pas de luire constamment dans un ciel d’airain, accompagné d’un vent d’est qui ne variait pas d’un souffle.

Je n’ai jamais vu un semblable ciel. Il avait, malgré sa pureté, quelque chose de métallique, de plombé, d’imposant, de sinistre, de solennel. La terre lui répondait par une brume assez épaisse, mais parfaitement sèche, ne s’élevant qu’à quelques pieds. Tous les jours se ressemblèrent pendant cette redoutable épidémie.

Il est à remarquer que toutes les récoltes furent abondantes et superbes.

Quoique fort alarmants, les récits dont on saluait la fin de mes soirées nous faisaient moins d’effet, par leur généralité même, que lorsque le mal sévissait autour de nous. Chaque grande catastrophe amène des expressions qui lui sont propres. Celle d’être pris devint consacrée par l’usage. Elle est prise, il est pris, se comprenait du reste sans autre explication.

Je me rappelle un certain dimanche des Rameaux, de sinistre mémoire.

Madame de Champlatreux, fille de monsieur Molé, jeune personne de vingt ans qu’une distinction réelle mettait déjà hors de pair, prise au retour d’une promenade au marché aux fleurs, avait succombé dans la nuit.

Nous nous entretenions de ce triste événement lorsque le marquis de Castries, en entrant chez moi, demanda si nous savions pourquoi madame de Montcalm ne recevait pas selon son usage ; il venait de trouver sa porte fermée. Monsieur Portal dit l’avoir quittée à six heures ; elle lui avait recommandé de revenir le soir. Nous envoyâmes chez elle : elle était morte.

Au même instant on annonça monsieur de Glandevès, comme très mal ; il s’éleva une discussion à ce sujet. Monsieur de Glandevès avait été atteint l’avant-veille, mais faiblement. Quelqu’un affirma l’avoir vu le matin tout à fait bien, cependant nous envoyâmes encore : il était mort.

La stupeur n’était pas passée qu’un message appela monsieur Pasquier auprès de sa nièce avec laquelle il avait dîné et qui se trouvait à toute extrémité. Nous sûmes, à la même heure, la duchesse de Maillé atteinte : elle n’a pas succombé, mais elle a été des années à se rétablir.

Si, par hasard, quelqu’un, un jour, lit ces lignes tranquillement établi au coin de son feu, on s’exagérera peut-être l’impression que nous recevions de ces morts si rapides. Nous n’avions ni le temps de nous apitoyer, ni le loisir de nous lamenter.

Une douloureuse stupeur nous dominait. Chacun était occupé à regarder dans les yeux de ses plus chers intérêts, et, il faut bien en convenir, à se tâter soi-même.

L’examen était peu favorable, tout le monde avait fort mauvaise mine et on se sentait généralement sous une influence morbide qui causait un profond malaise. Peut-être la peur y entrait-elle pour quelque chose. Je suis disposée à le croire.

Dieu sait qu’on n’avait pas de secret les uns pour les autres. Chacun rendait compte de l’état de ses entrailles, cela se qualifiait des prodromes, et les plus délicats ne s’effarouchaient ni se scandalisaient de ces étranges détails.

Je n’ai perdu personne dans ma maison ; mais, le lundi suivant ce fatal dimanche, je vis mon cocher, auquel je venais de donner un ordre, se promener à grands pas dans la cour, recherchant le soleil : il venait d’être pris.

Dix minutes après, il était entre les mains des médecins qu’on avait été quérir à l’ambulance la plus voisine, une heure ensuite à la mort, et le soir sauvé ; mais il lui a fallu bien des semaines pour se remettre.

La longueur des convalescences, pour la plus légère atteinte, constatait de l’extrême malignité du mal.

Ma belle-sœur, madame d’Osmond, pour une très faible attaque de choléra, fut six semaines sans pouvoir supporter d’autre aliment qu’une cuillerée de bouillon de poulet de trois heures en trois heures, tant l’estomac et les intestins étaient délabrés, et pourtant, lorsqu’elle fut prise, le fléau était à son déclin, car, pendant les quatorze premiers jours, tout ce qui en était touché périssait infailliblement.

On commença ensuite à sauver quelques malades, puis beaucoup, puis à peu près tous au bout de cinq à six semaines. Il ne faut pas que la médecine se targue de ce succès.

Le choléra a suivi la même marche partout où il s’est présenté, de quelque façon qu’il ait été traité, et il a parcouru toute l’Europe sans que la science ait découvert le moindre de ses secrets. Il a trompé toutes les conjectures et déjoué tous les calculs. Il a sévi dans les lieux réputés les plus sains, et s’est abstenu là où l’on redoutait ses effets les plus pernicieux.

Les grands hôtels du faubourg Saint-Germain, peu habités et entourés de vastes jardins, ont été décimés, tandis que la fourmilière du Palais-Royal était ménagée et qu’il n’y a pas eu un seul cas de choléra dans les passages vitrés, mal aérés et encombrés de population. On avait tellement craint de les voir devenir des foyers d’infection, qu’à l’approche de la maladie le conseil sanitaire avait songé à les évacuer. La rapidité de l’invasion n’en laissa pas le temps.

Les mêmes anomalies se présentèrent dans la campagne. Tel village a été complètement épargné, et tel autre, dans des conditions de salubrité également favorables, a été abîmé. Tantôt le fléau s’est abattu dans les vallées, tantôt il a frappé sur les montagnes.

Mais partout il a augmenté pendant quatorze jours, est resté stationnaire trois ou quatre et en décroissance pendant trois semaines au bout desquelles la maladie avait changé de caractère et ne présentait plus que les symptômes de ce qu’on appela la cholérine. Elle était rarement mortelle. Puis venait le moment de la recrudescence qui, au bout de quatre mois, ramenait le choléra bleu et les trop justes terreurs.

Paris la subit vers la fin d’août avec une grande intensité. Cette recrudescence a eu lieu partout où le choléra s’est montré, et n’a été ni mieux prévue, ni mieux expliquée que ses autres symptômes.

J’ai remarqué, pendant ces jours d’effroi, combien on parlait du choléra avec les ménagements respectueux qu’inspire toujours une puissance dont on a peur. Difficilement lui donnait-on tort. Chaque victime, tombée sous ses coups, avait assurément mérité son sort par quelque imprudence, ou bien par une organisation défectueuse.

Cela me rappelait notre empressement à trouver des motifs aux exils ordonnés par l’empereur Napoléon et la façon dont les russes expliquent les envois en Sibérie émanés du caprice de leur souverain. Nous traitions le choléra en potentat redouté. Il semble qu’on éloigne le danger de soi en accusant celui qui en souffre de l’avoir mérité par des fautes.

Voilà une longue digression, mais il faut pardonner un peu d’entraînement sur un pareil sujet. Lorsqu’il tombe sous la plume les souvenirs arrivent en foule, et, quoique bien pénibles, ils ont laissé des impressions impossibles à refouler.

Bien des générations se succéderont, j’espère, avant qu’un tel spectacle se renouvelle ; mais, elles peuvent le tenir pour certain, il n’y a rien de plus effrayant, de plus formidable, de plus solennel que l’aspect d’une ville de onze cent mille âmes pliée sous le poids d’un pareil fléau, et pourtant, tout le monde se raidissait contre l’accablement, tout le monde accomplissait les devoirs de son état.

Non seulement le Roi et sa famille demeurèrent à Paris, sans témoigner la moindre crainte, non seulement les deux Chambres législatives et les tribunaux n’interrompirent point leurs travaux, non seulement les professeurs remplirent leurs chaires et les étudiants leurs bancs, non seulement la Bourse réunit ses habitués, mais encore les lieux publics, les salles de spectacle étaient fréquentés. Chacun sentait instinctivement que, si la société s’arrêtait un moment, tous les liens se dissoudraient et l’anarchie surgirait.

Souvent, au milieu d’une pièce, on venait avertir que monsieur, ou madame un tel ne pouvait continuer son rôle. Quelquefois, le commissaire de police avertissait un des spectateurs qu’il était demandé chez lui.

Le mot de choléra circulait de bouche en bouche, et on attendait avec patience que les acteurs improvisassent une scène quelconque pour gagner l’heure de la retraite. On n’était pas là pour s’amuser, mais pour ne rien changer aux usages quotidiens de la ville.

On voulait que les théâtres fussent ouverts et remplis, afin que la société semblât conserver son attitude ordinaire ; mais on demeurait néanmoins sous une impression grave et solennelle : on ne se livrait pas à des saturnales, on s’armait contre la faiblesse.

Beaucoup cependant n’avaient pas cette énergie, et quelques personnes, entre autres la comtesse de Montesquiou-Fezensac, sont littéralement mortes de peur sans aucune autre maladie.

Un très petit nombre, et ce sont peut-être les plus sages, se sont enfuis les premiers jours de l’invasion, un beaucoup plus grand ont été héroïques.

Je citerai notamment le duc et la duchesse de Broglie. Après avoir subi toute l’horreur du choléra à Paris, ils apprirent qu’il éclatait à Broglie et s’y rendirent aussitôt. L’effroi et le découragement les avaient devancés. On abandonnait les malades. Ils les soignèrent eux-mêmes, calmèrent les imaginations frappées et allèrent jusqu’à ensevelir les morts de leurs propres mains ; car partout l’aspect hideux des cadavres a inspiré la même terreur. Les personnes appelées à en voir m’ont assuré qu’elle était bien justifiée.

Je reviens à mon sujet dont je me suis moins écartée qu’il ne semble d’abord, car l’espoir de profiter de la perturbation que le choléra avait dû mettre, dans le pays et dans le gouvernement décida madame la duchesse de Berry à hâter son entreprise.

Le parti la préparait pour la fin de la session, en agitant la Vendée et suscitant des manifestations qui, forçant à des répressions, excitaient les esprits.

Je me rappelle, à cette occasion, une scène assez curieuse où je me trouvai assister. Madame Récamier, réduite à s’éloigner de l’Abbaye-aux-Bois, ravagée par le choléra, avait trouvé refuge chez une madame Salvage (dont le dévouement à la piteuse fortune de Louis Bonaparte est devenu une sorte de petite célébrité). J’allais l’y voir souvent.

Un jour, je trouvai la conversation fort animée, chose rare à cette époque de deuil général.

Le Moniteur du matin, ce doit être vers le milieu d’avril, avait publié une lettre, adressée à madame la duchesse de Berry, trouvée au château de La Charlière en Vendée, où l’on établissait qu’une tentative légitimiste serait intempestive et funeste, que les fidèles devaient employer leurs soins à fomenter la division et le mécontentement, chercher partout à accroître la misère des ouvriers, la souffrance du commerce, et se tenir en mesure de profiter des circonstances favorables, si, par exemple, la Prusse et la Hollande marchaient sur la Belgique. Alors serait le moment pour Madame de faire une descente sur les côtes, surtout si elle était appuyée de troupes sardes, espagnoles ou portugaises… Je ne me rappelle plus les termes exacts, mais c’était là le sens.

Le duc de Laval, le duc de Noailles, et même monsieur de Chateaubriand adoptaient complètement ce document et en préconisaient les doctrines. Tous les gens sages du parti les professaient, et les projets insensés de quelques extravagants, impossibles, au reste, à réaliser, ne méritaient que du mépris. Fomenter les mécontentements et attendre les chances d’une guerre étrangère en y excitant, voilà ce que la sagesse commandait.

Tout le monde était d’accord, lorsque survint monsieur Genoude.

« Nous parlions de la lettre publiée par le Moniteur, lui dit le duc de Laval.

— Et vous en êtes profondément indigné, répliqua monsieur Genoude. Il ne manquait plus à ce gouvernement impie que de se faire faussaire.

— Vous croyez cette lettre controuvée ?

— En pouvez-vous douter ? Quoi ! désigner les royalistes à la haine du pays en les dénonçant comme fauteurs de la misère, de la souffrance du peuple, les montrer appelant les secours de l’étranger, tandis qu’au contraire, et cela est notoire, ils arrêtent à grand’peine les haines suscitées par les violences du gouvernement contre les habitants de l’Ouest, c’est une pensée infernale, une œuvre du démon bien digne des gens qui l’ont inventée. »

À cette sortie, personne ne souffla. Pas un de ceux qui venaient de vanter la sagesse des principes ne voulut les soutenir.

Monsieur de Chateaubriand attisa le feu de la cheminée ; madame Récamier évita de lever les yeux ; monsieur Ampère, monsieur Ballanche, deux autres personnes assez neutres et moi, qui nous trouvions témoins de tout cet embarras, échangeâmes un sourire. Il y eut un instant de silence, puis on parla d’autre chose.

Monsieur Genoude assurément ne doutait en aucune façon de l’authenticité de la pièce publiée. Pourquoi donc ce langage ? Se méfiait-il de l’auditoire et mentait-il sciemment, ou bien croyait-il la position du parti carliste assez bonne pour se pouvoir passer de la misère et de la guerre étrangère comme auxiliaires ? Il est aussi rempli d’illusions que de mensonges, et l’on peut supposer l’un et l’autre.

En tout cas, il ne refusait pas l’assistance de la peste, car il faisait partie du comité qui sollicitait madame la duchesse de Berry de hâter son arrivée pour en profiter.

Les projets de cette princesse n’étaient un secret pour personne, non plus que le scandale de sa vie en Italie.

Il était si patent qu’il autorisait le vicomte de La Rochefoucauld à me dire, quelques mois plus tard, combien il regrettait de s’être refusé à se rendre auprès d’elle à Massa comme on l’en sollicitait : il aurait certainement empêché sa malencontreuse tentative.

« Pensez-vous avoir pu réussir à l’arrêter ?

— Sans aucun doute, je n’aurais consenti à être son amant qu’à cette condition. »

Je sais les ridicules de monsieur de La Rochefoucauld, et ce dialogue en est une nouvelle preuve ; mais, pour oser parler ainsi d’une princesse, de la mère de celui qu’on salue du nom de son Roi, il faut qu’elle y ait terriblement donné lieu.

J’ignore si monsieur de Chateaubriand était dans la confidence de l’entreprise de madame la duchesse de Berry, mais, se soumettant en apparence aux frayeurs inspirées à madame de Chateaubriand par le choléra, il l’accompagna à Genève.

On le disait nommé gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et se rendant à Édimbourg. Je lui demandai si ce bruit avait quelque vérité : « Moi ! s’écria-t-il avec un accent de dédain inimitable, moi ! et qu’irais-je faire, bon Dieu, entre cette mangeuse de reliques d’Édimbourg et cette danseuse de corde d’Italie ? »

Je me sentis assez froissée de cette façon de parler pour en prendre congé de monsieur de Chateaubriand plus froidement. Je dirai dans quelles circonstances je l’ai revu et pourquoi je rappelle ce propos.

Le gouvernement redoutait fort l’embarras que lui causerait la présence de madame la duchesse de Berry en France, par la difficulté surtout de la traiter d’une manière exceptionnelle, avec les idées d’égalité révolutionnaire qui dominaient encore à cette époque.

Aussi surveillait-on les côtes de Provence avec grand soin. Le nom de la princesse avait été prononcé pendant l’échauffourée de Marseille ; mais on ne croyait pas à sa présence, lorsque le télégraphe l’annonça captive à bord du Carlo Alberto, arrêté dans la rade de la Ciotat.

La joie fut grande de ce que, n’ayant pas touché le territoire français, elle ne se trouvait soumise à aucune loi, et la résolution prise sur-le-champ de la renvoyer directement à Édimbourg à bord d’une frégate. L’ordre fut immédiatement transmis de conduire le Carlo Alberto dans les eaux de la Corse, tandis qu’on préparait la frégate. La Reine eut grande part à cette décision, et je l’en vis bien satisfaite.

Aussitôt l’arrivée de l’estafette, l’amiral de Rigny, alors ministre de la marine, apporta chez moi la dépêche qui rendait compte de la capture, accompagnée de quelques pièces à l’appui, et nous en fit lecture.

Après les avoir écoutées, je le priai de me les donner à lire une seconde fois, et, en les lui rendant, je lui dis :

« Ce n’est pas la duchesse de Berry.

— Comment ! s’écria-t-il, et d’où vous vient cette idée ? »

Je ne voulus pas m’expliquer, mais je persistai dans mon assertion de façon à faire suffisamment d’impression sur monsieur de Rigny pour élever quelques doutes dans son esprit et le décider à constater l’identité de la princesse avant de l’embarquer sur la frégate.

Monsieur d’Houdetot, alors en Corse, eut l’ordre de se rendre auprès d’elle et dévoila l’erreur.

Mon petit cercle fit, dans le temps, grand honneur à ma perspicacité de l’avoir devinée. Voici tout simplement mes motifs. D’abord, malgré le peu d’égards de madame la duchesse de Berry pour les convenances, il me paraissait impossible qu’elle fût à bord, dans son propre caractère, absolument seule de femme. Je l’aurais plus volontiers soupçonnée cachée sous les vêtements d’un mousse.

Ensuite, et surtout, le capitaine du bateau à vapeur qui avait saisi le Carlo Alberto rendait, dans son procès-verbal, un compte rude et sincère de la visite du bâtiment, donnait le signalement de la princesse et parlait même de la couleur de ses yeux ; or, dans sa grossière naïveté, il n’aurait pas manqué de les dire de travers.

Je trouvais, de plus, que l’attitude, les propos, la conduite de la prisonnière manquaient d’une certaine décision, assez royale, que je savais à madame la duchesse de Berry et mon instinct se refusait à l’y reconnaître.

Cependant, tous les indices annonçaient sa présence récente à bord du Carlo Alberto, et on sut bientôt qu’il l’avait débarquée près de Marseille dans la nuit qui avait précédé l’insurrection tentée dans cette ville, au point du jour le 30 avril, et instantanément réprimée.

Madame la duchesse de Berry, ayant réussi à écarter le duc de Blacas, chargé par le roi Charles X de la surveiller et d’arrêter l’intempestivité de ses projets, s’était embarquée près de Massa, accompagnée de quelques fidèles et d’une femme de chambre (mademoiselle Le Beschu) qui se fit passer pour la princesse à la Ciotat.

Plusieurs fois, le Carlo Alberto se mit en communication avec la côte, déposant et recueillant des émissaires. Tout étant préparé, madame la duchesse de Berry prit terre sur la plage près de Marseille.

Les premiers rayons du soleil devaient éclairer le drapeau blanc, arboré par ses partisans sur un clocher de la ville ; c’était le signal pour y entrer. Il frappa un moment ses regards ; elle se mit en marche pleine d’allégresse. Mais son espérance ne dura guère ; le drapeau cessa de flotter et elle reçut avis que la tentative avait échoué.

Elle passa la journée cachée dans les rochers et fut forcée d’y bivouaquer la nuit suivante. On voulait l’engager à se rembarquer. Elle s’y montrait fort récalcitrante et, d’ailleurs, il n’était point facile de regagner le Carlo Alberto.

Un habitant de Marseille, monsieur de Villeneuve, dans les opinions légitimistes, mais étranger, je crois, à la conspiration, fut prévenu, par un billet, des prédicaments où se trouvait madame la duchesse de Berry.

À la brune, il sortit de la ville en calèche, recueillit la noble fugitive, obtint des chevaux de poste au premier relais où il en prenait souvent pour se rendre dans sa terre, et l’éloigna ainsi de la localité la plus dangereuse pour elle.

On a fait beaucoup de récits, plus ou moins romanesques, sur les aventures de la princesse pendant sa traversée du royaume. Je ne suis pas en mesure d’en constater l’authenticité. Ce qu’il y a de sûr c’est que partout elle a trouvé secours, assistance, secret. Cela est d’autant plus naturel qu’elle s’adressait à ses partisans. Mais, dans aucun parti, personne n’aurait voulu la livrer, ni désiré la prendre. Il a fallu que sa pertinacité à rester en France en fît une nécessité, car c’était une capture aussi pénible à faire qu’embarrassante à garder.

Je pense bien, par exemple, que les légitimistes seuls pouvaient mettre un grand zèle à la diriger sur la Vendée. D’autres n’auraient pas eu le même goût à établir la guerre civile.

Quoi qu’il en soit, elle était avant le 20 mai à Nantes, monsieur de Bourmont ne tarda pas à l’y rejoindre. Il trouva tout disposé pour l’entrée en campagne. C’est-à-dire que madame la duchesse de Berry, assistée de madame de La Rochejaquelein, de mademoiselle Fauveau, de deux jeunes hommes choisis par ces dames pour aides de camp, et qu’elles avaient fait serment (serment fidèlement accompli au milieu de la pieuse Vendée) de ne jamais quitter ni jour ni nuit, de quelques têtes également folles et de subalternes intrigants, que ce sanhédrin donc avait répandu des proclamations fulminantes, envoyé des circulaires incendiaires et commandé une prise d’armes pour le 24.

