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Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome V/Texte entier

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome v
Fragments.Correspondance inédite.Index général alphabétique.
p. 1-309).


FRAGMENTS



MORT
DE MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS
1842


D’anciennes prophéties, retrouvées ou inventées, exploitées par l’esprit de parti et répétées par la crédulité, avaient réussi à effrayer beaucoup de monde sur l’année 1840. Le résultat devait être, assurait-on, favorable au parti légitimiste, mais à travers de tels dangers que les plus zélés s’en trouvaient alarmés.

Ils consentaient bien à les voir subir à leur patrie et à leurs concitoyens, mais, pour leur compte, ils s’en tenaient volontiers éloignés, et nombre d’entre eux s’écartèrent de la France et surtout de Paris que, je ne sais pourquoi car j’ai peu étudié ces prophéties, ils avaient fixé pour le lieu du cataclysme.

Cependant, cette formidable année 1840 s’écoula fort pacifiquement et se montra très prospère.

Il n’en fut pas de même de l’année 1842 : elle a droit à une sinistre illustration. Les accidents fatals, les inondations, les incendies de villes entières, les tremblements de terre l’ont cruellement signalée.

À travers toutes ces calamités, celle qui laissera le plus de traces et dont les conséquences demeurent imprévoyables est sans contredit la mort de monsieur le duc d’Orléans. Rendons au bon sens du pays la justice de dire qu’il l’a profondément sentie. La douleur publique est durable autant qu’elle a été vive.

Aucune perte ne pouvait être plus considérable pour la patrie que celle de ce brillant héritier de la Couronne, tout à la fois si jeune et si plein d’expérience, de ce fils si respectueux qui se montrait chef de famille vis-à-vis de ses frères et père éclairé pour ses enfants.

La clef de voûte a été violemment arrachée ; les échafaudages dont on s’efforce à la soutenir suffiront-ils ? C’est ce que l’avenir montrera ; mais il est gros d’événements rendus bien plus alarmants par la mort de monsieur le duc d’Orléans.

En retraçant mes souvenirs sur ce cruel incident, je suivrai ma méthode accoutumée de raconter ce que j’ai vu, ce que je crois, sans me mettre en peine de faire cadrer les faits les uns avec les autres, ni de les assimiler à ceux admis par l’opinion publique.

La vérité est pleine de disparates et, pour les éviter, il faudrait inventer.

On peut toutefois, sans employer cette ressource, parler très diversement de monsieur le duc d’Orléans, selon l’époque où l’on se place. Les années, les mois presque, lui avaient singulièrement profité. Les esprits forts distingués sont seuls susceptibles de s’améliorer ainsi par l’expérience. Elle était fort utilement exploitée par ce prince, et, lors de la funeste catastrophe dont je vais parler, il était véritablement accompli.

Les mercredi 13 juillet 1842, je me trouvais à la campagne, chez moi, entourée de quelques amis, lorsqu’on me vint avertir que le secrétaire du chancelier (le baron Pasquier) demandait à me parler. Je prévis un malheur ; de tristes précédents m’épouvantèrent.

Le bras d’un assassin, levé sur le Roi, se présenta d’abord à mon esprit. De sorte que, lorsque monsieur Lalande me dit que monsieur le duc d’Orléans avait fait une chute de voiture et s’était blessé, j’éprouvai une sorte de soulagement. Il ne fut pas de longue durée.

Le billet que m’écrivait monsieur Pasquier ne laissait aucune espérance. Après avoir passé cinq heures près du prince, il l’avait quitté agonisant pour réunir les personnes et les registres nécessaires aux tristes formalités qu’il allait être appelé à remplir. Dans la soirée, la mort nous fut confirmée.

Je ne puis qualifier que de stupeur l’impression produite dans mon petit cercle. Elle a été générale dans toute la France. On ne pensait pas ; on était accablé. L’énormité de la perte se présentait confusément ; l’étonnement ne permettait pas de l’apprécier toute entière.

Je me rendis à Paris. Voici les détails recueillis, soit du chancelier, soit de la Reine, de madame Adélaïde, ou d’autres témoins oculaires.

Monsieur le duc d’Orléans devait partir, le mercredi 13 juillet, pour une absence de quelques semaines. Il avait dîné la veille à Neuilly et y était resté jusqu’à onze heures à se promener avec la Reine dans les jardins. En se séparant de lui, elle lui demanda s’il viendrait déjeuner à Neuilly le lendemain.

« Je ne pourrai pas, répondit-il ; j’ai des audiences qui me retiendront jusqu’à l’heure de mon départ ou, du moins, jusqu’à celle de l’arrivée du Roi à Paris.

— Je t’en prie, Chartres, presse un peu tes audiences et tâche de venir, ne fût-ce qu’un moment. En tout cas, je ne veux pas te dire adieu ce soir. Si tu ne viens pas, j’accompagnerai demain le Roi à Paris ; mais tu ne verras ni Clémentine, ni Victoire, et elles seront fâchées que tu partes sans les embrasser. » (Les princesses étaient déjà retirées).

« Hé bien, chère majesté, — c’est ainsi que les enfants de la Reine ont pris l’habitude toute italienne de la nommer, — hé bien, chère majesté, puisque vous le voulez absolument, je viendrai demain matin. »

Ces cruelles paroles résonnent éternellement dans le cœur de la pauvre mère, et c’est avec des gémissements qu’elle me les a répétées.

Fidèle à ses engagements, monsieur le duc d’Orléans, en hâtant les affaires qui le devaient occuper jusqu’à midi, se procura une heure pour se rendre à Neuilly, et demanda un équipage rapide. Malheureusement, monsieur de Cambis, son écuyer, se trouvait aux écuries lorsque l’ordre y parvint.

Une partie des chevaux étaient envoyés au camp de Saint-Omer, d’autres à Plombières pour le service de madame la duchesse d’Orléans et à Eu pour celui de monsieur le comte de Paris, d’autres enfin étaient restés à Villiers.

Monsieur de Cambis commanda d’atteler à une voiture très légère deux jeunes bêtes fort ardentes. Le postillon, un des meilleurs de l’écurie, représenta qu’elles n’étaient pas encore capables de faire le service de Monseigneur.

« C’est-à-dire que tu n’es pas capable de les conduire, reprit monsieur de Cambis. Qu’on appelle John ; lui ne fera pas de difficultés. »

Comme de raison, les chevaux furent harnachés, montés et conduits dans la cour des Tuileries.

Ajoutons, en passant, que le postillon est devenu fou de désespoir et que monsieur de Cambis s’est plaint amèrement que la Reine et madame la duchesse d’Orléans eussent de la répugnance à le voir dans leur intérieur.

En apercevant cette petite calèche, avancée au perron, le prince fut très contrarié. Il ne traversait jamais Paris en voiture ouverte lorsqu’il était en uniforme. Il ordonna de la changer ; puis, consultant sa montre, il se ravisa ; cela perdrait plus de temps qu’il ne pouvait en donner.

L’aide de campe de jour se trouvait occupé ; ceux qui devaient suivre monsieur le duc d’Orléans dans son voyage n’étaient pas encore rendus au palais. Il monta seul dans cette voiture que le sort lui imposait.

C’était une sorte de phaéton fort bas, à quatre roues, sans portières, monté sur des ressorts à pincette, avec un siège derrière, assez exigu pour n’admettre qu’un enfant. Elle était uniquement destinée à la promenade dans les allées des parcs.

La fatalité voulut que, sortant de chez le sellier pour quelques réparations, elle fût ce jour-là à Paris, que monsieur le duc d’Orléans eût demandé un équipage léger, que monsieur de Cambis se trouvât présent pour le choisir et le faire atteler et personne aux Tuileries pour accompagner le malheureux prince.

Dès la barrière de l’Étoile, les chevaux commencèrent à s’animer. On ignore si monsieur le duc d’Orléans, qui avait dit d’aller vite, le remarquait. Arrivés à la hauteur de la porte Maillot, ils prirent la route de Villiers, au lieu de celle en diagonale qui conduit directement à Neuilly.

Il paraîtrait que le prince voulut alors donner quelques instructions au postillon, ou s’assurer par lui-même de l’état de l’attelage ; toujours est-il que le petit palefrenier, placé sur le siège derrière, le vit debout dans cette voiture emportée.

Effrayé lui-même, l’enfant chercha à descendre et, lorsqu’il fut à terre, il aperçut le duc d’Orléans gisant sur le pavé. Un garde municipal, placé à la croisée des routes, avait vu passer la calèche et tomber le prince.

Voilà tout ce qu’on a su de certain sur la catastrophe. Dans le premier moment, on a cru que, se fiant sur son adresse et son agilité, monsieur le duc d’Orléans avait voulu s’élancer pour arrêter les chevaux et s’était trouvé embarrassé dans un manteau et accroché par ses éperons.

Il a été constaté qu’il n’avait ni manteau ni éperons, et, d’ailleurs, il serait tombé en avant, tandis que la fracture a prouvé que la chute s’était faite en arrière. Il paraît plus probable que, pendant qu’il se tenait debout sur cette voiture à ressorts bondissants, servant comme de tremplin, elle rencontra quelque obstacle dont le cahot l’aura lancé au loin. La moindre assistance l’aurait sauvé, et si, contre son ordinaire, il n’avait pas été seul, ce fatal accident se trouvait évité.

Le postillon, ignorant de ce qui se passait, avait réussi à se rendre maître des chevaux ; il se retourna et, voyant la voiture vide, il revint sur ses pas. Il arrivait au moment où l’on déposait son malheureux maître dans la cahute d’un marchand de légumes, semi-épicier.

Elle se composait d’une échoppe sur la route, d’une petite chambre carrelée, sans aucun meuble, prenant son jour dans une cour à fumier, et d’un troisième bouge, privé de fenêtre, ouvrant par une porte sur cette même cour.

C’est dans la pièce du milieu qu’on étendit monsieur le duc d’Orléans sur un méchant matelas, et c’est là que, six heures après, il expirait, entouré de toutes les grandeurs de l’État, dans cette misérable habitation.

La nouvelle de la chute parvint au palais de Neuilly au moment où la Reine et madame Adélaïde, renonçant à y voir arriver monsieur le duc d’Orléans, se disposaient à accompagner le Roi qui allait tenir aux Tuileries un conseil de ministres où le prince devait assister avant son départ pour Saint-Omer.

Les équipages, toutefois, n’étant pas encore avancés, la Reine partit à pied, immédiatement suivie du Roi et de madame Adélaïde.

Quelque précipitée que fût leur course, les voitures les atteignirent avant la grille du parc. Tandis qu’ils y montaient, un second gendarme apportait le rapport qu’un médecin arrivait près du prince. Ce messager parlait d’une fracture à l’épaule.

Le carrosse royal ne tarda pas à s’arrêter devant l’échoppe. Le Roi s’y précipita le premier ; il revint aussitôt sur ses pas : « Ce n’est rien de grave, cria-t-il à la Reine, il n’y a point de fracture ; il est déjà saigné, le sang est superbe. » Pendant ce peu de mots, les deux princesses entraient et examinaient à leur tour le blessé. Madame Adélaïde dit à voix basse au Roi :

« Mais Chartres est sans connaissance.

— Sans doute, répondit le Roi tout haut. C’est toujours l’effet d’une forte secousse. Lorsque je suis tombé de cheval à Villers-Cotterets, je n’ai repris connaissance, tu dois te le rappeler, qu’au bout de sept heures, et cela n’a rien été ; j’étais bien le lendemain. J’ai vu Beaujolais de même, après cette grande chute en Écosse. »

Le Roi puisait quelque sécurité dans ces souvenirs de famille, et inspirait une sorte d’espérance à sa sœur. Quant à la Reine, elle était tombée à genoux au pied du matelas ; ses yeux ne quittaient pas la figure du prince. Elle n’interrogeait qu’elle seule, et m’a dit n’avoir pas eu un instant d’illusion.

Cependant, la fracture du crâne, se trouvant placée derrière la tête, les médecins, qui arrivaient de moment en moment, ne l’avaient pas d’abord constatée, et ils affirmaient la moelle épinière intacte, car il n’y avait pas paralysie des extrémités inférieures. Les membres s’agitaient de mouvements convulsifs, et la respiration était haletante.

À l’aide de gobelets, empruntés au cabaret voisin, et d’un mauvais rasoir, on parvint à improviser des ventouses scarifiées. De tous les remèdes tentés durant ces heures d’angoisses, ce fut le seul qui sembla faire effet. La respiration s’assouplit.

Monsieur le duc d’Orléans se dressa sur son séant, en ordonnant d’une voix assez forte, en allemand, d’ouvrir la porte ; puis il retomba, demandant, aussi en allemand, qu’on lui donnât de l’air.

La langue, dont il se servit alors, s’explique très naturellement par l’habitude de la parler à un valet de chambre saxon qui ne l’avait pas quitté depuis l’âge de sept ans.

La chaleur était excessive ; les médecins demandèrent qu’on s’écartât du lit du prince. La Reine se recula dans la porte. Peut-être un peu d’espérance s’était glissée dans son cœur et lui ôtait la force du désespoir ; car, pour la seule fois, dans cet affreux désastre, elle se sentit défaillir et tomba anéantie contre cette porte.

Le chancelier la soutint dans ses bras plus d’un quart d’heure. Au bout de ce temps, les médecins avaient repris leur physionomie sinistre.

Le Roi seul hasardait de temps à autre des remarques favorables qui se perdaient dans le silence général. La Reine était retombée à genoux, et la désolation régnait en plein autour de ce sinistre grabat où planait la mort. Elle s’approchait évidemment ; le Roi lui-même l’avait enfin compris.

Madame la princesse Clémentine et madame la duchesse de Nemours, tardivement averties de l’accident, éaient venues ajouter leurs larmes à celles qui coulaient déjà, et, moins maîtresses d’elles-mêmes, avaient peine à retenir leurs sanglots.

Le prince de Joinville, le duc d’Aumale, le duc de Montpensier se joignirent successivement à leur famille éplorée.

La Reine invoquait à haute voix la miséricorde de Dieu sur son bien-aimé, sur son premier-né. Elle lui réclamait, du moins, un instant de connaissance pour avouer la puissance de son Créateur, adorer sa grandeur et toucher sa clémence.

Monsieur le duc d’Orléans ne possédait pas les sentiments religieux que sa tendresse maternelle lui aurait désirés. C’était le seul chagrin qu’il lui eût jamais causé ; mais, dans ce moment suprême, ce chagrin était le plus amer que son âme si pieuse pût ressentir.

Le curé de Neuilly, appelé en hâte, avait administré le prince ; mais la Reine avait vainement épié une lueur de connaissance.

Depuis plus d’une heure, un silence funèbre régnait dans le réduit où il ne restait que la famille, le curé et deux médecins qui ne tentaient plus rien ; lorsqu’un cri formidable, poussé par la Reine, avertit les groupes qui se pressaient autour de la maison que l’événement trop prévu venait de s’accomplir.

Elle avait vu pencher cette jeune tête ; elle s’était rapprochée ; le dernier souffle avait effleuré son visage, et ses entrailles maternelles y avaient répondu par ce gémissement dont toutes les personnes présentes conserveront un ineffaçable souvenir.

Il attira dans la chambre mortuaire les personnages marquants qui se tenaient dans la petite boutique donnant sur la route au moment où le Roi lui-même fermait les paupières de son fils et l’embrassait.

La Reine colla ses lèvres sur ce front décoloré, puis, relevant les yeux au ciel et levant les mains : « Mon Dieu, dit-elle d’une voix forte, mon Dieu, pardonnez-lui ses fautes. »

Les jeunes princesses se précipitaient vers le lit. Madame Adélaïde les retint : « Mes enfants, leur dit-elle en montrant le Roi et la Reine, il faut de l’équité dans la douleur ; laissez passer la leur. » Belles paroles dans la bouche d’une personne qui perdait en monsieur le duc d’Orléans l’objet de ses plus tendres affections, de ses plus chères espérances et qui ne se consolera jamais d’un si cruel événement.

Le Roi chercha à éloigner la Reine. Elle se laissa conduire dans la pièce voisine, puis, s’asseyant sur une chaise, elle dit résolument : « Je ne partirai pas sans Chartres ; je veux l’emmener avec moi. »

Les princesses et leurs frères avaient rejoint les malheureux parents, après avoir imité leur exemple et déposé leur dernière caresse sur ce front naguère encore si rayonnant de splendeur et d’espérances.

Je ne saurais dire comment des secours aussi pénibles à prévoir se trouvèrent si promptement improvisés ; mais, peu d’instants après, le corps, placé sur une civière, recouvert d’un drap noir, et entouré de prêtres, prenait le chemin de Neuilly.

La Reine suivait immédiatement, appuyée sur le Roi. Madame Adélaïde, les jeunes princesses, les princes, les dames, les ministres, les notabilités de tout genre qui, dans ces heures d’anxiété, avaient pénétré dans le carré formé par la troupe devant la misérable cabane où s’accomplissait le funeste événement, se pressaient à leur suite.

La foule encombrait la route ; elle accompagna religieusement jusqu’à l’entrée du parc.

La Reine avait elle-même donné l’ordre de préparer un lit dans la chapelle pour y placer Chartres.

Comment le Roi et elle ont eu la force de supporter cette lugubre procession, c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. Elle s’accomplit sans que personne y eût succombé.

Une fois le corps déposé dans la chapelle, la Reine se laissa conduire chez elle et, là, ses larmes, ses sanglots, ses cris redoublèrent d’intensité. Elle s’était jetée à genoux et restait prosternée sur le parquet, la face contre terre.

Cependant, la pensée de madame la duchesse d’Orléans lui rendit la volonté. La famille réunie s’occupait de cette infortunée. On craignait que, dans son faible état de santé, elle ne succombât à un si rude coup. La Reine répétait à chaque instant : « Hélène en mourra… Hélène en mourra. »

On décida que la princesse Clémentine et la duchesse de Nemours iraient à sa rencontre pour lui amortir l’affreuse nouvelle à laquelle monsieur de Chabaud-Latour, accompagné du docteur Chomel, devait la préparer. La présence des princesses suffirait à la lui confirmer.

Leur départ accompli, la Reine, jetant un regard sur ce qui lui restait à perdre, fut effrayée de la décomposition des traits du Roi ; elle s’aperçut à quel point il était abattu, accablé, écrasé.

Faisant alors appel à cette force d’âme qui ne l’abandonne jamais, quand l’affection ou le devoir la réclame, ce fut elle qui soutint le courage du Roi. Pendant trois jours, elle ne le quitta pas un instant, lui inspirant une force surnaturelle qu’elle puisait d’en haut.

Le Roi était entré dans la chapelle immédiatement après le départ de ses filles, avait découvert les restes inanimés de ce fils si digne de son amour et l’avait couvert de larmes et de caresses. Madame Adélaïde était venue l’arracher à cette triste contemplation, en l’avertissant que la Reine le cherchait. C’est à son retour près d’elle que l’excessive altération de la figure du Roi frappa cette mère désolée et lui montra qu’il lui restait encore des malheurs à redouter.

Telle était la situation lorsque je me rendis le lendemain matin à Neuilly. La route se trouvait couverte d’une longue file de voitures et de gens à pied, tous en deuil spontané.

Les grilles extérieures étaient fermées, et la consigne si strictement gardée qu’on ne pouvait pénétrer, même dans les cours. Je réussis cependant à faire parvenir à la Reine un mot que j’écrivis dans la loge du suisse. Elle m’envoya son valet de chambre de confiance, le vieux Lapointe.

Elle était avec le Roi et ne voyait personne : « Sa Majesté m’a chargé de vous dire, madame la comtesse, que vous ne pourriez jamais la plaindre trop, parce qu’elle était la plus malheureuse femme qu’il y eût au monde. »

J’appris de lui les détails que je viens de donner sur ce qui se passait dans l’intérieur. Le premier, il me parla de ce cri déchirant jeté par l’amour maternel et dont plusieurs personnes depuis m’ont confirmé l’impression si profonde. Sa figure était baignée de larmes : « Notre pauvre Reine, me disait-il, ne se relèvera jamais ; c’était son favori. Elle aime bien tous ses enfants, mais celui-là par-dessus tous les autres. Ah ! madame la comtesse, c’était un si bon garçon ! ».

Cet éloge naïf, dans la bouche d’un vieux valet qui, comme il me le disait ensuite, lui avait appris à jouer à la toupie, ne me paraît pas indigne d’être compté à ce brillant duc d’Orléans dont les talents et les séductions ont eu tant de retentissement.

Au reste, pas un œil n’était sec autour de cette royale demeure. Des gens en pleurs interrogeaient, et on leur répondait à travers les sanglots.

L’intérêt n’y était pas exclusivement concentré. Il se reportait en partie sur la pauvre princesse, qui, à cette heure encore, jouissait de la plénitude d’un bonheur détruit pourtant à jamais. On calculait par avance à quel instant il lui serait arraché, et une vive pitié s’associait à sa pensée. Ses enfants avaient été mandés du château d’Eu où ils prenaient les bains de mer ; on les attendait dans la journée.

Munie de ces tristes renseignements, et ne pouvant être d’aucune utilité à la Reine, je retournai à Châtenay. Très souffrante dans ce moment, je sentais le besoin d’un peu de repos.

Madame la duchesse d’Orléans était depuis dix jours à Plombières où son mari l’avait conduite. Il devait l’y aller reprendre, le 24 de ce même mois dont le terrible treize se trouvait marqué d’un si affreux malheur.

Le télégraphe en communiqua la nouvelle à Nancy le jeudi matin. Elle fut immédiatement et abruptement donnée à monsieur le duc de Nemours. Abîmé dans sa douleur, il n’eut qu’une pensée, celle de revoir encore une fois le corps inanimé de son frère bien-aimé, et se précipita sur la route de Paris, en recommandant d’expédier un courrier à Plombières.

Celui-ci étant arrivé pendant la promenade de madame la duchesse d’Orléans, le préfet eut le temps de fabriquer une dépêche moins foudroyante que celle expédiée de Nancy, et les gens de la princesse de s’apprêter au départ.

Elle en donna l’ordre dès en apprenant que le télégraphe annonçait monsieur le duc d’Orléans indisposé et ne pouvant partir pour Saint-Omer : « Je serai grondée, disait-elle en souriant à demi, je m’y attends ; mais je ferai ma paix en lui assurant que l’inquiétude me serait bien autrement pernicieuse que la fatigue de la route. »

Elle navrait le cœur de tous ceux qui l’entouraient par ses paroles. Ils ne firent aucune objection à son départ précipité qui se trouva accompli presque instantanément. Tant de célérité et les figures consternées, impossibles à dissimuler auraient peut-être dû l’éclairer ; mais il est des douleurs si grandes que le cœur se refuse à les deviner. Il faut en assommer les personnes destinées à les subir.

Madame la duchesse d’Orléans, quoique suffisamment tourmentée pour partir, ne l’était point assez pour négliger son métier de princesse royale. Elle s’occupa des souvenirs qu’elle voulait laisser à Plombières, prit congé de chacun, avec sa grâce accoutumée, promettant un prompt retour dans un lieu où elle se plaisait autant et qui lui était si salutaire. Elle s’engageait à y revenir avec celui que, hélas ! tout le monde, hormis elle, savait ne plus revoir.

Cependant, à peine en route, il sembla que ses alarmes s’accroissaient. À la vérité, personne ne cherchait à les combattre. Enfin, vers le milieu de la nuit, sa voiture s’arrêta ; monsieur de Chabaud-Latour ouvrit la portière. Les lanternes portèrent sur la figure du docteur Chomel, placé derrière lui. L’aspect du médecin de monsieur le duc d’Orléans, qui ne l’aurait pas quitté s’il n’était que malade, servit d’une complète révélation : « Monsieur Chomel ! s’écria-t-elle. Ah ! mon Dieu, il est mort. »

Les sanglots des assistants répondirent seuls à ce cri déchirant, et l’on peut penser quelle scène de désespoir il précédait.

Au point du jour, le voyage fut de nouveau interrompu par la rencontre des deux princesses, accourant au-devant de leur infortunée belle-sœur. Elles montèrent dans sa voiture et reprirent une route où la sympathie de la population entière leur servait d’escorte.

De son côté, monsieur le duc de Nemours, ordinairement très calme, était arrivé à Neuilly dans un état d’excitation si grand que ses frères, d’Aumale et Montpensier, durent soutenir une lutte manuelle contre lui pour l’empêcher de forcer la porte de l’appartement où les chirurgiens procédaient à la triste exploration dont les morts deviennent l’objet.

La violence de ses cris, retentissant dans le silence du palais, attirèrent le Roi et la Reine à qui on voulait dérober l’horreur d’un si cruel détail, et sa mère seule eut le crédit d’éloigner monsieur le duc de Nemours de cette porte qu’il prétendait forcer : « Je veux voir Chartres ; s’écriait-il, je veux embrasser Chartres… ce n’est pas vrai… il ne peut pas être mort… »

La Reine le saisit par le bras et l’entraîna chez elle. Rien ne lui a été épargné ! Jamais douleur plus profonde n’a été plus expansive que celle de ce prince, si froid en apparence ; son explosion n’en a pas diminué l’intensité. La mort de monsieur le duc d’Orléans a laissé dans son cœur un vide que rien ne saurait combler.

La désolation ne s’arrêtait pas au seuil du palais ; elle était générale. Par un mouvement spontané, les spectacles se fermèrent et personne ne se présenta à leurs portes.

Depuis quelques années, monsieur le duc d’Orléans s’était appliqué à beaucoup semer, et la récolte se montrait plus abondante que nous ne le savions. Plein d’esprit, de talents, de connaissances variées et approfondies ; il était, de plus, charmant d’extérieur, libéral, généreux, magnifique.

Le boutiquier de Paris lui savait gré de ses dépenses bien entendues, l’artiste de ses encouragements et de ses munificences, l’industriel de sa protection éclairée, et tout le monde de sa bonne grâce et de son désir de plaire.

Mais, où il était surtout adoré, c’était à l’armée ; aussi n’y épargnait-il aucun soin. Déférent avec les chefs, obligeant avec les officiers, blagueur, s’il est permis d’employer cette expression, avec les caporaux, protecteur avec le soldat, camarade avec tous au feu du bivouac comme à celui de l’ennemi, ne réclamant la première place que là où était le péril, il avait établi son influence sur les troupes de façon à en être idole et à s’en faire partout obéir avec élan et confiance.

On ne peut se dissimuler que ses idées ne fussent portées vers la guerre. Il professait spéculativement qu’elle était nécessaire à l’affermissement d’une nouvelle dynastie, et ses goûts belliqueux, joints à une capacité peu ordinaire pour l’art militaire et à une assez grande irritation contre les souverains de l’Europe dont il croyait avoir personnellement à se plaindre, à l’occasion des obstacles suscités par eux à son mariage et à celui des princesses ses sœurs, le disposaient constamment à la désirer.

Sans doute, son avènement au trône lui aurait inspiré d’autres dispositions. Déjà, les années, les réflexions, la paternité, le bonheur intérieur dont il jouissait l’avaient fort modifié, et le bouillant duc d’Orléans se serait montré, suivant toutes les probabilités, un roi aussi sage que son père, s’il lui avait succédé.

En attendant, le pays lui pardonnait volontiers ce trop de sève qui débordait parfois au delà de la prudence, et l’armée lui en tenait compte comme d’une vertu. En un mot, sa popularité dans toutes les classes était complète, et l’on peut dire qu’il l’avait emportée à la pointe de son mérite, car, dans les premiers temps de la révolution de 1830, il y avait eu d’assez justes préventions contre lui.

Des idées de faux libéralisme, nées de la position où on l’avait élevé et mal digérées, des camaraderies d’école, plus mal choisies encore, qu’il lui fallut enfin rompre, l’avaient entraîné dans des situations très fausses dont il s’était tiré avec esprit mais non pas sans provoquer d’assez graves animadversions et exciter l’inquiétude des gens sages. Il avait surmonté tous ces obstacles et consolidé sa position sur les bases les plus favorables et les plus utiles, à l’époque où les inscrutables desseins de la Providence l’ont enlevé à la France.

Seuls, dans le royaume, les légitimistes poussèrent un cri de joie à cette affreuse catastrophe, et, dès le soir même, la Gazette de France l’enregistra. Le dégoût général qu’il inspira la fit ensuite désavouer, mais elle avait été le fidèle organe des sentiments de son parti.

Un exécrable quatrain, sur ce que le fils de Louis-Philippe devait périr par un pavé, sur le chemin de la révolte, circula dans les salons, pendant ces premiers jours, avec pleine approbation, et les dames qui les peuplaient affectèrent de se montrer parées des costumes les plus flamboyants. Cependant, soit que des chefs plus sensés donnassent d’autres instructions, (car ce parti, tout absurde qu’il se montre, est singulièrement discipliné), soit qu’il craignit d’exciter par trop d’irritation contre lui, les démonstrations joyeuses furent assez promptement suspendues, et les costumes devinrent plus modestes.

L’indignation causée, par la première attitude, aux étrangers dont l’influence sur le monde du faubourg Saint-Germain est d’autant plus grande qu’il rêve toujours des appuis au delà des frontières, et le refus simultané des propriétaires de salles publiques, dans toute la France, de souffrir chez eux les banquets préparés à l’occasion de fêter la Saint-Henri, le 15 juillet, dans la crainte de soulever les manifestations hostiles de la population contre eux, servirent d’avertissement aussi bien que le deuil général dont Paris s’enveloppa. Il fut porté spontanément, et par toutes les classes.

Mais, si les légitimistes crurent prudent de montrer une joie moins expansive, leur satisfaction intérieure ne se dissimulait guère. Je vis arriver à Châtenay la duchesse de Maillé, parée et pimpante plus qu’elle ne l’avait jamais été. Elle venait récolter près de moi les détails dont elle me pensait instruite, sachant que j’avais été la veille à Neuilly.

Je compris sur-le-champ le but de sa visite, et me promis de n’y point satisfaire. Je me jetai dans tous les lieux communs les plus insignifiants ; mais elle prétendait ne pas avoir fait une aussi longue route pour ne rien rapporter à son monde.

Elle m’assura s’être fort préoccupée de moi depuis deux jours. — Elle était bien bonne… Ne trouvait-elle pas mes gazons très jaunis par le soleil ? Son jardin de Paris subissait-il le même sort ?

Ne voulant pas, décidément, avoir le démenti de sa démarche sur la question principale, elle se pencha à mon oreille et me dit à demi-voix, sans autre préambule :

« On assure la pauvre mère devenue folle, cela est-il vrai ! »

Je répondis le plus indifféremment qu’il me fut possible :

« Je ne le sais pas, mais cela me paraît très probable.

— Ah ! je vous assure, chère cousine, que personne n’y porte d’esprit de parti. Tout le monde la plaint. C’est un bien triste événement pour elle… Cela se comprend partout… Un grand garçon qui se portait bien… »

À cet étrange panégyrique, j’éprouvai un mouvement d’indignation que je ne pus dissimuler. Tout mon respect pour les lois d’hospitalité se borna à me faire brusquement adresser la parole à une autre personne, sans daigner répondre à la duchesse. Je sentais ma voix trembler de colère. Un grand garçon qui se portait bien ! Voilà jusqu’où la fausse expression de leur prétendue sympathie les pouvait conduire ! J’aurais été moins irritée, je crois, si madame de Maillé avait parlé sincèrement des espérances que cette catastrophe faisait naître dans les rangs des légitimistes. Elles étaient très folles et fort odieuses assurément en cet instant, mais elles se pouvaient comprendre chez des gens accoutumés à vivre des illusions qu’ils ne cessent de se fabriquer.

La duchesse fut contrainte de repartir, sans avoir recueilli le moindre butin à rapporter à ses habitués, fort à leur mutuel désappointement, je pense. Car, remarquons-le en passant, il existe un certain monde pour lequel les Cours, même celles qu’ils vilipendent le plus, sont tellement une patrie que jamais ils ne perdent une occasion de s’informer avec détail de tout ce qui s’y passe. J’ai déjà vu cette tendance pour les Tuileries impériales, et elle se renouvelle depuis la révolution de 1830.

Madame de Maillé et moi ne nous sommes point reparlé de cette soirée, mais ni l’une ni l’autre ne l’avons oubliée. Je l’ai entendue se vanter quelquefois d’être impartiale comme l’histoire ; je pense que l’histoire trouvera en monsieur le duc d’Orléans autre chose qu’un grand garçon… qui se portait bien.

Et pourtant, il le faut dire, la duchesse de Maillé a de l’esprit. Non seulement elle croit être parfaitement modérée, mais elle en est accusée par les gens de son parti. On peut juger, d’après cela, de quels yeux ils envisageaient un événement qui, le surlendemain d’une si terrible calamité, inspirait de telles paroles à une personne qui prétendait témoigner d’une certaine bienveillance et d’une complète impartialité.

Avertie par ce grand cœur qui ne lui fait guère défaut surtout dans la mauvaise fortune, madame la Dauphine se conduisit tout autrement. Elle prit le deuil de monsieur le duc d’Orléans, fit faire un service pour lui dans la chapelle de Kirchberg et manda à l’impératrice d’Autriche ne pouvoir se rendre à Vienne pour s’y trouver le jour de sa fête, selon son usage : « Je suis atterrée, disait-elle ; sans s’expliquer autrement, par l’événement de Paris. C’est, pour nous, un chagrin de famille. »

La copie de ce billet, envoyée par monsieur de Flahaut, produisit une vive émotion à Neuilly. Le Roi répondit sur-le-champ à son ambassadeur, et sûrement bien, car il était profondément touché. Je crois savoir que ses paroles furent officieusement transmises à Kirchberg.

Il est des précipices que rien ne peut combler, mais il est toujours désirable d’en voir adoucir les pentes. Ce fut une nouvelle occasion de déplorer, plus vivement encore, la concession qu’une fausse politique avait arrachée à la famille royale, en l’empêchant de porter le deuil du roi Charles X.

Il faut rendre à chacun ce qui lui appartient : Si le deuil du roi Charles X n’a pas été porté, ce n’est pas la faute de la famille royale, ni du ministre principal à cette époque (monsieur Molé).

Voici ce qui m’est arrivé à moi-même. Je passais, par l’intérieur de l’appartement de la Reine, dans celui de Madame, lorsque, dans l’antichambre du Roi qu’il faut traverser, je rencontrai un ministre (monsieur Guizot) se rendant au conseil.

Il m’arrêta pour me dire la mort, fort imprévue, de Charles X. Je répétai ces paroles à madame Adélaïde en entrant chez elle et me trouvai ainsi lui en annoncer la première nouvelle, arrivée par le télégraphe à l’instant.

Après avoir causé du peu de portée politique de cet événement et de ses conséquences de famille pour les augustes exilés de Goritz, je demandai à Madame si on porterait le deuil comme pour un parent ou pour une tête couronnée. Elle réfléchit un moment : « Comme tête couronnée, sûrement ; le deuil au degré de parenté ne serait pas aussi long. » On voit que cela ne soulevait pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de la princesse.

Le deuil fut décidé dans cette forme au conseil ; monsieur Molé me le dit le soir ; mais, dans cette même soirée, monsieur Dupin, président de la Chambre des députés, le maréchal Gérard, qu’on retrouve toujours quand il s’agit d’une pitoyable faiblesse, et le général Jacqueminot vinrent faire office aux Tuileries, en affirmant que toute marque de deuil ferait le plus mauvais effet dans la garde nationale et parmi les députés.

On ameuta quelques-uns de ces derniers pour en parler aux ministres le lendemain matin. Le parti bonapartiste s’évertua particulièrement, arguant de ce que la branche aînée n’avait pas porté le deuil de l’empereur Napoléon, tête couronnée s’il en fût, ointe par la victoire dans toutes les capitales de l’Europe et reconnue par le monde entier.

La décision prise fut remise en question ; le cabinet se partagea. Monsieur Molé, fortement appuyé par la Reine, batailla trois jours ; mais enfin les hommes qui avaient fait effacer les fleurs de lys triomphèrent, et le parti le plus lamentable et le moins politique l’emporta.

Moins bien inspiré que sa tante, pitoyablement entouré et mal conseillé, monsieur le duc de Bordeaux se montra à un concert public le jour où la poste apporta le funèbre récit de la mort de son cousin. Sa présence et celle des français qui l’accompagnaient furent d’autant plus remarquées que la salle était presque déserte, un grand nombre des visiteurs des eaux de Tæplitz, de diverses nations, s’étant abstenus de s’y rendre.

Je recule à parler de l’aspect que me présenta Neuilly, lorsque j’y retournai le lundi 18, tant mon cœur se serre à ce lugubre souvenir.

C’était le palais de la mort, peuplé de fantômes. Un nombreux clergé se relayait, jour et nuit, autour d’un immense catafalque, dressé dans la petite chapelle dont il occupait les deux tiers. Une triste et monotone psalmodie troublait seule le silence ; on l’entendait de partout.

L’excessive chaleur forçant à tenir tous les volets du château fermés, hormis ceux de la chapelle où la multitude des lumières dévorait l’air, on n’apercevait, dès la cour, que ce simulacre du trépas pour tout signe d’habitation humaine.

Tandis que j’étais agenouillée au pied du catafalque, je devinai, plus que je n’entendis, un mouvement dans la tribune ; deux personnes y étaient prosternées. J’osai à peine les regarder, mais je crus reconnaître la Reine et la princesse Clémentine.

La famille royale résidait, en quelque sorte, dans cette tribune. Pendant toute la journée, elle s’y succédait et souvent s’y réunissait ; mais, la nuit, le Roi et la Reine fréquentaient seuls la chapelle. Ils venaient alors se jeter au pied du catafalque même et y passaient des heures entières séparément, car ils évitaient de s’y trouver ensemble.

Quelquefois, la Reine entrecoupait ces cruelles séances de longues promenades dans le parc. Le sommeil ne fermait pas ses yeux : le repos lui était impossible. Cette vie a duré dix-sept jours sans aucun adoucissement.

Ma triste station accomplie, je me rendis à l’appartement de la Reine. Tandis que j’interrogeais Lapointe sur son état, elle passa devant moi, me regardant sans me voir, et je n’eus plus de questions à faire : c’était un spectre diaphane. Je ne comprends pas comment un si petit nombre de jours peut amener un si grand changement et un tel amaigrissement. Je me sentis le cœur navré.

Madame Adélaïde était auprès du Roi ; je ne pus la voir. La famille royale se tenant exclusivement entre elle et presque constamment autour du Roi, personne n’était admis dans son intimité, pas même les dames résidant à Neuilly. Les ministres ne voyaient que le Roi ; le chancelier seul arrivait jusqu’au salon de la Reine.

Pénétré, comme nous tous, de la pensée que, ni elle, ni les autres membres de la famille royale ne pourraient supporter la douleur, sans cesse activée, de ces funérailles prolongées dont on s’était comme enveloppé, monsieur Pasquier, de concert avec les ministres, demanda l’exposition du corps du prince au Louvre, selon les usages de la monarchie ; mais la Reine s’y refusa, et même avec colère. Elle se rappelait avoir visité les catafalques de Louis xviii et de monsieur le duc de Berry, où le public ne voyait qu’un spectacle. Elle en conservait un souvenir pénible et ne voulait pas exposer des restes si chéris à une pareille exhibition.

Si elle avait pu l’obtenir, elle aurait désiré que le cercueil de son fils fût conduit directement de Neuilly à Dreux. Elle céda enfin pour la cérémonie de Notre-Dame ; mais il fut impossible de lui enlever un seul de ces jours du mois de juillet qu’elle avait tout d’abord réclamés.

Vainement, on lui représenta les souffrances de tous les siens ; vainement, on l’alarma sur la santé du Roi. Pour la première et la seule fois de sa vie, l’excès de son malheur la rendait égoïste.

À la vérité, la nécessité des affaires ayant forcé le Roi à s’en occuper, il y trouvait une assez puissante distraction pour permettre à la Reine de rentrer en possession de la plénitude de son désespoir.

L’arrivée de madame la duchesse d’Orléans, accompagnée de ses deux belles-sœurs et précédée de celle de ses enfants, avait accompli la réunion de la famille royale. La force d’âme de la princesse se déployait dans cette circonstance et soutenait sa débile santé.

Elle avait accompli son cruel voyage mieux qu’on n’osait l’espérer, et, loin de vouloir du repos en arrivant à Neuilly, elle ne cherchait que de nouveaux déchirements en visitant la chapelle, et en sollicitant des détails sur l’horrible catastrophe qui détruisait son bonheur d’une façon si imprévue.

Avant de prendre la route de Plombières, la princesse Clémentine avait remis au Roi des papiers confiés à ses soins par monsieur le duc d’Orléans. C’étaient plutôt des notes qu’un véritable testament.

La première se trouvait datée de 1832, lorsqu’il était parti pour le siège d’Anvers. Avant d’entreprendre de grands voyages, de nouvelles campagnes, aussi bien qu’en devenant époux et père, il avait ajouté d’autres instructions et conservé l’usage de les déposer dans les mains de ses sœurs.

La princesse Clémentine en était restée la dernière chargée. Le papier le plus récent lui avait été remis lors du départ de monsieur le duc d’Orléans pour l’Afrique, en 1840.

Les notes, lues en conseil des ministres, furent jugées d’une nature trop intime pour être publiées. Avouons aussi qu’écrites, en partie, à des époques où les idées de monsieur le duc d’Orléans n’avaient point encore acquis la maturité où elles sont parvenues dans les dernières années de sa vie, elles n’auraient pas fait à sa mémoire tout l’honneur qu’elle méritait d’obtenir.

Dans le plus nouveau de ces documents mortuaires, le prince demandait au Roi de confier à madame la duchesse d’Orléans l’éducation de ses enfants, en prenant pour elle l’engagement solennel de les élever dans les sentiments les plus orthodoxes de l’Église catholique, en même temps qu’il se prononçait fortement et catégoriquement contre la régence entre les mains d’aucune femme, disant textuellement, si je suis bien informée, que « d’ici à bien longtemps le chef du gouvernement en France devait toujours être prêt à monter à cheval dans le quart d’heure. »

Ces pièces furent immédiatement communiquées à madame la duchesse d’Orléans ; elle les accepta et y a réglé sa conduite. Il est probable, cependant, qu’elle n’avait pas connaissance de ces dispositions du prince ; car, dès avant son arrivée à Neuilly, son esprit, en s’occupant de la série d’infortunes qu’un si grand malheur lui préparait s’inquiétait des soins de sa régence ; et, se reportant aux troubles de la minorité de Louis xiv, aux difficultés du gouvernement pour Anne d’Autriche, elle les rappelait en comparant ces temps, soi-disant agités, à ceux bien autrement bouleversés où nous vivons, et en tirait un motif de plus à la mortelle douleur dont elle était frappée.

On peut donc conjecturer, sans aucune témérité, que la régence lui apparaissait au nombre des devoirs qui lui restaient à remplir. Éprouva-t-elle toujours du soulagement à en avoir été éloignée ? C’est ce que personne ne saurait affirmer ; mais elle n’en témoigna aucun regret et accepta sans réclamations la place assignée par les volontés de son mari.

Ne pouvant parvenir jusqu’aux princesses, je retournai à la campagne et, craignant que mon assiduité ne devînt importune, je ne reparus à Neuilly que la semaine suivante.

Je le regrettai lorsque Lapointe me dit que la Reine ne m’avait pas reconnue à ma dernière visite, ce qui s’explique par son agitation, par le lugubre costume dont nous étions toutes semblablement enveloppées et par l’obscurité que la chaleur imposait.

Il avait ordre de la prévenir lorsque je me présenterais. Je n’étais pas préparée à l’idée de la voir et je fus tentée de me sauver, sous prétexte de discrétion. Lapointe ne me le permit point. J’attendis donc la sortie de la reine Christine, admise pour la première fois auprès de sa tante, et je fus introduite dans le salon.

Il me serait impossible de raconter les premiers moments de cette cruelle entrevue ; j’étais trop troublée pour conserver le souvenir des détails.

Je suppose que la reine d’Espagne avait employé ses soins à obtenir de la Reine d’abréger l’horrible existence qu’elle imposait à tous les siens, car je la trouvai encore toute irritée, et elle continua vis-à-vis de moi à se refuser à des sollicitations que j’avais dans le cœur, mais que je n’avais pas eu le temps de formuler.

« On aurait beau faire, on n’obtiendrait pas du Roi de lui manquer de parole ; et elle ne céderait pas une seule des heures où il lui était permis de garder Chartres… N’était-ce pas assez de trois jours à en faire un spectacle pour amuser la multitude ! »

Je me hasardai à lui dire qu’il y avait peu de sa justice accoutumée dans cette expression ; sa trop légitime douleur trouvait de l’écho dans tous les cœurs.

« Oui, ma chère, c’est vrai, on aime Chartres… Je le sais… Je le sais… j’ai tort… mais que voulez-vous ?… Et puis c’est la pensée de Chartres. Il a toujours détesté la représentation, les étiquettes dans l’intérieur de la famille, et qu’est-ce qui appartient plus à la famille qu’un pareil malheur ? »

Son irritation s’étant un peu apaisée, elle me raconta alors cette cruelle matinée du 13, aussi bien que la promenade de la veille au soir, où elle avait sollicité le retour à Neuilly :

« J’entends toujours Chartres me dire : « Hé bien, chère majesté, puisque vous le voulez, je reviendrai demain matin ! »… et je l’ai voulu… et il y est venu… comme il est là ! » en désignant le côté de la chapelle.

La Reine pleurait beaucoup par instants ; mais évidemment ces larmes convulsives ne la soulageaient pas, l’excitation était trop grande. Elle s’asseyait un instant et se relevait presque immédiatement pour reprendre la marche perpétuelle que l’agitation lui imposait.

On vint l’avertir que le conseil finissait ; elle me quitta précipitamment. Je lui demandai la permission de revenir le lendemain parce qu’elle m’avait dit que mes paroles lui avaient été salutaires.

« Non, ma chère, ne venez pas, cela se saurait et me causerait des difficultés… Je ne veux… je ne peux voir personne par obligation… Ne revenez pas avant le départ de Chartres… »

Ces mots, qui échappèrent à la constante préoccupation de la Reine, prononcés d’un ton de voix parfaitement simple, me firent frissonner.

Ce jour-là encore, je ne pus voir madame Adélaïde. Elle aussi s’était rendue chez le Roi à la levée du conseil, et, comme mes rapports avec les autres princesses ne m’autorisaient pas à me présenter chez elles, je repris le chemin de Châtenay.

Respectant la défense de la Reine, je ne retournai point à Neuilly ; mais, pensant bien qu’elle accompagnerait le Roi à Paris le jour de l’ouverture des Chambres, je me présentai aux Tuileries. À peine le canon annonçait le départ pour la cérémonie, j’entrai au palais.

Je ne voulais que m’informer en détail, aux gens de l’intérieur, de la santé de la Reine ; mais toutes les portes étaient ouvertes, et je l’aperçus elle-même, allant et venant dans son appartement, uniquement occupée à la recherche d’un portefeuille que je compris, à des explications données à ceux qui l’assistaient dans ce soin, devoir contenir des dessins faits par monsieur le duc d’Orléans, dans sa petite enfance.

« Non, disait-elle, ce bleu est le portefeuille de Joinville ; celui de Chartres est couvert en rouge. »

Je m’esquivai sans être aperçue d’elle, mais bien frappée de cette préoccupation exclusive qui l’absorbait, d’un intérêt si minime dans une circonstance où, les autres années, elle tremblait constamment pour la sûreté du Roi et où, ce jour-là, il subissait, en outre, une si rude épreuve.

Je trouvai madame Adélaïde, en revanche, dans un état de douleur, de prostration de forces, d’anxiété impossible à décrire : « Ne me jugez pas sur aujourd’hui, ma chère madame de Boigne, me disait-elle, j’ai plus de courage que cela ordinairement… » Chaque bruit la faisait frissonner.

Un valet de chambre étant venu lui dire qu’on l’attendait dans son cabinet, elle s’y précipita en s’écriant, avec une terreur qui me gagna : « Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? » C’étaient des lettres d’affaires que son secrétaire lui apportait à signer. Incapable de guider une plume, elle l’avait remis après la séance et revint à moi.

Bientôt, le canon annonça la sortie du Roi de la Chambre des députés. Madame se jeta à genoux et en prière fervente. Je restai debout, et assez embarrassée de ce qu’il convenait de faire ; mais je pensai que le mieux était de la laisser seule, avec le Dieu qu’elle invoquait, jusqu’à ce qu’il lui eût ramené son frère.

Je sortis sans bruit et allai attendre chez madame de Dolomieu la rentrée du Roi aux Tuileries ; car les terreurs de madame Adélaïde m’avaient atteinte.

« Ce n’est pas encore assez, me disait-elle, de la calamité qui nous déchire le cœur ; il faut de plus qu’elle redouble notre effroi sur la sûreté de ce qui nous reste. »

Il est certain que, logiquement parlant, les assassinats, trop souvent essayés, devenaient bien autrement utiles à la haine des partis par la mort de monsieur le duc d’Orléans.

Ainsi que me l’avait dit madame Adélaïde, elle se livrait rarement à ces paroxysmes de douleur. Elle a été admirable de courage, de dévouement, d’abnégation d’elle-même dans ces cruelles circonstances, se multipliant auprès du Roi, de la Reine, de madame la duchesse d’Orléans, de façon à ce qu’on pût la croire exclusivement occupée de chacun d’eux. Sa santé, très altérée, était redevenue forte, pour satisfaire aux exigences de son dévouement ; et elle mettait en action ce précepte de l’équité dans la douleur qu’elle avait professé dès le premier moment.

Le discours si touchant prononcé par le Roi, à l’ouverture de la session, était uniquement de lui. Il en avait montré la minute, écrite de sa main, au chancelier, dès le lendemain du jour où la convocation des Chambres avait été décidée, c’est-à-dire le 16.

Le ton dont il le débita, sa voix émue, son attitude, celle de ses fils, le prodigieux changement de monsieur le duc de Nemours surtout, produisirent un grand effet et beaucoup de sympathie dans l’assemblée, et les voitures, qui reconduisirent à Neuilly tant de cœurs brisés, furent saluées de marques de respect trop souvent refusées à leur prospérité.

Citons ici une bizarre anomalie de la douleur. Ces mêmes personnes qui vivaient, pour ainsi dire, sous le drap mortuaire du catafalque, qui achetaient la cahute où le prince était mort pour y élever un monument, qui avaient eu un moment la pensée de faire reconstruire la petite maison, pierre pour pierre, dans leur jardin, qui ne voulaient d’autre son dans leur demeure que les prières des morts, ces mêmes personnes, par leurs propres ordres, donnés soigneusement et directement par le Roi, allongèrent leur route d’un tiers, en se rendant à Paris, afin d’éviter la chaussée de la porte Maillot qui passait à plus de cinq cents pas du lieu où la catastrophe s’était accomplie. Tant il est vrai que nul ne peut calculer d’avance les diverses répugnances d’une immense douleur.

Rappelant les expressions du discours du Roi, un homme de mes amis disait, le lendemain, à monsieur le duc d’Aumale que l’aspect de ces quatre princes, entourant encore le trône, avait été d’un bon effet.

« Hélas, répondit-il, avec ce jugement précoce qui le distingue, hélas, il est vrai, nous sommes quatre, mais nous n’étions qu’un. Aucun de nous n’avait une pensée individuelle. Nous travaillions tous pour Chartres. Nous cherchions à faire notre devoir, à nous distinguer, s’il se pouvait ; mais pas une idée d’intérêt, d’ambition, même de gloire personnelle ne pouvait approcher de nous ; tout lui était rapporté. Maintenant où sera notre centre commun ? Ce ne peut être ce pauvre enfant dont la direction deviendra peut-être une pierre d’achoppement entre nous ! »

Il est certain que, malgré l’union qui a toujours régné parmi les frères, ils ont des instincts, des goûts, des avis différents ; mais tous déféraient à monsieur le duc d’Orléans.

Tendre, amical, fraternel avec eux jusqu’à la camaraderie la plus intime, il avait pourtant établi son autorité de chef de famille de façon à les préparer à reconnaître en lui leur roi et à recevoir ses ordres avec soumission.

Il n’ignorait pas combien cet entourage de quatre princes, tous distingués par leurs qualités morales, leur belle tournure, leur brillante et valeureuse jeunesse, donnerait de lustre à son trône, et eux comprenaient toute l’importance de former un faisceau bien uni dans les circonstances données.

Peut-être la force de la nécessité maintiendra-t-elle cette union. Mais le lien principal est irrévocablement rompu ; car on ne peut se dissimuler que l’aîné des quatre princes restants est loin d’avoir sur les autres la supériorité que tous se plaisaient à reconnaître dans monsieur le duc d’Orléans, et ne saurait prétendre à exercer la même autorité.

Il arriva enfin ce triste jour du départ de Chartres, si déploré par la Reine et si souhaité par tous les entours.

Le Roi et la Reine avaient passé la nuit dans la chapelle. Madame la duchesse d’Orléans y arriva à six heures et, bientôt après, les autres princes et princesses. Le clergé récitait les prières des morts.

À neuf heures, on était prêt pour l’enlèvement du corps. Le cortège attendait dans la cour ; mais tous les membres de cette famille désolée, groupés autour du catafalque, y semblaient cloués, et les avertissements réitérés ne paraissaient pas arriver jusqu’à eux.

On se décida enfin à procéder aux tristes préparatifs en leur présence, espérant qu’ils s’éloigneraient ; mais le Roi s’empara de l’urne qui contenait le cœur de son fils ; la Reine se précipita sur le cercueil retiré du catafalque ; et les sanglots des autres étaient dominés par leurs cris. Dès les premiers apprêts, l’inconsolable veuve avait perdu connaissance.

À la suite de nouvelles et inutiles exhortations, on s’entendit instinctivement pour agir de vive force. L’archevêque de Paris enleva l’urne des mains du Roi, qui résistait ; l’évêque d’Évreux arracha la Reine de dessus le cercueil, où elle se cramponnait, et l’emporta dans ses bras.

On forma un groupe autour de chacun d’eux, et les cris poussés par la Reine décidèrent le Roi à la suivre. On hâta l’enlèvement du corps, accompagné des quatre jeunes princes, et les portes de cette chapelle dépouillée se refermèrent sur madame la duchesse d’Orléans, gisante sur son pavé et toujours évanouie. Elle fut transportée dans son appartement sans avoir repris connaissance.

Ces lugubres violences, où l’on ne s’était résolu qu’à la dernière extrémité, n’avaient pas empêché un long retard. Le cortège attendait depuis plus de deux heures. Il se mit en route. La Reine avait exprimé la volonté de le suivre jusqu’aux grilles du parc ; mais son état lui rendit impossible cette dernière entreprise qu’elle aurait certainement tentée.

Les jeunes princes, avec la pleine approbation du Roi et surtout de leur mère, prétendaient accompagner le corps à pied de Neuilly à Notre-Dame. La pauvre reine n’admettait pas que les forces humaines pussent défaillir aux manifestations d’une immense douleur.

Mais les ministres s’opposèrent formellement à cette volonté de famille. Hélas ! aux temps où nous vivons, il eût été peut-être imprudent d’exposer ces quatre jeunes hommes, si longuement et si obstinément, aux coups des partis. J’aime à croire que leur pieux désespoir les aurait protégés, même contre les scélérats les plus fanatiques.

Mais, indépendamment de ce danger politique, cette pénible course, par un soleil de juillet de l’été le plus chaud dont je conserve souvenance, aurait été accablante, surtout pour monsieur le duc de Nemours dans l’état où le chagrin l’avait réduit. On monta donc en voiture en atteignant la grande route.

Paris vit, avec un douloureux étonnement, rapporter dans ses murs le corps de ce brillant prince qui, dix-huit jours avant, en était sorti plein de vie et d’espérances.

La catastrophe n’était ignorée de personne ; elle faisait le fond des discours de chacun, et pourtant on avait peine à se persuader de sa réalité. Le silence respectueux et consterné de la foule était fort imposant, m’a-t-on dit. Les flots du peuple s’ouvraient d’eux-mêmes pour laisser passer le cortège.

Deux cents prêtres, le cierge en main, psalmodiaient les prières des morts. Ce spectacle, absolument nouveau pour la génération actuelle, car cela ne s’était vu ni aux obsèques de monsieur le duc de Berry, ni à celles du roi Louis XVIII, fut accueilli avec respect par le deuil général qui remplissait tous les cœurs et s’associait à ces religieuses manifestations.

Les premiers artistes de Paris s’étaient spontanément offerts pour exécuter une messe et un Requiem en musique. Leur zèle avait été accueilli et les répétitions étaient en train, lorsque la Reine, qui se faisait rendre un compte exact de tous les plus petits détails de ces funèbres apprêts, en fut informée.

Elle s’éleva vivement contre cette musique profane. On crut devoir insister dans la crainte que, cette répugnance se trouvant attribuée à madame la duchesse d’Orléans, l’hostilité des partis ne s’appliquât à y découvrir une tendance aux formes protestantes.

La Reine eut de nombreuses objections à combattre, mais elle persista ; et, personne ne se sentant le courage d’aggraver par la contrariété un si profond désespoir, elle l’emporta.

Au reste, il est apparemment des circonstances si poignantes qu’elles désarment même les haines les plus acharnées. Car je ne crois pas que les commentaires redoutés aient été exprimés par aucun des organes accoutumés des plus fanatiques oppositions, quoique le plain-chant résonnât seul sous les voûtes de la cathédrale dont la sombre décoration était fort imposante..

Les étoffes noires ayant manqué, par suite d’une demande si générale et si imprévue, l’architecte conçut l’idée d’y suppléer en collant du papier noir sur toutes les parties planes et en réservant en blanc les moulures, les voussures, les colonnettes, enfin tous les détails d’ornement et d’architecture gothique de cet imposant monument. On m’a dit l’effet de cette décoration infiniment plus frappant que ne l’auraient pu être des draperies.

Pendant les deux journées de l’exposition à Notre-Dame, l’église fut constamment visitée par une population décente et silencieuse, témoignant de son respect et de ses regrets, aussi bien que la foule au moment du cortège. On entrait par la porte à la gauche du portail, et l’on faisait le tour de l’église à pas lents pour ressortir par celle de droite.

Cette procession durait sans interruption depuis six heures du matin jusqu’à la nuit, sans le plus léger tumulte, sans le moindre désordre, sans se croiser, sans se heurter, obéissant aux signes muets des agents placés pour la diriger. On m’a raconté que cela était également imposant et touchant. Je n’ai rien vu par moi-même de ces cérémonies.

Ainsi que le jour de l’ouverture des Chambres, monsieur le duc de Nemours obtint un suffrage général. On remarqua la bonne grâce et la dignité de son maintien en montant à l’absoute, et son abattement, sa profonde tristesse, son excessif changement excitaient d’autant plus de sympathie qu’on s’y attendait moins, accoutumé qu’on était à lui voir une physionomie à peu près impassible.

Il faut ajouter que les personnes appelées par situation à causer avec ce prince, dans ces premiers moments, lui reconnurent une grande justesse d’esprit et un jugement fort sain.

Il comprenait sa nouvelle situation et l’acceptait avec un amer chagrin, mais sans découragement. Jamais on ne put surprendre en lui une étincelle d’ambition personnelle ; il n’apercevait que de pénibles devoirs à remplir dans la haute position que la mort venait de lui faire.

Le mardi 2 août, le corps de monsieur le duc d’Orléans fut transporté de Paris à Dreux, accompagné de ses frères. Le Roi s’y rendit de son côté, pour recevoir ces tristes dépouilles du fils dont, à juste droit, il était si fier, et leur donner la dernière sépulture.

La rentrée du Roi et des princes à Neuilly, au milieu de la nuit, leur réception par les tristes princesses qui, réunies, attendaient leur retour furent la conclusion de ces funérailles qui, pour les habitants de ce palais, duraient depuis vingt et un jours et avaient épuisé toutes les forces, hormis celles de la Reine que l’excitation fébrile soutenait. Elles cédèrent immédiatement après.

Je ne retournai à Neuilly que vers la fin de la semaine. La Reine était seule ; j’entrai dans sa chambre. Je la trouvai entourée de papiers, de dessins, de portraits, de modèles, de projets de statues, de monuments, etc., et accablée par sa douleur.

Elle ne l’acceptait pas, elle n’y était pas résignée ; elle la subissait et pliait sous son poids. Cela était exact, même au physique. Sa tête s’appuyait sur ses genoux, des torrents de larmes coulaient jusque sur ses pieds ; toute sa personne fléchissait.

Le sopha où elle était assise se trouvait couvert de lettres. Elle mettait en ordre toutes celles que monsieur le duc d’Orléans lui avait écrites depuis sa petite enfance et que l’amour maternel avait précieusement conservées. Elle en était arrivée à celles du voyage en Allemagne, en 1835.

Elle m’en fit lire de bien tendres et charmantes ; j’en ai retenu cette phrase : « Chère maman, je prétends au droit de vous aimer plus encore que vos autres enfants, car je suis l’aîné et je vous dois quelques années de plus de bonheur. »

« Hélas, s’écriait la pauvre mère, je l’aimais tant ! trop peut-être ! je lui ai dit bien souvent : « Chartres, lorsque je me présenterai devant Dieu, j’aurai à répondre de la faiblesse que j’ai pour toi !… » Mais il m’aimait bien aussi ! Nous nous entendons sur toutes choses, car Chartres et moi nous sommes toujours d’accord ! »

La Reine retombait sans cesse dans des locutions qui continuaient l’existence de monsieur le duc d’Orléans. Aussi me disait-elle que ces derniers événements lui apparaissaient comme un épouvantable cauchemar dont elle se devait réveiller :

« Je sais tout, j’ai tout vu, ah oui, mon Dieu, reprenait-elle en frissonnant, j’ai tout vu, et elle joignait les mains, et elle fermait les yeux comme pour revoir encore intérieurement ce lugubre spectacle, j’ai tout vu, et je ne puis y croire ! »

Elle me fit de nouveau le récit de la fatale matinée, appuyant derechef sur les cruelles paroles de la veille : « Chère majesté, je viendrai, puisque vous le voulez », les dernières que lui eût adressées cette voix si chérie.

Mais, du moins, cette fois, ses larmes coulaient en abondance, et semblaient la soulager. Elle me parla un peu du Roi, beaucoup de madame la duchesse d’Orléans, mais seulement dans leurs rapports avec monsieur le duc d’Orléans.

Le nom de Chartres se trouvait constamment sur ses lèvres ; et rien ne lui arrivait qu’à travers cette mémoire qui absorbait toutes ses pensées.

Je restai longtemps avec la Reine et passai ensuite chez madame Adélaïde. Elle me confirma ce qui m’avait paru. La Reine avait moins d’excitation et plus d’accablement. D’après les vives instances du Roi, elle s’était soumise à voir le docteur Fouquier. Il lui avait trouvé de la fièvre, et elle promettait de se soumettre à ses ordonnances.

Madame me témoigna un grand désir de quitter Neuilly. On avait eu la pensée de s’établir à Saint-Cloud, mais l’espoir de pouvoir aller au château d’Eu très promptement y avait fait renoncer, d’autant que la répugnance de la Reine à quitter le lieu sanctifié par ses douleurs était partagée par madame la duchesse d’Orléans. La santé de celle-ci, à la grande surprise de tous, semblait se fortifier.

La première impression de la famille entière, me disait Madame, avait été que « la pauvre Hélène périrait sous le coup ». On avait été presque étonné de la voir arriver vivante à Neuilly.

Cependant elle ne s’épargnait rien. Son courage était exploité par sa douleur, et le petit comte de Paris lui retournait sans cesse le poignard dans le sein, par ses discours enfantins. Au jour des funérailles, lorsque le canon proclama l’arrivée du corps à Notre-Dame, ce bruit, trop bien prévu, provoqua cependant une explosion de douleur de la part de la princesse. L’enfant était présent.

Accoutumé à voir recourir à son père dans toutes les difficultés, il se mit à crier de toutes ses forces : « Papa, papa, appelez papa, allez chercher papa ; maman a du chagrin, maman se trouve mal. »

Elle se trouvait mal, en effet, car un nouvel évanouissement, assez prolongé pour alarmer, suivit cette pénible scène.

Peu de jours après, madame la duchesse d’Orléans fit appeler le valet de chambre allemand de monsieur le duc d’Orléans, qu’elle savait désespéré. Lorsque ses enfants rentrèrent chez elle, elle demanda à l’aîné :

« Paris, as-tu vu ce pauvre Bechre ?

— Oui, maman, il est venu chez nous. »

Puis, après un moment de silence, employé probablement à réfléchir qu’il voyait toujours Bechre dans l’appartement de son père, l’enfant se rapprochant de sa mère lui dit : « Mais, maman, pourquoi mon papa n’a-t-il pas de chez lui ici ? »

La pauvre princesse ne put que serrer sur son cœur le trésor qui lui restait de tant de biens perdus, en lui expliquant que le chez lui de papa était désormais dans le ciel.

Mais tout cela n’était encore rien. Le matin même, les deux petits cousins, le comte de Paris et le prince Philippe de Wurtemberg, jouaient ensemble à un bout de ce triste salon où toute la famille était réunie.

Le prince Philippe s’en vint droit à la Reine : « N’est-ce pas, bonne maman, que Paris n’a plus de papa, et que moi je n’ai plus de maman ? »

À cette question naïve de la cruelle indifférence du jeune âge, la Reine resta muette. Monsieur le prince de Joinville enleva le petit Philippe dans ses bras et l’éloigna. Chacun se dispersa pour aller cacher son trouble.

Madame Adélaïde était encore sous l’impression de cette interpellation lorsqu’elle me la raconta. La Reine ne m’en avait pas parlé.

C’était un épisode inaperçu dans sa douleur continuelle. Une bien plus pénible se méditait. La Reine annonça la résolution de visiter les caveaux de Dreux. Toutes les princesses la voulurent accompagner et accomplir ce douloureux pèlerinage.

Le départ pour Eu (que la santé de madame la duchesse d’Orléans et l’indisposition d’un des enfants firent ensuite retarder) ayant été fixé au soir du lundi qui suivit le pieux voyage à Dreux, j’allai prendre congé ce matin-là même.

Je restai confondue de voir le changement survenu dans l’état de la Reine. Elle s’était redressée, ses vêtements se trouvaient strictement épinglés, aucun laisser-aller ne se remarquait plus dans son maintien solennel et froid. Au lieu de m’admettre dans sa chambre, elle me reçut dans son salon.

Rien autour d’elle ne rappelait l’anéantissement où je l’avais laissée si peu de jours avant. Ses discours étaient aussi contenus que sa personne était guindée : plus de larmes, plus d’abandon. Elle s’était imposé un rôle et le remplissait avec un bien pénible effort.

Elle me parla principalement du Roi et des enfants, espérant que le séjour au château d’Eu leur serait favorable. Le seul mot qui rappelât son récent langage fut : « Chartres croit les bains de mer très salutaires à ses enfants », mais dits avec un œil sec et une voix sans émotion.

Déconcertée d’un changement dont rien ne m’avait prévenue et ne sachant quel diapason prendre pour me mettre à l’unisson d’un état si évidemment factice, ne m’attribuant pas assez d’importance pour avoir pu personnellement m’attirer les froideurs de la Reine, dans l’abstraction de toutes choses où elle vivait, j’abrégeai ma visite. La Reine ne chercha pas à me retenir.

