Mémoires de la comtesse de Boigne - Les journées de juillet 1830

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Mémoires de la comtesse de Boigne - Les journées de juillet 1830
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 554-599).
MÉMOIRES
DE
LA COMTESSE DE BOIGNE

LES JOURNÉES DE JUILLET 1830[1]

Le lundi 26 juillet 1830, je me trouvais seule de ma famille à Paris, où je faisais arranger un logement dans la rue d’Anjou. Je parlais à des ouvriers, lorsque sur les premières heures, on vint me dire que le duc de Raguse était dans mon cabinet.

Je ne le voyais jamais le matin. Cependant comme il était établi à Saint-Cloud, cela ne m’inspira aucun étonnement. « Eh bien, me dit-il, on nous fait de belle besogne ! » Je crus à une plaisanterie sur les grogneries qu’il pouvait m’avoir entendu faire aux ouvriers. Je répondis en riant, et nous échangeâmes quelques phrases sans nous comprendre.

Mais bientôt, je reconnus mon erreur. Il avait la physionomie très altérée. Il me dit ces folles ordonnances ! Il me rapporta comment la nouvelle lui en était parvenue, à dix heures, par un de ses aides de camp qui avait rencontré dans la cour de Saint-Cloud un officier arrivant de Paris et exprimant une joie extravagante.

Etonné, mais incrédule, le maréchal avait envoyé chercher le Moniteur à l’État-major ; on ne l’y avait pas reçu. Puis chez le premier maître d’hôtel ; il n’y était pas arrivé. Enfin il avait écrit au duc de Duras pour lui demander le sien.

J’ai vu la réponse. Elle portait qu’un seul exemplaire du Moniteur était arrivé à Saint-Cloud ; le Roi l’avait reçu et l’avait envoyé, sans l’ouvrir, à Mme la duchesse de Berry.

Le maréchal avait ensuite appris que cette princesse avait rapporté ce fatal Moniteur au Roi lorsqu’il montait en voiture, s’était presque mise à ses genoux, lui avait baisé les mains en disant : « Enfin vous régnez ! mon fils vous devra sa couronne, sa mère vous en remercie. »

Le Roi l’avait embrassée fort tendrement, avait mis la gazette dans sa poche, et était parti pour Rambouillet sans dire un mot aux autres.

A Saint-Cloud, on ne savait ce qui se passait que par les survenans de Paris. Le maréchal, fort en peine, était venu chez lui rue de Surène, avait fait demander le Moniteur à M. de Fagel, le ministre de Hollande, son voisin, et il venait d’en achever la lecture lorsqu’il accourut chez moi.

J’entre dans ces détails parce qu’il est curieux de voir l’incurie avec laquelle on laissait dans l’ignorance l’homme destiné in petto à soutenir le coup d’Etat.

Après ce récit, il ajouta :

— Ils sont perdus. Ils ne connaissent ni le pays, ni le temps. Ils vivent en dehors du monde et du siècle. Partout ils portent leur atmosphère avec eux, on ne peut les éclairer, ni même le tenter ; c’est sans ressource !

— Mais vous êtes perdu aussi, monsieur le maréchal ! Vous allez vous trouver horriblement compromis dans tout ceci. Vous perdez par là votre seule explication pour 1814. Vous compreniez, dites-vous, qu’il fallait vous sacrifier pour obtenir au pays des institutions libérales ! Où sont-elles maintenant ?

Le maréchal soupira profondément : « Sans doute ma position est fâcheuse, reprit-il. Mais, tout en me désolant de ce qui arrive, en regrettant surtout, avec le bien si facile à faire, les maux qui vont tomber sur nous, je suis personnellement plus tranquille depuis la lecture du Moniteur. Certes, je ne me mêlerai de rien, à moins d’y être, forcé par mon service militaire. Or la résistance sera toute constitutionnelle et morale, on refusera l’impôt… le gouvernement croulera si le ministère n’est pas chassé, et je n’ose l’espérer. Mais en admettant même qu’une résistance ouverte appelât l’intervention des troupes, ce ne serait jamais qu’à l’époque des élections, elles sont fixées au 3 septembre ; mon service finit le 31 août. Dès le lendemain, j’aurai fait vingt postes sur la route d’Italie, et j’y resterai au moins tout l’hiver. Je ne veux pas me retrouver une seconde fois dans une situation où les devoirs sont complexes. N’ayez donc aucun souci particulier pour moi, il n’y en a que trop à prendre de ce qui se passe ! »

Nous continuâmes à nous lamenter, à craindre, à nous effrayer, à prévoir les malheurs du pays, mais assurément nos prévoyances étaient bien loin encore de la réalité. Il me quitta en promettant de venir passer le samedi suivant à ma campagne. Je ne l’ai pas revu !

Je pensais bien à ce moment qu’il n’aurait pas dû retourner à Saint-Cloud ; j’entrevoyais une belle et noble lettre à écrire en rappelant les événemens de 1814. Mais il n’était pas assez indépendant de fortune pour que j’eusse osé la lui conseiller, lors même que ma liaison avec lui eût été aussi intime que l’absence et le malheur l’ont rendue depuis. D’ailleurs, ces choses-là, pour être bien faites, doivent être spontanées.

Je sortis, selon mon habitude, et je fus très frappée de l’aspect des physionomies ; elles portaient une curiosité sombre. Les gens qui se connaissaient s’arrêtaient pour se parler. Les autres s’interrogeaient de l’œil en passant. Si un visage calme se rencontrait, on se disait : « Celui-là ne sait rien encore. »

Cela est si vrai que lorsque, le lendemain, tout le monde a su, tout le monde s’est regardé, et tout le monde s’est entendu. Il n’y a pas eu d’autre conspiration.

C’est même dans cette unanimité d’indignation qu’il faut chercher la cause de l’extraordinaire magnanimité de ce peuple soulevé. Il reconnaissait partout des complices et en voyait même dans ces soldats qui tiraient sur lui. Mais n’anticipons pas sur les événemens ; ils vont assez vite.

Le soir, je vis quelques personnes dans l’opposition au ministère Polignac, mais attachées à la Restauration. Toutes étaient désolées. On se perdait en conjectures. On croyait à de grandes résistances, mais constitutionnelles. Les lettres closes ayant été envoyées aux députés, ils arrivaient de momens en momens. Cet appel était-il la suite de l’impéritie accoutumée, ou bien tes rassemblait-on dans des intentions hostiles et pour sévir contre eux ? Il y avait matière à deviser, et nous n’y manquâmes point.

L’ambassadeur de Russie, le plus irrité, le plus véhément de nous tous, nous raconta avoir rencontré le comte Apponyi sortant du cabinet du prince de Polignac, très satisfait, et allant expédier à Vienne un courrier porteur de ces bonnes nouvelles. Pozzo ne partageait ni cette confiance, ni cette joie. Il était entré à son tour dans le cabinet où il avait trouvé le ministre, calme et enchanté de lui-même, répétant qu’il était plus constitutionnel que personne, si ce n’était le Roi ; tout irait à merveille, il ne comprenait pas même d’où pouvait naître l’inquiétude, et il avait fini par dire : « Soyez tranquille, monsieur l’ambassadeur, la France est préparée à accepter tout ce que le Roi voudra et à l’en bénir. »

Dans la soirée, on jeta quelques pierres à la voiture vide du ministre, son cocher fut légèrement atteint, mais elle rentra à l’hôtel dont on ferma la porte cochère. Le groupe qui la poursuivait se dispersa ; sans doute M. de Polignac triompha et crut l’orage dissipé ! Nous nous séparâmes fort tard et bien tristes.

Si je voulais raconter tout ce qui est venu ensuite à ma connaissance et les détails appris depuis, il y aurait bien long à dire, mais je m’attache à écrire uniquement ce que j’ai vu ou entendu moi-même et dans le temps.

Il y a pourtant un fait dont j’ai la certitude, il peint tellement le prince de Polignac que je ne puis résister à le citer. Le dimanche soir, les ordonnances étant signées et tandis qu’on imprimait le Moniteur, M. de Polignac dans son plus intime intérieur, entouré de gens sur lesquels il pouvait entièrement compter, mit la conversation sur le discours du trône pour l’ouverture des Chambres.

Pendant une heure et demie, il en discuta chaque parole, accueillant les objections et les combattant ou les admettant comme la plus sérieuse chose du monde.

On ne comprend pas comment, dans de pareilles conjonctures, l’homme sur lequel pesait une si grande responsabilité pouvait avoir le sang-froid, ou plutôt la puérilité, d’une telle comédie ; ni ce qui pouvait l’amuser dans une mystification faite à des gens tout à fait dans sa dépendance.