Là, s’arrêtaient les préparatifs ; il n’y avait ni hommes, ni fusils, ni munitions, ni argent, et encore moins de zèle. Les anciens chefs vendéens étaient au désespoir et n’admettaient aucune chance d’obtenir un soulèvement sérieux dans le pays ; ils annonçaient un échec inévitable et prédisaient de grands malheurs.

Monsieur de Bourmont, informé d’un état de choses qu’on dissimulait à la princesse, la supplia de sortir de Nantes et de lui laisser temps d’organiser le mouvement. Elle y consentit à grand’peine et, malgré les avis de son entourage immédiat, elle se retira dans les environs.

Les traditions vendéennes furent évoquées pour établir sa sûreté personnelle. D’ailleurs, à cette époque, je le répète, on la croyait fugitive, cherchant à s’échapper et on n’avait aucun désir de l’arrêter.

J’en ai eu plusieurs preuves et une, entre autres, où j’ai été témoin et même un peu acteur. Je ne sais si, pour mieux assurer la marche de la princesse, son parti avait dirigé du côté de Nice des individus destinés à donner le change sur la véritable route suivie par elle ; mais, lorsque son absence du Carlo Alberto fut constatée, et cela demanda quelques jours malgré le service du télégraphe, le bruit se répandit qu’elle avait repassé le Var.

Le gouvernement y crut, aussi bien que la plèbe du parti légitimiste. Je me souviens que la comtesse d’Hautefort, très zélée, mais peu initiée dans les secrets, me raconta alors je ne sais quelle belle parole à la Henri IV prononcée par Madame en passant le Var à gué. Ce même jour, elle se plaignait naïvement à moi de l’horrible perfidie avec laquelle le gouvernement, non content d’avoir fait échouer la tentative de la rue des Prouvaires en achetant le secret de la conspiration, avait encore eu l’infamie d’employer des émissaires à faire hâter d’un mois l’arrivée de madame la duchesse de Berry, de sorte que les préparatifs nécessaires au succès n’étaient pas complètement achevés.

La colère de madame d’Hautefort nous faisait trop d’honneur. L’expédition sur Marseille avait été un peu avancée, mais ce n’était pas par l’habileté du gouvernement français, c’était parce que le parti lui-même avait conçu l’espoir de se donner pour auxiliaires l’effroi, la désolation où le choléra plongeait la capitale, et la désorganisation du cabinet par la mort de monsieur Casimir Perier et la maladie de monsieur d’Argout.

Tout le monde était bien persuadé que madame la duchesse de Berry avait repassé la frontière. On se disposait à prendre contre elle les mesures les plus sévères, à fulminer une espèce d’ordre de courre sus, destiné à calmer les vociférations du parti républicain qui recevait alors le surnom des Bousingots, d’une espèce de chapeau que beaucoup avaient adopté.

Je savais le conseil assemblé pour rédiger l’ordonnance et monsieur le duc d’Orléans partant le soir pour le Midi, lorsque j’appris d’une façon certaine que madame la duchesse de Berry n’avait pas quitté le sol français. Une lettre de sa main, adressée au comité dont monsieur de Chateaubriand faisait partie, et de date fort récente, l’affirmait. On l’avait montrée à madame Récamier pour qu’elle en informât monsieur de Chateaubriand, alors en Suisse.

Peu d’heures avant, nous avions, elle et moi, causé de la situation en partant de ce point que la princesse était à l’abri du danger. La réception de cette lettre changeait la question ; elle vint me le révéler. Je courus chez la Reine dont je savais l’anxiété pour sa nièce.

Elle était à Saint-Cloud, le Roi au conseil à Paris. Un homme à cheval fut aussitôt expédié porteur d’un billet où la Reine, avec mon autorisation, me nommait comme étant venue lui apprendre la certitude positivement acquise que madame la duchesse de Berry était encore en France. Elle ne m’en demanda pas davantage ; je ne lui dis rien de plus.

Je sus, le soir, que ce message avait empêché la signature de l’ordonnance toute rédigée et suspendu le départ de monsieur le duc d’Orléans. Il ne pouvait convenir de l’envoyer là où sa cousine risquait d’être arrêtée d’un moment à l’autre, par l’effet de quelque zèle intempestif, et nous la présumions encore dans le Midi.

Bientôt après, sa traversée audacieuse du royaume fut connue, l’exactitude de ma communication confirmée, mais nos prévisions sur le lieu de son séjour trompées, et monsieur le duc d’Orléans partit.

Je puis assurer que le séjour de madame la duchesse de Berry ne donnait d’inquiétude, à cette époque, que pour elle.

J’ignore si ce fut la lettre communiquée à madame Récamier qui décida le retour de monsieur de Chateaubriand. Mes souvenirs me le montrent bientôt après à Paris.

On se persuada d’abord qu’en se rapprochant des côtes de l’Océan madame la duchesse de Berry avait pour but de s’embarquer plus facilement dans un lieu où elle serait moins soupçonnée ; mais la Vendée ne tarda pas à se mettre en mouvement.

Partout, de petites bandes d’insurgés se montraient et agitaient le pays sans l’entraîner ; partout, aussi, les chefs s’épuisaient en vains efforts pour ressusciter un parti carliste, sans avoir eux-mêmes l’espérance d’y réussir.

On n’aimait pas le nouveau gouvernement. Toutefois, il ne vexait personne et, en Vendée comme ailleurs, la grande masse voulait vivre tranquille.

Cependant d’anciens souvenirs, fortement excités par quelques prêtres et beaucoup de gentilshommes, parvinrent à réunir une espèce de noyau d’insurrection autour de Marie-Caroline dans les derniers jours de mai.

Le maréchal de Bourmont avait dû renoncer à l’illusion dont il s’était bercé, et avait trompé les autres, que l’armée lui était passionnément attachée. Selon lui, toutes les troupes se rangeraient sous les ordres du vainqueur d’Alger dès qu’elles sauraient sa présence.

Aucune défection n’avait lieu cependant et, partout où l’on en venait aux mains, les militaires détruisaient les bandes insurgées. Toutefois la conflagration s’accroissait et s’étendait ; le gouvernement se décida à mettre les provinces de l’Ouest sous le régime exceptionnel de l’état de siège.

Cette mesure ne souleva aucune opposition. Fort peu de gens, au fond, désiraient la guerre civile, et l’on reconnaissait généralement dans cette décision, l’intention qu’avait le cabinet de donner à madame la duchesse de Berry un nouvel avertissement de s’éloigner et à ses partisans de rentrer dans la tranquillité qu’on était fort disposé a leur laisser.

Toutefois, un parti plus jeune, et partant plus énergique, se disposait de son côté à profiter, lui aussi, des embarras du gouvernement. Il s’était en quelque sorte compté le jour des obsèques de monsieur Casimir Perier, et il fit explosion lors de celles du général Lamarque, un des députés marquant de l’opposition.

L’émeute, dans cette circonstance, se grandit jusqu’à l’insurrection, et l’on put craindre le triomphe de l’anarchie.

Le Roi, prévenu, sur les huit heures du soir, à Saint-Cloud, des inquiétudes du cabinet, après avoir lu les dépêches des ministres et causé un instant avec le baron Pasquier, président de la Chambre des pairs, qui confirma la gravité des faits, demanda ses voitures.

La Reine, entourée des princesses et de ses dames, travaillait, selon son usage, à sa table ronde. Le Roi se plaça derrière sa chaise.

« Amélie, dit-il tout haut du ton le plus calme, il y a du bruit à Paris, je m’y rends, veux-tu venir ?

— Assurément, mon ami.

— Eh bien, prépare-toi, les voitures sont commandées. »

Une demi-heure n’était pas écoulée, que le Roi, la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Louise et le duc de Nemours étaient sur la route de Paris. Monsieur le duc d’Orléans était absent, je crois. Les deux autres princesses et leurs jeunes frères restèrent à Saint-Cloud où l’agitation n’osa se manifester qu’après le départ du carrosse royal, tant le maintien du Roi et de la Reine y avait commandé le calme.

Il n’entre pas dans mon sujet de parler en détail de ces terribles journées. J’ai pourtant été témoin oculaire de la ridicule ovation subie par monsieur de Lafayette, traîné, dans un fiacre dont on avait enlevé l’impériale et où s’était attelée une cohue de vagabonds, jusque dans la cour de sa maison que mes fenêtres dominaient.

Je l’ai vu se présenter au balcon, pâle, tremblant, et adresser d’une voix émue une allocution paternelle à ses chers camarades, en les suppliant surtout de se retirer bien vite. Il avait grande hâte à s’en débarrasser, d’autant qu’il les avait entendus délibérer s’il ne serait pas opportun de le tuer pour faire de son cadavre un appel à la révolte et qu’il les en savait bien capables dans l’excès de ces vertus républicaines où il les avait nourris.

Sa mort a été déterminée par la fatigue d’un autre convoi émeutier (celui de monsieur Dulong) où il voulut assister ; mais il ne s’est jamais relevé de son humiliant triomphe du 4 juin. Il était de trop bon goût pour n’en point savourer péniblement tout l’opprobre.

Quoique, dès la première nuit, les factieux eussent été contraints à se concentrer dans le quartier Saint-Merri, dont les rues tortueuses leur étaient favorables, et que là même ils ne trouvassent aucune sympathie parmi les habitants, ils étaient nombreux et déterminés.

Des bruits sinistres se répandaient. Les troupes se sentaient intimidées par les souvenirs si récents du blâme jeté sur elles à la révolution de 1830 ; tireraient-elles sur ceux qui, encore cette fois, s’intitulaient du nom de citoyens et de patriotes ?

Tout dépendait de l’élan de la garde nationale. La présence du Roi le leur communiqua. Dès en arrivant le soir, il s’était montré aux légions réunies sur le Carrousel. Le bruit de son retour circula rapidement et le point du jour vit les maisons s’ouvrir pour laisser sortir des hommes armés, prêts à défendre l’ordre public et la société de leur volonté, de leurs bras et de leur sang. Cette dernière condition ne fut malheureusement que trop accomplie.

Vers dix heures du matin, le 5, un billet de l’amiral de Rigny m’annonça le danger conjuré ; mais la nuit avait été pleine de cruelles anxiétés pour ceux sur qui y pesait la responsabilité du salut de l’État.

Je sus le Roi à cheval et parcourant la ville. Présumant bien l’anxiété des princesses, je voulus me rendre auprès d’elles. J’arrivai par le jardin et pénétrai dans le palais par les communications intérieures dont les gardiens me connaissaient.

Des canons venaient de passer sur le quai ; leur sinistre apparition accroissait l’inquiétude. Le silence était bien morne dans les salons. On se regardait beaucoup et ne se parlait point. Enfin, on annonça la rentrée du Roi sous les guichets des Tuileries. La Reine et les princesses se précipitèrent au-devant de lui et nous les suivîmes. Mais le Roi passait encore la revue des troupes stationnées dans la cour, et, comme cela devait être assez long, on entra dans le salon de service au rez-de-chaussée.

Je m’y trouvai placée dans une embrasure de fenêtre derrière la Reine. J’en profitai pour lui dire, à voix basse, que madame la duchesse de Berry avait quitté Nantes et se trouvait en sûreté comparative.

Madame Adélaïde m’entendit. Exaspérée par l’inquiétude où la tenait depuis cinq heures l’absence hasardeuse de son frère, elle se retourna vivement sur moi en me disant avec une sorte d’emportement : « Il faut avoir bien du temps à perdre pour s’occuper de la sûreté de madame la duchesse de Berry dans ce moment !… C’est elle qui est au fond de tout ceci. »

La Reine baissa les yeux et me serra la main en signe de silence ; mais, depuis lors, elle n’osa plus manifester son intérêt aussi hautement, et on finit par obtenir d’elle de ne se point mêler ostensiblement de cette triste aventure.

La boutade chagrine de madame Adélaïde était, je crois, fort exagérée. L’insurrection se montrait complètement républicaine, et les héros du cloître Saint-Merri, comme les ont qualifiés leurs sectaires, se sont bien fait tuer pour leurs propres idées.

Mais, il est pourtant vrai qu’une petite escouade de jeunes gens légitimistes s’y étaient associés, sans s’y réunir. Ils se firent traquer de rue en rue, recevant et rendant des coups de fusil assez inoffensifs jusque dans le passage du Caire où ils se dispersèrent, vers la même heure où les barricades du cloître Saint-Merri étaient forcées.

Peu d’instants après, un homme à cheval, qui avait longtemps stationné dans la rue de Choiseul au coin du boulevard, et que plusieurs gens ont cru reconnaître pour monsieur de Charette, partait au galop. On a présumé qu’il allait prévenir madame la duchesse de Berry que le coup était manqué.

Le bruit s’est beaucoup répandu alors qu’elle s’était très rapprochée de Paris et y était même entrée. Je n’ai là-dessus aucune notion positive ; mais je sais pertinemment que deux dames, la comtesse de Chastellux et la princesse Théodore de Bauffremont, l’engageaient à y venir et promettaient de l’y tenir cachée, jusqu’au jour prochain du triomphe.

Ces illusions étaient aussi sincères que la passion dont elles émanaient ; mais Paris ne la partageait pas : il avait soif de tranquillité et sentait une peur effroyable à voir renouveler des dangers dont il se croyait à l’abri ; aussi l’ordonnance de l’état de siège, publiée le 6 juin, fut-elle accueillie comme un bienfait.

Si l’on osait se permettre de rire, en matière aussi grave, on le pourrait en se rappelant l’air de jubilation avec lequel on se répétait les uns aux autres : « L’état de siège est déclaré… Nous sommes en état de siège. »

Il semblait une panacée à tous les maux. On s’embrassait dans les rues ; on se confirmait mutuellement une si bonne nouvelle ; les boutiques, y puisant la joie et la sécurité, se rouvraient avec confiance.

L’incurie du cabinet, la gaucherie de quelques membres de la Cour de cassation, le mauvais vouloir de quelques autres, ont dépouillé le pouvoir d’une arme utile, lorsqu’elle est purement défensive ; mais ce n’est assurément pas pour répondre au mouvement de l’opinion publique à cet instant, car, la dernière fois qu’on en a fait usage, elle a été accueillie aux acclamations d’une satisfaction générale.

On se rappelle qu’un comité carliste, composé du maréchal Victor, du chancelier Pastoret, de messieurs de Chateaubriand, de Fitzjames, Hyde de Neuville et Berryer, se prétendait des pouvoirs spéciaux et prenait le nom de conseil de famille. Je ne suis pas assez initiée aux secrets pour savoir à quel droit.

Ce comité blâmait l’entreprise de madame la duchesse de Berry, aussi bien que la conspiration de la rue des Prouvaires. Monsieur Berryer se chargea de porter à la princesse une note, rédigée par monsieur de Chateaubriand, où il exprimait et motivait l’opinion et les sentiments de tous, ses collègues, en la conjurant de profiter des facilités offertes par le voisinage de la mer pour s’éloigner d’un lieu où sa présence était nuisible à ses propres intérêts.

Les facilités, en effet, étaient d’autant plus réelles qu’amis et ennemis y prêtaient également la main. Son arrestation ne pouvait être, à ce moment, que le résultat d’un zèle subalterne et maladroit.

Monsieur Berryer franchit donc, sans aucune peine, les obstacles qui devaient le tenir éloigné ; mais, arrivé à Nantes, la princesse lui fit attendre quelques jours une audience.

Il l’obtint enfin, avec des précautions dignes d’un chapitre de roman. Après avoir changé de guide, de monture, de déguisement, de mot d’ordre plusieurs fois dans une course de quelques heures, on l’introduisit dans une grande pièce où il trouva madame la duchesse de Berry.

Elle était entourée d’un groupe fort animé et plein d’entrain ; plus loin, le maréchal Bourmont et quelques anciens vendéens portaient un visage soucieux. Après les premiers compliments, monsieur Berryer, ne souhaitant pas s’éterniser dans un séjour aussi compromettant, demanda une audience ; on lui répondit qu’on l’entendrait en conseil.

La Régente s’assit à une table où prirent place madame de La Rochejaquelein, mademoiselle Fauveau, le jeune La Tour du Pin, le vieux Mesnard, enfin des écervelés et des nullités, aussi bien que le maréchal Bourmont, les comtes d’Autichamp et de Civrac.

Monsieur Berryer produisit la note confiée à ses soins, et déduisit de son mieux les raisons de sagesse et de haute politique militant en faveur du parti qu’elle recommandait. Il fut appuyé par les chefs vendéens : ils affirmaient qu’on ne réussirait à soulever ni la Vendée ni la Bretagne.

Pendant ce temps-là, les jeunes conseillers de régence haussaient les épaules ; mademoiselle Fauveau dessinait des modèles d’uniformes pittoresques pour les troupes, et madame de La Rochejaquelein les soumettait à l’approbation de la princesse.

Monsieur Berryer épuisait en vain sa rhétorique. Le maréchal Bourmont avait longtemps gardé un morne silence ; il s’aventura enfin à se ranger du côté de ceux qui conseillaient la retraite.

Madame la duchesse de Berry, qui, depuis le commencement de la séance, se contenait avec peine, entra dans une véritable fureur. Elle reprocha au maréchal de l’avoir nourrie de fausses espérances, poussée à son entreprise et placée dans une situation désespérée pour l’y abandonner :

« Au surplus, ajouta-t-elle avec véhémence, votre conduite est conséquente à votre caractère. Ce serait la première fois que vous n’auriez pas trahi ! » Cette scène violente termina la séance.

Monsieur Berryer obtint la promesse d’être reçu en particulier le lendemain. On le mena, avec de nouvelles précautions romantiques, dans un lieu où il passa la nuit. Un enfant de six ans le guida le matin vers une cabane où il trouva madame la duchesse de Berry. Elle avait quitté son vêtement semi-masculin de la veille et était habillée en paysanne.

Toute cette petite Cour factieuse jouait au roman historique, jusqu’à ce point de se donner pour sobriquets entre eux les noms des personnages inventés par Walter Scott. Sa mode, alors à son apogée, n’a pas peu influé sur la conduite de ces héros improvisés d’une guerre civile heureusement impossible.

Cette fois, la princesse était seule et monsieur Berryer la trouva plus abattue et plus accessible à la raison. Elle commença par répéter que, si elle avait mal fait de venir en France, il n’en était pas moins bien fait d’y vouloir rester :

« Je m’y ferai tuer.

— On ne vous tuera pas, on vous arrêtera.

— Hé bien, qu’on fasse tomber ma tête sur l’échafaud.

— On ne fera pas tomber votre tête, on vous fera grâce. » Cette considération l’ébranla.

« On aura tort, reprit-elle ; je recommencerai.

— Si vous indiquez ce projet, vous donnerez le droit de vous retenir indéfiniment enfermée.

— Enfermée ! Enfermée ! » Et cette nature vagabonde et téméraire recula devant cette sorte de danger.

Monsieur Berryer, prenant alors son avantage, le poursuivit, et ne s’éloigna qu’en emportant l’autorisation de tout préparer pour la fuite. Le rendez-vous fut donné, pour le surlendemain au soir, dans une lande près de la mer.

Marie-Caroline s’y trouverait avec deux compagnons et monsieur Berryer s’engageait à les faire embarquer dans la nuit. Enchanté de son succès, il retourna à Nantes prendre les dernières mesures pour un départ désiré par les sommités de tous les partis mais qu’il fallait pourtant dérober à la plèbe gouvernementale et aux extravagants amis de la princesse, aussi bien qu’à l’opposition radicale.

Tandis qu’il s’occupait des soins nécessaires à cet effet, un messager inconnu lui remit des dépêches de madame la duchesse de Berry. Elle refusait de partir, renonçait à le revoir et le chargeait de rapporter à ceux dont il était l’envoyé les réponses contenues sous la même enveloppe.

Monsieur Berryer, lui, n’est pas doué d’un cœur téméraire ; il se tint pour fort satisfait de se retirer sain et sauf d’un si absurde guêpier, et reprit la route de Paris.

La relation précédente m’est arrivée, avec tous ses détails, d’une façon si directe, dans le temps, que je ne puis douter que ce ne soit la première version fournie par monsieur Berryer à ses commettants. Peut-être en a-t-il changé depuis ; cela arrive à tous les gens de parti et à lui plus qu’aux autres.

Il paraîtrait que le maréchal Bourmont, aiguillonné au vif du sarcasme amer de la princesse, avait dit comme un autre Pylade : « Allons, seigneur, enlevons Hermione » ; et s’était réuni aux conseillers imberbes de Marie-Caroline.

Peut-être, aussi, les espérances d’un mouvement insurrectionnel à Paris avaient-elles encouragé et servi à combattre les objections des moins extravagants ; quoi qu’il en soit, les projets de retraite furent échangés contre ceux de l’entrée en campagne.