Je témoignai à madame Adélaïde mon étonnement de ce changement si prompt : « Vous ne pouvez en être plus surprise que nous, me dit-elle ; la métamorphose s’est opérée dans le caveau de Dreux. » Madame me fit alors le récit de la journée.

Parties de grand matin, les princesses étaient descendues de voiture à l’église. La Reine, encore alors, se montrait telle que je l’avais vue, affaissée, accablée, inattentive à toute chose, exclusivement occupée de ses souvenirs, de ses regrets.

Tandis que les princesses catholiques assistaient à la messe, madame la duchesse d’Orléans, accompagnée de la grande-duchesse de Mecklembourg, descendait au caveau d’où il avait bientôt fallu emporter la jeune veuve, tombée évanouie au pied du cercueil.

La Reine s’y dirigea après la messe, suivie seulement de madame Adélaïde. Celle-ci me dit le frisson qu’elle avait ressenti en voyant cette pauvre mère entrer sous cette voûte qui renfermait déjà trois de ses enfants et venait de s’ouvrir une quatrième fois pour recevoir les restes de ce premier né, objet de ses plus chers amours.

Elle se prosterna sur le marbre en jetant des cris et des sanglots. Au bout d’un certain temps, ils s’apaisèrent presque subitement, et le silence devint si grand, si solennel, si prolongé que toutes sortes de craintes sinistres traversèrent l’esprit de madame Adélaïde, et elle se rapprocha suffisamment pour entendre une respiration contenue.

Quoiqu’un peu rassurée, elle hésitait à interrompre cette longue et immobile méditation, lorsque la Reine se releva, se redressa, et sortit d’un pas ferme du caveau.

Ses filles l’attendaient pour lui succéder dans les pieux devoirs qu’elle venait d’accomplir. « N’entrez pas là dedans, Victoire, dit-elle (Madame la duchesse de Nemours relevait de couche), sans mettre un châle. »

Chacun se regarda. C’était la première fois, depuis la fatale catastrophe du 13 juillet, que la Reine semblait s’occuper de quelqu’un ou de quelque chose qui n’y eût pas directement rapport.

À dater de cet instant, la Reine avait repris ses habitudes d’abnégation d’elle-même et d’occupation des autres. Madame la duchesse d’Orléans ayant eu une forte attaque de nerfs dans la voiture au retour, elle s’était empressée autour d’elle, et s’inquiétait aussi de la crainte de voir le Roi tourmenté du retard causé par cet incident.

Que s’est-il passé dans ce caveau ? C’est ce que personne ne sait. La mère a-t-elle fait au salut de son fils bien-aimé le sacrifice de cet égoïsme de douleur où elle s’était livrée jusque-là, et cet immense holocauste lui a-t-il paru seul digne d’une si chère victime ? ou bien quelque révélation intime a-t-elle annoncé à cette âme sincèrement pieuse, éminemment chrétienne, que les fautes étaient pardonnées, ainsi qu’elle l’avait si ardemment, si passionnément demandé au moment où le prince exhalait son dernier soupir ?

Cela reste un secret entre la Reine et Dieu ; mais j’incline pour la dernière version.

La pensée que son malheureux fils n’avait pas obtenu un moment pour se réconcilier avec Dieu causait, j’en suis persuadée, l’irritation fébrile où elle était en proie. Je le crois davantage, en me rappelant les puissantes consolations que je lui ai vu puiser dans la fin si dévotement catholique de la princesse Marie. Sans doute, la perte n’était pas semblable, ni la douleur comparable ; mais enfin c’était aussi un enfant bien chéri.

Je revis la Reine à son retour d’Eu. Elle était mieux. Sa figure avait repris son expression naturelle de bienveillance ; elle avait perdu cette rigidité factice de traits et de maintien, remarquée à notre dernière entrevue.

Elle pleura beaucoup, me parlant librement de Chartres, de l’amour qu’elle lui portait, de la fierté qu’elle en tirait, de la confiance avec laquelle elle prévoyait le sort de sa famille et de la France entre ses mains.

Ses larmes coulaient avec amertume, mais sans irritation… « Enfin, disait-elle, après avoir exprimé chaque motif de ses justes regrets, enfin, ma chère, Dieu l’a voulu… »

Malgré ces expressions de résignation pieuse, la pauvre Reine est atteinte au cœur à ne s’en point relever. Elle m’a dit : « Il y a un moi intime qui est tué pour toujours ; l’autre moi cherchera à remplir les devoirs de sa situation jusqu’à la fin, et c’est celui-là seul qu’on verra à l’extérieur. »

Bien des mois se sont écoulés depuis ces paroles, et la Reine n’a point fait le moindre progrès. L’anxiété même, produite par les dangers où s’exposent ses autres enfants, glisse sur sa douleur et ne détourne pas le poids du souvenir sous lequel elle est écrasée. Mais il faut être avant dans sa confidence, aussi bien que façonnée à la deviner, pour s’en apercevoir.

Je n’ai pas encore eu l’honneur d’approcher madame la duchesse d’Orléans qui vit dans la plus profonde retraite. Elle ne voit que sa royale famille. On lui rend des soins empressés. La grande-duchesse douairière, de Mecklembourg ne la quitte pas.

On me dit sa santé améliorée, ce qui s’explique par la vie régulière que les circonstances lui imposent, tandis que le désir d’accompagner son époux et de lui plaire la faisait souvent manquer au régime conseillé par les médecins.

Exclusivement occupée de ses enfants qu’elle ne supporte pas un instant éloignés, elle trouve en eux sa seule consolation, et peut-être y prévoit par instinct son importance à venir. Sa douleur est intense, mais fière et courageuse ; elle perd tout, le sait et l’apprécie.

Monsieur le duc d’Orléans était le plus tendre des époux. L’amour, l’estime, les convenances réciproques unissaient ce ménage qui s’entendait de tous points. Je crois, de plus, et je suis loin de lui en faire un tort, que madame la duchesse d’Orléans prisait fort le haut rang où elle était appelée. On s’apercevait facilement qu’en tout lieu elle voulait être reconnue la seconde dame de France, en attendant qu’elle en devînt la première.

La perte de cette situation lui doit être sensible. Il faut admettre aussi qu’elle ne peut se sentir suffisamment identifiée à la famille royale, si intimement unie entre elle, pour ne point éprouver un grand sentiment d’isolement, maintenant que le puissant lien qui l’y rattachait se trouve si cruellement brisé.

Je n’ai pas la pensée de jouer ici le rôle ingrat de prophète, mais il n’est pas difficile de prévoir qu’avec la distinction de son esprit, madame la duchesse d’Orléans ne se contentera pas du rôle de bonne de ses enfants, et que, si on ne lui fait pas une place politique dans l’État, elle devra être accessible aux ambitions qui ne manqueront pas de s’agiter autour d’elle.

Voici un mot de cette princesse, qui m’a fort touchée. Monsieur de Rémusat, admis dernièrement auprès d’elle, me racontait qu’en revenant sur le passé elle lui avait dit :.

« Lorsque je me suis décidée à venir en France, j’y avais longuement réfléchi. On ne m’avait pas épargné les avertissements sur les difficultés, sur les dangers même, où je m’exposais. D’autre part, je savais les brillantes qualités du prince royal, les vertus, l’union de la famille où je devais entrer…

« J’avais beaucoup pensé, beaucoup raisonné, je me croyais préparée à toutes les éventualités. Il y a une seule chose que je n’avais pas prévue… c’est que je serais la femme la plus heureuse qu’il y eût au monde ! »

Châtenay. — Mai 1843.




MORT DE MADAME ADÉLAÏDE
1847


J’ai bien souvent entendu répéter : « Si madame Adélaïde avait vécu, la révolution de 1848 n’aurait pas eu lieu. » C’est une erreur. D’abord, à l’époque de transition où nous existons, il s’élève de temps à autre des tempêtes qui troublent tous les esprits. Rien ne peut les arrêter jusqu’à ce qu’elles aient accompli leur œuvre.

Les peuples ont l’instinct de leur approche ; ils éprouvent un malaise général. Mais les personnes haut placées, celles surtout qui sont au pouvoir, n’aperçoivent le danger que lorsqu’il est devenu irrésistible. Je comparerais volontiers le siècle si révolutionnaire que nous traversons à la navigation du Nil.

En sortant d’un rapide où l’on a pensé périr, on se trouve dans une eau comparativement tranquille ; les rives s’écartent, l’aspect devient riant. On éprouve un certain calme, une certaine prospérité, les arts fournissent au luxe d’une société qui voudrait renaître. L’inquiétude y règne encore ; on désirerait même rentrer dans l’exercice de quelques vertus sociales, mais le point d’appui manque. On se laisse aller aux jouissances quotidiennes de la vie matérielle. Cet état de choses est qualifié par les uns le progrès, par les autres la décadence.

Cela dure un plus ou moins grand nombre d’années, et on finit par suivre, sans le remarquer, le courant entraînant sans cesse vers une nouvelle cataracte. On ne l’aperçoit que lorsqu’on y est tombé.

Alors, toutes les forces vitales du pays viennent en aide à la société pour qu’elle ne soit pas entièrement engloutie. Les convulsions durent plus ou moins longtemps ; puis on finit par rentrer dans une nappe plus calme, pour recommencer le même drame.

Toutefois, le niveau va toujours en s’abaissant ; les eaux sont de moins en moins limpides, la vie de plus en plus matérielle et les aspirations presque exclusivement sordides.

En sapant l’influence des idées religieuses, le dix-huitième siècle l’avait remplacée par le mobile de l’honneur. Forfaire à l’honneur était également l’effroi de toutes les classes, depuis le paysan jusqu’au maréchal de France, et la société en faisait sévère justice par l’opinion publique.

Aujourd’hui, il n’y a plus ni société, ni opinion publique, et l’honneur comme la foi sont devenus des mots vides de sens. Ils sont remplacés par les jouissances et le profit. L’honneur ne s’est plus réfugié que dans l’armée et seulement sous le drapeau.

Nos soldats sont la partie la plus honnête et la plus respectable de la nation, la seule qui agisse dans un but un peu élevé. Mais, là aussi, cette disposition tend à s’affaiblir ou, du moins, à ne s’exercer exclusivement que sur ce qui tient à la vie et aux devoirs militaires.

Qu’arrivera-t-il de toutes ces catastrophes se succédant à des temps plus ou moins rapprochés mais bien courts dans la vie des nations ?

Finira-t-on par trouver un niveau où plus de bien-être matériel, accordé aux masses, suppléera aux distinctions intellectuelles recherchées jusqu’ici, ou bien passera-t-on par une époque quelconque de barbarie pour revenir à des idées plus élevées ? C’est ce qu’il est bien impossible de prévoir.

Cependant, je serais tentée de croire que l’âme reprendra un jour sa supériorité sur la matière ; car notre globe ne fournit pas de quoi faire tout le monde riche ; et, à moins que la chimie ne réussisse à changer en pain tous les rochers, il y aura toujours des gens qui en manqueront et qui s’agiteront pour prendre à ceux qui possèdent dès qu’on ne leur présentera pas une barrière morale pour les calmer et poser leurs espérances.

Mais je m’arrête. Je n’aime pas me livrer à ces sortes de considérations générales, et encore moins à usurper le métier de prophète.

Il faut pourtant accorder un peu d’indulgence à ce rabâchage, car je suis plus qu’octogénaire au moment où je reprends la plume, après l’avoir posée pendant de longues années. Je préfère parler des choses que j’ai vues et des personnes que j’ai connues.

Revenons à madame Adélaïde. Son rôle politique avait pris fin longtemps avant sa vie. Ce rôle, elle le devait à la force de son caractère et à la justesse de son esprit ; l’un et l’autre avaient fléchi devant l’affaiblissement de sa santé.

Jamais cette pauvre princesse ne s’était relevée des efforts surhumains qu’elle s’était imposés, pour venir au secours de sa famille éplorée, lors de la mort de monsieur le duc d’Orléans. La persistance du désespoir de la Reine lui ayant fait négliger un peu le Roi, madame Adélaïde ne s’était plus permis un instant de relâche, afin de suppléer à ce vide.

La nécessité de s’occuper des affaires avait soulevé le poids de la douleur sous lequel Louis-Philippe avait paru abîmé dans le premier moment. Plus tard, on put soupçonner que la satisfaction de ne plus rencontrer aucun obstacle à ses volontés lui apportait une véritable consolation ; et sa sœur, dès lors, n’eut plus d’autre soin que de les écarter d’autour de lui.

Monsieur le duc d’Orléans avait pris très au sérieux son métier, comme il le disait lui-même, de prince royal. Il voulait être au courant de toutes choses. Il était très respectueux et fort tendre pour le Roi ; mais il n’entendait pas voir gâter les affaires de façon à lui rendre son avènement au trône plus difficile.

C’était la seule personne avec laquelle le Roi comptait toujours. Il avait coutume de dire à ses ministres : « Voilà qui est bien ; mais qu’en dira le seigneur Chartres ? » et, plus souvent encore peut-être, à sa femme et à sa sœur : « Découvrez ce qu’en pense Chartres. »

Ce frein était d’un grand avantage en arrêtant parfois des idées trop légèrement conçues.

Monsieur le duc d’Orléans pouvait se tromper, le déplorable testament livré à la publicité par l’indiscrétion de l’émeute n’en fait que trop foi ; mais il avait beaucoup d’esprit, la parole aussi facile et plus élégante que celle du Roi, et, pour le ramener par la discussion, il était indispensable d’avoir la raison de son côté. Cela profitait également au monarque et au cabinet.

La catastrophe qui enleva le jeune prince délivra le Roi de toute espèce de contrainte dans son intérieur.

Monsieur le duc de Nemours, plein d’honneur et de délicatesse, avait trop franchement accepté la position de cadet pour en changer. Non seulement il n’aurait jamais songé à contredire le Roi, mais il n’aurait pas même osé l’interroger, et on ne le consultait sur rien…

Sa timidité naturelle, jointe à l’habitude d’être toujours sur un second plan, en lui ôtant toute initiative, ne lui laissait aucune importance. Sa belle figure et son air froid le faisaient accuser de hauteur.

Il ne réussissait pas même près de l’armée. On le reconnaissait froidement brave, militaire très instruit ; mais le soldat, accoutumé aux façons affables, gracieuses, et à la valeur plus brillante de monsieur le duc d’Orléans, n’avait pas d’attachement pour son second frère ; et, tandis que l’aîné aurait enlevé toute l’armée par un geste, monsieur le duc de Nemours n’aurait pas entraîné un seul homme à sa suite.

Lui-même se croyait né sous une fâcheuse étoile. Sa famille avait pris l’habitude de le qualifier sans cesse de ce pauvre Nemours, et il subissait cette épithète encore bien plus qu’il ne la méritait.

Enfin, tel qu’il était, avec une bonne judiciaire, peu d’ambition et la plus haute probité, il était taillé sur le patron d’un excellent régent, si les circonstances l’avaient appelé à remplir ce rôle. En attendant, les fantaisies du Roi n’avaient rien à craindre de son contrôle.

Les autres princes, dont deux avaient déjà eu occasion de déployer leur éclatante valeur, n’avaient encore aucune importance politique et restaient entièrement sous la gouverne paternelle.

Moitié par fatigue, moitié par conviction, madame Adélaïde se persuada aussi l’infaillibilité du Roi. Elle se laissa donc aller au courant.

Sa place, jusqu’alors, avait été dans les utilités. Elle cherchait partout et de bonne foi la vérité et la rapportait consciencieusement à son frère, abordant toutes les questions avec une entière franchise ; mais, depuis, elle cessa de vouloir l’éclairer et ne pensa plus qu’à lui éviter toute espèce de contradiction.

Il n’en rencontrait pas dans son conseil. Malgré sa superbe et sa prétention à paraître tout gouverner, monsieur Guizot ne produit guère d’idées. Il adopte facilement celles qu’on lui présente, et les déclare hautement et exclusivement siennes, même en présence de ceux qui viennent de les lui fournir, comme j’en ai été bien souvent témoin.

Le Roi avait beaucoup plus d’esprit, et en enfantait de toute nature. Monsieur Guizot se chargeait de les développer dans ce beau langage qui, en lui donnant une supériorité incontestable dans les assemblées, le rendait fort agréable au monarque.

Les autres ministres, plus sensés, quoique moins brillants et surtout moins outrecuidants, arrêtaient souvent les entreprises par trop hasardées. C’est ainsi que ce cabinet, qui devait fatalement amener la chute du trône, a pu durer quelques années.

Je me rappelle que, vers la fin de 1846, causant avec madame Adélaïde, je m’étonnais de la façon affectueuse dont elle s’exprimait sur monsieur Guizot, car j’avais longtemps combattu la répugnance excessive qu’il lui inspirait, et je le lui dis :

« C’est vrai, ma chère, je suis changée pour lui. Ce n’est pas que sa morgue ne me déplaise souvent ; mais il comprend si bien le Roi ! Personne n’y a autant réussi. »

La tendresse de madame Adélaïde pour ses frères, et surtout pour l’aîné, avait toujours été le grand intérêt et la seule passion de sa vie. Aussitôt qu’il eut épousé la princesse Amélie de Naples, elle prit place à leur foyer et ne l’a plus quitté. Ces trois personnes n’avaient qu’un esprit, qu’une âme ; et les deux princesses étaient exclusivement occupées à assurer le bonheur de celui qu’elles chérissaient par-dessus tout.

Toutefois, lorsque la mort de la duchesse douairière d’Orléans mit sa fille en possession d’une immense fortune, très mal administrée, les soins réclamés par cet héritage changèrent un peu ses habitudes.

Elle se rendait parfois dans ses nombreuses propriétés, pour s’assurer par elle-même des améliorations et du bien qu’on y pouvait faire et s’émancipait, de temps à autre, à passer plusieurs jours au château de Randan où elle avait pris goût, mais jamais elle ne pouvait achever la semaine loin de la chère famille où tout son amour était concentré.

Accompagnée d’une de ses dames, elle venait aussi de Neuilly s’installer pendant des matinées au Palais-Royal pour des rendez-vous d’affaires, pour recevoir les personnes honorées de son intimité, quelquefois même pour faire un peu de musique qu’elle aimait passionnément, et, surtout, pour visiter les établissements charitables protégés ou fondés par elle, avec l’assistance intelligente et active de la comtesse Mélanie de Montjoie, sa dame d’honneur.

Mais, lorsque le trône eut apporté ses soucis et détruit le bonheur de cette famille, jusque-là si paisible dans sa douce union, madame Adélaïde ne se permit plus aucune espèce de distraction ; et, surtout depuis le premier attentat contre la vie du Roi, elle ne quitta plus les tristes palais où sa grandeur l’attachait que pour suivre son frère partout, toujours et en tous lieux. Non seulement toutes les heures de la journée lui étaient acquises, mais encore celles de la nuit.

Le Roi sortait du salon de la Reine entre onze heures et minuit ; la jeunesse s’était retirée depuis longtemps. La Reine le suivait presque immédiatement. Madame Adélaïde pliait lentement son ouvrage, tardait quelques moments, puis allait rejoindre le Roi.

Elle le trouvait occupé au travail matériel de la signature. Il traçait soigneusement de sa grande écriture toutes les lettres formant ses deux noms.

Cette opération était longue. Madame Adélaïde lui en allégeait l’ennui, et lui passait une à une les pièces qu’il devait signer.

Comme la plupart n’avaient aucune espèce d’importance, elles ne donnaient point lieu à commentaires ; mais c’était le moment des causeries les plus intimes et de toutes les confidences réciproques. Les deux cœurs étaient ouverts l’un vis-à-vis de l’autre.

Ces séances duraient toujours plus d’une heure, et souvent presque deux. La dernière signature tracée, et le Roi ne laissait jamais rien en arrière, madame Adélaïde se retirait chez elle et, dans les dernières années, bien abîmée de fatigue.

Pendant ce temps, la Reine avait parcouru les gazettes anglaises, allemandes et italiennes. Elle avait marqué les passages pouvant intéresser le Roi. En passant dans l’appartement conjugal, il la trouvait déshabillée, mais encore debout pour lui indiquer ce qu’il devait lire avant de chercher le repos.

Ces longues veillées n’empêchaient pas que la Reine, accompagnée de ses filles jusqu’à leur mariage, de leur gouvernante, toujours de madame de Montjoie, quelquefois de madame de Dolomieu, ne se trouvât exactement, été comme hiver, à sept heures moins un quart à la chapelle, pour y entendre la messe.

Madame Adélaïde y venait souvent, pas toujours et rarement, je crois, dans les derniers temps. J’ignore si les belles-filles catholiques avaient adopté cet usage ; mais, en tout cas, les heures étaient fort matinales, car, à neuf heures et demie, tout ce qui habitait le palais était réuni au salon et, dès que le Roi paraissait, vers dix heures, on allait déjeuner.

La Reine rentrait ensuite dans les salons. Tout le monde se dispersait avant midi et chacun était libre de sa matinée, hormis la Reine et madame Adélaïde, toujours à la disposition du Roi.

Il semblait donc qu’il n’y avait rien de plus à faire pour consacrer sa vie entière à son frère. Cependant, madame Adélaïde trouva le moyen de lui être encore plus dévouée, mais d’une façon beaucoup moins utile, après la catastrophe de 1842.

Il fallait bien enfin que la vie ordinaire reprît son cours. Monsieur le prince de Joinville, malgré la popularité qui en était certainement résultée, avait été peu flatté de l’expédition qu’on lui avait fait faire pour aller chercher les cendres de l’empereur Napoléon, et qu’il qualifiait de mon voyage de charretier.

Il s’en était vengé en menant une vie plus libre à son retour, disant assez drôlement que, « puisque le Roi l’envoyait courir les mers, il fallait bien qu’il lui permît de courir les filles ». Mais il commençait à s’ennuyer à terre, et il obtint la permission de s’embarquer sur sa frégate chérie, la Belle Poule.

Il fut convenu que, dans cette nouvelle croisière, il passerait par le Brésil, y verrait les princesses sœurs de l’Empereur et que, si la cadette lui plaisait, on donnerait suite à quelques pensées de mariage qui avaient déjà surgi.

Monsieur le prince de Joinville partit, s’amusa beaucoup dans cette expédition, s’arrêta sur plusieurs points et, enfin, s’éternisa tellement dans une des villes de l’Amérique du Sud qu’on s’en impatienta dans sa famille. Il reçut l’ordre de revenir.

Il répondit que le temps de sa croisière étant à peu près expiré, il ne toucherait probablement pas au Brésil. Cela contraria un peu.

La lettre suivante était datée de Rio-Janeiro. Non seulement la princesse Françoise lui plaisait, mais il était décidé à l’épouser. Tout était convenu entre le jeune Empereur, la princesse et lui. Il n’attendait que le consentement du Roi ; il priait qu’on le lui expédiât sur-le-champ.

Cette brusque péripétie ne laissa pas d’épouffer aux Tuileries. Cependant, le baron de Langsdorff se trouvant en congé à Paris, on se hâta de le nommer ministre au Brésil et de l’envoyer, accompagné de sa femme, pour faire la demande officielle de la princesse, dresser les actes nécessaires, en donnant à cette alliance, très convenable de tous points, une forme plus royale et plus diplomatique.

Madame de Langsdorff devait servir provisoirement de dame d’honneur à la princesse et l’accompagner en France. Tout cela s’exécuta le plus rapidement possible.

On commençait pourtant à attendre avec une certaine anxiété les dépêches annonçant l’arrivé de monsieur de Langsdorff à Rio-Janeiro, lorsque la première nouvelle en fut apportée par le canot d’honneur de la Belle Poule, débarquant sur le quai de Brest le prince et la princesse de Joinville.

Ils furent bientôt entourés de toute la population maritime : « Mes enfants, leur dit le prince, je vous amène la femme du matelot ; elle est gentille, n’est-ce pas ? et elle vous aime bien. » C’est ainsi que ce jeune prince se faisait adorer dans la marine.

Il n’avait pas fait une si rapide expédition pour s’arrêter en chemin. Il organisa promptement son voyage par terre et descendit aux Tuileries d’une façon presque aussi inattendue que sur le quai de Brest. Ce mariage, un peu à la flibustier, ne messeyait pas au prince de Joinville.

Personne ne lui en sut mauvais gré, ni dans sa famille, ni dans le public où on se bornait à en sourire. Madame la princesse de Joinville était très jolie, et surtout très élégante.

On accueillit avec une grande bienveillance cette charmante gazelle, tout effarouchée, à peine échappée aux forêts du nouveau monde et qui, se trouvant un peu enrhumée, refusait un bouillon de poulet en en demandant un de perroquet. Elle se lamentait aussi sur les arbres dépouillés des Tuileries, ne pouvant se persuader qu’ils dussent jamais reprendre des feuilles.

Elle adorait le prince et semblait se blottir dans son sein où il l’accueillait avec empressement. Ce jeune ménage animait un peu la tristesse du palais.

Madame la duchesse d’Orléans prit goût à cette nouvelle belle-sœur, peut-être en partie parce qu’elle savait déjà mauvais gré à madame la duchesse de Nemours de pouvoir être un jour madame la Régente tandis qu’elle serait Madame, mère du Roi. Madame la duchesse d’Orléans tenait beaucoup à la puissance politique.

Notre nouvelle princesse ne savait absolument rien, son éducation ayant été complètement négligée. Elle demanda et obtint facilement des maîtres, afin, comme elle le disait, « de se mettre en état de comprendre Joinville. »

Cette pensée lui donnait toujours le désir et parfois la volonté du travail, mais l’application lui était presque impossible. Je ne pense pas que son instruction ait été poussée bien loin. Sa passion pour son mari a toujours été le mobile de son existence.

L’arrivée de ce nouveau couple et surtout la visite inopinée de la reine Victoria, au château d’Eu, qui combla de joie la famille royale, soulevèrent forcément les crêpes dont elle était encore entourée, et, l’hiver suivant, le palais des Tuileries reprit une partie de ses habitudes extérieures.

Toutefois, la Reine resta dans un grand désintéressement de cœur. Je crois avoir déjà dit qu’après les premiers moments qui suivirent la mort de monsieur le duc d’Orléans je ne lui retrouvai plus le même abandon de causerie avec moi.

Elle continuait à m’admettre à toutes les heures où je me présentais chez elle ; mais je sentais à chaque fois qu’il me fallait briser la glace pour arriver à un peu d’intimité, et, si je n’avais eu la conscience du parfait désintéressement de mon attachement pour elle, je m’en serais certainement trouvée blessée.

Je comprenais, au reste, qu’elle redoutait ses propres épanchements bien plus qu’aucune indiscrétion de ma part. Elle se rappelait toutes les larmes qu’elle avait répandues dans mes bras, craignait de raviver une douleur toujours saignante et d’aborder un sujet toujours présent.

Jamais plus le nom de monsieur le duc d’Orléans, ni aucune allusion à la catastrophe n’ont été prononcés entre nous.

Pour madame Adélaïde, c’était autre chose. Elle avait renoncé à recevoir dans le cabinet où elle s’occupait naguère et où ses relations intimes étaient admises.

Elle se tenait dans le salon qui le précédait, son chapeau sur sa tête, son châle et ses gants près d’elle, toujours prête à entrer dans le cabinet où le Roi pouvait arriver par les derrières, ou à se rendre chez lui au premier signal, soit pour demeurer près de lui dans ses appartements, soit pour sortir en voiture, soit pour l’accompagner dans ses promenades sur la terrasse du premier ou dans les galeries du Louvre, lorsqu’il était fatigué du travail et sentait le besoin d’air.

En un mot, si on peut s’exprimer ainsi, madame Adélaïde était toujours sur le qui-vive. Je ne crois pas que cette princesse, autrefois si constamment occupée, ait lu un volume, écrit dix pages, ou même déployé un ouvrage pendant ces années-là. Ses matinées tour entières se passaient à attendre.

Elle s’intéressait même moins, et surtout moins sérieusement, aux affaires publiques. Elle s’irritait principalement de ce qui pouvait gêner le Roi et n’écoutait volontiers que ce qu’elle pensait lui devoir plaire.

C’était pourtant encore la seule voie par laquelle on pût faire arriver quelques vérités ; j’en usais parfois, à l’instigation du chancelier.

Monsieur le duc d’Aumale, retourné en Algérie, y avait eu les plus brillants succès. Cette campagne fut suivie d’un voyage à Naples. Il en avait ramené comme épouse la nièce du Roi, fille du prince de Salerne.

Ce mariage, conduit dans toutes les formes diplomatiques et point aussi pittoresquement que celui du prince de Joinville, fit grand plaisir dans la famille et nul effet dans le public[1]. C’était un ménage de plus aux Tuileries, et voilà tout.

Madame la duchesse d’Aumale était fort petite, point jolie, parlait peu, et n’avait aucune représentation.

Dans ses idées de haute piété, la Reine désirait vivement marier ses fils avec l’espoir de régulariser leur conduite privée, et, ce qui est peut-être un peu singulier, c’est que cela lui a parfaitement réussi. Tous ces couples royaux se sont montrés fidèles l’un à l’autre.

C’est en 1843 que le chancelier Pasquier et moi nous prîmes tous deux de goût pour la plage de Trouville. J’y fis l’acquisition d’une cabane et, dès lors, nous allions de temps en temps y passer quelques semaines. Je l’ai ensuite rendue plus commode et, depuis 1848, elle est devenue ma seule habitation de campagne. Monsieur le chancelier y résidait presque tout l’été.

Il avait depuis longtemps pris l’habitude de venir se reposer dans ma maison de Châtenay, pendant l’intervalle des sessions de la Chambre des pairs, des fatigues de la présidence et surtout du travail ardu et pénible que lui imposaient les nombreux procès politiques dont il s’est tiré avec tant de talent et de bonheur.

Il est impossible de trouver un commerce plus facile et plus charmant que celui de monsieur Pasquier. À un esprit toujours inventif, à une conversation des plus variées, il joignait un incomparable bon sens et une bienveillance naturelle qui, sans être jamais banale, lui faisait constamment tirer le meilleur parti possible des hommes et des choses.

Il s’intéressait à tout, depuis les idées les plus élevées de l’homme d’État jusqu’aux détails les plus intimes de la vie privée. Rien n’était au-dessus ni au-dessous de lui, et l’occupation où il était de ses amis se manifestait pour les plus petites comme pour les plus grandes choses.

Lorsqu’il m’avait raconté quelque secret politique bien important, je n’éprouvais aucun embarras à l’entretenir de la moindre niaiserie de son ménage, et il y prenait part avec autant de bonhomie que de sérieux.

Une seule chose l’irritait, c’était la déraison. Il avait alors des colères dignes d’Alceste. Je me rappelle une scène qu’il me fit un jour. La tirade commençait par : « Vous vous croyez très impartiale, et personne ne l’est moins », puis suivaient mes préjugés de caste, mon esprit de parti, mes intolérances sociales, etc.

Il y avait pas mal d’exagérations dans ces reproches, mais il y avait bien aussi un peu de vérité, et j’en faisais mon profit. Il était très honteux lorsqu’il s’était laissé aller à ces boutades. Elles n’étaient pourtant pas sans charme pour ses amis, car il y montrait le fond de sa belle âme, par ses haines vigoureuses pour le mal.

L’esprit de parti surtout était sa bête noire, et il est bien remarquable qu’ayant toute sa vie frayé à travers les partis il n’en ait jamais été atteint.

Peut-être paraîtrai-je suspecte en disant qu’il n’avait point d’ambition, puisqu’il est arrivé au plus haut point de toutes les distinctions sociales, et pourtant rien n’est plus vrai. Il aimait les affaires, il avait la conscience de les bien faire, et, lorsqu’il trouvait l’occasion naturelle d’y entrer, ce n’était pas sans satisfaction ; mais il ne s’est jamais cramponné pour n’en pas sortir, ni agité pour y revenir.

Il a subi l’ostracisme, imposé par l’animosité de la Cour de Charles X, pendant plusieurs années, dans une retraite aussi calme que digne ; et les besoins impérieux de la patrie l’ont seuls décidé à venir en aide au pouvoir de 1830.

Monsieur Pasquier était, selon la meilleure acception du mot, éminemment patriote, et c’est ce sentiment qui a donné une véritable unité à toute sa vie politique, malgré les déclamations de ses détracteurs.

L’attentat de Lecomte eut lieu au printemps de 1846, à Fontainebleau. Un char à bancs, où se trouvait la famille royale, reçut toute la charge d’une carabine tirée par ce garde-chasse.

Alarmée des bruits que j’avais recueillis à ce sujet, j’étais allée aux renseignements et je me trouvais dans l’antichambre de madame Adélaïde au moment où elle arrivait aux Tuileries. Je me rangeais pour la laisser passer, lorsqu’elle m’aperçut. Elle me prit sous le bras, et m’entraîna, sans me dire un mot, jusque dans sa chambre à coucher.

Je l’aidai à se débarrasser des fourrures dont elle était enveloppée, car il faisait très froid, et elle se laissa tomber sur un sopha dans le plus grand abattement. Je l’avais vue peu de jours avant, et je fus effrayée de son changement.

Son teint, toujours très brun, était ordinairement animé ; je le trouvai gris et plombé ; son regard était éteint et ses lèvres pâles. Si les dix-huit chevrotines, tirées par Lecomte, s’étaient logées dans la voiture qui contenait quatorze personnes, sans en toucher aucune, madame Adélaïde n’en a pas moins reçu par lui le coup de la mort.

Elle fut longtemps à reprendre la parole et me raconta, d’une manière assez diffuse, l’événement arrivé la veille, revenant toujours à cette exclamation : « Nous voilà rentrés dans la série des assassinats ; ils le tueront, ma chère, ils le tueront ! »

Son inquiétude portait bien plus sur le Roi que sur le danger qu’elle et toute la famille avaient couru autant que lui. Je restai assez longtemps auprès de madame Adélaïde. Son étouffement s’arrêta. Elle finit par pleurer, ce qui ne lui arrivait guère, et je la laissai un peu plus calme.

J’allai de là savoir des nouvelles de la Reine. Elle me fit entrer. Je la trouvai fort triste, mais beaucoup moins troublée que sa belle-sœur. Elle me raconta, avec plus de détails et d’une façon beaucoup plus claire, cet abominable attentat et les hasards providentiels qui l’avaient fait échouer.

En général, les récits de madame Adélaïde étaient les plus circonstanciés, mais, cette fois, il en fut tout autrement. Cette princesse n’avait jamais eu de bienveillance pour le parti légitimiste. On ne lui avait pas laissé ignorer combien, à la mort de monsieur le duc d’Orléans, il avait témoigné d’une joie tout au moins bien cruelle, et l’hostilité qu’elle éprouvait contre lui s’en était naturellement accrue.

Elle le soupçonnait dans toutes les occasions, et se persuada que Lecomte était son agent. La duchesse de Marmier, fort sotte et encore plus intrigante, lui apporta, quelques délations subalternes, auxquelles monsieur Mérilhou, pour faire sa cour, affecta d’attacher une certaine importance. Madame Adélaïde écrivit au chancelier pour lui demander de recevoir madame de Marmier.

Monsieur Pasquier n’était pas homme à se laisser influencer en pareille matière. Il vit madame de Marmier, examina ses dénonciations, interrogea les témoins qu’elle mettait en avant, et déclara fort hautement que tout cela ne pesait pas un fétu et ne méritait pas d’entrer au procès.

Lecomte, homme solitaire et atrabilaire, n’avait obéi qu’à ses propres impulsions poussées jusqu’à la frénésie par des promesses fallacieuses que lui avait fort inconsidérément faites le général de Rumigny, aide de camp du Roi.

Il s’était cru trompé, et la colère seule avait provoqué son abominable crime. Le Roi le reconnut très facilement, et monsieur Mérilhou, mis au pied du mur, fut bien forcé d’en convenir.

Toutefois, madame Adélaïde, aigrie et affaiblie par la souffrance, sut assez mauvais gré au chancelier de cette décision, et lui témoigna du mécontentement. Toute la famille royale lui battit un peu froid ; mais il était fort au dessus de ces vétilleries de Cour qui, au reste, ne laissèrent pas de traces, et il conduisit le procès avec autant de justice et d’impartialité que les précédents.

Il eut l’ennui d’en instruire un autre peu de temps après ; mais celui-là n’avait rien de grave. Un certain monsieur Henri, voulant se procurer un brin d’illustration, avait tiré sur le Roi un pistolet chargé à poudre, au milieu de la foule qui encombrait le jardin des Tuileries, le jour de la Saint-Louis. Ce procès se prépara et se jugea fort promptement ; il ne retarda pas le départ du chancelier pour Trouville,

Le chancelier Pasquier n’était pas arrivé depuis longtemps à Trouville lorsque le Moniteur lui apporta la nouvelle du mariage de monsieur le duc de Montpensier avec l’infante dona Fernanda. Il n’en avait eu jusque-là aucune révélation.

Au premier moment, cette alliance paraissait très brillante, et le chancelier s’empressa d’écrire au Roi, alors au château d’Eu, pour lui en faire compliment.

Mais, dès le soir même, il m’avoua regretter sa lettre. « Avec tout autre ministre, me dit-il, je n’aurais aucun souci, l’alliance serait très brillante et très utile. Tout dépend de la façon dont elle se fait, et monsieur Guizot est si léger, si présomptueux, il a si peu de prudence et il est tellement disposé à ne voir les événements que sous le jour où il lui plaît de les envisager qu’en joignant à cette connaissance de son caractère le postillonnage de Louis Decazes (le duc de Glücksberg) de Madrid à Eu, d’Eu au Val-Richer, du Val-Richer à Eu, et son retour à Madrid, en repassant par ce même Val-Richer, j’ai peur qu’il n’y ait là-dessous quelque intrigue ; quelque coup de tête ; et, si la négociation s’est conduite à l’insu et dehors du cabinet anglais, soyez bien sûre qu’il en résultera les plus fâcheux inconvénients. Loin de nous en réjouir, nous aurons à pleurer sur ce succès. »

La suite a prouvé combien le coup d’œil de l’homme d’État avait éclairé le chancelier.

J’ai su depuis, mais sans détails assez personnels pour les rapporter ici, comment les choses s’étaient passées. La reine Christine, se voyant menacée en Espagne, ne voulait pas attendre plus longtemps à s’y assurer une protection efficace ou, tout au moins, à se procurer dans un pays étranger la sécurité d’une résidence acceptée et reconnue.

Elle se décida donc, poussée aussi peut-être par l’ambition de notre ambassadeur, le comte Bresson, très désireux d’attacher son nom à cette alliance, à lui mettre tout à coup le parti à la main et à déclarer que si, à un jour très prochain fixé par elle, la France n’avait pas accepté le mariage de la reine Isabelle avec le fils de dom François de Paule et celui de l’infante avec le duc de Montpensier, elle se jetterait dans le camp anglais et marierait la Reine au Cobourg, candidat du cabinet britannique, mis en avant par lord Palmerston, en dépit de l’engagement pris avec le cabinet des Tuileries de n’en désigner aucun.

Le duc de Glücksberg fut expédié avec cet ultimatum. Le Roi parut fort troublé, fort incertain. Monsieur Guizot eut l’honneur de le décider, malgré la résistance très positive de la Reine.

Elle trouvait, d’une part, que c’était manquer aux engagements personnellement pris par le Roi, dans ce même château d’Eu, vis-à-vis de la reine Victoria, et, de l’autre, je crois, elle craignait de voir troubler son intérieur par une princesse espagnole, élevée dans les désordres du palais de Madrid et sous l’influence de la reine Christine.

On fit tomber la première objection, en disant que le cabinet anglais, en présentant le prince de Cobourg, avait manqué aux engagements pris avec la reine d’Angleterre. Quant à la seconde objection, elle ne se trouva nullement justifiée.

Madame la duchesse de Montpensier s’est montrée de tout point une princesse accomplie, et bien tendrement dévouée à la reine Marie-Amélie. J’ai lieu de croire aussi que les désirs très prononcés de monsieur le duc de Montpensier ne laissèrent pas que d’avoir influence sur le Roi et sur madame Adélaïde, dont il était l’enfant chéri, et sur lesquels il exerçait un grand pouvoir.

Monsieur le duc d’Orléans avait dit : « Montpensier est de nous tous celui qui a le plus d’esprit et le moins de cœur. » Il l’avait bien jugé.

Toutefois, son mariage, précisément par ce qu’il avait de plus fâcheux, c’est-à-dire à cause de l’humeur qu’il occasionnait en Angleterre, ne laissait pas d’être populaire chez nous. Monsieur Guizot fut enivré de ce succès et le public y applaudit. Les fêtes furent nombreuses et très belles.

Je n’assistai à aucune. Mon âge et l’affaiblissement de ma santé m’autorisaient à renoncer au grand monde. Je m’étais déjà dispensée des réceptions et des bals des Tuileries. Je réformai encore les concerts et les soirées invitées chez monsieur le duc de Nemours qui avait ouvert sa maison en remplacement de celle de monsieur le duc d’Orléans.

Je continuais à voir souvent la Reine et madame Adélaïde, et, de loin en loin, madame la duchesse d’Orléans, le matin. J’allais assez fréquemment prendre place près de la table ronde où la Reine et les princesses travaillaient tous les soirs.

C’était l’occasion de voir le Roi, quelquefois de causer avec lui et d’apprécier les princesses belles-filles qui m’inspiraient assez de curiosité.

Madame la duchesse de Nemours, dans tout l’éclat de sa splendide beauté, était toujours assise à la droite de la Reine, travaillant assidûment, levant à peine les yeux, rendant à la Reine mille petits soins officieux, enfilant ses aiguilles, relevant ses pelotons avec empressement.

Elle en était remerciée avec une affectueuse tendresse, prouvant la place qu’elle tenait dans le cœur de la Reine. C’était, en effet, la plus aimée. Elle le méritait, car elle était aussi bonne qu’elle était simple et belle.

Lorsqu’il n’y avait pas de princesse étrangère, la place à gauche de la Reine était prise par des dames en visite qui la cédaient à madame la duchesse d’Orléans, à laquelle elle était réservée.

Celle-ci arrivait toujours tard, après le coucher de ses enfants. Son entrée, suivie de ses dames, occasionnait un certain dérangement. Tout le monde se levait, excepté la Reine. Madame Adélaïde même se soulevait dans son fauteuil, le seul, par parenthèse, qu’il y eût autour de la table, la Reine et toutes les autres princesses étant assisses sur des chaises.

Madame la duchesse d’Orléans prenait sa place à côté de la Reine. Il y en avait bien une autre entre elle et madame Adélaïde, mais elle restait presque toujours vide, et c’était en s’appuyant sur le dos de cette chaise que le Roi, les princes et les hommes politiques venaient causer avec madame la duchesse d’Orléans.

Elle prenait tout de suite la direction de la conversation à laquelle madame Adélaïde seule se joignait parfois. La Reine se bornait à des politesses banales, dès que la duchesse était arrivée.

À la gauche de madame Adélaïde venaient, les unes à côté des autres, la princesse de Joinville, la duchesse d’Aumale, chuchotant entre elles, sans faire de frais pour personne, la duchesse de Montpensier enfin, qui, malgré son jeune âge (le Roi ayant dû lui faire cadeau de trois mois pour compléter les quinze années nécessaires à la légalité du mariage), malgré son jeune âge, dis-je, était la plus aimable, la plus accorte, et la plus obligeante de toutes ces princesses.

Elle paraissait avoir l’habitude de tenir une Cour et se posait en très grande dame, se mettant très bien et très convenablement en rapport avec les personnes admises à ces petites réunions. Du moins, l’ai-je trouvée telle.

À la vérité, notre première entrevue avait été de nature à rompre la glace entre nous.

J’avais été faire visite à la Reine à Saint-Cloud. Elle était occupée, et j’attendais son loisir dans le grand salon. Je m’étais assise dans l’embrasure d’une fenêtre. Une porte latérale s’ouvrit et je vis entrer, en sautant et chantant, une jeune personne.

Je n’eus pas de peine à deviner l’infante. Elle se mit à danser devant une grande glace, non pas pour s’y regarder, mais pour s’amuser le plus gaiement et de la meilleure grâce possible.

Bientôt après, la Reine ouvrit la porte de son cabinet. La petite danseuse courut à la Reine qui la considérait depuis un moment en me souriant. Elle parut un peu embarrassée lorsqu’elle m’aperçut, mais point déconcertée.

La Reine me présenta, avec ces mots obligeants qu’elle a toujours trouvés pour moi, comme sa plus ancienne amie. La princesse était venue demander un renseignement à sa belle-mère.

Elle entra dans le cabinet, avec la simplicité et la désinvolture d’une très grande dame, comme elle l’était en effet, y resta quelques minutes, fut très gracieuse pour moi, en se moquant avec beaucoup d’aisance de l’entrée ridicule qu’elle avait faite dans le salon et se retira en me laissant l’impression d’une personne de très haute lignée et fort agréable.

Bien différente avait été celle que j’avais reçue, l’année précédente, de son mari, dans ce même palais de Saint-Cloud. En entrant chez madame Adélaïde, je trouvai près d’elle un homme crotté, enveloppé d’une large et longue redingote d’étoffe grossière, dont le collet relevé rejoignait un chapeau déformé qu’il enfonça sur sa tête en passant à côté de moi et en éclatant de rire, aussi bien que madame Adélaïde.

« Vous ne le reconnaissez pas ?… C’est Montpensier dans son costume de juif. Il s’en va comme cela chez tous les revendeurs et les marchands de bric-à-brac, et y fait des marchés excellents. Il vient de m’apporter cette petite tabatière qui vaut dix fois plus qu’il ne l’a payée. Il attend quelquefois pendant des mois entiers pour obtenir un objet à meilleur compte ; il y est fort habile.

— Cela n’est pas très princier, m’échappa-t-il de dire.

— Oh ! personne ne le reconnaît, et cela l’amuse beaucoup. »

Je ne répondis rien, et nous restâmes toutes les deux un peu embarrassées. Madame Adélaïde parla d’autre chose, et nous ne revînmes pas sur les talents judaïques de son neveu favori. Il est très vrai qu’il avait l’air d’un fort sale petit juif dans son étrange costume.

J’ai dit que je n’avais assisté à aucune des fêtes de ce mariage ; il y en eut pourtant beaucoup et de fort belles. Celle de l’ambassade d’Espagne fut splendide. Les ministres et ce qu’on appelle les autorités cherchèrent à se surpasser l’un l’autre, hormis le chancelier.

Il trouvait la Chambre haute trop souvent forcée à se constituer en cour des pairs pour que les salons de son président dussent se transformer en salles de bal ou même de concert. Il donnait fréquemment les plus grands et les meilleurs dîners de Paris ; mais les réceptions du palais du Petit-Luxembourg étaient toujours graves et magistrales.

Il n’avait pas même voulu déroger à cette volonté en  1845, lorsqu’il avait marié son neveu Gaston d’Audiffret, qu’il venait d’adopter en lui assurant son nom, son titre et sa fortune.

L’hiver se préparait donc sous des auspices moins tristes que les précédents. Les fêtes sont toujours très populaires à Paris où elles font circuler l’argent ; et, d’ailleurs, le mariage de l’infante flattait l’opinion du pays, dans la pensée surtout qu’il déplaisait aux anglais. Car, en dépit de l’entente cordiale vantée par les gouvernements, les animosités nationales n’ont jamais cessé d’exister.

Cependant, les gens fort au courant s’inquiétaient de plus en plus. Le Roi avait toujours eu des accès d’une extrême violence, mais ils étaient rares et, chaque jour, il devenait de plus en plus irascible. Il maniait bien la parole et avait toujours aimé à en user, mais, à présent, il la prodiguait jusqu’à la loquacité.

Quelquefois, les conseils s’achevaient sans qu’on eût pu y discuter les affaires, parce que le Roi avait constamment parlé ; et ces tristes symptômes d’affaiblissement moral ne permettaient guère de sécurité à ceux qui en étaient témoins, excepté pourtant à monsieur Guizot dont l’optimisme ne se laissait pas décourager et dont la superbe était encore augmentée par ce qu’il qualifiait de son succès espagnol.

Ce succès, cependant, avait apporté une grande désunion dans le ministère. Monsieur Duchâtel, assez souffrant, et déjà très mécontent de l’élévation de monsieur Guizot à la présidence du Conseil, avait été, très justement, fort offensé d’apprendre la nouvelle d’un événement aussi important par le Moniteur, tout comme l’avait appris le chancelier.

Les détails de la transaction ne l’y avaient pas réconcilié, et il témoignait d’une grande froideur, tout en négligeant plus qu’il n’aurait dû les affaires publiques. Il aurait bien voulu se retirer, sous prétexte de sa santé, mais le Roi, et même monsieur Guizot, sentant bien que sa retraite serait suivie de la dissolution du ministère, commencèrent dès lors à employer tous les moyens pour le retenir et supportaient, sans broncher, les maussaderies qu’il ne leur épargnait guère.

J’ai toujours fait grand cas de monsieur Duchâtel, mais je ne puis m’empêcher de le blâmer dans cette circonstance, car, s’il prévoyait le danger, il ne devait pas hésiter à briser le ministère et, s’il croyait possible de marcher avec lui, il fallait s’appliquer à lui donner de la force, en contrecarrant le ministre qui lui semblait l’amener.

Il ne fit ni l’un ni l’autre, et, se tenant à l’écart, il laissa de plus en plus user les rouages de l’autorité entre ses mains.

Le Roi faisait parfois, en plein conseil, des sorties à ses ministres sur ce qu’ils ne tenaient aucun état de ses désirs, tandis qu’ils étaient prosternés devant sa majesté la majorité. Monsieur Guizot promettait de s’amender, tout en se riant de cette faiblesse du Roi ; les autres ministres baissaient les yeux et levaient les épaules.

Madame Adélaïde, naguère si ferme dans ses idées constitutionnelles, partageait les mécontentements du Roi et les exprimait avec tout aussi peu de retenue. Elle aurait bien voulu continuer la vie qu’elle s’était imposée ; mais sa santé s’altérait, de jour en jour, depuis l’attentat de Fontainebleau.

Elle était quelquefois forcée de garder le lit, bien souvent la chambre et de lever la consigne qu’elle s’était donnée de servir comme d’ombre au Roi. Il l’en dédommageait en venant perpétuellement dans son appartement, mais cela ne lui suffisait pas. Elle faisait des efforts désespérés, et souvent bien contraires à son état, pour reprendre des habitudes si chères.

Si l’union n’existait pas dans le cabinet, elle était aussi fort troublée dans la famille. Madame la duchesse d’Orléans, déjà très peinée d’avoir vu s’évanouir devant elle le rôle de régente qu’elle avait rêvé tout d’abord, était plus justement courroucée de s’être vu enlever la disposition de la fortune de monsieur le comte de Paris.

Le Roi se l’était réservée, en se chargeant des dépenses de la maison des jeunes princes et de leur mère. Elle en était fort ulcérée et s’était entourée des protestants les plus actifs et les plus prosélytants pour s’en faire un parti.

Elle attirait aussi les représentants de l’opposition libérale et cherchait à entrer en communication, plus ou moins ostensible, avec leurs chefs.

Monsieur le duc d’Aumale avait eu beaucoup de peine à obtenir du Roi l’abandon d’une faible partie de sa propre fortune et n’y était parvenu qu’en mettant à ce prix le consentement à son mariage.

Monsieur le prince de Joinville avait eu permission de jouir de la dot de sa femme, mais elle n’était pas encore liquidée.

De sorte que tous ces princes éprouvaient un certain malaise pécuniaire leur paraissant fort maussade. Sans doute, le Roi croyait agir en très bon père de famille.

Il pensait gérer mieux qu’eux les biens de ses enfants et voulait arriver à l’extinction des dettes et des charges, afin de remettre leurs fortunes tout à fait libérées entre leurs mains ; mais il se montrait trop sévère et ne faisait pas suffisamment de concessions à leur position.

On avait bouleversé le palais des Tuileries pour préparer, au premier étage, un magnifique appartement à l’infante héritière présomptive du trône d’Espagne.

Cela était fort naturel ; mais la princesse de Joinville et la duchesse d’Aumale, reléguées toutes les deux dans les combles du pavillon de Flore, ne partageaient pas cette opinion et se tenaient pour offensées de cette préférence accordée à madame la duchesse de Montpensier, d’autant plus que monsieur le duc de Montpensier, seul entre tous les frères, jouissait déjà d’une résidence, aussi élégante qu’agréable, au château de Vincennes.

Il en résulta une telle jalousie que le Roi fut enfin obligé de permettre à monsieur le duc d’Aumale de faire quelques séjours à Chantilly. Ses longues résidences en Afrique, où madame la duchesse d’Aumale alla le rejoindre, lorsqu’il fut nommé gouverneur général de l’Algérie, arrêtèrent les voyages de Chantilly où il prenait grand goût.

Cet état un peu troublé de la famille royale était un grand sujet d’ennui pour la Reine. Elle était chargée d’y maintenir tout au moins l’extérieur de l’harmonie, et le respect, aussi bien que la tendresse qu’elle inspirait à tous la rendaient fort propre à cet emploi.

Une sérieuse maladie me retint au logis pendant le printemps de 1847, et m’envoya plus tôt qu’à l’ordinaire respirer l’air de la campagne. J’allai prendre congé de la Reine et de madame Adélaïde avant de quitter Paris ; mais je ne rappelle rien de cette visite, si ce n’est que madame Adélaïde était très affaiblie et se faisait porter, même dans les appartements.

Bientôt après mon arrivée à Châtenay, j’éprouvai une douleur au pied ; elle s’accrut assez pour que j’eusse recours à un jeune chirurgien des environs. Il crut apercevoir une épine, et voulut l’arracher avec des pinces. Il se trompait ; c’était un petit nerf.

La douleur fut très vive et passagère et je n’y pensais plus, lorsque, pendant la nuit, je fus prise de souffrances si aiguës que je crus avoir le tétanos. On envoya chercher mon médecin ; on me couvrit de laudanum et la douleur s’apaisa.

Mais l’étonnement du nerf avait produit de l’inflammation, et cet accident, qui ne s’est jamais élevé au-dessus de l’état de bobo, m’a causé des souffrances infinies, empêchée, pendant bien des années, de poser le pied à terre, et me fit entrer dès lors dans des habitudes d’infirmité.

La récolte de 1846 avait été mauvaise. La maladie des pommes de terre commençait à sévir et l’hiver s’était trouvé difficile à passer, surtout dans les provinces. Les sacrifices énormes faits pour Paris diminuaient les souffrances, mais non pas les mécontentements. Les oppositions s’appliquaient à les exciter.

J’étais souvent témoin des inquiétudes causées par cet état de choses et des discussions de gens chargés d’y porter remède. On ne tenait pas pour avéré alors que l’importation des grains fût d’un soulagement bien efficace. C’était plutôt un adoucissement à l’inquiétude des masses qu’un secours réel, et cependant cela excitait les plus vives réclamations parmi les agriculteurs.

Une circonstance peu digne de l’histoire, mais qui a pourtant joué un très grand rôle dans les derniers temps du règne de Louis-Philippe, est si puérile que J’hésiterais à la raconter si elle ne démontrait l’influence exercée par une presse habile et quotidiennement hostile.

Le protectorat des îles Marquises nous avait été abandonné d’autant plus facilement par l’Angleterre qu’elles n’avaient aucune importance, ni militaire, ni commerciale. La pensée d’établir dans l’une d’elles, Noukahiva, un lieu de déportation pour les condamnés politiques s’était d’abord présentée ; mais je ne crois pas qu’aucun prisonnier y ait jamais été conduit. On avait même reconnu l’impossibilité d’y faire séjourner une garnison.

L’amiral Dupetit-Thouars, avec un zèle assez intempestif, y ajouta, un peu subrepticement, le protectorat de la France sur le groupe des îles de la Société. Il s’était établi dans la rade d’Otaïti, appelé, disait-il, par Pomaré, reine de ces îles.

Cela entraîna quelques difficultés entre les cabinets de France et d’Angleterre. Lord Aberdeen, aussi bienveillant pour la maison d’Orléans que lord Palmerston lui a toujours été hostile, traîna l’affaire en longueur et le protectorat de ces îles nous demeura.

Or il s’était établi à Tahiti, depuis plusieurs années, un nommé Pritchard. Il était tout à la fois conseiller et ami de la reine Pomaré, missionnaire méthodiste, distributeur de bibles, seul pharmacien dans le pays et, par-dessus tout, reconnu consul anglais.

Le parti français s’avisa qu’il intriguait contre lui et, une belle nuit, l’envoya saisir dans sa maison, le fit prisonnier, pilla son domicile et l’emmena à bord d’une des frégates où il passa plusieurs jours à fond de cale. Je ne me rappelle plus comment il en sortit.

Ses réclamations arrivèrent en Angleterre et le parti méthodiste surtout jeta les hauts cris. Si le cabinet britannique avait été hostile, il y avait certainement sujet à demander hautement réparation de cette insulte faite à un consul anglais.

Lord Aberdeen y apporta une grande longanimité. Il fut convenu que, pour apaiser les clameurs du parti ultra-religieux, on ferait l’estimation des pertes éprouvées par monsieur Pritchard dans la destruction de son mobilier et de ses fioles brisées lors de son enlèvement.

La somme en fut fixée à quatre cents livres sterling (qui, par parenthèse, n’ont jamais été payées), et, à la suite d’une négociation à l’amiable, le cabinet de Londres voulut bien se tenir pour satisfait par cet acte de justice.

Jamais mauvaise affaire n’avait été terminée plus heureusement. Ce n’était assurément pas aux français à s’en plaindre ; peut-être les anglais y auraient-ils eu meilleure grâce. Il semblait qu’un si petit événement pour le fond, terminé si pacifiquement pour la forme, ne devait laisser aucune trace.

Mais les journaux s’en emparèrent ; chaque jour ils insistaient sur l’abaissement de la France. Les plus habiles poussèrent leur pointe en voyant la niaiserie du public ; ils finirent par exalter le sentiment national à un point impossible à prévoir.

Les élections s’étaient faites sous cette impression. Beaucoup de députés avaient reçu de leurs commettants l’injonction de voter contre l’affaire Pritchard. Les conservateurs furent qualifiés de pritchardistes et de satisfaits (un orateur du gouvernement s’étant servi de cette expression au sujet de cette misérable affaire Pritchard) et ces appellations leur étaient prodiguées comme la plus grave des insultes.

Je me rappelle qu’un légitimiste semi-rallié, bon, loyal, éclairé même, s’étant servi de l’expression pritchardiste devant moi, je lui en fis la guerre, et j’entrepris de lui raconter en détail toute cette sotte aventure. Il m’écouta avec une certaine attention et une grande déférence, et puis il reprit :

« Mais voyez-vous, chère madame, c’est que je suis très français moi, et je me sens humilié jusqu’au fond du cœur. »

Lui, était de bonne foi. Mais il n’y avait rien à faire contre l’esprit de parti, exploité si habilement. Cette intrigue a joué un très grand rôle pendant ces dernières années ; mais, dès le mois de février 1848, on n’y a plus pensé et personne n’en a parlé sans rire.

C’est ainsi que les machines de guerre, inventées par les chefs de parti et mises entre les mains des masses pour amener les destructions, tombent dans l’oubli dès que leur œuvre est accomplie.

Mais je n’en suis pas moins étonnée qu’on ait pu exalter et ameuter toutes les classes d’une nation, aussi spirituelle que la nôtre, sur une question si puérile et dénuée de toute espèce d’importance.

Le jour même où j’allais m’établir à Châtenay, je m’arrêtai pour dîner au Luxembourg. Pendant le repas, nous entendîmes entrer très rapidement une voiture dans la cour. Un des gens, regardant par la fenêtre, vit le général de Cubières en sortir.

Un instant après, un huissier prévint monsieur le chancelier qu’on lui demandait audience dans son cabinet. Il se leva de table, resta assez longtemps absent et rentra avec l’air très grave. Il n’était pas dans ses habitudes de faire mystère des choses indifférentes, mais son entourage savait qu’il ne fallait pas l’interroger lorsqu’il voulait se taire. Aussi, je partis pour la campagne sans avoir eu l’explication de cette étrange visite.

Dès le lendemain, j’appris par des personnes venues me voir, les très mauvais bruits courant sur monsieur de Cubières. J’ai su, depuis, qu’il était venu demander conseil au chancelier sur la conduite à tenir en sa qualité de pair.

Je n’entrerai pas dans les détails de cette triste affaire. Je connaissais monsieur de Cubières. Il venait très souvent chez moi, surtout pendant le temps où il avait tenu fort honorablement le portefeuille de la guerre. Je le voyais moins depuis quelques mois ; mais je m’y intéressais assez pour être très fâchée de le savoir compromis dans cette circonstance.

Mon intérêt pour lui me valut une forte semonce du chancelier. Je voulais établir une grande différence entre monsieur de Cubières donnant l’argent, et monsieur Teste le recevant. Tout le sang magistral de monsieur Pasquier se mit à bouillonner, et il me tança d’importance sans me persuader complètement cependant.

Le rôle assez bouffon de cette triste aventure fut celui du pauvre monsieur Pellaprat. Ce capitaliste avait commencé sa fortune pendant le Directoire et l’avait augmentée sous tous les gouvernements en faisant valoir ses fonds avec plus ou moins d’honnêteté.

En sortant de l’interrogatoire qu’on lui avait fait subir, il disait naïvement : « En vérité, je ne comprends rien du tout à la façon dont ces messieurs prennent la chose au sérieux ; mais cela se fait tous les jours ; cela s’appelle un pot-de-vin, et j’ai passé ma vie à en donner pour toutes les affaires qui m’ont réussi. » Malgré son étonnement, il fut condamné assez sévèrement, sans jamais pouvoir se l’expliquer[2] !

Le chancelier se tira de ce procès avec sa perspicacité, son indulgence et sa justice accoutumées. Il s’y fit grand honneur. Mais le retentissement de ces débats, où deux ministres du Roi se trouvaient si étrangement compromis, exploité avec l’extrème malveillance des diverses oppositions, augmenñta le mauvais esprit qui commençait à régner partout.

Jamais gouvernement n’a été moins vénal et plus chaste en matière d’argent que celui du roi Louis-Philippe. Il fut prouvé surabondamment que, dans toute son administration, monsieur Teste seul se trouvait compromis, et pourtant il fut établi comme irréfutable que tout s’achetait à beaux deniers comptants.

On répandit le bruit que le Roi entrait dans toutes ces exactions et thésaurisait. On persuada au peuple que les caves des Tuileries se remplissaient de tonnes d’or. Le petit bourgeois, mieux avisé, assurait que ces capitaux étaient dirigés sur l’Angleterre ou sur l’Amérique. Ces absurdes calomnies se répétaient et prenaient pied dans le pays.

Ces mauvaises dispositions se manifestèrent à l’occasion d’une fête donnée par monsieur le duc de Montpensier au château de Vincennes. On était en plein été et, lorsque les invités traversèrent le faubourg Saint-Antoine, il faisait encore jour ; c’était le moment où les ouvriers quittaient le travail.

Dans ces quartiers, où on y est peu accoutumé, les beaux équipages, remplis de femmes très parées, attirèrent l’attention ; mais, loin que ce spectacle causât de l’amusement, il excita du dépit, et les meneurs ne manquèrent pas de le représenter comme hostile à la misère du peuple.

Les murmures de cette foule, s’accumulant de plus en plus, allèrent souvent jusqu’à l’insulte, et l’on craignit une émeute dont le peuple de ces faubourgs n’avait pas encore tout à fait perdu l’habitude. La file cependant acheva de s’écouler, les spectateurs se dispersèrent et le calme se rétablit.

Heureusement, les troupes, qui avaient reçu l’ordre de monter à cheval, ne sortirent pas de leurs quartiers et les plaisirs de Vincennes s’achevèrent sans être troublés. Plusieurs des invités avaient été fort effrayés, tous étaient alarmés de ces symptômes, hormis peut-être ceux qui auraient pu y apporter quelque remède.

Vers la fin d’août, le chancelier et moi comptions nous rendre à Trouville lorsque je reçus un billet de lui m’apprenant l’assassinat de la duchesse de Praslin. « Tout annonce, ajoutait-il, que le crime a été commis par son mari… ce mari est pair… Vous comprenez le reste, et je ne puis vous accompagner à Trouville. »

Je renonçai d’autant plus facilement pour mon compte à ce voyage que je souffrais beaucoup de mon pied.

Je n’entrerai dans aucun détail sur cet affreux procès. Il porta jusqu’à l’exaspération le mécontentement parmi le peuple. On disait hautement qu’on trouverait bien le moyen d’innocenter monsieur de Praslin parce que les riches n’étaient jamais condamnés. Ce fut cette disposition de l’esprit des masses qui décida le chancelier à agir plus en homme d’État qu’en magistrat.

La Chambre des pairs étant omnipotente dans sa juridiction, il poursuivit le procès, quoique la mort de l’accusé eût dû légalement le faire tomber de droit, et il amena l’instruction jusqu’à un résultat, rendu public, prouvant la culpabilité aussi bien que le suicide du duc de Praslin.

Cela n’empêcha pas de répandre et d’accréditer le bruit qu’on avait fait évader ce duc et pair pour éviter de le juger. L’arsenic, avalé par lui, était pourtant le seul agent employé à cet effet. Néanmoins, les journaux et les orateurs de sociétés secrètes continuèrent à vociférer et à exciter les masses contre la corruption et les crimes des classes élevées. Le précipice se creusait de plus en plus.

Je regrettais fort la pauvre madame de Praslin, bonne et aimable personne. La dernière visite qu’elle ait faite, je crois, était chez moi, la veille du jour où elle partait pour Praslin d’où elle n’est revenue que pour être tuée par cet abominable mari qu’elle avait la faiblesse d’aimer beaucoup trop, malgré les mauvais procédés dont il avait toujours usé à son égard.

Je me trouvai encore bien plus personnellement intéressée dans une autre aventure qui ne laissa pas aussi d’avoir un fâcheux retentissement dans le public.

Le comte Mortier, alors ministre de France à Turin, avait débuté dans la carrière diplomatique, sous mon père, à l’ambassade de Londres. La tendre vénération qu’il conservait fidèlement à sa mémoire avait cimenté une véritable amitié entre nous. Lui-même se regardait comme enfant de la maison.

Pendant les courts séjours qu’il avait faits à Paris, il passait sa vie chez mon père et, plus tard, chez moi. Il avait été secrétaire d’ambassade à Rome et en Espagne, puis ministre en Portugal, en Prusse, en Hollande, en Suisse, et enfin à Turin.

Il me revenait bien que partout il s’était fait personnellement d’assez mauvaises affaires, mais celles de l’État étaient bien conduites et je croyais ces bruits exagérés par la jalousie des collègues.

Il se maria en 1836, et me présenta une très belle jeune femme, dont il me parut extrêmement épris. Sans me lier beaucoup avec elle, ce qui n’était guère possible vu la différence de nos âges, je la vis très souvent. J’entretenais une correspondance assez active avec Hector Mortier et sa femme y prenait quelquefois part lorsqu’il était trop pressé pour me mander les nouvelles à faire parvenir aux Tuileries ou trop malade pour écrire. La moitié des lettres que je recevais de lui étaient remplies d’adoration et d’admiration pour son angélique compagne, ainsi qu’il la qualifiait.