Le mardi 27, j’appris par une trentaine d’ouvriers de diverses professions, qui travaillaient chez moi et venaient de différens quartiers, l’agitation répandue dans la ville. J’en trouvai beaucoup parmi eux, mais fondée sur des raisonnemens si sages que j’en fus surprise.

Je ne puis m’empêcher de consigner ici une remarque faite à cette époque. J’avais arrangé une maison en 1819 et employé les mêmes sortes d’ouvriers qu’en 1830. Mais, dans ces dix années, il s’était établi une telle différence dans les façons, les habitudes, le costume, le langage de ces hommes, qu’ils ne paraissaient plus appartenir à la même classe.

J’étais déjà très frappée de leur intelligence, de leur politesse sans obséquiosité, de leur manière prompte et scientifique de prendre leurs mesures, de leurs connaissances chimiques sur les effets des ingrédiens qu’ils employaient. Je le fus encore bien davantage de leurs raisonnemens sur le danger de ces fatales ordonnances. Ils en apercevaient toute la portée aussi bien que les résultats probables.

Si ceux qui nous gouvernaient avaient eu la moitié autant de prévoyance et de prudence, le roi Charles X serait encore bien paisiblement aux Tuileries.

Sans doute une population ainsi faite était impossible à exploiter au profit d’une caste privilégiée. Mais si on avait voulu entrer dans le véritable intérêt du pays, elle se serait montrée facile autant que sage ; et on aurait trouvé secours et assistance dans le bon sens des masses contre l’effervescence de quelques brouillons. Malheureusement, le Roi et la nation se tenaient mutuellement pour incompatibles.


Nous ne suivrons pas Mme de Boigne dans les détails qu’elle donne sur le mouvement de la rue et sur les combats qui s’y livrent, bien qu’ils soient pleins d’intérêt et qu’ils apportent parfois à l’histoire des renseignemens nouveaux. Elle indique, par exemple, avec beaucoup de précision comment l’insurrection s’est spontanément organisée et par qui elle a été dirigée.


La seule autorité reconnue, dit-elle, était celle des élèves de l’Ecole polytechnique ; ils s’étaient distribué tous les postes. En outre de la bravoure qu’ils avaient montrée dans les combats de la veille et du matin, ils devaient leur importance à ce que seuls ils portaient un uniforme. Les défenseurs des barricades les appelaient : « Mon petit général, » et leur obéissaient d’autant plus implicitement que le genre de leurs connaissances était aussi fort utile à la prompte construction de ces barricades. Ils aidaient à les faire et à les défendre.

Au surplus, c’est une circonstance assez remarquable que la considération accordée par le peuple, à cette époque, aux personnes qui semblaient appartenir aux classes plus élevées de la société. Tout homme ayant un habit, et voulant se mêler à un groupe, commandait sans difficulté les gens en vestes.

Je me sers mal à propos du mot en vestes ; le costume adopté était un pantalon de toile et une chemise avec les manches retroussées. Il faisait, à vrai dire, une chaleur étouffante. Souvent ces légers vêtemens et les bras mêmes portaient des traces du combat. Les figures étaient noircies par la poudre et pourtant n’avaient rien d’effrayant ; elles annonçaient le calme de la défense et la conscience du bon droit. Une fois la chaleur du combat passée, c’était une ville de frères.

Je reçus quelques visites, la circulation se rétablissait pour les piétons. M. de Salvandy arrivait d’Essonnes, il y avait été la veille au soir. Sur toute la route, on s’était précipité au-devant de lui pour demander des nouvelles. La population des campagnes partageait les sentimens et la confiance de celle de Paris. On s’adressait à lui, un passant inconnu, ne doutant pas "qu’il ne formât des vœux pour le succès des efforts parisiens ; partout il avait vu les hommes se préparant à y joindre les leurs.

A Essonnes, la garde nationale s’était emparée de la poudrière ; au risque de tous les dangers d’une pareille entreprise, avait rempli un grand bateau de poudre et le conduisit sur la rivière couvert de banderoles tricolores, aux cris de : « Vive la Charte ! » et aux acclamations de toutes les populations riveraines.

Cependant, on ne pouvait se persuader que la Cour tînt la partie pour perdue. Nous pensions que, renforcé par des troupes fraîches, on ferait une nouvelle tentative sur Paris, probablement la nuit suivante.

Je me décidai à sortir sur les trois heures. M. de Salvandy me donna le bras, il ne doutait pas d’une attaque pour la nuit. J’étais logée dans un des endroits les plus exposés si on rentrait par où on était sorti ; je ne voulais pas effrayer chez moi en chargeant mes gens de cette commission, et j’allai moi-même chez Mme de Jumilhac, dans la rue Neuve-des-Mathurins, prévenir son portier de m’ouvrir si je venais frapper la nuit.

Au retour, je visitai le boulevard, encombré d’arbres abattus, et de tout ce qu’on avait pu se procurer dans le voisinage, pour construire des barricades. Celles-là étaient fort incommodes à franchir. Il fallait escalader les unes, ramper sous les autres.

Mais partout les gens qui les gardaient offraient une assistance également obligeante et gaie, appelant le plus propre d’entre eux pour ne pas salir les vêtemens des dames. Pas un propos grossier. Jamais la politesse et l’urbanité n’ont mieux régné dans Paris. Un instinct secret semblait avertir que le moindre choc pouvait amener une explosion. Au reste, la pensée d’une opposition aux événemens qui se passaient ne venait à personne.

Je parvins à la rue de Rivoli. Il y avait à peine trois heures qu’on s’y battait avec fureur. Les grilles du jardin des Tuileries étaient fermées et gardées par des sentinelles, portant le costume que j’ai décrit. Je vis dans la rue une barricade s’élevant très haut et composée des chaises du jardin.

Au moment où je passai, une assez grande quantité de dames avaient en partie dérangé cette barricade. Elles s’étaient emparées de quelques chaises ; et là, bien mises, bien parées, avec des chapeaux élégans à plumes ou à fleurs, elles étaient tranquillement assises à l’ombre de leurs ombrelles et de la barricade, comme elles l’auraient été sous les arbres des Tuileries. Ce spectacle curieux s’est continué jusqu’au dimanche où le jardin a été remis en possession de ses sièges.

J’entrai chez l’ambassadeur de Russie, je ne l’avais pas vu depuis l’avant-veille. Je le trouvai fort troublé ; il avait eu sous les yeux la débandade des troupes et me la raconta en détail. Il était aussi surpris qu’indigné de n’avoir reçu aucune communication de M. de Polignac dans de telles conjonctures. Il Tétait beaucoup aussi des joies de lord Stuart, l’ambassadeur d’Angleterre, elles étaient poussées jusqu’à l’indécence.

Pozzo[2]croyait, lui aussi, à la probabilité d’une attaque sur Paris, et s’inquiétait fort de la position de son hôtel. Il n’y avait aucun parti pris dans son esprit ; il était alarmé, troublé, effrayé, et se disait malade pour expliquer sa contenance.

Je rentrai chez moi. J’envoyai acheter quelques jambons, un sac de riz et un sac de farine. Je m’attendais que ces objets auraient augmenté de prix : ils n’avaient pas varié, tant la sécurité était grande.


Vers la fin du jour, j’entendis une voix bien connue demander si j’y étais. Je me précipitai sur l’escalier au-devant de M. de Glandevès, gouverneur des Tuileries. J’en étais fort inquiète, et j’éprouvai une grande joie à le voir. Nous nous embrassâmes avec de vrais transports. Il me raconta qu’il avait encore trouvé son appartement libre.

La présence d’esprit de son cuisinier, qui avait adopté bien vite le costume de rigueur et, un fusil sur l’épaule, s’était mis en sentinelle devant sa porte et en avait refusé l’entrée avec ces seuls mots : « J’ai ma consigne, on ne passe pas, » lui avait laissé le temps d’ôter son uniforme, de prendre son argent et ses papiers.

Deux fourriers du palais, en chemise à manches retroussées, en pantalon et le fusil sur l’épaule, l’avaient escorté jusque dans la rue Saint-Honoré, d’où il avait gagné la maison de sa sœur dans la rue Royale. Il comptait s’y tenir caché ; mais, voyant tout si tranquille, il avait essayé de venir chez moi. Il y était arrivé à travers les barricades et les politesses de leurs gardiens.

Il me raconta toutes les folies de ce malheureux Polignac pendant ces journées, sa confiance béate et niaise, et en même temps sa disposition à la cruauté et à l’arbitraire ; son mécontentement contre le maréchal (Marmont) de ce qu’il se refusait à faire retenir, comme otages, les députés, venus en députation chez lui, le mercredi matin[3]. Il s’en était expliqué avec une extrême amertume à M. de Glandevès, en disant qu’une telle conduite, si elle n’était pas celle d’un traître, était au moins d’une inconcevable faiblesse.