Madame la duchesse de Berry, à la tête de quinze cents paysans réunis à grand’peine, les vit mettre en fuite, malgré sa présence et malgré des actes de valeur individuelle remarquables, par une poignée de soldats réguliers.

Ce qui restait de sa troupe se réfugia dans le château de la Pénissière où elle fut poursuivie. On parvint, au moment de l’attaque, à en faire évader la princesse ; et bien des braves gens périrent par le fer et le feu pour assurer sa sûreté.

Ses partisans de Paris conçurent de vives alarmes. Ils furent plusieurs jours à la savoir entrée au château de la Pénissière, où tout avait péri, sans connaître son évasion. On avait nié depuis qu’elle fût à la Pénissière lors de l’attaque ; je n’ai point là-dessus de notion exactement positive.

Pendant ce temps, monsieur Berryer était arrêté à Blois. Comme je n’écris, ainsi que je l’ai souvent répété, que d’après mes souvenirs et sans consulter de documents, je ne saurais me rappeler lesquels de ces événements ont précédé ; mais ils se sont succédé de fort près et de façon à expliquer les terreurs dont monsieur Berryer se sentit immédiatement atteint lorsqu’il se vit détenu, dans un département mis en état de siège, par un gouvernement qu’il supposait exaspéré de l’insurrection écrasée dans la capitale et de celle fomentée dans la Vendée.

Monsieur Berryer, il faut le dire, appartient à un parti qui n’a pas fait abnégation de vengeances et que le triomphe n’adoucit pas ; aussi la pensée des Lavalette, des Faucher, des Caron, etc., lui revint et ses craintes n’en furent que plus vives, car aucun d’eux n’était aussi coupable que lui.

Son premier soin, en arrivant dans la prison, fut d’écrire cinq lettres à messieurs le duc de Bellune, le duc de Fitzjames, le chancelier Pastoret, le vicomte de Chateaubriand et le comte Hyde de Neuville, en forme de circulaire, où il faisait appel à leur loyauté (ayant soin de les nommer tous les cinq dans chaque lettre) ; en les priant de se reconnaître solidaires de toutes les démarches faites par lui dans ce voyage entrepris à leur demande.

Les lettres écrites furent remises au gardien de la geôle pour les jeter à la poste. Or, monsieur Berryer, moins qu’un autre, ne pouvait ignorer que, des mains du gardien, elles allaient tout droit dans celles du juge d’instruction.

Cette démarche, une des plus étranges que la peur pût dicter à l’homme d’esprit et de talent, eut les résultats qu’elle devait amener. Les lettres arrivèrent à Paris, accompagnées de mandats d’amener contrôles cinq personnages désignés.

Le cabinet en fut vivement contrarié. Ces messieurs, assurément, ne couraient aucune espèce de danger ; ainsi purent-ils se poser en martyrs et trancher des héros. Mais le ministère redoutait également l’ovation que leur prépareraient les carlistes, et les cris furibonds de ceux qui s’intitulaient le parti de Juillet contre l’indulgence dont on userait envers eux, comparée à la sévérité, nécessaire parce qu’ils étaient redoutables, qu’il fallait montrer aux factieux républicains.

Toutefois, le mandat suivait la forme voulue par les lois, et les prévenus durent être conduits en prison pendant que le gouvernement négociait avec la justice pour arrêter cette affaire. Tout ce qu’il put faire fut de rendre la détention aussi douce qu’elle finit par être courte.

Le chancelier Pastoret et le maréchal duc de Bellune l’évitèrent en s’éloignant de Paris de quelques lieues. Le duc de Fitzjames et monsieur de Chateaubriand la subirent de bonne grâce, en l’acceptant pour ce qu’elle était : une forme inévitable attirée par monsieur Berryer sur leur tête.

Il n’y eut que mon pauvre ami Hyde de Neuville qui se prit à hurler quatre-vingt-treize revenu, à réclamer le supplice dû à sa fidélité, à prédire l’échafaud fumant derechef du plus noble sang de France… Il m’écrivit lettre sur lettre pour me défendre de rien tenter pour sauver sa tête ; c’était un tissu d’extravagances. Mes réponses aggravant encore sa violence, je cessai de lui en faire et, cinq jours après, j’eus le plaisir d’aller le voir chez lui où il était rentré en pleine sécurité.

Ses compagnons d’infortune partagèrent le même sort. Monsieur de Chateaubriand vantait les grâces et l’amabilité de mesdemoiselles Gisquet (les filles du préfet de police) et traitait fort légèrement sa courtoise incarcération. Celle de monsieur Berryer se prolongea davantage.

Je crois être assurée que la réponse de la Régente à la note du conseil de famille était peu obligeante. En les remerciant des services passés, elle dispensait de ceux de l’avenir, indiquant assez clairement combien leur prudence lui paraissait celle des vieillards et peu propre à reconquérir le royaume de saint Louis.

Ce qui est positif, c’est que ces messieurs, pour la plupart, s’en tinrent offensés et se dispersèrent. Monsieur de Chateaubriand rêva pour lors une résidence à Lugano. Il y conserverait le feu sacré de la liberté et ferait gémir une presse tout à fait indépendante sous les efforts de son génie. Il voulait placer dans cette petite république un levier avec lequel son talent soulèverait le monde.

Cette fantaisie le fit retourner en Suisse, avec assez d’empressement, après des adieux solennels à son ingrate patrie.

Je ne l’avais vu qu’une fois à sa sortie de prison. Il faisait alors bien bon marché de l’héroïsme de madame la duchesse de Berry, la traitant de folle et d’extravagante.

On en parlait généralement en ces termes dans son propre parti, soit qu’on la blâmât véritablement, soit qu’on cherchât dans ces discours une excuse au peu d’empressement des gens les plus vifs en paroles hostiles au gouvernement à aller se ranger sous le drapeau blanc levé dans la Vendée.

Un sentiment de vergogne y décida pourtant à la fin une dizaine de jeunes gens, mais ils s’y prirent de façon à être arrêtés dans leur route et forcés à renoncer à une entreprise où ils n’avaient pas grand goût.

Après les échecs du chêne Saint-Colombin et de la Pénissière, madame la duchesse de Berry fut réduite à se cacher de nouveau. Cette vie romanesque et vagabonde lui plaisait suffisamment pour l’engager à la prolonger.

En revanche, les ministres, et la famille royale surtout, souhaitaient vivement lui voir quitter le territoire français en sûreté. Les moyens lui en étaient soigneusement, quoique tacitement, conservés.

Deux fois, elle fut vendue par son monde. On se borna à lui mettre la main presque sur l’épaule sans vouloir la fermer. Un jour, dans l’appartement de madame de La Ferronnays, abbesse d’un couvent à Nantes, on frappa d’une crosse de fusil sur une feuille de parquet, qu’on n’ignorait pas servir de trappe à une cachette où elle se trouvait.

On espérait que ces alertes lui serviraient d’avertissement pour s’embarquer ; mais, loin de là, elle y puisait une folle sécurité, n’attribuant qu’à son habileté son succès à déjouer des recherches si actives. La suite a prouvé combien, dès qu’elles ont été sincères, elles ont obtenu un prompt résultat.

Monsieur de Montalivet, ministre de l’intérieur jusqu’au 11 octobre, et monsieur de Saint-Aignan, préfet de Nantes dans le même temps, ne se souciaient pas plus L’un que l’autre d’une pareille capture.

Je ne prétends pas ici faire hommage à la générosité du gouvernement français. Il suffit de songer combien l’arrestation de madame la duchesse de Berry lui préparait de difficultés de tout genre pour comprendre sa répugnance à l’accomplir.

La cour royale de Poitiers avait déjà mis la princesse en jugement, avec la comtesse de La Rochejaquelein et quelques autres contumaces. Cette circonstance compliquait encore la position.

Cependant, l’ouverture de la session parlementaire s’approchait. Le ministère, composé exclusivement des hommes du Roi depuis la mort de monsieur Périer, n’avait pas assez de racines personnelles pour l’affronter, ni assez de talent de parole pour aborder la tribune dans des circonstances graves et difficiles à ce point. Il fallait donc s’y préparer ; le Roi se résigna.

De longues conférences entre les divers candidats, et beaucoup se passèrent dans mon salon, aboutirent, le 11 octobre 1832, à la nomination d’un ministère composé du maréchal Soult à la guerre, du duc de Broglie aux affaires étrangères, de monsieur Barthe à la justice, monsieur Humann aux finances, monsieur Guizot à l’instruction publique, l’amiral de Rigny à la marine et de monsieur Thiers à l’intérieur : c’est ce qu’on a appelé le grand ministère.

Monsieur de Rigny et monsieur Pasquier avaient beaucoup travaillé à sa formation. Il a duré quatre ans, en subissant pourtant de fréquentes modifications.

Il avait mis pour conditions au Roi la marche d’une armée sur Anvers et l’arrestation de madame la duchesse de Berry, si on ne réussissait point à lui faire quitter la Vendée avant la réunion des Chambres.

Son séjour prolongé en France semblait manifester d’une faiblesse qui excitait les cris de l’opposition ; on accusait le gouvernement d’impuissance ou bien de connivence.

Je m’épuisais presque chaque soir en vains efforts pour persuader à monsieur Thiers combien l’arrestation de la princesse lui susciterait d’embarras. Il reconnaissait préférable qu’elle s’éloignât d’elle-même, mais il n’admettait pas la gravité des obstacles que je lui prédisais.

Le pays, disait-il, n’était point fait à mon image et cette capture exciterait beaucoup plus de satisfaction qu’elle ne soulèverait d’intérêt pour la princesse. Monsieur Pasquier ne s’épargnait pas dans ces discussions.

Monsieur Thiers avait une grande considération pour lui et, plus par déférence que par conviction, il promit de se borner d’abord à traquer madame la duchesse de Berry d’une façon si active qu’elle ne pût douter des intentions du nouveau cabinet et d’essayer ainsi à la faire partir.

Je ne me fis aucun scrupule d’avertir les personnes de son parti de la disposition où l’on était ; mais, comme elles n’admettaient pas la réalité du système d’indulgence employé jusqu’alors, elles n’attachèrent aucune importance à mes paroles ou y virent, peut-être, une manœuvre pour obtenir un départ qu’on ne pouvait forcer.

Monsieur Thiers raconta historiquement un jour que monsieur de Saint-Aignan, le préfet de Nantes, ayant donné sa démission, monsieur Maurice Duval le remplaçait ; il était déjà mandé par le télégraphe. Monsieur Pasquier garda un profond silence dont je fus frappée, quoique je n’eusse pas compris l’importance de la révélation ; mais, monsieur Thiers s’étant éloigné, il me dit tout bas :

« Thiers est décidé. Il veut prendre madame la duchesse de Berry ; s’il se bornait encore à forcer son départ, il aurait peut-être changé Saint-Aignan, mais il ne le remplacerait pas par Maurice Duval. Tenez-vous tranquille, il n’y a plus rien à faire. »

À quelques jours de là, monsieur Thiers annonça que Marie-Caroline avait été manquée de peu d’instants dans un village. Deux de ses meilleures retraites étaient éventées de façon à ce qu’elle n’y pût plus avoir recours, et elle était réduite à se cacher dans la ville. On savait le quartier, mais non pas encore la maison.

Enfin, un soir, lorsque toutes les autres visites parties, il ne restait plus chez moi que monsieur Pasquier, l’amiral de Rigny et monsieur Thiers, celui-ci, qui semblait attendre ce moment avec impatience, nous dit d’un air triomphant : « Je tiens la duchesse de Berry ; avant trois jours elle sera prise. » Voici le récit qu’il nous fit à la suite de cette communication.

Madame la duchesse de Berry prétendait, en commun avec le roi Guillaume de Hollande et dom Miguel de Portugal, négocier un emprunt dont tous trois seraient solidaires.

Un juif, nommé Deutz, ayant fait abjuration de sa foi sous le patronage de madame la Dauphine, mais n’ayant pas, en quittant sa religion, renoncé aux habitudes mercantiles de sa caste, se trouvait l’agent très actif de ce projet d’emprunt. Il avait porté de l’une à l’autre les paroles des trois hautes parties contractantes, avait successivement visité Massa, la Haye et Lisbonne.

Peut-être même, je n’oserais l’affirmer, avait-il déjà rejoint la Régente, depuis son séjour en France. Quoi qu’il en soit, elle l’avait récemment expédié à dom Miguel.

Or, cet homme racontait avoir eu avec ce prince, et en présence d’envoyés confidentiels de madame la duchesse de Berry, des conférences si alarmantes sur leurs projets ultérieurs et montrant une telle aberration d’esprit chez tous les deux qu’épouvanté d’un pareil avenir il s’était résolu à rompre toutes leurs trames.

En conséquence, il s’était présenté chez monsieur de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, et, à la suite de certaines révélations incomplètes, lui avait demandé un passeport et une lettre pour le ministre de l’intérieur, en lui confiant une liasse de papiers importants à faire parvenir à Paris.

Monsieur de Rayneval ne pouvait refuser aucune de ces demandes ; mais, peu empressé, je crois, à se trouver mêlé dans cette trahison, il remit les dépêches à un secrétaire qui s’égara en route et n’arriva qu’après l’arrestation de la princesse. J’ai toujours pensé que ce n’était pas par hasard.

Je reviens au récit de monsieur Thiers. La lettre de monsieur de Rayneval était adressée à monsieur de Montalivet. Lorsque Deutz se présenta au ministère de l’intérieur, on lui dit que monsieur de Montalivet ne s’y trouvait plus et, lorsqu’il voulut remettre sa missive à monsieur de Montalivet, celui-ci, n’étant plus ministre, refusa de le recevoir pour mission secrète.

Deutz, ne doutant pas que les papiers remis à l’ambassade de Madrid ne dussent être parvenus, laissa son adresse et s’étonna bientôt de n’être pas appelé. Les jours s’écoulaient et il ne pouvait plus tarder à aller porter les réponses à la princesse qu’il avait médité de perdre ; mais il lui fallait préalablement recouvrer les documents nécessaires.

Une démarche, faite à ce sujet vis-à-vis d’un employé du cabinet ministériel, donna l’éveil à monsieur Thiers.

Il fit venir Deutz ; celui-ci se comporta fort habilement, protestant de sa répugnance invincible à livrer la princesse. Il voulait, par philanthropie, traverser ses desseins parce qu’il les croyait pernicieux ; à cela se bornerait son rôle.

Il se rendrait, si on voulait, auprès d’elle et tiendrait le langage qu’on lui dicterait pour provoquer son départ ; mais sa personne lui serait toujours sacrée. Il rapportait les meilleures paroles de dom Miguel, les espérances les plus favorables du roi Guillaume. Il dissimulerait tout cela et découragerait Marie-Caroline de son entreprise, avant de s’embarquer lui-même pour l’Amérique où il voulait aller ensevelir ses tristes secrets.

Monsieur Thiers n’avait pas reçu les papiers de Madrid ; il ne pouvait en apprécier l’importance. La conférence avec Deutz fut ajournée au lendemain où l’éloquence du ministre réussit à convaincre le juif qu’il lui fallait livrer la duchesse de Berry par amour de l’humanité.

Monsieur Thiers m’a protesté qu’aucun salaire n’avait été ni demandé ni promis.

Une fois sa décision prise, Deutz lui-même avait signalé les moyens nécessaires à la réussite de son iniquité, et le plan était si bien ourdi que monsieur Thiers ne formait aucun doute du succès. Son monde était en route.

Nous écoutâmes ces détails avec une grande tristesse.

« Et si vous avez le malheur de la prendre, qu’en ferez-vous ? lui dis-je.

— Si j’ai le bonheur de la prendre, on avisera, répondit-il en souriant.

— Comptez-vous la mettre en jugement ?

— Assurément non, répliqua-t-il vivement.

— Cela ne vous sera pas facile à éviter, reprit monsieur Pasquier ; la cour de Poitiers l’a déjà mise en accusation ; les tribunaux n’admettent pas les considérations politiques, et, si elle est détenue deux jours à Nantes, elle y sera écrouée par la cour de Rennes.

— J’ai prévu ce danger. Il n’y a pas de justice en pleine mer, Molière l’a dit, et on l’embarquera sur-le-champ.

— Dieu soit loué ! m’écriai-je, et on la conduira à Hambourg ou à Trieste (Depuis l’arrestation du Carlo Alberto la famille royale exilée avait quitté l’Écosse pour la Bohême).

— Cet abus de générosité n’est plus possible, on ne tarderait guère à l’y suivre soi-même. Voici mes projets : vous savez les réclamations faites par les ministres de Charles X et leurs amis sur l’insalubrité du château de Ham ; ces cris avaient donné la pensée de les transférer à Blaye. Dès qu’ils en ont eu vent, comme cet éloignement leur déplaisait fort, Ham est devenu un séjour parfaitement sain ; mais on n’a pas révoqué les ordres antécédents pour préparer des appartements au château de Blaye ; ils sont en bon état, et demain le télégraphe donnera l’avis de les meubler.

— Monsieur Thiers, lui dis-je, avant de porter la main sur une personne royale, songez bien à ce que vous allez faire ; cela n’a jamais réussi à aucun, et vous retrouverez cette action dans toute votre carrière. Pensez-vous que l’Empereur n’ait pas déploré constamment sa conduite envers le duc d’Enghien ?

— Si le duc d’Enghien avait été pris fomentant la guerre civile en Vendée, nul n’aurait osé blâmer même la sévérité de l’Empereur… ; mais — me voyant frémir — soyez tranquille, il ne tombera pas un cheveu de sa tête. Je le redouterais autant que vous.

— Prenez-y garde, elle est femme à se défendre. Et si on la tue dans le conflit ? »

Il parut troublé une seconde puis reprit vivement :

« On ne la tuera pas.

— Et si elle se tue elle-même, plutôt que de se laisser prendre ? »

Il garda le silence ; nous le crûmes un peu ébranlé. Monsieur Pasquier revint à la charge, appuyant sur toutes les chances que la témérité connue de madame la duchesse de Berry pouvait faire redouter, au moment de l’arrestation, et sur les embarras que sa détention entraînerait.

« Si vous pouviez lui faire connaître à quel point elle est en votre pouvoir, ajouta-t-il, et la décider à une évasion que vous faciliteriez, cela me semblerait de toute façon préférable.

— Vous ne voyez pas, comme moi, la disposition des députés ! Vous comprendriez mieux l’impossibilité de suivre cette voie. Ils veulent l’arrestation de la duchesse de Berry et non sa retraite. Cela est nécessaire pour donner de la force au gouvernement et laver le Roi de la complicité dont on l’accuse.

— Mon Dieu, repris-je, la complicité du Roi avec madame la duchesse de Berry est trop absurde pour qu’on y croie.

— Rien n’est trop absurde pour ces gens-là !

— Et c’est à un pareil monde que vous allez faire de telles concessions ! Je reconnais madame la duchesse de Berry moins redoutable à Blaye que sur les bancs d’une cour d’assises, mais elle le sera encore beaucoup plus qu’en Vendée. Croyez-le, monsieur Thiers, elle vous y suscitera bien plus d’ennemis et chaque jour elle y grandira. Vous vous faites illusion de penser que tout sera fini par son arrestation. Les larmes royales se lavent par le sang, et le sang royal par les calamités publiques. »

Monsieur Thiers se prit à sourire :

« Je ne vous ai jamais vu si animée, répondit-il ; mais permettez-moi de vous dire que, si mes députés de province parlent avec leur sottise, vous parlez avec votre passion et calculez avec vos préjugés. Les larmes et même le sang royal n’ont plus le prix que vous leur supposez. J’espère bien, sans aucune violence, prendre la duchesse de Berry sous trois jours ; et elle n’en aura pas été quinze à Blaye que personne n’y songera plus. Voyez ces prisonniers de Ham, dont nous parlions tout à l’heure, quelqu’un y pense-t-il ?

— Oh ! que cela est différent ! vous pouvez, je l’accorde, me faire arrêter demain matin le plus arbitrairement du monde ; et, si l’esprit public n’est pas monté de façon à en faire une révolution dans les vingt-quatre heures, j’admets que la semaine prochaine tout le monde aura parfaitement oublié que madame de Boigne gémit dans une prison ; mais il n’en est pas ainsi de madame la duchesse de Berry. Les personnes de sa sorte agissent même sur l’imagination du vulgaire, et, plus vous l’opprimerez, plus elle grandira. Sa puissance s’accroîtra dans les murs de Blaye et ils s’écrouleront pour la laisser sortir, car ce ne sera pas vous qui pourrez lui en ouvrir les portes. »

Monsieur Thiers continuait à sourire avec un peu d’ironie.