Ils avaient deux enfants dont l’un et l’autre s’occupaient presque exclusivement. Telle était, en apparence, leur situation lorsqu’ils arrivèrent à Paris dans l’été de 1847. Ils allèrent aux bains de mer d’Ostende et, de là, à Mons, dans la famille Mortier.

Un jour du mois de décembre, on me dit qu’une dame très voilée demandait à me voir en particulier. Je fus fort étonnée de reconnaître madame Mortier. Je la trouvai d’un affreux changement.

« Que vous est-il donc arrivé, ma chère enfant ?

— Madame, je veux vous remercier de toutes vos bontés passées avant de prendre congé de vous.

— Congé, et où allez-vous ?

— Je reste à Paris.

— Et où est Hector ?

— À Mons, je crois.

— Mais qu’est-il donc advenu ?

— Monsieur Mortier m’a chassée de chez lui, et séparée de mes enfants ; je suis réfugiée chez mon père.

— Voyons donc, ma pauvre enfant, expliquez-moi tout cela. »

Ses larmes l’empêchèrent longtemps de parler. Je crus alors à quelque jalousie, plus ou moins fondée, de la part d’un homme de cinquante ans vis-à-vis d’une superbe jeune femme de vingt-cinq ans, et j’en fis la question. Elle m’assura qu’il n’y avait rien de semblable.

Sans aucun motif, son mari l’avait poursuivie un rasoir à la main, et sa belle-mère l’avait fait évader de la maison pour éviter un crime. Tous les détails de cette scène, précédée de beaucoup d’autres, me parurent incompréhensibles. Jusque-là, madame Mortier avait toujours soigneusement celé à tout le monde les orages de son intérieur.

Elle me demanda si elle pouvait aller faire auprès de madame Adélaïde (qui protégeait spécialement monsieur Mortier) la même démarche qu’elle hasardait vis-à-vis de moi. Je l’y encourageai et je lui dis n’accepter aucunement ses adieux ; mais je n’y comprenais rien.

Deux jours après, le comte Mortier entra dans ma chambre, et son aspect me révéla le mystère : le pauvre Hector était fou !

Il arriva coiffé d’un foulard rouge sous une casquette, avec une veste ronde de gros molleton, des pantalons à pied, et presque en pantoufles. Sa physionomie ne démentait pas son costume, et son regard était effrayant. J’ai toujours eu très peur des fous, mais il m’inspira une si profonde pitié que ce sentiment l’emporta : « Savez-vous, me dit-il en entrant, que Léonie m’a quitté ? » Je répondis que non.

Alors, il se mit à déblatérer contre elle. Je lui demandai ce qui pouvait être arrivé, car il ne m’en avait jamais parlé qu’avec des transports d’adoration et d’admiration.

Il recommença ses invectives. Toutefois, les plus grands griefs qu’il articula contre elle étaient de s’être promenée à Turin avec un mantelet arrivant de Paris et qui avait tellement attiré les yeux que plusieurs dames en avaient demandé le modèle, comme s’il convenait à une mère de famille de se poser en femme donnant la mode. Une autre fois, sous prétexte d’avoir trop chaud, elle avait ouvert le manteau dont il l’avait enveloppée pour sortir du théâtre afin de faire admirer sa taille à la garde formant la haie pour le passage du Roi. Elle le soignait mal, en outre, quand il était malade ; elle lui avait donné à Mons un bouillon trop salé, sans l’avoir préalablement goûté.

Je combattais hardiment toutes ces accusations les unes après les autres, en affirmant qu’elles ne méritaient pas de chasser une épouse et de séparer une mère de ses enfants. Je me sentais exercer un véritable empire sur cet esprit malade ; mais, à mesure que je détruisais une de ces allégations, il en retrouvait une autre de la même force, tout en se promenant à grands pas au fond de ma chambre.

Une circonstance bien particulière c’est que, madame Lenormant étant venue me rendre visite, monsieur Mortier, dès qu’elle entra, reprit une physionomie calme. Il ne pouvait rien changer à son étrange costume, mais il se rapprocha de la cheminée et se mit à causer paisiblement. Il fut question des affaires de Suisse, la grande préoccupation en ce moment. Il les expliqua avec beaucoup de lucidité et avec le bon sens politique qui ne le quittait jamais.

Je me réjouissais de le voir si bien apaisé ; mais, au moment même où madame Lenormant se retira, il se rejeta au fond de la chambre, reprit sa figure diabolique et le fil de ses extravagants discours, juste où il les avait quittés. Cela se prolongea encore assez longtemps.

Il s’approcha enfin de la fenêtre et me dit : « Il faut que je parte, le jour tombe, et mon scélérat de beau-père me fait toujours suivre par des gens armés de gros bâtons ; ils pourraient bien tomber sur moi, s’il faisait noir. Peut-être ne vous verrai-je pas demain ; j’ai l’idée de mener mes pauvres enfants au Havre. »

Il me quitta enfin, me laissant anéantie d’une si pénible scène (elle n’avait pas duré moins de trois heures) et fort préoccupée de ce qu’il y avait à faire en pareille conjoncture. Je me promis de demander conseil au chancelier. Il vint le soir ; mais il y avait du monde, et je dus me borner à le prier de venir me voir de bonne heure le lendemain matin.

Je reçus vers les midi une enveloppe très bien faite, fermée d’un grand cachet de cire rouge armorié, une véritable dépêche ministérielle. Elle contenait huit pages d’une écriture très propre et très rangée qui commençait par ces lignes :

« Comme vous êtes la personne que je considère et aime le plus et dont je veux emporter l’approbation, je dois vous expliquer ma conduite. Je renonce à aller au Havre où je voulais me jeter à la mer avec mes enfants, mais on aurait peut-être essayé de nous sauver ; je pense mieux et plus sûr d’en finir ici. Quand vous recevrez cette lettre, nous n’aurons plus à souffrir de la honte et du malheur d’avoir une pareille femme et une pareille mère. Ni eux ni moi n’existeront plus… »

Après la scène de la veille, rien ne me paraissait impossible. Je me précipitai sur la sonnette, je donnai l’ordre de mettre mes chevaux et, ne pouvant me soutenir sur mon pied, j’envoyai chercher le desservant de la chapelle expiatoire, l’abbé Berlèse, fort mon ami, aussi bien que celui de monsieur Mortier dont il avait béni le mariage.

Au moment même, un domestique de monsieur Mortier arriva tout essoufflé redemander sa lettre. Je l’interrogeai. Ce n’était qu’un prétexte pour se débarrasser de la dernière personne restant chez lui.

J’appris l’absence de la bonne des enfants, envoyée en commission. Il me dit que son maître lui avait paru fort agité et qu’il avait entendu fermer la porte à double tour derrière lui.

Je lui recommandai de retourner le plus vite possible et je le fis accompagner par mon valet de chambre, pour me rapporter des nouvelles.

L’abbé arriva ; ma voiture était attelée ; je lui mis la lettre dans la main en lui disant de la lire en route, d’agir selon les circonstances et de se faire ouvrir en s’annonçant comme porteur de ma réponse. Soit qu’il ne lût pas la lettre, soit que le sang-froid lui manquât, il n’insista pas pour se faire ouvrir et obtempéra à la demande de monsieur Mortier de lui passer ma réponse, sa propre lettre, sous la porte.

Les minutes, les quarts d’heures et les heures se passèrent pour moi dans un véritable état d’angoisse. J’envoyai messager sur messager, sans obtenir de réponse. L’un d’eux enfin accourut me dire qu’on venait d’apercevoir les deux enfants contre une fenêtre dans la dernière chambre, et qu’ils paraissaient calmes. Tous les habitants de l’hôtel Chatam, où le drame se passait, étaient dans l’anxiété.

Sur ces entrefaites, le chancelier survint. Il n’hésita pas à se rendre sur-le-champ à l’hôtel Chatam. Le préfet de police, monsieur Delessert, ne tarda pas à le rejoindre. Monsieur Pasquier somma monsieur Mortier d’ouvrir sa porte en lui parlant avec autorité, comme président de la Chambre des pairs dont celui-ci était membre ; mais il ne reçut que des refus et des invectives. Monsieur Mortier passait devant toutes les fenêtres de l’appartement, marchant à grands pas ; on croyait avoir vu quelque arme briller dans sa main.

Les pauvres petits enfants étaient toujours collés contre une vitre dont ils soulevaient de temps en temps le rideau. Chaque fois qu’on les apercevait, c’était un soulagement pour les spectateurs de cette affreuse scène. On n’osait pas enfoncer les portes, très solides d’ailleurs, dans la peur de pousser à l’accomplissement d’un crime paraissant encore suspendu.

Le chancelier essaya un nouveau colloque, d’un ton plus familier, avec monsieur Mortier ; il répondit cette fois moins brutalement. Il parvint enfin à obtenir de lui l’assurance que, si sa femme venait lui demander ses enfants, peut-être il les lui montrerait.

« Hé bien, dit le chancelier, je vais aller la chercher.

— Ah ! vous ne la connaissez pas. Elle a le cœur trop dur : elle ne viendra pas, j’en suis bien sûr. »

Le chancelier se rendit, en effet, près de la pauvre femme. Elle n’hésita pas un instant à le suivre, peut-être au risque de sa propre vie.

« Je vous amène votre femme, monsieur Mortier ; vous m’avez promis de lui laisser embrasser ses enfants, ouvrez la porte.

— Elle n’est certainement pas là, j’en suis très sûr.

— Je vous affirme que si.

— Hé bien, qu’elle parle.

Madame Mortier fit un effort désespéré pour demander ses enfants. On entendit tirer des meubles derrière une autre porte, moins forte, barricadée à l’intérieur. Les agents de police étaient rangés des deux côtés le long des murs ; au moment où la porte s’entr’ouvrait, ils se précipitèrent sur monsieur Mortier.

Celui-ci apparut à tous les assistants avec le même foulard rouge sur la tête, vêtu d’un simple caleçon à peine noué autour du corps, sa chemise ouverte sur la poitrine, et les manches retroussées au-dessus du coude, les yeux hagards et un rasoir ouvert dans chaque main : un véritable échappé de Charenton.

Une petite bonne allemande eut le courage de se glisser sous le bras de ce forcené et de se précipiter au fond de l’appartement d’où elle rapporta les enfants transis d’effroi, et procura au chancelier le bonheur de les remettre sains et saufs dans les bras de leur mère, moitié évanouie sur l’escalier, en lui enjoignant de les emmener aussitôt.

Mais il était déjà quatre heures et demie lorsque le sang-froid et la persistance du chancelier amenèrent ce résultat. La présence de tout ce monde calma l’effervescence du misérable insensé ; il s’assit paisiblement, mais sans lâcher les rasoirs.

Monsieur Delessert, à son tour, eut aussi le courage de s’asseoir près de lui, en cherchant à l’arraisonner. Il le décida enfin à poser les rasoirs sur la table, d’où les agents les firent disparaître. En priant monsieur Delessert de le quitter, il annonça le projet de faire sa toilette.

Avant d’y procéder, il se prit à écrire une lettre parfaitement bien rédigée, adressée au garde des sceaux, pour porter plainte de l’invasion de son domicile et de l’enlèvement de ses enfants, comme citoyen et comme pair de France. Il ouvrit la fenêtre et, appelant un de ses gens qu’il voyait dans la cour, lui ordonna de la porter chez le garde des sceaux.

Ce fut monsieur Delessert qui s’en chargea, et il rapporta une réponse prévenant monsieur Mortier que le garde des sceaux le recevrait immédiatement. Il fit alors une toilette très convenablement soignée, donna ordre de lui amener une voiture, et descendit tranquillement dans la cour.

À peine y était-il qu’une escouade de gens de la police se jetèrent sur lui ; il ne fit aucune résistance. Trois d’entre eux montèrent avec lui dans le fiacre, et on le conduisit dans une maison de santé. Pendant le trajet, il ne donna pas de marque de folie, quoiqu’il se plaignît constamment de l’abus de justice dont on usait envers lui.

En le fouillant, on trouva quatre rasoirs dans ses poches. Il avait laissé sur la table sa lettre restituée par l’abbé ; il y avait fait une nouvelle enveloppe, aussi soignée et fermée d’un aussi beau cachet que la première fois.

C’était pendant le paroxysme de cette matinée, où il avait l’aspect et les gestes d’un forcené, qu’il avait pris ce soin minutieux, car on avait, en effet, remarqué, vers les deux heures, la clarté d’une bougie dans son salon ; la crainte qu’il ne cherchât à mettre le feu s’était élevée. L’adresse était mise d’une main tout à fait ferme. La police s’en empara, après me l’avoir montrée.

Pour en finir tout de suite avec ce déplorable incident, qui fournit encore motif aux déclamations contre les classes élevées, j’ajouterai que, lors du procès en séparation, monsieur Baroche, avocat de monsieur Mortier, eut la cruauté de donner l’autorité de sa parole aux extravagances sorties de la cervelle fêlée de son client.

Avec cette finesse dont la folie n’est pas exempte, il avait porté devant moi, connaissant son intérieur, des accusations très puériles. Bien différentes furent celles inventées à l’usage de monsieur Baroche qui représenta l’épouse la plus chaste, la mère la plus tendre, la femme la plus honorable et la plus respectée en France et dans les pays étrangers où elle avait résidé comme une créature infâme, désordonnée, n’ayant jamais su remplir un devoir.

Ces paroles ne méritaient que du mépris ; elles n’en eurent pas moins un grand retentissement. L’infortunée madame Mortier s’en trouva écrasée, et, quoique toute sa vie, avant et depuis, ait été un démenti quotidien, le coup avait été si violent qu’elle n’a jamais pu s’en relever.

Le lieu même (une maison de santé) où monsieur Baroche recevait les confidences de monsieur Mortier aurait dû lui inspirer le désir de s’informer du degré de confiance qu’elles méritaient et la moindre enquête lui aurait montré leur cruelle absurdité.

J’ai toujours trouvé cette action fort coupable. Elle lui avait fait assez de tort au Palais et dans le monde honnête ; mais ses opinions démagogiques et ultra-égalitaires d’alors (dont il a, j’en conviens, bien rappelé depuis) l’ayant fait arriver au sommet des pouvoirs en  1848, ces grands événements ensevelirent le passé.

L’affaire de Suisse avait, je viens d’y faire allusion, occupé les esprits. Dans l’automne de 1846, les cantons catholiques et aristocratiques s’étaient réunis entre eux, sous l’appellation de Sonderbund, pour s’opposer à l’envahissement toujours croissant du parti protestant et révolutionnaire.

Si nous avions parlé haut et ferme en leur faveur, il nous eût été facile de leur donner la prépondérance. Mais monsieur Guizot crut, dans son optimisme habituel, le moment venu de prendre sa revanche sur lord Palmerston, devenu encore plus désobligeant pour lui depuis les mariages espagnols.

Celui-ci avait réussi, dans la question d’Orient, à former une quadruple alliance, en laissant la France en dehors. Monsieur Guizot se flatta de pouvoir, sur la question suisse, former une quadruple alliance en dehors de l’Angleterre.

Mais, tandis qu’il rédigeait et expédiait de fort belles dépêches destinées à tous les cabinets, lord Palmerston lui escamota l’affaire en un tour de main. Monsieur Peel fut envoyé à Berne porteur de paroles de vif encouragement, d’une somme considérable d’argent et d’excitations à prendre l’initiative avant que le parti catholique, auquel notre ambassadeur prêchait la temporisation, eût achevé ses préparatifs d’attaque ou même de défense.

On fut donc très surpris en Suisse, aussi bien que dans le reste de l’Europe, d’apprendre le commencement des hostilités et, presque simultanément, la destruction de l’armée du Sonderbund. La dissolution de cette ligue s’ensuivit.

Ce fut un grand échec pour notre gouvernement. Les oppositions s’empressèrent à le bien mettre en lumière, et il s’en trouva abaissé (plus justement, cette fois, que pour l’aventure Pritchard) dans l’opinion publique.

Monsieur Guizot ne s’en montra nullement déconcerté. Il s’était pourtant vanté de la campagne diplomatique qu’il croyait mener avec une si haute stratégie à trop de monde pour pouvoir en espérer le secret ; mais il est dans sa nature de peu prévoir et de complètement oublier les faits pouvant lui être désagréables.

Un peu avant cette époque, je causais un matin avec le chancelier de la décision prise par lui d’abandonner la vie publique. Nous devisions sur l’opportunité d’annoncer ses intentions à la première ou la dernière séance de la session. J’inclinais pour ce parti, il me dit alors :

« Mon grand âge et l’affaiblissement de ma vue sont sans doute des raisons suffisantes pour justifier ma retraite ; mais je vous avoue que je suis surtout pressé par le profond dégoût de ce qui se passe. Tout tombe en charpie autour de nous. Le Roi est assis depuis dix-huit ans sur le trône ; il y est moins affermi que la première année. Il n’y a plus de direction, plus de volonté, plus de gouvernement.

« Chacun tire de son côté sans être guidé ; aussi tout s’abaisse et se dissout. Quand je vois comment on commande et comment on sert aujourd’hui et que je songe à la façon dont j’ai vu ordonner et obéir, je suis forcé de reconnaître tout changé. Je n’appartiens plus à un monde si nouveau ; nous ne sommes point faits l’un pour l’autre.

« Cette Chambre que je préside, on semble s’appliquer à la rendre chaque jour plus infime. Le ministère et même le Roi en font une grande remise pour toutes les incapacités. J’ai eu beau en montrer les inconvénients, on n’écoute plus mes remontrances. « Il s’y trouve encore une douzaine de pairs qui la galvanisent de temps en temps ; mais, lorsqu’ils disparaîtront et nous sommes tous vieux, vous la verrez tomber dans un discrédit que je ne veux pas partager.

— Heureusement, mon ami, répondis-je en souriant, nous sommes trop vieux pour être témoins des catastrophes que vous craignez.

— Je n’en sais rien, reprit-il (en se levant brusquement, selon son habitude lorsque son discours s’animait), je n’en sais rien du tout. Ce gouvernement est si complètement délabré que je ne serais nullement étonné de le voir s’effondrer à la première heure… » Cette première heure ne devait guère tarder à sonner.

Quoique les douleurs de mon pied se fussent apaisées, la voiture me faisait souffrir, et je ne crois pas avoir été à Saint-Cloud pendant l’été. La Cour n’en revint qu’à Noël. Je me rendis tout de suite près de mes deux princesses.

Madame Adélaïde était chez le Roi. On me fit entrer dans son salon ; je m’assis dans une des grandes embrasures des fenêtres pour l’attendre. Elle arriva, portée par ses gens, et se fit arrêter dans cette même embrasure, vis-à-vis de moi. Je ne la trouvai pas beaucoup plus changée qu’à notre dernière entrevue.

Après les premiers mots sur nos mutuelles santés, elle me fit raconter l’aventure Mortier qui mena à celle des Praslin, et, selon l’habitude de nos conversations, nous arrivâmes promptement à la politique et à la situation du pays.

Je lui rapportai une partie des inquiétudes dont on m’entretenait chaque jour, des dangers si menaçants pour la couronne et du peu de résistance qu’on y opposait. Elle sembla m’écouter d’abord avec grand étonnement, puis l’inquiétude se montra, son bon esprit sembla s’éclairer.

Mais, en remarquant un extrême aspect d’épuisement dans toute sa personne, je craignis de la trop fatiguer et je m’arrêtai.

Je lui adressai, en me retirant, les compliments d’usage à la fin de l’année et je la priai de vouloir bien être mon interprète auprès du Roi, l’impossibilité où j’étais de marcher ne me permettant pas d’aller le soir au salon lui offrir personnellement mes hommages.

« Mais, non, pas du tout… pas du tout… ma chère, me dit-elle, le Roi serait très fâché de ne pas vous souhaiter la bonne année. Venez ici lundi ; vous l’attendrez aussi longtemps qu’il le faudra. Je le ferai prévenir de votre présence ; il viendra certainement dès qu’il pourra… Mais j’y pense, mieux… Venez mercredi. Toutes ces ennuyeuses fonctions de Cour seront finies, il sera plus libre. Et puis, voyez-vous, ma chère madame de Boigne, nous serons sortis de cette déplorable année 1847 ; je la déteste, et j’aspire à en voir la fin. »

Hélas ! le vœu de cette pauvre princesse ne devait pas être exaucé. Ce sont les dernières paroles que j’ai recueillies de sa bouche.

En sortant de son appartement, je me fis porter chez la Reine. Cette visite ne me laisse aucun souvenir intéressant. Il fut seulement question des affaires Mortier et Praslin et surtout des inquiétudes de la Reine sur l’état de sa belle-sœur.

J’ai appris depuis que, le lendemain, madame de Montjoie avait interpellé la marquise de Salvo, en lui demandant si j’étais tombée dans un état complet de radotage.

« Figurez-vous, ma chère enfant, que notre amie madame de Boigne est venue hier chez madame Adélaïde. Elle lui a raconté un tas de niaiseries dont elle avait tellement bouleversé l’esprit de ma princesse que je l’en ai trouvée atterrée. Il m’a fallu l’arraisonner, pendant plus de deux heures, pour lui prouver l’absurdité de toutes ces allégations. Vous avez beau dire, ma petite, il faut que madame de Boigne ait la tête bien affaiblie. »

Madame de Salvo, trop jeune et trop timide pour discuter, répondit que je voyais peut-être en noir, mais qu’elle ne croyait pas mes facultés mentales altérées.

La comtesse de Montjoie était pourtant un esprit ferme, sain, et même perspicace ; mais voici ce qu’il en arrive de vivre exclusivement dans l’atmosphère d’une Cour quelconque.

Je crois, en vérité, les murailles de tous les palais, et surtout celles des Tuileries, imprégnées d’illusions délétères se répandant sur les têtes les plus saines, et en obscurcissant les idées. Peut-être ceux qu’on appelle les flatteurs des princes sont-ils bien souvent les premiers trompés.

Quoi qu’il en soit, l’état de madame Adélaïde était bien autrement grave que je ne l’avais cru. Le 30 décembre, sans paraître plus malade qu’elle ne m’avait semblé le 27, elle fut prise d’un étouffement très violent ; elle perdit la parole.

Le Roi, aussitôt prévenu, arriva sur-le-champ. Toute la famille royale le suivit. Madame Adélaïde saisit d’une main celle de son frère qu’elle ne lâcha plus ; l’autre était successivement tendue à la Reine et à ses neveux.

Cette cruelle scène se prolongea près de trois heures, au milieu de cette famille à genoux et en larmes. Elle expira, après des angoisses infinies, sans avoir perdu connaissance, ni recouvré la parole.

Le deuil et les regrets furent sincères et profonds sous le toit des Tuileries : il ne me parut pas que le public y prît grande part. Le Roi demeura accablé ; il perdait l’affection la plus intime de sa vie, et l’habitude de tous les jours.

Madame Adélaïde avait laissé de légers souvenirs à plusieurs personnes (j’eus, pour ma part, un étui d’or émaillé, auquel je tiens beaucoup), mais elle ne fit aucun legs de la moindre importance, et elle avait poussé le scrupule à ne rien distraire de sa succession, jusqu’à n’assurer à la comtesse Mélanie de Montjoie, sa dame d’honneur, son amie, sa fidèle compagne depuis leur plus jeune âge, que les émoluments de sa charge en rente viagère.




CHUTE DE LA MONARCHIE D’ORLÉANS
(1848)


Depuis mon arrivée à l’âge de raison, j’ai vu s’écrouler trois puissants gouvernements, tous trois par le suicide et l’abus du principe qui les avait créés : l’Empire par la persévérance dans le despotisme et dans la guerre, la Restauration par une recrudescence inintelligente et inopportune de prétentions légitimistes, la Monarchie de Juillet par la crainte, poussée jusqu’à la pusillanimité, de sortir de la légalité et de manquer de respect à la bourgeoisie de Paris.

Si les personnes qui vivent désormais sont destinées à voir la chute du second Empire, je suis persuadée qu’il périra de la passion de gouverner l’univers par et pour les révolutions. On n’agite pas impunément cette hydre formidable et sanglante ; on ne l’apaise pas en la caressant.

L’Angleterre, après nous avoir fait dévorer, succombera à son tour à son cruel et perfide égoïsme. Mais elle résistera plus longtemps, grâce à cet esprit public que l’anglais puise dans son île et porte avec lui jusqu’aux extrémités de la terre, sans jamais en rien perdre.

Quelques jours après la mort de madame Adélaïde, le conseil de famille, les ministres et la famille royale furent réunis pour entendre la lecture du testament. L’immense fortune de madame Adélaïde était distribuée à ses neveux et nièces. Toutefois, le prince de Joinville et le duc de Montpensier étaient fort avantagés.

Lorsqu’on en vint à la clause qui faisait le Roi usufruitier, en lui laissant la direction de tous les biens et la jouissance de tous les revenus, le désappointement fut grand parmi les héritiers du fond, et l’irritation très peu dissimulée.

Le Roi s’en aperçut. Sous prétexte de se sentir trop ému, il rompit la séance. Elle ne fut plus reprise, au moins devant les mêmes témoins.

Les colères sourdes, régnant déjà sous le toit des Tuileries, s’accrurent. Les ambitions, qui s’agitaient autour de madame la duchesse d’Orléans, redoublèrent d’activité. Monsieur le prince de Joinville s’y associa.

Le Roi, dans les moments d’irritation qui devenaient de plus en plus fréquents, avait pris l’habitude de dire souvent : « Si on veut me rendre la vie trop dure, j’abandonnerai tout. Je me retirerai à Eu avec ma bonne Reine ; et on verra comment on fera pour se passer de moi. »

Les aspirants au ministère et les princes, hélas ! commencèrent à trouver qu’on pourrait bien le prendre au mot.

Les intrigues se liant de plus en plus, le prince de Joinville se montra si hostile que le gouvernement du Roi crut devoir l’envoyer, dans un semi-exil, rejoindre. en Algérie son frère, le duc d’Aumale. Lui-même se posait en mécontent depuis qu’on avait refusé de ratifier les engagements pris par lui vis-à-vis de l’émir Abd-el-Kader.

Il n’est pas inutile de remarquer ces dispositions de la famille royale, car la révolution de 1848 a pris naissance dans le palais.

Madame la duchesse d’Orléans courtisait beaucoup le Roi, elle était fort caressée par lui. Vers le milieu de février, je demandai un jour à la Reine la permission de lui parler sérieusement. Je lui représentai l’inconvénient de prolonger l’isolement où son deuil la tenait, aussi bien que le Roi.

« Madame Adélaïde, lui dis-je, laisse une place importante qui ne peut pas rester vacante. Elle était le canal par lequel bien des avertissements arrivaient jusqu’au Roi. Demander une audience est une chose grave, et qui ne peut se multiplier. »

(Je n’ajoutai pas que, depuis quelque temps, les audiences devenaient inutiles, car le Roi s’emparait de la parole, et souvent on ne pouvait l’entretenir de l’objet pour lequel on l’avait demandée).

« L’esprit distingué et la haute raison de la princesse Clémentine la rendraient fort propre à remplacer sa tante ; mais bien des gens la considèrent un peu comme une princesse étrangère, pouvant ne point s’identifier entièrement avec les intérêts français. Madame la duchesse de Nemours est en dehors des habitudes politiques. Mais il y a une autre personne qui y serait très propre, si ses relations étaient sans danger, et qui y aspire évidemment.

— Hélène ! s’écria la Reine (avec le seul mouvement de chaleur que je lui eusse vu depuis la mort de monsieur le duc d’Orléans), soyez tranquille, ma chère, ce ne sera jamais la duchesse d’Orléans ; non… non… ce sera moi. Je sens l’importance de ce que vous me dites et la nécessité de m’en occuper. J’en causerai avec le Roi ; soyez sûre que je n’en perdrai pas la mémoire. »

Elle me parla ensuite de diverses choses, me remercia de mon dévouement, et nous nous séparâmes bien affectueusement. C’est la dernière fois que je l’ai vue aux Tuileries.

J’appris, peu de jours après, que la Reine avait fait prévenir les personnages les plus sérieux, parmi les habitués de madame Adélaïde, et ceux plus particulièrement honorés de sa propre confiance (entre autres le chancelier) qu’on la trouverait tous les jours à cinq heures, quand on désirerait la venir voir. C’était là le but que je souhaitais atteindre.

Les ovations faites à monsieur de Lafayette dans le Midi et les banquets donnés dans beaucoup de villes pour acclamer les députés de la gauche causèrent une grande agitation dans l’esprit public. L’importance en fut si bien reconnue que les partis voulurent s’en servir à Paris.

Les oppositions de toutes les observances s’attelèrent à cette grande machine de guerre, avec des intentions plus ou moins perverses, voulant renverser, qui le ministère, qui le roi Louis-Philippe, qui la monarchie, qui, enfin, l’état social tout entier.

Les gens d’ordre se trouvaient de plus en plus alarmés, hormis ceux qui, avec plus de volonté et d’énergie peut-être, auraient pu conjurer un danger si évident et si imminent.

Je n’écris pas l’histoire. Je n’entrerai pas dans les détails des intrigues et des négociations qui se conduisirent, jusqu’au dernier moment, entre le gouvernement et les chefs de la gauche dynastique. Ceux-ci se croyaient encore les arbitres de la situation et, dès lors, étaient dépassés et ne représentaient plus rien.

Je n’écris pas l’histoire, je le répète. Tout au plus, puis-je me flatter, en retraçant les événements où j’ai assisté, comme acteur ou comme spectateur, de donner quelques coups de pinceau qui fassent mieux apprécier les choses et les personnes. Aussi, ne parlé-je jamais de ce que je ne sais que par des on-dit ou par la voix publique.

L’anxiété allait en croissant ; la discussion de l’Adresse dans les deux Chambres devenait chaque jour plus acerbe. Les articles virulents des journaux, les manifestations d’étudiants, d’ouvriers en blouse, se multipliaient pour obtenir l’autorisation de se réunir en banquets.

En la refusant mollement, on n’avait fait qu’en accroître le désir poussé jusqu’à la passion. On l’accorda enfin, sous les fallacieuses promesses de gens qui, au fond, n’étaient pas en mesure de les tenir.

Le général Jacqueminot n’exerçait aucun empire sur la garde nationale dont il était commandant. Le Roi le savait bien, et avait essayé d’engager monsieur Duchâtel à lui demander sa démission. Mais monsieur Duchâtel ne cherchait qu’une issue pour sortir d’un ministère où il se déplaisait.

Il affirma au Roi qu’il lui apporterait la démission du général Jacqueminot à l’heure même où il la souhaiterait, en lui demandant la permission d’y ajouter la sienne, les relations de famille ne lui permettant pas de refuser cette satisfaction à son beau-père.

Le Roi n’ignorait pas les dispositions de monsieur Duchâtel. Reconnaissant l’impossibilité de conserver monsieur Guizot sans lui, et ne voulant pas dissoudre son ministère, il ajourna le changement de monsieur Jacqueminot, quoique personne n’ignorât à quel point il s’entendait peu avec le général Sébastiani, commandant l’armée de Paris.

Cette circonstance aggravait encore les inquiétudes des amis de l’ordre.

Le dimanche 20 février, devant quelques personnes réunies chez moi, le colonel de La Rue se prit à dire que le trouble était grand parmi les militaires, aussi bien que dans la ville. On ne savait à qui on devait obéir, et les ordres se contredisaient.

Il ajoutait : « La nomination du maréchal Bugeaud au commandement de Paris calmerait tous les esprits. »

Monsieur de Salvandy, ministre de l’instruction publique, se leva, avec cet air important qu’il affectait toujours, et reprit, d’une voix très haute : « Monsieur, quand elle a le bonheur d’avoir pour commander la garde nationale le général Jacqueminot, et pour commander la garnison le général Tiburce Sébastiani, la ville de Paris ne peut rien avoir à craindre ni à désirer. »

Après ces belles paroles, il fit une sortie héroïque, nous laissant tous un peu étonnés. À la même heure, et dans un cercle plus nombreux, chez la princesse de Liéven, monsieur de Rambuteau, préfet de Paris, et monsieur Delessert, préfet de police, interrogés assez négligemment par elle sur les événements du jour, les lui peignirent sous des couleurs assez sombres pour exciter son attention. Monsieur Guizot, assis sur un sopha à l’autre extrémité du salon, causait avec l’ambassadeur d’Angleterre. La princesse l’appela :

« Venez donc, monsieur, lui dit-elle, écouter ce que me disent ces messieurs. »

Monsieur Guizot écouta, en effet, puis il reprit :

Et c’est pour cela ; princesse, que vous avez interrompu ma conversation avec lord Normanby ? Que ces messieurs se calment et qu’ainsi que vous ils dorment fort tranquilles. »

Puis il tourna sur ses talons, en leur laissant à tous trois, pour adieu, un de ces sourires supérieurs et satisfaits qu’il distribue à tout venant, et alla reprendre sa place sur le sopha.

La journée du lundi ne me laisse aucun souvenir particulier. L’agitation croissait. Les groupes se multipliaient sans être tout à fait hostiles. Les propos annonçaient des manifestations imminentes. Les ouvriers avaient quitté le travail. La bourgeoisie de Paris, avec la stupide badauderie qui la distingue, se réjouissait dans l’idée de donner une leçon au pouvoir, selon son expression favorite, et ne s’apprêtait pas à défendre un gouvernement qui lui appartenait pourtant et qu’elle chérissait au fond.

Tous les symptômes s’aggravaient de moment en moment, et il fallait bien finir par s’en occuper sérieusement.

La séance de la Chambre des pairs, son grand dîner du lundi et la réception qui s’ensuivait ayant retenu monsieur Pasquier, je ne l’avais pas vu. Il m’apprit, en venant dîner chez moi le mardi, que les troupes avaient été mandées de tous côtés, que le banquet fixé au lendemain était décidément défendu, qu’on ferait un grand déploiement de forces et qu’on ne permettrait à aucun groupe de se former.

Cela était d’autant plus nécessaire qu’ils étaient évidemment sous la direction des sociétés secrètes. Chaque groupe était accompagné d’un homme en redingote, proprement mis, portant une casquette presque uniforme le signalant à son monde.

On voyait aussi sortir de tous les égouts ces affreuses figures que la fange de Paris fait éclore à l’approche des mouvements révolutionnaires. Le moment de leur importance n’était pas encore venu ; on ne voulait pas effrayer d’avance la population.

Malgré tous les rapports recueillis dans le cours de la matinée, les paroles du chancelier me remontèrent un peu. Je le trouvai moins inquiet que les autres, mais il est dans sa nature de se calmer à l’heure du danger.

Il me quitta de bonne heure pour aller aux Tuileries. Les personnes qui survinrent chez moi me parurent toutes bien alarmées.

Je reçus, à onze heures du soir, un billet de monsieur de Salvandy qui contenait uniquement ces mots : « Je voulais aller vous rassurer moi-même, madame ; il est déjà tard, et je suis encore retenu au conseil. Soyez tranquille, tout est prévu, tout est prévenu ; il n’y a pas ombre de soucis à prendre. »

Voilà ce qu’on m’écrivait sur la table du conseil, le mardi 22 février, à onze heures du soir.

Dès le grand matin, mercredi, je sus par mes gens, à mon grand étonnement, les boulevards et les places entièrement dépourvus des forces militaires qui devaient s’y trouver établies, et les flots de la population des faubourgs se portant en masse du côté des Champs-Élysées où le banquet devait avoir lieu.

J’ai appris depuis, très positivement, qu’Horace Vernet, mandé par le Roi de Versailles, où il résidait, était arrivé d’assez bonne heure aux Tuileries. Le Roi travaillait déjà avec l’architecte de Versailles. Lorsque celui-ci sortit du cabinet, Vernet lui demanda si le Roi savait l’état où se trouvait la ville.

« Je ne crois pas, répondit l’autre, il est bien calme. »

Vernet prit sur lui d’exprimer les craintes inspirées par ce dont il venait d’être témoin en se rendant au palais. Le Roi lui répondit par un sourire, et il entama tout de suite le motif pour lequel il l’avait fait appeler.

Horace Vernet devant aller à Blois pour faire le portrait d’Abd-el-Kader, le Roi désirait hâter son départ et le chargeait d’exprimer à l’Émir son vif regret de n’avoir pu encore accomplir les promesses faites par monsieur le duc d’Aumale en lui portant l’assurance qu’elles le seraient incessamment, au plus tard immédiatement après la session.

Le Roi insista beaucoup sur le prix qu’il attachait à ce message, confié à la prudence et à la discrétion d’Horace Vernet.

Celui-ci voulut encore attirer l’attention du monarque sur la situation actuelle de Paris, mais il lui fut répondu : « Soyez tranquille, mon cher Horace ; c’est un feu de paille ; il s’éteindra de lui-même en n’y apportant pas d’obstacles. Il ne sera pas même nécessaire, j’espère, de souffler dessus. » J’ignore comment cette belle sécurité fut troublée.

Les cris de : « À bas Guizot, à bas les ministres ! » furent hurlés, par quelques centaines de personnes, aux grilles des Tuileries, et, quoiqu’ils fussent plus faiblement accompagnés de celui de : « Vive le Roi ! », ils portèrent l’effroi dans le palais, surtout, je crois, parce qu’on distingua quelques uniformes de gardes nationaux parmi ces braillards.

Bientôt après, monsieur Duchâtel, appelé de la Chambre des députés, où il était en séance, fut introduit auprès du Roi. Il le trouva fort accablé. « La Reine, lui dit-il, désirerait vous parler chez elle. »

Monsieur Duchâtel s’y rendit aussitôt. La Reine, toute en larmes, le supplia de donner une dernière preuve de dévouement au Roi en obtenant la démission de monsieur Guizot dont l’impopularité devenait trop compromettante. Monsieur Duchâtel se chargea d’effectuer la dissolution du ministère, et retourna au Palais-Bourbon.

Peu d’instants après, monsieur Guizot déclara sa retraite, en annonçant que Sa Majesté avait fait appeler monsieur Molé pour former un autre cabinet.

Bien des gens alors se persuadèrent la crise finie ; mais ce n’était pas le compte des entrepreneurs de ce fatal mouvement. L’avènement de monsieur Molé ne répondait pas à leurs vues. Néanmoins, on pouvait espérer quelques moments de trêve.

Je dînai ce jour-là chez madame de Châtenay, dans la place Louis XV. On avait enfin fait venir quelques troupes ; elles bivouaquaient sur la place. Il y en avait aussi devant l’hôtel du ministère des affaires étrangères, où stationnaient des groupes moins nombreux, mais plus mal disposés, malgré la concession obtenue le matin.

Monsieur de Salvandy devait dîner avec nous ; il apporta lui-même ses excuses. Il lui fallait préparer ses paquets. Sa confiance de la veille était bien dissipée ; et nous, en revanche, nous sentions moins effrayés.

Le chancelier vint en visite le soir. Il sortait de chez monsieur Molé, où le Roi l’avait envoyé pour s’entendre avec lui de la composition du ministère. Monsieur Molé espérait encore réussir à le former ; il attendait des réponses. Il craignait de n’avoir pas monsieur Thiers, quoique ayant renoncé à ce qu’il y eût un président du conseil ; mais il espérait au moins monsieur de Rémusat, comme représentant de cette coterie politique.

Ce fut en me ramenant chez moi, vers les dix heures, que le chancelier me raconta ces détails. Il devait retourner chez monsieur Molé et, de là, aux Tuileries, pour rapporter au Roi où en étaient les négociations pour la formation du nouveau cabinet. Pendant la route que nous faisions ensemble, il me parut voir des gens fuyant sur la place Malesherbes.

En arrivant chez moi, je trouvai tous mes gens très effarés, groupés sur l’escalier, s’informant de ce qui se passait. Ils avaient entendu une vive fusillade et beaucoup de cris d’effroi.

Tout étant rentré dans le silence, nous y attachâmes peu d’importance, d’autant que le duc de Fezensac, resté après nous chez madame de Châtenay, ne tarda pas à nous rejoindre et nous affirma qu’un cheval, échappé d’un bivouac sur le boulevard, s’était précipité parmi ceux du bivouac de la place Louis xv, avait causé beaucoup de tapage et tout cet émoi.

Installée sur ma chaise longue, j’espérai de nouveaux renseignements par mes habitués quotidiens. J’étais pourtant si accablée que le chancelier, en sortant bientôt après pour retourner à l’hôtel Molé, me jeta de la porte : « Bonsoir, Mater Dolorosa. » : Monsieur de Fezensac continua à se rire un peu de moi sur le même ton, avant de se retirer à son tour.

J’attendis jusqu’à minuit ; personne ne vint. Toutefois le calme et le silence régnaient dans notre quartier, et je me mis au lit.

En entrant chez moi le lendemain, mes femmes m’apprirent les bruits sinistres déjà répandus. On parlait d’un soulèvement général et de nombreuses victimes égorgées par la troupe. J’écrivis un mot à madame de Rémusat, ma très proche voisine dans la rue d’Anjou, pour m’informer de ce qu’elle savait.

Elle me fit répondre qu’elle allait m’envoyer son fils pour me mettre au courant des événements de la nuit.

Pierre de Rémusat survint presque aussitôt. Son père avait accompagné monsieur Thiers aux Tuileries vers les minuit. Celui-ci était chargé de former un ministère. Il avait obtenu le consentement du Roi de s’adjoindre messieurs Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, de Rémusat et monsieur Dufaure, je crois.

Toutefois, le maréchal Bugeaud était commandant de l’armée et ministre de la guerre in petto. Dès le point du jour, tous ces ministres, hormis le maréchal, étaient montés à cheval pour aller visiter les barricades déjà élevées. Ils s’attendaient à les voir s’abaisser devant eux ; mais, loin des acclamations sur lesquelles ils comptaient, ils avaient rencontré des vociférations et des gestes hostiles.

La troupe, sous les ordres du général Bedeau, n’agissait point, et ce général se bornait à parlementer avec la populace, au lieu de la chasser devant lui. Monsieur Thiers avait trop de perspicacité pour ne pas comprendre qu’il avait laissé pousser les choses trop loin et que son tour était passé.

Monsieur Odilon Barrot, au contraire, ayant recueilli quelques poignées de main et quelques cris de : « Vive le père du peuple », parmi les émeutiers, croyait le sien arrivé.

En rentrant au palais des Tuileries, monsieur Thiers avait remis sa démission entre les mains du Roi. Monsieur Odilon Barrot avait accepté, sans hésiter, la charge de former un ministère ; à la condition que le commandement du maréchal Bugeaud lui serait ôté et que toutes les troupes se retireraient dans leurs casernes.

Monsieur de Rémusat venait de rentrer chez lui, où il avait fait ce triste récit. Il ne tarda pas à être suivi de nouvelles toutes de plus en plus inquiétantes.

J’appris successivement l’invasion des Tuileries, le départ du Roi, l’expulsion de madame la duchesse d’Orléans de la Chambre des députés.

Comme je n’ai rien vu de mes yeux, ni entendu de mes oreilles, dans ces fatales journées, j’en raconterai seulement ce qui me touche personnellement, aussi bien que quelques détails peu connus et m’étant parvenus si directement que j’en puis garantir l’authenticité, malgré le trouble accompagnant nécessairement le récit de catastrophes si rapidement multipliées.

Le jeune ménage Pasquier habitait le Luxembourg. Mais, ayant dîné le mercredi chez leur beau-père, monsieur de Fontenillat, dans la rue de la Chaussée-d’Antin, ils n’avaient pu regagner leur domicile. Le marquis Pasquier essaya de s’y rendre de grand matin, sans y réussir. Les ponts étaient gardés.

Je restai donc sans nouvelles du chancelier. Je me figurais le voir arriver d’un moment à l’autre, et je m’occupai à lui chercher un asile où il pût être mieux caché que chez moi ; car le trouble gagnait notre quartier d’ordinaire si paisible.

Une boutique d’armurier, située en face de mes fenêtres, fut pillée. Bientôt après, un bruit affreux vint nous assourdir. C’était une foule de bandits atroces, de mégères échevelées et moitié nues échappées de Saint-Lazare, dont le peuple avait forcé les portes, et escortant, avec des vociférations infâmes, une troupe de cavaliers sans armes, la plupart tête nue, tandis que des gamins déguenillés portaient leurs carabines et leurs coiffures.

Cela s’appelait alors pactiser avec le peuple. C’est un des plus hideux spectacles auquel des gens paisibles puissent être condamnés à assister.

Malgré cet état des rues, je ne laissai pas que de voir assez de monde, chacun épouvanté et ahuri, les femmes portant leurs diamants dans leurs poches, les hommes s’ingéniant pour leur chercher un refuge.

Je sus les Tuileries, le Palais-Royal, les ministères envahis et tous les meubles précieux, aussi bien que les papiers, jetés par les fenêtres. Le même sort était bien présumable pour le Luxembourg, et les hôtels particuliers ne devaient probablement guère tarder à le subir.

À la chute du jour, j’essayai d’envoyer un homme par le pont d’Iéna pour rejoindre le chancelier. Peu d’instants après, je reçus un message de lui. Le Luxembourg, quoique fort menacé, n’était pas encore au pouvoir des bandits.

Le chancelier avait pu gagner la barrière par le jardin. Il y avait trouvé sa voiture et il me faisait dire qu’il partait pour Châtenay, où il allait m’attendre. Je respirai un peu, mais pas trop librement. Aller à Chàtenay, c’était se jeter dans la gueule du loup. Notre présence y serait plus remarquée que partout ailleurs, et, s’il lui fallait se cacher, aucun lieu ne pouvait être plus mal choisi.

J’ai appris depuis qu’en me quittant le mercredi, il s’était rendu chez monsieur Molé. Le Roi, impatient d’une réponse, y avait envoyé un de ses aides de camp. Celui-ci emportait une lettre dans laquelle monsieur Molé, en annonçant au Roi l’impossibilité où il se trouvait de former un cabinet, lui disait y renoncer entièrement.

Le chancelier, n’ayant plus rien à apprendre au Roi, ne retourna pas aux Tuileries. Il regagna le faubourg Saint-Germain, encore parfaitement calme, et rentra dans son appartement, sans se douter des immenses résultats de l’échauffourée dont nous avions entendu le bruit.

Il n’en fut informé que le lendemain et apprit, les unes après les autres, les péripéties de cette orageuse matinée, sans oser s’éloigner du poste où le devoir le retenait.

Vers les onze heures, il reçut l’avis de se préparer à une séance royale. Lui et monsieur Decazes s’occupèrent de convoquer le plus de pairs possible. Ils arrivèrent en petit nombre, et attendirent madame la duchesse d’Orléans et son fils jusqu’au moment où la déroute éprouvée à la Chambre des députés leur fut connue. Le chancelier rentra dans son appartement pour mettre ordre à quelques papiers.

Des groupes formidables insultaient le palais de temps en temps, mais on n’en avait pas encore forcé les grilles lorsqu’il le quitta, ainsi que je l’ai déjà dit. Ajoutons, en passant, qu’une partie du gouvernement provisoire s’étant installé, dès le lendemain, au Luxembourg, ce palais ne fut pas dévasté, le désir de piller le château de Neuilly ayant détourné pour cette première nuit le zèle des bandits.

Sous prétexte de faire promener les chevaux, j’essayai de faire sortir les miens attelés à un chariot, et j’y plaçai, en veste d’écurie, un valet de chambre dont j’étais sûre. Monsieur le chancelier avait passé la nuit à Châtenay, mais les renseignements qu’il y recevait le forçaient à s’éloigner. Mon homme le vit monter en voiture pour gagner Pontchartrain par Jouy, en évitant Versailles ; on le disait aussi en pleine révolte.

L’habitation de Pontchartrain est fort isolée, et je me sentis un peu soulagée de l’y savoir installé.

La journée se passa dans le plus grand émoi ; les rapports se contredisaient les uns les autres, mais toujours également sinistres. Je m’occupais sans cesse d’un moyen de parvenir à plus de sûreté pour le chancelier.

Les noms des personnes formant le gouvernement provisoire se trouvant connus, j’écrivis à monsieur Arago (il avait pris possession du ministère de la marine) pour lui demander de me procurer un passeport à cet effet, et j’envoyai mon billet par ce même valet de chambre qu’il connaissait très bien et qui, dix-huit ans avant, à l’instar de monsieur Arago, avait rempli des fonctions du même genre vis-à-vis du duc de Raguse.

Monsieur Arago le fit attendre longtemps dans une antichambre remplie de monde. En sortant de son cabinet, il passa près de lui, et, sans s’arrêter, sans le regarder, lui dit : « Louis, dites-lui qu’elle l’aura. » Et, en effet, quelques heures après, il m’arriva une espèce de laissez-passer signé par les membres du gouvernement provisoire, et qui pouvait à la rigueur servir de passeport.

Je m’empressai de l’expédier à Pontchartrain. Mon messager n’y trouva plus personne.

Le marquis Pasquier, arrivé dans la nuit, avait emmené son père dès le grand matin. On croyait qu’ils avaient dû gagner le chemin de fer d’Orléans par Rambouillet.

Mon messager, en me remettant les papiers et quelques rouleaux d’or que j’avais envoyés, dans le cas où mon pauvre ami s’en serait trouvé dépourvu dans la hâte de son départ, me dit avoir appris par le régisseur que Gaston Pasquier avait l’air très inquiet et très pressé.

Le chancelier, fort abattu, ne proférait pas une parole. Ce rapport ne me consola guère ; il me fallut attendre d’autres nouvelles.

Ce qui se passait autour de moi servait aussi à redoubler mes inquiétudes. Je reçus, le dimanche matin, la visite de madame Émile de Girardin, très belle, très animée par la marche et par la victoire, une véritable Bellone.

Elle venait me recommander d’ouvrir ma maison, de donner des dîners, des soirées priées, afin de montrer au peuple à quel point je me confiais dans ses admirables dispositions.

Je lui répondis que, depuis longtemps, je vivais dans la retraite. Je lui avouai ne pouvoir partager son enthousiasme pour les promeneurs que j’entendais hurler dans les rues. Elle me fit une très poétique description des sentiments élevés existant sous ces haillons.

Elle comptait bien alors gouverner la France en commun avec monsieur de Lamartine. Je ne sais si elle a conservé cette illusion longtemps. Nous nous séparâmes assez mécontentes l’une de l’autre. Je ne suis pas sûre de l’avoir revue.

Le lendemain au soir, étant dans mon salon entourée de quelques personnes, on vint m’avertir qu’on demandait à me parler en particulier. Toujours préoccupée du chancelier, je pensais que c’était un messager de lui.

Je me hâtai de passer dans une autre pièce, éclairée par un seul bougeoir. J’aperçus dans la partie la plus obscure un gros homme enveloppé d’une grosse redingote, fort crotté, un parapluie à la main. Je fus très étonnée de reconnaître monsieur Arago.

» Chut, me fit-il, pour arrêter l’exclamation prête à m’échapper, je suis ici au péril de ma vie ; si on en avait le moindre soupçon, je serais perdu. Il faut l’importance de cette entrevue pour m’y être exposé. Avez-vous quelqu’un de caché à faire sauver ? je vous apporte des passeports parfaitement en règle.

— Mais, non, répondis-je ; vous avez eu la bonté de m’en envoyer un pour le chancelier. Je n’ai pu encore le lui faire parvenir ; je ne sais même où le trouver.

— Le chancelier ne court aucun risque. Mais vous enfin, n’avez-vous pas quelque prince, quelque princesse dont vous soyez embarrassée ?

— Mon Dieu non ; j’ignore la retraite de tous.

— Surtout ne me faites pas l’injure de me soupçonner de pouvoir vous trahir.

— Je vous en sais incapable, mais je n’ai rien à vous confier.

— Vous en êtes sûre, bien sûre.

— Très sûre.

— J’ai là trois passeports, et cent mille francs, dans ma poche ; vous ne voulez pas que je vous les laisse ?

— Non, assurément.

— J’ai l’autorisation du gouvernement provisoire.

— Mais, je vous le répète, je n’en ai pas l’emploi.

— Eh bien, je me retire. Écoutez-moi, madame de Boigne, faites bien des vœux pour nous, et pour que nous conservions le pouvoir ! Si vous pouviez savoir ce qui arriverait si on nous renversait, vous n’auriez pas un cheveu qui ne se dressât sur votre tête. Moi qui le vois et qui l’entends, j’en suis épouvanté, mais d’autant plus décidé à faire tête à l’orage. Adieu, priez pour nous, et comptez sur moi. »

Il s’avança vers la porte, puis il revint et ajouta :

« Si, d’ici à quelques heures, par un motif quelconque, vous changiez d’intention, envoyez-moi une lettre qui ne contienne que ce seul mot : J’accepte. Je tâcherai de vous faire arriver ce que vous ne voulez pas garder maintenant ; mais songez que le temps a des ailes et que les événements marchent aussi vite que lui. »

Je fus très étonnée de cette démarche de monsieur Arago. Je me la suis expliquée depuis, lorsque j’ai su que le roi Louis-Philippe avait séjourné trente-six heures à Trouville ; on devait naturellement le supposer réfugié chez moi.

Je reçus enfin la nouvelle de l’arrivée de monsieur Pasquier à Tours. Gaston voulait le mettre à l’abri jusque dans les Pyrénées ; mais le chancelier avait repris toute son énergie et ne voulut pas s’éloigner davantage sans savoir ce qui se passait à Paris.

Pendant ce temps, je recueillais de toutes parts des détails sur le départ du Roi. Au milieu de ces angoisses, j’avais une satisfaction réelle. Tous les récits montraient la Reine aussi noble, aussi grande que je la désirais ; elle seule avait conservé son sang-froid et sa dignité.

Le Roi, à sa prière, était monté à cheval ; mais, en voyant les colonnes de la populace conduites par des gardes nationaux, il était rentré en s’écriant que tout était perdu.

Le duc de Montpensier s’était alors accroché à son bras en lui disant : « Abdiquez, Sire, abdiquez. Vous n’avez pas d’autre moyen de sauver votre famille ; nous allons tous être massacrés. »

La Reine s’était alors avancée et, affirmant que cette considération ne devait pas décider le Roi, elle avait résisté à l’abdication.

Monsieur le duc de Montpensier avait continué ses sollicitations, placé une feuille de papier sur la table et fait asseoir le Roi presque de force, et, tandis qu’il ôtait ses gants, les lui avait arrachés, en criant convulsivement : « Écrivez, écrivez, Sire, il n’y a pas un instant à perdre. »

Le papier à peine signé, il l’avait enlevé précipitamment, et remis, par-dessus la tête du Roi, à monsieur Émile de Girardin ; celui-ci l’avait emporté en courant.

Le cabinet royal était rempli de monde ; on y entrait comme dans la place publique.

Pendant que le Roi écrivait, la Reine dit calmement à madame la duchesse d’Orléans :

« Réjouissez-vous, Hélène, vous en êtes venue à vos fins.

— Ah ! ma mère, quelle cruelle parole, s’écria la princesse en se précipitant sur ses mains. »

La Reine ne retira ni ses mains, ni ses paroles. Elle les a niées depuis ; mais deux personnes, également dignes de foi, m’ont assuré les avoir entendues.

Madame la duchesse d’Orléans, éperdue, s’écriait à chaque instant : « Et Joinville qui n’est pas ici ! »

Le Roi entra dans sa chambre pour ôter son uniforme, la Reine dans la sienne pour prendre son chapeau et donner quelques ordres à Lapointe, son valet de confiance. Ils rentrèrent ensemble dans le cabinet, se donnant le bras.

Je ne sais pas comment la séparation de la famille se fit. Le Roi, la Reine, madame la duchesse de Nemours et ses enfants, la princesse Clémentine et les siens, le duc de Montpensier, sortirent par le jardin. Tous s’empilèrent dans deux petites voitures qu’on avait fait arriver dans la place Louis XV. Madame de Dolomieu les accompagnait.

Ils suivirent la route de Saint-Cloud, où ils ne restèrent que le temps nécessaire pour faire atteler une grande berline sans armes, et prendre le chemin de Mantes. Monsieur le duc de Montpensier était tellement pressé de partir qu’il ne leur laissa pas un moment de répit.

Madame de Dolomieu, revenue de Saint-Cloud à Paris, m’a raconté ce double départ ; mais elle-même était dans un tel état de trouble qu’elle ne se rendait pas bien compte de tous les détails.

Madame la duchesse d’Orléans retourna dans son appartement auprès de ses enfants. Je ne sais rien de particulier sur la manière dont elle en sortit. J’ai su seulement que le général Bedeau, chargé de garder le pont Louis XVI, après avoir laissé passer la princesse et son cortège, avait eu soin de ne point s’opposer à la marche des émeutiers qui, en envahissant la salle des députés, vinrent la mettre en joue et la forcer à se retirer.

À la vérité, peu de minutes avant, ce même général Bedeau avait laissé la populace égorger les gardes municipaux jusque sous le poitrail de son cheval, sans faire aucun effort pour les sauver. Je n’ai jamais compris que le parti orléaniste ait voulu faire un de ses coryphées de ce général.

Le maréchal Bugeaud, plein de tristesse et d’énergie, quitta le château des Tuileries en grand uniforme, à cheval et au pas, perçant la foule des émeutiers qui s’ouvrait devant lui, et les battant de l’œil, selon l’expression favorite des bulletins de l’Empire.

Tout le monde se dispersa. Le palais fut envahi, hormis l’appartement de madame la duchesse d’Orléans ; il fut respecté, personne n’y entra.

Madame la duchesse de Montpensier avait été oubliée dans cette bagarre. Monsieur de Lasteyrie la rencontra errante dans le palais, lui donna le bras, et la conduisit à pied chez sa femme, dans la rue de la Ville-l’Évêque.

Selon mon usage de m’arrêter sur les petits faits dont j’ai la certitude, je veux placer ici ce que madame de Dolomieu m’a raconté. En sortant de la messe le jeudi matin, elle dit à sa sœur, madame de Montjoie :

« Tout ceci me semble prendre une vilaine tournure. J’ai trois billets de mille francs dans mon secrétaire. Je vais les coudre dans la doublure de ma robe. »

Madame de Montjoie haussa les épaules. Lorsqu’elles se retrouvèrent au déjeuner, madame de Dolomieu fit signe à sa sœur qu’elle avait accompli son projet, en faisant craquer les papiers sous sa robe. Celle-ci en parla à sa voisine, la duchesse de Nemours. Cela fit le tour de la table ; et, lorsqu’on en sortit, toutes les princesses et les princes, y compris le duc de Montpensier, si épouvanté quelques moments plus tard, entourèrent la dame d’honneur en l’accablant de quolibets : « Cette pauvre Zoé, ah ! cela lui ressemblait bien, etc., etc. »

Et pourtant, lorsque je la revis, ces trois mille francs étaient sa seule ressource, car tout avait été pillé dans son appartement.

J’ignore à quelle occasion et dans quel moment éclata dans le château la panique qui entraîna, si promptement après, la fuite du Roi.

Madame de Montjoie, en proie à une violente migraine, était remontée dans son appartement du pavillon de Flore, après le déjeuner. Elle était enveloppée dans des schalls, au fond de son fauteuil, lorsqu’elle vit entrer dans sa chambre un inconnu, assez proprement mis, qui lui dit : « Madame, je précède de quelques instants une troupe dont je suis censé le chef, mais, que je ne commande pas ; hâtez-vous de me suivre. Si vous avez sous la main quelques objets précieux, mettez-les dans ce cabas que je vois près de vous ; je ferai mon possible pour le sauver. »

Madame de Montjoie, sans avoir presque connaissance d’elle-même, plaça quelques bijoux, un peu d’argent, quelques papiers, dans son panier. L’inconnu le prit, offrit le bras à la comtesse, ils descendirent l’escalier. Une foule désordonnée le montait en vociférant ; elle les laissa passer.

Sortis des guichets des Tuileries, il demanda à madame de Montjoie où elle voulait aller. Elle se fit mener chez madame de Lasteyrie, où il l’accompagna en la comblant d’égards, et sans se faire connaître. Je ne sais si elle y précéda ou y suivit la duchesse de Montpensier.

La berline, que nous avons vue quitter Saint-Cloud, au lieu de prendre la route de Normandie, se dirigea sur Dreux. On voulait s’agenouiller encore une fois auprès des tombeaux qui renfermaient des êtres si chers et laisser le temps à des serviteurs et à des bagages de rejoindre les fugitifs.

Mais les rapports qui se succédaient de moment en moment et les ordres adressés aux sous-préfets ne permirent pas de suivre le projet d’y séjourner. En arrivant à la préfecture d’Évreux, avant le jour, la famille royale comprit la nécessité de se séparer. Le Roi et la Reine traversèrent la ville dans la voiture du préfet, en renonçant à se rendre à Eu par Rouen. Le préfet les conduisit chez un petit propriétaire dont il était sûr ; celui-ci les mena d’étape en étape et avec des chevaux de labour jusqu’à la côte.

Monsieur de Perthuis, aide de camp du Roi, l’avait rejoint à Dreux. Son fils, officier de marine, se trouvait au Havre. Il s’y transporta. Il était convenu que le paquebot anglais partant du Havre s’arrêterait en mer et que le Roi le rejoindrait dans une barque sortie d’un des petits ports les plus voisins. Un coup de vent effroyable s’opposa à l’exécution de ce projet.

Le Roi passa trois jours sur la côte, entre Honfleur et Trouville, sans pouvoir trouver un pêcheur voulant prendre la mer. La Reine était cachée à Honfleur dans la maison de monsieur de Perthuis.

Deux bourgeois de Trouville, avec beaucoup de dévouement et d’intelligence, réussirent enfin à faire passer le couple royal sur le bateau à vapeur d’Honfleur au Havre.

Le jeune de Perthuis, avec quelques marins de son bord, les attendait sur le quai. Le bateau anglais chauffait déjà ; ils s’embarquèrent sur-le-champ, et les personnes qui les avaient accompagnés eurent le triste soulagement de les voir s’éloigner sans être reconnus.

Je ne sais aucun détail particulier sur l’odyssée des autres membres de la famille royale, ni des ministres. Tous eurent la bonne fortune de s’échapper, sans avoir rencontré le zèle de ces fonctionnaires subalternes, si fatal aux proscrits.

La position des personnes demeurées à Paris n’était guère plus enviable.

Le courage et l’éloquence de monsieur de Lamartine avaient écarté, pour un jour, le danger immédiat du drapeau rouge et de la république sanglante. Mais le cœur lui faillit ; il s’en était repenti dès le lendemain, et lui, Ledru-Rollin, Louis Blanc, et Flocon, avaient paru à l’Hôtel de ville avec de grandes plumes rouges à leurs chapeaux. Messieurs Arago, Garnier-Pagès, Marie et Marrast les leur avaient fait quitter.

Ces dissentiments, dans leur propre sein, n’étaient pas de nature à nous donner sécurité, et, d’après les récits qui nous en arrivaient, nos craintes prenaient plus ou moins de force.

Parmi les personnes que je voyais, non seulement tous les jours, mais plusieurs fois par jour, monsieur Molé était celui qui montrait le plus de courage, et monsieur de Barante le plus abattu. Je flottais entre ces deux extrémités.

J’étais toujours dans la plus grande anxiété au sujet du chancelier. Si on se rappelle que, parmi les gens élevés au sommet d’un pouvoir sans frein par la tourmente révolutionnaire, la plupart avaient été jugés et plusieurs condamnés par lui, on comprendra la profondeur de mon inquiétude.

Sans doute, ces procès avaient été conduits avec autant d’urbanité, d’impartialité que de justice ; mais il était impossible d’apprécier le ressentiment conservé par les coupables, ni de deviner comment ils le témoigneraient.

Nous n’osions pas nous écrire, mais nous avions des communications assez fréquentes. Je savais monsieur Pasquier arrêté à Tours, sans être molesté jusque-là, mais tout seul dans une auberge, son fils ayant été obligé de retourner près de sa femme.

Je parvins à obtenir du marquis de Brignole, ambassadeur de Sardaigne, un passeport comme veuve d’un général piémontais, me rendant à Turin avec mes gens et un médecin.

J’achetai, à prix d’argent, le passeport d’un vieil espagnol qui le fit viser et dont le signalement pouvait, à la rigueur, convenir au chancelier.

Je fis l’acquisition d’une voiture de voyage, commode, sans armes ni chiffres, et je tâchai de mettre quelque ordre dans mes propres affaires. Tous ces soins me prirent quelques jours.

Un matin, je vis entrer chez moi Lapointe, le valet de chambre de la Reine. Il allait chercher à la rejoindre, et venait déposer entre mes mains deux riches écrins qu’il avait réussi à sauver des Tuileries ; il n’osait les emporter.

Je ne pus me refuser à les recevoir. J’eus la bonne fortune de pouvoir les remettre à l’ambassadrice d’Autriche, la comtesse Apponyi ; elle partait sous peu de jours, et voulut bien s’en charger.

Lapointe me raconta que, dans le très court colloque qu’il avait eu avec sa royale maîtresse, elle lui avait, recommandé de brûler quelques papiers, de s’enfermer chez elle et d’attendre les ordres de madame la duchesse d’Orléans, avant de venir la rejoindre à Eu.

L’invasion du palais ne lui avait pas permis de suivre ces instructions. Cependant il avait réussi à brûler les papiers et à sauver les écrins qu’il m’apportait.

Ceci explique comment le Roi s’était dirigé sur Dreux. Persuadé que l’annonce de la régence de madame la duchesse d’Orléans, en calmant le tumulte, lui laisserait toute facilité de se rendre au château d’Eu, il ne pensait pas devoir se presser.

Si les rapports, qui m’arrivaient à domicile, étaient souvent bien inquiétants, l’aspect des rues n’était pas de nature à rassurer. La nécessité de vaquer à mes affaires et l’impossibilité où j’étais de marcher me forçaient à sortir en voiture.

Elle offusquait très souvent les nombreux groupes qu’il me fallait côtoyer bien respectueusement au pas. Je recueillais toujours des regards courroucés, souvent des insultes. On n’en était pas encore venu aux voies de fait, mais cela pouvait arriver à chaque rassemblement.

Nous cherchions bien à les éviter, mais en s’éloignant de l’un on tombait dans un autre, car ils étaient nombreux.

Quelques-uns d’entre eux traînaient de gros arbres, s’arrêtaient au coin d’une rue ou d’une place et les plantaient, en les qualifiant d’arbres de la liberté.

Les bandits et les femmes abjectes, s’employant à ce travail impie, mêlaient la dérision à la profanation. Ils exigeaient qu’un prêtre de l’église la plus prochaine vînt, en étole et en surplis, le goupillon à la main, bénir ce symbole des horreurs de quatre-vingt-treize. Puis quelques-uns d’entre eux se détachaient et allaient, de porte en porte, quêter de l’argent pour arroser l’arbre nouvellement planté.

Personne n’osait refuser ce don patriotique. La libation se faisait au cabaret le plus voisin, et le groupe allait recommencer sa profitable industrie un peu plus loin.

Aussi, dès le milieu de mars, Paris présentait-il l’aspect d’un bois. J’étais sortie inquiète, je rentrai épouvantée.