M. de Glandevès ayant répondu qu’il comprenait très bien le scrupule du maréchal, M. de Polignac reprit : « Cela n’est pas étonnant quand on vient de serrer la main à M. Casimir Perier.

— Oui, monsieur, je lui ai serré la main, je m’en fais honneur, et je serai le premier à le dire au Roi.

— Le premier, non, répliqua M. de Polignac en s’éloignant, pour aller raconter à un autre comment le refus du duc de Raguse était d’autant moins justifiable que, l’ordre d’arrêter ces messieurs étant donné d’avance, on devait reconnaître le doigt de Dieu dans leur présence aux Tuileries. Il les y avait amenés tout exprès pour subir leur sort ; mais il y avait de certains hommes qui ne voulaient pas reconnaître les voies de la Providence !


M. de Glandevès me raconta aussi le désespoir de ce pauvre maréchal, et la façon dont il était entouré et dominé par les ministres qui ne lui laissaient aucune initiative, tout en n’ayant rien préparé. A chaque instant, il lui arrivait des officiers :

— Monsieur le maréchal, la troupe manque de pain.

— Monsieur le maréchal, il n’y a pas de marmite pour faire la soupe.

— Monsieur le maréchal, les munitions vont manquer.

— Monsieur le maréchal, les soldats périssent de soif, etc.

Pour remédier à ce dernier grief, le maréchal supplia qu’on donnât du vin des caves du Roi pour soutenir la troupe, sans pouvoir l’obtenir. Ce fut Glandevès qui fit apporter deux pièces de son vin pour désaltérer, et alimenter un peu les soldats qui se trouvaient dans la cour du palais.

Notez bien que ces pauvres soldats ne pouvaient rien se procurer par eux-mêmes, car pas une boutique n’aurait été ouverte pour eux.

Voici comment M. de Glandevès me raconta l’événement du matin. Après une tournée faite avec le maréchal aux postes environnant les Tuileries, pendant qu’ils attendaient bien anxieusement les réponses aux messages portés à Saint-Cloud par MM. de Sémonville et d’Argout[4], ils rentrèrent à l’État-major.

Le maréchal lui dit :

— Glandevès, faites-moi donner à manger, je n’ai rien pris depuis hier, je n’en puis plus.

— Venez chez moi, tout y est prêt, ce sera plus vite fait.

Les ministres y avaient déjeuné avant leur départ pour Saint-Cloud.

Le maréchal était monté chez lui. A peine assis à table, ils avaient entendu quelques coups de fusil du côté du Louvre, puis davantage. M. de Glandevès s’était écrié :

— Maréchal, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Oh ! de ce côté-là, cela ne peut pas inquiéter… Ah ! mon Dieu ! cette réponse n’arrivera donc pas !

Cependant, au bout d’une minute, le maréchal avait repris : « Cela augmente, il faut aller y voir. » Ils étaient redescendus à l’Etat-major, le maréchal avait saisi son chapeau et courut rejoindre ses chevaux placés devant les écuries du Roi. Pendant ce court trajet, M. de Glandevès lui avait dit :

— Maréchal, si vous vous en allez, vous me ferez donner un cheval de dragon, je ne veux pas rester ici tout seul.

— Êtes-vous fou ? Il faut bien attendre ici la réponse de Saint-Cloud.

En disant ces paroles, le maréchal montait à cheval. A peine en selle, il avait aperçu la colonne des Suisses fuyant à toutes jambes à travers le Carrousel ; il n’avait exprimé son sentiment que par un jurement énergique, et était parti au galop pour tâcher vainement d’arrêter les Suisses.

Quelques secondes s’étaient écoulées et M. de Glandevès avait vu le maréchal avec une poignée de monde travaillant à faire fermer les grilles de la cour ; et toutes les troupes, y compris l’artillerie, filant au grand galop à travers le palais.

Sous le pavillon de l’Horloge, le peuple poursuivant les soldats avait débouché par la rue du Louvre ; il occupait déjà les appartemens du Roi où il était entré par la galerie des tableaux.

Le pauvre Glandevès, se trouvant seul de sa bande en grand uniforme, au milieu du Carrousel, courut de toutes ses forces pour regagner le petit escalier de l’Etat-major. On tira sur lui, mais sans l’atteindre. C’était dans le moment où il entrait dans le passage souterrain qui conduit de l’Etat-major au -palais, que mon valet de chambre l’avait aperçu et lui avait parlé. On comprend du reste qu’il eût l’air fort troublé.

Il m’apprit aussi qu’Alexandre de Laborde[5]faisait partie d’un gouvernement provisoire réuni à l’Hôtel de Ville, et me demanda si j’étais en mesure d’obtenir de lui une permission de passer les barricades pour se rendre à Saint-Cloud.

Je me mis tout de suite à écrire un billet à M. de Laborde que j’envoyai chez lui.

Quelques personnes vinrent me voir dans la soirée, et eurent grande joie à trouver chez moi M. de Glandevès dont on était inquiet. L’ambassadeur de Russie me fit dire qu’il était encore trop souffrant pour sortir.

M. Pasquier nous apprit le retour de M. de Sémonville et la présence de M. d’Argout à l’Hôtel de Ville où il avait annoncé la prochaine arrivée du duc de Mortemart, nommé président du Conseil et chargé de former un ministère où entraient le général Gérard et M. Casimir Perier.

M. de Vitrolles, revenu avec MM. de Sémonville et d’Argout, avait fort conseillé cette décision ; on pouvait donc espérer qu’elle était sincèrement adoptée à Saint-Cloud. M. de Glandevès, plus avant dans cet intérieur qu’aucun de nous, témoignait du doute sur cette sincérité.

Je me rappelle ses propres paroles : « C’est une médecine qu’on ne prendra qu’en attendant que la peur soit passée. » C’était beaucoup de gagner du temps en pareille situation, et nous nous en réjouissions fort.

Glandevès nous raconta encore que, la veille au soir, le mercredi, le Roi avait fait sa partie de whist avec les fenêtres ouvertes. Le bruit du canon et des feux de file se faisait entendre distinctement. A chaque explosion, le Roi donnait une légère chiquenaude sur le tapis de la table, comme lorsqu’on veut faire enlever la poussière.

Il n’y avait point d’autre signe de participation donnée à ce qui se passait. La partie allait son train comme de coutume, et aucun courtisan n’osait faire la moindre réflexion. Charles X avait à l’ordre, évité d’adresser la parole aux personnes arrivant de Paris ; et l’étiquette était tellement établie que, malgré qu’on eût formé, avant l’ordre, une espèce de complot pour lui faire dire la vérité par M. de La Bourdonnaye et le général Vincent, témoins oculaires des événemens, ni l’un ni l’autre, ni aucun de ceux qui devait les assister n’avait osé prendre l’initiative.

La partie et la soirée terminées comme à l’ordinaire, le général Vincent était revenu aux Tuileries, indigné du spectacle auquel il venait d’assister, bien ennuyé de son métier d’écuyer, et étouffant du besoin de conter ce qu’il avait vu à Glandevès, qui lui-même ne pouvait s’en taire. Dans de pareils momens, on pèse peu ses mots et la vérité échappe même aux courtisans.

Le fait est que le Roi, livré à des idées mystiques et encouragé par la correspondance de M. de Polignac, était persuadé que tout allait le mieux du monde, et ne voulait pas se laisser détourner de la route qu’il croyait très pieusement lui être tracée par la Sainte-Vierge.

Le comte de Broglie[6], gouverneur de l’école de Saint-Cyr, arriva dans l’après-midi du mercredi à Saint-Cloud, fort effrayé de ce qu’il avait appris et de ce qu’il avait vu en traversant Versailles. Le Roi l’écouta patiemment et prit la peine de le rassurer longuement. Le voyant enfin se retirer toujours aussi inquiet, il l’arrêta par le bras, et lui dit : « Comte de Broglie, vous êtes homme de foi, vous. Ayez donc confiance, Jules a vu la Sainte-Vierge encore cette nuit ; elle lui a ordonné de persévérer et promis que ceci se terminerait bien. » Tout dévot qu’était le comte de Broglie, il pensa tomber à la renverse à une pareille confidence.


Je reviens à la soirée du jeudi.

Vers minuit, je me retrouvai seule, plus inquiète et plus effrayée que jamais. Je recommandai à tout mon monde de se tenir prêt à vider les lieux au premier appel, et je me jetai tout habillée sur mon lit.

J’avais souvent entendu dire au maréchal, — nous ignorions qu’il ne commandait plus, — que le meilleur moment pour attaquer était un peu avant le point du jour ; et j’attendais le lever du soleil comme le signal de notre salut.