« Hé bien, voyons, vous-même, monsieur Thiers, seriez-vous aussi préoccupé, aussi anxieux, aussi joyeux que vous l’êtes s’il s’agissait seulement d’arrêter le maréchal de Bourmont, agent de guerre civile bien autrement formidable et actif que ne peut l’être une jeune femme ? Assurément non ; convenez donc que ce prestige du sang royal agit aussi sur vous, qui vous croyez si dégagé de mes préjugés surannés. »

Monsieur Thiers se jeta alors dans une de ces théories piquantes où son esprit s’éploie à l’aise et où les auditeurs le suivent avec intérêt, battant la campagne dans tous les sens sans beaucoup se soucier de la route qu’il tient. Cependant, après une digression historique sur le plus ou moins de dévouement des peuples au sang de leurs rois suivant le degré de civilisation où ils sont parvenus, il revint au but en racontant combien la conduite personnelle de madame la duchesse de Berry l’avait amoindrie aux yeux de ses plus zélés partisans dans les provinces de l’Ouest.

« Ils en gémissent, ajouta-t-il, en racontant des histoires étranges, et on prétend même que la personne royale, pour me servir des expressions de madame de Boigne, est grosse à pleine ceinture et que c’est une des raisons qui la forcent à se tenir cachée. »

Je haussai les épaules.

« Hé bien, repris-je, c’est un motif de plus à ne la point vouloir prendre et à faciliter son évasion. Hé, bon Dieu, qu’auriez-vous à craindre d’elle en un pareil état et qu’en pourriez-vous faire ? La honte d’un tel fait serait partagée par ceux qui le publieraient ! »

Monsieur de Rigny qui, jusque-là, avait gardé le silence, m’appuya en ce moment. Monsieur Pasquier apporta de nouveaux arguments à l’appui de l’opinion qu’il avait déjà soutenue.

Monsieur Thiers était visiblement ébranlé, mais revenait à dire cette arrestation nécessaire à la consolidation du pouvoir royal. Il en était trop persuadé pour se refuser à accepter la responsabilité de tous les inconvénients dont nous le menacions. La pendule, en sonnant deux heures après minuit, fit lever ces trois messieurs à la fois et ils me laissèrent seule.

À peine achevais-je de déjeuner le lendemain, monsieur Pasquier arriva chez moi :

« Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me dit-il en entrant.

— Je vous en offre autant, répliquai-je… »

Nous échangeâmes de tristes prévisions, des craintes, des regrets, en commentant les discours de la veille. Monsieur Pasquier était très soucieux.

« Peut-être, dis-je enfin, Thiers ne réussira-t-il pas à la prendre.

— Oh ! il réussira, cette fois-ci ou une autre ; il est imprudent mais il est très habile. La difficulté d’ailleurs ne consiste pas à la prendre, mais à la garder avec sécurité pour elle et pour les autres, sans enflammer les passions dans tous les partis, attiser la guerre civile que l’on croit éteindre et forcer peut-être à commettre des actions devant lesquelles on reculerait certainement si on les prévoyait.

« D’un autre côté, je ne puis nier que Thiers, dans son intérêt personnel du moment, n’ait à gagner à se présenter aux Chambres avec cette arrestation accomplie et à pouvoir dire : « Ce que les autres n’ont pu faire en six mois, moi, j’y ai réussi en trois semaines. » Cela n’est pas vrai, mais cela en a l’air ; c’est tout ce qu’il faut aux assemblées, d’autant que personne ne peut le démentir. Cependant notre conversation d’hier soir l’a un peu ébranlé. Malgré toute son audace, Thiers a trop d’esprit pour n’être point accessible à la raison ; peut-être se contenterait-il encore du départ… mais, elle, ne veut pas partir ! »

Nous continuâmes à deviser ainsi, et, plus nous considérions la question sous toutes ses faces, plus nous y découvrions des motifs de souci.

S’il y avait conflit, si le sang de la princesse y coulait, quel baptême pour le trône occupé par le fils d’un juge de Louis XVI ! Si les haines vindicatives des révolutionnaires traînaient la fille des rois devant les tribunaux ordinaires, quel abaissement pour la puissance qui le souffrirait ! Quant au jugement devant la Chambre des pairs, il était impossible ; les pairs se récuseraient ou acquitteraient, tout d’une voix.

Le gouvernement, et monsieur Thiers en était convenu la veille encore, n’avait pas cette ressource ; ce serait amener une nouvelle perturbation dans l’État.

Nous en revenions constamment à nous lamenter que madame la duchesse de Berry s’obstinât dans un séjour si dangereux pour elle et si parfaitement inutile à sa cause, puisque sa présence n’avait pu en six mois soulever la Vendée.

« Si elle savait sa position, dis-je enfin, elle partirait sans doute ; mais, hélas ! il est trop tard, si elle doit être arrêtée demain.

— Ces choses-là, reprit monsieur Pasquier, ne se font pas si facilement qu’on croit. Elle est sûrement entourée de beaucoup de précautions, et le juif pourrait bien ne pas réussir ; mais elle est traquée de façon à ne pouvoir échapper, dès qu’on a décidé de la saisir, et le parti en est évidemment résolu. »

Que faire pour conjurer le danger ? La Reine ne pouvait être d’aucun secours ; nous n’y songeâmes même pas. Il nous était trop évident que son crédit était épuisé et ses efforts infructueux, puisque les choses en étaient arrivées là.

J’ai su depuis que le nouveau cabinet avait exigé de monsieur le duc d’Orléans, comme condition à le laisser aller au siège d’Anvers, qu’il obtiendrait de la Reine sa mère de ne se plus mêler des affaires de madame la duchesse de Berry, établissant que c’était une question d’État où les relations de famille ne devaient pas exercer d’influence, que la sécurité du pays en dépendait et que d’ailleurs, tant que Marie-Caroline serait en Vendée, lui ne se pourrait éloigner de Paris. La passion du jeune prince pour les armes avait stimulé son zèle et arraché la promesse à sa mère qui, au reste, se soumettait toujours aux volontés manifestées par le Roi.

Je retourne à ma conversation avec monsieur Pasquier.

« Je voudrais, dit-il, avoir-moyen de faire avertir la duchesse de Berry.

— Hé, mon Dieu ! ils n’y verraient qu’une ruse pour les tromper.

— C’est vrai. »

Après un assez long silence, il se leva brusquement.

« C’est égal, il ne faut pas se croiser les bras en pareille occurrence. Je vais aller trouver Mounier ; il est en rapport avec tout ce monde-là ; je lui dirai sérieusement de faire partir la princesse ; il me comprendra, lui, il croira, et peut-être fera-t-il croire les autres.

— Pensez-vous, repris-je, que par madame Récamier je puisse être de quelque utilité ?

— Essayez toujours, cela est sans inconvénient. Il n’y a pas de mal que le tocsin sonne à leurs oreilles de plusieurs côtés. »

Monsieur Pasquier partit. Je demandai mes chevaux et je me rendis à l’Abbaye-aux-Bois. J’y appris, alors, le profond mécontentement de monsieur de Chateaubriand contre madame la duchesse de Berry et son entourage.

Il avait rompu toute communication avant son départ pour la Suisse, et madame Récamier ne conservait aucune des relations qui l’instruisaient si exactement dans les premiers temps du séjour en France.

Déjouée dans mon espoir, mais excitée par les noires inquiétudes dont j’étais poursuivie et que celles de monsieur Pasquier n’étaient point propres à calmer, j’allai trouver madame de Chastellux.

Exaltée, au delà des plus exaltés de son parti, elle apportait pourtant de l’esprit à travers sa passion, parce qu’elle en avait infiniment.

« Ma chère, lui dis-je en l’abordant, vous avez accueilli d’un sourire ironique l’avertissement que je vous ai donné, il y a une quinzaine de jours, qu’on était dans la disposition sérieuse d’arrêter madame la duchesse de Berry ; hé bien, je viens vous dire aujourd’hui que toutes ses retraites sont dénoncées, qu’elle est vendue de plusieurs côtés et sera livrée incessamment. Peut-être est-il encore possible d’éviter ce malheur en la décidant à partir, j’ignore si vous en avez le moyen ; mais il n’y a pas un instant à perdre. »

Madame de Chastellux me regardait fixement, elle me tendit la main :

« Vous êtes trop troublée pour n’être pas sincère. Confidence pour confidence. Je suis en rapports directs avec madame la duchesse de Berry. Elle sera avertie le plus promptement possible et, de plus, je ne négligerai rien pour la décider à partir. Elle s’y refuse encore, mais tout le monde autour d’elle en admet la nécessité.

— Dieu veuille que vous réussissiez, répliquai-je en me levant pour m’en aller ; car je ne voulais pas être entraînée à dire plus que je n’avais projeté.

— Encore un mot, ajouta-t-elle en me retenant par le bras, si madame la duchesse de Berry consent à partir, le pourra-t-elle ? la laissera-t-on s’échapper ?

— Hélas ! repris-je, il y a encore huit jours je vous aurais répondu oui bien affirmativement, aujourd’hui, j’ose seulement dire je l’espère, et presque je le crois, mais, soyez-en persuadée, c’est la seule chance possible d’éviter ce que nous déplorerions également toutes les deux. »

Elle me remercia de nouveau, m’embrassa cordialement et je me retirai. Elle avait bien vu que je n’en voulais pas dire davantage, et avait trop de tact pour m’adresser aucune question.

Monsieur Pasquier, de son côté, avait trouvé monsieur Mounier et lui avait d’autant plus facilement fait comprendre le danger, non seulement pour la princesse, mais encore pour le pays et pour la famille régnante (danger tout moral que Thiers et apparemment ses collègues ne reconnaissaient pas) que monsieur Mounier, plein de sagesse, exempt d’esprit de parti, quoique dans les rangs légitimistes, était en même temps fort éclairé.

« Maintenant, me dit monsieur Pasquier, il n’y a plus rien à faire ; il nous faut attendre les événements. »

Nous sûmes bientôt par monsieur Thiers la première tentative de Deutz manquée.

Madame la duchesse de Berry lui avait donné audience dans un lieu où elle s’était transportée pour le recevoir ; elle avait dû le quitter immédiatement après lui, et il n’avait pu rejoindre l’homme de la police assez promptement pour la faire saisir. Ils se renvoyaient mutuellement le tort de cet échec ; peut-être tous deux hésitaient-ils.

Plusieurs papiers indispensables leur ayant manqué dans le cours de cette première conférence, madame la duchesse de Berry, qui avait pleine confiance en Deutz, avait promis de le revoir le surlendemain. On le conduirait là où elle les gardait, et où elle résidait pour le moment. Deutz disait lui avoir conseillé de partir et l’y avoir trouvée récalcitrante.

Elle voulait rester dans la Vendée pour profiter de la querelle avec la Hollande d’où elle espérait une conflagration générale et une croisade européenne contre la France révolutionnaire.

Deutz prétendait encore que, s’il l’amenait à consentir à la retraite, il l’y assisterait de tout son pouvoir et ne la trahirait pas. Au reste, soit crainte d’un danger personnel pour lui, soit répugnance à voir l’exécution de la mauvaise action qu’il méditait de commettre, il persistait à exiger que les personnes destinées à arrêter la princesse ne se présentassent point tant qu’il serait auprès d’elle.

Ce retard de deux jours nous inspira une espérance d’autant mieux fondée que monsieur Thiers acheva ce récit en disant que, si, dans l’intervalle, elle se décidait à partir, elle n’en serait pas empêchée. Monsieur Pasquier et moi nous échangeâmes un regard de satisfaction.

J’étais fort persuadée que le départ de madame la duchesse de Berry valait mieux pour la tranquillité du pays que son arrestation. Il était également favorable au cabinet pour se présenter devant les Chambres et moins embarrassant pour l’avenir.

Je savais, de plus, toute la consolation que ce résultat apporterait à la Reine, et la pensée d’y avoir peut-être contribué m’était fort douce.

Ce rêve ne dura guère. Dans la matinée du 8 novembre, je reçus un billet de monsieur Pasquier ; il me disait :

« L’œuvre est accomplie… Elle est prise… du moins sans coup férir… Voilà un des dangers passé… Plaise au ciel qu’on échappe aux autres. »

Une pareille nouvelle se répandit promptement dans Paris. J’étais trop préoccupée de mes propres impressions pour me rappeler si elle y fit grande sensation ; je ne le crois pas.

Le soir même, quelques députés, messieurs de Rémusat, Piscatory, et aussi monsieur Duchâtel, qui n’avait pas encore fait son éducation gouvernementale, vinrent chanter leur triomphe autour de moi. Ils trouvèrent peu de sympathie et qualifièrent ma tristesse et mes inquiétudes de vieux préjugés dont, au reste, je ne cherche pas à me défendre.

Dans cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, je me trouvai ne complaire à aucun. Les légitimistes me blâmaient de la joie qu’ils me supposaient et les libéraux de la tristesse qu’ils me voyaient.

Le Moniteur du lendemain confirma la nouvelle. J’allai chez la Reine, pensant bien qu’elle trouverait quelque douceur à s’épancher avec la certitude de n’être point compromise. Elle remerciait Dieu que nul accident ne fût arrivé dans l’arrestation :

« Avec la tête de Caroline, vous savez, ma chère, il y avait tant à craindre ! »… Et puis elle répétait mille fois : « Elle l’a voulu, elle l’a voulu ; ce n’est pas la faute du Roi : elle l’a voulu. »

Je lui demandai si le bâtiment où on l’allait embarquer ne pourrait pas la conduire à Trieste plutôt qu’à Blaye, en exigeant sa promesse de rejoindre le roi Charles X en Bohême.

« Ah, ma bonne amie, vous pouvez penser si nous le désirons !… Mais ils ne veulent pas… ils disent que c’est impossible… On m’a fait promettre de ne me point ingérer dans cette affaire… tout le monde est contre moi !… le Roi a dû, à la fin, consentir à l’arrestation et à la détention… Vous savez s’il s’y est longtemps refusé… Ah, si elle avait voulu profiter de ces six mois de patience où il était le maître pour s’en aller !… Je comprends bien l’impossibilité de la laisser en France, avec l’apparence d’y rester malgré le gouvernement… mais quelle rude extrémité !… »

Et la pauvre Reine se reprenait à pleurer. Elle me confirma la volonté positive du Roi de s’opposer à toute espèce de jugement et de se borner à une détention politique que la même raison politique pouvait modifier, prolonger ou abréger arbitrairement. Cela présentait déjà une série de difficultés presque inextricables dans un pays de discussion et de passion comme le nôtre où l’opposition se fait arme de tout.

J’étais destinée à voir le soir même une singulière péripétie. Les dépêches de Nantes avaient apporté les détails de l’arrestation. Monsieur Thiers, impressionnable et mobile au suprême degré, ému des souffrances de la princesse, touché de son courage, frappé du ton de grandeur dont elle avait commandé autour d’elle, se trouva plein d’enthousiasme pour sa triste prisonnière.

Oubliant ses diatribes des jours précédents contre la femme désordonnée, contre la folle coupable qui, profitant de la calamité d’un fléau, avait voulu joindre les ravages du fer et du feu de la guerre civile à ceux du choléra pour désoler la France, il ne voyait plus dans Marie-Caroline que la fille des rois soumise à de nobles et poétiques malheurs supportés avec constance, avec magnanimité :

« Convenons-en, messieurs, madame de Boigne a raison : les personnes royales comme elle dit, sont d’une sorte à part. »

Et je vis qu’une locution, toute simple dans le monde où j’ai vécu, avait blessé l’épiderme si sensible du parvenu.

Lorsque Deutz avait été introduit chez madame la duchesse de Berry, elle l’avait accueilli d’une bonté familière qui avait dû sembler bien cruelle à ce misérable. Après avoir parlé de sa mission, lu et signé des papiers relatifs aux affaires pour lesquelles il s’entremettait, elle lui raconta avoir reçu avis qu’elle était trahie, vendue par une personne en qui elle avait entière confiance.

« Par vous, peut-être, mon cher Deutz,… je plaisante… ne vous défendez pas… mais, en me rappelant vos efforts pour m’engager à partir avant-hier, malgré les bonnes nouvelles dont vous êtes porteur, j’ai pensé que vous aussi pouviez avoir des motifs pour partager ces craintes… savez-vous quelque chose ? »

Deutz avait tressailli jusqu’au fond de son lâche cœur. Il balbutia quelques paroles, abrégea la conférence, se précipita dans la rue, dit à l’agent de police : « Je la quitte ; elle est dans la maison ; vous la trouverez à table », raconta brièvement au préfet la conférence dont il sortait, désigna le lieu où l’on trouverait les papiers, courut à son auberge, se jeta dans une voiture toute attelée et revint à Paris, sans attendre pour savoir le résultat de sa trahison.

Il fallut se mettre à sa recherche pour lui en donner le salaire pécuniaire. Il ne l’avait ni stipulé ni réclamé, mais il l’accepta. Tout cela paraît étrange et n’en est pas moins exact.

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

La confiance en Deutz, n’était pas assez bien établie pour que le préfet eût négligé les précautions. L’ordre avait été donné de le suivre et de cerner d’un peu loin la maison où il entrerait, de façon à ce que nul ne s’en pût évader. Tout était donc prêt. À peine trois minutes s’écoulèrent entre sa sortie et l’entrée de la force armée.

L’aspect de l’appartement, lorsqu’on y pénétra, confirma la véracité du rapport de Deutz ; on y trouva les traces du séjour actuel de madame la duchesse de Berry. Le couvert était mis pour cinq personnes, mais mademoiselle du Guigny, la maîtresse de la maison, se présentait seule et niait avoir des hôtes ; la table, selon elle, était préparée pour des convives que l’aspect des troupes aurait probablement empêchés d’arriver. Il était impossible d’obtenir le moindre aveu.

La lettre qui avertissait la princesse de son danger était ouverte sur la cheminée au feu de laquelle on avait fait paraître l’encre sympathique. Elle avait été prévenue à temps, mais on n’échappe pas à son sort !

Vainement chercha-t-on à intimider et à séduire les habitants de la maison ; maîtres et valets, tout résista. Une recherche de plusieurs heures n’amena aucun résultat. On avait fouillé partout sans même trouver les papiers signalés par Deutz, quoique plusieurs cachettes eussent été découvertes, et on était réduit à croire qu’une communication, soit par l’intérieur des murs, soit par les caves, soit par les toits, permettait de quitter la maison.

Mais tout le quartier, circonscrit par quatre rues, était strictement gardé ; personne n’en pouvait sortir sans être soigneusement examiné. Il faudrait bien que la princesse, dont la présence était constatée en ce lieu, finît par être prise.

Telle était la première dépêche, écrite par monsieur Maurice Duval en quittant le domicile de mademoiselle du Guigny, où il avait passé une grande partie de la nuit. Au moment de la cacheter, il ajoutait : « On vient me chercher. J’ai la satisfaction de vous annoncer que la duchesse est arrêtée ; j’expédie mon courrier et je me rends auprès d’elle. »

Le second rapport, parvenu le soir même où monsieur Thiers nous en parlait, contenait les détails suivants :

En s’éloignant, pour prendre un peu de repos, les chefs avaient distribué des gardiens dans toute la maison. Deux gendarmes, postés dans une petite pièce dont la lucarne ouvrait sur le toit et souffrant d’un froid très vif, s’avisèrent d’une cheminée placée dans l’encoignure.

La chambre était remplie de vieux journaux et surtout d’une énorme liasse de numéros de la Mode, mauvaise publication protégée et payée par madame la duchesse de Berry. Ils pensèrent à les utiliser en s’en chauffant, les empilèrent dans la cheminée et y mirent le feu.

Peu de minutes après, tandis qu’accroupis devant le foyer ils dégelaient leurs doigts, ils crurent entendre un bruit insolite derrière la plaque. Bientôt, on y frappa à coups redoublés. Ils appelèrent leurs officiers ; on se hâta de retirer les papiers enflammés, et la plaque, cédant aux efforts mutuels des assiégeants et des assiégés, tourna sur ses gonds.

« Cessez vos recherches, je suis la duchesse de Berry, » dit une femme en sortant sans assistance de la cheminée, et en s’asseyant très calmement sur une chaise, tandis qu’on s’empressait à aider une seconde femme et deux hommes à se retirer, presque étouffés, de leur retraite brûlante.

C’étaient une demoiselle de Kersabiec (vendéenne passionnée qui, depuis quatre mois, s’était mise à la suite de la princesse), le comte de Mesnard et monsieur Guibourg, l’avocat, qui prenait le titre de chancelier de la Régente.

Un agent de police, accourant en toute hâte, voulut verbaliser, au sujet de madame la duchesse de Berry. Elle ne lui répondit qu’en disant : « Faites venir le général qui commande ; je ne parlerai qu’à lui. »

Elle demanda un verre d’eau et remercia poliment le gendarme qui le lui apporta. Pas une plainte, pas un mot des souffrances où elle venait d’être exposée ne lui échappa. Ses compagnons de détresse, en revanche, ne les laissaient pas ignorer. Les cheveux de la princesse roussis, sa figure, ses mains toutes noires de fumée, un pan de sa robe brûlé, témoignaient seuls qu’elle avait partagé cette torture, car elle paraissait dans son assiette ordinaire.