La nuit arrivée, des escouades de gamins couraient les rues en psalmodiant les cris : Des lampions, des lampions ; et il fallait illuminer pour éviter d’avoir ses fenêtres cassées. Ceci n’avait pas un caractère hostile, mais tenait en assez grand émoi.

Mes affaires se trouvant à peu près réglées, je partis le 14 mars pour Tours. Aucun devoir positif ne me retenait en France. J’allai rejoindre le chancelier, bien décidée à lui consacrer le reste de mon existence et à le suivre dans l’exil, s’il était forcé à le subir.

Je trouvai monsieur Pasquier dans le meilleur état possible, aussi sain de corps que d’esprit, envisageant toute la gravité de sa position, sans l’exagérer ni aux autres ni à lui-même.

Il se montrait peu, sans se cacher, et, jusque-là, il n’avait recueilli, à Tours, que des marques de haute considération.

Les autorités révolutionnaires de la ville, y compris le commissaire du gouvernement provisoire, un certain monsieur Marchais, qui avait été lui-même compromis dans le procès Quénisset et jugé au Luxembourg, était nonobstant venu lui faire visite à son auberge et lui offrir ses services.

Il n’était, à la vérité, maître de rien, mais, comme il y avait fort peu d’ouvriers et encore moins de populace dans la ville, il n’était besoin d’aucun effort pour y maintenir le calme. Au surplus, à Tours, comme dans tout le reste de la France, la République était en horreur.

Nous nous décidâmes à y rester provisoirement. Le seul chemin de fer achevé en ce moment s’y terminant, on recevait plus promptement qu’ailleurs les nouvelles de Paris et, si elles forçaient à fuir, les routes s’y présentaient de tous les côtés.

Nous hésitions entre Pau, pour lequel son doux climat et le voisinage de l’Espagne militaient, et Jersey donnant une sécurité plus positive. Je ne pensais pas à l’Angleterre, malgré mes relations intimes et de famille. J’étais trop persuadée que le chancelier ne pourrait vivre dans un pays où on ne parlait pas français.

Les jours et les semaines se succédant ainsi, sans que notre tranquillité se trouvât troublée, je louai un fort grand appartement, situé sur un beau jardin rejoignant la campagne, et nous pûmes nous établir tous les deux assez commodément.

Nous avons passé ainsi huit mois dans cette bonne ville de Tours, évitant l’effrayante tentative du 15 mai et les journées bien plus cruelles encore du mois de juin où les habitants de Paris se sont trouvés pendant quatre- vingt-seize heures acteurs et spectateurs de la plus sanglante bataille livrée dans aucune ville.

Nous y prenions grande part assurément ; toutefois nos inquiétudes ne pouvaient être comparables à celles ressenties dans la capitale.

Nous vîmes fonctionner le suffrage universel pour la première fois. On s’attendait à des difficultés matérielles presque insurmontables ; il ne s’en présenta aucune.

Les [habitants des] paroisses de la ville et des communes environnantes se présentaient processionnellement, leur maire et leur curé en tête. À mesure qu’ils approchaient de la préfecture, des agents préposés à cette besogne leur distribuaient à profusion les bulletins des candidats républicains.

Les électeurs les recevaient silencieusement, les mettaient dans leur poche gauche, puis, parvenus au lieu du scrutin, ils tiraient de leur poche droite les bulletins des candidats de l’ordre ; l’urne les recevait, tandis que monsieur le préfet pouvait voir sa cour jonchée des bulletins distribués par ses ordres.

Leur but accompli, ces braves gens s’en retournaient chez eux, sans laisser de traînards et sans rentrer dans un cabaret, fort contents d’eux-mêmes et nous en laissant encore plus satisfaits.

Le vent qui prévalait à Tours doit avoir soufflé dans bien d’autres lieux, car la Chambre de 1848 se montra infiniment plus conservatrice qu’on ne pouvait l’espérer.

Le seul mot de république, on doit le reconnaître, épouvantait la France. J’avais pu m’en apercevoir pendant le peu de jours où j’étais demeurée à Paris ; je n’avais jamais vu autant d’empressement, et même d’affectation, à nous prodiguer nos titres.

Il semblait que les marchands et les bourgeois qu’on rencontrait y trouvassent une sorte de soulagement. C’était pour eux comme une protestation contre l’autorité révolutionnaire qui surgissait.

Ces bonnes élections et la victoire remportée à Paris permettaient une sécurité comparative. J’aurais pourtant désiré passer l’hiver à Tours où nous étions entourés de tant de prévenances, et de soins par toutes les classes de la population.

Le chancelier soupirait après son Paris, la grand’ville, et aspirait à se retrouver au centre des nouvelles. Il alla jusqu’à me proposer d’aller passer un mois à Paris et de venir me rejoindre. Ce n’était pas là mon compte.

Je craignais bien plus pour lui que pour moi le séjour de la capitale. Nous y rentrâmes donc aux premiers jours de novembre.

Il s’établit dans une maison à lui, dans la rue Royale. Il l’avait fait arranger en vue d’y installer sa bibliothèque, échappée aux spoliations du Luxembourg.

Je revins dans la rue d’Anjou, et, en me retrouvant dans mon confortable établissement, que je n’espérais guère revoir en le quittant le 14 mars, j’éprouvai, j’en conviens, une très vive satisfaction.

De bien douloureuses nouvelles d’Angleterre m’y attendaient. Le château de Claremont était inhabité depuis la mort de la princesse Charlotte de Galles. Des réservoirs doublés de plomb, et mal entretenus, avaient altéré la condition des eaux, sans qu’on eût conçu le moindre soupçon. L’effet ne fut pas immédiat.

La Reine, madame de Montjoie et madame de Dolomieu, ne buvant que de l’eau pure, en furent les premières atteintes, aussi bien que le prince de Joinville. On recommanda le changement d’air. Les malades furent transportés à Richmond.

Mesdames de Montjoie et de Dolomieu, se trouvant mal établies, préférèrent revenir à Claremont. Elles ne tardèrent pas à succomber l’une et l’autre, ainsi que monsieur Vatout et plusieurs personnes de la domesticité. Tout le monde souffrait plus ou moins.

L’éveil fut enfin donné sur la nature des eaux ; on ne tarda pas à reconnaître combien elles étaient dangereuses.

Les jeunes princesses et leurs enfants avaient été préservés par l’habitude de prendre une grande quantité de lait, servant de contre-poison. Monsieur le duc de Nemours aussi bien que le Roi, buvant principalement de la bière, semblaient y avoir échappé.

Je n’oserais affirmer cependant que ce poison n’ait pu influer, d’une façon latente, sur l’état de marasme et de consomption qui emporta le Roi, au mois d’août de 1850.

On travailla immédiatement à Claremont pour rétablir la salubrité des eaux ; mais l’impression était faite. La famille royale a toujours considéré ce séjour, où tant de convenances la retenaient, comme aussi malsain que triste.

L’état de la Reine et du prince de Joinville avait cessé de s’aggraver, mais en restant fort précaire. Toutefois, l’un et l’autre, ayant été enlevés à temps à l’effet du poison, se rétablirent lentement.

Je recueillis ces tristes détails, en apprenant, avec une véritable douleur, la mort de deux femmes avec lesquelles j’étais liée depuis plus de trente ans.

Les communications, sans être proscrites, n’étaient pas alors aussi faciles qu’elles l’ont été depuis. Ces calamités du foyer domestique, ajoutées aux calamités royales, rendaient le sort des augustes exilés bien déplorable. J’en fus vivement affectée.

J’ai la certitude que, dès le mois d’août 1848, monsieur Thiers avait expédié à Londres la duchesse de Massa, chargée de dire au Roi que, sans la réunion à la branche aînée, point de salut. On ne pouvait le soupçonner, lui, d’être entaché de légitimisme, mais il en était si fermement convaincu qu’il se croyait obligé en honneur d’en avertir le Roi.

À Claremont, on en parla devant monsieur Guizot. Il adopta l’idée et, selon son usage, la proclama immédiatement sienne. Dès lors, monsieur Thiers s’en détacha, se retourna du côté de madame la duchesse d’Orléans et lui donna, j’ai lieu de le croire, des conseils fort pernicieux qui achevèrent de lui tourner la tête. Cela n’était pas bien difficile.

Madame la duchesse d’Orléans avait beaucoup d’esprit, mais une ambition désordonnée, très agressive et surtout très personnelle. L’assurance de voir la couronne placée sur la tête de son fils, d’une façon plus solide et plus honnête, ne lui aurait certainement pas paru une compensation suffisante à n’être plus que la quatrième dame de France, au lieu de la première, comme elle le rêvait par sa régence fictive.

Elle s’en préoccupait fort. Elle n’ignorait pas que cette clause n’existait point dans l’acte d’abdication arraché au roi Louis-Philippe, et elle avait négocié pour s’en faire reconnaître le titre à Claremont ; mais le Roi s’y refusait positivement ; il affirmait n’avoir pas le droit d’abroger une loi.

De son côté, la princesse, après bien des délais, ayant enfin dû rejoindre sa famille en Angleterre, se refusait obstinément, et même avec colère, à tout accommodement avec le comte de Chambord.

C’est dans ces conjonctures que le Roi disait tristement, aux personnes cherchant à former des liens que lui-même désirait nouer : « Madame Hélène n’est pas commode tous les jours. »

L’affaiblissement de la maladie ne lui permit pas de faire acte de volonté positive, et sa mort laissa un libre cours aux tendances révolutionnaires de ceux qui survivaient.

Quelques mois plus tard, monsieur de Metternich disait : « Nous n’avons en Allemagne que trois princesses ayant de l’esprit, et elles en ont beaucoup assurément ; mais toutes les trois sont folles à lier. » Celles qu’il désignait par là étaient la duchesse d’Orléans, la reine de Hollande et la princesse royale de Prusse.

À peine la pauvre Reine eut-elle fermé les yeux du Roi qu’elle fut appelée à Ostende pour recevoir le dernier soupir de sa fille bien-aimée, la reine des Belges.

Le désir de revoir ses petits-enfants et le roi Léopold la ramenèrent à Bruxelles, au commencement de l’été de 1851, et je profitai de son séjour à Laeken, pour me rendre auprès d’elle.

Elle me reçut avec une effusion, un attendrissement dont je fus profondément touchée.

Les premiers moments d’émotion passés, la conversation s’engagea avec la parfaite confiance qu’elle me témoignait autrefois. Cependant, elle débuta par me faire l’éloge du dévouement si touchant, montré par son cher Montpensier pour le Roi, au départ des Tuileries, et de l’énergie déployée par sa courageuse belle-fille, ainsi qu’elle la qualifiait.

Je compris tout de suite qu’elle allait au-devant de reproches trop mérités, et je fus confirmée, dans cette pensée lorsqu’elle me répéta les deux mêmes couplets le lendemain. Il n’y aurait eu aucune utilité à la contrarier à ce sujet, et je l’ai laissée passer en silence.

Je m’appliquai à lui présenter la situation de la France comme excessivement précaire, toutes les têtes en fermentation, mais surtout exaltées par la crainte de la république rouge dont la date fatale de 1852 semblait vouloir sonner l’heure.

Chacun n’aspirait qu’à trouver une planche de salut dans ce naufrage si prévu ; mais encore la voulait-on donnant l’espérance de quelque solidité.

Tous les bons esprits pensaient qu’une réconciliation sincère et publique avec la branche aînée de la maison de Bourbon, en formant ce qu’on appelait alors la fusion, avait la meilleure chance pour offrir cette planche.

La Reine me parut le penser aussi et le désirer fort. Elle ne me dit pas positivement que telle avait été la volonté du Roi ; mais elle me le laissa comprendre, et j’osais lui reprocher de ne pas y travailler plus efficacement.

Le bruit avait couru (peut-être pas sans fondement) que le prince de Joinville n’avait pas repoussé l’idée de se faire nommer président de la République. La Reine le démentit avec vivacité : « Il faudrait donc alors que Joinville devînt perfide à ses neveux, ou trahît le serment qu’il prononcerait. Cela est tout à fait impossible. Jamais aucun de mes enfants ne manquera à la justice ou à l’honneur. »

À l’occasion de la mort de sa bien-aimée Louise, la Reine m’avait raconté combien elle avait été touchée des sentiments de tendre sympathie exprimés par madame la Dauphine à ce sujet.

La princesse Clémentine s’était chargée d’en faire passer ses remerciements. Elle ne parlait jamais de madame la Dauphine sans attendrissement.

Les heures s’écoulaient. La Reine me dit qu’elle ne permettait pas à Léopold de voir le très petit nombre de français admis près d’elle, dans la crainte de le compromettre. Depuis son veuvage, d’ailleurs ; il vivait dans une entière solitude.

Je quittai Laeken, sans avoir aperçu le roi Léopold avec lequel j’avais pourtant d’anciens rapports et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain matin.

En retournant à Bruxelles, j’allai visiter la petite chapelle de Laeken, où les restes de la reine Louise étaient déposés pendant la construction d’un tombeau plus splendide mais qui ne sera certainement jamais, aussi touchant.

La Belgique tout entière était encore sous le deuil, et c’était les larmes dans la voix que chacun, sans être interrogé, prononçait l’éloge et le nom de notre chère, douce, bonne et sainte Reine.

Elle avait été la consolatrice, la bienfaitrice de tous, en général, et de chacun, en particulier. Jamais souveraine n’a pu laisser une mémoire plus généralement adorée.

Le désespoir du Roi et l’extrême tendresse que lui avait témoignée la reine Louise dans ses derniers moments l’avaient un peu relevé dans l’affection de ses sujets ; mais, cependant, il n’était guère aimé à cette époque.

Ma première conversation avec la Reine ayant déblayé le terrain, et l’éloge obligé du duc de Montpensier et de la duchesse d’Orléans ayant été fait, j’abordai le reproche qui était dans le fond de ma pensée, en lui disant combien elle manquait à son rôle de chef de famille.

Elle devait maintenant l’exercer et faire valoir son autorité. C’était indubitablement la tâche laissée par le Roi ; elle lui était dévolue. Elle avait le droit et le devoir de la mener à bonne fin.

La Reine m’écoutait avec beaucoup d’attention, mais en hochant sa tête : « Vous vous trompez tout à fait, ma chère, sur ma situation et sur ce qui est en mon pouvoir. Je ne suis point, je n’ai jamais été, je ne serai jamais chef de famille. Je n’ai jamais été que la femme du Roi, et, maintenant qu’il n’est plus, je ne suis rien. »

Je cherchai à la remonter dans sa propre appréciation.

« Non, répéta-t-elle, vous vous trompez. Mes enfants m’aiment beaucoup. Ils ne feraient pas volontiers une action qu’ils sauraient m’affliger ; mais, ne vous faites pas illusion, je n’ai aucune espèce d’autorité sur leur esprit, ni sur leurs opinions.

« Tant qu’il plaira à Dieu de me laisser sur la terre, je resterai la fidèle gardienne des cendres du Roi, et je tâcherai de remplir le seul soin qu’il m’ait positivement confié, celui de maintenir, autant que possible, l’unité dans la famille d’Orléans, de fait et d’apparence.

C’est un des motifs qui m’a conduite ici ; je ne saurais être bonne à autre chose. Quant à l’alliance dont vous me parlez, il ne peut en être sérieusement question, puisque Hélène tient, en dehors de nous et des idées que vous désirez nous voir concevoir, les gages les plus importants que nous aurions à donner. À quoi servirait une réconciliation avec mes fils tandis qu’un parti serait fomenté pour leurs neveux ?

« Voyez-vous, ma chère, tout cela est inextricable et ne date pas du 24 février 1848, mais bien du 13 juillet 1842. »

Elle se mit alors à me parler, avec sa confiance d’autrefois, de monsieur le duc d’Orléans et des malheurs entraînés par sa perte.

Je vis, je l’avais déjà remarqué depuis deux jours, que c’était là la plaie béante. Toutes les nouvelles calamités y étaient entrées, mais sans la combler, et n’y avaient apporté aucun changement.

Le trop juste désespoir de la Reine était d’une nature à laquelle les événements et les malheurs subséquents avaient donné encore plus de force et d’amertume.

J’évitai pourtant de me reconnaître vaincue par elle et d’accepter la position secondaire qu’elle se faisait. Je ne gagnai pas grand’chose sur son esprit, et elle me sembla bien persuadée qu’en cherchant à appuyer sur le ressort il se romprait entre ses mains.

Toutefois, j’emportai l’idée, peut-être plus encore qu’elle n’était vraie, que les princes réunis en Angleterre, aussi bien que celui d’Espagne, la princesse Clémentine et le roi Léopold, désiraient la réunion de la maison de Bourbon, mais que la duchesse d’Orléans, dans sa résidence d’Allemagne, en tenait ses fils entièrement éloignés.

Il fallait enfin nous séparer. Ce ne fut pas sans un grand déchirement de cœur de ma part et, j’oserai le dire, de la sienne. Elle m’embrassa tendrement, en me remerciant de l’effort que j’avais fait en venant à Bruxelles. Ma très mauvaise santé le rendait, en effet, assez difficile.

Je regagnai Paris péniblement et fort triste.

J’emportai un redoublement d’affection et de dévouement pour la Reine, mais bien peu de confiance dans les dispositions de ce qui l’entourait. Je n’eus pas de bonnes paroles à communiquer au petit nombre de gens avec lesquels je m’entendais sur toutes choses.

Je terminerai ces écritures par l’extrait d’une lettre que j’adressai bientôt après à la Reine, et qui résume une partie de mes conversations de Laeken.

« La marée rouge qui monte toujours, surtout dans le Midi, et menace de tout engloutir, commence à causer un effroi général. Je crains que le grand parti de l’ordre, se voyant privé de la force qu’il espérait d’une réconciliation ardemment désirée, ne se trouve poussé par la nécessité à chercher appui d’un autre côté.

« La Reine a toujours permis à mon dévouement de lui dire la vérité telle que je la conçois, et je ne veux pas lui celer que les meilleurs serviteurs de sa maison sont grandement affligés de ce qui s’est passé récemment.

« Je m’étais fait le roman que deux illustres et saintes princesses, vénérées du monde entier, se donneraient la main, renouvelleraient une affection qui, j’en suis témoin, n’a point été altérée et, des hautes régions où leur grand cœur et leurs vertus royales les ont placées, dicteraient les lois d’amour et de charité à leurs partis. Je me persuade, Madame, que le moment est venu où elles seraient écoutées… »

7 août 1851.

J’avais copié ce fragment pour le montrer au chancelier, et je l’ai trouvé, par hasard, ces jours-ci. Je me rappelle ses paroles après l’avoir lu : « C’est sans inconvénient, mais cela n’amènera rien. » Il avait bien jugé.

La Reine répondit, avec sa bonté accoutumée, aux autres articles de ma lettre, mais pas un mot à celui-là. Je me le tins pour dit.

C’est la dernière tentative politique que mon zèle et mon tendre attachement pour elle m’aient fait hasarder.

Bientôt après, d’ailleurs, le pays passa entre des mains qui semblaient assez puissantes pour pouvoir et pour vouloir lui assurer la tranquillité, une sécurité comparative et même une certaine prospérité.

Japper dans le vide m’a toujours semblé oiseux, et, lorsque, dans les temps révolutionnaires où nous vivons, un gouvernement paraît décidé à maintenir l’ordre, je trouve coupable de chercher à abréger le temps que la Providence veut bien lui accorder.

J’en ai blâmé les légitimistes pendant dix-huit années ; ce n’est pas pour les imiter à la première occasion.

Je n’entends pas que l’obédience doive aller jusqu’à la servilité ; à Dieu ne plaise. On peut conserver l’indépendance de ses opinions et de son caractère, en retranchant l’opposition hostile. Quand, pour attaquer les gouvernements, il n’y a plus d’autres ressources que les intrigues ou les conspirations, les unes et les autres m’inspirent une égale répugnance.

C’était, au reste, la doctrine de mon père et du chancelier Pasquier, et j’agis en cela, comme je voudrais faire toujours, d’après les enseignements que j’ai reçus d’eux.


L’année 1862 m’a été bien funeste. Elle m’a enlevé mon meilleur ami, le chancelier Pasquier, et, moins de trois mois après, mon frère unique, le marquis d’Osmond.

Cette double perte m’a laissée sans appui de cœur et d’esprit, et sans consolations. La faiblesse de ma santé ne m’avait pas préparée à la pensée de survivre à ceux qui m’étaient chers, et pourtant mon grand âge m’a fait laisser derrière moi bien des générations.

La vie ne me présente plus qu’un aspect sombre et monotone. Je tâche de ne point témoigner d’humeur aux autres et de me résigner sans murmure aux volontés de Dieu. Mon ennui n’en est pas moins profond.

La cessation forcée de commerces si chers et si doux et de correspondances quotidiennes, qui donnaient un certain intérêt aux événements du jour, m’a rejetée dans les souvenirs du temps jadis, et, afin de tromper l’oisiveté du présent, j’ai repris ma plume, abandonnée depuis bien des années, pour retracer les derniers moments de madame Adélaïde et ceux de la monarchie de Juillet. Je la pose aujourd’hui et pour toujours.

Mon existence est devenue trop terne et je suis trop désintéressée de ce qui se passe dans le monde pour avoir rien à raconter désormais.




CORRESPONDANCE
de la
COMTESSE DE BOIGNE




CORRESPONDANCE DE LA COMTESSE DE BOIGNE



LETTRES
ADRESSÉES PAR LA COMTESSE DE BOIGNE
AU MARQUIS, À LA MARQUISE
ET À RAINULPHE D’OSMOND
(12 NOVEMBRE 1799-30 MAI 1800)[3]

Ingatston, tuesday à 9 h.
[12 novembre 1799.]

Déjà vingt-quatre mille me séparent de vous, oh ! mes excellents amis, et, chaque jour, cette cruelle distance va s’accroître de plus en plus. Cette idée me désespère : en vain, je cherche à la chasser ; elle me poursuit et m’accable. Pourquoi, cher papa, t’es-tu séparé de ton Adèle plus tôt qu’un absurde et barbare devoir ne le commandait ? is it kind ? — L’échantillon que j’ai de mon voyage répond à ce que j’en attends. Depuis Londres jusqu’ici cependant, mon compagnon et moi avons gardé un morne silence et, depuis ce temps, il ne s’est passé que des formules de politesse. — Grace au bonheur qui m’accompagne toujours, un des chevaux de ma voiture s’est abattu en sortant de Londres et s’est estropié de manière à ne pouvoir plus aller. Après un arrêt d’une heure, on s’est décidé à le remplacer par celui de John et nous avons continué notre triste route. Si quelque chose avait pu m’amuser c’eût été la terreur de mon compagnon pendant l’heure qui a précédé notre arrivée dans cet endroit que nous n’avons atteint qu’à six heures. — Adieu, chers amis ; je réunis la maisonnée pour l’embrasser comme je l’aime. — Parlez-moi en détail de cette pauvre madame O’Connell. — Mes yeux me font un mal horrible ; je n’en puis plus. Adieu.


Yarmouth, mercredi 13.

Monsieur de Boigne est encore indécis sur le packet boat qui doit nous transporter de l’autre côté de l’eau. Il paraît que la Princesse Royale est un des petits packets qui, pendant la paix, font le trajet de Douvres à Calais, et, dans ce moment ici, le Prince d’Orange et le Dolphin sont à Yarmouth. Monsieur de B. préférerait un de ces derniers qui sont du double plus grands, mais nos voitures sont déjà à bord de la Princesse Royale, de manière qu’il faudra nous séparer, ce qui a toujours beaucoup d’inconvénients et, de plus, il faudra payer double passage. J’opinerais presque pour nous en tenir au premier parti. Il n’y a pas plus de danger à courir dans un petit packet que dans un grand ; et je suis trop malade pour qu’un peu plus ou un peu moins de commodité fasse une grande différence : Enfin monsieur de B. attend à chaque instant monsieur Hint, capitaine du Dolphin, et j’imagine qu’alors notre sort sera décidé. Au surplus, je prends tout cela avec une grande philosophie, et j’attends la décision avec une grande patience. — Monsieur de B. a trouvé ici hier au soir un monsieur Charlée qui arrive de Suisse avec sa famille ; il s’est embarqué à Cuxhaven mardi matin, et n’est arrivé à Yarmouth qu’hier au soir ; il a dit au général que les chemins d’Allemagne étaient presque impassables, que les auberges étaient tellement mauvaises que celle-ci lui paraissait un palais, qu’enfin il avait trouvé impossible de faire plus de dix-huit milles par jour, bien qu’il partît au point du jour et qu’il ne s’arrêtât qu’à la nuit. Voilà d’agréables détails pour moi. Ce monsieur Charlée avait conseillé à monsieur de B. d’aller par eau de Cuxhaven à Hambourg, mais le capitaine Hint, qui sort d’ici (et qui a été à l’office avec monsieur de Boigne arranger nos affaires), m’a bien recommandé de n’en rien faire et m’a dit que lady Webb, par exemple, avait passé deux nuits excessivement orageuses dans un bateau ouvert au milieu de l’Elbe.

Hier au soir, tous les officiers arrivés depuis peu de l’Helder ont dîné ici, et, selon la coutume, se sont tous enivrés. Ils ont cassé les fenêtres, battu les waiters, défendu tous les escaliers qu’ils avaient nommés « chemins couverts » et dont ils barraient le passage ; enfin, pendant quelques heures, nous nous sommes trouvés, comme dans une mêlée. Quelques bouteilles de plus et la présence de l’officier commandant, qui a fait mettre plusieurs de ces messieurs aux arrêts ont fait cesser le vacarme, pas assez cependant pour qu’il n’ait pas fait de bruit toute la nuit de manière à empêcher que j’eusse le moindre repos. Heureusement que tout le régiment s’est mis en marche ce matin et que nous en sommes débarrassés. — La grande nouvelle me fait bien plaisir, mais, comme papa, je mets celle du courrier en quarantaine ; nous n’en aurons la confirmation que demain car, aujourd’hui, il n’y a point de lettre de Londres. — Vous ne me dites pas, ma chère maman, si vous avez craché du sang ; j’espère que ce silence est de bon augure. — Croyez-vous m’étonner par ce que vous me mandez de madame de Crussol ? Ne sais-je pas bien que l’injustice est la vertu dominante de ces dames. Je suis bien plus fâchée du bavardage de monsieur de Montaigne qui expose notre intéressante amie à apprendre un malheur, qui n’existe peut-être pas, d’une manière si dangereuse pour elle.

Adieu, chère maman. — Papa, vous occupez tous les instants de ma vie. — Je remercie l’abbé de son souvenir. — Si vous voyez les lady Hamilton’s give them my very best love. — J’ignore si nous passons à bord du Dolphin, mais je le crois : en ce cas, nous ne partirons que jeudi au plutôt.

Merci, mon cher Rainulphe, de ton petit mot qui m’a prouvé que tu pensais à ta pauvre sœur qui est bien occupée de toi, je t’assure. La vie que je mène à présent est trop monotone pour que j’aie grand chose à te dire, mais, quand j’aurai vu quelque chose d’intéressant, tu peux compter que je t’en rendrai compte. Maintenant, je me borne à t’embrasser bien tendrement. Adieu, mon ami.


Sanmeendham, jeudi
[14 novembre].

Je ne vous ai pas écrit hier, chère maman, parce que nous nous sommes arrêtés à Coppoch, auberge isolée qui est à douze milles d’aucun post office. — J’ignore si nous arriverons ce soir à Yarmouth ; je ne le crois même pas, le manque de chevaux nous retenant ici pour Dieu sait combien de temps. J’ai été bien malade hier au soir, mais je suis mieux, quoique faible et souffrante. En me séparant de vous, on m’a porté un coup dont je serai bien longtemps à me remettre. Enfin… papa, tu as beau me prêcher la soumission et la résignation, jamais, non, jamais je ne m’accoutumerai à un si grand malheur. — Dans l’état où je suis, tant au physique qu’au moral, un beau paysage n’a aucun effet sur moi, mais il me semble que la campagne que j’ai traversée serait magnifique s’il y avait plus de feuilles et moins de brouillard. — La cruelle situation de notre pauvre amie m’occupe plus que je ne saurais dire. Je voudrais la savoir accablée de son malheur : le temps, dit-on, soulagerait peut-être sa douleur. — J’espère trouver de vos nouvelles à Yarmouth. Chère maman, du courage ; j’ai besoin de savoir que vous en avez. — La journée est triste, mais bien moins que mon cœur : il se brise quand je pense au temps qui s’écoulera avant que je vous embrasse tous. — Adieu, je vais tâcher d’avaler un bouillon. Aimez-moi toujours, mes excellents amis, et pensez que votre Adèle est toujours à vos genoux, adorant tant de vertus si mal récompensées.


Lowestoft, vendredi,
[15 novembre].

Nous n’avons pu quitter Sanmeendham que ce matin, ma chère maman, et je vous écris dans une petite ville, à dix milles de Yarmouth, parce que, sans cela, ma lettre ne pourrait poster que demain. — Il n’y a pas de feu, et j’ai si froid qu’à peine je peux tenir ma plume. — La vue de la mer vient de me faire un mal au cœur horrible. J’avoue que cela n’est pas trop raisonnable. Demain, je vous manderai les détails relatifs à notre embarcation que je redoute excessivement, car je ne me sens pas le cœur au ventre, comme dit papa. — J’espère apprendre ce soir que vous avez supporté la cruelle scène de mardi avec votre courage accoutumé. — Le pays que nous avons traversé jusqu’à présent est superbe ; il y a une quantité énorme de seats, dont quelques-uns dans un très grand genre. — Dites mille choses au bon abbé ; j’embrasse père, mère et frère. — Adieu, je ne peux plus tenir au froid qui me gèle d’autant plus qu’avec la prétention d’allumer un feu de charbon mouillé dans une cheminée, on a été obligé d’ouvrir portes et fenêtres. — Adieu, mes bons amis.


Yarmouth, samedi
[16 novembre].

Merci, mon cher papa, de vos trois lettres que j’ai reçues toutes en même temps. Monsieur de Boigne m’a dit, d’après les questions que je lui ai faites de votre part, que son intention était d’aller d’Hambourg à Copenhague, à Berlin, à Dresde, à Vienne, à Munich et, de là, revenir en Angleterre, ou bien, dit-il, si la route du Holstein est par trop mauvaise, il n’ira à Copenhague qu’à son retour de Vienne. Mais j’imagine bien que cela ne sera pas, puisqu’il est notoire que les chemins sont infiniment plus mauvais au printemps que dans aucune autre saison de l’année. Vous voyez, d’après cela, que les sots caquets de la ménagerie ne sont pas avoués, au moins par monsieur de Boigne. — Ce que vous me dites de l’état de maman m’alarme infiniment ; heureusement, un petit mot de sa main est venu me rassurer un peu. Remerciez la de penser à moi de la manière qui peut me rendre le moins malheureuse ; demandez lui, au nom de notre tendresse, de continuer les soins qu’elle a la bonté de prendre d’elle pour nous, et dites lui bien que son enfant, triste et malheureuse, n’aspire qu’au bonheur de se jeter à ses pieds et qu’elle ne supporte une misérable existence que dans l’espoir flatteur qu’un moment si doux la récompensera de tant de maux.

Comment peux-tu croire nécessaire, cher papa, de me recommander de t’écrire souvent et de ne perdre aucune occasion de te donner de mes nouvelles ? Hélas ! n’est-ce pas mon plus doux plaisir que de chercher à rapprocher la distance qui nous sépare en vous entretenant de ma tendresse, de mon respect, de mon admiration pour vos vertus ? Mais, mon père, j’en sens bien le vide et on a beau dire que les lettres charment l’absence, je n’en crois rien : elles peuvent, tout au plus, la rendre moins dure, mais c’est là tout. Mon billet daté de Sanmeendham a dû vous instruire de la raison pour laquelle vous n’avez pas entendu parler de moi jeudi ; à propos de cela, je crains bien que la poste ne quitte pas Yarmouth aujourd’hui ; alors vous ne recevrez cette lettre que quand j’aurai quitté cette île qui renferme… Il me paraît décidé que nous mettons à la voile demain, si le temps le permet. Au surplus, le capitaine Hammond (de la Princesse Royale) doit venir parler à monsieur de Boigne ce matin ; ainsi, nous saurons mieux alors ce à quoi nous sommes destinés. On dit que le vent est contre nous. Ainsi, je voudrais que vous continuiez à m’écrire à Yarmouth, to the care of Messrs Gurney and Turner, bankers, jusqu’à ce que vous me sachiez positivement embarquée. Après quoi, je voudrais que vous m’adressassiez vos lettres chez MM. Berenberg, Goplot ard C°, merchants, Hamburgh, et que vous les envoyassiez à la banque de Stratford place. S’il vient des lettres pour moi à Portland place, je vous prie, cher papa, de me les faire parvenir par la même voie. — Auriez-vous la bonté de dire à George de payer à Pérignon un petit mémoire que j’ai oublié et de faire porter chez madame Le Vassor le petit piano qui est dans la salle à manger ? — Yarmouth est, selon moi, la plus vilaine ville que j’ai jamais vue : il fait si horriblement crotté que je n’ai pas le courage de sortir, quoique nous soyons dans une bien vilaine auberge et bien incommodément, assurément. — Il y a ici seize mille russes blessés : j’en ai vu quelques-uns qui paraissent de beaux hommes mais bien mal tenus. — Nous avons rencontré sur la route un bon nombre de nos anciens amis de Ramsgate. — Adieu, cher papa, je ne fermerai ma lettre que demain puisqu’aujourd’hui elle ne partirait pas, et j’imagine qu’alors je pourrai vous dire le quand et le comment de notre embarcation, car monsieur de B. attend encore le capitaine Hammond. C’est avec la tendresse la plus vive que j’embrasse tous vous autres que j’aime plus que moi-même. — Je ne cachetterai ma lettre que demain matin : ainsi, si vous la recevez, ce sera la preuve que je suis embarquée.


Dimanche matin,
[17 novembre].

Hier, à trois heures, monsieur Hammond, après bien des difficultés fondées sur ce que monsieur Hunter, things messenger, devant passer sur son bord, il ne lui était pas permis de prendre des voitures ni aucun bagage qui pût le retarder, est venu nous dire qu’il voulait bien nous emmener à condition que nous serions prêts à mettre la voile à neuf heures ce matin. D’après cela, je vous avais écrit une grande lettre hier au soir que je supprime comme au moins inutile parce que, le vent s’étant opposé à cet arrangement, Dieu sait le temps que nous resterons ici. Pazienza ! ce n’est pas qu’une fois décidé il me semble que le plus tôt est le mieux : nos voitures sont embarquées et il faut que nous nous tenions prêts à partir au premier signal, fût-ce au milieu de la nuit parce que la présence de monsieur Hunter empêche d’attendre qui que ce soit quand le vent [favorise]. On dit que ce packet boat n’est qu’à un mât et paraît fort petit ; néanmoins, la propriété de la seconde cabine pour le passage coûte vingt-cinq guinées, ce qui me paraît bien cher. En outre, on paie deux guinées pour chaque man servant et une guinée par tête pour la nourriture. Un passage ordinaire coûte trois guinées par tête. Il est vrai que, pour me consoler, le capitaine m’a assuré qu’on était souvent trois jours en mer et, quand monsieur de B. lui a proposé, en plaisantant, de s’engager à me remettre à Cuxhaven en trois jours, il a répondu qu’il ferait de son mieux, mais que, dans cette saison, nothing was more unlikely. Enfin, puisque le sort en est jeté, peu importe ; ce n’est pas, je l’avoue, que l’idée de ce maudit mal de mer si fatigant, si accablant, ne me déplaise infiniment, mais il faut bien en passer par là. Ce matin, j’ai vu arriver sur la place du Marché, où est située l’Angel Inn que nous habitons, le 35e régiment qui venait de débarquer. Pendant qu’on leur distribuait les billets de logement, la mine qu’ils faisaient n’était pas propre à me rassurer sur le supplice que je vais endurer ; car je vous assure qu’ils avaient l’air bien mal à leur aise. — Vous continuerez à m’écrire ici, cher papa, jusqu’à ce que vous me sachiez positivement embarquée, car nous pouvons partir dans huit jours comme demain. — J’espère savoir aujourd’hui par votre lettre ce qu’il y a de nouveau pour la France ; je voudrais bien, assurément, voir le roi sur le trône, mais, égoïstement parlant, j’aimerais encore mieux voir dépeupler le royaume de Manchester. Peut-être que, lorsque tous les habitants seront dispersés sur un plus vaste territoire, ils seraient moins à même de se déchirer les uns les autres. — Dites à monsieur l’évêque de Moulins que j’espère qu’il n’a pas oublié la petite Adèle qu’il comblait tant à Rome et qui se souvient parfaitement qu’il l’amusait beaucoup (éloge assurément très flatteur) et qu’il racontait le plus gaiement possible de bien jolies histoires. S’il se rappelle tout cela, dites-lui combien je suis fâchée d’avoir quitté Londres sans avoir l’honneur de le voir. — Édouard compte-t-il m’envoyer des lettres pour Vienne ? Dites-lui bien des amitiés de ma part ainsi qu’à Émilie. — Parlez-moi souvent et en détail de nos amis de Brompton et rappelez-moi bien tendrement à leur souvenir. — Je calcule que je n’aurai pas de lettre demain, mais vous en recevrez une de moi. — On a prêté une somme quelconque qui rapporte une rente viagère de £ 1000 à un sir Horatio Mann. Cela suffit. — Adieu.


Yarmouth, mardi 19.

Encore à Yarmouth, ma chère maman, et à mon grand regret, car le séjour en est excessivement désagréable et, à tant faire que d’être éloignée de vous, j’aimerais mieux continuer une route qui, dit-on, doit m’en rapprocher. — Monsieur de B. s’est décidé à passer sur la Princesse Royale ; nous y serons bien moins commodément que sur le Dolphin, mais peu importe ; ce qui me déplaît beaucoup est que, probablement, je joindrai au mal de mer d’autres incommodités dont la peur m’avait déjà fait retarder ce cruel voyage, enfin… il est écrit que tout pour moi tournera le plus désagréablement possible. — On assure que ce vent d’est n’est pas du tout inclined to change ; ainsi, peut-être serons-nous retenus ici quinze jours de plus. Depuis mon arrivée à Yarmouth, je ne suis sortie qu’une fois pendant un quart d’heure ; j’ai été jusqu’à la jetée qui est en bois et fort laide. Le froid m’a forcée de rentrer et oncques depuis je n’ai mis le nez dehors. La chambre que nous habitons, quoique située sur le devant de la maison, est d’une tristesse affreuse parce qu’il y a un grand balcon qui règne tout de long de l’auberge et dont le parapet est beaucoup plus haut que moi, ce qui rend la chambre obscure et nous prive même de l’amusement de regarder par la fenêtre, ce qui, pour nous, serait une ressource, je vous assure, car la pluie et la crotte sont trop abondantes pour permettre la promenade. Vous pouvez juger d’après cela de la gaieté de notre situation que je tâche de supporter avec le moins d’ennui possible. Pour ajouter à mon plaisir, on a eu le soin, samedi soir, de porter tous mes livres à bord, de manière que je suis privée du seul amusement qui me reste, quoique l’extrême mal que me font mes yeux ne me permette pas d’en profiter beaucoup. Du reste, je me porte passablement bien quoique ma mine, assurément, ne prévienne pas en ma faveur.

Aujourd’hui, j’attends une lettre avec impatience ; elle m’apportera de nouveaux témoignages de sentiments si nécessaires à mon existence et qui, seuls, la rendent supportable. Vous l’avez exigé, chère maman ; oui, je travaillerai à ma conservation ; je ne crains rien pour elle ; mais je crains bien que les habitants de votre ville n’aient formé un plan contre ma réputation et vous savez que rien ne leur coûte pour parvenir à leur but. La confiance que vous avez eue en moi, soyez-en sûrs, mes adorés amis, ne sera pas démentie, mais je suis bien jeune et n’est-il pas possible que, malgré que le malheur m’ait donné une funeste expérience, l’on parvienne, en m’entourant de pièges, à donner à mes actions un vernis qu’elles ne mériteront pas ? Cette idée me fait frémir, mais cette crainte n’est-elle pas légitime quand mon protecteur naturel avoue lui-même qu’il désire ma perte ?…

Mais pourquoi accroître votre tristesse et vous faire partager celle qui dessèche mon cœur ? Ah ! non, tant qu’il battra, le respect, l’amour filial le rempliront tout entier. — Adieu, mes amis, soyez sûrs qu’en quelque lieu que la fortune me pousse il bat en unisson des vôtres. Adieu.


Yarmouth, ce mercredi 20.

Vous me recommandez de m’occuper, cher papa. Ma lettre d’hier vous aura répondu sur l’agréable manière dont je passe mon temps ; je me suis néanmoins approprié une vieille grammaire allemande appartenant à mon laquais, dans laquelle je fourrage sans y rien comprendre, car elle est en caractères allemands que je ne déchiffre pas facilement. J’aimerais beaucoup à pouvoir baragouiner la langue du pays où je vais : c’est un grand agrément et j’en ai souvent senti la nécessité ici et en Italie ; je crois cependant qu’en parlant français l’Allemagne est le pays du monde où l’on a le moins besoin de savoir la langue du pays ; néanmoins, je compte ne rien épargner pour parvenir à m’expliquer en allemand ; ainsi, attendez-vous quand nous nous rejoindrons à m’entendre jaboter une langue de plus.

Qui est cet abbé de Chousi ? Son nom ne m’est pas inconnu ; est-ce un habitant de Londres, et son histoire se raconte-t-elle sérieusement ? J’imagine que tout le monde fait son paquet ; il me paraît pourtant que la portée de la nouvelle qui parlait du courrier envoyé à Louis xviii et de la détermination qu’avait prise Buonaparte de rétablir la monarchie s’est terriblement évaporée. Je ne doute pas que, samedi, votre recommandation de la mettre en quarantaine n’eûtété regardée comme un crime de lèse-émigration. J’avoue que je ne peux pas penser sans aigreur à nos vilaines femmes de Londres ; vous m’assurez, cher papa, que je ne les hais pas. Mais, pour madame de M…, elle m’inspire en entier ce vilain sentiment, comme vous l’appelez. J’en suis bien fâchée mais je ne suis pas meilleure que cela.

Le vent, comme vous voyez, ne change pas du tout. On dit que le packet sur lequel nous passons est très mauvais, c’est-à-dire pour la commodité, car on assure que c’est un excellent voilier. À la vérité, c’est le capitaine qui m’a dit cela et chacun doit naturellement faire valoir sa marchandise. — Encore un bâtiment de perdu : une frégate hollandaise avec deux cents cinquante hommes du 35e à bord ; dix-sept soldats et un officier se sont sauvés du naufrage ; tout le reste, ainsi que l’équipage, a été perdu. On a retrouvé le corps d’une malheureuse femme hollandaise, mère de quatre petits enfants, qui, dans le moment du naufrage, les a pris dans ses bras de manière qu’elle les tenait encore quand la vague les a poussés sur le sable. Cela fait mal. — Monsieur de B. a vu débarquer des russes ce matin, et voici comment on y procède. On approche une chaloupe du bâtiment qui contient les malades et les blessés (car ce sont les seuls qu’on amène ici) : on y jette à la fois deux ou trois de ces malheureux du haut du bord ; quand le bateau est comble, on l’amène au pied de l’échelle, on met une corde autour de leurs corps et on les hisse le long des marches de l’escalier ; arrivés à la hauteur de la jetée, deux hommes les jettent un peu plus loin afin qu’ils ne gênent pas l’arrivée des autres. Il est vrai qu’en s’éloignant de cet affreux spectacle (car les malheureux, déchirés, par les marches de l’escalier, arrivaient tout en sang) M. de B. a entendu dire à un officier que la ville était pleine et qu’il fallait les rembarquer ou les laisser là ; quelle affreuse chose que la guerre ! Quand un russe meurt, on le met sur une planche de sapin et, s’il y a de ses camarades qui soient en état de creuser un trou, on le fourre dedans, sinon on le jette à la mer… J’ai vu, l’autre jour, un fils de sir C. Grey que des matelots portaient dans un hamac : ce malheureux jeune homme a les deux jambes cassées et il est depuis neuf semaines sur un transport ; on l’a traîné de porte en porte pendant plus d’une heure sans que personne eût pensé à lui procurer une chambre ou qu’aucun habitant voulût le recevoir voilà bien aussi des tribulations ! — Adieu, mes bons amis ; il ne me reste que la place de vous serrer tous trois contre mon cœur.


Yarmouth, jeudi
[21 novembre].

Pardonnez-moi, ma bonne maman ; je suis inquiète et très inquiète du peu que vous écrivez. Je vois trop que, si cela vous était possible, vous aimeriez à causer avec votre Adèle, plus longuement. Je suis bien aise que ce crachement de sang ait cessé, mais cette fièvre dont vous parlez m’alarme beaucoup ; est-elle du même genre que celle que vous eûtes il y a deux ans ? vous m’en parlez bien légèrement et vous savez cependant que l’état de votre santé m’intéresse bien autrement que les non sense de société (que je suis, pourtant, charmée de savoir).

Je voudrais te bouder un peu, cher papa, car ta lettre de mardi me gronde bien fort, trop fort, en vérité, pour pauvre moi qui n’ai pas beaucoup de plaisir, que celui de recevoir vos lettres et qui m’y vois traitée comme un chien. Au vrai, papa, que voulez vous que je fasse ? Vous me recommandez de vous fournir des armes pour consoler maman, et vous êtes fâché que je ne vous parle pas de la situation de mon âme !… Je ne sais pas mentir, et à quoi bon vous montrer les blessures de ce misérable cœur que rien ne peut cicatriser, à quoi bon vous dire que je suis au désespoir, et que je m’y laisse aller, etc ?… Hélas, chers et excellents amis, je ne ferais qu’augmenter votre malheur sans diminuer le mien car je serais même privée de vos consolants reproches sur ma faiblesse puisque… je l’avoue, oui, mon cœur est brisé. Quelque horrible que ce voyage m’ait toujours paru, je n’en connaissais pas la moitié des inconvénients.

Fatigué de moi, fatigué de lui-même, il me fait supporter le poids de son ennui qui s’évapore en scènes, tantôt sur mon silence, tantôt sur mes larmes, tantôt sur ma fausseté si je cherche à vaincre l’un et l’autre. Il me fait les menaces les plus effrayantes, m’assure qu’il emploiera tous les moyens possibles pour détruire ma réputation, m’assure que je ne reverrai l’Angleterre que déshonorée ou soumise. Qu’entend-il par-là ? je l’ignore : voilà, mon père, le sort de votre enfant. Vous jugez bien à mon style qu’il est sorti. Je tremble qu’il ne rentre ; quoiqu’il n’ait encore vu aucune de nos lettres réciproques, il peut le demander d’un moment à l’autre ; ainsi, que votre circonspection ne se démente pas. Vous êtes obéi : j’ai parlé. Je vais cacheter ma lettre au plus vite sans même la relire. — On dit que nous partons aujourd’hui. Si vous n’avez pas de lettre demain, n’en doutez pas. Adieu, mes amis, peut-être… mon cœur saigne. Quel funeste peut- être ! Adieu.


Vendredi [22 novembre].

Nous partons dans la minute, chère maman. Je vous avais écrit une longue lettre hier, qu’on a brûlée, égarée… je ne sais, et je n’ai plus le temps de vous rien dire, si ce n’est que j’ai reçu votre lettre du 6 novembre et que nous partons pour Copenhague par une neige affreuse. Cependant, chère maman, ne vous inquiétez pas si vous ne recevez pas de mes nouvelles. Je suis furieuse que ma lettre soit perdue. — Adieu, je ne puis que vous embrasser tendrement avant de partir ; sans cela nous n’arriverions qu’à la nuit, ce qui serait fort imprudent.


Samedi soir, je ne sais où.

Je ne vous ai pas écrit depuis un siècle, mon cher papa ; mais la pauvre Dadé a été si, si malade ! On dit cependant que nous avons eu un passage unique pour la saison. Dans le fait, sans Bichat qui, toujours pressé, nous a fait embarquer sept heures trop tôt, nous n’aurions été que quarante cinq heures à bord. Tant que nous avons été en mer, je n’ai pas eu un moment de relâche, mais, depuis notre entrée dans l’Elbe, j’ai moins souffert. Arrivée à Cuxhaven, c’est-à-dire à Ritzbüttel, j’ai pris toutes les précautions possibles pour me soulager et, le lendemain, il ne me restait de tous mes maux qu’un corps bien douloureux et un tournement de tête affreux qu’augmente encore la chaleur des poëles allemands dont vous connaissez le désagrément. — Jeudi, nous avons couché à Newhouse et, hier, nous avions la prétention d’arriver à Hadt, mais, après avoir passé treize heures en voiture, nous avons été obligés de nous arrêter dans un endroit dont j’ai oublié le nom, ayant fait quinze milles anglais. — L’hiver, je crois, nous attendait pour entrer dans le pays d’Hanovre car, depuis hier, il gèle à pierre fendre et toute la campagne est blanche. — J’ignore si vous recevrez un billet daté du grand chemin, que j’ai écrit pendant que les postillons changeaient nos chevaux pour ceux d’un monsieur qui s’est chargé de ma lettre et m’a appris l’horrible nouvelle de la défaite de l’armée de Condé. Quel affreux malheur pour les prisonniers ! car, d’après ce que cet homme m’a dit, il paraît que monsieur Buonaparte ne sera pas plus humain que les autres. — Ce pays-ci ressemble au désert de la Thébaïde et les chemins et les auberges sont les plus détestables que j’aie encore vus. — Adieu, pour le moment, mes amis ; je serai demain à Hambourg où je finirai ma lettre. J’ai trop étudié la girouette pour en espérer de vous ; mais, si je calcule bien, vous devez savoir mon arrivée en Allemagne aujourd’hui ou lundi au plus tard.


Hambourg, dimanche 1er décembre.

Nous voici encore, et cet encore est bien fatigant. — Ce matin, nous avons remonté l’Elbe jusqu’à Harburg qui est à un mille d’Allemagne plus haut que Hambourg ; là, nous nous sommes embarqués et, par un temps de mois de juin, nous avons redescendu la rivière jusqu’à Altona d’où, par terre, nous sommes arrivés ici, il y a environ un quart d’heure. Le coup d’œil que j’ai tant entendu vanter ne m’a paru rien moins que beau : les maisons sont affreuses, le pays plat et démeublé, la charmante Altona me semble un vilain trou et Hambourg est effroyable ; voilà tout ce que m’ont inspiré les nouvelles connaissances que je fais et qui ne servent qu’à me faire regretter tout ce que j’ai perdu. Il est possible que la mauvaise disposition de mon esprit me fasse paraître tout plus désagréable que cela n’est ; mais il me semble que jamais je n’ai autant souffert de fatigue et d’incommodité. Avant-hier, je partageais ma chambre à coucher avec des cochons, des bœufs, des chevaux et, qui pis est, des fumeurs de tabac, etc… — J’ignore encore la conduite que je tiendrai vis-à-vis de la colonie d’Altona. Monsieur de B. a une lettre pour le baron de Breteuil. Ou je ne verrai pas mesdames ses filles, ou, assurément, elles n’auront pas à se plaindre de moi, car je suis déterminée à y mettre toute la coquetterie possible. Je ne doute pas qu’elles ne soient prévenues contre moi, mais je chercherai à détromper ces dames sur la fausse impression qu’on doit leur avoir donnée. — Adieu, mes bons et chers amis ; ma lettre, dit-on, ne peut partir que mardi. J’espère que maman m’aime assez pour n’être pas inquiète. — Adieu encore. Hélas ! quand vous embrasserai-je ?…


lundi 2

Je n’avais que trop bien calculé ; je n’ai pas de lettre et je serai sur les charbons jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de maman à qui je voudrais bien que la lettre que j’écrivis la veille de mon départ de Yarmouth ne fût jamais parvenue : si j’eusse cru qu’il fût aussi prochain, elle ne fût pas partie. — D’après mes réflexions de cette nuit, je me suis décidée à répondre avec empressement aux moindres avances que me feront les françaises ici. Mon séjour, à ce que j’espère, sera trop court pour que cela puisse avoir aucun inconvénient et il vaut autant être vantée qu’honnie ; d’ailleurs, j’ai bien des raisons pour choisir ce parti-là. La lettre au baron est de madame de M. ; j’imagine que j’y suis peinte en vilaine couleur… au surplus, il me semble qu’il doit la connaître et sans doute mettre en quarantaine ce qu’elle avance. Au surplus, il me semble qu’on s’est bien trouvé du plan qu’on a suivi à Londres et, si l’on ne possède pas les suffrages, ce ne sera pas faute de les acheter, et je ne doute pas que cela ne continue à donner des partisans. Il est clair qu’on voudrait être bien pour moi, mais chassez le naturel, il revient au galop ! et ce que nous avions prévu sur le compte du saxon est arrivé : à bon entendeur, salut ! — J’ai été ce matin me promener sur les remparts, c’est-à-dire je suis montée dans une espèce de coche, assez commode pourtant, dont un froid exécrable m’a forcée à lever toutes les glaces qui, en peu d’instants, ont été complètement gelées, de manière qu’après avoir passé deux heures en voiture je suis rentrée ne connaissant que la doublure du carrosse.

mardi 3

La lettre du 26 que je viens de recevoir m’a rassurée un peu sur votre état, mon excellente maman ; c’est le premier sentiment de joie que j’aie éprouvé en arrivant sur cette terre que j’abhorre. — Oui, ma chère maman, Rainulphe a raison ; je me joins à lui et je le prie de m’associer toujours à ses prières, cher enfant ! — L’histoire que je vous ai contée de ce malheureux jeune Grey, tout ce qu’il souffrait, m’est resté là. Pendant plusieurs jours, il me semblait toujours voir notre enfant en pareil cas ; je ne saurais vous dire combien j’en ai eu l’esprit frappé ! tant il est vrai que des dispositions internes dépendent la manière de voir les choses ; dans un autre temps peut-être, à peine l’aurais-je remarqué. — Monsieur de B. — continue à chercher à être bien avec moi, quoique ce que je vous ai dit dans la première feuille lui donne beaucoup d’humeur, d’autant plus qu’il est forcé à supporter bien des choses qui, en Angleterre, n’auraient pas eu lieu. Du reste, au fond, nous sommes toujours à peu près de même, mal ensemble sans scène. — Il m’a dit hier que son intention avait été de m’attaquer en divorce sur le compte de W.-M., et qu’une femme de la société déguisée en femme du peuple l’avait fait venir trois fois chez le marchand de fromage qui demeure en face du no 11 dans Beaumont street, que, là, elle l’avait fait enivrer et lui avait fait dire devant cinq témoins des choses fort extra-ordinaires : monsieur denoB. possède, à ce qu’il dit, le détail de ce bizarre procédé. Si vous pouvez découvrir quelque chose là dessus, cela ne peut pas avoir d’inconvénients. — J’ai été hier à la Comédie ; on donnait Tartuffe ; quoique les acteurs soient détestables, cela m’a fort amusée ; que de finesse, que de grâce, quelles fines et bonnes plaisanteries ; je crois que j’y retournerai ce soir ; cela vaut mieux, je trouve, que la plupart des amusements et, d’ailleurs, je n’en ai pas d’autres. — Monsieur de Boigne me parait avoir l’intention de prendre un lodging à Altona ; alors j’imagine que nous serons dans l’émigration jusqu’au col. — Que je plains notre pauvre amie ! je conçois bien que monsieur O. doit souffrir d’avoir à dissimuler un chagrin aussi légitime, mais aussi il serait cruel de donner une pareille nouvelle à cette intéressante femme avant qu’elle fût confirmée. Parlez de moi à tous les gens qui ont la bonté de s’y intéresser. — Adieu, maman ; je vous quitte pour écrire au vieil évêque et à cette pauvre Dorothée dont je viens de recevoir une lettre bien triste ; je vais l’engager à vous communiquer les causes de son chagrin et, quand elle sera à Londres, je vous engage à la traiter avec bonté : ne peut-il donc y avoir de bonheur en ce monde ? Aurez-vous la bonté de dire à George de s’arranger avec John pour payer la pension de Céva ? Au moment de mon départ de Londres, je n’ai pas pensé à la pauvre bête. Je veux qu’elle reste avec le cocher. — Adieu, mes adorés amis ; je vous quitte, mais, demain, je recommencerai mon bavardage. Ne soyez pas inquiets si vous n’avez pas de lettres, mais accusez tout l’univers plutôt que la négligence de votre Adèle.


Hambourg, jeudi 5 décembre.

Je ne vous ai point écrit hier, ma chère maman, parce que j’ai passé la plus grande partie de la matinée à écrire à mon oncle et à la comtesse Louise de Werthern, à qui j’ai simplement fait part de mon arrivée en Allemagne, en leur parlant du chagrin que ce voyage me cause et de la consolation que j’attends de trouver en eux des gens qui savent vous apprécier, et auxquels je pourrai parler de tout ce que j’ai perdu, etc… Avec quelques amitiés et quelques compliments, c’est là toute ma lettre. — Maintenant, je vais vous mettre au fait de ma situation actuelle, de ce que j’ai fait, de ce que je compte faire, car je sais bien par moi-même qu’il n’y a pas de si petit détail qui n’intéresse quand il regarde ce qu’on aime. Monsieur de Boigne est fort indécis ; il ne sait pas s’il passera les quinze jours qu’il compte rester ici, à Hambourg ou à Altona. Comme cela m’est également désagréable, je le laisse faire à son goût. J’ai été tous les soirs à la Comédie Française, où j’ai entendu chanter dans Les Prétendus une mademoiselle Guenêt dont je suis charmée. Je n’ai pas rencontré de plus belle voix, ni de manière de chanter plus simple et plus finie ; enfin, j’en suis dans l’enthousiasme. Un monsieur dont je ne sais pas le nom, mais qui connaît le général et qui est fort obligeant, a été chez elle de ma part, et elle m’a fait dire qu’elle serait à mes ordres ; ainsi je cherche à louer un piano-forte, et aussitôt que j’en aurai un, j’espère faire de la musique avec mademoiselle Guenêt. J’ignore si elle chante l’italien ; je le crois, d’après son excellente manière. Elle ne s’accompagne pas, mais je la chargerai de me trouver un accompagnateur ; l’espoir de chanter avec elle est la seule raison qui me fait préférer Hambourg à Altona, mais j’imagine qu’en lui envoyant ma voiture ; elle viendra me trouver où je serai, d’autant plus que je ne compte l’avoir que le matin, et en forme de leçons. La Comédie Française m’amuse beaucoup ; on a donné deux petits opéras-comiques, dont la musique est vraiment charmante ; ce sont Les Prétendus et l’Ami de la Maison. Il n’y a que mademoiselle Guenêt qui sache chanter, mais tous les acteurs savent leurs parties, vont en mesure, ont même de l’ensemble et la voix juste, de sorte que, s’ils n’ajoutent rien au charme de la musique, au moins ils ne la gâtent pas. Hier, j’étais dans une loge à côté de celle de l’envoyé de Russie où était le duc d’Havré : il m’a fait mille politesses auxquelles j’ai répondu de mon mieux ; il a eu l’air fort étonné de me voir, et m’a dit qu’il n’avait pas osé me saluer craignant que je ne voulusse garder l’incognito d’après… Comme je n’ai pas voulu le comprendre, je l’ai assuré que je n’étais pas un personnage assez important pour avoir aucune prétention à l’incognito, et la conversation en est restée là. — Vous savez, chère maman, que le marquis de Montmorency m’avait chargée d’un paquet pour madame de Vaudémont. Depuis trois jours, je faisais en vain toutes les perquisitions possibles pour savoir où elle demeurait ; enfin, hier, John que je venais d’envoyer à Altona pour s’en informer, me rendait compte de sa commission, lorsqu’un grand monsieur est venu me dire que madame la princesse de Lorraine était en voiture, qu’elle était bien fâchée que l’heure ne lui permît pas de descendre pour venir me remercier de lui avoir apporté un paquet, car, logeant à la campagne, elle craignait de trouver les portes de la ville fermées, etc. J’ai répondu sur le même ton ; monsieur de Boigne est descendu lui porter son paquet ; elle lui a dit qu’elle comptait passer chez moi vendredi, c’est-à-dire demain. D’après cela, vous imaginez bien que, dès aujourd’hui, j’irai lui présenter mes hommages ; je n’aurais pas osé aller chez elle de but en blanc ; mais, après la démarche qu’elle a faite, je crois que je ne peux lui montrer trop de respect et d’attentions. Je crois, au moins, que papa m’eût dit « vas-y » ; et il sait bien ce qu’il m’a promis le jour de mon départ, si j’étais sage et si j’écoutais bien tout ce qu’il me disait pendant mon absence. Au surplus, cette visite me déplaît beaucoup et d’autant plus que madame de Lorraine est à Ham, village et peut-être maison qu’habite aussi madame de Matignon. Il est inutile d’après cela de vous expliquer le désagrément que j’en attends. Je vous en rendrai compte à mon retour ou demain matin. Vous voilà, ma chère maman, parfaitement instruite de tout ce que je fais. — On dit qu’il faut que je parte à cause des portes qui se ferment à trois heures et demie. Vous savez si vous êtes aimée de votre Adèle.


Vendredi, 6 décembre.

Ma visite s’est passée mieux que je ne l’espérais. Madame de Lorraine est en ce moment chez un anglais, un colonel Wood ; c’est là qu’elle nous a reçus. Il ne s’est rien passé d’intéressant dans la conversation qui n’a roulé que sur les lieux communs et qui n’a été marquée que par beaucoup de politesse de part et d’autre. Madame de Lorraine doit venir ce matin chez moi, où je l’attends. — Monsieur de Boigne s’est enfin décidé pour Altona où nous allons dès aujourd’hui. Peu m’importe le lieu que j’habite maintenant. J’espérais cependant ne rester dans la contrée que trois ou quatre jours et il paraît que je suis destinée à y passer trois semaines. Les détails que l’on nous donne sur la route que nous allons entreprendre sont véritablement effrayants. Nous mettrons au moins quinze jours pour nous rendre à Copenhague, et souvent on est ballotté pendant deux ou trois jours dans un bateau ouvert pour passer le grand Belt. Du reste, on ne trouve pas même de pain dans les auberges. Cependant, j’attends avec impatience le moment de commencer ce voyage, s’il est vrai que ce chemin doive me rapprocher de Londres. — Le duc d’Havré est venu chez moi hier et m’a dit qu’il espérait me faire faire connaissance avec ses filles. Or, j’ignore absolument qui sont ces dames, mais j’imagine que je le découvrirai avant que vous ayiez le temps de me le mander. — Lady Webb est encore ici ; j’imagine que nous n’aurons pas beaucoup de rapports ensemble ; au surplus, ce sera comme elle voudra. — Mademoiselle de Viguier se marie la semaine prochaine ; elle épouse le consul d’Angleterre ; on dit que c’est un assez bon parti. — À la maison, tout est dans l’ordre accoutumé, si ce n’est les extrêmes tendresses que l’on fait à Anne. Je cherche en vain à en découvrir le motif ; elle croit que c’est dans l’espoir de m’inspirer le sentiment dont on est si cruellement tourmenté. Cet accès de bonté a commencé à bord du bateau où j’ai fait quelques plaisanteries sur les services qu’il lui avait rendus pendant qu’elle était malade, car elles l’étaient, toutes les deux, et nul mortel n’osait approcher, du sanctuaire où je vomissais !… On n’a pas remis au baron la lettre de la divine, à laquelle je vois qu’on n’a pas écrit depuis son départ de Londres. Ce long séjour à Hambourg m’avait d’abord alarmée ; mais je cherche à me persuader que c’est à tort. Si vous pouvez vous procurer des éclaircissements sur la bizarre histoire dont je vous ai parlé, j’en serai charmée. Il est possible que ce ne soit qu’une fable inventée pour me tourmenter. — J’attends des lettres avec bien de l’impatience et j’espère en avoir aujourd’hui ou demain. Ma santé est passablement bonne ; je mange, je dors, mais je ne pense pas vaincre le ver rongeur qui me dévore, et mes rêves surtout me tournent la tête ; je sais bien que c’est une bêtise, mais ils m’affligent à un point ridicule et je mets souvent plusieurs heures à triompher de l’impression qu’ils me laissent. Je sais bien que je n’ai pas besoin de rêves pour être malheureuse, mais c’est plus fort que moi : — Adieu, mes bons amis ; je réunis père, mère et frère pour leur faire mille caresses. Amitiés au bon abbé.



Altona, 8 décembre.

Voilà votre lettre du 29, ma bonne maman, remplie de tendresse comme à l’ordinaire et, comme à l’ordinaire encore, de bons conseils. Non, ma chère maman, quand j’ai demandé à Rainulphe de faire oublier sa sœur, je comptais bien qu’il n’en serait rien ; sans cela, je me fusse bien gardée de faire pareille requête ; elle serait bien trop cruelle pour mon cœur qui ne vit que par vous et pour vous. Vous me recommandez la patience et le courage : sur mon honneur, je crois que vous seriez contente de moi ; je pousse l’un et l’autre au plus haut degré de perfection ; je pourrais vous en citer mille exemples, mais ce serait trop long. Je végète ici depuis deux jours, et, si monsieur de Boigne était aussi ennuyé de ce séjour que moi, nous n’y resterions pas longtemps. Ce n’est pas qu’il ne me déplaise aussi peu qu’un autre, mais, en dépit de la neige et de la gelée, je meurs d’envie d’être sur la grande route de Copenhague, et je vous assure que, ce n’est pas pour y arriver. — Je n’imagine pas pourquoi vous vous êtes figuré que nous avions eu un très long passage. Au surplus, j’en suis bien aise, parce que vous avez reçu de mes nouvelles longtemps avant d’en attendre et cela vaut mieux que plusieurs jours d’inquiétude. Celle que j’avais pour ma réputation est beaucoup moins vive depuis que je vois qu’on a pris à tâche de me l’inspirer. À chaque instant, je vois percer les célèbres paroles : « Elle n’est sensible qu’à l’honneur, il fallait l’accabler ». Comme je connais l’auteur, elles ne m’accablent pas beaucoup, et je défie la cabale infernale et tous ses entours, à laquelle mon modérantisme donne bien du fil à retordre. D’ailleurs, je commence à espérer qu’un jour ou l’autre la vertu l’emportera sur le vice et que le dénouement sera pour nous. Ainsi, chère, maman, prenez courage et ne craignez rien pour moi qui suis devenue, quoique assez maussade, une beaucoup plus puissante dame qu’à Portland place. Ce n’est pas qu’on ne morde son frein, mais on a besoin de ses « bonnes » pour pouvoir le rompre ; au reste, comme je ne veux pas en profiter, je ne fais pas semblant de m’apercevoir de ce changement.