Jamais nuit aussi courte ne me sembla aussi longue. Vers les trois heures du matin, un bruit de mousqueterie se fit entendre. J’ai su le lendemain que deux fortes patrouilles s’étaient rencontrées, sans se reconnaître, à la barrière de Clichy. Je crus que c’était là le commencement de l’attaque. Je me jetai à bas de mon lit, je sonnai, j’assemblai mes gens.

C’est le moment où j’ai ressenti l’effroi le plus profond pendant toutes ces aventureuses journées. Cependant le feu avait cessé. Nous écoutâmes avec une grande anxiété. Le silence le plus complet régnait dans la ville.

De temps en temps, un coup de fusil isolé faisait résonner les échos ; mais ils venaient de tous les points, et n’indiquaient pas une attaque. Enfin, le soleil se leva brillant et radieux ; je respirai et j’allai courtiser Je sommeil, mais bien vainement. Je me suis très bien portée à cette époque ; mais j’ai été douze fois vingt-quatre heures sans fermer les yeux une minute, tant l’excitation du moment était grande. Nous étions tous sous une influence électrique.

Le vendredi 30 juillet, si fertile en grands événemens à l’Hôtel de Ville, au Luxembourg, au Palais-Bourbon, à Saint-Cloud, à Neuilly, me laisse moins de souvenirs à relater que les autres jours. Cela est naturel. Le théâtre n’était plus dans la rue, découvert à tous les yeux, et les acteurs se trouvaient trop occupés de leurs rôles pour avoir le temps d’en rendre compte.

Je reçus le matin la réponse de M. de Laborde à mon billet de la veille. Il me mandait l’avoir reçu à minuit, au retour de l’Hôtel de Ville où le duc de Mortemart avait été attendu jusqu’à cette heure. Il y retournait à six dans la même intention ; mais il ajoutait : « Je crains que ce matin il ne soit trop tard pour le succès de sa mission. »

Il me promettait un laissez-passer pour M. de Glandevès, auquel, en effet, M. Casimir Perier en expédia un de très bonne heure.

Je dois noter que ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient chez moi revinrent à leur ouvrage, le plus tranquillement du monde. Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours précédons, et racontaient ce qui s’était passé autour d’eux avec la plus héroïque simplicité. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon voisinage.

Cependant, les défenseurs des barricades restaient à leurs postes, on les voyait passer le fusil sur l’épaule et un pain sous le bras. Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, plaçaient leur morceau de pain au bout de leur baïonnette ; mais tous étaient également pacifiques et polis.


J’allai chez l’ambassadeur de Russie, il avait fait bien du chemin depuis la veille. Outré de l’oubli où on laissait le corps diplomatique à Saint-Cloud, il proclamait hautement l’impossibilité de rentrer dans une capitale qu’on venait d’ensanglanter. La lâcheté était égale à l’incapacité, il fallait se tourner du côté des d’Orléans. Il n’y avait de salut que là, tout le monde devait se rattacher à eux, etc.

Il y avait plusieurs personnes dans le salon où se tenaient ces discours ; je crois même le baron de Werther[7], je ne voudrais pourtant pas l’affirmer.

Je ne me rappelle pas au juste l’heure, mais la matinée devait être assez avancée, lorsqu’on rentrant chez moi, je trouvai Arago qui m’attendait. Depuis sa visite du matin, il avait appris qu’on travaillait vivement pour la république. Il venait, disait-il, de soutenir thèse contre cet insensé projet.

Les chances du ministère Mortemart devenaient impossibles ; mais il fallait se hâter de prendre un parti si on ne voulait pas tomber dans les désordres d’une anarchie complète. Il avait rendez-vous le soir avec des meneurs, il tâcherait de les raisonner. Il répondait encore des élèves de l’Ecole polytechnique pour quelques heures, mais seulement pour quelques heures !

Je ne pouvais rien faire de ces tristes révélations, hors m’en tourmenter.

Toutefois, quoique Arago ne dît que la vérité, ces dispositions fâcheuses, je dois le répéter, étaient étrangères à la masse de la population soulevée et agissante.

En voici encore une preuve entre mille. Je désirais beaucoup faire parvenir une lettre à ma famille alors à Pontchartrain. J’imaginai de l’adresser à mon père et de charger le porteur de la montrer en disant que c’était pour convoquer un pair de France.

Il se présenta à la barrière, que personne ne franchissait, à cinq heures du matin le vendredi ; et, non seulement, elle lui fut aussitôt ouverte, mais on lui donna une espèce de passeport pour traverser les endroits se trouvant déjà « libérés, » c’est ainsi que cela s’appelait, en spécifiant sa mission. Je suis bien fâchée de n’avoir pas gardé ce papier. À cette époque, il ne me parut qu’un chiffon bien sale ; et il l’était en effet.

Je reçus vers cette heure un billet de M. de Chateaubriand. Il me mandait avoir été en route pour venir chez moi lorsque son ovation populaire l’avait arrêté. Il n’avait pas encore inventé d’en faire un triomphe national, et était plutôt embarrassé de ces cris poussés par quelques polissons des rues.

On l’avait mené au Luxembourg. Il avait été outré d’y trouver plusieurs pairs rassemblés sans qu’on eût songé à l’appeler. Et, rentré chez lui, il avait écrit à Charles X pour lui demander à aller le trouver et à se mettre à sa disposition.

J’étais chez Mme de Rauzan lorsque nous entendîmes un grand bruit dans sa cour. Elle fut bientôt remplie par un flot de populace traînant une charrette comble de paille sur laquelle était mollement couchée une pièce de canon dont le peuple souverain venait faire un hommage civique à son héros Lafayette.

On renvoya toute cette foule à l’Etat-major de la garde nationale, rue du Mont-Blanc. Elle ne commit aucun excès ; mais elle était laide à voir, ses cris étaient effrayans, de hideuses femmes y étaient mêlées. Ce n’étaient déjà plus mes amis des barricades.


M. Pasquier passa chez moi. Je lui racontai les dispositions de Pozzo et les confidences d’Arago. Je n’en tirai pas grand’chose. Il me parut fort sérieux ; convint qu’on avait perdu beaucoup de temps, mais que cependant il y avait encore des ressources si on voulait profiter de l’étonnement où étaient les deux partis, l’un d’être battu, et l’autre d’être vainqueur, pour établir quelque chose de raisonnable qui ralliât les masses ; car elles ne demandaient que repos et sécurité. Il resta peu d’instans ; les communications n’étaient pas faciles, on ne circulait qu’à pied, et beaucoup de temps, si précieux ces jours-là, se trouvait matériellement employé par les courses indispensables.

Je fus fort surprise devoir entrer chez moi M. de Glandevès, parti le matin pour Saint-Cloud avec l’intention d’y rester. Il était blessé jusqu’au fond du cœur de la façon dont il y avait été accueilli. Peut-être la poignée de main donnée à Casimir Perier avait-elle été dénoncée. Toujours est-il que le Roi l’avait très mal reçu et, quoiqu’il fût une espèce de favori, avait affecté de ne lui pas parler.

Après avoir vainement attendu un moment opportun, il finit pas solliciter une audience. Le Roi se plaça dans une embrasure de fenêtre. Il voulut entreprendre de lui parler de la situation de Paris ; -mais le Roi s’obstina à lui répondre à assez haute voix pour que le baron de Damas, et deux ou trois autres affidés de la Congrégation, qui étaient dans la chambre, entendissent ses paroles. Alors M. de Glandevès lui dit :

— Je vois que le Roi ne veut pas m’écouter, je me bornerai donc à lui demander ses ordres sur ce que je dois devenir.

— Retournez à vos Tuileries.

— Le Roi oublie qu’elles sont envahies, le drapeau tricolore y flotte.

— Il est pourtant impossible de vous loger ici.

— En ce cas, sire, je partirai pour Paris.

— Vous ferez très bien.

— Le Roi n’a pas d’autre ordre à me donner ?

— Non, pas moi, mais voyez mon fils ; bonjour, Glandevès. M. de Glandevès se rendit chez M. le Dauphin.

— Monseigneur, le Roi m’envoie savoir si Monseigneur a quelque ordre à me donner pour Paris où je retourne.

— Moi, non, quel ordre aurais-je à vous donner ? vous n’êtes pas de mon armée.

Et là-dessus, il lui tourna le dos. Voilà comment a été congédié, le trente, un des plus fidèles serviteurs de la monarchie. Il en était navré.

Il avait entendu M. de Polignac répondant à Mme de Gontant, qui l’accablait de reproches : « Ayez donc de la foi, ayez donc de la foi, elle vous manque à tous. » Et tenir aussi ce propos, qu’il a répété plusieurs fois : « Si mon épée ne s’était pas brisée entre mes mains, j’établissais la Charte sur une base inébranlable. » Cette phrase ne s’expliquait pas mieux que sa conduite, il avait au reste l’air parfaitement serein.