Le général arrivé, elle lui dit : « Approchez, général, je me rends à vous, et je me mets sous la sauvegarde de la loyauté militaire. Je vous recommande ces messieurs et mademoiselle ; s’il y a quelqu’un de coupable, c’est moi seule, ils n’ont fait que m’obéir. J’entends n’en être point séparée. Puis-je rester dans cette maison ? »

Le général (Dermoncourt, je crois), plus troublé qu’elle, répondit que des appartements étaient préparés au château : « Hé bien donc, partons et faites avertir qu’on nous y donne un bouillon ; nous n’avons rien mangé depuis vingt-quatre heures. »

Elle s’approcha du comte de Mesnard qui semblait anéanti, l’encouragea à la suivre, en paroles calmes et douces, et commanda l’assistance des gendarmes pour le soutenir. Les deux autres prisonniers avaient repris des forces et pouvaient marcher seuls.

La princesse prit d’elle-même le bras du général, comme si elle lui accordait une faveur et qu’il se fût agi d’une simple promenade. Elle ne fit aucune vaine tentative pour parler aux gens de la maison, pour donner des instructions, pour réclamer des effets ou des papiers, rien enfin qui la pût exposer à subir un refus. Arrivée au seuil de la porte et voyant du monde amassé dans la rue, elle s’arrêta un instant et reculant d’un pas.

« Général, je ne dois pas être insultée… cela vous regarde.

— Soyez tranquille, Madame.

— Je me fie à vous. »

La route était bordée d’une haie de soldats. Elle la franchit d’un pied et d’un cœur fermes, causant avec son escorte militaire, d’une grande liberté d’esprit, mais refusant toute réponse au préfet qui était survenu au moment de son départ.

Parvenue au château, elle donna des ordres sur les soins à rendre à ses compagnons d’infortune, principalement à monsieur de Mesnard qui paraissait fort mal, avec une sorte d’autorité, puis elle demanda à se reposer. Conduite dans sa chambre avec mademoiselle de Kersabiec, elle en ressortit un instant après, sous le prétexte de recommander que le médecin, appelé auprès du comte de Mesnard, vint lui faire son rapport.

L’homme de la police, accoutumé à observer tous les gestes, s’aperçut qu’une très petite boule de papier avait passé de la main de la princesse dans celle de l’avocat Guibourg. Le désir de s’en emparer suggéra la pensée de fouiller les prisonniers aussitôt que Marie-Caroline se fut éloignée.

Le papier, trouvé sur monsieur Guibourg, contenait ces mots écrits au crayon : « Insistez, surtout, pour n’être pas séparé de moi. »

Cette circonstance, sue dans le temps et infidèlement racontée, accrédita le bruit, déjà répandu, d’une intrigue amoureuse entre la princesse et l’avocat. Je n’oserais garantir qu’il n’en fût rien.

Mais monsieur Guibourg était en fuite, avec une condamnation capitale sur le corps. Madame la duchesse de Berry se croyait une sauvegarde pour ses entours et cette pensée suffisait à expliquer les termes du billet.

Elle avait mangé une soupe, bu un verre de vin de Bordeaux, avait dormi paisiblement quelques heures et s’était relevée, pour le moment du dîner, dans un état de calme qui ne se démentait pas. Monsieur Maurice Duval lui-même, quoique fort blessé de ses procédés envers lui, parlait du maintien de la princesse avec admiration. Les généraux en étaient émus, et le ministre dans l’enthousiasme.

En outre des rapports des autorités de Nantes, monsieur Thiers était armé, en venant chez moi, de la décision du conseil qui, en enlevant madame la duchesse de Berry à la juridiction des tribunaux, faisait de sa position une mesure politique sur laquelle les Chambres auraient à statuer. La pièce était bien rédigée. Il voulait la montrer à monsieur Pasquier et le consulter sur la forme de sa publication.

Après une longue discussion, on s’arrêta à un article officiel du Moniteur, ne portant le titre ni d’ordonnance ni de déclaration, qui, s’appuyant sur les précédents de la marche suivie pour le bannissement de la branche aînée des Bourbons et de la famille Bonaparte, établirait en principe que les princes et princesses de races proscrites, se trouvant en dehors de la loi commune, ne pouvaient en réclamer les bénéfices ni en subir les rigueurs. Leur sort, dès lors, devait être réglé arbitrairement, d’après les exigences des intérêts politiques.

Monsieur Pasquier insistait derechef pour qu’on embarquât la princesse au plus vite. « Vous ne serez maître de son sort, répétait-il, et à l’abri des obstacles que peuvent susciter le zèle aveugle ou malveillant des magistrats secondaires, qu’après le départ de Nantes. »

Monsieur Thiers adoptait cette pensée et partageait les mêmes sollicitudes. Aussi avait-il donné, et déjà renouvelé, l’ordre d’un embarquement immédiat que les préparatifs matériels pour la sûreté du transport et la commodité du voyage arrêtaient encore bien malgré lui.

La princesse demandait un délai, fondé sur l’état de santé du comte de Mesnard ; mais monsieur Thiers, fort à regret dans sa disposition actuelle, avait positivement refusé.

Comme il ne fallait pas compliquer la question relative à madame la duchesse de Berry, en assimilant à son sort d’autres personnes compromises vis-à-vis des tribunaux, on se décida à les rendre à leurs juges naturels. Monsieur Guibourg fut renvoyé là où son procès avait été déjà instruit. Mademoiselle de Kersabiec accompagna la princesse à Blaye, puis fut reconduite immédiatement à Nantes.

Dès le premier jour de l’arrestation, monsieur Maurice Duval avait prévenu monsieur Thiers qu’il pouvait s’emparer de messieurs de Bourmont, de Charette et de plusieurs de leurs coopérateurs les plus actifs. On les savait cachés dans les maisons voisines de celle occupée par Marie-Caroline. Deutz avait vu le maréchal. En persistant à cerner le quartier, on était assuré de les prendre.

Mais le ministre en avait autant qu’il lui en fallait pour se présenter à l’ouverture de la session et ne se souciait pas de multiplier ses embarras. Plus il se trouverait de gens arrêtés dans les mêmes prédicaments que madame la duchesse de Berry, plus il serait difficile de la soustraire à la loi commune ; car elle se trouverait réclamée, comme principal accusé, par tous les tribunaux où les affaires seraient portées.

Vu de loin, et lorsque les passions sont calmées, il semble que rien n’était plus simple et plus facile que la marche adoptée par le gouvernement ; mais, dans ce moment où l’amour de l’égalité se trouvait poussé jusqu’à l’enivrement, il fallait une ferme volonté, beaucoup de courage et même une certaine audace pour oser dire hautement que Marie-Caroline, en sa qualité de princesse, ne serait pas passible de la loi commune. Encore, devait-on avoir recours à l’argument, que j’ai déjà mentionné, de la considérer placée hors la loi par la proscription prononcée contre elle en 1830.

Monsieur Thiers, en prenant cette décision, n’ignorait pas qu’il affrontait les colères des oppositions et bravait le mécontentement de beaucoup de ses partisans.

Toutefois, des obstacles insurmontables pouvaient surgir à Nantes d’un moment à l’autre, et, dans cette crainte, on décida que l’article convenu ne serait inséré au Moniteur que lorsqu’on saurait la princesse voguant vers Blaye.

Je demandai tout bas à monsieur Thiers si ce qu’il m’avait dit de l’état de madame la duchesse de Berry était confirmé ; il me répondit à haute voix : « Il n’y a pas un mot de vrai. Elle est, au contraire, très maigre, très mince, et très agile. Ce bruit, cependant, nous était venu de gens qui auraient dû être bien informés ; mais ce n’est qu’un méchant propos de ses bons amis. »

Si madame la duchesse de Berry dédaignait de parler des souffrances matérielles qu’elle avait supportées pendant les dix-sept heures passées dans le tuyau de cheminée, ses compagnons racontaient volontiers le martyre subi par quatre personnes serrées de façon à ne pouvoir faire aucune espèce de mouvement, exposées au vent, à la gelée dont un toit en claire-voie les défendait fort mal. Elles bravaient pourtant ces douleurs ; mais, ce qui acheva de rendre leur situation intolérable, c’est la fumée épaisse et puante des papiers imprimés. La cachette n’était pas séparée du tuyau de la cheminée jusqu’en haut ; elle s’en remplit incontinent et ses malheureux habitants en furent comme asphyxiés.

Lorsque la souffrance d’une extrême chaleur s’y joignit et que la robe de madame la duchesse de Berry prit feu, le comte de Mesnard (qui déjà avait ouvert l’avis de se rendre, après avoir entendu l’ordre donné aux gendarmes de ne quitter la chambre sous aucun prétexte et compris que toutes les issues étaient gardées), le comte de Mesnard, sans demander de nouveau une permission obstinément refusée, donna dans la plaque le premier coup de pied qui appela l’attention des gendarmes. Une fois la décision irrévocable, madame la duchesse de Berry ne fit point de reproches et se conduisit comme nous avons vu.

Ma mémoire ne me fournit aucune circonstance particulière sur son embarquement. Elle fut conduite à bord de la Capricieuse, goélette de l’État, en prisonnière bien gardée, mais avec les égards dus à son rang et le respect acquis à des malheurs supportés avec un aussi grand courage.

Son arrestation ne provoqua aucune manifestation en Bretagne ni en Vendée. Elle montra un très vif dépit en apprenant que monsieur Guibourg restait à Nantes et parut très émue en s’en séparant. Du reste, son calme, accompagné d’une sorte de gaieté et d’une complète liberté d’esprit, ne se démentit pas. Le zèle de monsieur de Mesnard suppléant à ses forces, il insista pour la suivre.

Elle laissa, parmi toutes les autorités de Nantes, un sentiment d’admiration et de sympathie dont le contrecoup retentit sur leurs chefs à Paris ; mais cela ne s’étendit pas au delà et ne gagna pas le public. On voulait avant tout la tranquillité.

Au conseil, monsieur Guizot se montra partisan des procédés généreux, et il proposa de diriger la Capricieuse sur Trieste ; mais monsieur Guizot, nouvellement arrivé aux affaires par l’obstinée exigence du duc de Broglie, avait peu de poids vis-à-vis de ses collègues, et la détention à Blaye fut décidée à une unanimité où il se rangea.

Je ne lui en sus pas moins un très grand gré, dans le temps, et le lui témoignai vivement. Peut-être mon approbation dépassait-elle son mérite. Il avait pu facilement reconnaître le vœu intime du Roi et prenait, dès alors, l’habitude de s’associer à la pensée du monarque, de la faire sienne et de l’habiller en paroles magnifiques. C’est l’origine et l’explication d’une faveur qui ne peut que s’accroître.

Dans la cachette même, où s’était réfugiée madame la duchesse de Berry, on trouva les deux sacoches de cuir désignées par Deutz, renfermant ses papiers les plus importants. Elles étaient réunies par une bretelle et la suivaient dans toutes ses pérégrinations soit sur le col de son cheval, soit sur les épaules d’un guide.

Si on avait recherché les violences, il y avait de quoi porter le trouble et la proscription dans une multitude de familles ; mais on n’en fit aucun usage. C’est là où l’on trouva les lettres de mesdames de Chastellux et de Bauffremont engageant madame la duchesse de Berry à se rendre à Paris et offrant de l’y cacher. J’ignore si elles ont eu connaissance de cette découverte.

Ces sacoches renfermaient des documents qui excusaient la folle entreprise de la descente en France. De nombreux correspondants annonçaient cent mille hommes dans le Midi et deux cent mille dans l’Ouest, armés, organisés, prêts à se déclarer au premier signal. L’arrivée de « Madame » enfanterait en outre des légions innombrables dans tout le royaume.

Les correspondants les plus raisonnables, en présentant le pays comme dans un fâcheux état de calme, admettaient que la présence de la princesse exciterait sans doute un grand mouvement d’enthousiasme, et pourrait faire jaillir la flamme de ces masses inertes.

Ajoutons à ces appels que madame la duchesse de Berry avait constamment entendu reprocher aux princes de la Maison de Bourbon de ne s’être point associés aux travaux de la Vendée ; et peut-être excusera-t-on son esprit aventureux d’avoir cru faire de l’héroïsme en débarquant sur la plage de Marseille et en se jetant dans la Vendée. Il est au moins certain qu’à Nantes elle supporta royalement le revers de sa fortune et la chute de ses espérances.

Le cabinet, car il y en avait un sérieux et de véritable importance dans ce temps-là, le cabinet, donc, tint parole à monsieur le duc d’Orléans. À peine la duchesse de Berry arrêtée, le prince, accompagné de son frère le duc de Nemours, se rendit à l’armée qui franchissait la frontière. Il n’entre pas dans mon sujet de le suivre au siège d’Anvers où il commença la brillante carrière due à sa distinction personnelle, autant qu’à son haut rang, et s’empara de tous les cœurs par sa valeur, sa bonne grâce et son affabilité.

Nul, et je n’en excepte ni monsieur Thiers ni même monsieur Maurice Duval, ne ressentit une plus vive satisfaction de l’arrestation de madame la duchesse de Berry que monsieur de Chateaubriand. Son rêve sur le séjour de Lugano s’était dissipé en y regardant de plus près.

Cette presse libre, dont il espérait tirer de si splendides succès pour sa cause et surtout pour sa famosité personnelle, se trouvait soumise aux caprices d’un conseil de petits bourgeois, relevant lui-même d’une multitude intimant ses volontés à coups de pierres. On se procurerait une fort bonne chance d’être lapidé, dans une émeute suisse, en s’établissant à Lugano pour y faire de la politique légitimiste.

Privé d’ailleurs du tribut de louanges quotidiennes, libéralement fournies par le petit cercle où il passe exclusivement sa vie à Paris, monsieur de Chateaubriand périssait d’ennui et ne savait comment revenir après les adieux si pompeux adressés publiquement à sa patrie. Il avait beau se draper à l’effet dans le manteau d’un exil volontaire, on le remarquait peu ; les genevois trouvent qu’on doit se tenir très heureux d’être à Genève et ne compatissaient point à des peines qu’ils ne comprenaient pas.

Dans l’embarras de ce dilemme, monsieur de Chateaubriand accueillit comme l’étoile du salut l’arrestation faite à Nantes.

De nouveaux devoirs, en lui imposant une nouvelle conduite, lui évitaient le petit ridicule d’une palinodie trop rapide. Oubliant ses griefs contre la princesse, il se jeta dans une voiture de poste et accourut à Paris pour lui porter secours.

Chemin faisant, il médita le texte d’une brochure qui parut incontinent après.

Un billet de madame Récamier m’annonça son retour et le désir qu’il avait de me voir chez elle. J’y courus. Je les trouvai en tête à tête ; il lui lisait le manuscrit de la prochaine publication, originairement destinée à être imprimée à Lugano, mais qu’il avait arrangée pour la situation actuelle. Il continua à ma prière la lecture commencée.

Après une hymne très éloquente aux vertus maternelles de l’intrépide Marie-Caroline, lue avec émotion, il arriva à quelques phrases, admirablement bien écrites, sur madame la Dauphine ; sa voix s’entrecoupa et son visage s’inonda de larmes.

J’avais encore dans l’oreille les expressions de mangeuse de reliques d’Édimbourg et de danseuse de corde d’Italie que, si récemment, je lui avais entendu appliquer à ces deux princesses, et je fus étrangement frappée de ce spectacle.

Cependant, monsieur de Chateaubriand était sincère en ce moment aussi bien que dans l’autre ; mais il possède cette mobilité d’impression dont il est convenu en ce siècle que se fabrique le génie. Éminemment artiste, il s’enflammait de son œuvre, et c’était à l’agencement de ses propres paroles qu’il offrait l’hommage de ses pleurs.

Ce n’est point comme un blâme que je cite ce contraste, mais parce que j’en ai conservé une vive impression et que les hommes de la distinction incontestable de monsieur de Chateaubriand méritent d’être observés avec plus d’attention que le vulgaire.

Il avait réclamé ma visite pour me charger de demander son admission au château de Blaye. En qualité de conseil de madame la duchesse de Berry, il voulait conférer avec l’accusée. Cela était de droit, selon lui, ainsi que la libre correspondance avec les personnes chargées des affaires de ses enfants dont elle était tutrice.

Sans partager son opinion, je me chargeai du message. La réponse fut négative. Comme conseil judiciaire, sa présence à Blaye était inutile, puisque aucune procédure ne devait être dirigée contre la princesse, et le gouvernement n’était pas assez niais pour le lui envoyer comme conseil politique.

Il ne pouvait non plus, par les mêmes raisons, autoriser la correspondance libre et fréquente demandée par monsieur de Chateaubriand, mais les lettres ouvertes soit d’affaires, soit de famille, seraient religieusement remises entre ses mains.

Je ne saurais exprimer la fureur de monsieur de Chateaubriand lorsque je lui transmis cette réponse si facile à prévoir. J’en fus confondue et madame Récamier consternée. Mais je dois dire qu’elle tomba principalement sur cette misérable qui n’avait pas su se faire tuer pour léguer du moins un martyr à son parti et n’avait réussi, par toutes ses extravagances, qu’à en constater la faiblesse et à préparer des succès, couronnés de l’ostentation d’une fausse modération, à ses antagonistes.

Évidemment, la conduite adoptée envers Marie-Caroline déplaisait fort aux siens et cela m’y réconciliait un peu.

Nous la savions arrivée à Blaye le 15 novembre en assez bonne santé, malgré une traversée pénible, orageuse, dangereuse même, où elle montra son intrépidité accoutumée, intrépidité qui lui valait partout l’admiration des militaires et acheva de gagner le cœur du colonel Chousserie.

Il l’avait accompagnée de Nantes et demeura son gardien à Blaye où il prit le commandement du fort, tandis que la Capricieuse et quelques autres petits bâtiments croisaient dans la rivière.

Les appartements de madame la duchesse de Berry étaient suffisamment vastes, convenablement meublés, et, hormis la seule chose qu’elle eût voulue, la liberté, on s’empressait à satisfaire à ses souhaits.

Malgré la parole arrachée à la Reine de ne plus se mêler en rien de son sort, elle s’occupait constamment de lui procurer les allégements compatibles avec sa situation. Monsieur Thiers eut ordre de faire trouver à Blaye des livres, de la musique, un piano, ainsi que les atours et les recherches nécessaires à sa toilette et à ses habitudes, connues de sa tante.

Les ouvriers de Paris, accoutumés à la servir, les fournirent. Toutefois, le petit sanhédrin des dames du faubourg Saint-Germain firent d’amples lamentations sur ce que madame la duchesse de Berry avait été enlevée sans aucune espèce de bagage, et s’offrirent à lui procurer par souscription un trousseau.

Madame de Chastellux fut députée vers moi pour me charger de solliciter de monsieur Thiers l’autorisation de cet envoi. J’eus la satisfaction de pouvoir répondre que tout avait été prévu à ce sujet. Il ne manquait rien à l’illustre prisonnière, et je le savais mieux que personne, y ayant été employée.

Mais cela ne suffisait pas à un parti accoutumé à se repaître de niaiseries. Les patronnesses voulaient une souscription ayant un certain retentissement. On décida que la princesse ne devait pas porter des vêtements fournis par ses persécuteurs ; et je consentis à demander l’entrée à Blaye de ceux qu’on y voulait expédier.

Je l’obtins à grand’peine, et, pendant trois semaines, les salons légitimistes furent exclusivement occupés de cet envoi. Chacun ajoutait un petit symbole de zèle ingénieux et de dévouement spirituel à son offrande. Mais tout cela prenait un certain temps pendant lequel la recluse était forcée à porter ces chemises de Nessus si redoutées pour elle.

Ajoutons, en passant, que la princesse ne partageait apparemment pas les scrupules de ces personnes dévouées ; car, en quittant Blaye, elle a emporté non seulement les effets destinés à sa personne, mais encore les meubles les plus élégants de son appartement, disant qu’elle n’en trouverait pas d’aussi bien fabriqués à Palerme.

L’offrande des dames du faubourg Saint-Germain, on doit le comprendre, fut soumise à un rigoureux examen. Un livre de prières, par la largeur de ses marges, je crois, excita l’attention des personnes accoutumées à ces sortes de visites. Il était le don de madame de Chastellux. On y trouva, en effet, beaucoup d’écriture à l’encre sympathique, des assurances de fidélité éternelle, des conseils sur la conduite à tenir, des espérances de bouleversement prochain, etc.