Quant à toi, cher papa, il faut que je t’avoue que ta figure de rhétorique m’a paru médiocre et qu’il me semble qu’il valait mieux me dire : « Mon enfant, tu écris comme une cuisinière, et, à 14 ans, tu ne faisais pas une faute »… que de m’envoyer une grande page toute pleine d’allégories (peu ingénieuses) sur la petite fille, son amie, la tienne, etc… Ce n’est pas que je ne te sache bon gré d’avoir doré la pilule, car, à dire le vrai, l’idée que j’ai quatre fois plus d’esprit qu’il n’en faut pour me corriger est toute propre à me faire mettre du cœur à l’ouvrage, et je vous assure que je n’ai pas eu de peine à trouver un moment favorable pour prêcher la petite personne : elle m’a paru disposée à recevoir en tout temps les leçons qui viennent de ce quartier. J’allais presque suivre vos allusions, mais les lettres de monsieur de Moustiers sur la mythologie, m’ont gâté le goût : je ne puis pas admirer la finesse de vos allégories… Plaisanterie à part, je viens de relire ce charmant ouvrage avec grand plaisir, mais, que vous dirai-je de Gil Blas ? Je ne l’avais jamais compris. Il n’y a pas une page qui ne contienne les remarques les plus fines, les plus philosophiques et les plus gaies : jusqu’à présent, il m’amusait ; j’en avalais un volume en deux heures à peine ; à présent, en lirais-je dix pages dans le même temps ? voilà pourtant ce que je ne faisais pas à quatorze ans ! — Je chercherai à me procurer les petits Émigrés ; la lettre 43e ne sera pas oubliée : — Le futur s’appelle Colnbrook. Je n’ai point vu la demoiselle ni n’aurai probablement cet honneur, attendu que, fort décidée à répondre à toutes les avances qu’on me fera, je le suis également à n’en point faire ici. Depuis trois jours, je suis sur les charbons ; enfin, j’apprends que la personne qui m’y tenait n’est autre que Henry Dillon qui a la bonté de m’appeler sa très proche parente.


Lundi 9.

Mademoiselle Guenêt est venue ce matin chez moi, et j’en ai été fort contente : elle a chanté comme un ange et votre Adèle comme un petit cochon. Elle doit revenir vendredi avec un accompagnateur, et, d’ici là, je compte employer à profit le temps qui me reste, d’autant plus que je me suis procuré un piano-forte assez passable. Je vous dirai avec la même bonne foi si mes efforts sont un peu couronnés de succès. Ce maudit Damiani, je crois, m’a été bien nuisible ! Depuis que je suis à Altona, je n’ai pas encore quitté ma tanière, mais je compte aller courir demain ; ce n’est pas qu’il y ait grand chose à voir ici. On m’a même dit qu’il n’y a rien du tout de curieux. — Je vous ai dit, dans ma dernière lettre, que j’attendais madame de Lorraine. Obligée de quitter l’auberge pour venir ici, j’y ai laissé un petit billet aussi poli qu’il m’a été possible pour m’excuser ; je sais qu’elle l’a reçu peu d’instants après. — On donne au théâtre allemand à Hambourg l’opéra de la Flûte enchantée ; je suis bien piquée de ne l’avoir pas vu. — Monsieur de Boigne paraît peu content des prix de ce pays ci ; il nous en a coûté 30 guinées pour passer quatre jours à l’auberge, et la livre sterling ne vaut ici que 16 shillings ! Elle n’en a valu que 11. — Bonsoir pour aujourd’hui.


Mardi 10.

Je ne vous ai pas écrit plus longuement hier parce que j’avais une migraine horrible. À peine, cependant je posais ma plume qu’on est venu m’annoncer monsieur le duc d’Havré et madame la princesse de ***, sa fille dont je ne sais pas encore le nom. J’ai été aussi polie que ma migraine me l’a permis et la princesse m’a paru charmante. J’irai ce soir lui rendre sa visite. — On ne fixe point encore le jour de notre départ ; on a reçu hier une lettre qu’on prétend venir de Berne ; on désirerait me donner à entendre qu’elle est écrite par un individu de la respectable famille, mais je suis d’une discrétion insoutenable : assurément, au moins, on ne m’accusera pas de curiosité ! D’ailleurs, à quoi serviraient des questions auxquelles il ne répondrait que de la manière qui lui conviendrait. — Continuez, ma chère maman, je vous en prie, à envoyer vos lettres chez monsieur Johnson. Le général lui écrira à ce sujet. Je ne vous ai donné l’adresse de messieurs Gossler qu’afin que vous puissiez en faire usage dans un cas pressé. — Si je ne connaissais la prestesse avec laquelle les gazettes anglaises donnent les nouvelles, je vous dirais que Masséna a été battu, qu’il a perdu 5000 hommes et a été fait prisonnier ; mais je sais trop bien que les nouvelles publiques précèdent de beaucoup les particulières. — Il est inutile que je vous dise qu’on ne voit pas mes lettres ; ce m’est une grande consolation de pouvoir vous parler à cœur ouvert. Mes lettres portent un cachet de vérité et doivent vous rassurer sur ma situation qui, à l’ennui près, n’a d’autre nouvel inconvénient que le malheur d’être éloignée de vous. — Adieu, mes chers amis ; je veux sortir aujourd’hui, car je crois que ma migraine d’hier tenait un peu à la vie renfermée que je mène depuis que je suis ici. Et puis, je vais étudier mon piano pour faire moins cativa figura demain matin. — Le nom de l’homme qui épouse mademoiselle de Viguier est Cockburn et non pas Colnbrook. Je crois le connaître ; si cela est, c’est un fort joli garçon et le fils de sir James Cockburn, mais c’est un younger brother ; on dit, au surplus, que ses places lui font un revenu de deux mille livres sterling. Il me paraît, entre nous, que la future ne joue pas ici le même rôle qu’à Londres et, d’après la manière dont on en parle, il me semble qu’on la traite avec bonté. — Adieu, chers amis. Je prie Rainulphe de vous caresser pour moi, mais à condition qu’il me fera regretter plutôt qu’oublier.


Altona, mercredi 11 décembre.

Mes efforts ont été couronnés du plus brillant succès : j’ai battu mademoiselle Guenêt à plate couture ; elle m’a prodigué les louanges avec beaucoup plus de vérité et infiniment moins de plaisir que lundi dernier ; l’homme qui m’accompagnait était dans l’enthousiasme. Mademoiselle Guenêt a chanté l’air d’Œdipe : « tout mon bonheur est de suivre vos pas » ; je l’ai priée de m’apprendre à le prononcer ; les paroles m’ont inspirée ! J’ai eu de la peine à le finir, mais j’avoue que j’ai été contente de moi. Cela m’a rappelé la partition d’Alceste apportée en triomphe chez madame de Vaudreuil, quoiqu’elle ne dût servir qu’à établir ma victoire. Ce petit succès, le seul que j’aie eu depuis six mois, m’a presque tourné la tête ; je vois que l’habitude est nécessaire en tout. Je vous dirai en confidence que mademoiselle Guenêt a un beaucoup moins grand talent que je ne croyais ; elle a certainement un bel organe, mais ses passages sont mal choisis et mal exécutés : je suis d’autant plus fâchée d’avoir à rabattre de l’éloge que je vous en avais fait que je vous ai dit que je l’ai battue. — La lettre 43me des petits Émigrés n’a pas été négligée ; nos cœurs sont toujours à l’unisson, cher papa ; elle m’a fait répandre bien des larmes ; cependant j’aime mieux mon air d’Œdipe. Quant à l’ouvrage, il me semble que votre critique est bien indulgente. Si c’est un roman, pourquoi ne pas m’intéresser par l’histoire ? Pourquoi amener cette quantité de personnages auxquels on ne peut s’intéresser ? À la place de lady Edward Fitzgerald, je serais bien choquée de voir annoncer au public que je suis cette maussade Olympe qui joue un si plat rôle et ce sot lord Selby avec son amour romanesque. Il n’y a de tolérable dans tout cela que monsieur et madame d’Armaillé, car je n’aime pas les enfants de douze ans qui raisonnent comme des hommes de quarante et qui deviennent amoureux d’un portrait quand ils n’ont pas le bonheur de l’être depuis l’âge de cinq ans. Et puis tous ces changements de nom ! Madame de G. a l’air de jouer à la toilette de Madame ; assurément, elle a bien raison de dire à ses petits enfants que ce livre n’est pas à leur portée ; il n’est pas à la mienne toujours. Je ne comprends pas, je l’avoue, le mérite de toutes ces fautes d’orthographe qu’elle fait imprimer avec tant de soin ; c’est d’une petitesse qui ne répond pas à la philosophie sublime de l’auteur. Comment ose-t-elle se vanter au point où elle le fait dans une de ses lettres ? Il faut être Adèle écrivant à papa pour faire pareille chose. De plus, quand on cite avec affectation une langue étrangère, il faut tâcher de savoir ce que l’on dit, et ne point écrire a lady of fashion qui est une expression plébée, mais bien a woman of fashion et dans le sens où elle le dit, a fashionable lady, car a lady of fashion ne s’entend que d’une femme de qualité, point du tout d’une femme à la mode, et ne peut nullement se prendre en mauvaise part : malgré les conseils de sa tendre mère si contente de la savoir loin d’elle, lady Selby, quelque chose qu’elle fasse, ne peut pas se dispenser d’être a lady of fashion. Quant aux principes politiques, ce serait avoir bien mal profité des conseils que cet ouvrage renferme que d’oser en parler, puisque je suis encore dans ma dix-huitième année ; quand j’aurai dix-neuf ans, je vous dirai qu’ils m’ont scandalisée au dernier point et que ce beau dévouement, cette bonne foi qui fait qu’en touchant la terre de France il faut se déterminer à devenir un scélérat me paraît d’autant plus dangereux qu’au premier aperçu ce raisonnement ne manque pas de plausibilité… Mais je m’aperçois que je me laisse aller à mon bavardage et que je n’aurai pas la place pour vous donner les détails de tout ce qui peut m’arriver d’ici à vendredi. À propos, vous-ai je dit que j’avais fait une découverte très intéressante ; ce n’est rien moins que l’origine des jokey-caps que portent les gens de Sa Majesté Britannique ; vous ne vous doutez pas que c’est le chapeau commun dans tout le pays de Hanovre, c’est une observation qui, je crois, a échappé à tous les voyageurs : voilà ce que c’est que d’être bien attentive, on découvre des vérités cachées. J’allais vous parler de la pomme de Newton, mais cela ressemblerait trop aux à propos de monsieur de La Blancherie, et il m’ennuyait à la mort. Mon Dieu, comme je [bavarde] ! mais, je suis en train de jaboter ce soir, et à qui puis-je dire mes petites sottises plutôt qu’à vous dont je connais l’indulgence et la tendresse. Allons, mademoiselle, taisez-vous et allez vous coucher. Ce ne sera pourtant pas avant d’avoir embrassé les habitants de Queen Anne street. Je dis bien vrai quand je vous assure que je ne rêve qu’à vous !


Vendredi 13.

Je ne t’ai pas écrit hier, cher papa, parce que j’ai passé toute la soirée à dire et à m’entendre dire amicablement les choses les plus dures et les plus offensantes ! Je ne conçois pas moi même comment les scènes les plus violentes ont pu s’échanger dans ce calme parfait qui fait qu’après avoir écouté pendant cinq heures d’horloge toutes les injures les plus infâmes, j’ai été me coucher sans avoir éprouvé un moment d’impatience. Je crois que j’ai été si malheureuse, que j’ai souffert si cruellement depuis dix-huit mois que je ne suis plus susceptible d’être affligée par ces mêmes choses qui, il y a quelque temps, me mettaient la mort dans l’âme. Maintenant, tout mon espoir est dans mon retour à Londres, et tout ce qui ne tend pas vers ce but glisse sur mon cœur sans l’effleurer. — Oh ! oui, mes amis, je ne vis que dans l’espoir de voir arriver ce moment si désiré qui doit me remettre dans vos bras. Si on pouvait juger de nos intentions comme de celles d’un autre, je croirais que cette époque tant désirée est plus éloignée que jamais, mais vous savez que c’est une raison de croire que nous serons à Londres dans un mois. — J’ignore quand nous devons quitter ce triste lieu. Aux demandes que j’ai faites à ce sujet, on m’a répondu qu’on attendait des lettres, et peut être un individu, Ch… J’ai eu l’air d’apprendre cette nouvelle avec une joie qui a fort déconcerté le nouvelliste. « Mais je croyais que vous n’aviez nul souci de vivre avec une autre femme ? » : — « Une étrangère, vous avez raison, mais une parente, c’est bien différent ; d’ailleurs il y a déjà longtemps que j’ai une très grande envie de savoir qui je suis, et j’imagine que je saurai des détails que vous me cachez. » Et voilà mon seigneur très embarrassé, tourmenté par ses propres armes. De quelque manière que les choses tournent, il me semble que j’ai pris le parti le plus sage. Néanmoins, nous sommes encore ici et c’est ce qui me désole.

J’ai été l’autre jour chez la duchesse d’Havré, mais je n’ai trouvé personne. Hier, mademoiselle de Viguier s’est mariée : j’ai vu ses camisoles de nuit qui sont de la plus grande magnificence ; le tout est garni de superbe dentelle. Monsieur de Boigne, après m’avoir engagée à ne point envoyer de billet chez madame de Viguier, me persécute ce matin pour aller chez madame Cockburn. Vous imaginez bien que je n’en ferai rien, au moins pour aujourd’hui. — J’oubliais de vous dire ce que ce mariage m’a valu, car monsieur de Boigne m’a fait l’honneur de me dire que j’étais infiniment plus jolie que la mariée (qu’il n’a jamais vue) et il est entré ce matin dans ma chambre en m’apportant un sac qui contenait 1500 marks (environ £ 150) en me disant que c’était un présent de noces. J’ai trouvé le présent assez joli, mais il me les a repris depuis, en m’assurant que c’était une plaisanterie. — J’ai été hier dans deux ou trois boutiques qui m’ont paru assez belles. Vous croyez bien que je n’oublie pas votre bœuf, mais, depuis quelques jours, l’Elbe est gelée de manière qu’aucun vaisseau ne peut sortir du port ; vous ne recevrez donc votre bœuf qu’avec le dégel ; ce qui m’afflige le plus est de ne pas pouvoir envoyer à maman une pelisse que j’ai fait faire pour elle et dont l’utilité diminuera chaque jour. — Adieu, mes bons amis, parlez de moi souvent à tous ceux qui m’aiment et surtout à ces excellents O’Connell. Hier, il y a eu un mois que je vous ai quittés et, avant hier, dix-huit que je suis mariée. Je ne suis pas fâchée que ces deux tristes époques se trouvent réunies.


Altona, dimanche 15 décembre.

Depuis huit mortels jours, mon excellente maman, je suis sans lettres de vous et je vous assure que ce manque des nouvelles qui m’intéressent le plus au monde n’a pas servi à me rendre moins malheureuse durant cette éternelle semaine. Je suis horriblement souffrante ; j’ai la maladie du pays d’une manière affreuse, et elle en a amené beaucoup d’autres ; avec cela, je fais contre fortune bon cœur. Je crois cependant que la vie que je mène contribue à altérer ma santé, et je voudrais, par raison, trouver l’occasion de me dissiper un peu, car, l’ennui, dit-on, n’engraisse que les sots, et j’ai à ce compte là beaucoup d’esprit. Mais, ici, je ne connais personne et n’ai pas le moyen de faire des connaissances. Je n’ai pas été chez madame de Viguier et je n’approuve pas beaucoup le plan de monsieur de Boigne qui me propose d’y aller en l’assurant que je ne croyais pas le mariage aussi prochain. Il me persécute pour me faire accomplir ce beau chef d’œuvre. J’ai rendu à madame de Solre la visite qu’elle m’a faite ; je ne l’ai pas trouvée. Ainsi, depuis huit jours, la seule figure humaine que j’aie vue est celle de madame de Vaudémont qui sort de chez moi où elle a passé un quart d’heure. Mais, ce qui me déplaît surtout, c’est que je sens que, si je m’y laissais aller, je deviendrais sauvage. Le peu d’habitude que j’ai de voir du monde me rend d’une maussaderie et d’une gaucherie vis-à-vis des étrangers que je ne peux pas vaincre. Monsieur de Boigne a eu soin de dire à madame de Vaudémont qui faisait l’éloge de madame Cockburn que ces dames étaient rivales et qu’il n’avait pas pu décider madame de B. à aller chez madame C… J’ai eu presque envie de le faire mentir, mais je n’ai pas pu me décider à porter mon triste visage au milieu d’une noce et à le rapprocher de celui de la jolie mariée auquel il a été si souvent comparé. Voilà, je le crains, le vrai punctilio qui m’empêche de faire la première visite. Je ne suis pas décidée à sacrifier l’amour-propre au tort que me ferait une pareille accusation d’impolitesse et, si je veux que la politesse l’emporte, il faut que j’évite soigneusement tous les miroirs, car, jamais je n’ai été aussi laide ; au surplus, je prendrai conseil de mon oreiller. — Ah, chère maman, que vous me manquez ! Je ne suis plus moi, sans vous. J’ignore comment il s’est fait que vous étiez tellement identifiée à moi que je ne m’aperçois que par la disette où je suis de la nécessité dont me sont vos conseils.


Lundi.

Je suis en bien meilleur spirit aujourd’hui, chère maman, parce que le jour de notre départ est fixé pour jeudi 26. Cette bonne nouvelle m’a mis le cœur au ventre ; ce long séjour à Altona commençait à me paraître plus suspect que je n’osais même vous l’exprimer et je cherchais en vain à découvrir le motif qui nous retenait ici. Le sort en est jeté ; j’ai écrit ce matin un billet excessivement poli à madame de Viguier, en lui disant que je n’avais pas été chez elle dans la crainte que ma présence fût importune pendant un moment où, etc… Vous en comprenez le sens, et le billet était celui d’une femme de bonne compagnie pour la forme et le fond : mes raisons ne sont pas bien bonnes ; mais, quand on vit dans le monde, il faut se décider à en donner et à en recevoir de pareilles. Je ne me serais pas décidée, je crois, à aller chez madame de Viguier, à cause de ma vilaine mine, si le propos adressé à madame de Vaudémont ne m’y avait presque forcée. — J’ai été ce matin à Hambourg pour me procurer du molleton de coton, et j’en ai trouvé qu’on me dit être le plus beau, mais qui me paraît bien plus gros que la robe de chambre de papa ; on prétend qu’il paraîtra mieux après avoir été blanchi. J’ai tâché d’avoir de la futaine et je n’en ai trouvé que de la très grosse ; il est difficile de s’en procurer. J’ai été ce matin dans deux magasins (il ne faut pas dire ici boutiques) magnifiques. J’ai été menée dans l’un par une carte que son propriétaire a envoyée hier à monsieur de Boigne en le priant de passer chez lui. On nous a fait traverser plusieurs antichambres pour parvenir à une boutique, ou plutôt à une galerie assez spacieuse. Au bout de quelques minutes de solitude, un commis est venu nous dire que monsieur Shramm allait venir, et a déployé devant nous une quantité d’étoffes charmantes et du meilleur goût. Monsieur Shramm, un petit vieillard en bourse et en habit brodé, a paru et, sans autre préambule, a commencé par me prier à souper. Mon séjour à Altona m’a fait refuser une invitation que j’aurais voulu accepter, quoiqu’elle m’ait d’abord fort étonnée, mais, ce qui m’a surprise encore davantage, a été de voir cet homme changer absolument de langage et de ton du moment où il a passé de l’autre côté du comptoir, où le donneur de souper est devenu un véritable marchand : cette transition m’a paru d’une finesse et d’une raison que je n’aurais pas soupçonnée dans un homme de cette espèce. Au surplus, son magasin serait remarquable à Londres, — Adieu, chère maman, je vous quitte pour aller passer une robe. Je vais, ce soir, chez madame la duchesse d’Havré.


Mardi 17.

Point encore de lettres. Vous avez dû recevoir les miennes exactement, car le vent n’a pas varié. Mais je suis désolée de ne point savoir de vos nouvelles. Je crains ce vent d’est pour papa presque autant que pour vous, ma chère maman. Forcez-le à bien soigner son rhume. Mon Dieu, s’il était malade, que deviendrait la pauvre Minette ? Je ne sais pourquoi cet inévitable silence me tourmente, mais tant il y a que je suis bien, bien malheureuse. À quoi bon vous le dire, hélas ! j’en suis bien sûre, vous ne le savez que trop. — On ne m’a pas parlé de la lettre, ni de la visite qu’on attendait, et on a fixé le jour du départ, sans qu’il en fût question. Je n’ai pas trouvé madame d’Havré hier au soir. J’ai reçu un billet de madame de Viguier qui est très poli ; j’irai chez elle ce matin, ainsi que chez madame Cockburn et chez lady Webb. J’ai oublié de vous dire qu’elle était venue chez moi l’autre jour. Son séjour ici donne lieu, à ce qu’on m’a dit, à beaucoup de conjectures, et une femme de chambre, maltraitée par elle, et entrée au service de madame Cockburn, tient des propos ridicules, qui, à coup sûr, m’auraient dégoûtée d’un pareil domestique, quelque tort que pût avoir son ancienne maîtresse. — Monsieur et madame Henry Dillon sont aussi à Altona. — Si j’avais su faire ici un aussi long séjour, j’aurais pris des lettres pour lady Crawfurd, attendu que l’isolement dans lequel je vis me prépare des suites dont la pensée m’alarme. — Adieu, mes excellents amis ; j’attends des lettres avec l’impatience d’un cœur tout à vous.


Altona, 18.

J’ai bien des choses à vous raconter depuis hier, ma chère maman ; je vais chercher à mettre de l’ordre dans mon récit. En vous quittant hier, j’allais chez madame de Viguier. La société présente était le duc d’Havré, madame de Bouillé et madame Morel. Je vous assure que l’air d’Altona n’a pas été plus favorable à l’esprit de madame de Viguier qu’à sa figure. J’ai été abasourdie de m’entendre apostropher deux minutes après mon entrée par : « Eh ! bien, madame de Belzunce a donc rabattu de sa morgue et de son train ? » Vous jugez bien qu’une ignorance bien réelle a dicté ma réponse. Madame de Viguier m’a demandé si j’allais à la comédie samedi (la troupe française joue à Altona). « J’ignore encore si j’irai ; si je puis faire un arrangement avec une autre femme, peut-être m’y déciderai-je ; si lady Webb, par exemple… » — « Lady Webb ! ah, dressez vos batteries ailleurs : elle va avec ma fille. » — « Au pis aller, je resterai chez moi, et c’est un arrangement qui me convient toujours. » J’ai été, de là, chez lady Webb, mais elle ne savait pas si nous serions friendly ou formal. Les batteries me sont revenues dans l’esprit et je n’ai pas pu m’empêcher d’en rire. Lady Webb m’a dit que lady Crawfurd l’avait chargée de me prier d’aller chez elle paarce que elle désirait beaucoup me connaître et qu’elle ne pouvait pas faire de première visite accordingly. Il a été décidé que j’irais aujourd’hui à Hambourg avec lady Webb pour faire une visite à lady Crawfurd, qu’elle (avec sir Thomas) dinerait samedi chez moi et que nous irions ensemble au théâtre, et nous nous sommes séparées les plus intimes amies du monde après avoir été six mois presque brouillées. Ce matin, j’ai été prendre lady Webb, et elle m’a menée chez lady Crawfurd qui n’y était pas ; de là, nous avons été chez la jolie madame de Fot (ou Fol) qui est encore belle comme un ange ; elle fait ici le métier de peintre, et lady Webb fait faire son portrait ; j’ai été bien aise de la voir ainsi que lady Edward Fitzgerald qui était dans son atelier ; je n’ai vu qu’après sa sortie que c’était la fameuse Paméla : aussi, à peine l’ai-je regardée, mais elle ne m’a pas frappée. Lady Webb doit me présenter à lady Clifford qui est la mère de tous ceux que nous connaissons. — Voilà, ma chère maman, des détails qui seraient minutieux et même ridicules s’ils ne vous étaient pas adressés ; mais, privée du bonheur d’être avec vous, je veux au moins que vous sachiez tous les plus petits détails de tout ce que je fais, et qu’aucune de mes démarches ne soit inconnue à mes mentors chéris. Vous pourriez croire à la manière dont je vous parle de mistress Cockburn qu’elle m’occupe beaucoup. Je vous assure cependant que je n’en parle qu’à vous. — Henry Dillon est venu chez moi ce matin ; il n’est point vrai que sa femme soit ici ; elle a refusé positivement d’y venir ; ce dont on le dit très mécontent. Lady Webb m’a dit qu’il était question de séparation and that she had behaved shamingly. — Adieu, mon excellente maman ; j’irai demain chez la princesse de Lorraine qui demeure à six milles d’ici. — Adieu encore ; vous savez si ce mot coûte au cœur de votre Adèle.


Jeudi 19.

J’arrive de Blankenesse. La maison de madame de Lorraine est dans une situation charmante. J’y ai vu le duc de Guines qui m’a fait mille politesses et qui m’a plu beaucoup. D’après les opinions que j’ai entendu soutenir à la maîtresse de la maison, sa liaison avec l’envoyé français m’a paru moins extraordinaire ; je vous assure que le ton d’Altona ne ressemble guère à celui de George street ; j’imagine que cela tient à un intercourse familier avec des gens d’une autre opinion qui osent l’énoncer. J’avoue que je suis trop encroûtée (comme dit madame de Genlis) pour que ces manières-là ne me déplaisent pas excessivement. — J’espère que nous partirons jeudi. À cet effet, je vais ce soir chez lady Clifford. — Madame la duchesse d’Havré et sa fille sont venues chez moi hier au soir. Madame de Solre m’a témoigné un vif désir d’entendre mademoiselle Guenêt, et, comme elle vient chez moi demain, j’ai proposé à ces dames d’être de la partie, ce qu’elles ont accepté. Ainsi, je les attends demain : je ne suis pas bien décidée à chanter moi-même ; cela dépendra beaucoup de la fantaisie du moment. J’ai accepté ce matin un dîner que donne le colonel Dillon à tout ce qu’il y a de fashionable à Altona, c’est-à-dire en anglais. C’est pour dimanche. — On dit que l’Elbe ne dégèlera pas de plusieurs semaines, mais je laisserai le petit paquet que je vous destine chez monsieur Gossler qui se chargera de vous le faire parvenir. Vous recevrez en même temps, ou par quelque autre voie, une demi-douzaine de shawls dont je vous prie de disposer avec les speeches que vous croirez devoir convenir aux personnes que vous choisirez et dont Émilie et Dorothée sont les seules dont je vous demande la nomination. — Vous saviez déjà, chère maman, ce que je vous ai mandé sur le compte de mon aimable amie ; peut-être à l’heure qu’il est vous a-t-elle dit tout son chagrin, et je vous demande de la traiter comme mon amie. Oh ! c’est bien maintenant que je la plains véritablement et mon cœur peut bien sentir toute l’étendue d’une douleur aussi légitime ; embrassez-la pour moi. — Dites à Émilie que je la prie d’apprendre mon nom à Georgine et qu’il faut qu’elle dise « Adèle » à mon retour. — Monsieur de B. m’a donné un fort beau manchon de martre : on ne demanderait pas mieux que de me combler de présents, mais il paraît que je les reçois si mal et que je suis si indifférente qu’en vérité ce serait pitié ! — Ma chère maman, je vous supplie, si vous êtes sans lettres de moi, ne soyez pas inquiète et croyez que l’impossibilité que les lettres vous parviennent est la seule chose qui les retienne pendant mon voyage en Danemark. J’ignore si je pourrai même vous en envoyer ; mais j’en aurai toujours une de prête pour profiter de toutes les occasions que je rencontrerai. J’ai oublié de numéroter mes lettres, mais vous verrez bien, par les dates, s’il y en a quelques-unes de perdues. — J’embrasse mon cher enfant ; dites-lui que, si je ne lui ai pas écrit, c’est parce que je n’ai encore rien vu dont le récit fût digne de lui et qu’il n’en tient pas moins sa place dans mon cœur.


Vendredi 19.

Mon monde sort de chez moi dans la minute et je n’ai que le temps de vous embrasser avant l’heure de la poste. — Sir Thomas et lady Webb, le duc et la duchesse d’Havré avec leurs filles formaient toute la société. La matinée s’est passée assez gaiement ; je n’ai pas mal chanté. Tout le monde se réunit pour chercher à me retenir, mais j’espère toujours partir jeudi. La princesse de Lorraine m’a écrit pour me proposer d’aller déjeuner chez elle mardi, mais je n’irai pas : il fait trop froid et Blankenesse est trop loin. — J’ai été hier chez lady Clifford ; je ne peux pas dire que la société y soit fort gaie, mais the old lady me plaît beaucoup. — Adieu, ma bien chère maman ; l’heure me presse. — Je n’ai pas encore de lettres de vous ; il y a quatre malles de dues, c’est désolant. — Aimez-moi toujours, mes adorés amis ; j’espère que je suis digne d’un sentiment qui fait mon bonheur et ma gloire.


Altona, dimanche 21.

Il est donc écrit, mon excellent papa, que je n’aurai jamais le bonheur de recevoir des nouvelles d’Angleterre. Pays chéri ! Ah ! mes amis, quel sort cruel que le mien d’être éloignée de vous et de ne pouvoir pas même savoir de vos nouvelles. Comment est ma pauvre maman ? Qu’est devenu votre rhume ? Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Que l’absence est une cruelle chose, surtout dans ma situation ! — Le froid est si excessivement rigoureux que j’en suis tout à fait malade. J’ai été hier à la Comédie, comme je vous ai mandé que je devais le faire, et je m’y serais assez amusée s’il y avait fait moins froid ; jy ai vu madame Cockburn qui a quitté sa loge pour venir se mettre avec nous dans le stage box ; elle m’a paru horriblement changée et son mari a l’air d’un palefrenier ; si les éclats de rire qu’on m’a dit qu’il a fait sur les tricks de Monsieur le Prêtre, qui le mariait à la chapelle catholique sont véritables, cela ne donne pas une bien haute idée de son esprit. — Vous avez vu par mes dernières lettres que lady Webb et moi nous sommes inséparables ; elle m’est assez commode et probablement je la lui suis aussi. Je suis étonnée de son extrême légèreté ; si je m’intéressais à elle, cela me ferait trembler. Sir T. a prêté à monsieur de Boigne, les Barons de Telsheim : représentez-vous une femme de vingt ans riant et citant les aventures de mademoiselle Crattle ; (comme je n’ai pas lu le livre, une ignorance apparente autorisait mon silence). Il est vrai que son mari n’est pas des plus délicats ; il tient même souvent des propos que seule la présence de sa femme peut faire passer. Hier, par exemple, il me montra un vers de La Rochefoucauld qui sert d’épigraphe à un livre : « Le physique de l’amour vaut bien les sentiments », en me demandant si c’était mon avis. Je lui répondis fort sérieusement que l’impression était trop petite et que je n’y voyais pas ; il a eu l’esprit de comprendre que cela ne me convenait pas, et il se l’est tenu pour dit. — J’ai été ce matin entendre la messe chez madame d’Havré où j’ai déjeuné. Je ne peux pas vous dire combien toute cette famille me plaît : il y règne un air de concorde et d’amitié qui fait plaisir et envie. Monsieur d’Havré, fier de deux filles charmantes, paraît si heureux, elles ont l’air si occupées de lui être agréables ! Ah, cher papa, ce tableau touchant m’a fait saigner le cœur ; je l’ai tout gros, tout gros, et j’aurais besoin de la petite histoire pour me consoler. J’avais refusé le déjeuner de mardi. Mais madame d’Havré était chargée par madame de Lorraine de l’arranger pour le jour qui me conviendrait, et il a fallu l’accepter pour mercredi. Comme je l’avais deviné, il est question de musique, et on m’a demandé si la présence de madame Cockburn me déplairait. Vous voyez quelle a été ma réponse, mais je ne sais comment m’en tirer sans remettre sur pied cette maudite rivalité qui m’a tant déplu ; je ne vois qu’un rhume qui puisse me sauver ; mais, alors, on dira que j’ai peur d’être battue et cela a bien aussi quelques inconvénients. Cependant, je crois que cela vaut mieux que de former, à Altona, un parti qui serait bientôt détruit faute de chef.

Lundi.

Il serait difficile de vous expliquer à quel point, la journée d’hier m’a été désagréable. Lady Webb et une honorable mistress Curzon (belle-fille de lord Scarsdale et dont je ne peux pas mieux vous comparer le ton qu’à mistress Devaines) ont eu une véritable querelle ; les deux maris ivres ont pris parti pour leurs femmes, enfin le vacarme n’a fini que par la retraite précipitée de monsieur et madame Curzon. À cette scène a succédé une péroraison de monsieur D. qui, pendant les deux heures d’horloge qui se sont écoulées jusqu’à neuf (heure à laquelle j’avais demandé ma voiture), n’a cessé de nous expliquer de la manière la moins recherchée les torts dont il croit devoir se plaindre : je ne peux pas vous dire combien j’ai été choquée de voir tout le monde le presser de questions et de plaisanteries ; il est affreux de voir déshonorer à tout jamais une femme qui ne l’a peut être pas mérité par les propos d’un fou et de deux jeunes étourdis qui, par parenthèse, me paraissent bien mal ensemble. Si je trouvais mauvais qu’on plaisantât du bonnet ou de la robe de madame ou mademoiselle Untel, sans doute ce serait ridicule, mais ne trouvez-vous pas, cher papa, qu’il est bien mal d’attaquer la réputation d’une femme, surtout quand le public la ménage, ce qui n’arrive guère quand elle a des torts ? J’avoue qu’hier au soir, dût mon visage sérieux paraître pédant, je n’ai pas pu partager la gaîté publique. — Sir Thomas, lady Webb, monsieur Clifford et monsieur Dillon, dînent chez moi aujourd’hui. Je suis très contente du plan que j’ai adopté ; sans cela nous courions grand risque de rester ici fort longtemps. Je ne crois pas cependant que nous partions jeudi : la neige qui tombe à flocons nous en empêchera pendant quelques jours. Au surplus, je ne décide rien ; je n’en parle même pas ; ainsi, j’ignore absolument ce que je dois faire ! — Adieu pour aujourd’hui, mes chers amis. Je suis toujours sans lettres et le vent ne m’en promet pas.


Mercredi 24.

J’ai reçu hier deux lettres, mon cher papa, une de mademoiselle de… en réponse à la mienne extrêmement amicale ; elle m’envoie une lettre pour une de ses cousines, mariée à Copenhague, me parle beaucoup de son amitié, etc… ; l’autre du vieil évêque : elle m’a paru un peu froide ; il est vrai qu’il n’avait pas reçu la mienne ; mais son style m’a paru se ressentir un peu du passage des voyageurs italiens à Munich. Au surplus, je puis me tromper ; ainsi ne lui en parlez pas. — Ma journée d’hier s’est passée assez désagréablement, mais elle avance mon projet, et tout m’est bon pour parvenir à ce but ; on boude excessivement, on pousse l’impolitesse jusqu’à l’insolence ; enfin, si la neige retarde notre départ, ce ne sera pas pour longtemps, et c’est là tout ce que je demande. Je compte, à Copenhague, suivre un tout autre plan qu’ici et, loin d’attendre qu’on me fasse des avances, me jeter à la tête des gens à coups de poings. — La vieille lady Clifford est venue chez moi hier au soir, ce qui est une grande faveur, puisqu’elle ne sort jamais ; mais elle dit que je lui plais, et j’en suis charmée, parce qu’elle paraît bonne et aimable. J’irai chez elle ce soir ; je suis très flattée d’avoir le vote des vieilles femmes, surtout quand elles ressemblent à lady Clifford. J’irai demain à ce maudit déjeuner. Malgré la neige, on dit qu’il y aura cent personnes ; cette nouvelle m’a décidée à mettre un habit de cheval et à ne pas chanter : j’aurai un rhume et, qui pis est, une cravate ; de cette manière, je serai dans l’impossibilité de manquer à mes intentions d’aujourd’hui, quand même j’en aurais le désir, ce que l’amour-propre pourrait bien m’inspirer. — On dit que mademoiselle de Pardaillan, qui demeure chez madame de Lorraine, est jolie comme un ange ; ajouterai-je qu’on prétend qu’elle me ressemble beaucoup ? J’imagine que le nez rouge que je devrai au froid demain matin mettra tous les spectateurs de son côté. Je mène monsieur et madame d’Havré et leurs filles. Voilà toutes mes petites dispositions. Vous ne saurez que par le courrier prochain le résultat d’une bataille où je compte avoir une conduite si lâche ; j’aime bien mieux céder la victoire que d’avoir à combattre, d’autant plus, je ne crois pas vous l’avoir dit, que j’ai très bien chanté l’autre jour. L’auditoire n’était pas nombreux mais c’est assez pour qu’on ne croie pas que j’aurai cédé à la peur. Je connais trop votre indulgence, cher papa, pour craindre que vous trouviez mon petit bavardage ridicule. Je vous dis tout ce que je pense. Quand je suis loin de vous, c’est mon seul dédommagement. — Madame Cockburn sort de chez moi ; elle a interrompu ma lettre ; elle ne va pas chez madame de Vaudémont ; n’importe, je n’y chanterai pas. Elle m’a invitée à dîner chez elle de manière que je n’ai pas pu refuser, mais je crois que je n’irai pas. — Adieu, cher papa ; l’heure de la poste presse ; il faut finir. Adieu. J’embrasse, comme je l’aime, toute la maisonnée.


Jeudi 26 décembre.

Je vais vous rendre compte de ma journée d’hier, chère maman, si un mal de tête affreux me le permet. Mais, auparavant, je vais vous faire part d’un mouvement de joie que j’éprouve depuis vingt-quatre heures : le vent a changé et me promet des nouvelles d’Angleterre ; tout le monde, hier, m’en faisait compliment, et c’est le seul que j’accepte avec reconnaissance. Je crois que l’extrême souffrance nerveuse que j’éprouve vient de l’inquiétude où je suis. Il me semble toujours entendre parler de poste ou de lettres ; l’espérance d’en avoir me console de voir mon départ retardé de huit jours : la neige rendait ce délai indispensable, et l’état de ma santé prudent. — Voyons donc, où étais-je en finissant ma dernière lettre ? Ah, je vous disais que je n’accepterais pas le dîner de madame Cockburn… En réfléchissant, je pense que j’aurais l’air de prendre parti dans l’histoire de femme de chambre qui divise mistress Cockburn et lady Webb et qui inspire à la dernière des propos sur les consuls et leur situation inutile au moins déplacés dans ce cas ci. Toutes ces considérations mûrement pesées, ajoutées à la présence des d’Havré qui devaient tous y être, m’avaient décidée à aller chez mistress Cockburn. Or, il existe à Altona une certaine dame dont la situation un peu scabreuse, ne la fait pas rechercher. Cette madame de Montesson a eu la fantaisie de divorcer à la municipalité de Paris et d’épouser (si cela s’appelle ainsi) le jeune Viguier. Depuis son séjour à Altona, personne ne la voit, et monsieur le duc d’Havré, apprenant qu’elle devait dîner chez sa belle-sœur, n’a pas voulu que sa femme et ses filles y allassent ; il m’a raconté ce fait avec la plus grande bonté, en me disant qu’il croyait remplir un devoir en m’en instruisant : ceci s’est passé hier matin à la messe et, là, on a décidé que monsieur le duc d’Havré et monsieur de Boigne iraient dîner chez mistress Cockburn, que je passerais la journée chez madame d’Havré et que l’excuse de n’avoir pas le temps de faire notre toilette au retour de la campagne servirait également pour ces dames et pour moi. — Au lieu des cent personnes que je croyais trouver à Blankenesse, nous n’étions pas dix. On m’a tant pressée de chanter que je n’ai pu me refuser aux sollicitations de la société et que je me suis passablement tirée d’affaire. Madame de Pardaillan m’a dit qu’elle m’avait beaucoup vue chez madame la duchesse d’Orléans qui raffolait de moi. Sa fille est extrêmement jolie et paraît gentille. — Je vous ai déjà dit que je menais le duc d’Havré et ses filles. En revenant de chez madame de Lorraine, il a parlé à ses enfants d’une manière qui m’a, je ne sais pourquoi, touchée à un tel point qu’en dépit de tous les frowns de monsieur de Boigne j’ai fondu en larmes et j’ai sangloté pendant un quart d’heure. J’ai dîné et passé toute la soirée jusqu’à minuit en quatuor avec madame d’Havré et ses filles. J’aime madame de Solre à la folie ; c’est le seul cœur que j’aie trouvé, à Altona, capable de me comprendre ; j’ai pleuré la moitié de la soirée et c’est la seule que je me rappelle avec plaisir depuis bien des mois. Je n’ai cependant rien dit de ce qui me regarde ; mais j’ai parlé de vous, de vos bontés pour moi, et cette bonne petite princesse m’a d’autant mieux entendue qu’ayant dit le matin à monsieur de B. que le changement de vent devait lui être agréable aussi, il lui a répondu que non, car il n’attendait pas de remises, phrase qui lui a paru fort jolie apparemment, car il l’a répétée plusieurs fois, avec une complaisance dont je lui sais bien bon gré. Au surplus, d’après les rapports que nous ont faits monsieur d’Havré et le général du dîner d’hier, je suis charmée de n’avoir pas été de la partie ; il parait que le plus mauvais ton y a régné ; les nouveaux mariés se tutoient, se cajolent, et, indépendamment de la belle-sœur, monsieur Durand, l’envoyé de la République, était de la partie, ce qui m’aurait paru, je l’avoue, toute aussi mauvaise compagnie.

Vendredi 27.

Je n’ai point encore de lettres, mais, en revanche, je suis malade comme une bête. Adieu, ma bonne maman. Je vous embrasse tous du plus tendre d’un cœur tout à vous.


Dimanche, 29 décembre.

Monsieur Gossler sort d’ici. Ce maudit homme m’a mise au désespoir : les glaces sont si fortes à Cuxhaven qu’il faut que je renonce à recevoir de vos nouvelles de plusieurs semaines et, ce qui m’afflige encore davantage, c’est que vous n’avez pas des miennes, car la même raison retient sept malles à Cuxhaven. Je ne peux pas vous exprimer à quel point je suis découragée. Depuis quatre jours, je ne respire que dans l’espoir d’avoir des lettres et m’en voilà plus éloignée que jamais. Chers et excellents amis, est-il possible que je sois si totalement séparée de tout ce qui m’attache à la vie ? — On dit que nous partons vendredi pour Copenhague, et je m’éloigne encore sans avoir eu la légère consolation de recevoir un mot de vous depuis le 29 novembre. Avec cela, je désire partir mais je doute que cela soit, car je crains bien que la neige qui tombe de plus en plus n’y mette un obstacle invincible si les Belts sont parfaitement gelés ; je n’ai aucune objection à les passer en traîneau, mais la description qu’on me fait des bateaux à patins dans lesquels on vous attache pour aller également sur la glace et sur l’eau me paraît peu engageante. Au surplus, peu importe et je passerai comme on voudra. Je suis horriblement souffrante, mais toutes les espérances dont je vous parlais dans ma lettre se sont envolées depuis hier au soir ; je ne m’en porte pas mieux pour cela. La neige m’a fait tant de mal aux yeux que j’ai été obligée de m’interrompre dix fois pour écrire cette page.


Lundi 30.

Je me suis arrêtée hier ; je n’en pouvais plus. La nouvelle que je venais d’apprendre m’avait accablée, et ce n’est qu’un torrent de larmes qui m’apporta le moindre soulagement. Plus on est malheureuse, plus on est sensible aux disappointments de cette espèce. Mais, à quoi bon écrire, me disais-je hier ; peut-être seront-ils trois mois sans entendre parler de leur enfant chéri, et tout ce que je leur dirai sera oublié avant qu’ils puissent le recevoir. Mais, chère maman, quoique ces réflexions nuisent sans doute à l’espoir que j’avais de vous voir suivre et juger les démarches de votre Adèle, cependant ce m’est une consolation de voir que vous serez obligée d’avouer que tout mon être est à vous, que je ne respire que pour vous, que, si je respire encore, ce n’est que pour vous, que si, enfin, je cherche à plaire aux gens qui m’entourent, ce n’est que dans l’espoir qu’il reviendra à papa que son ouvrage est digne de lui et que vous m’en aimerez encore davantage. Ah ! oui, ma bonne maman, je suis insatiable. Si je plais, je me dis : « papa jouirait de ce petit succès » et cette idée me rend mille fois plus prévenante. En vérité, je ne saurais exprimer ce que j’éprouve pour vous ; il faudrait décrire chacun de mes sentiments, chacune de mes idées, puisque tous et toutes se rapportent à vous, mes guides adorés, que je regrette à chaque instant de ma vie. Je ne trouve un peu de consolation que dans la compagnie des d’Havré. Le duc aime tant madame de Solre ; il est dans une telle agitation en la voyant destinée à figurer dans une contredanse de belles danseuses, et dans une telle joie en la voyant les éclipser toutes que je ne peux m’empêcher de l’aimer de tout mon cœur. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas dire ce qu’on éprouve, mais la perfection n’est que pour un seul. — Je ne suis pas sortie depuis plusieurs jours, seulement hier pour aller chez lady Clifford, pour plusieurs raisons : ma santé et l’extrême jalousie qu’on a de sir J. W. sont les principales. On m’a fait part assez paisiblement des sentiments qu’on éprouvait et je me suis soumise de bonne grâce, quoique l’absurdité d’une pareille idée doive sauter aux yeux de chacun. Au surplus, comme cette société n’a pas grand charme pour moi, je n’ai pas eu un grand mérite à m’en éloigner. — Demain, nous donnons un grand dîner chez Rainville. C’est une restoration (cela s’appelle ainsi) où tous les habitants d’Altona donnent à dîner. Ce sera la Gerbe, et, vendredi, je crois que nous partons décidément. Les convives seront… Mais à quoi servent des noms ? Tous les gens qui m’ont fait des politesses. Mistress Cockburn demeure dans cette maison, mais je ne crois pas qu’elle vienne parce qu’elle a manqué se rôtir l’autre jour, que monsieur Cockburn a manqué se brûler en éteignant le feu, qu’on a manqué lui couper la main hier, parce que la gangrène a manqué se mettre à sa brûlure, et, enfin, j’espère qu’il ne manquera pas d’en guérir, attendu que quelques mal-intentionnés prétendent qu’il en est quitte pour deux grosses ampoules. Au surplus, j’ai fait à cette occasion tout ce que vous auriez pu me conseiller : je me suis tue et j’ai envoyé savoir des nouvelles. Madame de Solre ayant exprimé le désir d’entendre Dussech qui est ici, je me le suis procuré ; ainsi j’imagine qu’il y aura un peu de musique demain après le dîner et qu’il faudra que je chante. Je ne doute pas qu’on dise à Londres que je donne des fêtes, mais peu m’importe pourvu que je retourne à Portland place. Le dîner de demain, d’ailleurs, n’est pas de mon « imaginative », car j’aurais mieux aimé qu’il n’eût pas lieu. Je le trouve de trop, et je doute fort que, dans l’état où je suis, je me tire d’affaire en faisant les honneurs d’un dîner de dix-huit personnes où, du reste, je ferai de mon mieux. — Tout le monde me charge ici de mille choses pour vous, ma bonne maman : prenez cela pour ce que cela vaut, pas pour grand chose, an empty sound. Je deviens chaque jour plus misanthrope. Je vois que les anglais sont comme les autres et qu’ils font moins de méchancetés à Londres ; c’est qu’ils n’en ont point le temps et que le nombre de leurs connaissances est plus étendu. Il y en a une dizaine ici qui se déchirent comme la province de Manchester. Lady Webb est au milieu de tout cela ! Grâce au ciel, je n’y suis pas. Maman, l’émigration n’a pas changé les hommes, seulement on les voit plus ce qu’ils sont, c’est-à-dire… J’oubliais que je n’ai que dix-huit ans et que je devrais voir tout en beau… Je ne sais pourquoi cette idée que le siècle va finir sans que je vous embrasse m’afflige davantage que si c’était une année toute simple. Papa, maman, je ne vous souhaite pas la bonne année : il n’y en aura pour vous comme pour moi que quand nous serons dans les bras les uns des autres. Alors, pour la première fois depuis bien des mois, j’éprouverai un sentiment de joie sans mélange. Il me semble que, si j’étais en route pour aller vous retrouver, mon voyage dût-il durer des années, je souffrirais moins qu’en « toupillonnant » comme je le fais. Je n’ai pas le courage d’écrire à ma chère madame O’Connell ; si elle sait son malheur qu’une petite lettre d’amitié paraîtrait froide et déplacée, sinon… je suis trop occupée d’elle pour pouvoir lui parler d’autre chose. — Vous recevrez le paquet que je vous ai annoncé avec le dégel ; vous trouverez les schawles dans la doublure des redingotes ; quant au bœuf, j’espère qu’il sera bon ; il faut le faire cuire à très petit feu et pendant cinq ou six heures ; la même méthode est suivie pour les jambons fumés. — J’espère que mon Rainulphe ne croira pas que je l’ai oublié si je ne lui envoie rien. Je n’ai rien trouvé, si ce n’est un jeu de jonchets qu’on me promet et dont j’espère que Célinie et lui s’amuseront. Adieu, chère maman. Je vous embrasse peu aujourd’hui. Je me laisse une petite place pour recommencer demain. J’ai reçu une seconde lettre de l’évêque, bonne et aimable : comme à son ordinaire. Adieu chers amis, je vais faire ma toilette et répéter un air pour ce soir. Lady Clifford viendra ce soir chez moi ; c’est une grande faveur, mais sa ladyship est, dit-elle, folle de moi. Adieu, maman, je charge Rainulphe de vous embrasser pour deux.



Itzéhoé (à 48 milles d’Altona)
Dimanche, 5 janvier 1800.

Vous avez reçu par la dernière malle, mon cher papa, un billet qui certainement ne méritait pas la peine d’être envoyé si loin, mais, dans l’incertitude de ce qu’était devenue la lettre que j’avais fermée la veille au soir et connaissant l’inexactitude des postes, je n’ai pas voulu qu’il en partît une seule qui ne vous portât un mot de moi. D’ailleurs, je voulais vous annoncer positivement notre départ pour Copenhague. Je vous disais, dans cette lettre dont j’ignore le sort, que le dîner de mardi dernier, donné par nous chez Rainville, s’était très bien passé, que madame de Lorraine avait fait tout au monde pour me retenir jusqu’à lundi parce qu’elle avait arrangé une fête dont j’étais l’objet pour ce jour là, que monsieur de Guines m’avait fait mille amitiés et m’avait donné plusieurs lettres pour Copenhague, que les d’Havré et cette bonne lady Clifford avaient été, comme à leur ordinaire, adorables pour moi, enfin que j’avais fort bien chanté, quoique très mal accompagnée par D. qui avait l’air charmé et qui probablement vantera d’autant plus mon talent que je lui ai fait donner dix guinées pour la soirée qu’il a passée chez moi. Vous jugez bien qu’avec ces moyens là on a une voix céleste. Je vous disais aussi que, malgré l’attente des lettres et même peut-être des personnages qu’on m’avait annoncé devoir nous retenir longtemps à Altona, il n’en a plus été question depuis le jour où je vous ai rendu compte de la courte conversation que cette nouvelle avait occasionnée et que, du reste, tout était dans l’ordre accoutumé : très mal, sans scènes. Il y en a cependant eu une petite en public sur ce qu’on a voulu me faire des plaisanteries sur ma tristesse, auxquelles j’ai répondu froidement mais d’une manière décidée, en disant ouvertement les raisons qui la causaient. L’extrême jalousie qu’avaient inspirée les soins (de pure politesse) de sir J. W. m’a presque amusée ; elle avait succédé, elle a succédé à celle qu’avait inspirée John et m’était infiniment plus commode. J’ai été, pendant un moment, décidée à en faire part à la femme : mais elle est trop légère et trop conteuse d’histoires ; j’en ai trop mauvaise opinion, enfin, tout lui est bon pour faire des tracasseries et il lui faut bien peu de fondement pour fabriquer des calomnies atroces ; je ne conçois pas où elle a pu pêcher tout ce qu’elle m’a raconté ! Si je pouvais vous le dire, cela vous ferait dresser les cheveux sur la tête ; par exemple, elle m’a assuré qu’elle avait beaucoup à se plaindre de sa tante parce que, dit-elle, « si je n’étais pas catholique, j’aurais pu faire de bien meilleurs mariages et un, entre autres, que je regrette tous les jours davantage » ; quel speech ! J’espère que c’est légèreté car je serais fâchée qu’une aussi jeune personne fût aussi corrompue que ce propos pourrait le faire supposer. J’ai été bien aise de m’en débarrasser, car elle me faisait tant d’amours que j’étais dégoûtée, et j’aurais voulu pouvoir les rendre à ma voiture à laquelle ils étaient véritablement adressés. Mais, c’est assez parlé d’Altona. — Je ne peux pas vous dire que votre lettre du 6 décembre m’a fait bien plaisir parce que j’en espérais d’une date plus fraîche, mais c’est quelque chose de savoir que vous étiez bien alors. — Nous avons fait la route d’Altona à Itzéhoé en deux jours. Ne croyez pas, cher papa, que ce fait soit une expression impropre ; c’est un fait. Partis samedi par la neige, il a fallu nous faire accompagner par une douzaine d’hommes armés de pioches. Ce n’est pas que trois ou quatre cents personnes n’eussent fait le chemin dans la nuit, mais le vent qui soufflait détruisait leur ouvrage à chaque instant, et nous avons plusieurs fois enfoncé jusqu’à l’essieu. Tant bien que mal, nous sommes arrivés ici à onze heures du soir, hier, et nous passons toute la journée dans l’espoir que la gelée durcira la neige et que d’autres voyageurs nous rendront le service que nous avons rendu hier, en frayant et en découvrant la route, ce qui n’est pas facile, je vous assure. Je ne cherche pas à vous donner une idée du froid qu’il fait : le thermomètre est de quatre degrés plus froid qu’il ne l’a été l’hiver dernier à Londres. Je souffre beaucoup des yeux ; c’est à peine si je peux y voir pour écrire.

Je vous le répète, mes chers amis, tant que je le pourrai, je tâcherai qu’aucune malle ne parte sans vous porter de mes nouvelles, mais, si cela arrive, ne soyez pas inquiets ; soyez sûrs que je ne ferai pas d’imprudences. Adieu ; je vous embrasse du plus tendre de mon cœur qui ne bat que pour vous. Ah ! mes amis, quand nous reverrons nous ? Je remercie le bon abbé de son petit mot. Je crains que mon frère ne trouve ces jonchets, tant vantés, bien vilains.



Bemmels, lundi, 6 janvier.

Je vous écris, chère maman, dans l’espoir de pouvoir faire mettre ma lettre à la poste à Schleswig où j’imagine que nous arriverons demain, quoique nous en soyons encore à sept milles d’Allemagne et que nous n’ayons pas pu parvenir d’en faire trois aujourd’hui ; mais, véritablement, les chemins sont détestables au point, par exemple, que nous n’avons pas fait un quart du chemin sur la grande route et que, le reste du temps, nous avons été obligés de voyager de champ en champ en passant la voiture à bras par dessus les haies qui les séparent. Enfin, c’est un bonheur inconcevable que nous n’ayons pas versé trois ou quatre fois ; du reste, nous sommes entrés dans une auberge où il n’y a pas eu de feu depuis un mois que dans la chambre à fumer qui nous est commune avec nos postillons, ce qui me serait fort égal si ils n’y fumaient pas, mais j’aime encore mieux geler qu’étouffer. Mon compagnon de voyage supporte ces contrariétés d’une manière divertissante pour moi : il se plaint de tout, et regrette surtout son départ d’Altona, se prend à moi de tout ce qu’il souffre, s’impatiente de ma patience et voudrait pour tout au monde que je me plaignisse autant que lui ; mais je ne fais que rire de ses doléances en l’assurant que je savais parfaitement tout ce à quoi je m’exposais en consentant à ce voyage, que je le lui ai représenté, qu’il n’en a tenu compte, que je me suis soumise à son caprice et que, maintenant qu’il n’est plus question que de supporter des désagréments, je me croirais bien faible de me plaindre après les sacrifices d’un genre si pénible que j’ai faits. Je me flatte cependant que nous ne serons pas retenus bien longtemps pour passer les Belts. Demain matin, nous partirons, j’espère, à huit heures au plus tard et je ne me flatte pas d’être à Schleswig avant huit ou neuf heures du soir. — Je ne vous parle pas du pays que je traverse ; vous connaissez la neige et je n’ai vu que cela, mais, autant que je puis en juger au travers de cette couverture blanche, il me paraît plat et je crois que, même en été, il doit être fort laid. Les habitants paraissent excessivement reculés : nos voitures sont pour eux un objet d’étonnement plutôt que d’admiration car ils paraissent incapables d’un sentiment qui supposerait un genre d’émulation ; ils sont fort bien quatorze ou quinze occupés à atteler quatre chevaux et cette opération dure au moins une heure et demie ; s’ils veulent faire reculer une voiture de quatre pas, ils détellent froidement les chevaux les attachent derrière et tirent la voiture à reculons, etc… enfin il faut quatre allemands et quatre heures pour faire autant qu’un anglais en une heure. Le paysan, ici, est soumis à la corvée, au moins pour débarrasser les chemins après la neige. J’ignore s’ils sont contraints à d’autres travaux, mais, assurément, ils n’exécutent pas celui-là avec soin. — Adieu, mes chers amis ; je vais tâcher d’avaler un peu des cochonneries qu’on nous sert et puis chercher du repos dans mon petit lit qui est mon seul comfort et hors duquel je n’ai pas couché depuis mon arrivée à Cuxhaven ; vous savez que je ne peux pas souffrir le changement de lit. — Je vous embrasse tous pour ce soir : quel agréable jour des Rois !… ma foi, s’il faisait aussi froid qu’aujourd’hui, ils y avaient bien quelque mérite.


Mardi 7, à Schleswig.

Ce n’est pas sans peine et sans fatigue que nous sommes ici, je vous assure, ma bonne maman. Je n’en puis plus de froid. Si je ne craignais pas n’être pas en état de faire une longue course, j’opinerais pour que nous fissions neuf milles d’Allemagne demain ; alors nous pourrions espérer d’arriver jeudi à Aarö où l’on passe le petit Belt. Je tâcherai de vous écrire de là, ne fût-ce qu’un mot. Ce qui est assez extraordinaire, c’est qu’on ne connaît pas plus l’état actuel des Belts qu’en Angleterre : ce peuple me paraît de la plus grande apathie. Mon Dieu ! que je voudrais être allemande ! — Adieu, ma bonne et chère maman ; embrassez papa et Rainulphe pour moi. Quoique j’écrive avec des gants, mes doigts sont tellement gelés que je puis à peine tenir ma plume. Mille amitiés aux bons O’Connell ; le sort de cette malheureuse femme m’occupe sans cesse.



Kalding, vendredi 10 janvier 1800.

C’est à toi, mon bon ami, que je veux écrire. Peut-être est-ce la seule lettre que tu recevras de ta vie datée du Jutland ; d’ailleurs, il faut que je t’apprenne une nouvelle qui, sans doute, t’intéressera parce que j’imagine que, depuis mon départ, tu t’occupes assez de la géographie du pays que je traverse pour savoir que le petit Belt se passe à Aarö. Eh bien, mon ami, ce passage est changé : on l’a transféré à Snoghorg d’où l’on va à Middeljart, en Fionie. — Je me flatte, mon cher Rainulphe, que tu m’as suivie dans mon voyage jusqu’à Schleswig, par Itzehoë et Rendsburg (situé sur l’Eyder et très bien fortifiée) ; apprends que, de là, nous avons été à Flensburg en laissant Gottorp à notre droite. Flensburg a un excellent port et c’est là que l’on construit et que l’on frète tous les vaisseaux destinés au cabotage de la Baltique. La ville, quoique très petite, est, dit-on, fort commerçante. — Jusqu’à Apenrade, le pays est affreux, mais, depuis ce petit bourg situé dans une position délicieuse, la campagne (jusqu’à Kalding, par Hadersleben) paraît bien boisée et charmante. Au surplus, je n’ai plus guère de sensations d’aucun genre, si ce n’est pour vous aimer tous plus que jamais, car tout en moi est gelé ! je ne saurais te faire comprendre à quel point j’ai froid, mon cher Rainulphe, à moins que tu ne te rappelles le Saint-Gothard. — Je me flatte que papa et maman auront reçu deux lettres de moi depuis que j’ai quitté Hambourg, l’une de Itzehoë et l’autre de Schleswig, mais la mer rend les correspondances si peu exactes qu’il est presqu’impossible de tenir un compte fidèle des lettres qu’on reçoit. — Je ne doute pas, mon ami, que tu n’aies cherché à être encore meilleur garçon depuis mon départ : redouble tes soins pour consoler nos excellents parents. Mon cher Rainulphe, je te promets que, si je suis assez heureuse pour être auprès d’eux quand les soins de l’état que j’espère te voir embrasser t’en éloigneront, je n’épargnerai rien pour adoucir un chagrin aussi cruel. — J’ignore encore quand nous arriverons à Copenhague ; je crois que nous traverserons le petit Belt demain ; mais les rapports qu’on nous fait du grand diffèrent beaucoup les uns les autres ; les plus favorables cependant ne nous promettent rien d’agréable. Dis à papa que je lui écrirai d’Odense et que je lui manderai ce que je saurai relativement à notre passage. — Sais-tu bien, mon cher frère, que je n’ai rien pu trouver à Hambourg à t’envoyer que ce jeu de jonchets que l’on m’avait fort vantés mais qui m’ont paru assez laids : je crains bien qu’ils ne te fassent la même impression. Je te prie, ainsi que monsieur l’abbé, de manger du bœuf fumé à votre lunching et de boire un verre de Porto à ma santé. Je te prie aussi, mon ami, d’embrasser bien tendrement pour moi madame O’Connell, Aimée et même mademoiselle Célénie, dussiez-vous en rougir tous les deux. — J’espère savoir par toi des nouvelles de Céva. Vas voir Lessé et demande-lui si Tarina se porte bien et si elle est en bon état. Mandez-moi tout cela ; mandez-moi surtout si maman est bonne fille, si elle mange, si elle dort, si elle est raisonnable, et, en tous cas, caresse-la bien pour moi et mets toi bien souvent (à mon intention) sur les genoux de notre adoré papa. — Adieu, mon enfant chéri, reçois les caresses bien tendres d’une sœur qui ne désire vivre que pour toi. — Mille choses au bon Zéqui ; je suis sûre qu’il pense à moi bien souvent. Bonsoir, mon ami ; je suis bien fatiguée et à moitié endormie : je vais me mettre dans mon lit et cela sans souper pour la meilleure raison du monde : il n’y a rien à manger, pas même du pain.



Odense, mardi 14 janvier.

Je mandais à mon frère l’autre jour que je vous écrirais d’Odense. Hélas, mon cher papa, je crains bien que vous receviez plus d’une lettre d’ici, car il me semble à peu près impossible de passer le grand Belt. Des passagers qui viennent de Copenhague disent avoir été huit jours sur une petite île déserte au milieu du Belt où ils ont pensé périr de faim et de froid, sans que les glaces leur permissent d’en sortir. Vous voyez que ces détails sont encourageants ! au surplus, dites bien à maman de ne pas s’inquiéter : car même ma prudence est fort peu nécessaire et sûrement, si nous courons quelque danger, ce sera à notre insu. — Nous avons été retenus deux jours à Snoghoy, quoique la mer soit beaucoup moins large en cet endroit que la Tamise ne l’est à Londres, mais la communication n’est généralement entretenue que par des bateaux fort petits, et, comme il en fallait un beaucoup plus grand pour transporter nos voitures qui ont passé dans le même sans être démontées, il a fallu élargir de passage qu’on avait fait dans la glace pour les petits bateaux. Je ne puis mieux comparer cette navigation qu’à la chute d’un vaisseau qu’on lance, excepté que la quille touche l’eau. — Au surplus, nous avons envoyé John à Nyborg pour savoir en détail de quelle manière il sera possible que nous nous rendions à Korsör. On dit qu’il faudra laisser nos voitures, mais, sûrement, je n’y consentirai jamais parce que je ne me sens pas la force de faire cent milles en Zélande, au mois de janvier dans des charrettes absolument découvertes, car les Stool waggons, qui sont les seules voitures de postes, ne sont pas autre chose. — Il y a un monsieur le comte de Stolberg qui poursuit la même route que nous : c’est un jeune homme de très bonne maison et qui nous a fait toutes les avances qu’un gentleman peut faire, mais nous les avons reçues avec plus que de la froideur. Il s’est contenté de nous faire une première visite que je n’imagine pas qu’il soit tenté de renouveler. J’en suis fâchée car il me semble que sa présence eût été un délassement à l’ennui que doit infailliblement causer le voyage que je fais, qui ne peut pas même intéresser la curiosité. Depuis que je vois des vilains pays, il n’y en a point à comparer avec la Fionie : de Middeljart à Odense, nous avons traversé trente-six milles de pays sans voir un village, un arbre, pas même une maison pour changer de chevaux, les mêmes nous ayant traînés tout le temps. Du reste, la neige ne manque pas dans cette plaine éternelle dont les propriétaires ne doivent pas beaucoup connaître le luxe assurément.

L’idée que je serai encore si longtemps sans recevoir de vos nouvelles, puisque je ne peux pas espérer d’en avoir avant d’arriver à Copenhague, m’afflige à un point que vous comprendrez facilement, puisque c’est ma seule consolation dans la triste situation où je me trouve et dont je voudrais bien vous faire le détail, ce qui est impossible. À cette fois suffit que, avant-hier matin, monsieur de B. m’a donné un bon coup de poing devant quatre témoins, que, depuis ce temps, nous n’avons pas échangé une seule parole. Ne croyez pas, cependant, que j’en sois du tout malheureuse, car, le moment de colère passé, j’ai vu immédiatement l’avantage qu’une pareille action me donnait sur lui. Au surplus, vous recevrez les détails par quelque voie aussitôt que cela sera possible. Je crois qu’on rachèterait chèrement la sottise faite. — Adieu, mes excellents amis ; ne me plaignez pas ; je ne m’ennuie, en vérité, pas beaucoup. Je vous embrasse et je ferme ma lettre. Adieu, encore adieu.



Nyborg, vendredi 17 janvier.

Quoiqu’à Nyborg, je ne suis pas plus rapprochée du but de mon voyage, ma chère maman, et les glaces me paraissent combinées contre moi. Cela m’étonne d’autant moins que je m’en rapporte à mon étoile de me susciter sans cesse de nouveaux contre-temps ; celui qui me retiendra quelques semaines à Nyborg n’est pas un des moins fâcheux pour moi puisqu’indépendamment du désagrément de passer ce temps dans une mauvaise auberge, et absolument seule, cela m’éloigne encore du but où tend tout mon espoir et je ne puis regarder mon séjour ici que comme un temps perdu. — Ce qui me désespère aussi est l’impossibilité d’avoir de vos nouvelles, messieurs Beremberg et Gossler devant envoyer à Copenhague toutes les lettres qu’ils recevront pour moi, et l’instabilité de notre séjour ici m’empêchant d’écrire ni à Hambourg ni à Copenhague qu’on me les fasse parvenir, car il n’y a point d’autre empêchement, la malle allant régulièrement à Korsör mais dans des bateaux à patins. Voici la manière dont on voyage dans ces esquifs qui sont extrêmement petits : on attache le patient avec le bateau ; après quoi, deux hommes le poussent devant eux sur la glace jusqu’à ce qu’il flotte, alors, les bateliers s’élancent dedans au risque de le faire chavirer, ce qui arrive souvent ; ils vont à rame jusqu’à ce qu’ils rencontrent un autre glaçon sur lequel ils s’élancent et hissent le bateau qu’ils recommencent à pousser. Ce petit manège se répète tous les quarts d’heure à peu près ; car, excepté le premier glaçon qui s’étend à un mille allemand (six milles anglais) en mer, les autres ne sont pas fort grands. J’avoue que, ne trouvant pas un grand mérite à me noyer dans le Belt, je ne suis pas fort empressée d’éprouver ce genre de navigation et que je suis assez d’avis d’attendre ici la gelée ou le dégel : indépendamment du danger, c’est une corvée pénible, attendu qu’à chaque fois que le bateau saute de la glace dans l’eau, le malheureux voyageur est inondé quand il n’est pas noyé. Deux femmes qui sont arrivées il y a quatre jours avaient un pouce de glace sur toute leur personne : je n’en crois rien, mais je vous répète exactement le propos qu’on m’a tenu. — Adieu, ma bonne maman, je vous embrasse pour aujourd’hui. Avez-vous reçu ma lettre du quatorze écrite d’Odense ?