En revanche, le pauvre duc de Raguse était désespéré de tout ce qui s’était passé à Paris, accablé de tout ce qu’il voyait à Saint-Cloud, quoique sa scène avec M. le Dauphin n’eût pas encore eu lieu.

Pozzo vint chez moi. M. de Glandevès lui raconta les détails de sa visite à Saint-Cloud, et il en revint à son antienne du matin et de la veille : Ces gens-là étaient perdus, finis, Neuilly présentait la seule ressource qui pouvait sauver le pays. Je lui parlai de l’état de M. de Mortemart : « C’est un brave et excellent homme, me dit-il ; mais, fût-il en pleine santé, il n’est pas de force dans ces conjonctures. D’ailleurs, personne ne le serait avec ces gens-là. »

Pozzo me quitta de bonne heure. Plusieurs personnes passèrent dans mon salon, j’ai oublié qui elles étaient. M. Pasquier arriva tard ; il avait vu M. de Mortemart dans son lit très souffrant d’un violent accès de fièvre. Rien de ce qui s’était passé à l’Hôtel de Ville, ni à la Chambre des députés, n’était favorable à sa mission.

Le petit nombre de pairs, réunis au Luxembourg, s’y seraient volontiers ralliés ; mais ils sentaient combien ils auraient peu d’influence dans ces circonstances. La république, dont personne ne voulait, devenait imminente si on ne prenait promptement un parti. Et sous un nom, ou sous un autre, ce parti ne pouvait venir que de Neuilly.

On savait vaguement que des démarches avaient été faites de ce côté. Enfin, à près de minuit, M. de Fréville[8]vint nous apprendre l’arrivée de M. le duc d’Orléans au Palais-Royal. Un gouvernement provisoire était décidé. Le prince en serait le chef, les ministres étaient désignés et le général Sébastiani nommé ministre des Affaires étrangères.

Je m’écriai combien c’était un choix fatal. Je connaissais l’aversion de Pozzo pour lui et l’intensité de ces haines corses. Il suffirait de ce nom pour le rendre aussi hostile à M. le duc d’Orléans qu’il lui était favorable jusqu’à présent. Son influence sur le corps diplomatique, dont il disposait en grande partie, préparait un obstacle énorme.

Tout le monde le reconnut, en signalant l’importance d’en avertir au Palais-Royal. On m’engagea à en prévenir ; mais il était minuit, et les nominations devaient, disait-on, être connues le lendemain matin !

Ici a commencé l’espèce de petit rôle politique que j’ai pu jouer dans ces grands événemens. Il n’était ni prévu, ni préparé ; et il n’a duré qu’un jour. Le parti carliste en a eu révélation et m’en a su plus mauvais gré qu’il n’était juste. J’y ai été entraînée, sans préméditation, par la force des choses. Mais peut-être ai-je, en effet, facilité, dans les premiers momens, l’établissement de la nouvelle royauté, pour laquelle l’ambassadeur de Russie s’est déclaré ouvertement. J’aurais gardé un silence éternel sur toute cette transaction si lui-même n’en avait parlé le premier.

Le samedi, 1er août, au point du jour, et après y avoir bien réfléchi toute la nuit, je me décidai à écrire à Mme de Montjoie. Je lui demandai si on savait assez au Palais-Royal la profonde aversion de Pozzo pour le général Sébastiani, et à quel point sa nomination aliénerait infailliblement l’ambassadeur qui était dans les meilleures dispositions.

J’ajoutai que, si je savais une heure où je ne gênerais pas, je serais bien tentée d’affronter les barricades et d’aller reprendre ma conversation du mardi. J’envoyai ce billet au Palais-Royal. On me rapporta pour réponse que tout le monde était à Neuilly, mais mon billet allait y être porté. Je crus que M. de Fréville s’était trompé en nous disant, la veille au soir, M. le duc d’Orléans arrivé au Palais-Royal. Il y était pourtant ; mais rien n’était encore décidé, et on gardait le secret sur sa présence.

Je reçus une lettre de ma mère ; elle m’était apportée par le régisseur de Pontchartrain, Moreau. Il avait laissé son cabriolet en dehors des barrières ; et se faisait fort de m’emmener, si je voulais y consentir.

Ma mère m’en sollicitait. Elle voyait déjà un de ses enfans assiégé et affamé par l’autre ; et se reportait au temps de la Henriade, avec toute la vivacité de son imagination. Ces malheurs semblaient d’autant moins présumables cependant que Moreau m’annonça l’abandon de Saint-Cloud.

Le Roi se retirait, la route de Versailles était couverte de troupes ayant l’air consterné et semant des déserteurs par groupes de tous les côtés. J’allai porter cette nouvelle à M. Pasquier. Je trouvai chez lui le duc de Broglie. Il savait déjà lare-traite sur Rambouillet ; l’un et l’autre m’engagèrent fort à rester à Paris, comme dans le lieu où il pouvait y avoir le plus de sécurité.

M. de Broglie y avait appelé sa femme et ses enfans. J’étais facile à persuader, car je prenais trop d’intérêt aux événemens pour souhaiter m’éloigner. Je retournai donc chez moi pour écrire à ma mère…

Tandis que j’écrivais, il m’arrivait visite sur visite. Tout le monde était au désespoir, car rien ne se décidait, rien ne se publiait.

Les mêmes gens, qui depuis ont dit, soutenu, imprimé que M. le duc d’Orléans était tellement nécessaire qu’il pouvait se faire prier longtemps et n’accepter qu’aux conditions les plus avantageuses, s’alarmaient, se désolaient alors de chaque heure de retard, et s’impatientaient hautement de ce qu’il ne se jetait pas tout à travers le mouvement. « Qu’il commence par s’emparer du pouvoir, disaient-ils, on s’expliquera plus tard. »

C’était l’opinion la plus générale, je conviens l’avoir partagée. L’anarchie nous arrivait de tous les côtés et me semblait le pire des maux.

Arago survint tout bouleversé. Ses efforts étaient dépassés. Il quittait une réunion de jeunes gens qui se disposaient à proclamer la République. Puis vint la duchesse de Rauzan apportant la même nouvelle. Moreau aussi l’avait recueillie dans la rue, et en faisait un nouvel argument pour m’emmener. Cependant, je résistai, et je l’expédiai avec ma réponse.

Dans ce moment, je reçus celle de Mme de Montjoie : « . Votre billet, me disait-elle, ne m’est parvenu qu’à dix heures ; il est déjà sous les yeux de M. le duc d’Orléans. Venez, venez, très chère, on vous attend ici avec la plus vive et la plus tendre impatience. »

Je voulus questionner le messager ; il était reparti. Le billet était daté de Neuilly, dix heures et demie. Comment y aller ? Toute circulation, en voiture, était impossible.

Arago et Mme de Rauzan me pressèrent également de m’y rendre, de peindre l’état des choses et de hâter un dénouement. Après quelques instans d’hésitation, je me décidai à me mettre en route à pied. Arago me donnait le bras.

Je dis à Mme de Rauzan, qui m’aidait à nouer mon chapeau, tant elle était pressée de m’expédier : « Soyez-moi témoin que je ne vais pas à Neuilly comme Orléaniste, mais comme bonne Française, voulant la tranquillité du pays. » Elle me souhaita tout succès et me répondit que ma mission était une œuvre de charité.

Arrivés à la place Beauvau, nous entendîmes lire la proclamation manuscrite du Lieutenant général du royaume ; celle qui disait : « La Charte sera désormais une vérité. » L’homme qui la publiait s’arrêtait, de cent pas eu cent pas, pour renouveler cette lecture.

Les groupes se formaient autour de lui. Voici les faits dont j’ai été témoin. On l’écoutait avec une grande anxiété ; elle ne produisait ni joie ni enthousiasme, mais un extrême soulagement. Chacun retournait très calmement à ses affaires, comme ayant reçu une solution satisfaisante à une question dont il était vivement inquiet, et respirant plus librement.

Cette impression m’a paru tout à fait générale : mais il ne faut pas l’oublier, je parle seulement de ce que j’ai vu. Il est possible que dans d’autres quartiers, elle ait été toute différente.

Il me faut encore m’arrêter en route pour raconter une circonstance dont j’ai été témoin. Je ne me la rappelle jamais sans émotion. Nous suivions péniblement la rue du Roule, ayant à gravir les barricades aussi bien que la montagne.

Nous fûmes atteints par un groupe, en tête duquel marchait un élève de l’Ecole polytechnique sortant à peine de l’enfance. Il tenait son épée à la main et, en l’agitant, répétait d’une voix grave et sonore : « Place aux braves ! »

Toutes les barricades s’abaissaient en un clin d’œil pour laisser passer une patrouille armée, au milieu de laquelle était porté un blessé sur une civière.