La chose la plus importante était l’avis donné que toutes les promesses pécuniaires qui seraient faites par madame la duchesse de Berry pour gagner les gens dont elle était entourée, soit pour recouvrer la liberté, soit pour établir des communications au dehors, se trouveraient immédiatement acquittées.

Monsieur Thiers me vint raconter cette trouvaille, me témoignant assez d’humeur de ma persévérance à obtenir l’accomplissement d’une œuvre qui, je l’avoue, me semblait parfaitement insignifiante et dont le refus aurait fait crier à la persécution.

Je fus un peu déconcertée de l’aventure du livre. Heureusement, monsieur Thiers ne se souciait guère de se faire de nouvelles affaires et ne redoutait nullement les conspirations de ces dames ; il se calma et garda le silence sur sa découverte. Je ne pense pas que madame de Chastellux en ait été instruite, du moins ne lui en ai-je jamais parlé.

Cependant, l’ouverture des Chambres avait eu lieu, et mes prévisions de malheurs s’étaient justifiées : on avait tiré sur le Roi. C’est le commencement d’une détestable série de tentatives d’assassinat. Bergeron, qui s’échappa, fut enfin arrêté, jugé et acquitté d’un crime dont lui-même depuis s’est publiquement vanté.

Il professait les idées républicaines, mais la suite l’a montré trop vénal pour être à l’abri du genre de séduction que le parti carliste avait à sa disposition, et il était bien exaspéré dans ce moment.

Quoi qu’il en soit, dès la discussion de l’adresse, monsieur Thiers avait dû défendre son prédécesseur, monsieur de Montalivet, contre l’opposition de gauche pour la non-arrestation de madame la duchesse de Berry, et lui-même contre l’opposition de droite, pour son incarcération.

Monsieur Berryer, revenu de ses terreurs en voyant la longanimité si manifeste du gouvernement, fit une sortie violente sur ce que la liberté individuelle du citoyen français avait été violée en sa propre personne, sous le régime atroce de la mise en état de siège, et eut l’impudence de reprocher la détention arbitraire de madame la duchesse de Berry que le despotisme prétendait soustraire au jugement des tribunaux.

Monsieur Thiers répondit victorieusement à tous les arguments et obtint une forte majorité.

Il ne serait pas impossible, au surplus, que, dans des intérêts de parti ou dans la pensée de s’illustrer par l’éloquence d’une défense ne présentant à cette heure aucun danger pour lui, monsieur Berryer désirât sincèrement le scandale d’un procès. L’envie qu’il en témoignait, au reste, servait à en éloigner l’immense majorité des députés.

La prise d’Anvers, arrivée avant la fin de l’année, consolida le cabinet et lui donna la force dont il a vécu jusqu’au moment où lui-même s’est divisé ; mais ceci appartient à l’histoire.

Je reprends ma spécialité et retourne au commérage.

L’absence de mademoiselle de Kersabiec allait laisser madame la duchesse de Berry sans dame autour d’elle. Lui en nommer d’office semblait une aggravation à sa captivité. La Reine s’en préoccupait fort lorsqu’elle reçut de la duchesse de Reggio (la maréchale Oudinot), dame d’honneur de madame la duchesse de Berry, la demande d’aller rejoindre sa princesse.

Rien ne pouvait être plus désirable. Madame de Reggio joint à beaucoup d’esprit un tact exquis des convenances, et elle aurait maintenu les formes les plus dignes autour de la princesse. Celle-ci le savait bien, aussi refusa-t-elle d’accueillir la maréchale.

Elle désigna mademoiselle de Montaigne dont la famille éleva des difficultés. Madame de Gourgue s’offrit à son tour et fut repoussée. Madame la duchesse de Berry et la comtesse Juste de Noailles, sa dame d’atour, se refusèrent mutuellement et simultanément.

On en était là de cette négociation, la Reine désirant vivement une dame sortable auprès de sa nièce sans oser s’en mêler ostensiblement et la princesse ne s’en souciant guère, lorsque je reçus une lettre de la comtesse d’Hautefort, alors chez elle en Anjou, me demandant, au nom de notre ancienne amitié, de supplier la Reine de l’envoyer à Blaye.

Elle s’engageait à ne prendre part à aucune intrigue, à ne conserver aucune correspondance au dehors, à ne recevoir aucune visite. Elle voulait uniquement se consacrer à alléger à la princesse, dont elle était dame, les longues heures de la captivité. Elle m’aurait une reconnaissance éternelle si je pouvais lui obtenir cette faveur.

Je lui répondis immédiatement combien j’appréciais et je comprenais ses sentiments et ses vœux. Ce qu’elle demandait n’était pas à la disposition de la Reine, mais sa lettre serait mise sous les yeux des personnes aptes à en décider.

En effet, j’en parlai à monsieur Thiers. Je lui dis, ce que je crois encore, madame d’Hautefort trop honnête personne pour manquer à ses engagements. La surveillance établie à Blaye, d’ailleurs, serait nécessairement exercée sur elle, et, avec l’intention où il m’assurait être de prodiguer les soins et les égards à l’auguste captive, lui-même devait désirer des témoins, sincères quoique hostiles, qui le pussent affirmer.

La lettre, lue en conseil, détermina à proposer madame d’Hautefort à madame la duchesse de Berry, en même temps, qu’on lui faisait savoir le refus de mademoiselle de Montaigne. Elle consentit froidement ; et je fus chargée d’informer madame d’Hautefort que les portes de la citadelle lui seraient ouvertes, à la condition de s’y rendre directement et sans passer par Paris.

Elle me répondit par des hymnes de reconnaissance et se mit en route sur-le-champ.

J’ai regret de n’avoir pas conservé cette correspondance : elle ne laisserait pas que d’être assez curieuse ; mais je ne m’avisais point en ce moment que madame d’Hautefort et moi nous faisions de la chronique, si ce n’est tout à fait de l’histoire. Je n’étais mue que par la pensée de l’obliger, le plaisir d’être utile à madame la duchesse de Berry et la certitude de complaire aux vœux de la Reine.

J’ai lieu de croire que la personne de la comtesse d’Hautefort fut accueillie à Blaye tout aussi froidement que l’avait été l’offre de son dévouement, et qu’elle en fut très blessée.

On eut encore recours a moi pour obtenir de monsieur Thiers l’envoi d’une femme de chambre dont madame la duchesse de Berry souhaitait fort la présence. L’aventure du livre de prières le mettait en garde contre mes sollicitations et je le trouvai récalcitrant.

Cependant, à force de lui démontrer les avantages, que je croyais très réels, d’environner la personne de madame la duchesse de Berry de gens à elle, pouvant attester des bons procédés employés à son égard, je parvins à enlever son consentement, à la condition d’en garder le secret et même de communiquer un refus.

Quelques jours après, il m’écrivit de lui envoyer madame Hansler, sans lui laisser le temps de parler à personne. Un de mes gens l’alla chercher et la conduisit chez le ministre où il la laissa. Monsieur Thiers lui annonça que, si elle voulait aller à Blaye, il fallait partir sur-le-champ.

Après quelques hésitations et de nombreuses objections, elle se soumit. On la fit monter dans une calèche toute attelée de chevaux de poste, et elle se mit en route sous l’escorte d’un agent de police. Elle obtint, par concession, de passer chez elle pour y prendre des effets à son usage, soumis à l’inspection de son camarade de voyage.

Je ne m’attendais pas à un si brusque enlèvement, quoique monsieur Thiers m’eût énoncé la volonté de l’isoler des conseils de la coterie qui l’expédiait. Celle-ci, en effet, comptait bien endoctriner madame Hansler et avait réservé les avis les plus importants pour le dernier moment ; elle se trouva fort désappointée de ce départ improvisé et m’en sut très mauvais gré comme si c’était ma faute.

Les services que j’avais été à même de rendre dans ces circonstances me valurent, comme de coutume, un redoublement d’hostilité du parti henriquinquiste. Je fus tympanisée dans ses journaux, et on répandit la belle nouvelle que j’allais épouser monsieur Thiers. J’étais fort au-dessus de m’occuper de ces sottises, et on ne réussit même pas à m’impatienter.

Tous les partis sont ingrats, et surtout celui-là qui s’intitule par excellence le parti des honnêtes gens. Au demeurant, le but où je tendais a été atteint. Car, à travers toutes les vociférations de la haine, de la colère, de la vengeance, personne n’a osé prétendre que la captive de Blaye ne fut pas traitée avec les égards qui lui étaient dus.

À peine madame la duchesse de Berry était-elle sous les verrous, que monsieur Pasquier se préoccupait des moyens de les lui faire ouvrir. Il n’en voyait la possibilité dans les circonstances données, que par une amnistie générale où elle serait comprise, et l’intérêt gouvernemental, encore plus que celui de la princesse, le décida à la conseiller dans une note remise au Roi.

Les cours de Blois, de Nantes, de Rennes, d’Aix, de Montauban, etc., allaient être appelées à juger les complices de Marie-Caroline et ne manqueraient pas de réclamer sa présence. Ce serait une première difficulté d’avoir à la refuser. Ne devait-on pas craindre (et cela est effectivement arrivé) que l’absence de la principale accusée ne fît acquitter tous les inculpés ?

Or, ces acquittements, quoique purement de fiction légale, seraient exploités comme un encouragement national par le parti légitimiste ; la voix du juré, pour le coup, serait proclamée la voix du pays. Tandis qu’en publiant une amnistie, fondée sur le point de vue de la guerre civile vaincue et de l’Ouest pacifié par l’éloignement et la dispersion des chefs, on évitait ce danger, en se plaçant dans la meilleure et la plus généreuse attitude.

D’ailleurs, ajoutait monsieur Pasquier, si on ne profitait pas de ce moment, quand pourrait-on terminer une captivité qui serait toujours une source de peines et d’inquiétudes pour la famille royale ? Ce ne pourrait être lorsque l’acquittement des autres accusés aurait donné une sorte de bill d’indemnité à madame la duchesse de Berry, et nulle circonstance favorable n’était à prévoir.

Cette note, lue au conseil, y trouva peu de faveur ; moins accoutumés aux scrupules de la magistrature, les ministres ne voulurent pas admettre la possibilité de voir les complices de la princesse, gens si évidemment, si palpablement coupables, innocentés.

Peut-être aussi la connaissance qu’avait monsieur Thiers de la répugnance de monsieur Pasquier à voir l’arrestation de madame la duchesse de Berry lui faisait-il croire à une prévention personnelle, dans cette circonstance, et attacher moins d’importance à son opinion, d’autant qu’à l’occasion de pétitions, dont les unes demandaient que la princesse fût mise en jugement, les autres qu’elle fût rendue à la liberté, le ministre obtint des Chambres un vote approbatif des mesures qu’il avait adoptées.

Les assises de Montauban, où l’on devait juger les passagers et l’équipage du Carlo Alberto, exigeant la comparution du comte de Mesnard, il dut quitter Blaye. Madame la duchesse de Berry ne témoigna aucun chagrin de son départ, mais elle fut vivement contrariée de le voir remplacé par le comte de Brissac, son chevalier d’honneur.

Celui-ci, très dévot et rigide dans ses mœurs, n’était nullement agréable à la princesse qu’on n’avait pas consultée pour accepter la proposition faite par lui de remplacer monsieur de Mesnard, et elle le reçut encore plus mal que madame d’Hautefort.

Toutes les préférences étaient alors pour monsieur Chousserie, colonel de gendarmerie. Il l’avait accompagnée de Nantes, où il avait aidé à sa capture, et commandait à Blaye. De longues conversations, d’éternels tête-à-tête s’établissaient entre eux, au point que les témoins en étaient étonnés et parfois scandalisés.

Le colonel Chousserie a raconté postérieurement qu’il était dans la confidence de son état et avait pris l’engagement de faire disparaître l’enfant sans qu’il en fût autrement question.

Selon lui, la difficulté de cacher cette aventure à monsieur de Mesnard la préoccupait beaucoup ; et c’est pour cela qu’elle avait vu son départ avec tant de satisfaction. L’arrivée de monsieur de Brissac pourtant avait fort tempéré sa joie.

En apprenant l’intimité journellement croissante entre le commandant et sa prisonnière, monsieur Thiers conçut des inquiétudes et se décida à le faire changer. Il consulta monsieur Pasquier, devant moi, sur la convenance de le faire remplacer par un de nos amis communs, le colonel de Lascours, beau-frère du duc de Broglie.

Les cris que nous jetâmes l’un et l’autre avertirent monsieur Thiers des objections à faire à un pareil emploi que lui regardait comme une faveur. Assurément monsieur de Lascours aurait refusé une si maussade commission. Mais nous fûmes très étonnés de la savoir acceptée par le général Bugeaud, député assez influent, bon officier, homme d’honneur et d’esprit, mais ayant l’épiderme suffisamment calleuse pour ne point souffrir de tout ce que le métier dont il se chargeait présentait d’odieux.

Depuis quelque temps déjà les rapports du colonel Chousserie annonçaient la princesse très souffrante. Les lettres de madame d’Hautefort et de monsieur de Brissac parlaient d’une toux opiniâtre et d’un grand amaigrissement. Elle ne se plaignait pas, mais ses forces diminuaient.

L’inquiétude gagna le cabinet. Monsieur Pasquier ne négligea rien pour l’exploiter, d’autant plus qu’il la partageait.

Dans une nouvelle note remise au Roi, il rappela que la mère, l’archiduchesse Clémentine, était morte poitrinaire peu de temps après la naissance de madame la duchesse de Berry. Il observa combien les fatigues d’une vie aventureuse, qui avait dû exposer la princesse aux intempéries des saisons, étaient propres à développer le germe de cette maladie héréditaire. Il insista sur le fatal effet que produirait sa mort dans les murs de Blaye. Les contemporains établiraient et la postérité croirait que sa vie y aurait été sacrifiée.

Cette note donna lieu à une discussion en conseil, à la suite de laquelle deux médecins de Paris, les docteurs Orfila et Auvity, furent expédiés à Blaye.

Leur rapport officiel, inséré au Moniteur, se trouva satisfaisant sur l’état de la poitrine et les conditions sanitaires du séjour de la citadelle. Leurs propos confidentiels exprimèrent la pensée d’une grossesse assez avancée. Toutefois, la princesse avait éludé les observations qui l’auraient tout à fait constatée.

C’est le premier soupçon que le gouvernement en ait eu ; car on a vu que ceux conçus par monsieur Thiers, avant l’arrestation de madame la duchesse de Berry, s’étaient entièrement dissipés ; et, au fond, cette grossesse était si peu avancée au mois d’octobre que les confidents les plus intimes en pouvaient seuls être instruits.

Le docteur Guitrac, de Bordeaux, avait été appelé auprès de la princesse par le colonel Chousserie. On lui savait les opinions carlistes les plus exaltées. Il était, selon toutes les probabilités, dans leur confidence et aurait prêté assistance au moment opportun.

Le triste secret, renfermé jusque-là dans les murs de Blaye, ne tarda pas longtemps à être divulgué. Je ne sais d’où vinrent les indiscrétions ; mais les petits journaux commencèrent une série de plaisanteries dont les partisans de la princesse se tinrent pour justement offensés.

Il s’ensuivit un nombre considérable de duels. Une légion de chevaliers français se forma pour défendre la vertu de Marie-Caroline envers et contre tous. Un de mes cousins, le comte Charles d’Osmond, se battit avec le rédacteur du Corsaire. Cette manie gagna les provinces ; on olindait partout. Il fallut que le gouvernement et les chefs des différents partis s’interposassent pour mettre un terme à ces sanglantes prouesses.

Le rapport du docteur Orfila, d’une part, et ceux de Blaye, qui continuaient à représenter madame la duchesse de Berry comme très souffrante, de l’autre, décidèrent un nouvel envoi de médecins.

Les réclamations des carlistes furent d’autant plus violentes et insultantes sur l’infamie d’avoir mis au nombre monsieur Dubois (chirurgien des plus habiles, mais connu comme ayant accouché l’impératrice Marie-Louise) qu’eux-mêmes furent induits en erreur par leurs propres agents.

Le docteur Guitrac, que la commission venue de Paris s’associa, se trouvait dans le secret de la grossesse ; mais, ayant mal interprété les réponses de la princesse et de sa femme de chambre, madame Hansler, qu’il ne put interroger en particulier, il crut le danger conjuré par quelque accident ; et, à son retour à Bordeaux, il affirma les bruits répandus sur la grossesse de madame la duchesse de Berry entièrement faux et parfaitement calomnieux.

Sur cette assurance, monsieur Ravez, ami intime du docteur, publia la ridicule protestation où il répond sur sa tête de la vertu de Madame. Tout le parti reprit une complète sécurité et un redoublement de violence.

Le duc de Laval, le duc de Fitzjames, le comte de La Ferronnays, écrivirent de Naples pour demander à remplacer madame la duchesse de Berry dans les cachots et lui servir d’otages. Otages de quoi ? Ils ne l’expliquaient pas.

Cela me rappela qu’avant de partir pour aller passer l’hiver à Naples, où la colonie des mécontents français menait bonne et joyeuse vie, dansant au bal et jouant la comédie, le duc de Laval m’avait dit : « Ne vous y trompez pas, chère amie, nous entrons dans les temps héroïques. »

Tout le monde jouait au roman historique avec d’autant plus de zèle que c’était sans danger. Sir Walter Scott avait remis les propos chevaleresques à la mode, aussi bien que les meubles du moyen âge ; mais les uns et les autres n’étaient que de misérables imitations.

Les lettres de madame d’Hautefort devenaient plus gênées, moins explicites ; un profond mécontentement y perçait parfois ; et pourtant le parti carliste, fort des paroles du docteur Guitrac, demeurait en sécurité.

Le gouvernement, en revanche, éclairé par les autres médecins et les rapports du général Bugeaud, ne formait guère de doutes sur l’état de la princesse.

La brochure de monsieur de Chateaubriand, dont j’avais entendu lire quelques passages manuscrits (Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry), avait produit une assez grande sensation, occasionné des manifestations bruyantes et forcé l’autorité à la saisir.

La phrase qui la terminait : « Madame, votre fils est mon roi », était devenue comme une sorte de mot d’ordre pour le parti. Un certain nombre de jeunes gens venaient la crier dans la cour de monsieur de Chateaubriand et la répétaient en toast dans les banquets où l’héroïne de Nantes était célébrée.

Les journaux carlistes rendaient un compte exagéré de ces événements, et il avait fallu sévir, malgré soi, contre des actes si publiquement hostiles au gouvernement établi.

Monsieur de Chateaubriand fut acquitté, par respect pour son nom, à la suite d’un discours habile, digne et modéré de sa part, et d’une plaidoirie fort ampoulée de monsieur Berryer où l’avocat se remarquait bien plus que l’homme d’État. Mais ce triomphe fut cruellement empoisonné ; car, ce jour-là même, le Moniteur contenait la déclaration faite par madame la duchesse de Berry d’un mariage secret. Personne n’en fut dupe et le parti s’en trouva atterré.

Je me souviens d’avoir assisté la veille à un grand dîner chez le baron de Werther, ministre de Prusse. Nous étions une quarantaine de personnes, la plupart assez bien informées pour savoir la nouvelle reçue par le gouvernement à la fin de la matinée ; mais aucune ne se souciait d’en parler la première.

Je ne pense pas qu’il y eut dix paroles échangées avant de se mettre à table. Il régnait dans ce salon une sorte de honte générale, mêlée à la tristesse.

Pendant le dîner, chacun chuchota avec son voisin, et, en sortant de table, on s’abordait en se demandant, sans autre commentaire, si cela serait, en effet, dans le Moniteur du lendemain.

La pudeur publique y répugnait, car tout le monde lisait le mot de grossesse à la place de celui de mariage ; mais madame la duchesse de Berry avait exigé la publicité de sa déclaration.

Quoique réelle, notre consternation n’approchait pas de celle de la Reine. Je la vis le matin et la trouvai désolée. Affligée comme parente, elle se sentait encore atteinte et comme reine et comme princesse et comme dame et comme femme : elle joignait les mains et pliait la tête.

Pour elle, la surprise était jointe au chagrin. Les ministres, ni le Roi, n’avaient jamais osé lui parler des soupçons qu’on avait conçus. Accoutumée aux infâmes propos des journaux, elle n’y avait fait aucune attention sérieuse ; et même, monsieur le duc d’Orléans ayant, quelques jours avant, hasardé une allusion à ce sujet, sa mère, si douce pour lui habituellement, l’avait traité avec une très grande sévérité. Le coup qui la frappait lui était imprévu.

J’osai m’étonner et regretter que madame la duchesse de Berry n’eût pas eu recours à elle dans son malheur.