Samedi 18.

Les événements de ma vie, tant que je resterai ici, ne seront pas très variés ni très intéressants. Le silence qui continue à régner autour de moi ne permet à ma situation de changer en aucun genre. Je voudrais bien savoir ce que la divine dit de mon sort à venir, car je ne me flatte pas qu’elle ait perdu ou qu’elle perde jamais son influence : on la connaît tout comme nous ; il n’est pas question de dessiller les yeux pour montrer un monstre ; au contraire, la connaissance parfaite qu’on a de sa méchanceté n’est qu’une raison pour l’aimer davantage. J’avoue que, plus je réfléchis au genre de sentiment que cette femme peut inspirer, moins je le conçois… enfin ! — J’ai lu dernièrement un livre qui m’a fort intéressée : c’est une espèce de pamphlet journaliste intitulé Précis des événements militaires. Cet ouvrage, dont il n’a encore paru que sept numéros, rend compte très clairement de la campagne très embrouillée de 99 ; il me semble que le style qu’on a adopté convient parfaitement à la grandeur du sujet par sa simplicité ; mais le morceau qui m’a paru le mieux fait est le premier où l’on rend compte de la situation de la France lors du traité de Léoben et à sa rupture ; je voudrais que papa lût cet ouvrage ; je crois qu’il l’intéresserait et puis je serai bien aise qu’il m’en mandât son opinion. — On me promet que, si le temps qu’il fait depuis deux jours dure encore cinq ou six jours, nous pourrons passer le Belt ; mais qui oserait se flatter d’un dégel soutenu pendant huit jours au mois de janvier en Fionie ? — Adieu, bonne et chère maman ; j’ignore quand ma lettre partira parce que c’est la poste de Copenhague qui la prendra en passant : on l’attend aujourd’hui, mais Dieu sait quand elle arrivera.


Dimanche 19.

Voici la poste, mes bons amis. Adieu ; le dégel continue, je n’ai que le temps de vous embrasser tous. Croyez qu’il existe dans un petit coin de la Fionie un cœur tout à vous.



Nyborg, mercredi 22 janvier.

Malgré le dégel qui continue, notre départ ne paraît pas très prochain. Je suis sortie hier pour la première fois depuis que je suis ici, et j’ai été à quatre milles où l’on s’embarque pour la Zélande pendant l’hiver. Là, on m’a donné l’espoir que nos voitures pourraient passer vers le commencement d’avril ou la fin de mars. — Monsieur de Boigne a eu différents plans en vue depuis les huit jours que nous sommes ici à croquer le marmot : d’abord, il voulait retourner à Hambourg : mais je m’y suis opposée parce qu’au bout d’un séjour de trois mois, je me serais trouvée au même point qu’à présent ; ensuite il s’est décidé à aller à Berlin par Lubeck, et à remettre le voyage de Copenhague à notre retour de Munich. Cette idée me convenait beaucoup mieux que l’autre ; quoiqu’elle eût l’inconvénient de nous faire faire six cents milles de plus qu’il n’était nécessaire, elle occasionnait une beaucoup moins grande perte de temps, et c’est là ce qui m’intéresse le plus… mais elle s’est évaporée pour donner lieu à une autre de beaucoup la plus raisonnable qui serait que monsieur de Boigne allât seul à Copenhague terminer ses affaires, et qu’il revînt me prendre ici où je l’attendrais. Je me passerais fort bien de voir Copenhague. — J’ignore si monsieur de Boigne mettra ce projet à exécution mais j’en doute. — À présent, cher papa, vous savez quel doit être mon sort, c’est-à-dire que vous ne savez rien. Ce qui m’étonne, c’est que je ne m’ennuie pas beaucoup ici : j’ai rappris tout l’Art poétique par cœur ; enfin je m’occupe et, si j’avais pu me procurer un maître d’allemand, je ne regretterais pas mon séjour, mais toute la ville de Nyborg ne fournit pas un homme qui parle français et allemand. Du reste, depuis que je suis dans ce pays, je n’ai pas appris à dire un mot et je crois que j’y passerais dix ans sans faire le moindre progrès, à moins de m’y livrer entièrement pendant quelque temps comme j’aurais pu le faire en ce moment, surtout si monsieur de B. va seul à Copenhague, puisqu’il ne peut guère être absent moins de quinze jours et que ce temps, uniquement employé à connaître les principes de la langue du pays où l’on se trouve, doit suffire à donner beaucoup de facilité. — Je sollicite monsieur de B. d’écrire à Copenhague pour qu’on m’envoie mes lettres, s’il y en a pour moi. — Êtes-vous aussi sans nouvelles ? Mon Dieu que je vous plains !


Vendredi 24.

Monsieur de Boigne me paraît décidé à partir demain si les vents le permettent. Alors, notre séjour ici tiendra lieu de celui que j’aurais fait à Copenhague et je ne le regrette pas du tout. Si je vivais comme un animal sociable, je pourrais assez m’amuser des différentes personnes que cette auberge renferme. Le comte de Stolberg y a passé plusieurs jours et m’a paru fort gentlemanlike : je l’ai vu deux ou trois fois ; du reste, il y a une grande intrigue dans la maison. Certain italien a épousé, il y a deux mois, à Copenhague, une demoiselle russe dont la position paraît avoir été scabreuse ; à peine mariés, la discorde s’est mise entre eux et, arrivés ici, ils se sont décidés à se séparer. Les articles n’étaient pas difficiles à faire ; il n’y a rien de part ni d’autre : mais la dame, qui paraît être au plus offrant, s’est mise sous la protection d’un colon de l’Île de France, d’un vieux monsieur de Chézon qui arrive d’Afrique et me parait d’autant plus propre à pigeonner que c’est un de ces faibles esprits forts, qui se vante d’avoir oublié son Pater, qui assure que ces gaillards de confesseurs ne sont plus à la mode, etc… et que la dame qui m’a honorée de deux ou trois visites me semble avoir beaucoup d’esprit et savoir se plier parfaitement aux idées des gens à qui elle souhaite plaire. Elle m’a raconté son histoire à sa guise ; mais elle s’est embarrassée de manière à me faire entendre plus qu’elle ne voulait, cependant elle m’a dit des traits de jalousie de son mari dont j’ai été trop frappée pour en révoquer en doute la vérité. Je n’ai pas été la seule à saisir les ressemblances, ce qui m’a procuré une soirée assez plaisante par l’extrême intérêt qu’on a mis à défendre le mari, ce qui semblait étonner les auditeurs beaucoup. Au surplus, cette femme est tellement coquine que, quoique assez aimable, j’ai été obligée de lui fermer ma porte ; elle m’a appris le mariage de mademoiselle de Xernichef avec un mince officier russe et celui de Brunette Le Brun avec une espèce de valet de chambre renforcé du comte de Xernichef qui lui devait une petite somme mais qui est ruiné et exilé. — Faites mon compliment de condoléance à Rainulphe sur ce mariage. Monsieur de Stolberg connaît madame de Werthern ; il m’en a parlé comme d’un ange ; comme chacun a son histoire, celle de ce jeune homme est que sa femme, fille du feu roi de Prusse, s’étant sauvée de chez lui avec son secrétaire, il s’est battu avec lui, l’a tué et maintenant est obligé de fuir tandis que la comtesse est enfermée dans la citadelle de Wurtzbourg par ordre de son frère : où donc est le bonheur dans ce monde ? J’ai trouvé assez plaisante cette réunion de ménages malheureux à Nyborg.

Dimanche 26.

Le temps affreux qu’il fait retient monsieur de Boigne ici depuis deux jours. Il partira aussitôt que cela lui sera possible. — Il est arrivé hier un général danois qui n’a quitté Londres qu’il y a un mois ; il a passé par Calais ; il est venu chez moi ce matin et m’a dit qu’en traversant la France il n’avait reçu que des attentions et des politesses les plus marquées des mêmes gens qui l’insultaient il y a cinq ans, que les postes étaient servies à merveille et les auberges comme en Angleterre ; il n’avait point d’armes sur sa voiture mais il dit que cette précaution est devenue inutile ; il doit me donner des gazettes anglaises qu’il attend aujourd’hui, ce qui me fera bien grand plaisir. Comme il est directeur des postes, il m’a proposé de faire ouvrir la malle pour me procurer la lettre mais, malheureusement, elles sont sous le couvert de monsieur Duntzfelt, ce qui me disappoint cruellement. — Par mon ignorance de la langue des danois et la très grande difficulté de trouver un interprète, j’ai manqué une poste, ce qui me décide à fermer ma lettre aujourd’hui afin qu’à quelque heure qu’arrive la poste elle puisse s’en charger. — La solitude entière où je me trouverai pendant quinze jours au moins ne m’effraie pas beaucoup ; ce qui m’alarme davantage est la situation d’Hambourg, la réponse laconique de Buonaparte au Sénat que j’ai lue dans la gazette de Leyde du 14 janvier : il paraît que cette ville est mal assurée et j’avoue qu’il y a beaucoup d’égoïsme à l’intérêt que je prends à sa conservation. — Adieu, mes bons amis, c’est du plus profond de mon cœur que je vous prie de penser à moi le 19 février : que cette époque me rappellera de moments heureux ! Puissé-je en passer encore dans vos bras ; car je sens bien que, pour moi, le vrai bonheur ne peut jamais être que là. — Je suis malade comme une bête depuis deux jours. Si je me laissais aller, ah ! comme J’aurais vite la maladie du pays ; mais je suis bonne fille.



Nyborg, mardi 28 janvier.

Le temps des miracles n’est pas passé : il vient de s’en opérer deux, les voici ; jugez par vous-même. Monsieur de B. a tenu pendant quatre jours à la même opinion et est à l’heure qu’il est sur le chemin de Korsör à Copenhague, car, son étoile ne l’abandonnant jamais, il a passé en quatre heures. Avais-je raison, sont-ce là des miracles, chère maman ? Quel homme ! Après avoir craint de me laisser avec vous un quart d’heure, il me campe là, dans une auberge (en Fionie, il est vrai) sous la seule garde de quelques valets dont il se méfie. Je vais maintenant, chère maman, vous mander bien des détails que je n’ai pas encore pu vous donner. Ce n’est pas qu’il lise mes lettres, mais je crains toujours que la fantaisie ne lui en prenne, et je crains de me compromettre ; c’est pour la même raison que je continue à vous recommander la plus grande circonspection. — Commençons par les raisons qui m’ont empêchée d’aller à Copenhague : vous me connaissez assez pour croire que ce ne sont pas les dangers du passage qui m’ont retenue ; la raison que j’avais donnée de ne vouloir pas faire cent milles en charrette n’existait plus parce que monsieur Duntzfelt m’avait envoyé une voiture à Korsör, et je me serais alors décidée à partir si monsieur de B. n’avait pas, avant que j’apprisse cette nouvelle, annoncé le dessein d’aller seul finir ses affaires, ce que j’ai préféré, d’abord parce que l’excuse des glaces en aurait été une excellente pour me retenir là jusqu’au mois de mars et puis que l’état de ma santé ne me permettait pas de m’embarquer avant le 30 au plutôt. C’était donc du temps gagné de toutes les manières ; de plus, je savais que vous, ma chère maman, n’étiez pas sans inquiétudes sur mon séjour à Copenhague et j’ai voulu vous les épargner. D’ailleurs, la solitude convient beaucoup mieux à la situation de mon âme que le bustle d’une cour où je me serais précisément trouvée pendant le fracas du carnaval et où je me serais vue obligée de me livrer à ce qu’on appelle les plaisirs pour pouvoir la quitter. Je n’ai jamais été plus fatiguée de mon être que pendant les derniers jours de mon séjour à Altona où il a fallu paraître m’amuser ou me décider à passer l’hiver ; il n’y a rien qui fatigue autant que des false spirits. — Si j’avais cru à l’absence du général, je vous aurais évité l’ouvrage que vous donnera sans doute l’énigme expédiée par Anne, il y a quelques jours, et qui vous parviendra peut-être longtemps avant cette lettre parce qu’elle passera par la France avec la poste danoise et que j’envoie les miennes à messieurs Gossler pour les faire passer à Cuxhaven. — Je vais vous raconter le fait dont elle vous parle, un peu plus clairement, j’espère. Depuis notre départ d’Altona, nous étions assez mal ensemble et monsieur de B. avait repris la louable habitude de me dire des injures, non pas à l’heure mais à la journée ; mais, comme cela m’est maintenant fort égal, je ne l’écoutais pas et il se fatiguait la poitrine inutilement. Arrivés à Snoghoy, au bord du petit Belt en Jutland, nous y avons été retenus deux jours, comme je vous l’ai mandé d’Odense. Enfin, il a été décidé que nous partirions à huit heures le lundi 13 pour nous rendre à Odense (qui est à trente-six milles de Middeljart) le même jour. Pendant toute la nuit, monsieur de B. n’a cessé de m’accabler d’outrages qu’il serait inutile et fastidieux de répéter ; il m’a beaucoup pressée de me lever le matin : en effet, je me suis dépêchée de m’habiller et, afin de perdre moins de temps, ayant passé mon gilet et le cotillon de mon habit, j’ai envoyé Catherine chercher John pour démonter mon lit ; il est arrivé pendant que je mettais ma cravate ; j’étais entièrement prête à partir, à l’exception de mon habit qu’une de mes femmes tenait, pour m’aider à le mettre. Entrez, ai-je dit à John qui était dans la chambre où monsieur de B. s’habillait. À peine se disposait-il à m’obéir que l’autre, se précipitant comme un furieux dans la chambre, m’a crié : « Madame, si vous n’avez aucune décence, j’en aurai pour vous et si vous, suivant vos principes français, aimez à paraître nue devant vos gens, cela ne me convient pas. Sortez ». Cette dernière parole, accompagnée d’un geste fort énergique, s’adressait à John ou plutôt à son épaule. « Monsieur, comme les gens qui vous entendront pourront croire que les grossièretés de vos propos sont méritées, il est juste que je leur prouve le contraire. Je veux que tout le monde soit juge de la nudité dont vous vous plaignez. » En disant ces mots, je me suis avancée vers la porte que l’on m’a fermée au nez en me donnant deux coups de poing, un à l’épaule et l’autre à la figure. Adieu, chère maman, je suis fatiguée. La suite à demain.

Mercredi 29.

Mon premier mouvement a été de pousser un grand cri, le second d’ouvrir la porte et de dire à John et à Richard (ils étaient dans la première chambre) et à mes femmes (elles étaient dans la mienne) : « Je vous prends tous à témoin de la manière dont monsieur de B. me traite. Remarquez mon costume et rappelez-vous que c’est pour cela qu’il m’a battue. ». Après avoir dit ce peu de mots qui ont beaucoup calmé l’emportement du patron, je suis rentrée dans ma chambre et Catherine est sortie de l’appartement ; elle est revenue peu de moments après. Monsieur de B. l’a suivie dans ma chambre où il espérait me trouver pleurant et me désespérant ; car il a eu l’air fort désappointé de me voir achevant tranquillement ma toilette. « J’espère, monsieur, que vous n’allez pas recommencer à me battre. » — « À vous, battre, non, non, madame : vous et votre complice (parlant d’Anne) aurez beau faire, vous ne parviendrez pas à persuader une telle fausseté. » — « Qu’appelez-vous une telle fausseté ? Demandez à Catherine qui n’est pas ma complice puisqu’elle rentre dans la chambre avec vous si c’est une fausseté. » — « Catherine (avec un air destiné à l’intimider), m’avez-vous vu frapper madame de B. ? » — « Je ne peux pas dire, monsieur, que j’ai vu le coup ; mais j’ai vu votre main sur le visage de madame et quand vous l’avez retirée. » — Cette distinction m’a fait sourire et a comblé la fureur de monsieur de B. Je ne lui ai fait aucun reproche ; mais j’avoue que j’étouffais. Une promenade sur le devant de la maison où j’ai laissé couler quelques larmes m’a fort soulagée et, pendant quatre jours entiers, il ne s’est pas dit un mot entre nous, quoique nous fussions toujours ensemble. Cependant, j’ai remarqué que monsieur de B. se réjouissait de m’avoir affligée, accordingly. J’invitai le comte de Stolberg (qui avait été témoin de ma promenade matinale à Snoghoy et à qui j’ai quelque raison de croire que John en avait dit le motif) à passer la soirée chez moi. Il m’avait été présenté la veille dans la cour par monsieur de B. Je fus excessivement polie et presque gaie. Je m’adressai plusieurs fois à monsieur de B. et je dissimulai parfaitement la manière dont nous étions ensemble devant monsieur de Stolberg, mais, à son départ, je repris mon froid et mon silence. Cette petite visite, en prouvant à monsieur de B. qu’il avait perdu le droit de m’affliger, le mit au désespoir. Enfin, coûte que coûte, j’ai conservé mon silence pendant huit jours entiers, ce qui est d’autant plus long qu’étant toujours seuls il était continuellement à me faire des excuses : cependant, je ne lui ai pas formellement pardonné ; mais nous nous sommes quittés assez bons amis, quoique très froidement de part et d’autre. J’ai reçu un billet de Zélande au moment de son arrivée qui contenait tous les amours possibles. Je lui ai répondu hier et le genre de ma lettre m’a d’abord embarrassée ; à la fin, je me suis décidée à écrire amicalement en mêlant toujours quelques phrases sur les propos auxquels j’aimerais bien à croire si les actions répondaient, etc… — Après l’action du 13, John, furieux des coups de poing qu’il avait partagés avec moi, a, je crois, demandé son congé ; mais l’affaire s’est arrangée sans que j’en sache les détails.

Monsieur de B. a repris, depuis cet événement, toute sa haine pour Anne. Il a été excessivement jaloux de monsieur de Stolberg ; il m’a dit, une fois, que j’aurais beaucoup à faire si je voulais aimer tous les hommes qui sont aussi grands que monsieur de Stolberg si j’allais à Berlin, parce qu’il y en avait un grand nombre dans l’armée prussienne (ceci devant témoins). Je lui ai répondu que c’était vrai, mais que, comme on disait que la plupart étaient roux (monsieur de Stolberg est roux) et que ceux-là ne me plaisaient pas, cela diminuerait mon ouvrage : cette réponse que monsieur de B. a été obligé de prendre en bonne part a mis les rieurs de mon côté.

À présent, ma chère maman, vous vous attendez peut-être que je vais vous dire ce que je dois devenir lors du retour de monsieur de B. ; mais c’est un secret que je ne trahirai assurément pas et, sur notre future destinée, il peut compter sur ma discrétion. Je lui écrirai demain pour savoir sérieusement où nous allons en partant d’ici car, depuis quelque temps, ses plans ou plutôt ses phrases changent chaque jour : tantôt nous devons retourner à Londres immédiatement, tantôt il doit me mener à Munich y acheter une maison, m’y établir et aller chercher sa famille pour l’habiter avec nous, mais comme, malheureusement, ce projet a mon approbation, il est tombé dans l’eau ; tantôt nous devons nous établir à Bariep pour y être aussi heureux que monsieur d’Armaillé et y faire danser les petites paysannes, tantôt nous devons retourner en Angleterre pour nous défaire de tous les liens qui nous attachent à ce maudit pays, tantôt, en se glorifiant d’y appartenir, on jure que c’est le seul qui soit habitable ; tantôt, mais à quoi servent toutes ces folies… Voilà la poste ; il faut fermer ma lettre au plus vite. Adieu mille fois, chers amis.



Nyborg, jeudi 30.

Suis-je donc seule dans l’univers ? Oui, seule, seule avec mes larmes : elles coulent depuis vingt-quatre heures sans interruption et personne ne les a essuyées. Ah ! pourquoi m’avez-vous tant aimée, accoutumée depuis mon enfance à voir partager mes moindres chagrins ? Cet isolement affreux redouble mon désespoir ! « Elle était mieux, foi de papa ». Ah ! pardonne-moi, mon ami, si je doute de ce que tu me dis ; mais ce mieux a commencé le mardi, mardi jour du courrier ! Je ne puis m’empêcher de traduire cet elle est mieux, elle est mieux de l’abbé par je ne veux pas vous assommer tout d’un coup. De dix lettres qui me sont parvenues hier au soir, celle du quatorze est la dernière. Ah, mon excellente mère, quand reverrai-je cette écriture dont les derniers traits m’ont arraché tant de larmes ? Oh ! mon Dieu, quand cette cruelle incertitude finira-t-elle ? J’attends une lettre avec l’impatience la plus vive et, cependant, je la redoute.


Samedi, 1er février.

Je me croyais en état d’écrire l’autre jour ; mais j’ai été obligée de cesser parce que je me suis trouvée mal et Anne n’a pas voulu me rendre mon écritoire avant cette minute. J’ai le cœur déchiré ; je n’ose fixer mes regards d’aucun côté. Ce fire-side, objet de tous mes désirs ; de tous mes regrets, n’est maintenant pour moi qu’un objet d’effroi !… J’attends des lettres demain et peut-être monsieur de Boigne à qui mes gens ont écrit que je n’étais pas bien. Peut-être n’aurai-je pas de vos nouvelles d’Angleterre, peut-être… ah ! mon Dieu, mon Dieu, je suis bien occupée de cette pauvre duchesse, quel horrible événement ? et ma respectable amie, et cette chère aimée ! Juste ciel, que de malheurs, que de chagrins ; je ne sais encore si je rêve ou si je veille, depuis que j’ai reçu ces fatales lettres (tant désirées), mon existence paraît confuse ; je ne sais ce que je dis ni ce que je fais ; tout ce que je sais c’est que je vous aime tous avec idolâtrie et que je ne respire que pour vous et mon Rainulphe aussi. Il est malade… et mon excellent, mon adorable, mon adoré père est-il en état de soutenir tant de secousses et de chagrins ? Je suis beaucoup mieux ; ne vous inquiétez pas pour moi ; je fais tout ce que vous pourriez me conseiller ; seulement je suis un peu faible et je m’arrête. — Adieu, recevez toutes les caresses de votre Adèle. — Parole d’honneur, papa, je n’ai eu d’autre maladie que deux ou trois attaques de nerfs à la suite desquelles j’ai eu un accès de fièvre mais qui est absolument passé. Je me suis mise au bouillon de poulet pour toute nourriture : tu vois que je soigne ton bien. Adieu, mon ange chéri.



Nyborg, jeudi 6 février.

Je n’ai point encore reçu de lettres depuis celle du quatorze janvier. D’après cela, vous imaginez facilement quel est l’état de mon âme. Depuis mon départ, je n’ai pas encore été si longtemps sans vous parler de ma tendresse. Je ne vous donnerai d’autre raison de mon silence que l’impossibilité de le rompre. Mes forces me permettent de me promener dans ma chambre ; à présent, je passe ma vie à la traverser de long en large, à courir à la fenêtre au moindre bruit dans l’espoir de voir arriver des lettres que ma raison me défend d’attendre. La poste de dimanche n’est venue qu’hier ; elle avait été retenue par les glaces ; elle ne m’a apporté que des lettres de monsieur de Boigne qui ne fixe point le moment de son départ et remet au courrier prochain à répondre aux questions que je lui avais faites sur notre future destination. — Ma seule occupation et la seule qui me soit supportable est de relire toutes vos lettres ; il me paraît qu’il en manque au moins quatre ; peut-être me parviendront-elles par la suite ; celle où maman me rend compte de la douleur déchirante de madame de Fitz-James m’a fait répandre des torrents de larmes ; au surplus, c’est un chef-d’œuvre que cette lettre : elle est digne de madame de Sévigné. Je ne sais si la mort de madame de Maillé m’aurait fait autant d’impression à Londres qu’à Nyborg ; mais je ne le crois pas. On a mandé à monsieur de Boigne qu’elle avait été causée par la présence de trois constables qui, étant venus pour arrêter son père, lui avait fait une révolution. — Comme votre lettre du 8 ou 7 est perdue, cela peut-être ; mais ce trait me paraît porter toutes les marques de la bonté française. Je bénis le ciel de n’avoir pas été à Copenhague. Le séjour de Nyborg convient beaucoup mieux à ma profonde tristesse que celui d’une cour qui me paraît devoir être fort gaie ; d’ailleurs, ici, personne ne me console et c’est le seul soulagement que je puisse recevoir. — Monsieur de Boigne me mande qu’il s’amuse beaucoup. J’en suis charmée. Il me paraît que nous rapporterons de notre expédition de Danemark trois épées qu’il espère que la rouille n’aura pas entièrement gâtées. Voilà les grandes affaires !


Vendredi 7.

J’ai été interrompue par l’entrée de monsieur de Boigne. Il m’a rapporté beaucoup d’assez jolies choses de Copenhague. Nous partons demain pour Hambourg d’où je crois que nous prendrons notre chemin vers Cuxhaven, mais surtout, chers amis, n’en parlez à personne, personne sans exception. D’ici là, la girouette pourrait bien encore tourner ; ainsi ne vous livrez pas trop à l’espoir de m’embrasser peut-être dans moins d’un mois. J’avoue cependant que cette idée me tournerait la tête si j’avais le bonheur de recevoir de bonnes nouvelles de Londres. Je n’en attends qu’à Hambourg, parce que le général a déjà écrit à monsieur Gossler de garder nos lettres jusques à notre arrivée. Mes lettres doivent vous parvenir bien inexactement ; c’est la faute de la poste de Copenhague dont on ne peut jamais calculer les mouvements. — Adieu, mes uniques et adorés amis ; j’ai le cœur gros et léger ; fasse le ciel que je reçoive de bonnes nouvelles et que monsieur de Boigne reste du même avis : c’est ma prière de tous les moments ; ce sera la vôtre, j’en suis bien sûre.

Ne soyez pas inquiets si vous ne recevez pas de mes nouvelles pendant longtemps. Je compte voyager très expéditivement et, peut-être, ne rencontrerai-je pas de poste sur la route ; d’ailleurs, à l’inquiétude près, je me porte assez bien, quoique monsieur de Boigne m’ait trouvée très maigrie.



Hambourg, vendredi, 14 février.

Vous voyez par la date de ma lettre, mes excellents amis, que je n’ai point perdu de temps, venant de Nyborg ; je courais après des nouvelles sur lesquelles reposait mon bonheur. Que Dieu soit béni ! quoique mauvaises, celles que j’ai reçues m’ont tranquillisée. Ma bonne, mon adorable maman, quel cruel intervalle que celui qui s’est passé depuis le 29 janvier jusqu’à aujourd’hui ! Vous croirez difficilement que la vue de l’écriture de madame de Mville m’a causé un des plus vifs mouvements de joie que j’aie éprouvés de ma vie. On m’a apporté plusieurs lettres de chez monsieur Gossler où j’avais envoyé en débarquant. Celle de la divine à monsieur de B. était, selon sa louable coutume, adressée par la main d’autrui. J’ai cru reconnaître celle de l’abbé ; j’ai tremblé ; j’ai pressé monsieur de B. de l’ouvrir. Oh, joie ! j’ai reconnu le griffonnage inimitable ! Alors j’ai eu le courage de briser le cachet des lettres de l’excellent papa où j’ai trouvé quelque consolation. — J’ai fait cinquante milles anglais aujourd’hui. Je suis horriblement fatiguée. — À demain, mes adorés amis ; je vous réunis tous, ah, tous ! pour vous embrasser comme je vous aime ; en vérité, c’est beaucoup.


Samedi 15.

Je ne vous ai point écrit en route, ma chère maman, pour plusieurs raisons ; mais celle qui a ajouté de la force à toutes les autres était la certitude que je ne pouvais pas vous donner de mes nouvelles parce que j’allais aussi vite que la poste. — Parlons d’abord de notre correspondance. Vos lettres me sont parvenues bien inexactement et, d’après le calcul que j’ai fait, il m’en manque encore cinq ; mais, depuis le 7 janvier jusqu’au 31 (qui sont les dernières malles), je tiens journal exact. — Que je suis fière de l’approbation de mes respectables amis ! ah oui ! vous êtes toujours présents à ma pensée, toujours consultés ; vous dirigez tacitement toutes les actions de ma vie. Si je vaux quelque chose, n’est-ce pas à vos soins, à vos bontés que je le dois ? Quelle reconnaissance pourrait jamais vous payer de si grands bienfaits ? — J’espère écrire par ce courrier à cette bonne madame O’Connell ; j’avoue que, quelque vive que soit mon amitié, c’est une tâche pour moi ; mais je vois déjà papa qui s’apprête à me faire un petit sermon.

Que la conduite de Joubert est drôle, en effet ! c’est cependant un homme d’esprit, raisonnable même et (je croyais) attaché à toute notre famille ; je ne doute pas que cette bizarrerie ne soit un mérite à ses yeux ; ne trouvez-vous point que c’est un trait dans le genre de Masi ? — J’ai reçu le paquet des pelletiers, mais celui remis entre les mains de monsieur Gossler est toujours ici et la pelisse et les robes de chambre seront hors de saison avant qu’elles ne parviennent à leur destination. — J’ai été à Altona ce matin, chez la duchesse d’Havré, lady’s Clifford et Webb. — On attend madame Dillon tous les jours ; d’après les lettres reçues par le général, il parait qu’elle a l’approbation de madame de M. : j’en suis fâchée pour elle. — Je ne vous ai point parlé du séjour de monsieur de B. à Copenhague ; il paraît qu’il s’y est fort diverti ; on prétend qu’on m’y a fort regrettée et que le prince royal n’a rien négligé pour me procurer la facilité de m’y rendre. — Adieu, mes chers amis ; dans quelques jours, je pourrai vous dire probablement ce que nous devenons. — Le général, qui a été parfait pour moi en tout ce qui regarde la maladie de maman, me charge de vous faire mille tendres compliments ; il compte écrire à papa peut-être par ce courrier ; en attendant, il me dit de vous assurer qu’après avoir embrassé le bon oncle à Munich il me ramènera immédiatement au milieu de vous tous qui m’êtes si chers (ceci est officiel).


Dimanche 16.

Voici ce que monsieur de Boigne me paraît avoir décidé pour notre marche. Nous partirons lundi prochain ; nous irons par Kassel, Nuremberg et Ratisbonne ; notre séjour ici est prolongé par le délabrement de la vieille voiture qui n’a pas résisté aux routes du Holstein, quoiqu’elles soient passablement bonnes ; il y a un col de cygne de cassé, etc… J’ai été interrompue cinq ou six fois depuis que j’ai commencé ce peu de lignes, d’abord par monsieur Schramm (beau-frère de monsieur Gossler et marchand de soie) qui m’a invitée à souper jeudi prochain, invitation que j’ai acceptée, ensuite par monsieur Gossler qui m’a dit qu’il ne manquait aucune malle, ce qui m’étonne, puisque je n’ai pas reçu cinq de vos lettres, ensuite par sir Thomas et lady Webb qui est grosse, qui ne partira pour Vienne que six semaines avant le temps où elle doit accoucher, qui y restera trois mois et qui espère y faire une connaissance qu’elle pourra charger d’avoir l’œil sur son enfant pendant qu’elle se divertira en Italie : voilà le speech qu’elle m’a fait. — Adieu, je vous quitte pour aller à la Comédie.


Lundi 17.

Je reprends ma plume, enfin. J’ai déjà eu cinq ou six visites ce matin. Hier, j’ai laissé des cartes (car je n’ai trouvé personne) chez mesdames Cockburn, de Viguier, mistress Beckford et lady Crawfurd. — Pendant mon absence, monsieur C. de Mussey est venu chez moi ; je l’ai vu le soir à la Comédie ; il m’a dit que ses parents étaient établis à la campagne près d’ici et que lui-même donnait ici des leçons de chant, ce qui m’a engagée à être plus polie pour lui que je ne l’aurais été sans cela, les pêches à cinq schillings me tenant toujours au cœur. — Madame la duchesse d’Havré et madame de Solre sortent de chez moi ; j’ai promis d’aller déjeuner chez elles mercredi. — Je viens d’écrire à madame O’Connell ; je vous envoie la lettre que vous remettrez, si cela vous paraît convenable.

Mardi 18.

Je viens de recevoir une lettre toute aimable de Munich à laquelle je vais répondre ainsi qu’à une de Dorothée que j’ai trouvée ici. Il y a encore trois malles d’Angleterre de dues et le vent est contraire. — Je vous prie, chère maman, de donner les ordres à Foster pour m’acheter ce qui est nécessaire pour me faire douze corsets et douze fichus de nuit ; je désirerais que les garnitures fussent en mousseline des Indes, brodées et festonnées ; je vous prierai aussi de lui donner un modèle pour les faire faire. Vous vous rappelez que mes corsets ont des manches et qu’ils sont doublés et garnis. Pardon, chère maman, de la peine que je vous donne. — J’espère recevoir par le prochain courrier une lettre de Rainulphe que j’embrasse du plus tendre de mon cœur. — En acceptant le déjeuner proposé pour demain, je n’avais pas pensé que c’était mon birth day. Monsieur de B. voulait donner une fête : jugez quelle tête j’y aurais portée. — Adieu, chère maman ; croyez que toute ma vie est employée à penser à vous. — Je vais tous les soirs à la Comédie : c’est un délassement ; du reste, ma vie est assez triste comme à l’ordinaire. La phrase officielle m’a été dictée par monsieur de Boigne : ainsi, vous pouvez en parler. Comme je l’avais prévu, la girouette n’est pas directement tournée vers Cuxhaven. Adieu mille fois, chers amis.



Hambourg, mercredi 19 février.

Le 19, chers amis, aujourd’hui, votre Adèle a reçu vos soins depuis dix-neuf ans. Qu’une époque, souvent, rappelle de tristes idées ! Je ne puis vous dire à quel point je suis accablée ; c’est la première fois de ma vie que ce jour se sera écoulé sans que j’aie été pressée sur le cœur paternel ! Il me paraît mille fois plus dur d’être séparée de vous en ce moment. Depuis huit jours, je me raisonne sur ce point, mais je ne réussis pas : tous les jours se ressemblent, me dis-je ; non, ils ne se ressemblent pas, non votre Adèle n’aura pas entendu prononcer ces mots si doux : God bless, my child, vous ne lui avez point dit qu’elle contribuait à votre bonheur, vous… mais à quoi sert de vous attrister aussi ? C’est une faiblesse que je me flatte que vous n’avez pas partagée ; quant à moi, c’est beaucoup plus fort que ma raison ; je me rappelle l’année que ce jour finit ; je tremble en l’envisageant : que de secousses, que d’événements malheureux, que de chagrins de tous les genres ! je ne peux pas dire, comme tant d’autres : « le passé ne fait rien ». Ah ! toute ma vie s’en ressentira ; je ne puis m’empêcher de remarquer par quelle fatalité (à dix-neuf ans) toutes les époques qui devraient être pour moi jours de fête sont jours de larmes. Rappelez-vous le 11 de juin de l’année dernière ; mais, non, ne vous rappelez rien de tout cela ; rappelez-vous bien plutôt, mes bons amis, que je vous aime de toute mon âme, que, de près comme de loin, nous sommes sans cesse occupés les uns des autres. C’est à genoux, mes adorés parents, que je reçois avec le respect, la tendresse, la vénération profonde que vous savez inspirer les bénédictions que je suis bien sûre que vous me prodiguez en ce jour. Ah ! je suis toujours certaine que nos cœurs se rencontrent.

J’ai écrit à l’évêque : il me parle, dans sa lettre, du projet qu’il semble avoir de rentrer en France avec sa respectable amie. — J’ai été ce matin chez la duchesse d’Havré comme un chien qu’on fesse. Je n’en suis pas fâchée ; cela m’a forcée à l’air de la distraction. On a beaucoup parlé de cette pauvre madame de Maillé ; ce sujet lugubre me convenait fort ce matin. — Lady Crawfurd est venue chez moi hier ; elle m’a invitée à souper pour vendredi. D’après ce qu’elle m’a dit, il me paraît que mesdames de Matignon et de Montmorency doivent y être. J’aurais mieux aimé (d’après cela) ne pas y aller, car je connais l’indulgence de ces dames, et je ne doute pas qu’on ne fabrique une histoire comme à l’ordinaire ; mais lady C. m’a pressée de manière à n’être pas refusée. J’imagine que mistress Cockburn y sera, quoiqu’elle ne sorte presque pas ; elle ne voit plus aucun français : en tout cas, on prétend que ce nouveau ménage va fort mal. Monsieur Cockburn à ce qu’on dit is going into business. — Adieu, mes chers amis ; votre Adèle vous embrasse avec un cœur bien, bien gros.


Jeudi 20.

Vous ai-je mandé, chers amis, la route que je crois que nous prendrons en allant à Munich ; il me semble que oui, mais, quitte à me répéter, je vous redirai le nom des endroits que nous traverserons : Brunswick, Wolfenbüttel, Erfurt, Bamberg, Nuremberg, et Ratisbonne ou Augsbourg : c’est la ligne la plus droite et, par conséquent, celle qui me convient le mieux. — Monsieur de Boigne m’a dit avoir reçu hier une lettre de sa famille. J’en suis charmée pour lui ; il paraît qu’il ne lui reste d’autres parents que deux sœurs, vieilles filles, et trois frères dont deux sont en Amérique et l’autre supposé mort. Il prétend qu’il doit me laisser à Munich tandis qu’il ira rencontrer ses sœurs à Genève ou à Milan ; mais c’est un projet en l’air que je ne le crois pas assez sot pour exécuter ; vous avez bien assez de perspicacité pour en voir les nombreux inconvénients. Ce qu’il y a de certain c’est que, si j’aime les batailles, c’est de loin, et je compte me tenir à une distance très respectueuse du théâtre de la guerre qui, depuis que le retour des russes est certain, paraît devoir être fort active ; selon moi, Munich est déjà bien voisin des armées. Monsieur de B. n’a pas voulu me montrer les lettres de ses sœurs parce que, dit-il, il y a trop de détails. Quelle drôle de raison ! si je les vois, comme je l’espère, je compte qu’elles m’en apprendront bien davantage. — Je vais ce soir chez monsieur Schramm ou, plutôt, monsieur le général de Boigne et sa dame y vont car c’était ce que portait le billet d’invitation. J’imagine bien que le meilleur ton n’y régnera pas, mais tout le monde y va et, d’ailleurs, il faut bien voir les usages des pays où le sort vous conduit. J’ai cherché à me mettre simplement sans cependant affecter un déshabillé qu’on m’avait conseillé et qui, dès lors, pouvait être désobligeant pour les maîtres de la maison. — Adieu, mon cher papa ; je vous parlerai demain de la grande fête de ce soir.


Vendredi 21.

Cela s’est très bien passé, je vous assure, beaucoup mieux que je ne m’y serais attendue. Ayant été à la Comédie, je ne me suis rendue chez monsieur Schramm qu’à neuf heures. J’ai été reçue fort poliment et placée entre madame de Moravief (la femme de l’envoyé de Russie) et madame Gossler qui fait assez passablement les honneurs de la maison de son père. Bientôt après, on s’est mis à table, et c’est bien dit, car il n’y avait rien dessus, mais un assez grand nombre de valets ont fait tourner autour de la table des plats découpés : cela n’avait pas bonne mine, mais c’est l’usage du pays chez tout le monde, ainsi que le ducat qu’il faut donner aux gens en sortant ; ce qui ne l’est pas, je crois, est l’anecdote de ce matin. À neuf heures, monsieur Schramm m’a envoyé une pièce de taffetas dont j’avais trouvé l’échantillon joli il y a quelques jours, en me disant qu’il était charmé d’avoir pu me la procurer ; nous avons compris qu’il fallait payer le souper. — Je vais ce soir chez lady Crawfurd où je suis sûre de m’amuser encore bien moins qu’hier ; enfin n’importe ; il faut faire contre fortune bon cœur. — Je n’ai été chez lady Webb qu’une fois depuis mon arrivée et je compte aller la voir aujourd’hui ou demain, afin qu’elle dise du mal de moi huit jours plus tard. — Je vous prie de parler de moi aux ladys Hamilton ; je suis bien touchée des soins qu’elles vous donnent, mais, en vérité, ma bonne maman, on n’a pas un grand mérite à vous en rendre. Dites aussi tout ce qui est convenable à tout le monde.

Pardon, maman, de vous donner toutes mes commissions, mais je voudrais bien que vous disiez à Foster de me faire trois draps de lits neufs et de les garnir au pied comme des côtés. — Adieu, mes excellents amis ; je vais écrire à mademoiselle de Werthern pour lui dire que je suis bien fâchée de ne pas la voir, mais ce sera un grand mensonge, puisque j’espère retourner quelques jours plus tôt au milieu de tout ce qui m’est cher. — Quatre malles sont dues, hélas ! peut-être partirai-je sans lettres. — Vous jugez (par ce que je vous ai dit) la manière dont je parle des lettres reçues ou prétendues reçues de la famille.



Hambourg, samedi 22 février.

Ils vous comblent partout d’éloges fastueux.
La vérité n’a pas cet air impétueux,


ni celui de madame de Matignon, je vous assure ; au surplus, la soirée d’hier chez lady Crawfurd s’est passée mieux que je ne croyais. Il n’y avait de ma connaissance que madame de Matignon qui m’a trouvée jolie comme un ange, coiffée à ravir, mise comme une nymphe, etc… J’ai été, comme vous pouvez croire, extrêmement flattée de tous ces compliments dont je connais la sincérité. La duchesse de Montmorency n’y était pas, parce qu’elle était incommodée, madame Cockburn parce qu’en vérité on avait oublié de lui dire de venir. Madame de Bool, la femme du ministre d’Autriche, qui était chez lady Crawfurd, m’a fait mille politesses ; c’est une dame de Munich ; elle m’a proposé des lettres pour sa famille que j’ai acceptées avec reconnaissance ; elle est fort jeune, fort jolie, fort aimable, et elle m’a dit : ah ! qu’on est heureuse d’aller à Munich, avec un ton que j’ai reconnu. — Lady Crawfurd m’a dit avoir été, avant hier, chez lady Webb, qui était dans son lit fort menacée d’une fausse couche. Je vous quitte pour aller chez elle.


Dimanche 23.

Nous ne partirons pas demain, à cause de la voiture qui ne sera prête que pour mardi. Encore notre départ est-il bien hasardé, puisqu’on ne passe pas l’Elbe souvent pendant des semaines entières ; cependant on nous fait espérer qu’en remontant la rivière pendant vingt ou vingt-cinq milles, nous parviendrons peut-être à la traverser, en y mettant cinq ou six heures. Le duc de Choiseul, qui attend le second dégel à Cuxhaven, a tenté trois jours de suite le passage de l’Elbe sans pouvoir l’effectuer. Quel triste pays pour voyager ! J’imagine que monsieur de Choiseul sera fort fêté à Londres : le récit qu’il peut faire doit être plus intéressant pour le cœur que pour l’esprit ; car, malgré son long et pénible séjour en France, il doit peu savoir ce qui s’y passe. — Ce pauvre monsieur de Vibraye doit être bien heureux ; faites-lui mon compliment, je vous prie, en l’assurant de la part que je prends à un bonheur que ses vertus ont si bien mérité. — Tout le monde s’accorde à approuver et à admirer la conduite de Monsieur : il a d’autant plus de mérite que sa position est certainement difficile. — Emmanuel d’Harcourt était, l’autre jour, chez lady Crawfurd où l’on a beaucoup parlé du mariage de son frère ; on a voulu me faire deviner qui il épousait ; je ne l’aurais pas deviné en cent. — J’ai été hier chez lady Webb qui ne m’a pas reçue, ainsi que lady Clifford qui était à table ; ainsi, j’ignore l’état de lady Webb, mais, d’après ce que lady Crawfurd m’a dit, elle a fait une fausse couche. — Le baron de Breteuil est venu chez moi hier au soir ; je ne l’ai pas vu parce qu’étant un peu souffrante je m’étais couchée de bonne heure ; il a passé une heure avec monsieur de Boigne. J’imagine que cela veut dire que je devrais aller chez madame de Matignon ; malheureusement, j’ai l’ouïe dure. — J’ai été à deux comédies, cette semaine, qui m’ont fort divertie : l’une était la Métromanie que je ne connaissais pas ; quoiqu’indignement jouée, il y a beaucoup d’intérêt, de gaieté, mais, surtout, il y a des vers qui, en dépit des acteurs, m’ont paru sublimes, entr’autres, une scène (dans laquelle Damis explique à son oncle les raisons pour lesquelles il préfère la poésie au barreau et à la magistrature) m’a fait le plus grand plaisir. Le père de Famille, qu’on a donné le lendemain, m’a intéressée : il y a des moments de passion assez bien rendus, mais les situations touchantes ne sont pas soutenues et l’on se refroidit en attendant qu’elles reviennent. — Adieu, mes bien chers amis ; je vous aime de toute mon âme.

Lundi 24.

Aucun espoir de recevoir les cinq malles qui sont dues, et je partirai sans avoir de vos nouvelles. Je suis bien tentée quelquefois d’en attendre ici ; mais leur arrivée est si incertaine et tous les retards sont si pénibles à mon cœur que je pars demain, décidément. — J’ignore comment nous traverserons l’Elbe ; on me fait espérer que ce sera en voiture sur la glace, ce qui, de toutes les manières, serait la plus expéditive. J’avoue cependant que je préfère la terre ferme à ce sol aquatique, car, malgré mon peu de poltronnerie, un jour que je traversai le golfe de Nyborg, en voyant des marques de dégel tout autour de moi, je n’étais pas fort à mon aise. Enfin, nous verrons. Vous recevrez probablement une lettre de Brunswick où je vous parlerai de tout cela. — Imaginez ce qui m’est arrivé hier au soir : j’ai été à la Comédie où l’on donnait Paul et Virginie ; je ne sais pourquoi la scène, fort mal jouée, où Virginie apprend qu’elle doit quitter sa mère : « c’est un devoir, ce ne sera qu’un voyage… » m’a rappelé une matinée bien cruelle. Je me suis mise à pleurer au grand étonnement de mes voisins qui ne voyaient rien là de bien touchant. Malheureusement, monsieur de Boigne a voulu chercher à me distraire : ma foi, les sanglots se sont mis de la partie, tous les yeux se sont tournés vers moi et, encore un peu, j’allais faire scène. Cependant, j’ai eu assez de sang-froid pour n’avoir pas l’air de m’apercevoir de l’effet que j’avais fait ; on a beaucoup chuchoté en me regardant pendant le reste du spectacle et, s’il s’y trouvait quelque déserteur involontaire de Manchester (espèce qui fourmille ici), je ne doute pas qu’avec quelques grains de l’imagination fertile de ce pays là, on ne parvînt à fabriquer une fort jolie petite noirceur sur ce sujet. — Monsieur de Boigne est allé chez le baron de Breteuil ; j’attends son retour pour faire une quantité de visites que je dois rendre avant de partir. — À propos, j’ai vu ici des portraits de Monniers qui sont charmants ; j’ai été bien tentée de faire faire le mien pour vous ; mais je n’étais pas assez riche ; sans cela, je le lui aurais fait ébaucher avant mon départ pour Munich et il l’aurait fini à mon retour. Une demi-hauteur coûte quarante louis ; c’est très bien peint, mais j’ai pensé que ma triste figure, qui, n’en déplaise à madame de Matignon, est devenue bien laide, ne valait pas cela ; cependant, mandez-moi si cela vous ferait plaisir et, peut-être, pourrais-je le faire faire en repassant ici où il faudra que nous revenions, parce que monsieur de B. y laisse beaucoup d’effets. — L’évêque de Châlons m’a demandé mes commissions pour l’Angleterre : je n’en ai pas à lui donner ; j’aime mieux écrire par la poste et mon paquet est trop gros pour que je l’en charge. D’ailleurs, comme il dit à qui veut l’entendre qu’il va retrouver son amie intime, mais très intime, madame de Rouhault, j’aime autant n’avoir rien de commun avec la clique ; j’ai lâché devant lui quelques phrases qui, j’espère bien, ne seront pas tombées à terre.


Mardi 25.

Je pars. Les voitures sont à la porte ; il gèle, et j’espère, nouveau Moïse, passer la rivière à sec. — Dans la visite faite au baron de B., hier, monsieur de Boigne s’est vu forcé de lui offrir ainsi qu’à madame de M. une place dans ma loge. La duchesse de M. est venue m’y faire une visite ; au reste, ces dames ont été fort aimables pour moi et, selon la résolution que j’avais prise de ne point repousser les avances, j’ai reçu les leurs avec beaucoup de reconnaissance. — J’ai reçu un billet très aimable de lady Webb qui me mande qu’elle espère avoir échappé à la fausse couche ; je sais des paroles sur cet air que je vous dirai quand je n’aurai rien de mieux à faire : elles vous étonneront. — Adieu, mes bien chers amis ; votre Adèle ne respire que dans l’espoir d’être bientôt dans vos bras. Adieu donc, chers, mille : fois chers.



Gifhorn, le 27 février.

Nous sommes partis de Hambourg le 25, comme je vous le mandais, vers midi. À quatre heures, nous sommes arrivés à Lüneburg, ayant fait vingt-quatre milles anglais. Là, l’Elbe est coupée par une île ; nous avons passé le premier bras de la rivière sur la glace et vous pouvez juger de son épaisseur puisque nous avons traversé le second en bateau ; enfin, coûte que coûte, c’est fini. Hier, nous avons fait quarante milles, aujourd’hui soixante dans des routes affreuses et je suis fatiguée à mort. Demain, j’espère arriver de bonne heure à Brunswick et avoir le temps de voir un peu la ville. Si je puis découvrir la demeure de la comtesse de Gramont et que cela me soit possible, j’irai lui rappeler ses anciennes bontés pour moi. — Je vous ai dit que madame de Matignon était venue à la Comédie dans ma loge ; le général prétend qu’elle le lui a demandé et je le crois d’autant plus volontiers qu’elle a fished for a schawle de la manière du monde la plus extraordinaire ; elle m’a raconté qu’elle était rentrée en France avec sa fille, de crainte qu’étant seule elle ne formât des liaisons peu convenables. J’ai pensé que j’avais bien besoin de quelqu’un pour m’avertir dans ce moment là. — Je ne sais pas si le prince Henri de Prusse qui était à Hambourg est le véritable… ; ce qui me le ferait croire c’est que, le jeune prince ayant été arrêté par ordre de sa cour et conduit à Magdebourg, le duc de Montmorency a fait son entrée dans la ville libre huit jours après.

Brunswick, vendredi 28.

Nous sommes arrivés ici à onze heures. Je me suis informée de la demeure de la comtesse de Gramont et j’ai appris avec un véritable chagrin que la pauvre femme n’existait plus depuis quatre mois. — J’ai été voir le palais du duc qui est au-dessous du médiocre et le museum où il n’y a qu’un morceau curieux : c’est une seule onyx travaillée en vase qui représente les mystères de la bonne déesse ; cette pièce (qui servait probablement aux sacrifices) est fort belle, mais le reste n’est qu’une réunion de colifichets de cire, d’ivoire, de nacre, de perles, etc… Il est vrai que la plus belle collection du monde ne pourrait point intéresser par le froid exécrable qu’il fait. — En allant au château, j’ai rencontré la sœur du duc régnant à pied, accompagnée d’une seule dame et suivie d’un laquais : il ne paraît pas que cette cour étale beaucoup de faste ; on m’a montré l’appartement de madame la princesse de Galles… pauvre princesse ! — Les traîneaux de Brunswick sont les plus beaux que j’aie encore jamais vus ; quand j’en entends passer, je cours à la fenêtre comme un enfant ; j’aime mieux cependant les regarder qu’en user ; il doit faire cruellement froid. Ici, le cheval du palefrenier (qui précède le traîneau) et celui qui traîne sont tous deux couverts de peau de tigres, ainsi que la femme qui occupe l’intérieur de la coquille ; c’est vraiment fort joli. — J’ai quitté Hambourg sans lettre et je n’ose me flatter d’en trouver à Munich où je crois que nous arriverons dans dix jours au plus tard, puisque nous avons fait le quart du chemin en trois jours ; je ne sais d’où je vous écrirai la prochaine fois, mais ce sera bientôt. Le pays de Hanovre qu’on ne quitte qu’à deux milles de cette ville est le plus vilain que j’aie encore vu : il n’y a ni blé, ni bois, ni prairies, mais, en revanche, beaucoup de peat. — Madame Cockburn était venue passer la nuit qui a précédé mon départ à l’hôtel d’Angleterre pour aller au bal à Hambourg. En descendant le matin, j’ai rencontré son mari sur l’escalier ; je ne l’ai vu que quelques minutes et pour la première fois, mais il m’a paru que sa réputation n’était nullement usurpée, qu’il prêtait en tout au ridicule dont on l’accable ; il a appelé sa femme pour venir me voir, et j’ai vu que vingt fois il l’avait mise au supplice. Dans le fait, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui eût plus mauvais ton : c’est exactement celui de monsieur Bowles lorsqu’il est devenu si confiant, et cela est d’autant plus choquant qu’il a une fort jolie figure et l’air très distingué. — Adieu, mes chers amis. Je suis horriblement fatiguée et il ne me reste que la force de vous embrasser de tout mon cœur. Je ne sais si vous pouvez me lire, car j’écris dans mon lit et assez incommodément. J’embrasse Rainulphe ; mille amitiés au bon abbé. Monsieur de B. parle toujours d’aller rencontrer ses sœurs. Adieu.



Stolberg, dimanche 2 mars.

Vous avez vu par ma lettre de Brunswick, mon cher papa, que nous avions traversé l’horrible pays de Hanovre sans aucun accident en dépit des routes. Hier, nous avons couché à Blankenburg, à huit milles allemands de Brunswick. Cette ville, ou plutôt ce bourg, m’a fait faire de bien douloureuses réflexions sur les variantes attachées au sort des malheureux mortels. Le château qu’habitait Louis XVIII est décent, les environs sont charmants ; tout le pays jusqu’à Stolberg est extrêmement pittoresque ; les forêts, blanchies par la neige, ont un effet nouveau pour moi et d’autant plus agréable que les inégalités des touffes de neige forment une espèce de chiaro oscuro que je ne saurais expliquer mais qui m’a beaucoup plu. — La grande quantité de neige qui est tombée depuis notre départ de Hambourg rend les routes pénibles et même dangereuses dans les pays de montagne comme ceux-ci ; nous avons été vingt fois au moment de verser, mais, jusqu’à ce moment, nous nous sommes sauvés des accidents de tous les genres. — Je finirai ma lettre demain à Gotha. On dit que c’est une jolie ville, mais je ne serai guère à même d’en juger, car nous n’arriverons que tard, ayant cinquante-quatre milles à faire d’ici là. — Je suis bien malheureuse d’être si longtemps sans nouvelles et d’autant plus que la rigueur de la saison ne semble pas m’en promettre encore : en vérité, cet hiver est plus rigoureux que le dernier ; il l’a été pour moi du moins dans tous les genres. — Vous ai-je dit que j’avais écrit à mademoiselle de Werthern aussi aimablement qu’il est en moi ? — Adieu ; j’écris sur mes genoux, huchée sur une chaise d’une toise de haut, sans tabouret, et je vous quitte pour aller manger un morceau de saucisse bouillie et de la choucroute avec du pain de son. C’est à la lettre que nous mourons de faim.

Gotha, mardi.

Quoique nous ayons été en voiture hier depuis sept heures du matin jusqu’à onze heures du soir, nous n’avons jamais pu faire que quarante milles anglais et ce n’est que ce matin que nous sommes arrivés ici. — Gotha est une ville charmante. Le palais est fort beau ; je ne suis pas entrée dedans ; mais j’en ai fait le tour en voiture. Je ne saurais vous exprimer à quel point ce voyage me fatigue : je suis comme battue depuis deux jours, tant le chemin est cahotant. — Je compte écrire au bon évêque aujourd’hui pour lui apprendre notre marche et lui dire que, mardi prochain, j’espère l’embrasser. Quand, mes bons amis, pourrai-je vous en mander autant ? C’est le premier de mes vœux. — Si je ne craignais pas que vous vous moquassiez de moi, je vous raconterais que, ce matin à Longrensalz où nous avons couché cette nuit, un petit doguin est entré dans ma chambre ; la pauvre bête a sauté sur mon lit ; je lui ai donné un morceau de pain ; elle en a mangé un entier ; elle était starved ; je l’ai plainte ; je l’ai aimée ; je l’ai achetée et elle est devenue la compagne de mon pèlerinage : voilà toute mon histoire. Je réclame d’avance l’amitié de mon Rainulphe pour Coralie qui est, je vous assure, une fort jolie chienne et que je ne gâterai pas, j’espère. — Je ne sais, en vérité, ce que j’écris, car je dors toute en vie. Adieu, mes bons et chers amis ; je vous embrasse comme je vous aime. Parlez de moi aux O’Connell ; mille choses au bon abbé que je n’ai pas encore remercié de m’avoir donné les détails de la maladie de maman. Adieu encore, mes excellents et adorés amis.

Comme je finis cette lettre, mon cher mari, assis auprès de moi, me témoignant beaucoup d’amitiés, me charge de vous assurer de ses respects et de son amitié dans la confiance que vous voudrez bien lui accorder la vôtre nécessaire à son bonheur. — Adieu, mes bons amis.


Cobourg, jeudi 6 mars.

Le printemps doit déjà poindre en Angleterre tandis que j’éprouve toutes les rigueurs de l’hiver qui, sans doute, ne cessera jamais, car il neige tous les jours et toute la journée. Vous trouverez peut-être, ma chère maman, que je vous parle beaucoup de la pluie et du beau temps, mais ces sujets trivials, en général, sont fort intéressants pour moi et, par conséquent, pour vous. — Le pays, depuis Gotha, d’où je vous écrivis à moitié endormie, est extrêmement pittoresque et fort riche, autant que je puis en juger dans cette saison : ce n’est plus les plaines et la misère des pays de Hanovre et de Brunswick ; la Saxe a un aspect tout différent ; des villages d’aussi bonne mine que ceux d’Angleterre, quoique d’une forme différente, sont semés de toute part. Le paysan a l’air riche et heureux ; tout est gras et content jusqu’aux chevaux de poste ; du reste, les femmes et les enfants sont charmants. Je ne sais aussi si je m’accoutume à leurs manières, mais ce pays-ci m’a l’air beaucoup moins sauvage que tous ceux que j’ai parcourus depuis trois mois. Quoique toujours, chez des saxons, nous avons changé de prince toutes les nuits depuis trois jours : à Gotha, à Meiningen et à Cobourg d’où je vous écris de chez un de mes héros favoris : il n’est pas forcé, au surplus, que, quelque amour de la gloire qu’on puisse avoir, on renonce à servir une cour qui ne sait pas ménager l’archiduc. Je ne peux pas vous dire à quel point je suis furieuse de cet excès d’ingratitude, quelque confiance que j’aie dans les talents du général Kray. On nous a baragouiné quelques choses des russes, de leur retour, de leur départ, de je ne sais quoi, car ces nouvelles se contredisent si constamment qu’on ne sait à qui croire. — Je vous disais, l’autre jour, que j’allais écrire à l’évêque, mais la fatigue l’a emporté. Je n’écrirai que de Nuremberg d’où j’expédierai cette lettre et où j’espère arriver après-demain ; à condition toutefois que nous parvenions à faire dix milles allemands, c’est-à-dire soixante anglais demain, ce qui n’est pas facile, je vous assure. — Adieu, chers amis ; je m’arrête, car la cheminée de la chambre où je suis fume tellement qu’à peine si je peux voir la pointe de ma plume. Adieu, bons amis.


Nuremberg, samedi 3 mars.

Nuremberg est une grande villasse, affreuse ; elle est, dit-on, fort commerçante ou plutôt fort manufacturière (je ne sais trop si cela est français). Je viens d’acheter de la toile qui me paraît assez belle et qu’Anne prétend être fort bonne. — Je viens d’écrire à l’évêque aussi. — Figurez-vous que l’idée d’arriver à Munich ne me fait aucun plaisir. Je crois que je suis devenue tout à fait insensible ; mais, en vérité, j’éprouve plus de sentiments de regrets que de joie, et il faut que je me raisonne, que je me gronde pour en sentir aucune. Ah ! mes uniques amis, quand sera-ce à vous à m’attendre, quand reverrai-je le clocher de Saint-Paul, les tours de Westminster, New Bond… ? Je suis triste, triste à mort ; ce long intervalle sans lettre, cette espèce de réunion avec une partie de ma famille, tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire : la gelée, la maudite gelée ne me promet pas de lettres de longtemps ; cependant, malgré l’impossibilité apparente, il me reste un léger espoir d’en trouver à Munich ; un dégel partiel, un voyageur hardi, un bateau à patins peut-être auront pu m’en apporter. — J’ai éprouvé hier et aujourd’hui un inconvénient pour les voyageurs que je ne connaissais pas. Depuis Cobourg, la chaussée est assez belle (car, jusqu’ici, il n’y avait pas de chemin et la voiture qui y a passé la première en a posé les fondements) et, en allant au sud, nous nous éloignons de la neige ; mais, quelques jours de gelée claire ayant extrêmement durci la glace qui couvre les routes, elles sont remplies de bourbiers ou plutôt de glace pilée qui vole de toutes parts et vous coupe à la lettre ; ce nouveau tourment m’a abîmé les yeux. — J’ai vu, ce matin quelques beaux tableaux. — Je vous écrirai peut-être avant cela ; mais probablement je ne ferai pas partir de lettres avant mon arrivée à Munich. — Monsieur de B. parle toujours d’aller en Suisse ; mais je ne crois pas qu’il exécute un projet aussi imprudent, à moins que la paix ne se fasse. — Adieu, mes excellents et adorés amis ; je ne vous recommande point de penser à votre Adèle.



Munich, le jeudi 13 mars.

Il n’y en avait pas, et mes pressentiments m’ont trompée : les dernières nouvelles sont du 31 janvier. — Nous sommes arrivés ici hier à cinq heures du soir, nous avons débarqué chez le bon oncle qui m’a reçu comme je m’y attendais ; sa pauvre amie est fondue en larmes en m’embrassant ; ma présence lui rappelait des souvenirs bien amers ; cette réunion m’en rappelait aussi… La première demi-heure s’est passée dans les pleurs. Quand nous avons commencé à être un peu plus calmés, les questions se sont succédées avec rapidité de part et d’autre. J’ai parlé de Rainulphe ; j’en ai dit ce que j’en pense et j’ai appris avec un sentiment de jalousie tout à fait maternel qu’Eugène écrivait fréquemment à son oncle de très jolies lettres tandis qu’il ne connaissait même pas l’écriture de mon frère ; on m’a dit que, sans doute, j’en avais beaucoup et qu’on serait bien aise d’en avoir ; hélas ! il a fallu faire un petit mensonge et dire que je croyais avoir brûlé tout ce que j’avais reçu, etc… Avis à mon Rainulphe que je presse contre mon cœur. — J’ai trouvé le bon évèque bien vieilli ; il est cependant en assez bonne santé et mademoiselle de M. ne m’a pas l’air aussi malade que je la croyais, à l’exception de son extinction de voix qui n’est pas aussi marquée que celle de mademoiselle Wilkès. — Nous dînons aujourd’hui chez l’évêque à une heure et demie. Il m’a parlé, hier, de dîner chez lui tous les jours et de faire un arrangement à cet effet ; mais monsieur de B. n’accepte pas cette proposition et je n’en suis pas fâchée, car il est toujours bien incommode de n’avoir pas un bouillon chez soi. Mon oncle est très décemment logé ; je ne pourrais mieux comparer sa société, par ce que j’en ai vu, qu’à celle de l’archevêque ; il y a de même quatre vieux hommes en pension ; et la maison ne désemplit pas de gens qui viennent faire la partie de trictrac de monseigneur. Du reste, on y règle les destins de l’Europe tout comme à Londres. Les étrangers croient qu’on meurt de faim en Angleterre parce que nos lords ne mangent plus de pâtisserie, mais, moi, je les rassure. — Le baron de Bollès est parti hier pour Augsbourg ; il a fait ici un pompeux éloge de mes grâces, de ma beauté, de mes vertus et surtout de mon extrême politesse ; il a chargé mademoiselle de M. de dire à madame de Boigne combien il était fâché de partir sans avoir l’honneur de la voir, etc… Je vois que, du moins, il sait prendre parfaitement l’air du bureau et j’en suis charmée pour le destin de la France : c’est un talent fort utile pour un ambassadeur, mais, pour un suisse, c’est un peu fin. — Mademoiselle de M. m’a parlé du fléau de nos familles : je l’ai comprise subito. — J’ai appris avec chagrin la mort de cette pauvre madame Adélaïde d’une fluxion de poitrine, à Trieste. « Les deux pauvres princesses » ai-je dit comme une bête. « Elles sont bien heureuses, bien heureuses », a repris Alexandrine ; et votre Adèle a compris que papa lui faisait ses grands yeux. — À Ratisbonne, j’ai vu la plus vilaine ville qui soit sous la face du ciel. Un jeune négociant m’a raconté que, dans cette ville impériale comme dans toutes celles de la même espèce, les habitants sont obligés de payer deux et demi pour cent du capital de leur fortune de quelque espèce qu’elle soit, fonds, terres, meubles et immeubles, qu’ils sont obligés de déclarer sous serment, c’est-à-dire que le commerçant qui a cent mille louis de principal est obligé (quelqu’ait été le succès de l’année) d’en payer deux mille cinq cents : au reste, ils sont à la merci de tous les princes qui les entourent et qui ne manquent jamais de les gréver quand la fantaisie leur en prend. Le passage des russes à Ratisbonne a coûté 60 000 florins aux habitants : c’est trop de payer des taxes aussi énormes sans jamais jouir même de la protection d’un gouvernement qui sait se faire respecter. — Adieu, mes chers, chers, mille fois chers amis. — Cette lettre ne partira que samedi ; je la finirai d’ici-là.


Vendredi 14.