Ce cortège nous eut bientôt dépassés. Cependant, nous hâtâmes le pas pour profiter de la route qui s’ouvrait devant lui, et qui se refermait aussitôt. Près d’arriver à l’hôpital Beaujon, il s’arrêta, il y eut un moment d’hésitation et quelques paroles échangées.

La civière fut posée à terre, le jeune élève, qui par l’élévation du terrain, si rapide en cet endroit, se trouvait dominer toute la scène, allongea son bras et son épée ; et, de cette belle voix, si grave et si sonore, que j’avais déjà remarquée, dit avec l’expression la plus pénétrée : « Paix aux braves. »

Tout ce qui était dans la rue, y compris l’escorte populaire qui formait le cortège, s’agenouilla. Après un instant de recueillement, la civière fut relevée, et le convoi retourna sur ses pas. Il faut ajouter que l’uniforme et le bonnet, portés sur la civière, indiquaient clairement le blessé, qui venait d’expirer en se rendant à l’hôpital, comme étant un grenadier de la garde royale.

Je ne pense jamais à cette scène sans éprouver un véritable attendrissement.

Un de mes motifs pour aller à Neuilly était de ménager au duc de Raguse la protection spéciale des princesses, s’il se trouvait dans une position aventureuse, à la suite de ce qui s’était passé à Saint-Cloud. Nous convînmes, Arago et moi, que tous deux nous parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu’il avait eues avec le maréchal à l’Académie et aux Tuileries.

Nous arrivâmes enfin à Neuilly. Mme de Dolomieu[9]m’attendait dans la cour. Je n’en pouvais plus ; il faisait une chaleur assommante. Elle me mena chez Mme de Montjoie pour me reposer un instant.

Mais Mademoiselle[10]y arriva aussitôt ; elle m’emmena dans son cabinet, après avoir échangé quelques mots de politesse avec Arago. Elle était dans un état d’excitation visible, mais pourtant calme et avec l’air très résolu.

Elle me montra un billet de son frère, écrit au crayon ; il était à peu près en ces termes : « Il n’y a pas à hésiter, il ne faut pas aliéner Pozzo. Sébastiani ne sera pas nommé. Tâchez de le faire savoir. » Je me chargeai volontiers de cette commission.

On ignorait encore à Neuilly la proclamation que j’avais entendu lire en chemin. Je me rappelais assez exactement les termes et je les rapportai à Mademoiselle. Dès l’intitulé : Proclamation du Lieutenant général, elle m’arrêta :

— Du Lieu tenant général ? vous vous trompez, ma chère.

— Non, Mademoiselle, je l’ai entendu trois ou quatre fois et j’en suis sûre.

— Il comptait ne prendre que le titre de Commandant de Paris.

— Il aura été entraîné par le vœu général. Il faut qu’il puisse commander hors Paris, comme dans son enceinte, il n’y a qu’une pensée là-dessus.

Et à cette époque cela était parfaitement exact. Je citai à Mademoiselle toutes les personnes que j’avais vues la veille, et le jour même. Depuis Mme de Rauzan et sa coterie jusqu’aux défenseurs des barricades. Tous réclamaient l’intervention de M. le duc d’Orléans.

Mademoiselle l’admettait complètement nécessaire. Mais, selon elle, une seule démarche était indispensable, et le devoir y était clair. Il fallait se jeter à travers les combattans pour arrêter l’effusion du sang ; conjurer la guerre civile, faire poser les armes et rétablir partout l’ordre et la tranquillité.

Elle en était si persuadée que, lorsque la veille on était venu chercher son frère, en assurant les esprits disposés à lui laisser jouer le rôle de pacificateur, voyant que son absence y apportait un retard matériel, elle avait offert de se rendre à Paris, si elle pouvait y être de la moindre utilité au l’établissement de la sécurité publique.

Elle pensait, et c’était l’avis de son frère, qu’il n’y avait pas à hésiter sur cette première démarche ; mais qu’il fallait s’emparer du pouvoir au titre le plus modeste, de façon à n’effaroucher personne. Par là on se trouverait en mesure d’agir suivant les circonstances, et les partis pris à tête reposée valaient toujours mieux que ceux improvisés dans des momens d’une si vive agitation.

Nous causâmes de tout ce qui se passait à Paris et à Saint-Cloud. Elle savait le départ et la marche sur Rambouillet, quoique Trianon fût le lieu officiellement désigné. Elle savait aussi la scène faite par M. le Dauphin au duc de Raguse.

Je ne sais si ces nouvelles étaient venues directement à Neuilly, ou avaient passé par Paris.

Pendant que nous causions, Mme de Dolomieu vint me chercher de la part de Mme la duchesse d’Orléans.

— Allez vite chez ma sœur, me dit Mademoiselle, et tâchez de la remonter un peu, elle est dans un état terrible.

Je suivis Mme de Dolomieu jusque chez la princesse où j’entrai seule. Elle était dans sa chambre à coucher, en robe de chambre et en papillotes, assise dans un grand fauteuil, le des tourné au jour.

La princesse Louise, à genoux devant elle, la tête appuyée sur un bras du fauteuil, toutes deux étaient en larmes. Mme la duchesse d’Orléans me tendit la main et m’attirant à elle s’appuya sur moi et se mit à sangloter. La jeune princesse se leva et sortit, je pris sa place.

Sa mère continua à se tenir serrée contre moi en répétant à travers ses pleurs : « Oh ! quelle catastrophe ! quelle catastrophe !… et nous aurions pu être à Eu ! »

Je parvins à la calmer un peu. Je lui parlai du vœu si généralement exprimé ; du beau rôle que M. le duc d’Orléans avait à jouer ; de la manière dont il était désiré par tout le monde. Je le croyais, et de plus cela était vrai, je dois le redire encore. Du bon effet de la proclamation, je la lui répétai.

Elle ne s’arrêta pas au titre, mais elle fut frappée de l’expression : « La Charte sera désormais une vérité. » Elle l’approuva, elle me parla de son mari, de la pureté de ses intentions avec l’adoration qu’elle lui porte. Je me hasardai à lui dire :

— Eh bien ! madame, la France serait-elle donc si malheureuse de se trouver entre de pareilles mains, si notre Guillaume III s’appelait Philippe VII.

— Dieu garde ! Dieu garde ! ma chère ils l’appelleraient usurpateur. — Et elle recommença à sangloter.

— Sans doute, madame, on l’appellerait usurpateur et on aurait raison, mais si on l’appelait conspirateur on aurait tort. Il n’y a que cela de répréhensible dans l’usurpation, et les contemporains mêmes l’en disculperaient.

— Oh oui ! assurément, il n’a pas conspiré ! Qui le sait mieux que le Roi ? Avec quelle bonne foi, quelle conscience ne lui a-t-il pas toujours parlé ! Il n’y a pas encore un mois, à Rosny, ils ont eu ensemble une conversation de plus d’une heure et demie ; et, en la terminant, il a dit à mon mari : « Croyez bien que j’envisage ma position tout à fait comme vous, hors la Charte point de salut, j’en suis bien persuadé et je vous donne ma parole que rien ne me décidera à en sortir… » Et puis il fait ces ordonnances !

Une des premières paroles de Mme la duchesse d’Orléans avait été pour me demander si j’avais entendu parler de Mme la Dauphine. Elle y revint de nouveau lorsqu’elle se fut un peu calmée. La sachant en route pour revenir à Saint-Cloud, elle en était très inquiète.

Depuis le dimanche précédent, où M. le duc d’Orléans avait été faire sa cour au Roi, il n’y avait eu aucune communication officielle entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d’Etat par le Moniteur du lundi.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un billet anonyme portant que les ordres étaient donnés pour faire marcher un corps de troupes sur Neuilly, enlever M. le duc d’Orléans et l’emmener à Saint-Cloud, afin de l’y retenir comme une espèce d’otage. Sur cet avis, le prince était monté à cheval et avait passé toute la journée éloigné de Neuilly.

Mme la duchesse d’Orléans était tellement préoccupée de cette idée d’appel à Saint-Cloud, que lorsque, la veille, le jeune Gérard était venu de l’Hôtel de Ville pour solliciter M. le duc d’Orléans de se rendre à Paris, elle l’avait reçu l’avait pris pour M. de Champagny, l’aide de camp de M. le Dauphin, et lui avait répondu en conséquence. Ils avaient joué pendant deux minutes aux propos interrompus.