« Ah, ma chère, que ne l’a-t-elle fait !… Ils auraient dit ce qu’ils auraient voulu mais rien ne m’aurait empêchée d’aller la soigner moi-même si on n’avait pas voulu la mettre à l’abri de cette honte !… Après tout, c’est la fille de mon frère !… et encore, c’est de Blaye que je m’occupe le moins ; mais cette pauvre Dauphine ! Oh, mon Dieu, cette pauvre Dauphine si pure, si noble, si sensible à la gloire ! quelle douleur, quelle humiliation ! voir salir ses malheurs ! Ah ! je sens tout ce qu’elle souffre, mon cœur en saigne, et je n’ose pas même le dire ! »

Les larmes de la Reine coulaient abondamment.

Elle ne se faisait aucune illusion sur ce prétendu mariage. Je sais pourtant que, malgré la promesse donnée de ne plus se mêler du sort de madame la duchesse de Berry, elle essaya de tirer de cette déclaration qui de droit annulait les prétentions à la Régence un argument pour solliciter l’ouverture immédiate des portes de Blaye.

Mais la Reine avait contre elle le cabinet, monsieur le duc d’Orléans, je suis fâchée de l’avouer, madame Adélaïde et même le Roi qu’on avait enfin persuadé, et elle ne put rien obtenir. Je l’en ai vue tout à la fois désolée et courroucée.

On lui objectait qu’à peine rendue à la liberté madame la duchesse de Berry nierait son mariage apocryphe, prétendrait sa déclaration arrachée par la violence, affirmerait le bruit de sa grossesse inventée, répandu, accrédité par le cabinet des Tuileries, le traiterait de fable infâme, trouverait le moyen d’accoucher dans un secret dont personne ne serait dupe mais où tout son parti l’assisterait, et enfin que, pour mettre à couvert l’honneur impossible à sauver de la princesse, on compromettrait celui du Roi et du gouvernement français.

Tout cela se pouvait dire, quoique à tort selon moi. La Reine, accoutumée à céder, se soumit. Ce ne fut pas sans combats et elle en conserva une tristesse profonde pendant longtemps.

Je reviens à Blaye. Ici, on le comprend, je suis nécessairement livrée aux conjectures ; mais j’ai lieu de croire qu’il y avait eu un malentendu entre la princesse et ses confidents, les communications ne pouvant être ni fréquentes, ni faciles, ni peut-être très explicites. Elle croyait avoir reçu le conseil de donner une grande publicité à une déclaration qu’on lui présentait au contraire comme une révélation secrète à confier dans un cas extrême.

Les carlistes ont avancé et soutenu que l’aveu de son état avait été fait par elle à la Reine et qu’elle avait réclamé son assistance, avant de faire cette déclaration de mariage. Cela est positivement faux de tous points, comme je viens de l’attester.

Madame la duchesse de Berry n’attachait pas une grande importance à la situation où elle se trouvait, et elle aurait cru déroger bien davantage à ses idées d’honneur en demandant la protection de la Reine.

J’ai été bien souvent étonnée que, poussée par la honte d’une position qui conduit fréquemment une servante d’auberge à se noyer dans un puits plutôt qu’à la voir divulguée, madame la duchesse de Berry, à laquelle on ne peut refuser un courage peu ordinaire et dont les idées religieuses ne lui faisaient certainement pas obstacle, n’ait pas préféré se précipiter du haut de ces remparts de Blaye où elle se promenait chaque jour, léguant ainsi à son parti une noble victime à venger, à ses ennemis un malheur irréparable à subir et se plaçant au premier rang dans le cœur de ses enfants aussi bien que sous le burin de l’histoire ; car personne n’aurait osé prendre l’odieux de proclamer le motif réel de son désespoir.

Je crois que, tout simplement, elle n’avait pas compris l’énormité de sa chute. Elle n’attachait aucun prix à la chasteté ; ce n’était pas sa première grossesse clandestine. Elle croyait les princesses en dehors du droit commun à cet égard et ne pensait nullement que cet incident dût influer sur son existence politique d’une façon sérieuse.

Elle s’était même persuadée qu’en annonçant un mariage quelconque elle s’ouvrirait les portes de la citadelle et se promettait bien de ne donner aucune suite à ce mensonge, quitte à le qualifier de ruse de guerre.

Quoi qu’il en soit, un jour où le général Bugeaud, qu’elle cajolait fort depuis quelque temps, entra chez elle pour lui rendre ses hommages quotidiens, elle se jeta inopinément dans ses bras, fondant en larmes et criant à travers ses sanglots : « Je suis mariée, mon père, je suis mariée. »

Le général parvint à la calmer ; et alors, cette personne, si noble et si digne à Nantes, se donna la peine de jouer à Blaye une véritable scène de proverbe, semblant toujours au moment de révéler le nom de cet époux si chéri et pourtant toujours arrêtée par la crainte de lui déplaire en le nommant sans sa permission.

Elle donnait à entendre que c’était une alliance parfaitement sortable. De nouvelles réticences y laissaient presque entrevoir un caractère politique ; puis, s’apercevant qu’elle dépassait le but, elle revenait à l’amour, l’amour passionné, irrésistible.

Bugeaud, bon homme dans le fond, avait commencé par être ému ; mais ces tergiversations l’empêchèrent d’ajouter foi à ses paroles : il y vit une scène montée à l’avance.

Cependant, lorsque la princesse demanda à faire la déclaration de son mariage, à la condition qu’elle serait immédiatement insérée au Moniteur, il lui répondit que le nom de l’époux était indispensable à la validité du document. Elle s’y refusa obstinément.

La pauvre femme aurait été bien empêchée à le fournir, car ce mari postiche n’était pas encore découvert.

Madame la duchesse de Berry chargea monsieur Bugeaud de faire sa triste confidence à madame d’Hautefort et à monsieur de Brissac. Était-ce un moyen de mettre leur responsabilité à l’abri, ou bien avait-elle, en effet, gardé le silence envers eux jusque-là ? Je ne sais, mais ils montrèrent plus de chagrin que de surprise.

Il est positif que, dans le même temps, monsieur de Mesnard s’exprimait à Montauban, où le procès dit du Carlo Alberto le retenait encore, dans des termes qui ne permettaient pas de le croire instruit de l’état de madame la duchesse de Berry, et la déclaration de mariage le jeta dans le désespoir.

Déjouée dans la pensée d’être aussitôt remise en liberté et le gouvernement annonçant le projet de lui laisser faire ses couches à Blaye, il paraît que la princesse se plaignit amèrement à ses confidents du mauvais conseil qu’on lui avait donné ; mais elle ne dissimula plus sa grossesse et bientôt fit demander à Deneux, son accoucheur attitré, de se rendre auprès d’elle.

Elle continua à entretenir le général Bugeaud, avec lequel elle s’était mise sur le ton de la familiarité la plus grande, des mérites de son mari, de l’amour qu’elle lui portait ; et, quoiqu’il sût que, dans son plus intime intérieur, elle se riait de la crédulité qu’elle lui supposait, les bontés des grands ont une telle fascination qu’il en était séduit.

Tandis que le premier acte de cette comédie se jouait à Blaye, le second se préparait à la Haye.

Le goût de l’intrigue et celui de l’argent, si chers à tous deux, y avaient réuni en fort tendre liaison monsieur Ouvrard et madame du Cayla. Ils étaient auprès du roi Guillaume les agents de madame la duchesse de Berry.

Ouvrard s’occupait de l’emprunt dont Deutz avait révélé le projet, et madame du Cayla cherchait à prendre sur le vieux roi de Hollande la même influence exercée naguère sur le roi Louis XVIII.

J’ignore si elle reçut ou si elle se donna la commission de trouver un mari pour Marie-Caroline ; mais il est certain qu’elle en a eu tout le mérite.

Monsieur de Ruffo, fils du prince de Castelcicala, ambassadeur de Naples à Paris, se trouvait de passage à la Haye dans ce moment. Toute sa famille, et lui-même, étaient fort attachés à madame la duchesse de Berry. Le jeune Ruffo lui avait fait sa cour à Massa.

La comtesse du Cayla, considérant les termes de la déclaration faite à Blaye, s’avisa que ce serait là un mari possible, et, dans un long tête-à-tête, elle employa toutes ses plus habiles insinuations à préparer monsieur de Ruffo, à accepter cet emploi.

Elle réussit du moins à se faire comprendre ; car, à peine rentré à son auberge, il fit ses paquets, demanda des chevaux et, le lendemain matin, la négociatrice désappointée apprit qu’il s’enfuyait à grande course de la Haye.

Cependant le temps pressait. Loin de prendre la déclaration de Blaye comme une ruse de guerre, le roi Charles x exigeait que le frère de ses petits-enfants eût un père avoué et nommé. Sa colère n’épargnait pas les épithètes offensantes à la mère.

Madame la Dauphine était tombée dans le désespoir à la nouvelle de cette honte de famille si solennellement publiée. Elle savait dès longtemps l’inconduite de sa belle-sœur, mais ce scandale historique ne lui en était pas moins cruel. Elle aussi réclamait un mariage.

Il n’y avait donc pas à reculer ; et, sans y regarder de si près, madame du Cayla mit la main sur un attaché à la légation de Naples, jeune homme de belle figure, de haute naissance, mais fort débauché et perdu de dettes.

Tel que le voilà, le comte Lucchesi était patemment à la Haye depuis dix-huit mois et ne s’en était pas absenté vingt-quatre heures ; toutes les légations européennes accréditées en Hollande pouvaient en faire foi. Mais madame du Cayla ne s’arrêta pas à ces considérations secondaires. Elle fit de belles phrases à monsieur de Lucchesi sur un si admirable dévouement à la sœur de son souverain, la postérité n’aurait pas assez d’éloges à lui donner, d’autels à lui dresser…

Puis survint Ouvrard, avec les arguments irrésistibles de don Basile, et cent mille écus décidèrent le comte Hector de Lucchesi-Palli, fils du prince de Campoforte, à mettre son nom à la merci des intrigants qui le lui avaient acheté ; car, à cet instant, on pensait peu à sa personne.

Le parti carliste, d’abord écrasé par la chute de son héroïne, ne s’était pas trompé au sens de la déclaration et n’avait pas même cherché à l’expliquer autrement que nous ; mais, se relevant petit à petit, il voulut faire une énigme de ce qui n’était que trop clair.

Les uns l’annonçaient une ruse de guerre inventée par la princesse, d’autres la niaient absolument, un certain nombre la proclamaient imposée par la violence matérielle ; mais tous étaient d’accord pour supposer cette révélation arrachée par ce qu’ils nommaient des tortures morales.

On faisait mille contes à ce sujet. Il est positif cependant qu’elle a été entièrement spontanée. Personne n’en a été plus surpris que le général Bugeaud, si ce n’est le ministère. Madame la duchesse de Berry ne l’a jamais nié en aucun temps.

Je crois bien, à la vérité, que, si elle avait espéré trouver dans monsieur Bugeaud la même assistance clandestine que dans monsieur Chousserie, elle l’aurait préféré, et encore cela est-il douteux.

J’ai vu soutenir à de fort belles dames qu’elles auraient constamment refusé tout aveu et seraient accouchées en criant à tue-tête : « C’est une atroce invention de mes bourreaux… je ne suis pas grosse… » Mais cet excès d’impudence est plus facile à rêver qu’à mettre en action.

D’ailleurs, madame la duchesse de Berry, je l’ai déjà dit, n’attachait pas une très grande honte à un événement qui n’était pas nouveau pour elle et dont les exemples se rencontraient dans sa propre famille.

De plus, elle entendait être convenablement soignée, témoin le souci pris par elle-même d’appeler Deneux, qui exigea un ordre de sa main, et, dans ce but, elle se serait sans doute décidée à faire confidence de son état au général Bugeaud, comme elle l’avait fait au colonel Chousserie, à la dernière extrémité. Mais j’ai lieu de croire, je le répète, qu’un conseil venu du dehors et mal compris par elle l’entraîna à exiger la publicité d’une déclaration dont le modèle lui avait été envoyé, mais qui devait rester enfouie dans les murs de Blaye avec le triste secret qui s’y renfermait.

Aucun des partisans les plus dévoués de la princesse ne prenait au sérieux ce prétendu mariage, ni ne songeait à l’invoquer pour excuse. À la vérité, en ôtant toute chance possible de régence à Marie-Caroline, il lui enlevait son existence politique et les contrariait encore plus que la grossesse que, cependant, tout en y croyant parfaitement, ils s’étaient repris à nier, partant de ce principe que les gens capables de la proclamer devaient l’avoir inventée.

Lorsqu’on leur représentait que la déclaration parlait uniquement du mariage, plus sincères en cela qu’il ne leur est ordinaire, ils s’écriaient : « Ah bah, le mariage !… »

Un jour madame de Châtenay entra chez moi en riant :

« Je viens de rencontrer madame de Colbert au coin de votre rue, me dit-elle, vous savez que, malgré notre liaison d’enfance, elle me tient rigueur pour mes mauvaises opinions ; aujourd’hui elle m’a arrêtée. « J’espère, ma chère, que vous n’êtes pas de ceux qui croient à cette abominable invention contre madame la duchesse de Berry ?

« — Hé, bon Dieu, j’aimerais fort à n’y pas croire, mais que voulez-vous, elle l’avoue elle-même ; on dit qu’elle a mandé Deneux…

« — C’est un mensonge ! c’est une horreur ! c’est votre horrible gouvernement qui dit cela. » Tandis qu’elle se répandait en invectives contre le Roi, les ministres, la famille royale et tous leurs adhérents, et que j’attendais avec impatience un instant de répit pour m’esquiver, un cabriolet passe où était monsieur de Mesnard, qui nous salue. Madame de Colbert, changeant tout à coup de texte, s’écrie : « Ah ! l’infâme, ah ! le scélérat, je voudrais l’étrangler de mes propres mains, le misérable ! » et se retournant vivement à moi… « C’est lui qui l’a fait, ce malheureux enfant ! »

« — Je vois que vous y croyez et que vous en savez plus que moi, ma chère. »

« Madame de Colbert, un peu décontenancée, m’a souhaité le bonjour, nous nous sommes séparées à votre porte et voilà, dit madame de Châtenay en achevant son récit, ce qui me faisait rire. »

Madame de Colbert ne manquait pas d’esprit ; mais elle était fort passionnée et représentait assez exactement les extravagances de son parti.

J’ignore de quelle façon madame la duchesse de Berry fut informée du nom de son prétendu mari. Elle avait certainement des moyens de correspondance occultes.

Aussi, le 10 mai 1833, monsieur Deneux fit par son ordre, en sa présence, et devant des témoins officiels, la présentation d’un enfant du sexe féminin, né en légitime mariage de Marie-Caroline, duchesse de Berry, et de Hector, comte de Lucchesi-Palli des princes de Campoforte.

Ce fut la première révélation donnée de ce nom. La princesse en avait gardé le secret et ses entours, aussi bien que ses plus dévoués partisans, l’apprirent avec le public. On alla aux informations, et bientôt le rire simultané de toute l’Europe accueillit la paternité postiche d’un homme qui n’avait pas quitté la Haye depuis deux ans.

Probablement madame la duchesse de Berry ignorait cette circonstance. En tout cas, elle affectait une grande satisfaction de son choix. Lorsqu’on lui annonça le sexe de son enfant : « Ah ! j’en suis bien aise, dit-elle, mon bon Lucchesi désirait beaucoup une fille ; cela lui fera plaisir. »

Madame d’Hautefort et monsieur de Brissac refusèrent de signer le procès-verbal rédigé en leur présence. La princesse leur en sut extrêmement mauvais gré. Au reste, elle était fort mal avec eux depuis longtemps.

En s’enfermant à Blaye auprès d’elle, ils croyaient avoir à soigner de plus nobles infortunes et ne dissimulaient pas leur mécontentement, accru encore par la légèreté des propos de la princesse et son étrange familiarité avec les officiers de la petite garnison du château.

Toutefois, madame d’Hautefort se résigna à écrire, sous la dictée de madame la duchesse de Berry, quelques lettres où, en annonçant la naissance de la petite Rosalie, elle représentait la maison de Lucchesi-Palli comme tellement illustre et le comte Hector comme si personnellement distingué qu’en vérité tout l’honneur de l’alliance se trouvait pour la fille des rois.

Cette maladresse augmenta l’hilarité des malveillants et la tristesse des gens qui désiraient jeter un voile sur cette déplorable aventure.

On ne s’occupa plus à Blaye qu’à hâter le rétablissement de la princesse. Elle eut la promesse d’être reconduite en Sicile dès que sa santé le permettrait. La première pensée avait été de la diriger sur Trieste, mais le roi Charles X refusait positivement de la recevoir. Il devenait plus opportun alors de la remettre aux mains de son frère. On négocia à cet effet avec lui ; il n’en voulait pas à Naples mais l’accepta en Sicile.

Madame d’Hautefort et monsieur de Brissac prétextèrent des affaires personnelles pour ne la point accompagner ; elle-même s’en souciait peu. N’ayant pas encore compris à quel point elle était déchue, elle demanda de nouveau mademoiselle de Montaigne en promettant de la garder auprès d’elle ; celle-ci se trouva d’accord avec sa famille, cette fois, pour refuser.

Madame la duchesse de Berry, dont les correspondances étaient parfaitement libres maintenant, s’adressa à la princesse Théodore de Bauffremont et lui écrivit en l’engageant à venir assister à Palerme à ces fêtes de la sainte Rosalie dont elle lui avait si souvent parlé.

Madame de Bauffremont hésita à se rendre à une demande si singulièrement rédigée. Cependant, elle avait été tellement avant dans toute cette intrigue politique et sa réputation de femme était si bien établie qu’elle consentit à deux conditions : son mari serait du voyage et, loin de s’arrêter à Palerme, madame la duchesse de Berry se rendrait directement en Bohême où tous deux l’escorteraient.

Monsieur de Mesnard, acquitté par le jury de Montauban, comme tous les passagers du Carlo Alberto, et que nous venons de voir courant très librement les rues de Paris, remplaça monsieur de Brissac à Blaye.

Quoique fort irritée de sa naissance, madame d’Hautefort, très bonne personne dans le fond, montrait de l’intérêt à la petite Rosalie et la mère en raffolait. La scène changea à l’arrivée de madame de Bauffremont ; celle-ci la traita du haut de son mépris, ne daignant pas la regarder.

Monsieur de Mesnard ne cachait pas la répulsion qu’elle lui inspirait, et madame la duchesse de Berry s’en occupa beaucoup moins.

Le curieux de l’aventure, c’est que la pauvre madame d’Hautefort fut accueillie par tout le parti carliste avec la plus excessive malveillance. Dans sa province d’Anjou, les portes lui furent presque fermées et, l’hiver suivant, elle eut la naïveté de me faire dire, par un ami commun, qu’elle n’osait pas venir chez moi dans la crainte d’accréditer le bruit répandu qu’elle était vendue au gouvernement.

Malgré l’étrange rôle qu’elle nous faisait jouer par là, à toutes deux, cela m’a paru si ridiculement absurde que j’ai toujours négligé de m’en fâcher. J’ignore, au reste, ce qu’on lui reprochait ; mais il n’y a pas d’invention saugrenue dont les exaltés du parti carliste ne soient capables.

Le 9 juin 1833, madame la duchesse de Berry s’embarqua à bord de la frégate l’Agathe, avec sa fille, le prince et la princesse Théodore de Bauffremont et le comte de Mesnard.

À son instante prière, le général Bugeaud consentit à l’accompagner ; il manda à Paris ne pouvoir refuser cette marque d’amitié à toute l’affection filiale qu’elle lui montrait. Il avait la bonhomie d’y croire ; son erreur ne fut pas de longue durée.

Dès que les côtes eurent suffisamment disparu pour ne plus laisser chance de retour, la princesse changea de procédés, et, parvenue en rade de Palerme, elle ne daigna pas prendre congé de lui sur le vaisseau, ni l’inviter à la venir voir à terre.

Bugeaud avait innocemment pris au positif les protestations de Marie-Caroline de le considérer comme un père. Il fut outré, et courroucé surtout du maussade voyage entrepris par pur zèle à sa suite. Il écrivit ici des lamentations sentimentales sur l’ingratitude de madame la duchesse de Berry qui ne laissèrent pas d’être fort divertissantes.

Il fallait un grand fonds d’ignorance des princes, de la Cour et du monde en général pour croire sincères les cajoleries dont on le comblait à Blaye, et, il faut en convenir, madame la duchesse de Berry, n’avait pas de motif pour aimer à s’entourer des témoins du triste séjour qu’elle y avait fait.

Sa gaieté, au reste, ne se démentit pas un instant pendant tout le voyage. Son unique préoccupation était la crainte de manquer à Palerme les fêtes de sainte Rosalie ; elle y avait assisté dans son enfance et en conservait un très vif souvenir.