J’ai dîné hier chez le bon oncle comme je vous le disais, et, entre nous, j’ai trouvé la journée un peu longue depuis une heure jusqu’à neuf. — La nouvelle qui occupe tout le monde est le rappel de l’armée de Condé : c’est affreux, dit l’un, épouvantable, désolant, consternant : enfin tout est ici dans la désolation et l’on croit tout perdu. Il me semble, cependant, que la retraite de quatre mille hommes n’est pas un événement bien majeur. Mademoiselle Alexandrine est bien aimable, mais il y a toujours une quantité de vieilles croix de Saint Louis déraisonnables et bavards comme à leur ordinaire. L’évêque a un portrait de maman que je convoite bien ; je n’ose pas le demander : je le trouve encore ressemblant. Monsieur de B. lui a donné une tabatière avec nos portraits, le mien est beaucoup plus ressemblant qu’il n’était, mais malheureusement, ce n’est pas lui qui a changé. — Monsieur de B. parle toujours d’aller voir sa famille ; je crois que j’irai à la cour : on dit que l’Électrice est charmante et, d’ailleurs, il faut aller chez elle ou nulle part, car elle est partout. J’irai aujourd’hui chez madame de Lerchenfeld pour qui la baronne de Bool m’a donné une lettre. Il n’y a point de ministre anglais. Monsieur Wickham est ici avec sa femme dont je n’ai jamais entendu parler. — Jusqu’à demain, adieu, chers.


Samedi 15.

J’ai lu avec indignation hier le sot pamphlet ou plutôt l’extrait du pamphlet de mons. Lucien Buonaparte. Quel amas d’insolences, de mensonges, de bêtises ! Il y dit de grandes vérités, dit-on ; assurément, elles ne sont pas nouvelles. Qui a jamais douté que la Grande-Bretagne et la France fussent des puissances rivales et qu’il fut de l’intérêt de l’une et de l’autre de s’abaisser jusqu’à un certain point ? — Ici, l’empereur Paul est la flamme du moment : tout ce qui appartient à l’armée de Condé en parle avec enthousiasme. — Nous sommes à l’auberge d’où je cherche à sortir le plus tôt possible parce que je n’ai absolument qu’une chambre pour manger, dormir, et recevoir. Monsieur de B. se voit forcé de se soumettre à cet arrangement qui, je crois, lui paraît extraordinaire. Il parle de rester ici un mois, mais je crois qu’il est difficile que mon séjour ne soit pas plus long que cela s’il tient à l’idée d’aller voir ses parents ; sans cela, j’imagine qu’il partira bientôt car la société n’est pas faite pour le divertir beaucoup. — Adieu, mes bien aimés amis, vous savez à quel point vous m’êtes chers. On me charge de compliments pour vous de toutes parts. Adieu.



Munich, dimanche 16.

Je vous écris, chère maman, pendant que monsieur de Boigne fait toutes les visites épiscopales auxquelles le bon oncle attache un très grand prix. Il faut rendre la justice à monsieur de B. qu’il s’y prête de très bonne grâce. — Hier, on nous a menés chez douze ou treize grandes dames dont je vous épargne les noms ; enfin, je suis en pleine émigration. Je n’ai jamais tant vécu avec les français, mais cela fait plaisir au bon évêque, et cela suffit. Je ne puis pas dire cependant que cette société me convienne en aucune manière : j’y suis, je le sens, parfaitement déplacée ; le genre de luxe qui m’entoure inévitablement excite la jalousie… le blâme en est bien près ; je n’entends parler que de misères, de chagrins, de besoins, et vous sentez que ma situation devient pénible. Si je garde le silence, c’est insouciance, si je m’apitoie sur le sort de la personne dont on raconte l’histoire, au lieu de plaindre les gens on devrait les soulager : si… mais, mes adorés amis, nous sommes trop à l’unisson pour que vous ne compreniez pas l’embarras de ma situation : — J’attends ce matin la comtesse de Lerchenfeld ; elle m’a fait dire qu’elle viendrait me proposer d’aller à l’Opéra dans sa loge, ce que j’accepterai d’autant plus volontiers qu’on n’en trouve pas à louer ; on dit que cette jeune allemande est fort aimable et très bonne musicienne ; je voudrais pour beaucoup me lier avec elle. — Adieu, mes bons amis. Il dégèle depuis hier.

Lundi 17.

Madame de Lerchenfeld a passé une heure chez moi hier et n’a pas démenti sa réputation.

Mardi 18.

Vous voyez qu’à peine je commençais ma lettre j’ai été interrompue. Il n’était cependant que onze heures du matin ; mais, depuis ce moment jusqu’à dix heures du soir, je n’ai pas eu un moment à moi. Cette obsession me tue. — Ici, on ne ferme pas sa porte et, d’ailleurs, la mode pour les français est d’entrer chez vous sans savoir si vous voulez les recevoir ou non, — Pour en revenir à nos moutons, madame de Lerchenfeld, dans sa visite de dimanche, m’a proposé d’aller à l’Opéra avec elle, ce que j’ai accepté ; mais elle n’a point proposé à monsieur de B. d’être de la partie et il s’est vu forcé de me laisser aller sans lui ; ce qui vous étonnera encore davantage, c’est qu’il n’a point témoigné la moindre humeur. Madame de Lerchenfeld est une femme de vingt-trois ans, fort liée avec l’Électrice et assez élégante ; son mari, de fort peu son aîné, ressemble à monsieur Matthews ; il est le reigning top de la ville mais paraît assez aimable. Le ménage a été excessivement poli pour moi. On m’apporte dans la minute un billet de madame de Lerchenfeld qui m’engage à aller passer la soirée chez elle ce soir. — J’ai mené mon oncle se promener hier ; il m’a paru fort instruit par le côté gauche. On lui a mandé que la bizarrerie de mon caractère, n’était comparable qu’à ma hauteur. Je lui ai raconté l’histoire des 15, 16, 17 et 18 mai ; il ne comprend pas plus que nous ce changement inexplicable et ce n’est pas là ce qu’on a cherché à lui expliquer. Le bon oncle, cependant, soupçonne bien le même motif que nous, il me demandait de ne pas nous brouiller ; je lui ai dit que nous ne l’étions pas et que nous serions même fort bien ensemble si nous n’avions jamais été mieux. — Je suis triste, tourmentée, sans nouvelle de vous, c’est tout dire. Je ne sais pourquoi je vous parle de moi, car, assurément, je n’ai rien de bon à vous dire : l’obligation où je me trouve d’avoir l’air contente et presque reconnaissante d’être ici achève de me désespérer. Personne ne comprend comment je vous aime ; cela me choque « Eh ! bien, ma chère amie, il faut bien suivre son mari ! » Hélas ! je le sais bien ; ce n’est pas là ce que je vous demandais. Je crois que je n’ai jamais été si dégoûtée de ma personne qu’ici ; l’adulation la plus fastidieuse me poursuit ; je n’ai pas un moment à moi : enfin je suis obligée de vous écrire de mon lit pour me soustraire à cette persécution et, quoiqu’il ne soit que dix heures, monsieur de B. a reçu trois visites : c’est désolant. Au surplus, je suis malade comme une bête ; l’humeur rentrée en est, je crois, la cause. Peut-être suis-je injuste ; mais à… Là, voilà un monsieur, je ne sais qui, qui a traversé mon salon et qui est entré sans plus de façon dans ma chambre à coucher, c’est par trop familier aussi. — On prétend que j’ai beaucoup de succès ici : c’est toujours tant mieux. Mademoiselle de M. dit que le désir que je témoigne de retourner en Angleterre est désobligeant pour mon mari ; il l’était bien plus vraiment de m’emmener malgré moi. — Adieu, mes excellents amis ; aimez-moi malgré ma maussaderie : je serais crevée sans cette petite évacuation de bile.


Munich, mercredi 19 mars.

J’ai passé une soirée assez agréable chez madame de Lerchenfeld, hier. Il y avait environ quinze personnes, et cela a été fort gai ; malheureusement pour moi, un monsieur Aguière est parmi les intimes et il n’est pas fort bien dans les papiers de mon oncle, ce qui me gêne beaucoup. Madame de Lerchenfeld m’a proposé de chanter. Après quelques difficultés, j’ai consenti à chanter le duo d’Afrida avec elle ; elle a une jolie petite voix qu’elle conduit sagement et avec goût. Elle s’attendait bien, à ce qu’il m’a paru, à emporter la palme. Le premier morceau de récitatif l’a étonnée, et, après la cavatina, elle avait l’air plus embarrassée que contente. Du reste, on m’a fait beaucoup de compliments qui se sont encore accrus après un autre duo que madame de Lerchenfeld m’a fait déchiffrer et dont je ne me suis pas mal tirée. Je suis restée chez elle jusqu’à minuit : voilà ma journée d’hier. Aujourd’hui, car je vous écris en rentrant chez moi, j’ai eu du monde à dîner, c’est-à-dire mon oncle et ses convives, monsieur et madame Moussin ; cette madame Moussin est la personne qui avait tant de bonté pour ce pauvre Martinville et à qui sa mère a écrit à ce sujet la lettre que vous savez. J’ai fait ce que j’ai pu pour être aimable, et…


Jeudi 20.

J’ai été interrompue hier au soir. Je n’ai pas un moment que je puisse regarder comme à moi. — Après le dîner donc, j’ai chantaillé pour mon oncle qui a eu l’air charmé, et, à cinq heures et demie, j’ai été retrouver madame de Lerchenfeld dans sa loge à l’Opéra qui m’a fait le plus grand plaisir : quoique en allemand, la musique était charmante et le drame assez intéressant. — Ce monsieur Aguière, dont je vous parlais hier, est venu ce matin chez moi pour m’engager à passer la soirée chez lui samedi ; je l’ai refusé, mais il a remis la partie à un autre jour, et il m’a annoncé qu’il changerait le jour jusqu’à ce qu’il pût en trouver un qui me convînt. Je suis fort embarrassée ; je ne puis pas dire à un homme qui vit constamment dans une société qui me plaît : « Je ne veux pas aller chez vous » ; et il m’est encore plus impossible d’accepter son invitation ; quoiqu’il soit reçu partout ici même chez l’Électeur, puisque c’est un suisse qui a été longtemps au service de la République (on l’accuse même de malversations) et qu’indépendamment de l’antipathie naturelle que j’ai pour ces sortes de gens, ce serait mettre contre moi toute l’émigration de Munich qui ne partage assurément pas le tolérantisme de celle d’Altona. Il serait difficile de vous exprimer le ridicule des espoirs et des désespoirs qui règnent ici alternativement, jugez-en : Le royaume de Manchester est celui de la raison, en comparaison. Je vous mandais, l’autre jour, que tout était perdu, que l’armée par excellence, ce serait un crime de lèse-émigration de l’appeler l’armée de Condé, retournait en Volhynie. Eh ! bien, pas du tout, elle va à Trieste ou à Hambourg, s’embarquer pour faire une descente sur les côtes du Royaume, et ce prétendu rappel n’est qu’un jeu joué : ce sont les petites maisons ouvertes ! — J’ai dîné chez l’évêque où j’ai vu l’évêque de Châlons qui m’a montré une lettre du cardinal Maury. Il lui apprend la nomination du pape Chiaramonte que vous saurez, sûrement, longtemps avant la réception de cette lettre, mais, comme il est possible que les détails soient moins authentiques que ceux-ci, voilà ce qu’on m’a dit : Pie VII a cinquante-huit ans ; il est de Césenne et a été bénédictin ; il est parent de son prédécesseur et, qui plus est, ami intime de notre cardinal qui paraît charmé de son élection. — Adieu, mes excellents amis ; ce long silence me désespère.


Vendredi 21.

Je ne crois pas vous avoir mandé que nous restions à l’auberge parce qu’on ne trouve que fort peu d’appartements ici et qu’on ne voulait point nous louer le seul qu’on pût avoir pour moins de deux mois, ce qui m’en a tout de suite dégoûtée, et, indépendamment du vif désir que j’ai de retourner dans vos bras, je me trouve fort mal située ici sous tous les rapports imaginables. Cependant, mon séjour est encore indécis : monsieur de Boigne n’a pas reçu les lettres qu’il attend de Suisse et qui doivent, dit-il, déterminer sa marche ; il me promet, au reste, de ne pas être absent plus de quinze jours. Mademoiselle de Marti m’a proposé d’aller chez elle passer le temps de son absence. Je sens bien que ce serait plus convenable que de rester dans une auberge, mais cela me sera insupportable ; il me semble qu’en ne recevant personne chez moi je puis bien y rester, ce qui me serait extrêmement agréable, d’autant plus que je suis devenue si triste et si maussade que ce m’est une véritable fatigue de ne pas le paraître et c’est une dissimulation qu’il me serait impossible de soutenir toute une journée. Je ne sais pourquoi je me trouve si mal ici, car on m’y comble, et j’étais la moitié moins malheureuse à Hambourg. Je ne sais si c’est l’énorme distance qui nous sépare qui ajoute un poids de plus sur mon cœur, mais je crois plutôt que c’est la nécessité où je me trouve d’avoir l’air satisfaite, de ne pas oser parler de tout ce que j’aime, car on a ici la maudite manière du Somerset street de vouloir expliquer et adoucir tout ce que je dis et, comme c’est encore pis, j’ai pris le parti de me taire. Vous ne vous doutez point que c’est ici l’endroit où j’ai pu le moins exprimer le chagrin que j’ai d’être éloignée des objets de ma vénération et de mon amour.


Samedi 22.

J’ai, aujourd’hui, toute la société à dîner, et je suis au désespoir, car je suis malade comme une bête. Monsieur de Boigne est très bien pour tout le monde ; il faut lui rendre justice ; aussi il réussit à merveille. Je ne doute pas qu’on vous en écrive des amours, et surtout que nous sommes très bien ensemble ; mais c’est toujours comme à l’ordinaire, et même un peu plus mal, car les scènes ont recommencé de plus belle : la seule différence c’est qu’elles m’affectent moins. Tout me contrarie ici : on a l’air de faire croire à monsieur de Boigne qu’il est le plus généreux des hommes parce qu’il ne vit pas comme un émigré ; on cherche à lui faire comprendre la manière de retrognoner sur tout. Enfin, il contrecarre tous mes plans. J’ai voulu chercher à les expliquer, mais on ne les comprend pas plus que mes sentiments ; d’ailleurs, depuis que je suis ici, je n’ai jamais eu plus d’une heure de conversation sans témoins et, comme il ne peut pas en résulter un grand avantage, je ne les recherche pas extrêmement : cela donnerait peut-être de l’humeur sans aucun fruit. Au surplus, témoignez de la reconnaissance pour les bontés qu’on a pour moi, car, véritablement, on est aussi bien qu’on peut être. Mais, ce n’est pas nous, ce nous que je ne retrouve nulle part, auquel j’ai l’insolence de m’associer et que j’embrasse tendrement sans en excepter le bon abbé. Adieu, mes chers amis. Je suis malade comme une bête, j’ai une migraine affreuse qui ne me quitte pas depuis deux jours. Vous devez vous en apercevoir à la manière dont j’écris ; de plus, j’ai de l’humeur contre tout l’univers et surtout contre les éléments qui me privent de la seule consolation que je sois susceptible de recevoir.



Munich, lundi 24 mars.

À peine sortais-je de mon lit hier qu’on est venu me prier de céder pour la journée mon balcon à monsieur l’archiduc Charles. Vous pensez bien que je ne m’y suis pas refusée. Le prince n’est arrivé qu’à cinq heures. Fort peu honteuse d’une curiosité qui a tant de motifs pour l’excuser, je suis sortie de ma chambre et je me suis tenue sur l’escalier pour le voir. Papa, l’archiduc n’a pas l’air assez malade pour autoriser la route qu’il prend ; il est maigre et pâle, mais cela parait plutôt l’effet de sa complexion naturelle que de la maladie ; Quoique petit, il a l’air noble et distingué, enfin, peut-être est-ce l’aveuglement que m’inspirent ses grandes et belles qualités, mais son physique m’a paru mieux que je ne m’y attendais, surtout d’après les rapports qu’on fait de l’état de sa santé que je crois fort exagérés. Vous savez que j’adore les héros et surtout l’archiduc… le tambour bat, il part. Il avait été déjeuner chez l’Électeur et n’est revenu ici que pour monter en voiture. Ma petite chienne, attirée par l’odeur de la viande, est entrée chez lui hier ; il l’a mise sur ses genoux et l’a caressée, lui a donné à manger… Tout intéresse chez des grands hommes ! La voix de l’archiduc est singulièrement douce, même en parlant allemand. Vous allez croire, mes chers amis, que je raffole de l’archiduc, et c’est, ma foi, vrai. Seulement il est affreux qu’une intrigue, car je ne crois plus à la maladie, prive l’Europe d’un tel soutien. Il voyage avec une suite assez nombreuse. — J’ai passé une heure, hier matin, avec la comtesse de Lerchenfeld ; elle me plaît de plus en plus ; elle est aimable, raisonnable et polie. Elle m’a dit que l’armée de Condé était détestée dans ce pays-ci, et beaucoup plus crainte des paysans que les patriotes, que si un paysan, par exemple, se hasardait à faire quelques réflexions ou à mener un peu plus lentement lorsqu’on surchargeait trop ses chevaux, ils assommaient de coups les manants qui ne savaient pas ce qu’on devait à des gentilshommes comme eux. On dit aussi que l’empereur Paul est charmé d’en être débarrassé, car, peu corrigés par l’expérience, ils ont témoigné une pitié pour le peuple chez qui ils étaient et un mécontentement qui commençait à gagner autour d’eux. Il est assez simple que le moscovite riche, qui se voit par la discipline exilé loin de sa famille où il pouvait mener une vie aisée et heureuse, ne supporte pas sa situation quand il voit un émigré dont c’est la seule ressource se plaindre amèrement d’habiter la même garnison. Tout le monde, au reste, se réunit, pour louer la conduite de monsieur le prince de Condé. Depuis hier qu’on sait que l’armée est à l’Angleterre, tout le monde me demande : « Que fera-t-on de nous à la paix ? » Moi, comme une bête, je réponds tout platement : « on vous réformera avec six mois de paye, ou bien, peut-être, on vous enverra à Batavia ou quelque part en Amérique ». Eh bien, pas du tout, je crois cela, parce que je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. C’est un engagement, tacite, il est vrai, qu’a pris l’Angleterre de remettre chacun chez lui, et elle ne peut, sans se déshonorer, y manquer à présent. Je crois cependant qu’elle ne s’en gênera guère. Il faut être bien malheureux pour être obligés de s’accrocher à de pareils espoirs ! — Il me semble, cher papa, que voilà bien du bavardage politique. Pour changer de langage, je vous dirai que j’ai été hier à l’Opéra dans la loge de madame de Lerchenfeld ; on donnait don Juan de Mozart, dont le marquis de Duras était si enthousiasmé il y a deux ans, enthousiasme que je partage depuis que je l’ai vu, car cette musique a besoin d’un grand orchestre et celui d’ici est excellent ; il y a, entre autres, un effet musical que je ne connaissais pas : au fond du théâtre, des ménétriers jouaient un menuet pour la société qui dansait, et, sur le devant, les principaux acteurs accompagnés de l’orchestre, chantaient sur une mesure très vive et à deux temps. Je ne sais si je m’explique, mais ce singulier morceau est charmant.


Mardi 25.

Vous dire que je suis triste, malade, mécontente de moi et des autres ne serait rien vous apprendre de nouveau, ainsi je n’en parlerai pas. J’ai reçu hier une lettre de lady Webb du 13 qui me mande qu’il y a six malles de dues et qu’il gèle plus fort que jamais : vous jugez combien cette nouvelle a dû m’égayer. Mais j’ai appris à me taire, et mes regrets sont si raisonnablement combattus que j’ai appris à n’en plus exprimer : baste ! — Lady Webb me dit qu’elle a fait une fausse couche peu de jours après mon départ. J’en suis fâchée pour elle ; elle a vraiment besoin de quelque chose qui la rende plus posée ; elle croit qu’elle sera à Munich incessamment. Je ne partage pas son opinion, le plan de sir Thomas étant évidemment de la retenir auprès de lady Clifford à moins que cette fausse couche, produit d’une scène, n’ait donné à lady W. des droits sur son mari. On se trompe bien sur les hommes et les plus gentlemanlike ne le sont pas toujours dans leur intérieur. — Aujourd’hui, je suis en pénitence, parce que c’est le jour fixé par monsieur Aguière pour le souper qu’il doit me donner et que, n’ayant pas d’autre raison pour refuser d’y aller, je compte faire dire que je suis malade, et, en vérité, ce ne sera pas mentir. — L’évêque et son amie ont été se promener dans ma voiture. Il dîne chez moi avec deux ou trois autres français. N’étant venue que pour mon oncle, je vis absolument parmi eux, mais leur ton me déplaît souverainement. — J’ai, depuis quelques jours, un piano forte et je fais venir un maître de chapelle qui accompagne passablement ; c’est mon seul délassement. — Adieu, mes chers amis ; je ne sais point du tout quand je partirai d’ici ; si je le demande, on répond qu’on l’ignore. Fasse le ciel que ce soit bientôt, car je ne respirerai que lorsque je serai réunie à ceux que j’aime avec tant d’ardeur. Adieu, mes seuls amis ; pourquoi m’avez-vous tant appris à vous aimer ?



Munich, jeudi 27.

Comme je ne suis pas sortie de chez moi hier, je n’ai à vous parler que de ma tendresse, sujet qui ne peut s’épuiser qu’avec ma vie. Depuis dix-neuf ans, je reçois tous les jours de nouvelles preuves de vos bontés, et, quand je commence à pouvoir vous prouver ma reconnaissance par mes soins et mes caresses, le ciel me prive de ce bonheur. En vérité, mes bons amis, il faudrait avoir beaucoup plus de mérite que je n’en ai pour ne point murmurer, pour ne point m’affliger. Il faut surtout être suivie d’un guignon bien guignonant pour, en près de cinq mois, n’avoir reçu que deux fois des nouvelles qui devraient parvenir deux fois par semaine. Il n’y a point d’exemple d’une seconde gelée assez forte pour empêcher les malles d’arriver librement (vous ne vous douteriez pas que c’est pour me consoler qu’on me tient ce langage !). Eh bien, s’il n’y a pas d’exemple, c’est donc pour moi qu’il était réservé !… Ce qui me désole aussi, c’est la certitude que vous n’avez point de lettres de moi depuis des siècles. Peut-être, à l’heure qu’il est, me croyez-vous à Copenhague. Peut-être en êtes-vous restés à la lettre que je vous écrivais le jour où j’étais si malade à Nyborg ; peut-être avez-vous reçu la dernière que j’aie datée de ce bourg. Dans l’un ou l’autre cas, j’en serais fâchée : toutes deux vous auront tenus dans une agitation funeste à la santé de maman ; au surplus, tout le monde m’assure ici qu’elle se porte à merveille et que, si elle est malade, c’est tant mieux parce que cela lui assure trente ans de parfaite santé. J’enrage quand j’entends tenir de pareils propos et, en vérité, j’ai bien quelque mérite à ne pas témoigner toute l’humeur que j’en ressens. Cher papa, ne me trouves tu pas bien maussade ? En prenant cette plume, je me promets toujours de ne pas laisser évaporer ma bile, mais, en dépit de moi, elle se trouve toujours mêlée à l’encre et conduit cette plume à dire des choses qui devraient être renfermées dans mon cœur. Ainsi, je finirai par devenir tout à fait insociable, et je le suis déjà bien assez, je vous assure. Je vous raconterai demain ce que je crois qui m’aigrit.


Vendredi 23.

Voici mon histoire ou, plutôt, l’histoire des différents sentiments que j’ai éprouvés depuis mon arrivée ici. Je n’ignore pas que c’est vous mander celle de ma déraison, mais c’est avec tous mes ridicules, tous mes défauts que vous m’avez aimée jusqu’ici, et je veux toujours paraître à vos yeux, précisément, ce que je suis. Vous voyez que je regretterais une amitié usurpée. Je ne sais si c’est folie, je ne pouvais pas expliquer l’espèce d’espoir qui m’occupait depuis Nuremberg, et qui m’a fait verser des torrents de larmes en arrivant ici. On a eu la bonté de les prendre pour une marque de sensibilité, mais, point du tout, c’était le désappointement qui les faisait couler. Quoique j’eusse presque honte de me l’avouer à moi-même, il me restait l’espoir d’avoir des lettres… Enfin, j’espérais du moins trouver des gens qui m’entendraient et, tous les jours, je suis de plus en plus détrompée ; du reste, la société dont je vous ai parlé à différentes reprises me déplaît beaucoup. Le ton qui y règne et auquel je n’ai jamais été accoutumée me fatigue et me gêne. Je ne puis croire que c’est le même que les mêmes gens avaient dans leur patrie. On appelle chaque chose par son nom ; on dit la raison pour laquelle madame Untel reste chez elle ; enfin, on m’embarrasse vingt fois par jour, et, en même temps, vous devez concevoir que cela m’afflige. Aussi préférai-je rester chez moi autant qu’il m’est possible, mais cela est bien difficile. — Monsieur le prince de Condé a passé ici cette nuit en allant à Augsbourg où monsieur Wickham lui a mandé de venir le trouver pour terminer les affaires relatives à l’armée. Il paraît que monsieur W. abuse un peu des droits du payeur, qu’il fait voleter tous les chefs d’un bout de l’Allemagne à l’autre et que tout le monde s’accorde à regretter vivement le gentlemanlike and civil colonel Crawfurd. Je n’ai point vu le prince à son passage, quoiqu’il ait logé dans cette auberge ; mais, j’avoue que ma curiosité ne m’y portait pas autant qu’à voir l’archiduc. Cependant, s’il reste quelques jours à son retour, il est probable que j’aurai cet honneur là. — J’imagine que vous savez le mariage du général Aston. Qui est cette nièce de quatorze ans ? — Monsieur le duc de Berry est parti pour Naples. On dit qu’il sera vice-roi de Sicile et que sa future est jolie comme un ange ; je suppose que c’est madame Amélie. À propos des princes, on fait beaucoup de contes ici sur la réconciliation de la maison d’Orléans avec Monsieur ; j’imagine que vous me manderez ce qu’il y aura de vrai à ce sujet. On a dit monsieur le prince de Galles mort aussi, mais cela ne se confirme pas. Personne ne portant ici le deuil de madame Adélaïde, je me suis dispensée de le prendre ; je suppose que, par égard pour Monsieur, il aura eu lieu parmi les français, au moins à Londres. Milady Wallace, la sœur de la duchesse de Gordon dont le nom a trop fréquenté les newspapers pour ne pas vous être connu, est à Munich, et, chaque fois qu’elle me rencontre, ce qui n’est guère qu’à la promenade, elle me fait toutes les agaceries possibles : elle est fort bien reçue ici.

Je ne peux pas vous dire à quel point ce manque de lettres m’afflige. Je n’ai plus le courage de vous écrire ; je pense que tout mon jabotage ne vous arrivera que dans des siècles. — Je suppose que le paquet (j’espère que vous l’avez reçu à l’heure qu’il est) aura été composé de lettres beaucoup moins régulièrement partagées que les dernières. Les voyages que j’ai faits et pendant lesquels il m’a été impossible de calculer les jours des malles ont dû rendre notre correspondance [irrégulière], mais, grâce aux glaces, cela ne fait plus rien. — Monsieur Angelo a mandé à monsieur de Boigne que, probablement, Lessé avait vendu nos chevaux et qu’il en avait mangé l’argent, puisqu’il n’avait pas voulu lui dire où ils étaient. Je vous prie, cher papa, de vous informer de ce qu’ils sont devenus, mais sans dire à Lessé qu’il a mal fait de ne point rendre de compte à Angelo. — J’espère que, dans les lettres que j’attends, il y en aura une de Rainulphe où il rendra réponse à toutes les questions que je lui ai adressées du Jutland.


Samedi 29.

J’ai dîné hier chez mon oncle avec un monsieur d’Hautefort qui dit nous connaître beaucoup et qui me paraît avoir plus l’intention que les moyens d’être aimable. — On ne fixe point encore d’époque pour notre départ. Monsieur de Boigne attend toujours des lettres de Chambéry, mais les Webb arrivent incessamment et je me flatte que cela hâtera notre retour. Anne, à ce que je crois, se mariera immédiatement après mon arrivée à Londres et, quoique je sois très contente de Catherine sous tous les rapports essentiels, elle est trop gauche pour pouvoir me servir seule. Ainsi, si vous avez quelqu’un dans l’œil, ce sera bien fait ; je voudrais une anglaise. Mais, comprenez bien, ma chère maman, je ne vous prie pas de m’arrêter une femme de chambre, cela ne serait pas bien pour celle que j’ai, mais seulement d’en avoir quelqu’une en vue. — Adieu, mes bons et chers amis ; je vous embrasse du plus tendre d’un cœur tout à vous. Mille amitiés aux bons et chers O’Connell qui m’occupent bien souvent. J’embrasse Rainulphe et ma petite Georgine. Ah ! mon Dieu qu’il est cruel de n’avoir pas de nouvelles de ceux qu’on aime. — Mademoiselle de M., qui est parfaite pour moi, me charge de… etc. Le bon oncle est bien enrhumé et votre minette bien triste.



Munich, lundi 30 mars.

Je les ai lues ; je les ai relues. Je vous remercie, mes excellents amis, de tout le bien qu’elles m’ont fait. Quoiqu’encore malade, maman est dans un état moins alarmant. C’est toujours quelque chose ; je n’ai jusqu’à présent des lettres que du 18 janvier, c’est-à-dire cinq ; mais j’en attends d’autres incessamment ; car, en me les envoyant, monsieur Gossler me mande qu’il y a encore sept malles dues. — Je vais répondre en courant à ce que vous me dites : 1o Papa me parle de ma modestie ! La lettre du 14 janvier (qu’il a reçue avant de terminer la sienne) a dû lui prouver que ce n’était pas cette vertu qui retenait ma plume, et non plus la vérité qui dirigeait celle des autres. J’y vois deux motifs : l’un serait un improvement, puisque ce serait se corriger d’un tort dont on a senti les inconvénients, l’autre, que je crois plus probable, le désir de faire entendre que l’absence est favorable à la paix. 2o Vous me blâmez de n’avoir point été à Copenhague ; cependant, je ne peux que m’en réjouir, car, indépendamment des fatigues et des difficultés de la traversée du grand Belt, j’y serais peut-être encore, au lieu d’être presque au bout de ce voyage qui me déplaît tant. Adieu, mes chers, chers, mille fois chers amis.

Me revoilà pourtant ; j’ai encore un petit moment et j’en profite pour causer avec vous. Il serait bien difficile de vous mettre exactement auprès de moi ; par exemple, il serait impossible de comprendre ma conduite ici sans Savoir que tout ce qu’on dit à l’évêque ou à mademoiselle de M., est immédiatement propagé par la voix du curé (que vous avez vu à Constance) dans toute l’émigration de Munich. Or, vous concevez que cette multiplicité de confidents nécessite le silence le plus rigide sur tous les sujets qui peuvent avoir le moindre intérêt : voilà ce qu’on apprend que sur les lieux. J’ai été abasourdie de m’entendre demander par un homme que j’ai vu deux fois si cela allait mieux, avec un air mystérieux. J’ai répondu que non, que j’étais toujours souffrante ; on a voulu s’expliquer et je me suis éloignée du curieux impertinent. — Je crois que je finirai par aller à la Cour. J’ai rencontré l’Électrice à la promenade avant-hier ; elle était avec madame de Lerchenfeld ; elle m’a fait dire par cette dame qu’elle était un peu choquée de ce que je ne voulais pas la voir : elle est toute jeune et d’une superbe tournure ; je crois que je ne peux pas me dispenser d’aller chez elle, d’autant plus que cela n’est pas gênant ; elle vous reçoit seule chez elle, en petite robe, et il n’y a pas telle chose qu’un jour de cour. Je compte aller chez madame de Lerchenfeld et chez quelques dames françaises, car je veux profiter des spirits que me donnent mes lettres pour faire ces visites. — J’ignore toujours le moment de mon départ. Monsieur de Boigne garde là-dessus un silence uniforme et rigoureux qui me désespère ; je crains bien que ce ne soit pas avant Pâques, mais je me flatte que mon séjour ici ne sera pas plus long : indépendamment du désir que j’ai d’être auprès de vous, il me déplaît beaucoup.


Mercredi 2 avril.

Je ne vous ai pas écrit hier parce que j’avais mal à la tête et que j’ai été me promener dans l’espoir de le faire passer, ce qui n’a pas trop bien réussi. Cela ne m’a pas empêchée d’aller faire quelques visites le soir, entre autres chez madame de Polignac qui me paraît assez aimable, ainsi qu’une madame de Marcieu qu’on m’avait dit avoir un grand talent sur le piano-forte, mais cela est bien médiocre. J’ai vu chez ces dames la baronne d’Alingen que vous vous rappelez avoir vue à Constance et qui, depuis ce temps, s’est conduite de manière à n’être reçue que dans fort peu de maisons. On m’a forcée à chanter, et je m’en suis tirée avec la Biondina in Gondoletta. En sortant de chez mesdames de Polignac et de Marcieu, j’ai été chez la comtesse de Lerchenfeld. Vous rappelez-vous, chère maman, un homme que nous voyions tous les jours à l’Opéra, que nous appelions « le grand suisse » et qui ressemblait à monsieur d’Anonville ? C’est le comte de Frauberg-Montjoie, frère de celui qui suit les princes d’Orléans ; il tient ici une des premières charges auprès de l’Électeur. Je l’ai rencontré (la première fois que j’y ai été) chez madame de Lerchenfeld ; il nous a fait mille politesses et je crois que c’est lui qui présentera monsieur de Boigne parce qu’il n’y a ici qu’un chargé d’affaires qui même n’est point reconnu pour tel par le gouvernement et qui est plutôt le représentant de monsieur Wickham que celui de la Nation : c’est lui-même qui a dit à monsieur de B. qu’il ne pouvait pas le présenter. — Vous avez vu, par mes lettres de Hambourg, que le paquet que vous avez reçu, j’espère, à l’heure qu’il est n’était point parti parce que l’Elbe ne s’était dégelé que jusqu’à Cuxhaven, et qu’il doit partir de Hambourg pour arriver à Londres où je ne doute pas qu’il arrive à bon port, car il est véritablement impossible de mettre plus de recherches, de soins, d’exactitude que ne l’a fait monsieur Gossler envers moi. C’est lui qui s’est chargé de l’envoi du bœuf, afin de ne le prendre que lorsqu’il le faudra et de la meilleure espèce ; j’espère qu’il aura réussi. — Demain je compte sur sept lettres au moins, mais ce ne seront point des réponses aux miennes. J’ai calculé que, puisque les dernières que j’avais reçues avant cet envoi étaient du 31 janvier, vous ne deviez pas en avoir de plus récentes que le 1er février, jusqu’au second dégel. — Adieu, mes bons amis ; je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que mon Rainulphe. Mille amitiés à cette bonne madame O’Connell : ce m’est une vraie consolation de penser qu’elle est mieux.


Munich, lundi 8 avril.

Je vous disais hier, chère maman, que je vous écrirais plus longuement aujourd’hui ; mais je ne crois pas que je le puisse, car je suis toujours très souffrante. Je vous mandais que monsieur de Boigne partait mercredi prochain pour Vérone et que je ne savais trop à quoi me résoudre. Ayant donc pris conseil de mon oreiller à défaut de cet esprit sage que je désirais hier, je me suis décidée à le suivre. J’en ai déjà parlé, et l’on m’a refusée. Mais, comme je vois qu’il vaut mieux que j’y aille, je ne compte pas me rebuter. Après vous avoir quittés, mes adorés amis, y a-t-il quelque chose qui puisse me coûter ? Et, puisque j’ai suivi monsieur de Boigne jusqu’en Fionie dans la saison où j’y ai été, je puis bien faire cent lieues de plus pour qu’il n’ait point à dire que je l’ai quitté et que je n’ai point voulu aller voir ses parents, ce à quoi il ne manquerait pas, quoique lui même, je crois, se dispenserait très volontiers de ma présence. J’ai fait la condition que je ne partirais que lorsque j’aurais reçu des lettres d’Angleterre, ce qui sera probablement jeudi. Adieu, chers et uniques amis. Mon cœur est bien gros, bien navré. Mille choses à cet excellent abbé ; j’ai bien regretté son bon esprit depuis quelques jours.


Mardi 9.

Il est arrangé que je partirai, à condition cependant que je n’irai que jusqu’à Innsbruck où j’attendrai monsieur de B. qui sera huit jours absent : ce serait déjà quelque chose que ce gain de temps. Une autre chose me déterminerait à partir, c’est ma situation vis-à-vis de madame l’Électrice, ayant refusé d’aller chez elle tant que j’aurais d’aussi vifs sujets d’inquiétude sur la santé de maman ; il paraîtrait extraordinaire que, restant ici encore trois semaines ou un mois, je ne profitasse pas de ses bontés, et cependant, dans ma situation, monsieur de B. étant absent, je ne pourrais point aller dans le monde. — Je craignais que le bon oncle me sût mauvais gré de mon départ ; mais, quand j’ai dit à mademoiselle de Mville mes intentions, elle les a fort approuvées et m’a même dit que monsieur de B. s’était beaucoup plaint à elle de ce que je ne le suivais pas et qu’il saurait avoir la même obligeance quand il serait question d’aller voir mes parents. Ce n’est pas que ce propos ait influé en rien sur mes dispositions. — Ne manquez pas, je vous prie, cher papa, de remercier mon oncle et mademoiselle de Morville de toutes les bontés qu’ils ont eues pour moi, car, malgré mon humeur et ma maussaderie, il faut que j’avoue qu’on a eu pour moi tous les soins imaginables et que je crois que c’est autant ma faute que celle des autres si je les ai trouvés désagréables. — Adieu, mes bien, bien bons amis. J’aurai sûrement des lettres jeudi, et, alors, nous partirons vendredi, ou peut-être samedi à cause de la sainteté du jour. Adieu pour aujourd’hui, mes excellents amis ; quand pourrai-je vous exprimer à quel point je vous aime ? mais je suis trop sûre de votre cœur pour croire que vous en doutiez. — Je voudrais bien savoir si vous approuvez mon voyage ; il me semble cependant que cela doit être, d’après toutes les conversations que nous avons eues ensemble.


Mercredi 9 avril.
(je me suis trompée sur la date pendant tout le mois)…

Il est toujours décidé que je pars, et je ne veux pas faire d’objection sur Innsbruck, parce que je veux être en route. Ma santé est détestable depuis que je suis ici. Je crois cependant que l’inquiétude que j’éprouve y a plus contribué que l’air humide de Munich qu’on en accuse, et l’agitation où me tient l’état de maman, le désir de ne point faire une fausse démarche me fouettant le sang encore plus. Au reste, je ne suis pas seule changée. Monsieur de B., depuis son départ, est vieilli de dix ans. Il est cassé. Il a un rhume qui dure depuis Copenhague, et il y a d’autres circonstances qui me le font trouver peu bien ; par exemple, il a la fièvre deux ou trois fois par semaine. — Tout le monde me flatte de l’espoir que mes lettres arriveront aujourd’hui, mais je ne les attends que demain et, si je n’en ai pas, je crois que je deviendrai folle. — Ne serait-il pas possible que le vésicatoire appliqué sur la poitrine ait, pour une raison quelconque, produit cet abcès ? Je me creuse la tête nuit et jour pour arriver à comprendre votre lettre extraordinaire et j’espère que, demain, j’aurai des nouvelles du 14. — Dieu vous garde des vilains rêves, mon cher papa ; c’est un de mes supplices depuis cinq mois ; ils me laissent une oppression, une tristesse que les réflexions ne font qu’accroître. — Il ne faudra pas vous attendre que je vous dise ce que je pense de ces princesses qui, sûrement, sont des pécores, tout en une fois. J’entrelarderai mes lettres de vers à leurs louanges. — Adieu, mes chers, bons amis ; vous savez combien vous m’êtes chers et combien votre bonheur est nécessaire au mien ; je ne pense qu’à vous ; je ne vis que pour être serrée dans vos bras. Mille amitiés à mon frère. A-t-il oublié Adèle ? J’espère que non. Vous me mandez qu’il est bien bon garçon ; je l’en remercie au nom de tous.



Munich, le jeudi 10 avril.

Enfin voici des lettres, depuis le 15 février jusqu’au 25 mars. Les dernières, comme vous voyez, sont assez récentes ; cependant elles ne me rassurent point sur l’état de maman. Tout le monde me dit que je n’ai pas le sens commun ; mais, il me semble que mon inquiétude n’est que trop légitime. Malheureusement, je pars samedi et pour m’éloigner encore de ce lit de douleur vers lequel tous mes vœux me rappellent. J’espère que monsieur de Boigne, après avoir vu ses sœurs, me ramènera près de vous. Je m’en flatte, je l’avoue, et je ne saurais trop dire pourquoi ; car je ne crois pas que l’infernale Martinville croie encore son ouvrage assez avancé. Enfin, il n’y a point de ressources ; contre sa volonté rien ne fait loi. Au surplus, elle aurait pu faire une autre histoire sur la maladie de maman que de dire qu’elle était un simulacre, car c’est la même que celle du mois de juin de l’année dernière, et, pour une scélérate d’esprit, je lui croyais plus d’imagination. Au reste, laissons-la, elle et ses caquets. Je la méprise trop profondément pour m’occuper d’elle le moins du monde. — Ma pauvre maman, vous espériez donc que votre Adèle vous arriverait avec les premières lettres ? Hélas, vous rendiez bien justice à mon cœur : s’il dirigeait seul mes actions, il y a bien longtemps que je serais à vos pieds. Une des choses qui me chagrinent le plus c’est de ne pouvoir pas vous dire, de ne pouvoir pas me dire à moi-même ce que je dois devenir dans quinze jours. Vous me demandez, chère maman, quand je serai dans vos bras. Hélas ! je l’ignore absolument. Tantôt je vois mon retour comme prochain, tantôt il me paraît plus éloigné que jamais. Je vous le demande en grâce, chers amis, que ma présence ne soit pas nécessaire à votre bonheur. Oubliez-moi ; votre chagrin ajouté au mien est plus que je ne puis supporter. Si je reviens, si jamais j’ai le bonheur de me retrouver dans les bras des respectables, des adorables parents qui ont formé mon cœur à l’image du leur, alors il faudra jouir d’un moment aussi doux. Je ne pourrais pas vous exprimer à quel point le peu de lignes que vous avez tracées, le jour de l’anniversaire de votre mariage, m’ont émue. Ah ! maman, puissé-je toujours être digne d’une telle bénédiction. Je suis heureuse d’avoir reçu de vos nouvelles et, pourtant, je suis triste, triste à mourir. Je ne doute pas, d’après ce que me dit papa sur le désir qu’il a que je me concilie l’intérêt des parents de monsieur de Boigne, que vous approuviez mon voyage à Vérone : quant à celui de Paris, il n’en a jamais été question, à ce que dit monsieur de Boigne. Ce qui est certain, c’est que cela a été pour moi la première nouvelle. Le ciel me préserve d’une pareille expédition ! — Si je reçois des lettres d’Émilie, je vous manderai ce qu’elles contiennent. Des lettres précédentes auront pu vous faire comprendre à quel point sa présence en Angleterre me serait agréable : celle-là connaît le serpent tout comme moi, et c’est beaucoup dire, je vous assure. — Cette histoire de monsieur de Lussé est horrible ; je suis bien fâchée aussi pour cette pauvre mademoiselle Benfield : d’après ce nouvel incident, ils doivent être totalement ruinés. — Il me semble que monsieur O’Connell a choisi un bien mauvais moment pour aller en Irlande ; sa femme aurait plus besoin que jamais de ses soins. Mais, je le vois mieux que personne, souvent nécessité fait loi. — J’ai été, hier au soir, un moment chez madame de Lerchenfeld que je voulais rencontrer avant mon départ. Cette jeune femme me plaît chaque jour davantage ; elle joint à beaucoup d’usage du monde et à une grande politesse de l’esprit et de la sensibilité. Elle est fort aimée et fort considérée ici. Je suis fâchée des histoires qu’on fait sur le compte de madame Henry Dillon. Au reste, je me suis doutée qu’elle avait tort dès que j’ai vu madame de Martinville prendre son parti. — Quant à cette fièvre dont papa se vante, elle ne me fait aucun plaisir. Soigne-toi bien, mon excellent papa, que ne suis-je…


Vendredi 11.

Quoique j’eusse expressément défendu qu’on me laissât entrer du monde et que j’eusse posté un de mes gens à ma porte pour ne l’ouvrir à personne, on l’a forcée hier, pendant que je vous écrivais, selon le louable usage du pays. J’avoue que cela me paraît si familier, je dirai même si grossier que j’ai toutes les peines du monde à être polie pour les gens qui arrivent chez moi de cette manière-là qu’autoriserait à peine la plus grande intimité. L’autre jour, j’étais à la fenêtre et seule chez moi ; monsieur de Polignac passe dans la rue. En voyant qu’il lève la tête, je retire la mienne : dix secondes après, il est dans ma chambre : « je me suis aperçu, dit-il, que vous ne vouliez pas être vue, et, je viens vous surprendre »… Cependant c’est un homme de fort bonne compagnie !… — Je me flatte, cher papa, que, si maman a besoin de quelque chose de la façon de George, vous le lui aurez fait faire ; je suis bien aise qu’il se soit rendu utile. Toutes ces maladies ont dû user la provision de bouillon ; j’espère que vous l’aurez fait renouveler. — Je suis fatiguée de n’être pas maîtresse chez moi, et, coûte que coûte, je veux le devenir ; monsieur de Boigne m’a conseillé et dit de répondre quand on me dirait « Monsieur a défendu ; monsieur ne veut pas, » — « Fort bien ; obéissez moi toujours et nous verrons bien si monsieur osera me dire qu’il désapprouve les ordres que je donne ». Ce sont ses propres paroles. Vous voyez que je ne peux guère me refuser à cet accès de complaisance. — Le bon oncle est en fort bonne santé. Je lui ai donné hier l’arrière-garde. Plus je vois cet intérieur, moins j’ai bonne opinion du curé (je ne lui connais pas d’autre nom) : il est maître : il dicte les ordres auxquels il a l’air d’obéir ; de plus, c’est un complete busy body ; il croit que tout le monde a en lui la même confiance que ses hôtes, et il se trompe, car je n’en ai pas plus en son cœur qu’en son esprit. Enfin, I am glad to be off. L’intérieur de mon oncle me serait odieux, mais il paraît lui être fort agréable. Il y a toute la journée du monde chez lui, des hommes c’est-à-dire, car jamais de femmes. On y joue au trictrac depuis trois heures jusqu’à neuf où le whist de mademoiselle Alexandrine commence. En fait de mangeaille (car c’est une des parties qui occupe le plus la société, surtout monsieur d’Amécourt, digne émule de Fricandeau Bouzale) mademoiselle de M. s’en occupe beaucoup ; elle a une très bonne cuisinière, ce qui fait que, sans avoir rien de bien recherché, tout ce qu’ils mangent est bon. À propos, je me demandais par qui tout ce que je disais à mon oncle était répété à monsieur de Boigne : c’était par le cher curé, tout simplement. — Je fermerai ma lettre demain matin avant de partir. Si mes lettres sont moins régulières pendant les sept ou huit jours que nous serons en voyage, n’en soyez pas inquiets. Je ne peux pas répondre que je serai toujours à temps pour la poste, lors même que je saurai son départ. Adieu, chers.


Samedi 12.

Adieu, bien chers. Je suis fâchée de quitter le bon oncle, mais je ne regretterai guère Munich, ni le séjour que j’y ai fait. Depuis qu’on sait notre départ, nous sommes accablés de tous côtés de demandes d’argent exorbitantes. On me recommande toujours en particulier d’appuyer les demandes, mais il y a raison partout, et j’ai fini par dire à monsieur de Boigne la situation où l’on me mettait. Adieu, chers, encore. J’espère que la route de Vérone mène à Londres. — Je vais déjeuner avec mademoiselle de M. et partirai de chez elle.



Innsbruck, dimanche de Pâques 13 avril.

Vous voyez, mon cher papa, que, depuis hier que j’ai fermé ma lettre, à onze heures, à Munich, nous n’avons pas arrêté de faire du chemin. Pendant les cinquante premiers milles, la campagne est superbe et j’en ai joui autant qu’une pluie à verse me l’a permis. D’ailleurs, comme nous sortons à peine de l’hiver et qu’il n’y a pas encore une feuille d’aucune espèce, vous comprenez que le paysage doit y perdre. Les soixante derniers milles sont tout simplement fort laids. C’est un corridor étroit entre deux montagnes à pic et pelées. Quant au chemin, il me paraît un chef-d’œuvre pour la manière dont il est établi : on passe les montagnes les plus hautes très facilement ; la frontière d’Autriche est défendue par un mur arrangé en batterie assez ridiculement. — Voilà le souper, après lequel je vais prendre le parti de la retraite, immédiatement. Adieu, pour ce soir, chers amis ; Je suis fatiguée comme un chien.


Lundi matin, à Innsbruck.

Je voudrais pouvoir expédier ma lettre d’ici afin qu’elle vous parvint par le packet boat qui suivra immédiatement celui qui portera ma dernière lettre de Munich. Je vais donc vous raconter à la hâte tout ce que j’ai à vous dire et qui se borne à peu de choses ; car, à force de vous parler de mon inquiétude et de ma tendresse, je finirais peut-être par vous ennuyer. Aujourd’hui, il doit être arrivé pour moi des lettres à Munich. J’espère les trouver à Vérone où mon oncle doit me les envoyer. Je crois que nous serons à Vérone jeudi ou vendredi au plus tard, et je me flatte que nous n’y resterons pas longtemps. L’évêque a voulu me faire donner ma parole d’honneur que je repasserais à Munich, mais j’aimerais bien à y manquer ; car, de deux choses l’une, ou nous y ferions un nouveau séjour qui, désagréable dans tous les temps, me serait insupportable dès que j’aurai le nez tourné vers l’Angleterre, ou nous y passerions vingt-quatre heures et ce ne serait que donner au bon patriarche le chagrin d’un adieu, et ils sont toujours plus affligeants pour les vieillards. — On m’a donné beaucoup de conseils avant mon départ dont je ne compte suivre aucun : je sais trop bien ce qu’il en coûte ; je les ai reconnus ; ils émanent tout droit de Somerset street. Il me paraît, par vos lettres, que vous voyez souvent madame d’Argout ; est-elle bien pour maman ? Je suis fâchée pour cette pauvre madame D. de la manière dont elle se traîne dans le ruisseau ; la misère et la sottise sont deux mauvais compagnons. Mais quel avantage retire-t-on de cette intimité avec Eugénie ? Vous ne me parlez d’aucune personne rentrant en France. Est-ce que la clique n’ira pas aboyer dans son propre pays ? En quoi les affaires qui engageaient madame de M. à rentrer en France avec monsieur de Las Cases, sont-elles changées, en quoi ? Hélas ! je le sais bien ; elle ne se croyait pas à même de faire autant de mal en Angleterre. Ce qu’on apprend en voyageant, ou même en restant chez soi quand on vit dans le monde, c’est qu’il est peuplé de malheureux. On m’a raconté l’histoire de l’Électrice de Bavière… J’ai cru entendre la mienne. Adieu, chers amis ; je n’ai que le temps de vous presser sur un cœur tout à vous[4].



Yarmouth, vendredi 30 mai.

Quoique je ne sois assurément guère en état de tenir une plume, je veux, mes bons amis, vous parler de ma tendresse et de la joie que j’éprouve en pensant que je vous reverrai bientôt. Nous n’avons débarqué qu’hier à dix heures du soir, et je suis presque aussi malade ce matin que je l’ai été à bord : « Tout tourne, tout tourne au cabaret ». Le général ne veut pas partir avant dimanche ; ainsi, ne nous attendez que mardi : c’est un long délai pour mon cœur, mais monsieur de Boigne a mis tant de grâce dans son retour et l’état de ma santé l’autorise si bien que je ne peux pas lui en savoir mauvais gré. Nous irons dîner chez maman, mais probablement coucher dans Portland place. — Les Middleton ont dû déménager aujourd’hui. — J’ai passé la mer avec M. de Laborde qui m’a comblée de soins et de politesses au point de m’embarrasser, attendu que, vous le supposez bien, je les reçois froidement. — Je remercie mon frère de sa petite lettre. Je suis charmée que la boîte soit parvenue ; monsieur Gossler m’avait bien dit qu’il vous l’avait expédiée ; mais, comme c’était contrebande, il avait chargé le capitaine de la passer avec ses propres effets. — Vous ne vous doutez pas, chère maman, que nous nous sommes battus, mais très sérieusement battus, battus à coups de canon, que nous avons démâté un cutter de dix canons qui nous chassait depuis cinq heures et qui nous aurait pris indubitablement sans un heureux incident. L’engagement a été assez violent pour qu’on m’ait obligée de quitter la chambre de proue pour me mettre à fond de cale. Le fait est, je crois, que, pour tirer sa bordée, le cutter a mis vent dessus, vent dedans et, par cette manœuvre, a cassé son mât, mais nos gens s’en donnent toute la gloire. — On dit ici que madame de Chimay n’est pas arrivée ; cela m’étonne d’autant plus que le lugger qui la porte est sorti de l’Elbe vendredi dernier. — Adieu, mes bons amis ; je ne vous écrirai plus ; demain, la poste ne part pas. Je ne peux pas vous faire avertir avant mon arrivée, parce que nous n’avons plus qu’un laquais, ayant laissé John à Cuxhaven. J’oubliais de vous dire que nous ne nous étions embarqués que lundi à quatre heures du matin. — Adieu donc ; je n’en puis plus.



LETTRES
ADRESSÉES PAR LA COMTESSE DE BOIGNE
AU MARQUIS, À LA MARQUISE
ET À RAINULPHE D’OSMOND
(18 AOÛT-27 SEPTEMBRE 1800)[5].


Chichester, lundi 18 août.

Maman vous a mandé, mon cher papa, que nous sommes partis de Londres samedi sous la garde de Dieu, et running a wild goose chase, car nous n’avions de logis nulle part. Nous sommes arrivés sans autre inconvénient que celui de la chaleur jusqu’à Arundel hier à trois heures. Là, le manque de chevaux nous a retenus jusques à six, et je n’ai point été voir Arundel castle, le fameux château des ducs de Norfolk, à cause du soleil qui remplissait toute la route. Arrivés à Bognor à huit heures du soir, nous avons appris que tout était plein et qu’il n’y avait pas moyen de nous donner un lit, que l’auberge la plus prochaine était à sept milles et qu’il n’était pas possible de nous donner une chambre pour nous tenir pendant qu’on changeait nos chevaux. Nous nous décidions à rester dans la voiture lorsque le général and Mrs Morgan sont rentrés de la promenade, étonnés naturellement de nous rencontrer. Nous nous sommes fait quelques questions d’où il est résulté que les Morgan devaient quitter Bognor demain mardi. Ils nous céderont leur appartement à l’hôtel où nous irons si nous avons quelqu’espoir de nous procurer une maison ; car, pour rester à l’auberge, cela serait d’autant plus désagréable que nous avons amené la plupart de nos gens. Je ne sais au surplus ce que nous deviendrons. Pendant qu’on nous donnait des chevaux pour Chichester, nous avons pris le thé chez Mrs Morgan ; le général et elle ont été on ne peut plus aimables pour nous, et ils ont promis de s’informer aujourd’hui si il y a quelque maison à louer. Richard aussi est allé ce matin à Bognor pour chercher à nous en procurer une. Du reste, ce lieu m’a paru charmant ; cela ressemble assez à Hadley Green, près de Bornet, pour le genre du village auquel ce nom ne convient pas du tout. C’est plutôt un rassemblement de jolis cottages de toutes les tailles ; il n’y a point de rue et la première boutique est à Chichester d’où l’on est obligé d’envoyer toute espèce de provisions à Bognor, ce qui rend, dit-on, le séjour fort cher. Nous comptons dîner aujourd’hui à quatre heures et aller ensuite voir la très magnifique maison du duc de Richmond qui n’est qu’à quatre milles d’ici. — Peut-être recevrez-vous ma lettre ce soir ; car elle sera portée par un country post qui part à trois heures. — Je n’ai encore vu Chichester que par la fenêtre, mais il me semble que c’est une jolie petite ville. — Maman vous aura dit, mon bon papa, que, malgré celle que vous lui annonciez, je n’ai point reçu de lettre de vous samedi. Elle vous aura sûrement donné tous les détails relatifs à notre départ. Écrivez-moi toujours au post office, Bognor, Sussex. Nous verrons ce que nous deviendrons et je demanderai que l’on envoie mes lettres dans l’endroit où l’on voudra bien nous recevoir. — Demain, j’adresserai ma lettre dans Queen Anne street, mercredi à Bottendean, et ainsi de suite. — Je compte que le dix-huit d’août ne sera pas plus oublié dans ce dernier lieu qu’ici. — Adieu, cher papa ; j’embrasse le père et le fils du plus tendre de mon cœur. Le général, qui est assez mécontent des petites contrariétés que nous éprouvons, me charge de vous faire mille compliments.



Bognor, mardi 19 août 1800.

Mille remerciments, chère maman, de votre lettre qui me parvient à l’instant et que je commençais à attendre avec impatience. Je m’en vais vous raconter toute mon histoire. Nous avons attendu des chevaux à Arundel pendant quatre heures. Enfin, arrivés ici à huit heures du soir, le maître de la seule auberge du lieu nous a annoncé l’impossibilité de nous procurer un lit plus près que Chichester, qui est à sept milles, et même de nous donner une chambre pendant qu’on changeait nos chevaux. Je me décidais à rester dans ma voiture quand le général et Mrs Morgan sont rentrés de la promenade. Ils ont été aussi bons et aussi aimables que possible et, n’étant que pour deux jours à Bognor, ils ont offert de nous céder leur appartement à l’auberge aujourd’hui mardi, et, après avoir passé une heure avec eux, nous avons été coucher à Chichester. Les Morgan s’étant décidés à partir hier au soir, nous les avons remplacés immédiatement et, depuis hier au soir, nous sommes établis à Bognor. Ne pouvant pas nous procurer une maison sur le lieu même, nous en avons pris une pour huit jours à un mille environ, et l’on nous promet que, d’ici à huit jours, nous en trouverons une ici. Voilà l’état des affaires. Je crois que cet endroit me conviendra assez ; ce ne sont point des maisons séparées comme nous l’avait dit lady Clifford, mais des bowes plus ou moins considérables éparpillés dans un assez joli pays, fort boisé quoiqu’au bord de la mer. — Vous me dites, chère maman, que lady Spincer me recevra avec bonté : je n’en doute pas ; mais il y a dix à parier contre un que je ne la rencontrerai pas ; elle a probablement sa société et, comme moi je suis, ce me semble, destinée à la solitude, je ne me trouverai pas sur son chemin à moins que je n’aille chez elle, ce qui ne me ferait aucune espèce de plaisir. Il n’y a point de promenades publiques, point de rooms, rien ; et, maintenant que je vais m’établir plus out of the way, il y a moins de chances encore. — De la fenêtre où je vous écris, il y a une vue de mer charmante et qui, je trouve, est une ressource ; mais je vais m’en éloigner. J’ai écrit hier à papa ; demain il recevra une autre épître de moi. — Adieu, chère maman ; j’espère que vous n’avez pas oublié toutes les commissions que je vous ai laissées ; dites (c’est-à-dire répétez ; j’espère,) aux bons amis que je vous recommande à leurs soins, et combien je suis fâchée de ne les avoir vus ni l’un ni l’autre avant mon départ. Mille amitiés à ces chères petites filles. Je ne vous prie pas de parler de moi à l’abbé parce que je suis sûre que c’est inutile. N’est-ce pas mon bon abbé, que maman vous fatigue un peu quelquefois de ce sujet là ? À propos, ce pot de pâte que j’avais destiné à terminer sa course dans Queen Anne street, oublié dans le fond de la voiture, m’a suivi jusqu’ici. — Adieu, bonne et chère maman. Je vous embrasse comme je vous aime, vous savez que c’est beaucoup. Courli me charge de vous dire qu’elle est très bonne et très propre fille.


Felpham (Fahram), vendredi 22 août 1800.

Mais pourquoi donc ne m’écrivez-vous pas ? Il y a plus de huit jours que la minette n’a reçu un mot de ta main. — Je vous assure, mon cher papa, que ce silence m’afflige excessivement ; je voudrais quelquefois accuser la poste, mais votre lettre, dût-elle passer par Londres, cela ne pourrait occasionner que le retard d’un jour. Je n’ai point encore mes lettres d’aujourd’hui parce que la poste est à Bognor et que nous en sommes à un mille et demi au moins. — Voilà le froid et la pluie qui commencent ; j’imagine que nous en aurons pour longtemps ; ce qui ne contribue pas à rendre mon vilain séjour moins triste. Si nous n’entendons pas parler aujourd’hui d’une maison, j’espère que monsieur de Boigne se décidera à quitter ici, car partout je puis jouir des doux charmes de la solitude, et peut-être, au moins, parviendrai-je à me procurer un lit dans lequel je puisse dormir, une chaise pour m’asseoir et une cheminée dans laquelle on puisse faire du feu. Peut-être aussi pourrai-je avoir une autre vue que celle de quelques laitues entourées d’un grand vilain mur qui ajoute encore à la tristesse d’un parloir dont la petitesse n’empêche pas qu’il ait l’air d’un galetas, faute de meubles. Vous voyez, au moins, cher papa, que je pourrai difficilement perdre au change. J’ai un mal de tête fou qui m’oblige à quitter ma plume après avoir embrassé le père et le fils.



Felpham, samedi 23 août 1800.

Vous avez dû recevoir un petit billet bien maussade écrit par moi, Adèle, vers midi, hier. Je ne saurais vous donner de raison, si ce n’est que j’avais de l’humeur comme un dogue et que la tristesse du jour, la pluie qui tombait par torrents, la solitude de ma triste habitation m’avaient donné un redoublement de spleen que je n’avais pas encore le courage de shake off, mais, vers le soir, votre lettre est arrivée. Cela m’a fait plaisir ; j’ai secoué mes oreilles, et je me suis demandée si le bon Dieu m’avait créée et mise au monde pour mes aises avoir. Je me suis bientôt convaincue que, si cela avait été son intention, il en avait changé depuis quelque temps, et je me suis déterminée à faire contre fortune bon cœur, et à chercher en moi de quoi résister à la mélancolie où j’étais prête à tomber. Quant à m’ennuyer, j’en demande bien pardon à papa, mais je m’ennuie à la mort. Si je pense, j’en jetterai le germe, mais, en attendant, je m’ennuierai le moins tristement que je pourrai. « Allant pour aller, il importe peu où vous êtes, pourvu que vous vous amusiez ». C’est bien mon avis, mais le « pourvu » n’existe pas. — Comment avez-vous trouvé ma description du château du duc de Richmond ? Elle était animée et variée comme ma vie. — Les sujets qui peuvent fournir matière à notre correspondance me sont bientôt trouvés ; ma tendresse, ta tendresse, notre tendresse, et puis recommencer, sans craindre, il est vrai, de nous ennuyer mutuellement. — Je vous ai déjà dit et redit, cher papa, chère maman, que je ne comptais pas me baigner. Ainsi toutes vos précautions sont inutiles. — Je prétends que le général est charmé de notre éloignement de la mer, prétexte pour ne pas prendre de bains : dans le fait, je crois qu’il s’en soucie médiocrement. — Qu’est-ce que cette opération que s’est fait faire maman ? Je vous jure que c’est un secret pour moi. Vous dire que je suis au désespoir de la solitude où mon absence la laisse ne vous apprendrait, je crois, rien de nouveau, mais, avec cela, je crois que, si l’air de Bottendean et les bains sont salutaires au père et au fils, vous auriez tort de la rejoindre avant le temps fixé pour votre retour : elle aime de manière à préférer le bien de ses amis à sa propre satisfaction. Le retour des O’Connell ne la laisse pas absolument sans quelqu’un qui l’entende ; d’ailleurs le bon abbé (si sa tristesse augmentait) est chargé par moi de vous en avertir, et je ne doute pas qu’il remplisse cette commission avec exactitude. — Je n’ai point écrit à maman depuis jeudi. Aujourd’hui, ce serait inutile. Je ne sais pas si le Diligent country post éprouve aussi l’influence du dimanche. — Adieu, cher papa ; parlez de moi à tout ce qui vous entoure. Antoinette doit être bien gentille maintenant que son teint est éclairci, embrassez-la pour moi. — Bonhomme ne me fait donc pas l’honneur de m’écrire ? Dites-lui, je vous prie, que je lui en sais bon gré. Adieu mon bien-aimé papa. — Je viens d’écrire une lettre de trois pages à madame Jintner, dans laquelle il y en a deux et demie de mensonges. Ah ! le monde, le monde !



Felpham, dimanche 24 août 1800.

Encore passe, chère maman, que vous m’accusiez, quoique à tort, de négligence et d’inexactitude, votre attentive bonté vous en donne le droit, mais papa, dont je n’ai encore reçu qu’une pauvre petite lettre depuis mon départ, ne devait pas me traiter avec cette injustice. Je croyais qu’il était convenu que j’écrivais à chacun à son tour, et c’est ce que j’ai constamment fait ; dimanche, mardi et jeudi, j’ai dépêché ma prose à maman, et les autres jours ont été dévoués à monsieur papa qui se plaint d’avance ; c’est toujours aimable. Je ne vous ai point écrit hier, c’eût été inutile ; j’ai tenté la fortune en espérant qu’elle porterait mon épître du samedi à Brightelmstone. — Au nom du ciel, qu’est-ce que madame de Duras va faire en France ? Quelles réclamations a-t-elle à faire ? Enfin, je lui souhaite toute prospérité. Je n’imagine pas que le duc la suive ; emmène-t-elle ses enfants ? Madame de Th., la femme d’un gentilhomme de la chambre, rentrer !  ! Il me semble entendre madame de la Trémoïlle. Dans le fait, je ne vois pas trop ce que la jeune duchesse a à faire en France, si ce n’est de s’éloigner du Den où, sûrement, on lui envie le genre de bonheur domestique dont elle paraît jouir, quoiqu’il soit si éloigné du goût de ces dames. Qu’est-ce qu’un ambassadeur de Louis XVIII quand on fait la paix avec Buonaparte ? Cette charge, à moins que les événements ne changent grandement de face, ne sera qu’un ridicule et n’occasionnera que des déboires au malheureux qui la remplira. Voyez-vous le comte de Chastellux obligé de céder le pas à l’ambassadeur de la République et de supporter ses insolences ? Ce serait dur pour tout le monde, mais, pour le nouvel ambassadeur, ce sera mortel ; la rage l’étouffera. Voilà mon horoscope. — Qu’est-ce que cette lettre relative au grade de maréchal de camp ? Je ne savais pas que papa en attendît ni que… Mais, apparemment, je ne suis plus initiée dans les affaires. Quant à l’opération secrète et douloureuse, dont un grand babillard m’a fait part, ne supposant pas, il est vrai, mon ignorance totale, je vous en parlerai quand vous m’expliquerez ce qui en est. — Je ne suis pas fort étonnée que madame Lambert n’ait pas adopté le ton et les manières du cher époux : elles n’ont assurément rien de séduisant. Quelle sotte femme ! Je suis étonnée que monsieur Lambert lui ait permis d’assister au choix de mes chevaux et de mes voitures, car mon intendant et mon architecte auraient pu suffire sans les conseils de ma dame. Assurément cet homme, qui avait soutenu la misère avec une espèce de force d’âme, n’a pas su résister à l’écueil de la prospérité. Je crois que ma dame a bien souvent souhaité les « fragments sur le siège de Sion », au feu, et leur auteur au… ; mais je vais dire quelque chose de mal ; il vaut mieux me taire. — Je pourrai, quand vous voudrez, vous servir de baromètre. Mandez-moi si cela peut vous divertir et je vous dirai exactement le temps qu’il fait à Bognor, ou, du moins, à Felpham, car c’est tout ce que je sais de ce qui s’y passe. — À propos, j’ai monté Carina trois fois ; elle ne va pas mal, mais elle a peur des vagues. — Dites à Foster d’aller chez Buhot lui commander une paire de souliers comme les derniers qu’il m’a faits. — Le général ne se décide pas à entrer dans l’eau par la tête, ni même par les pieds.