Elle me raconta comment, aussitôt que M. le duc d’Orléans avait su qu’on réclamait sa présence pour arrêter le désordre, il ne s’était pas permis d’hésiter. Il lui avait dit : « Amélie, tu sais si j’ai craint ce moment, je ne le prévoyais que trop ! Mais le voilà arrivé, la route du devoir est claire ; il faut la suivre et sauver le pays, car lui seul est dans le bon droit. »

Elle lui avait répondu : « Va, mon ami, je n’ai pas d’inquiétude, tu feras toujours ce qu’il y aura de mieux. »

Et puis la pauvre femme se remettait à pleurer de plus belle : « Ah ! ma chère amie, notre bonheur est fini ; j’ai été trop heureuse. »

Et joignant les mains : « Mon Dieu, j’espère n’en avoir pas été ingrate, j’en ai bien joui, mais je vous en ai bien remercié ! » Et puis encore et encore et toujours des larmes.

Je l’engageai à se laisser moins abattre. M. le duc d’Orléans, lui représentai-je, aurait besoin de toute sa fermeté ; rien ne serait plus propre à la lui faire perdre que ce désespoir de la personne qu’il chérissait le plus au monde.

Elle me répondit qu’elle le sentait bien, elle s’abandonnait ainsi devant moi, mais elle présenterait une autre contenance lorsqu’il le faudrait. La gloire et le bonheur de son mari avaient toujours été les premiers intérêts de sa vie et elle ne leur manquerait pas.

Je la pressai beaucoup de se rendre à Paris :

— Montez en voiture, Madame, avec tous vos enfans, vos voitures de gala, vos grandes livrées ; les barricades s’abaisseront devant elles. Le peuple Halte de cette confiance vous accueillera avec transport, vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations, il n’y a pas à hésiter.

— Si mon mari me le prescrit, j’irai certainement comme vous le dites. Mais, ma chère, cela me répugnera beaucoup ; cela aura l’air d’une espèce de triomphe… de nargue… vous entendez, pour les autres. J’aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal, où je veux aller rejoindre mon mari le plus tôt possible, sans que cela fasse aucun effet.

— Je comprends la délicatesse de Madame, mais je ne crois pas ce moment destiné aux nuances. Tout ce qui consacre la popularité des d’Orléans et prouve combien le pays les réclame me semble utile à son salut.

Mme la duchesse d’Orléans, avec sa bonté accoutumée, s’était fort préoccupée de ma fatigue et de l’extrême chaleur que j’avais eue en venant à Neuilly. Elle m’avait fait préparer une voiture pour retourner jusqu’à la barrière. On vint avertir qu’elle était prête.

La princesse voulait encore me retenir ; mais je lui fis comprendre combien il pouvait être essentiel que je visse Pozzo le plus tôt possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit à Neuilly, soit au Palais-Royal où elle espérait être, et je sortis.

Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m’attendait pour me ramener chez elle. Elle me demanda comment j’avais laissé sa belle-sœur ; je lui répondis : « Un peu plus calme, mais bien affectée. »

Il me fut évident que les deux princesses, malgré leur intimité habituelle, ne s’entendaient pas dans ce moment.

Je répétai à Mademoiselle ce que j’avais osé conseiller à Mme la duchesse d’Orléans sur son entrée dans Paris. Je ne lui trouvai pas, j’en dois convenir, les mêmes genres de répugnances. Mais c’était une démarche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l’initiative sans l’ordre de son frère.

Cela était vrai, mais, si la demande avait été faite, il ne fallait qu’une heure pour avoir la réponse ; pendant ce temps, on aurait préparé les voitures. Et l’arrivée de sa famille portée sur les bras du peuple, comme cela serait arrivé infailliblement, aurait fourni un excellent argument à M. le duc d’Orléans contre un petit noyau de factieux, auquel on donnait trop d’importance, parce que lui seul parlait et se montrait.

Le sort en décida autrement. Les princesses arrivèrent au Palais-Royal à minuit, à pied, ayant été en omnibus aussi loin que les barricades le permettaient, et sans être reconnues. Je ne puis m’empêcher de regretter encore qu’on n’ait pas, ce jour-là, préféré la marche indiquée par mon zèle.

Quoique, dans ma conversation avec Mademoiselle, nous n’eussions pas été au-delà du Lieutenant général et qu’avec sa belle-sœur j’eusse prononcé le mot de Philippe VII, je n’en partais pas moins persuadée que Mademoiselle désirait vivement voir la couronne de France sur le front de son frère, tandis que Mme la duchesse d’Orléans envisageait cet avenir avec répugnance et terreur.

C’est peut-être le moment de dire mes rapports avec les deux princesses d’Orléans, et comment je comprends leur caractère.

La tourmente révolutionnaire ayant jeté mes parens à Naples, j’étais souvent appelée auprès des filles de la Reine. Mon âge se trouvait plus rapproché de celui de Madame Amélie, c’était avec elle que je jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.

A son arrivée en France, vingt ans après, Mme la duchesse d’Orléans n’avait pas oublié cette camaraderie d’enfance. Elle donnait un caractère particulier aux relations qui s’établirent entre nous. J’eus occasion de les cultiver pendant le temps où, mon père étant ambassadeur en Angleterre, la famille d’Orléans vivait dans une sorte d’exil aux environs de Londres.

Ceci explique comment, sans être commensale du Palais-Royal, j’y étais souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des contrariétés de la famille, que les personnes dont les habitudes pouvaient sembler plus intimes.

Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j’éprouve pour Mme la duchesse d’Orléans. Adorée par son mari, par ses enfans, par tout ce qui l’entoure, le degré d’affection, de vénération qu’elle inspire est en proportion des occasions qu’on a de l’approcher.

La tendre délicatesse de son cœur n’altère ni l’élévation de ses sentimens, ni la force de son caractère. Elle sait merveilleusement allier la mère de famille à la princesse. Et quoiqu’elle traite tout le monde avec les apparences d’une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c’est avec des nuances si habilement marquées que chacun peut reconnaître sa place sur un plan différent.

A l’époque dont je parle, Mme la duchesse d’Orléans, quoique extrêmement considérée dans le conseil de famille, où régnait l’accord le plus parfait, s’était persuadé à elle-même n’entendre rien aux affaires, et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses idées et la force de son esprit, était beaucoup mieux appelée à s’en occuper.

Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-sœur, dans tout ce qui semblait affaire, ou parti politique à prendre. Peut-être aussi cette attitude tenait-elle à cette délicatesse de cœur qui, même à son insu, dirige toutes ses actions.

La Cour, surtout sous Louis XVIII, car Charles X traitait mieux les d’Orléans, cherchait à établir une grande distinction entre Mme la duchesse d’Orléans, son mari et sa sœur. On lui aurait volontiers fait une place à part si elle avait voulu l’accepter[11].

Or, comme toutes les contrariétés et les manifestations, qui se trouvaient sur le chemin des heureux habitans du Palais-Royal, tenaient à cette inimitié de la branche régnante, Mme la duchesse d’Orléans se croyait doublement obligée de faire cause commune, et d’adopter, sans réflexion, les décisions de Mademoiselle.

De là, venait l’habitude de se laisser conduire par elle, et de ne jamais chercher à combattre l’influence qu’elle pouvait avoir sur son frère, objet de leur commune adoration. Je ne crois pas ce scrupule de Mme la duchesse d’Orléans demeuré à la Reine des Français.

Il n’y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais elles n’ont pas toujours été unanimes sur des questions importantes. La Reine parfois a exprimé, défendu et soutenu ses opinions avec chaleur, en cherchant à user de son crédit sur l’esprit du Roi.

Jamais sentiment n’a été plus passionné que celui de Mme la duchesse d’Orléans pour son mari. La ferme persuasion où elle est que tout ce qu’il décide est toujours :


Wisest, discreetest, best,


a été pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse où les circonstances l’ont poussée.

Elle y est entrée avec une extrême répugnance. Elle a prié, bien sincèrement, que ce calice s’éloignât d’elle. Mais une fois ce parti pris, elle l’a accepté complètement.

On a spéculé sur ses regrets, les partis se sont trompés. Et six semaines après la matinée dont je viens de parler, elle me disait : « Maintenant que cette couronne d’épines est sur notre front, nous ne devons plus la quitter qu’avec la vie ; et nous nous y ferons tuer s’il le faut. »

Cette énergie calme ne l’empêche pas de s’identifier, avec toute la vivacité la plus délicate, la plus exquise, aux chagrins des autres, de les apprécier et d’y compatir. L’indulgence est le fond où elle, puise constamment le fard dont elle embellit les vertus les plus solides qu’une femme et une reine puisse posséder.

On croira peut-être que je trace un panégyrique, ce serait à mon insu. Je la représente telle que je la vois.

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 à 1817. J’ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s’appeler de l’attrait. Cependant ses qualités sont à elle, ses inconvéniens sont nés des circonstances où elle a été placée.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse rencontrer. Voilà ce qui lui a fait tant d’ennemis.

Les premiers épanchemens de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l’amertume. Voilà ce qui lui en a mérité.