La faveur de la petite Rosalie allait toujours en décroissant ; mais elle fut entièrement mise de côté lorsque le père qu’on lui avait inventé, et que madame la duchesse de Berry ne s’attendait pas à trouver en Sicile, se présenta à bord de l’Agathe.

Ce pauvre petit enfant, repoussé de tout le monde, est mort bientôt après à Livourne, chez un agent d’affaires où on l’avait déposé comme un paquet également incommode et compromettant.

Je ne sais si le nom du véritable père demeurera un mystère pour l’histoire, quant à moi, je l’ignore. Faut-il en conclure, ainsi que monsieur de Chateaubriand me répondait un jour où je l’interrogeais à ce sujet : « Comment voulez-vous qu’on le dise, elle-même ne le sait pas ! »

Une véritable séide de la princesse (je puis aussi bien la nommer, madame de Chastellux), dans un premier accès de colère contre elle, me tint à peu près le même langage : « Figurez-vous, ma chère, me dit-elle, qu’elle a eu l’incroyable audace d’oser qualifier ce misérable enfant d’enfant de la Vendée !… en un sens elle a raison… », ajouta-t-elle plus bas.

Les grandes fureurs assoupies, le mot d’ordre fut donné et le parti carliste s’y soumit merveilleusement d’accorder les tristes honneurs de cette paternité à monsieur de Mesnard ; Les anciennes relations qu’on lui supposait avec la princesse leur rendaient, je ne sais pourquoi, cette version moins amère.

Charles X sembla l’accréditer en témoignant une grande animadversion au comte de Mesnard et en lui défendant obstinément sa présence, ce qui, pour le dire en passant, était une gaucherie dès qu’il feignait d’admettre l’authenticité du mariage.

En Bretagne, personne ne croyait à monsieur de Mesnard ; l’opinion la plus généralement admise désignait l’avocat Guibourg. Deux hommes également bien placés pour être des mieux informés m’ont nommé l’un, monsieur de Charette, l’autre, un fils du maréchal Bourmont. Peut-être le temps révélera-t-il ce honteux secret ; personne jusqu’ici n’a réclamé une si triste célébrité.

Le départ de France de madame la duchesse de Berry fut un grand soulagement pour tout le monde. Les gens de son parti ne fixaient pas volontiers leur vue sur Blaye, et ceux qui tenaient au gouvernement pouvaient sans cesse y redouter une catastrophe.

On le fit suivre très promptement par la levée de l’état de siège dans les provinces de l’Ouest. C’était, de fait, une amnistie ; mais, comme elle arrivait à la suite des jugements d’acquittement simultanément rendus par les divers tribunaux envers tous les accusés politiques, on n’en sut aucun gré au gouvernement et cela passa pour un signe de faiblesse.

Je puis me tromper, mais je crois encore que la déportation de madame la duchesse de Berry en Bohême au moment de son arrestation et l’amnistie, déclarée en même temps, auraient placé le trône nouveau sur un meilleur terrain.

Sans doute, madame la duchesse de Berry serait restée un chef de parti pour quelques imaginations exaltées et un certain nombre d’intrigants. Toutefois, on venait d’avoir la mesure de ce qu’il était en sa puissance d’accomplir dans les circonstances les plus favorables pour elle. Cela n’était pas bien formidable, et la longanimité du gouvernement, la générosité du Roi auraient ramené beaucoup de gens qui ne demandaient qu’un prétexte pour rester tranquilles.

On savait le roi Charles X et madame la Dauphine peu disposés à encourager les entreprises de madame la duchesse de Berry. Une fois à Prague, et il était facile d’exiger qu’elle y arrivât, elle serait retombée dans leur dépendance et aurait été forcée à plus de sagesse.

Il faut le reconnaître, d’ailleurs, les prévisions les plus sagaces ont un terme. Il était impossible d’imaginer que la captive jouerait si obstinément le jeu de ses adversaires ; mais, je dis plus, en eût-on eu parole, il aurait été plus habile, à mon sens, de ne s’y point exposer ; car, pour le léger avantage de perdre un chef en jupes, dont l’événement a montré, du reste, toutes les faiblesses, on a accumulé beaucoup de haines et de reproches légitimes sur des têtes royales. Dans un temps où le manque de respect pour les personnes et pour les choses se trouve une des grandes difficultés du pouvoir, on s’est plu à traîner dans la boue une princesse que son rang et quelques qualités brillantes devaient tenir à l’abri de l’insulte du vulgaire.

On a fait répéter, avec une apparence de vérité, comment les familles royales étalaient sans honte les plaies que les familles bourgeoises cachaient avec soin et comment les haines politiques l’emportaient dans leur cœur sur les liens de la parenté et toutes les affections sociales.

Cela pouvait être sans risque autrefois, alors que les grands seuls avaient droit de parler aux peuples d’eux-mêmes ; mais, actuellement que leur conduite passe au creuset de la publicité et de la publicité malveillante, il leur faut, dans les actions de leur vie publique et privée, l’honnêteté, la pudeur et la délicatesse exigées du simple particulier. Je persiste donc à croire que personne n’a gagné au triste drame de Blaye, pas même ceux qui semblent y avoir triomphé.

La tâche de madame du Cayla n’était pas achevée. Non seulement le roi Charles X avait voulu qu’on lui présentât un mari, mais encore il exigeait la preuve d’un mariage fait en temps opportun. Madame du Cayla se rendit en Italie à cet effet, et, grâce au désordre existant dans les registres de l’état civil, fit fabriquer un certificat de mariage dans un petit village du duché de Modène.

Le monde entier savait monsieur de Lucchesi en Hollande à la date que ce document portait ; mais, soit que Charles X l’ignorât, soit qu’il lui convînt de fermer les yeux, il s’en contenta et consentit à recevoir monsieur et madame Lucchesi-Palli lorsqu’il aurait acquis la certitude qu’ils faisaient bon ménage.

Le Roi voulait enchaîner sa belle-fille à ce mari qui terminait sa carrière politique et lui enlevait tous ses droits de tutrice sur l’avenir de ses enfants. Ce n’était pas le compte de la princesse. Elle entendait conserver son nom, son rang, et même ses prétentions à la régence (que Charles X, au reste, n’avait admises en aucun temps), car elle n’a jamais compris à quel point elle était déchue dans l’opinion publique.

Les dissensions dans la famille exilée entraînèrent de longues négociations où monsieur de La Ferronnays et monsieur de Chateaubriand furent employés sans succès.

Il n’entre point dans mon projet d’en donner les détails ; d’ailleurs je les sais mal.

Charles X s’obstina fort longtemps à nommer la princesse madame de Lucchesi. Celle-ci, de son côté, ne voulut pas accepter cette position et se contenta de prouver qu’elle faisait bon ménage en accouchant publiquement tous les ans et produisant ses nouveaux enfants à tous les regards.

À la fin, et par l’intercession de madame la Dauphine, le Roi s’adoucit. Madame la duchesse de Berry obtint permission de passer quelques jours dans sa famille, mais elle a cessé d’en faire partie.

Notons, comme chose extraordinaire et imprévoyable, que ce mari, improvisé par les intrigues de madame du Cayla, acheté à beaux deniers comptants par l’or de monsieur Ouvrard, acceptant sans trop de répugnance une position si humiliante et que tout devait faire présumer un misérable, s’est trouvé un très honnête homme, assez délicat, plein d’égards pour sa femme, de convenance dans ses rapports avec elle, avec les autres, et de dignité dans sa propre attitude. Enfin, d’après tout ce qui en revient, il mérite et obtient une véritable estime.

Je crois ne pouvoir mieux terminer ce récit que par une lettre dont l’amiral de Rigny m’a laissé prendre copie dans le temps. Je la donne tout entière pour lui conserver son caractère de franchise et de vérité.

Châtenay. — Septembre 1840.



(Copie d’une lettre écrite par le commandant de l’Actéon.)


«Actéon, rade de Toulon,
le 11 juillet 1833.


« Vous savez, sans doute, mon cher monsieur Coste, que j’ai été envoyé à Palerme ; j’ai fait un rapport officiel et je n’ai pu y insérer quelques petits détails qui sont en dehors de ma mission. J’avais bien pensé à les adresser particulièrement à l’amiral ; mais, dans la crainte que cette liberté lui déplût, je me suis décidé à vous les donner, en vous priant de les lui communiquer si vous, le jugiez convenable.

« À mon arrivée à Palerme, j’ai recherché tout ce qui concernait l’arrivée prochaine de la duchesse de Berry. Le soir, j’ai été présenté à son frère le prince Rodolphe, lieutenant général de la Sicile, et au prince de Campoforte, ministre dirigeant.

« J’ai vu aussi plusieurs autres personnes, et enfin j’ai reconnu que cet événement faisait peu de sensation dans le pays. On y est habitué aux écarts des princes et princesses et, comme l’immoralité est dans les mœurs de tous, aucun n’est étonné qu’une altesse ait un enfant d’un père inconnu.

« J’ai dit père inconnu. En effet, le comte Hector de Lucchesi, jeune et beau garçon, est arrivé à Palerme vers le 1er  juillet ; il venait de Naples et de la Haye où il vivait dans l’intimité de madame du Cayla.

« La paternité et l’épouse avaient été offertes à trois ou quatre jeunes princes napolitains ou siciliens.

« Monsieur Ouvrard sut vaincre, avec ses arguments ordinaires, les scrupules du comte Hector qui a accepté le tout, ce qui lui vaut à Palerme le surnom de saint Joseph.

« Ce qui préoccupait le plus les palermitiens, c’était de savoir comment le jeune Hector s’en tirerait avec la vieille princesse de Partano, à laquelle il a fait plusieurs enfants à Madrid lorsqu’il y était secrétaire d’ambassade avec le prince du même nom.

« Cette femme est très jalouse ; on présume qu’elle fera quelques scènes à la duchesse de Berry qui lui enlève celui de ses amants qu’elle aime le mieux. Du reste, toute cette affaire occupe peu à Palerme.

« Tout le monde se prépare pour les fêtes dispendieuses qui auront lieu du 11 au 15 juillet en l’honneur de sainte Rosalie, patronne de la Sicile, et personne ne met en doute que l’héroïne de Nantes n’y prenne une part fort active.

« Dès que l’Agathe parut, je me rendis à bord. J’y ai passé toute la journée et, n’ayant qu’à attendre les ordres de Turpin, il m’a été facile d’observer le rôle que chacun a joué dans cette journée historique. En arrivant, j’ai été présenté à la duchesse par Turpin ; elle a été fort aimable, gaie et même empressée.

« Je lui ai fait mes offres pour la France, ainsi qu’aux personnes fidèles qui l’entouraient. Sa santé est parfaite ; elle m’a dit que le mal de mer l’avait d’abord éprouvée, mais qu’aujourd’hui elle se portait mieux que jamais.

« Pendant la journée, elle m’a adressé plusieurs fois la parole et avec un enjouement, une liberté d’esprit qui m’ont étonné dans la circonstance. Pendant le voyage, elle s’est attachée à se faire aimer de la marine et a montré de l’éloignement pour le général Bugeaud qu’elle nomme son geôlier.

« Je me suis aperçu que ce dernier, brave et franc militaire, n’avait pas mis les formes douces et polies que les officiers et le capitaine de l’Agathe emploient dans toutes leurs relations avec les déportés. Il est vrai de dire que son rôle à Blaye nécessitait des mesures de surveillance qui paraissent oppressives et qui deviennent inutiles à bord ; de là, l’aversion de la duchesse qui trouvait une différence entre le traitement à la citadelle et à bord de l’Agathe.

« Aussi le général Bugeaud est-il fort mécontent de la duchesse, qu’il appelle ingrate, et je crois aussi un peu de la marine qui, selon lui, a été trop obséquieuse envers l’héroïne de Nantes.

« Je n’ai pas vu une seule fois la mère embrasser son enfant ou s’en occuper ; elle était toute à la joie de recouvrer la liberté et au plaisir d’arriver juste pour les fêtes de sainte Rosalie qu’elle craignait beaucoup de manquer.

« La petite fille est forte et bien portante ; c’est la nourrice ou une femme de chambre qui la tient toujours. Pendant la traversée, la mère s’en est un peu occupée. Cette petite lui ressemble, et elle-même n’a pas embelli : elle est maigre, noire et peu attrayante.

« Je ne vous parlerai pas de sa suite, de la petite princesse de Bauffremont, minaudière s’il en fut, et de son époux, grand, froid et plus qu’ordinaire (on le nommait prince Toto à la Cour).

« Monsieur de Mesnard mérite cependant une mention particulière, à cause de la mine qu’il fit dès que le comte Lucchesi parut. Il y avait dans sa contenance de la jalousie, du dépit, de la résignation. Son nez était écarlate (on dit que, chez lui, c’est un indice de colère), mais, en habile courtisan, c’est le seul qu’il ait laissé percer.

« On dit que, pendant la traversée, ses manières avec la duchesse avaient toute la gêne d’un ancien amant qui a échangé les douceurs de l’amour contre l’importance et l’influence d’un vieil ami.

« Vers deux heures, le comte Lucchesi est venu à bord, en frac, dans un bateau de passage, et seul. Il a demandé à voir la duchesse et s’est nommé ; aussitôt on l’a introduit et on les a laissés seuls ; l’entretien a dû être curieux. La petite était sur le pont ; on ne l’a pas demandée.

« Une heure après, les époux sont venus sur le pont en se tenant sous le bras. La petite fille était là ; il n’en a pas été question. Le prétendu père n’y a pas fait la moindre attention. J’ai bien observé cette circonstance qui est importante dans l’affaire ; j’ai aussi remarqué que les fidèles voyageurs traitaient l’époux assez légèrement.

« C’est le moment de vous en parler. Il peut avoir cinq pieds six pouces, beau, brun, un embonpoint convenable aux conditions qu’il a acceptées. Il a l’esprit borné et peu orné ; il parle cependant plusieurs langues. Il est renommé à Palerme pour ses succès de femmes ; il a été secrétaire d’ambassade à Madrid où il vivait avec l’ambassadrice, et à la Haye où il vit avec une autre vieille femme, et enfin il justifie son goût des vieilles amours en se fixant avec la princesse.

« En paraissant sur le pont avec sa femme sous le bras, ils avaient l’un et l’autre l’air très embarrassé. Ce premier moment méritait un peintre habile, la curiosité sur toutes les figures, la bassesse masquée par la politesse dans les manières des courtisans.

« Le nez de monsieur de Mesnard a rougi aussitôt : des favoris, des moustaches, une barbe blanche qu’il a laissée croître lui donnaient une physionomie étrange ; il semblait un coq blanc se préparant à la bataille. On voyait son dépit, son chagrin, sa colère ; mais, quand il parlait au préféré, sa figure était gracieuse, elle reprenait son autre aspect dès qu’il ne se croyait plus aperçu par Hector.

« Mes regards se portaient surtout sur le père ; je tenais à m’assurer qu’il ne s’occupait pas de la petite fille. En faisant observer cette circonstance au général Bugeaud, nous nous rappelions qu’elle dit en accouchant : « Que le bon Lucchesi sera content, lui qui désirait tant une fille ! »

« Le prince Rodolphe, frère de la duchesse, lieutenant général de la Sicile, ne vint pas à bord la voir ; il envoya le commandant de la marine Almagro pour la complimenter et l’accompagner à terre.

« L’Agathe était entourée d’au moins cent cinquante canots et bateaux contenant des curieux, des musiciens qui tous parlaient, criaient, chantaient et jouaient des instruments ; le tout faisait un vacarme tel qu’on ne s’entendait pas à bord de la corvette.

« Je ne vous ai encore rien dit de monsieur Deneux, le fidèle accoucheur, que la duchesse accablait de préférences, d’attentions à Blaye et qu’à bord elle n’a plus regardé. Le jour du débarquement, elle ne l’a pas engagé à venir la voir à terre, non plus que monsieur Mesnière, le jeune médecin. Ces deux messieurs en ont été fort blessés, d’autant plus qu’elle a fait toutes ses grâces aux autres, et pourtant elle leur a quelque obligation.

« Quand le général Bugeaud a été lui faire ses adieux, elle n’a pu s’empêcher de lui dire qu’elle estimait son caractère et qu’elle reconnaissait qu’il avait rempli sa tâche difficile avec modération et franchise.

« Enfin, vers quatre heures et demie, elle s’est embarquée dans le canot de Turpin qui lui donnait le bras. Les officiers rangés en haie l’ont saluée de l’épée ; puis vingt et un coups de canon lui ont été tirés en hissant les pavois. Dans le premier canot se trouvaient, dans l’ordre suivant de leur embarquement : 1o la duchesse, monsieur et madame de Bauffremont, monsieur de Mesnard, et monsieur Lucchesi ; remarquez que le mari a passé le dernier et que la petite fille est restée pour le canot des domestiques.

« Cette petite m’intéressait toujours ; l’abandon dans lequel la laissaient sa mère véritable et son père supposé m’occupait beaucoup, et je faisais des questions insidieuses aux acteurs principaux pour en conclure quelque chose. Mes soupçons se portent sur Deutz et monsieur Guibourg l’avocat ; c’est aussi l’avis du général Bugeaud.

« Toute la population de Palerme était sur les quais. Aussitôt qu’elle a été à terre, un canot est venu porter au général Bugeaud une lettre du prince Campoforte, premier ministre, père de Lucchesi, par laquelle il reconnaissait que madame la duchesse de Berry et sa fille avaient été débarquées à Palerme en parfaite santé.

« Ainsi finit cette affaire qui dure depuis quatorze mois et qui a irrité les esprits, qui est peu connue des masses en raison des récits et conjectures contradictoires qui ont été débités à dessein et accrédités par les ayants-cause afin de cacher la vérité qui n’est plus obscure pour moi.

« La duchesse de Berry conserve toujours dans ses propos un espoir de retour en France avec lequel elle récompense ceux qui lui témoignent de l’intérêt. Elle a donné vingt jours de solde à l’équipage de l’Agathe, ce qui fait environ deux mille cinq cents francs. Elle a été fort gracieuse avec les officiers quand ils ont pris congé d’elle.

« Elle a dit et fait dire que, plus tard, quand elle serait en France, elle récompenserait dignement l’état-major et l’équipage de la corvette. Dans tout ceci, elle s’est montrée reconnaissante, car il n’est pas possible de mieux faire les choses que Turpin ; il a su y mettre les égards et les attentions que mérite le malheur, tout en conservant les convenances de sa position.

« C’est ainsi qu’il a refusé de dîner avec la duchesse parce qu’il a su qu’elle n’inviterait pas le général Bugeaud, et il l’accablait de prévenances, de politesses les plus recherchées. Ne croyez pas que ma vieille amitié pour Turpin m’ait aveuglé. S’il en était autrement, je le dirais de même. J’aime mes amis, mais je ne suis ni aveugle, ni muet sur leurs fautes et leurs défauts.

« D’ailleurs là, je fais presque de l’histoire, je dois donc être avant tout véridique, et vous savez que je le fus toujours.

« Encore une anecdote. Peu de jours après le départ de Blaye, la casquette du général Bugeaud tomba à la mer. La duchesse lui dit : « Général, si on rapportait votre casquette à madame Bugeaud, elle vous croirait noyé.

« — Bah ! répondit le général, cela ne fait rien, Madame, une veuve trouve toujours de beaux garçons pour la consoler ».

« Il est presque certain que la duchesse se rendra sous peu à Prague.

« On assure que c’est à cette condition que messieurs de Mesnard et de Bauffremont ont consenti à l’accompagner. On veut en imposer au parti et voilà tout ; car on a saisi à travers les propos de ces messieurs qu’ils ne seraient pas éloignés de se rallier à l’ordre de choses actuel.

« Le premier, monsieur de Mesnard, disait au général Bugeaud que la branche aînée avait laissé tomber la couronne et que Louis-Philippe n’avait fait que la ramasser. « Oui, lui répondit le général ; mais nous l’avons attachée sur sa tête, et nous saurons nous battre pour la lui maintenir. » Le propos est un peu militaire, mais il faut convenir qu’il est vrai et surtout bien adressé.

« Voilà à peu près, mon cher monsieur Coste, les principaux événements de mon voyage à Palerme ; il a été riche en récolte pour mes souvenirs. Le Consul voudrait souvent un bâtiment de guerre ici et à Naples, Messine, Catane, etc. Il croit et affirme qu’il serait utile au commerce et à la politique ; ceci n’est plus de mon ressort. L’Actéon est bien, fort bien ; il faudrait quinze hommes de plus pour le manœuvrer ; il marche bien, j’ai retrouvé son ancienne vitesse, enfin j’en suis enchanté et je suis bien disposé à tout faire.

« À revoir, portez-vous bien, répandez compliments et amitiés pour moi autour de vous, et recevez l’assurance de ma vieille amitié et de mon dévouement.

« Je vous serre la main de cœur.

« E. Nonay. »