Je ne sais comment mon bavardage m’a conduite jusque dans les ends, où il ne me reste plus qu’à embrasser ma bonne maman, et à lui souhaiter une vie moins monotone que celle de son enfant, mais non point un meilleur feu que celui au coin duquel je vous écris.



Felpham, lundi 25 août 1800.

J’ai reçu hier un petit billet de maman rempli d’inquiétude, de reproches et de chagrin. Je ne conçois pas comment mes lettres ont pu manquer, mais je suis fâchée que maman m’accuse de négligence. Je ne reçois mes lettres qu’en envoyant celles que j’écris à la poste, parce qu’elle est à un mille et demi de Felpham et que cela évite deux voyages. Il serait possible qu’on eût manqué l’heure de la poste, mais, alors, cela ne ferait que le retard d’un jour. Je m’y perds. En tout cas, si elles sont perdues, c’est un léger malheur, car elles ne contiennent que du rabâchage fort peu intéressant, et l’inquiétude qu’exprime maman est le seul inconvénient qui puisse en résulter. Celui-là est assez majeur pour que je ne néglige aucun soin qui puisse assurer la régularité de notre correspondance. Il me sera moins difficile de calculer les moments dans quelques jours, parce que nous aurons mercredi une fort jolie maison à Bognor, dans le même bow que celle de la duchesse de Devonshire et de lady Bective dont, par parenthèse, je n’ai point entendu parler et à laquelle je ne ferai de politesses que celles que j’aurai à rendre. — L’impossibilité d’avoir un piano me console beaucoup de l’absence des Sapio. Si j’avais pu me procurer un instrument, j’aurais cherché à les attirer ici, c’eût été une ressource dans la solitude où il est probable que je passerai encore quelques semaines, pas beaucoup cependant, j’espère, car c’est à avaler sa langue. — Le changement de temps a mis fin à la promenade en sociable. J’ai monté Carina trois fois et elle s’est très bien conduite, mais le déluge dont le ciel nous fait cadeau depuis quatre jours l’a fait rester à l’écurie et moi dans ma chambre. — Maman me mande que vous avez reçu des lettres qui vous rappellent à Londres : j’aimerais savoir ce que c’est, si vous le trouvez convenable. — Adieu, mon bon et cher papa ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime. Et Rainulphe donc, croyez-vous que je l’oublie ? Ah non, le cher enfant ! je le presse contre mon cœur.


Felpham, mardi ai août 1800.

Vous ne recevrez que quelques lignes de moi aujourd’hui, ma bonne maman, pour vous gronder de l’inquiétude qu’exprimait votre lettre de samedi. Une fois pour toutes, rappelez-vous qu’éloignée comme je le suis de toute grande route il est très possible que la poste de traverse soit irrégulière, que, d’ailleurs, nous sommes à un mille et demi du post-office et que cela peut aussi apporter quelque retard à notre correspondance. Au surplus, quand même les lettres que je vous ai écrites auraient été perdues, la perte serait aussi mince que possible, attendu qu’il n’y a rien de moins intéressant que le bavardage que je vous adressais. — Nous avons une maison à Bognor que nous prenons par semaine ; elle coûte sept louis ; on la dit fort bonne. Je ne l’ai point vue, parce qu’elle est encore habitée par lord Digley qui ne part que demain ou même jeudi. Nous y entrerons le plus tôt possible. Cette maison est située dans le même bow que celles de la duchesse de Devonshire et de lady Bective. — Je n’ai encore rencontré personne à qui j’ai eu l’occasion de m’abaisser à faire la révérence. Jugez quel bonheur pour la fière Adèle ! — Voilà une lettre de maman, une autre de papa. J’y répondrai une autre fois, parce qu’aujourd’hui je suis pressée : nous devons aller à cheval dîner à Arundel et voir le château ; ce sera toujours quelque chose à faire. Je suis bien aise que vous ayiez reçu mes lettres, et j’espère que vous remarquez la douceur avec laquelle je reçois vos injustices, la force de l’habitude. Mille choses au bon abbé.


Felpham, mercredi 27 août 1800.

Hier, mon cher papa, nous avons été à Arundel et pour voir le château des Howard que leur a apporté en dot Marianne, héritière de la branche aînée d’Arundel. J’avais beaucoup entendu parler de cette maison, et je conçois qu’elle ait pu être fort belle avant les improvements qu’on y fait ; mais j’ai été tout à fait disappointed. À cent pas du porter lodge, on voit une espèce d’arche ou plutôt de porte cochère fort étroite et qui paraît usée par la négligence soignée du propriétaire beaucoup plus que par le temps ; cette arche conduit dans une grande cour carrée au fond de laquelle le corps de logis est situé ; on le rebâtit dans ce moment ; les ailes qui bordent les deux côtés de la cour ont encore l’air masure et le quatrième côté, occupé par un jardin potager (seul pleasure ground) termine le coup d’œil qui n’est ni beau, ni agréable. Il est impossible de calculer les sommes que doit coûter ce nouveau château ; la forme est gothique mais les ornements, infiniment trop multipliés même s’ils étaient bien choisis, sont du genre grec le plus pur et qui forme un contraste aussi désagréable à l’œil que choquant pour l’imagination. La colonne mince et cannelée supportant un poids qui devrait la réduire en poudre est surmontée d’un chapiteau corinthien parfaitement travaillé ; les coins formés par les fenêtres pointues sont ornés d’une colombe portant une branche d’olivier ; l’architecture, la frise seraient mieux placées parmi les ruines d’Athènes ou sur le Forum romain. Enfin, c’est un grand assemblage de petites choses que le mauvais goût a accumulées pour détruire l’effet l’une de l’autre. Arundel castle ne paraît l’habitation d’un grand seigneur que lorsqu’on pense aux sommes qu’il doit en coûter pour le gâter dans un siècle où la main-d’œuvre est aussi chère. L’intérieur du château n’est pas en état d’être jugé ; les portes de Mahogony sont très magnifiques, les vitres ont un yard de long ; tout dit que l’argent n’y a point été épargné ; mais tout accuse le goût, je dirais plutôt le bon sens du propriétaire. Il y a huit ans que les improvements sont commencés et il y a encore vingt ans de travaux ; du reste, point de park, point de pleasure ground. Les entours du château ne sont nullement soignés, et c’est d’autant plus à regretter que les arbres d’alentour sont magnifiques, quoiqu’ils ne soient pas éloignés de la mer de plus d’un mille. Pour finir comme j’ai commencé, cher papa, j’ai été very much disappointed. — Après cela, j’ai à vous remercier de votre lettre de la Saint-Barthélemi, pleine de conseils sur ma négligence supposée, ce qui commence à m’offenser un peu : comment ? mon exactitude accoutumée ne me vaut pas un peu d’indulgence ! comment ? les torts d’un maudit country post me sont tout d’abord imputés ! cela est-il juste, je vous le demande ? — Que diable faisons-nous à Felpham ? Ma foi, je n’en sais rien, si ce n’est que nous nous y ennuyons. — Adieu, je t’embrasse.



Felpham, jeudi 28 août 1800.

Je vous ai quittée avant hier, ma bonne maman, pour aller dîner à Arundel et voir le château qui m’a extrêmement désappointée : point de grandeur, point d’éclat, la magnificence qui y règne est entièrement dans les détails. Figurez-vous un bourgeois voulant avoir un château sur le plan de celui des Howard, voulant l’embellir de tout le gaudiness que son mauvais goût peut suggérer, mais n’épargnant aucune somme d’argent et vous aurez une idée parfaite de Arundel castle. Point de parc, un potager pour pleasure ground, enfin, rien de ce qui annonce l’habitation du plus grand seigneur d’un pays. — Que vous êtes bonne, ma chère maman, de vous occuper de moi et de m’écrire aussi exactement ! Vos lettres me sont une grande consolation, car je n’aime pas cette solitude dont je ne sens nullement les charmes. Jugez ce que ce serait dans un pays où on oserait y joindre tous ceux de la pénurie ? Mais, grâce au ciel, mon devoir est rempli et ma décision est bien fixe. Je crois que peu de personnes de mon âge ont eu autant de croix à porter, mais je me roidirai contre l’adversité et je supporterai l’adversité avec le courage que vous avez droit d’attendre de moi. Je ne sais trop pourquoi tout ce bavardage, mais je suis triste et ma plume, toujours guidée par mon cœur quand c’est à vous que j’écris, ne peut se refuser à exprimer ce qu’il sent. — Nous devons changer aujourd’hui de maison. En allant hier parler à la maîtresse de celle que nous prenons, je vis plusieurs personnes à une fenêtre, qui me faisaient toutes les grâces imaginables. C’étaient mesdemoiselles North. J’arrêtai ma voiture, et j’entrai. Louisa, Elisabeth, Brownlow et Charles sont ici ; l’évêque et Lucy doivent les rejoindre aussitôt que Mrs Garnier sera confined. Si on me permet de les voir, ce sera de très agréables compagnes, d’autant plus que nous serons dès ce soir à quatre portes de chez elles. — Je n’ai point entendu parler de lady Bective ; j’imagine que le voisinage produira un rapprochement entre nous, car je ne doute pas que, si, par hasard, nous nous rencontrons, nous serons les meilleures amies du monde. Quel monde ! — Voilà votre lettre d’hier. Elle n’est pas trop intéressante ; je serais plus flattée de votre souvenir de Courli si vous ne sembliez y avoir pensé parce que vous n’aviez pas autre chose à dire ; enfin je vous apprendrai que miss Courli a éprouvé plusieurs accidents depuis son arrivée ici, que par exemple, monsieur de B. l’a jetée à l’eau au bout du pier ; la pauvre petite, fatiguée, à moitié chemin a coulé bas ; nous l’avons crue perdue lorsqu’une vague l’a jetée à terre, presque noyée. Elle a eu le spleen pendant trois jours ; du reste, elle est maintenant très bien. — Je n’ai pas l’imagination de Mrs Radcliff, mais Arundell ne m’a inspiré aucun autre sentiment que celui du mauvais goût de son propriétaire. — Adieu, chère maman ; je vous embrasse et je vous prie de parler de moi à tous les gens qui s’y intéressent.



Hothampton Crescent, Bognor, vendredi 29 août 1800.

Mon bon papa, je te remercie de ta lettre de mardi que j’ai reçue hier. Je suis bien aise que mes deux lettres soient arrivées ensemble, car je n’étais pas fort contente de la première : elle était un peu dull, n’est-ce pas, mon bon papa ? — Depuis hier, nous habitons une très jolie maison, fort commode et située dans un charmant pays. Cette situation me conviendrait assez, si je pouvais m’y entourer des personnes si nécessaires à mon bonheur. Mesdemoiselles North, arrivées mardi, sont mes très proches voisines ; j’espère que leur présence rompra un peu l’entière solitude pour laquelle je suis convaincue que le bon Dieu ne m’a pas formée. Louisa, Elisabeth, Brownlow et Charles sont ici ; l’évêque et Lucy doivent les suivre aussitôt que madame Garnier sera hors d’affaire, après avoir donné le jour à un troisième enfant. — Je suis bien aise que vous retourniez à Londres. Les lettres de maman me paraissent plus tristes, et j’entendrai parler de vous plus exactement. Papa bête, je ne vous ai pas parlé du château du duc de Richmond ; je vous ai même dit que je ne l’avais pas vu. — Je ne vois pas pourquoi Rainulphe ne m’écrivait pas, tout comme à un autre ; les correspondances altrui lui prennent tant de temps qu’il n’en a pas à me donner, c’est toujours flatteur. Je le prie de se clouer le troisième acte dans la tête, de manière que je l’y trouve à mon retour. Mais, je ne lui fais pas une caresse : s’il en veut, qu’il les demande. — Maman me raconte l’histoire de monsieur de la Châtre : cela fait trembler. Croyez-vous que Buonaparte ait proposé la paix à ce pays-ci ? — Est-ce qu’il faut que j’écrive à mademoiselle de Chastellux ? — Adieu, papa ; l’heure de la poste me presse ; imaginez qu’elle part à midi et, si je la manquais aujourd’hui, elle ne part que dimanche.



Hothampton Crescent, samedi 30 août 1800.

Quoique ma lettre ne doive partir que demain, je vous écris de provision, ma bonne maman. Hier, j’ai adressé à Bottendean la dernière lettre que je compte y envoyer. — Comme j’allais monter à cheval, les North sont venues me voir. Après une visite very friendly, je leur ai proposé de les mener en sociable, in the evening, ce qu’elles ont accepté. Alors, j’ai reçu votre lettre qui m’annonce le meilleur état de votre santé. J’ai fait une charmante promenade, Carina étant fort douce et fort aimable. À mon retour, j’ai trouvé les cartes de la duchesse de Devonshire, de lady Georgiana Cavendish et de lady Elisabeth Foster. Lady Spencer a quitté Bognor mardi dernier. À six heures, j’ai été prendre les misses ; Brownlow et Charles ont été à cheval et tout le monde est revenu passer la soirée chez moi jusqu’à neuf heures. Voilà, chère maman, tout le détail de ma journée d’hier qui n’a pas été désagréable. Demain, je vous raconterai le reste de mes histoires et je ferai les commentaires. Pour aujourd’hui, adieu.

Voilà une lettre de maman datée de samedi, une autre de papa de vendredi. Je vous remercie tous les deux, mes bons amis ; dites-moi si vous voulez que je vous écrive tous les jours, ou que j’expédie mes lettres trois fois par semaine. — J’ai rendu hier à madame la duchesse de Devonshire sa visite de la veille ; je ne l’ai pas trouvée ; ainsi, nous en resterons là probablement jusqu’à nouvel ordre. — Je suis beaucoup plus agréablement ici qu’à Felpham dont j’étais bien ennuyée. — Où prenez-vous, ma bonne maman, que mes lettres sont tristes ? Je vous assure que je ne suis nullement de cet avis-là et que je trouve, au contraire, que, all things considered, elles le sont très peu. — Papa me dit avoir été content de mes idées sur le château d’Arundel. J’en suis bien aise, car je n’en étais pas trop contente. — Un petit billet de Louisa North m’a appris hier au soir que madame Garnier était, depuis vendredi, la mère d’une jolie petite fille et que toutes deux se portent fort bien ; c’est trop heureux. Je vais aller leur faire mon compliment. — Si mes souliers sont faits, envoyez-les chez l’évêque, à Chelsea ; j’en parlerai à ses filles, et je suis sûre qu’il s’en chargera. Dites à Foster d’aller chez un des premiers orfèvres dans Bond street, à main droite en entrant par Oxford (j’ai oublié son nom mais c’est la quatre ou cinquième boutique) et, si des small cruets to stand upon the table que j’ai commandées la veille de mon départ sont finies, qu’elle les fasse mettre dans une petite boîte et qu’elle me les envoie par la même occasion. — Rainulphe m’a écrit hier une lettre charmante à laquelle je vais répondre incessamment. Embrassez-le pour moi ainsi que mon adoré papa. J’espère que le trio, en se réunissant, trouvera qu’il lui manque quelque chose.



Hothampton Crescent, lundi.

C’est à ton aimable lettre, mon cher Rainulphe, que je veux répondre aujourd’hui. Je t’en ai adressé plusieurs depuis quelque temps, mais le contenu n’était pas pour le bonhomme. Je suis bien aise que tu aies prévenu les reproches que je te faisais la dernière fois que j’ai écrit à papa et, puisque tu attaches assez de prix à mes caresses, il serait bien injuste de te les refuser. Oui, mon ami, je te presse contre mon cœur, un cœur qui, je m’en flatte, battra toujours à l’unisson du tien. Ah, mon frère, ne trompe pas ma tendresse ; cherchons à imiter les vertus de parents si justement adorés, et soyons toujours unis en dépit des revers de la fortune ! Quelques années que j’ai de plus que toi me donnent des droits que je ne veux jamais perdre, et la certitude que mon tendre attachement me fera toujours penser à ton intérêt me continuera les droits maternels que je réclame. Quiconque verrait ce que j’écris à un enfant de treize ans me croirait folle ; mais ces gens-là ne connaîtraient ni le cœur ni la raison de mon Rainulphe, et c’est à eux que j’en appelle pour autoriser mon bavardage qui, je m’en aperçois, devient un peu trop sérieux. — Je suis charmée de ce que papa me mande de ton application ; il ne te manque que cela, mon ami. Je te prie de ne pas oublier le troisième acte d’Iphigénie avant mon retour ; la scène qui commence par « Venez, venez ma fille », est, je crois, dans cet acte-là ; je suis sûre que tu l’aimes. — Ton ancien ami, Charles North, est ici ; il a pris un degré de timidité de trop, mais, quand il peut le secouer, il retrouve son ancien humour qui ne l’a pas abandonné ; il me parle de toi avec intérêt et je lui en sais bon gré. Les plaisirs de Bognor, mon cher Rainulphe, ne fournissent pas matière à des descriptions bien gaies. Excepté les North, je n’ai encore vu personne, pas même la duchesse de Devonshire, quoiqu’elle m’ait fait une visite que je lui ai rendue. Je ne doute pas que la tendresse de Paul ne soit very surfeiting ; je ne le trouve pas du tout gentil, mais tu dois le connaître mieux que moi. Une fois à Londres, tes correspondances diminueront, et j’espère que j’en profiterai. En attendant, je te charge d’embrasser papa et maman pour moi ; je ne te dis pas de quelle manière, parce que ton cœur sera mon interprète. Adieu, cher enfant ; ne m’oublie pas auprès de monsieur l’abbé qui, j’en suis sûre, ne sera pas affligé de ton retour. J’espère que le mien réunira bientôt « la famille » : je n’en connais pas d’autre. — Adieu, mon frère ; voilà une lettre bien triste et bien sérieuse, mais je suis bien gauche si tu ne comprends pas combien tu m’es cher. — À propos, j’oubliais de te parler des « culottes de monsieur l’ambassadeur » : très bien, mon frère, très bien ; il y avait du genuine humour dans la manière dont c’était dit.



Hothampton Crescent, mardi 2 septembre 1800.

C’est à Rainulphe que j’ai écrit hier. J’espère qu’il se sera chargé de vous donner de mes nouvelles. Puisque vous l’aimez mieux, maman, je vous écrirai habituellement tous les jours, mais c’est à condition que vous ne serez pas inquiète si ma lettre n’arrive pas. J’imagine que l’évêque sera parti avant que mon paquet ne soit prêt. Ses filles l’attendaient dès hier ; je les vois presque tous les jours, tantôt chez moi, tantôt chez elles, tantôt à la promenade, et elles me plaisent chaque jour davantage. Brownlow aussi gagne beaucoup à être connu. — Hier au soir, j’ai été à la library, avec Elisabeth North ; nous avons rencontré une madame Farrell que Brownlow connaît un peu : elle est fort jeune et fort jolie ; elle faisait un tintamarre terrible ; elle voulait baffler, il fallait quelques personnes de plus, elle a fait souscrire toute sa société composée de cinq ou six hommes ; elle a tiré les dés ; elle a ri ; elle a crié ; elle a joué pour celui-ci, joué pour celui-là. Malheureusement, mon nom était dans la liste ; il a fallu performer ; jamais, non jamais je crois, je n’ai été aussi gauche, pire qu’une boarding school miss. Cette dame, je crois, s’est un peu amusée à mes dépens, mais elle m’avait absolument stormed par son extrême vivacité, qui, au surplus, n’avait pas l’air d’avoir un grand succès auprès des hommes, même de sa société. J’ai appris depuis qu’elle arrivait de la campagne où elle avait passé sa vie et qu’elle n’était mariée que depuis quinze jours. Nos nigh next-door neighbours sont sir Lionel Darell et ses filles, dont l’une a épousé un colonel Nightingale. Tout est fait pour se consoler, car les rires que j’entends ne me permettent pas de croire que c’est pour s’affliger de la mort de lady Darell. Toute la bande est venue chez moi ce matin pendant que je déjeunais, ce qui fait que j’ai peur d’être un peu en retard pour la poste. Ils ne m’ont pas beaucoup plu ; ils vont au marché à Chichester pour acheter leur viande. — Sir Lionel est directeur de la Compagnie des Indes ; vous en avez entendu parler aux Sapio ; ils habitent Richmond. Dites à madame Sapio que j’ai vu une fort jolie petite maison pour deux louis par semaine et que je lui en aurais mandé les détails si vous ne m’aviez dit qu’elle ne pensait pas venir à Bognor. — Je n’ai point rencontré la duchesse de Devonshire ; je ne sais pas si je devrai lui faire une autre visite, mais il me semble que oui, d’après la politesse qui l’a engagée à passer chez moi le lendemain de mon arrivée ici. — Adieu, j’embrasse à la hâte papa, maman et bon Wow.


Bognor, mercredi 3 septembre 1800.

Je vous remercie, mon cher papa, de votre lettre de vendredi. Je ne connais pas les deux moulins dont vous me parlez, mais je chercherai à les découvrir et, si j’y parviens, ils fixeront souvent le regard de votre Adèle qui, j’ose le croire, mérite votre tendresse. — J’imagine qu’Ed. Fitz-James s’est décidé à ne pas passer par Bognor, car je n’en ai pas entendu parler. — Hier, en me promenant à cheval, j’ai rencontré lady B. et sa fille en voiture ouverte, sur une chaussée assez étroite ; le cheval du général ayant eu peur, le cocher et moi nous nous sommes arrêtés, et lady Bective s’est trouvée en face de moi et tout près ; elle avait l’air fort embarrassée de sa personne : je lui ai fait une grande révérence qu’elle m’a rendue, et je crois qu’il vaut mieux que nous soyons en curtsying terms ; cela est toujours plus commode et plus agréable. — Dans l’après-dîner, comme j’allais à la mer, je l’ai aperçue à trente pas devant moi ; j’ai pris un autre sentier qui conduit au même but, et elle n’a pas plutôt vu la route libre qu’elle a rebroussé chemin, ce qui a empêché Mary d’exhiber ses charmes à la library. Il faudra cependant qu’elle en prenne son parti, car moi je n’ai pas peur et je me trouverai où elle sera sans la moindre crainte. Avec cela, dans un endroit comme celui-ci, cette situation est désagréable, mais, comme je ne ferai aucune avance, je ne m’exposerai pas à recevoir des impertinences. — Revenons à ma promenade : sur les sands, j’ai rencontré Elisabeth North et ses frères ; après avoir fait quelques tournées, nous avons été nous asseoir dans la library où la duchesse de Devonshire et sa famille sont entrées peu après. La duchesse m’a accostée tout de suite, et, après quelques questions sur la santé de maman, sur mon séjour à Bognor, elle a adressé quelques paroles à miss North, et elle a eu beau se battre les flancs, il était clair à voir qu’elle ne trouvait plus rien à dire, en dépit qu’elle en eût. Cette timidité est une chose bien extraordinaire dans une femme aussi accoutumée à jouer un rôle dans la plus grande société : pendant qu’elle nous parlait, elle n’a pas cessé de rougir. Assurément, il y a du mérite à être poli quand cela coûte autant. — Deux grands yeux qui ne disent pas grand’-chose, un gros nez épaté, des lèvres épaisses et vermeilles, une vilaine coupe de visage, un teint superbe, de jolis cheveux, une charmante tournure et beaucoup de fraîcheur font de lady Georgina Cavendish un ensemble selon moi fort agréable ; elle joint l’air d’une grande douceur à beaucoup de timidité, accompagné d’assez de noblesse. Vous rappelez-vous Caroline, protégée de lady Elisabeth Foster ? Elle s’appelle maintenant mademoiselle de Saint-Jules : faire son portrait ou celui de lady Harriet, seconde fille de la duchesse, c’est la même chose exactement ; au surplus, elles sont aussi désagréablement laides l’une que l’autre. Voilà toutes mes histoires. Maman veut que j’écrive tous les jours ; qu’elle ne se plaigne pas de mon stupide bavardage. — Je n’ai point entendu parler de bal à Bognor ; il n’est pas question de notre départ. Je ne sais pas quand je pourrai me jeter dans vos bras.



Hothampton Crescent, jeudi 4 septembre 1800.

Nous avons été jusqu’à Chichester à cheval. Monsieur de Boigne s’est beaucoup plaint de la chaleur et de la fatigue ; en rentrant, il n’a pas pu dîner, il a été se coucher vers huit heures et il s’est relevé. Je crois qu’il a eu un peu de fièvre. Ce matin, avant mon réveil, il est retourné à Chichester ; j’imagine que c’est pour consulter un médecin, car, dans tout Bognor, il n’existe pas même un apothicaire. — Que voulez-vous que je fasse vis-à-vis de la duchesse de Devonshire ? Je ne veux pas avoir l’air de me pousser sur elle ; d’ailleurs, elle part demain, je crois ; ainsi elle ne me serait pas d’une grande ressource. — Je vois beaucoup les North, mais je vous ai déjà dit tout cela, n’est-ce pas ? Le fait est que je me bêtifie chaque jour davantage. À propos, j’ai été hier chez ces Darell que je n’aime pas beaucoup : ils étaient sortis ; j’ai laissé ma carte, contente d’en être quitte à si bon marché, mais il faudra recommencer sûrement, car, après les avances qu’ils ont faites, ils n’en resteront sûrement pas là. Figurez-vous que le seul rapport qu’il y ait entre nous est que le général a dîné avec sir Lionel à une fête donnée par le propriétaire d’un vaisseau qu’on venait de lancer, il y a de cela près de trois ans, et il y avait trois ou quatre cents personnes à table. Il faut avouer que c’est une drôle de manière de faire connaissance. J’ai entendu dire l’autre jour à la library que lady Shaftesbury allait arriver : si cela est vrai, j’espère que nous ferons connaissance par les North qui la voient. Je serais bien aise d’être en friendly terms with her. — J’espère, ma bonne maman, que vous mettrez vos intentions en effet et que vos promenades ne se passeront pas en paroles. Mandez-moi si papa se porte mieux, si les sels et le changement d’air ont augmenté son appétit et s’il aime toujours son Adèle. — J’écrirai donc à Pauline puisqu’il le faut I have nothing to say. Mille amitiés au bon abbé et à son cher petit élève que j’aime de tout mon cœur ; je le réunis à papa et à maman pour les embrasser tous trois.



Vendredi 5 septembre.

J’étais un peu inquiète de l’état du général hier matin, mais je suis maintenant rassurée : il se plaint encore d’un mal de tête, et je le crois d’autant plus facilement qu’il a la joue très enflée. Il s’est avisé d’aller en sociable à sept milles pour se faire arracher une dent. — J’ai été me promener pendant un moment hier et, dans ce court intervalle, lady Bective et sa fille sont venues chez moi ; elles avaient appris par hasard la veille, ont-elle dit à Henry, mon séjour à Bognor. C’est très bien ; comme cela, je rendrai la visite aujourd’hui et, du reste, je ne presserai la re connaissance qu’autant que cela lui conviendra. Il me semble que, si je les rencontre, je ne ferai aucune espèce d’excuses ; toutes seraient fausses, affectées et ridicules. Cela me rappelle la conduite de lady Webb qui était cependant encore plus naturelle puisqu’elle avait besoin de moi. C’est une triste chose que la société. Je crains bien qu’elle ne soit la même dans tous les pays et que, si cela nous paraît encore plus frappant dans le cercle de Manchester, c’est que l’oisiveté et l’impossibilité de se transporter et de changer le lieu, la scène, rend la méchanceté et la bassesse plus actives. Je me rappelle le temps où j’aurais rendu impertinence pour impertinence, où mon honnête véracité ne m’aurait pas permis d’exprimer ce que mon cœur ne sentait pas, où… mais les temps sont bien changés, certainement. Je sais bien qu’il entre un peu d’indifférence dans mes sentiments, et, comme je crois beaucoup moins aux avances, je suis bien plus difficilement choquée. Avec cela, si je suivais l’impulsion de mon cœur, je n’irais pas chez lady Bective. Le général prétend que je dois sa visite aux politesses de la duchesse ; cela ne m’étonnerait pas. À propos de la duchesse, que voulez-vous que je fasse ? Je crains sa timidité ; je crains surtout qu’elle me trouve « entrante » : Des femmes de ma nation et de mon espèce se sont, de leur propre aveu, conduites envers elle d’une manière si peu noble ! J’aime encore mieux qu’elle me trouve réservée que toujours prête à tout accepter, même ce qu’on ne me propose pas. — Hier au soir, j’ai été chez l’évêque ; il dînera chez moi demain avec tous ses enfants. C’est une bonne et aimable famille ; ils ont l’air si heureux qu’ils me font envie. — Mon paquet sera arrivé trop tard ; je m’informerai aujourd’hui de la manière de le faire parvenir ici par quelque voiture publique et je vous le manderai. — Lady Augustus Frederich remplacera lady Elisabeth Foster qui reste quelques jours de plus que la duchesse. Je suis bien aise, chère maman, que la timidité naturelle que je destine à cette dame vous ait amusée ; elle est, au surplus, jolie comme un ange ; je l’ai rencontrée hier et j’ai trouvé que le sérieux lui allait beaucoup mieux que le giggling de l’autre jour. — Vous ne me parlez pas de la santé de madame O’Connell ; comment est-elle ? Pauvre femme ! dites-lui combien ma tendre amitié est occupée d’elle. — Mille choses à Édouard et à Émilie, et caresses au petit George. Adieu, mes bons amis ; je ne sais trop à qui j’écris ; réunissez-vous pour m’embrasser.



Samedi 6 septembre 1800.


Hier, j’ai été chez la duchesse. Au bout de quelques minutes, les North sont arrivés et nous avons levé le siège ensemble. Lady Elisabeth Foster était là et elle m’a beaucoup plu ; la duchesse m’a demandé quand j’étais arrivée à Londres (le deux de juin) : « It is very unkind then in you, madame de Boigne, not to have come to my ball, I was so busy at that time, I did not hear of your return but you must know how much your presence would have pleased me and adorned my ball. » J’ai répondu très convenablement ; c’est certainement très poli ; mais assez extraordinaire. — J’ai été chez lady Bective not at home ; je m’y attendais. J’ai suivi l’évêque chez mes voisins qu’il connaît un peu, et je leur ai proposé de passer la soirée chez moi ce soir ; du reste ; la pluie a rempli le reste de la journée d’hier et le commencement de celle d’aujourd’hui. Je vous dirai demain comment la fin se sera passée. — On dit qu’il y aura un bal lundi ; si cela est, j’irai sûrement. — Adieu ; à demain.

Vous ne m’aviez pas dit que mon vieil oncle dut aller à Neufchâtel ; si papa le croit convenable qu’il dise quelque chose de ma part au jeune afin de m’éviter les reproches à mon retour qui, je me flatte, sera dans quinze jours ou trois semaines au plus tard. — Adieu donc, vous autres, mauvais qui me faites toujours bavarder quatre fois plus que je ne voudrais car je n’aurai plus rien à vous dire quand nous nous rejoindrons : vous devez savoir tout ce qui se passe à Bognor un peu mieux que si vous y étiez.



Dimanche 7.

Ma journée d’hier s’est très bien passée. Les North sont restés jusqu’à onze heures, les Darell plus tard. Ces Darell ne me plaisent nullement ; ils vont demain au bal ; je ne sais pas s’ils iront dans leur black sociable ; du reste, ils sont passablement vulgar ; il n’y a pas encore un mois que Mrs Nightingale est mariée. Quant à moi, je suis chaperon de miss North. — L’évêque m’a proposé à dîner pour demain ; mais j’ai refusé parce que je compte être mise très simplement et qu’il faut, au moins, que ma robe ait l’air propre ; d’ailleurs mes chevaux sont à un mille d’ici et il serait bien difficile de les faire sortir si souvent le même jour. — Vous avez vu, par le commencement de ma lettre, que la duchesse a été plus que polie pour moi et que, si, d’après son speech, je ne cherchais pas à la voir à Londres, j’aurais tort. — Je suis bien fâchée de ce que papa me mande de l’état de Betsy ; ces nourritures prolongées infiniment plus qu’il n’est nécessaire sont certainement fort touchantes, mais bien déraisonnables. — On prétend que la duchesse douairière de Butland est attendue ici tous les jours ; comme je n’ai aucune espèce de rapport avec elle, cela m’est fort égal. — Hier on a parlé de l’arrivée de lady Augusta ; l’évêque a dit que cela l’embarrassait beaucoup et qu’il hâterait son départ ; ses filles l’ont engagé à n’être pas trop avare mais, après les propos qu’on a tenus, il me semble qu’il a raison. — Lady Bective m’a parfaitement reconnue le jour où je l’ai rencontrée et, si vous connaissiez l’emplacement de nos maisons, vous verriez l’impossibilité de son ignorance de mon séjour ici ; j’imagine que je la verrai au bal ; tout Bognor y sera sans en excepter Mrs Farrell qui est bien jolie ; voyez si ma robe pouvait être chiffonnée ! Vous souriez ; et bien, mes bons amis, je vous embrasse par là-dessus.



Bognor, lundi 8.

Je vous aime beaucoup ; beaucoup j’aime vous ; vous beaucoup j’aime, j’aime… Il y a, dit le maître de philosophie, plusieurs manières de dire la même chose ; mais, sur ce sujet-là, je crois avoir tout épuisé. Cependant, je vous ai donné le texte de ma lettre et je n’ai que des amplifications à faire sur ce sujet-là et mon cœur les dictera bien facilement. Aujourd’hui, mon blank day, je ne recevrai pas de vos nouvelles ; je ne sais pas pourquoi vos lettres ne contiennent rien de bien agréable et cependant c’est mon plus grand et, je puis bien le dire, mon seul plaisir, sans en excepter même le bal de ce soir. Au surplus, je vous confierai que je compte m’y amuser beaucoup ; il y aura sûrement beaucoup de quizzes ; tout Chichester y sera et, moi, je suis sûre d’un set qui me convient, ce qui fait l’agrément ou le désagrément d’une partie de ce genre. — Le général, comme je crois vous l’avoir mandé, est tout à fait bien, mais il me semble qu’il a complètement abandonné l’idée de se baigner ; quant à moi, je me porte à merveille quoique je sois un peu maigrie à ce que disent mes robes ; l’exercice que j’ai fait ici peut y avoir contribué. Depuis ma course à Chichester cependant, je ne suis sortie qu’une fois en voiture fermée pour faire ma visite à la duchesse ; il est vrai qu’il n’a pas décessé de pleuvoir, ce qui ne contribue pas à rendre Bognor un séjour agréable. — Je voudrais bien que papa me remplisse le jeabot sur la paix et sur la guerre ; mes propres opinions sont à vau l’eau ; je n’y comprends plus rien : est-il vrai que la reine soit médiatrice entre les deux empereurs, est-il… ? Mais voilà un rayon de soleil ; je le saisis pour aller faire mes arrangements pour ce soir avec les North. — Adieu : je vous embrasse à la suite d’un sot griffonnage ; pour ne pas perdre de temps, je ne relis pas ma lettre, car, ce soleil, il ne faut pas le perdre, ou, comme dit Benelli, scapera.



Bognor, mardi 9 septembre.

Vous voulez donc savoir all how and about it. Eh bien, chère maman, je vais vous satisfaire. 1o my dress : j’étais coiffée en cheveux, avec deux nœuds de ruban blanc, dont l’un était séparé par ma boucle d’antique, c’était fort joli ; ma robe de mousseline blanche était attachée par devant et sur les épaules avec des roses blanches ; mon collier d’antique, et voilà toute ma parure. À neuf heures, j’ai été prendre mesdemoiselles North et nous avons été dans une grande salle éclairée par une douzaine de chandelles et où nous avons trouvé sept ou huit personnes ; lady Elisabeth Foster, son fils, mademoiselle de Saint-Jules étaient là. Nous nous sommes réunis, et j’ai réclamé la petite Caroline comme une de mes old play fellows, ce qui m’a assuré la bienveillance de lady Elisabeth, à ce que j’ai vu dix fois dans le courant de la soirée. Petit à petit, on est parvenu à former sept ou huit couples et la danse a commencé. Mademoiselle de Saint-Jules danse parfaitement ; tout le reste était fort au-dessous du médiocre. Après avoir refusé plusieurs fois, j’ai offert de servir de pilier pour allonger le set et, par complaisance, je me suis tenue là debout pour pirouetter avec tous ceux qui passaient pendant quelque temps ; enfin j’ai descendu le set avec monsieur Foster qui danse bien et je m’en suis tirée mieux que je n’aurais cru ; j’ai promis à Brownlow de danser avec lui lundi prochain et je compte, en effet, chercher à secouer mon awkwardness ; assurément il est impossible de trouver une meilleure occasion d’être gauche, si gauche je suis, ce que je ne crois pas. Peut-être, à mon retour à Londres, prendrai-je quelques leçons avec Rainulphe. Nous verrons. — Ah ! maman ; ma robe aurait pu être chiffonnée ; quel ton, quelle manière ! L’éducation qu’a reçue cette jolie madame Farrel explique sa conduite ; son père, l’amiral Thompson, la menait dans tous ses voyages, les mousses ont été ses seules compagnes et c’est à bord d’un vaisseau qu’elle a appris à se conduire ; assurément il n’y a rien qui n’y paraisse, elle ne danse que comme les matelots, elle whisk about. Lucy North, qu’elle n’avait jamais vue, s’est trouvée sur son chemin ; elle l’a prise par les épaules sans s’arrêter et l’a fait pirouetter de manière à lui faire perdre son aplomb et puis, avec un gros rire, elle a continué à danser. Enfin, maman, ma robe pouvait être chiffonnée. — Lady Elisabeth et Caroline étaient les seules personnes qui paraissent des women of fashion ; car vous savez que les North en ont le jeu sans l’air. Monsieur de Boigne a demandé à lady Elisabeth qui était Caroline ; elle a saisi avidement l’occasion de nous dire qu’elle était une orpheline, que ses parents l’avaient confiée à elle, lady Elisabeth, au commencement de la Révolution et qu’elle avait une fortune assez considérable, qu’heureusement, en la lui confiant, on l’avait placée dans les fonds anglais. — Que de bavardage, chère maman ! On me demande comment je puis écrire tous les jours : c’est comme cela, c’est en disant des fariboles qu’assurément je n’adresserais à nulle autre personne et qui ont besoin de toute votre indulgence, j’en suis trop sûre pour la réclamer. — Adieu, mes bons amis ; je vous embrasse du plus tendre de mon cœur. J’espère que ce ne sont pas les lettres que papa m’écrit qui lui font mal à la tête. Cette pauvre tête, rancune tenante, je voudrais bien être là pour la soulager par mes caresses.



Hothampton Crescent, jeudi 11 septembre.

J’espérais, ma bonne maman, pouvoir me passer de mes souliers, car je crois que nous ne resterons pas ici plus de quinze jours, mais le gravier de la mer use tellement que je vais être pieds nus ; je vous prie donc de m’envoyer mon paquet, adressé chez Mr. Pink, at the Hotel Bognor, near Chichester, Sussex, — for madame de Boigne. — Nous avons dîné hier chez l’évêque ; Charles est parti pour Caton où Brownlow a été le conduire. La journée, sans être bien gaie, a été fort agréable ; nous avons été nous promener en sociable. Nous nous étions rencontrés le matin sur les sands où nous nous sommes promenés longtemps avec les Foster. — Je compte réunir quelques personnes chez moi samedi à souper. Lady Élisabeth a fait la conquête du général. Mademoiselle de Saint-J. a l’affectation de quinze ans, elle sera mieux à dix-huit : il est extraordinaire qu’une aussi jeune personne soit aussi agréable au bal et aussi peu le matin. — Aujourd’hui, nous dînons chez les Darell que je n’aime pas du tout ; ils sont vulgaires au possible. Hier, à la library, j’ai fait connaissance avec Mrs Lushington, fort liée avec les North ; elle était miss Lewis, sœur du Mank ; on la dit auteur elle-même et femme d’un grand mérite. J’ai rencontré, avant hier, lady Bective ; du plus loin qu’elle m’a aperçue, elle m’a fait révérence sur révérence, smile sur smile. J’étais à cheval ; j’ai rendu tout cela sans m’arrêter, mais je compte passer chez elle ce matin ; cela ne vaut pas la peine d’être fâchée contre si peu de chose. Je suppose que lady Mary est in love, car le bal la fatigue, le bruit d’une baffle l’assomme. La library est toujours si pleine ; cela l’étouffe ; enfin la solitude et les shrubberies sont les seuls charmes qu’elle trouve à Bognor. C’est lady Elisabeth qui m’a conté tout cela, car je ne l’ai pas vue, comme vous savez. J’imagine que je pourrai bientôt juger par moi-même des progrès de la santé de Reeson ; il me semble qu’il est attendu avec impatience, je souhaite de tout mon cœur que cela se termine bientôt. — Mille choses au bon papa. J’étais si épouffée hier que tous ces beaux raisonnements je ne les ai pas autrement compris. — Voilà votre lettre ; l’adresse que je vous ai donnée pour mon paquet devient donc inutile mais la manière dont il me parvient m’est infiniment désagréable. Voulez-vous bien dire à Foster de se plaindre de ce qu’on nous a envoyé la gazette du 3 septembre ce matin. — Adieu, mes chers amis, je vous embrasse tous deux de tout mon cœur ; adieu, au revoir.



Hothampton Crescent, vendredi 12 septembre 1800.

Je n’ai que le temps de vous embrasser ce matin, ma bonne maman, parce que je compte aller à Chichester et que c’est une opération assez longue avec les mêmes chevaux. Un détail de la journée d’hier serait aussi fastidieux peut-être que la journée même. En addition aux autres vulgars, nous possédions madame Farrel qui a comblé la mesure. Je n’ai pas encore assez d’usage du monde pour être à mon aise dans une pareille société, et je souhaite que l’habitude ne me le donne pas, car je ne connais rien qui m’attriste comme cela. — Je recevrai aujourd’hui la réponse à ma lettre affamata que je me reproche beaucoup, car elle n’a dû servir qu’à vous tourmenter. En attendant la poste, je vais m’habiller et je finirai après. — La voilà. Rien ne m’étonne : l’envie, la méchanceté, la jalousie de vertus qu’on ne saurait imiter me font trouver tout cela fort simple. — Ah, mon Dieu, quelle funeste expérience à dix-neuf ans ! Adieu, mes bons amis ; monsieur de Boigne m’attend. J’écrirai plus longuement demain.



Hothampton Crescent, jeudi 13 septembre 1800.

Je suis fâchée qu’on nous ait expédié madame M. : à l’impossible nul n’est tenu, et, comme je ne vois pas que nous puissions rien faire pour elle, il faut nous en tenir à notre bonne intention ; il n’y a rien de si difficile que de procurer une place du genre qu’elle demande. Les candidats sont si nombreux et il est si rare qu’on ne connaisse pas soi-même quelqu’un qu’on aime mieux avoir auprès de soi qu’une étrangère. La visite de lady Templetown, je vais vous l’expliquer : lady Elisabeth Foster aura mandé à sa belle-sœur, lady Hervey, que j’étais ici, et cela aura rappelé à la famille notre existence. Ce n’est pas la première fois que nous voyons pareille chose. — Je suis étonnée que madame de Guiche ne soit pas venue chez vous, mais je n’en suis pas fâchée ; tout ce qui tend à nous éloigner de la clique me convient fort. Ces volontiers, le but de tant de mauvaises plaisanteries, prouvent cependant qu’ils ne sont pas inutiles ; il me semble que, tant qu’ils préserveront leur loyalty, les émeutes populaires ne sont pas à craindre pour ce pays ci. — Benelli est-il parti ? J’espère que oui. — Faites ma paix avec Sapio, maman ; il faut qu’il vienne chez moi le lendemain de mon arrivée. Lady Mary chante comme un ange ; elle a gagné tout ce que j’ai perdu, et la différence est maintenant fort à mon désavantage. — Adieu, ma bonne maman ; je vous charge de cette grande négociation : ménagez le plus possible tous les amours-propres.



Hothampton Crescent, vendredi.

Ma recette d’hier n’a pas trop bien réussi ; mes spirits ne sont pas beaucoup meilleurs ; mais il faut vaincre la tristesse que j’éprouve. Je donnerais beaucoup, depuis quelques jours, pour ne pas connaître une seule personne ici : je n’en vois guère, mais c’est encore trop. — Cette madame Nightingale est partie hier ; elle a dîné chez moi la veille ; il fallait bien lui rendre ce qu’elle nous avait donné. La drôle de femme ! Elle m’a fait toutes les confidences de tous les genres que vous pouvez imaginer. En vérité, maman, je trouve cette rage de paroles bien dégoûtante. Une nouvelle famille, de nouveaux voisins, j’ignore absolument qui c’est et je ne m’en soucie guère. — Hier, on m’a pressée d’aller au bal, mais je m’en suis défendue de mon mieux. Je crois qu’il a dû être brillant : lady Elisabeth a passé toute la semaine à recruter ; elle a écrit à plusieurs colonels dont les régiments sont aux environs d’envoyer leurs officiers à la fête. Elle m’a dit que la duchesse de Guiche lui avait écrit, que cependant elle ne la connaissait pas beaucoup : « Mais vous saurez, madame de Boigne, qu’en France on écrivait beaucoup plus facilement que dans ce pays-ci. » Elle m’a dit aussi que, madame de Polignac et sa fille étant venues ici au commencement de la Révolution, elles y avaient été singulièrement fêtées. « Madame de Guiche croit peut-être que ce sera la même chose, but she is woefully mistaken » et, à la manière dont on m’a parlé de sa lettre, c’était avec l’intention de se retirer. Madame de Vaudreuil voit-elle beaucoup madame de Guiche ? Mandez-moi cela, chère maman. — Je vous prie de parler de moi à Edward et à Émilie ainsi qu’a ma chère petite Georgine que je voudrais bien revoir. — Il me semble que notre absence sera prolongée plus que je ne le croyais. — Adieu, mes bons, mes chers amis ; je vous presse sur un cœur qui battra toujours à l’unisson du vôtre.



Hothampton Crescent, lundi.

L’évêque part aujourd’hui pour Londres. Je n’ai rien à vous envoyer que des amitiés que je confie au papier dont la poste se charge. — Hier, toute la famille a encore passé la soirée chez moi. Mesdemoiselles North vont au bal avec lady Elisabeth et je suis charmée que cela me rende ma liberté ; j’en profiterai pour ne pas y aller et je passerai mon bal au bord de la mer, amusement beaucoup plus congenial à mes sentiments. Je suis tout à fait out of spirits depuis quelques jours ; je ne sais pas trop pourquoi ; car, quoique j’aie bonne raison, je suis depuis longtemps si accoutumée à tous les genres de chagrins et de contrariétés qu’ils n’ont plus le droit de m’étonner. Je ne sais ce que je dis ; je suis triste et bête. — Je vous embrasse, mes bons amis : Voilà mes chevaux. I will gallop over the spleen and kill all the blue devils. — Ne me gronde pas, papa regarde ce chiffon de papier comme non avenu.



Hothampton Crescent, mercredi.

C’est pousser la bonté un peu trop loin, mon cher papa, que d’être at home pour l’heureux Lambert. Si j’étais à Londres, je m’arrangerais avec Z. et nous lui donnerions au moins la fièvre quarte, comme dit maman. Madame Lambert le trouve-t-elle toujours charmant, adorable ? Ah, la pauvre femme ! en tout cas, ça ne peut être qu’un jeu joué car, avec le bon goût dont je lui ai vu donner des preuves, l’accès de délire une fois passé, elle doit se reprocher bien cruellement la sottise qu’elle a faite et qui est certainement inexplicable. — Je suis bien aise que vous ayez montré ma lettre à l’évêque. Cela m’évitera des ouvertures désagréables à faire. Depuis mon séjour à Bognor, mes dépenses ne se sont pas montées à une guinée ; ainsi je compte retourner à Londres riche comme Crésus ! — Je sais bien que Consalvi a reçu le prix que méritaient ses vertus et son bon sens, mais il me semble que monsignor Galeppi aurait mieux rempli cette place, n’est-ce pas, papa ? Que devient le cardinal Maury ? J’espère qu’il ne s’en tiendra pas au titre d’ambassadeur de Louis XVIII ; c’en sera un bien mesquin, surtout si le clergé devient républicain. — À peine je finissais ma lettre hier, qu’on m’a annoncé lady Bective et sa fille ; nous nous sommes parlé comme si nous nous étions vues la veille ; elles m’ont engagée à passer la soirée chez elles ce soir. Les commentaires sont inutiles ; ils ne seraient pas en faveur du monde et de ses pompes. — Adieu, mes bons amis, mes seuls amis ; mille amitiés au bon abbé.



Bognor, vendredi 19 septembre 1800.

Quelle générosité, en effet ! cela a dû surprendre la clique ; ils ne sont guère capables de sentir la noblesse d’une pareille action. — L’accident arrivé à notre pauvre amie est bien extraordinaire ; je ne comprends pas ce que ce peut être. Combien il est vrai que, quand la machine est dérangée, tout prend une tournure sérieuse. Je n’avais jamais entendu parler de ce genre de maladie ; mais il me semble que, tout au moins, cela annonce que le sang est en bien mauvais état. Donnez-moi régulièrement de ses nouvelles ; vous savez à quel point tout ce qui la regarde m’intéresse. — Pourquoi Mrs Vial a-t-elle changé de nom ? il n’est pas si fameux qu’elle craigne de ne pouvoir pas conserver l’incognito ; cela me paraît porter une teinte furieusement romanesque : Clairemont aussi c’est un nom d’héroïne ; j’aimerais mieux qu’elle s’en fût tenue à celui qu’elle portait avant ; au surplus, peu importe. Je voudrais pour beaucoup pouvoir lui être bonne à quelque chose, mais je ne vois aucune probabilité de réussir. Vous lui aurez sûrement dit tout ce qu’il fallait pour moi ; ainsi, je ne vous charge d’aucune commission. — Je ne vois pas pourquoi, mon cher papa, tout resterait in statu quo. Lorsque j’ai annoncé mes intentions, monsieur de B. n’y était pour rien ; à son tour, il a proposé d’ajouter 70 livres ; il les a augmentées jusqu’à cent ; ainsi, en retirant les 30, je ne change rien aux premières intentions. D’ailleurs, la manière dont tout se traite en catimini fait que je dois ignorer absolument la situation où l’on se trouve et, sûrement, monsieur d’A. n’est pas rentré en France pour rien. Vous savez que, quoi que j’en dise, je ferai tout justement ce que vous croirez convenable, mais réfléchissez à tout cela. — Adieu, mes aimables correspondants ; les vôtres sont mon plus grand plaisir. Depuis, j’habite Bognor Backs où il n’y a seulement pas une pierd.



Hothampton Crescent, lundi 22 septembre 1800.

Je vous ai quittés hier à la hâte pour aller voir la marée ; le vent était très fort et la mer agitée ; cependant nous sommes arrivés trop tard the tide was turned. Aujourd’hui, elle est haute à midi et je compte être spectatrice de la marée équinoxiale. — Je ne sais rien du tout du temps que nous devons rester ici ; ce que je sais c’est que j’en suis bien fatiguée, mais, comme vous savez, cela ne fait pas grand’chose. — Depuis quelques jours, il fait un froid exécrable et, s’il dure, je ne sais pas ce que je deviendrai car, dans ces maisons bâties à la hâte, rien ne ferme et la moitié des chambres sont sans cheminées. — Hier au soir, monsieur North a fait demander à parler au général dans la salle à manger ; quelques minutes après, ces messieurs sont montés en me priant d’aller consoler une dame flamande à laquelle le gouvernement avait donné l’ordre de partir, qui n’avait pas le sol, etc,… Je devinai tout de suite ce que c’était, et je répondis que je ferais certainement tout ce qui serait en mon pouvoir mais qu’en attendant je serais charmée de voir monsieur Foster si ces messieurs voulaient lui dire de monter. C’était lui, en effet, et pas trop mal fagoté ; il avait été à la library, chez la marchande de modes et dans deux ou trois autres maisons sans être reconnu. Le général en a été parfaitement la dupe dans les premiers moments. Il est question de le faire aller au bal dans ce costume ; cela me paraît bien ridicule, surtout dans un bal de souscription où il y a des gens de toutes les espèces ; beaucoup regarderont cette mascarade comme fort impertinente et d’autres se croiront autorisés, par cet exemple de la société qui donne le ton ici, à se passer toutes les frolics que la vulgarity and bad breeding peuvent inspirer. Je ne serais pas étonnée qu’un pareil déguisement rendît ces bals de si mauvaise compagnie qu’il fût impossible d’y aller ; au surplus, cela ne me regarde pas et je n’émets mon opinion que sur le papier. — Lady Elisabeth a passé toute la semaine à faire des recrues pour le bal avec une ardeur vraiment française ; j’espère qu’elle réussira mieux que la dernière fois. C’est un vœu désintéressé car je ne crois pas y aller. — Lady C. m’a raconté que Corisande avait beaucoup de succès à Devonshire house, qu’elle allait à Chatoworth avec sa mère et qu’on espérait que monsieur les y rejoindrait. Cela ne durera pas. — Adieu mes bons amis ; l’heure me presse et la marée n’attend pas.



Bognor, mercredi 24 septembre.

C’est en vain, mon cher papa, que je travaille depuis hier à découvrir le mot de l’énigme : je l’ai apprise par cœur, je l’ai répétée, répétée, retournée, examinée, rien ! Mon esprit est tout à fait bouché ; au surplus, cela ne m’étonne pas ; je n’ai de ma vie trouvé le mot d’une énigme, de cette espèce-là s’entend, car, pour celle d’un autre genre, je me crois beaucoup de perspicacité et le grand mot intérêt sert de clef à presque toutes… Je m’éloigne de mon sujet, tu diras ; je voudrais dorer la pilule avant de te la faire avaler, mais la voilà toute nue. Papa, je n’y comprends rien et je donne ma langue aux chiens. Que peut être ma flamme qui a « traversé des mers l’espace formidable sans s’éteindre » ?… Rainulphe l’a-t-il trouvé ? J’espère que non ; qu’il se rappelle que je suis sa sœur aînée et que je lui défends d’avoir plus d’esprit que moi. — À propos, je ne vous ai plus parlé de cette marée équinoxale ; cela est plus curieux à comprendre qu’à voir, d’autant plus qu’un fort vent de terre l’a empêchée de s’enlever autant que nous nous y attendions ; c’était un spectacle beaucoup moins beau que celui de la veille dont je vous ai parlé. — J’aime à la folie cette histoire de madame de Matignon ; la petite vengeance de Buonaparte est aussi juste que modérée, et ; probablement, comme cela ajoutera quelques difficultés aux affaires si bien commencées, ces dames s’en repentiront longtemps, et le papa ! J’ai ri de bon cœur… cela est-il bien vrai, bien sûr ? — Ma bonne maman, vous ne comprenez pas bien ce que je vous ai dit au sujet des North ; nous sommes parfaitement bien ensemble ; il n’y a pas la moindre brouillerie entre nous et, quand nous nous rencontrons, c’est avec intimité. Pendant les premiers jours de leur arrivée, nous avons vécu presque entièrement ensemble, nous sortions, nous rentrions aux mêmes heures et de la même manière ; depuis l’intimité avec lady Elisabeth, c’est elle qui a pris ma place, et ces dames se sont d’autant moins quittées que, lady Elisabeth n’ayant point de voiture, celle de l’évêque lui était commode ; d’un autre côté, la maison de la duchesse de Devonshire est fort agréable, une intimité avec lady Elisabeth y donne of course les entrées libres (voyez, maman, si la clef que je vous ai donnée tout à l’heure n’ouvrirait pas cette porte-là). Or, mesdemoiselles North éprouvent vis-à-vis de moi l’embarras de notre première familiarité ; nous devions aller ensemble dans plusieurs endroits où elles ont accompagné lady Elisabeth, le tout en catimini ; voilà, exactement, où nous en sommes et rien, vous voyez, n’est plus loin d’une brouillerie. L’évêque est revenu hier et, comme c’est surtout depuis son départ que nous nous sommes moins vues, j’imagine que son retour (et l’absence de lady Elisabeth qui a quitté Bognor hier) nous réunira davantage, attendu que je ne compte pas bouder. — Il fait un temps exécrable ; les éléments se font la guerre d’une manière presque effrayante quand on habite une maison de cartes comme celle-ci où le vent souffle de tous les côtés et où il fait un froid terrible, quoiqu’assise auprès d’un bon feu. — J’ai des tiroirs, madame maman, et je compte en faire usage incessamment, — Mercredi prochain, nous quitterons Bognor ; nos gens prendront le chemin de Londres et nous celui de Brighton. — J’imagine que nous ne serons guère à Londres avant samedi ou lundi ; je n’en suis pas fâchée. J’aimerais assez à passer deux ou trois jours à Brighton. Lady Camelfort y est-elle ? — Adieu ; je vous embrasse de bon cœur.



Bognor, vendredi 27 septembre 1800.

N’attendez que quelques mots de moi aujourd’hui, mon cher papa, parce que, la journée étant très belle, nous allons partir immédiatement pour Petworth. Vous avez souvent entendu parler de la belle maison de lord Egremont. Elle n’est qu’à seize milles d’ici, et, avec quatre chevaux de poste, sur le sociable, nous y serons, je crois, en une heure et demie. — Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui, si je ne m’étais rappelé que la poste ne partait pas demain. — La viande me paraît un mets fort restaurant. Je ne trouve que le divan pour expliquer le second vers ; il est apparemment garant des traités entre le grand seigneur et les janissaires. Je ne sais pas trop si la Néva roule ses flots avec vitesse, mais elle les roule et cela suffit. La vie, assurément, en fuyant emporte la jeunesse. Voilà comme j’explique le logogriphe ; quant à l’énigme, j’y ai encore réfléchi hier toute la journée ; cette tête allumée n’éclaire pas du tout la mienne. — Voilà ma voiture. — Adieu, mes bien bons, bien chers amis. Il y a des siècles que je n’ai dit un mot à ce pauvre abbé, mais je ne pense pas moins à lui pour cela et je lui défends de m’oublier. Quant à monsieur Rainulphe, je ne sais que penser de son silence. Je ne recevrai probablement pas votre lettre avant mon départ, car il n’est que onze heures.



Petworth, vendredi [27 septembre 1800].

Une lettre remise dans les mains de monsieur de Boigne, au moment où nous sommes montés en voiture, nécessite son retour à Londres immédiatement pour un placement d’argent considérable et fort avantageux. — Attendez-nous dimanche, ma bonne maman, un peu tard, parce que nous quitterons Bognor le même jour. Aurez-vous la bonté de le faire dire à Foster ? J’espère que vous nous donnerez à dîner. — Adieu, chers amis, au revoir bientôt.

  1. À l’époque de ces noces, ce me semble, madame Adélaïde me fit le récit suivant.

    Il y avait eu, la veille, un repas de gala à Saint-Cloud et, dans ces occasions solennelles, apparaissait un magnifique service de Sèvres, commencé par Louis XV, augmenté par ses successeurs et représentant les portraits des hommes illustres de l’histoire ancienne et moderne.

    Monsieur Thiers dînait à côté de madame Adélaïde. Il était depuis quelques moments penché sur son assiette, et se parlait à voix basse.

    « Que dites-vous donc là ? lui demanda-t-elle enfin.

    — Ce que je dis !… ce que je dis !… Je dis que voilà ce que je devais être !… voilà ce que je suis !… voilà ce que je serai… »

    Et il lui présenta l’assiette sur laquelle était le portrait du maréchal de Turenne. Madame Adélaïde se mit à rire.

    « Ne riez pas, c’est sérieux, très sérieux, ce que je vous dis là… » reprit-il, d’un ton assez bourru, et il ne prononça plus une parole tant qu’on resta à table.

    Je suppose qu’il était dans l’enfantement d’un des grands morceaux stratégiques de son ouvrage sur l’Empire où, non seulement il raconte, mais il corrige et rectifie les campagnes de celui qu’il qualifie du plus grand capitaine connu, et, peut-être, se trouvait-il encore très modeste de ne se comparer qu’au maréchal de Turenne.

    Quoi qu’il en soit, et malgré la défense de monsieur Thiers, madame Adélaïde et moi nous nous permîmes de nous moquer un peu de ses prétentions militaires. Nous avions pourtant l’une et l’autre du goût et de la bienveillance pour lui.

    Il inspire assez généralement ces sentiments, d’abord par l’agrément et la distinction de son esprit, et puis parce qu’il n’y a pas un grain de méchanceté dans son caractère. Malgré les soins pris par son entourage pour lui inspirer des haines et des rancunes, on n’a pu y réussir, et, s’il en a éprouvé parfois, elles ont été très fugitives.

    Sans le déplorable milieu où l’ignorance complète de toute idée morale dans sa jeunesse et une pensée de bien fausse générosité et de reconnaissance l’ont jeté, monsieur Thiers aurait été un homme beaucoup plus honnête et d’une bien plus grande valeur.

  2. (Note de 1862). — Le naïf cynisme du pauvre monsieur Pellaprat me remet en mémoire un récit, que j’ai entendu faire, plusieurs années avant, à monsieur de Montrond lui-même.

    Les conquêtes du premier Consul avaient placé l’Allemagne entre ses mains et il l’avait donnée à dépecer à monsieur de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, pour en faire curée aux souverains au delà du Rhin. Ils y portaient grand appétit.

    Les habitudes intimes de monsieur de Montrond dans la maison de monsieur de Talleyrand lui donnaient les apparences du crédit, et les sollicitations tudesques ne lui manquaient pas. Une fois, entre autres, où il s’agissait d’un morceau d’élite disputé par trois antagonistes, leurs trois agents vinrent successivement, pendant un bal, dans la même soirée, offrir à monsieur de Montrond cent mille francs pour faire réussir les réclamations de leur souverain respectif. L’incident lui parut si comique, que, les recherchant à son tour, il leur promit séance tenante, à tous et à chacun, ses bons offices les plus actifs et son concours empressé.

    Puis il se croisa les bras, n’en souffla mot à monsieur de Talleyrand, et se tint parfaitement tranquille. L’un des trois princes, comme il ne pouvait en être autrement, gagna le procès, et, dès le lendemain, le consciencieux allemand apporta les cent mille francs à monsieur de Montrond. « Vous pensez bien, ajoutait celui-ci, que je n’hésitai pas un moment à les empocher sans le moindre scrupule. »

    La délicatesse aurait été, sans doute, d’un autre avis ; mais elle n’était pas souvent, je crois, appelée au conseil de monsieur de Montrond.

    Ce singulier personnage, formé des travers du dix-huitième siècle et des vices du dix-neuvième, a su, pendant plus de soixante ans, côtoyer la boue sans jamais mettre les pieds tout à fait dedans. Son existence paraissait une énigme à tous. On lui voyait répandre l’argent noblement, largement, élégamment, souvent généreusement, et personne ne lui a connu un pouce de terre, un sol de rente, ni même des capitaux. Il jouait gros jeu, mais sans âpreté, ni plus heureusement qu’un autre, et il est mort sans laisser ni dettes, ni fortune.

    On ne saurait dire que monsieur de Montrond ait joui d’aucune considération ; toutefois il était reçu partout, fêté et recherché par beaucoup de gens haut placés. Cela tenait en partie à son esprit très remarquable, en partie aussi à la crainte qu’il inspirait. Il était railleur impitoyable, ne ménageait pas ses meilleurs amis, et emportait la pièce.

    J’en veux citer un exemple entre mille. Monsieur de Flahaut, charmant dans sa jeunesse, mais tout à fait sur le retour et devenu très chauve, se montrait éperdument amoureux d’une jeune et belle comtesse Potocka. Il affichait ce sentiment de façon à se rendre ridicule.

    Le jour de l’an approchant, il voulait trouver quelque chose n’ayant pas l’air d’un cadeau, mais de très élégant et de très recherché, pour servir d’étrennes à son idole. Le goût exquis de monsieur de Montrond étant reconnu de tous, monsieur de Flahaut alla le consulter. Il lui promit de s’en occuper.

    Le soir au club, à travers une table, et au milieu de vingt personnes, il l’apostropha : « Flahaut, lui dit-il très haut, tu cherchais ce matin un objet de peu de valeur, mais très rare, à offrir à la dame de tes pensées… donne-lui un de tes cheveux ; rien n’est plus rare. » Le ci-devant jeune homme pensa tomber à la renverse, mais il n’était pas reçu de répondre à monsieur de Montrond. Il se joignit aux rieurs.

  3. En adressant à son père, à sa mère et à son frère la relation presque quotidienne d’un voyage auquel elle consacre quelques lignes seulement dans ses Mémoires (T. I, p. 145-6), la comtesse de Boigne ne dissimule plus des déceptions conjugales dues, sans doute, à une trop grande différence d’âge, à une différence trop grande aussi dans les goûts et le caractère. La tendresse débordante qu’elle témoigne aux siens ne permet cependant pas de la suspecter de sécheresse de cœur. Malgré ses déceptions intimes et bien qu’elle n’eût alors que dix-neuf ans, la comtesse de Boigne s’intéressait déjà au mouvement littéraire, aux problèmes si complexes de la politique, appréciant avec une surprenante précocité de jugement les événements d’alors, soit qu’elle se trouvât à Hambourg « où l’émigration régnait sous le sceptre de madame de Vaudémont », soit qu’elle se rendît à Munich « peuplé alors des restes de l’armée de Condé ».

    En publiant une correspondance qui appartient également à mademoiselle Osmonde d’Osmond, en ajoutant ainsi une nouvelle partie à l’œuvre de la comtesse de Boigne, nous estimons ne pouvoir fournir de portrait plus exact, plus sincère de l’auteur des Récits d’une tante et des Fragments. Il ne nous appartient pas de commenter ce portrait : il nous suffit de le présenter. (Note des Éditeurs.)

  4. Quelques lettres manquent. — Sur la couverture du dossier constitué par la correspondance de sa fille, le marquis d’Osmond a écrit les indications suivantes : « Départ de Hambourg, sur l’Elbe, le 23 mai. Arrivée à Cuxhaven le 24. Départ du paquebot le 26 au matin. Arrivée à Yarmouth le 29 au soir. Retour à Londres le mardi 3 juin à quatre heures après midi, après une absence de sept mois moins neuf jours » (note des éditeurs).
  5. Cette série de lettres est contenue dans un second dossier constitué par le marquis d’Osmond et qu’il a intitulé « Lettres d’Adèle pendant son séjour à Bognor » (Note des éditeurs).