Son père[12]était charmant pour elle. Elevée par Mme de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle avait vu ce malheureux prince s’avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue, sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors ; et elle n’a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse.

On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de Mme la princesse de Conti[13]a été employé à obtenir d’elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s’était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les émigrés formant la société de Mme la princesse de Conti refusaient de se trouver avec elle ; et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession.

Sa tante, qui avait beaucoup d’esprit, lui témoignait de l’affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n’avait pas le courage de la soutenir contre l’esprit de parti.

Plus tard elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne toute pleine d’illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva Mme la duchesse d’Orléans[14]placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable.

Elle dut écrire à ses frères que sa position n’y était pas convenable. On voit combien tous les sentimens de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles, ont été froissés.

Avec ces données on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu’elle s’est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s’inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n’est pourtant pas expansive parce qu’elle a été repoussée par tout ce qui aurait dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.

Aussi ce cœur s’est-il donné avec la passion la plus vive et la plus exclusive à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l’intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front.

La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l’avouent à eux-mêmes. Et sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l’excès.

Jamais ils n’ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec Madame la Dauphine, qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.

Mademoiselle a conservé beaucoup d’amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme « classes. » Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, pris individuellement. Mais là encore les formes sont contre elle et prennent l’apparence d’une sorte de vengeance.

Cette disposition l’a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu’ils s’arrêteraient au même point qu’elle, et a désiré voir le pouvoir entre leurs mains.

Elle a travaillé à le leur faire remettre. Les Laffitte, les Barrot, les Dupont n’ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencemens. Et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris, en elle, de ne point abandonner les gens que les circonstances semblaient accuser, et de leur toujours supposer de bonnes intentions, les lui a fait soutenir à un point, qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l’esprit du Roi.

Elle l’a senti, elle en a souffert ; mais elle n’a pas changé. C’est ainsi qu’elle est faite.

On l’accuse d’être peu généreuse, il y a du vrai et du faux. Jusqu’à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien, et vivait aux dépens de son frère : la parcimonie était alors une vertu.

Depuis qu’elle jouit d’un revenu considérable, elle dépense honorablement, elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités ; mais elle n’a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse.

Mais aussi au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu’il fut d’abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d’y être portée pour un million, elle se récria comme s’il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par delà, à tous ses vœux.

Mademoiselle porte à ses neveux une affection que j’avais crue complètement maternelle jusqu’à la mort du petit duc de Penthièvre[15]. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.

Mme la duchesse d’Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment ; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.

C’est la seule nuance que j’aie observée dans la tendresse des deux sœurs pour les enfans. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l’affection de Mademoiselle, quoiqu’elle s’associe tout à fait à l’excellente éducation qu’on leur donne.

Personne au monde, je crois, n’a plus complètement l’esprit d’affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s’y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n’admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même.

On comprend combien ces formes ont dû paraître, désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s’expliquer, et ne s’engager, qu’à peu près.

Cette disposition de l’esprit de Mademoiselle serait une qualité inappréciable si elle était à la tête des affaires ; mais c’est un véritable inconvénient, située comme elle l’est. Son rôle aurait dû être tout de nuance, et elle ne sait employer que les couleurs tranchantes.

Cela lui a fait personnellement beaucoup d’ennemis. Il en est rejailli quelque chose sur son frère dont on la croyait l’interprète. Elle s’en est aperçue, et le désir de ne point nuire à ce frère, tant aimé, a gêné ses discours et ses actions.

Si bien qu’une personne, dont la franchise va jusqu’à la rudesse, a acquis la réputation d’une extrême fausseté ; et qu’en poussant l’indulgence au-delà des bornes ordinaires, elle passe pour haineuse.

Pendant le jugement des ministres de Charles X, je me rappelle qu’un soir où l’on était fort inquiet, le maréchal Gérard établissait le danger qu’il y aurait pour le Roi de chercher à sauver M. de Polignac. Mademoiselle lui répondit d’un ton que je n’oublierai jamais : « Eh bien, maréchal, s’il le faut, nous y périrons. » Sa figure ordinairement commune était belle en ce moment.

Je lui dois la justice qu’elle sait écouter la vérité, même lorsqu’elle lui déplaît, non seulement avec patience, mais avec l’apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas épargnée dans maintes circonstances ; et, quoique nous n’ayons peut-être pas ce qu’on appelle du goût l’une pour l’autre, elle ne m’en a que mieux traitée.

Je reviens au 1er août. Mademoiselle me chargea de ramener Mme de Valence[16]et ses petites filles. Nous montâmes toutes quatre avec M. Arago dans la voiture qui m’attendait. Je m’étais assuré la protection spéciale des princesses pour le duc de Raguse, dans le cas où il se trouverait en avoir besoin ; et Arago avait raconté sa visite à l’État-major dans tous ses détails à Mme de Montjoie, chez laquelle il était resté pendant mes visites aux deux belles-sœurs.

Arrivés à la barrière, je me séparai de mes compagnes et je me rendis directement chez Pozzo.

Il avait du monde dans son grand salon, je le fis demander. Il vint au-devant de moi dans la pièce qui précède. Je lui dis : « J’arrive de Neuilly, et je suis chargée de vous remercier de votre bon vouloir dont on est fort reconnaissant. »

Je trouvai un homme tout changé de la veille, empêtré, froid, guindé. Il me répondit : « Certainement ils ont bien raison, vous savez combien je leur suis attaché, mais la situation est bien délicate… le Roi est à Rambouillet… Il s’y établit… Mes collègues pensent convenable d’aller rejoindre le souverain auprès duquel nous sommes accrédités… Cela est au moins fort spécieux, nous n’avons pas été appelés… Cependant, je ne sais que faire… Je ne sais que leur conseiller. »

Je ne me laissai pas trop effaroucher par ce changement car je l’avais prévu ; mais je m’attendais, j’en conviens, à plus de façons dans le retour. Je répondis :

— Vous ferez, j’en suis bien sûre, ce qu’il y aura de plus utile. A propos, je voulais vous dire aussi que Sébastiani ne sera pas ministre. J’en ai la certitude.

Il me regarda un instant fixement : « A eux à la vie et à la mort ! » s’écria-t-il. Et, me prenant les deux mains, il m’entraîna dans le petit salon à gauche :

— Asseyons-nous. Ils veulent régner, n’est-ce pas ?

— Ils disent que non.

— Ils ont tort. Il n’y a que cela de raisonnable, il n’y a que cela de possible. Ils le veulent au fond, et, s’ils ne le veulent pas aujourd’hui, ils le voudront demain, parce que c’est une nécessité. Il nous faut donc agir dans ce sens.

J’avoue que, tout en m’attendant à un retour, cette prompte péripétie m’avait suffoquée. Aussi en ai-je été tellement frappée que je suis sûre de n’avoir ni ôté ni ajouté une syllabe à ces premières paroles.

Il entra ensuite dans quelques détails sur la manière dont il s’y prendrait pour faire avorter la sotte pensée, venue à quelques uns de ses collègues, de se rendre à Rambouillet. La question ne lui semblait plus ni délicate ni embarrassante ; il était revenu à tous ses argumens de la veille contre la branche aînée et en faveur de celle d’Orléans. Il était impossible d’être plus clair et plus logique.

Après beaucoup de considérations générales, il me donna des instructions de détail sur la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du corps diplomatique.

Je lui demandai s’il me permettait de dire que ces conseils venaient de lui. Non seulement il me le permettait, mais il m’en priait, aussi bien que d’y ajouter les expressions de son plus entier dévouement. Il me répéta encore plusieurs fois : « Ils doivent régner et en proclamer hautement la volonté. »

Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Il attendait ses collègues pour décider du parti à prendre. Fallait-il rester à Paris ou se rendre à Rambouillet ? Sans doute ils durent trouver une grande différence entre cette conférence et les conversations du matin.

Si l’incurie qui a accompagné toutes les démarches de la Cour n’avait pas fait négliger de prévenir le corps diplomatique en quittant Saint-Cloud, il est bien probable, d’après les dispositions où j’avais trouvé Pozzo, que l’avis de ceux qui voulaient rejoindre le Roi aurait prévalu ; et que le départ aurait été décidé avant mon retour de Neuilly.

Mais depuis le lundi où M. de Polignac avait déclaré, dans une si pleine confiance, la France préparée à subir toutes les volontés du Roi, il n’avait pris la peine de communiquer, sur quoi que ce soit, avec aucun des ambassadeurs ; pas même avec ses plus affidés, comme MM. d’Apponyi et de Sales[17], qui approuvaient pleinement les ordonnances.

Au reste, l’espèce de honte où ils étaient d’être tombés dans cette erreur leur fit renoncer plus facilement au projet du départ. Ils l’avaient formé avec le nonce. Castelcicala hésitait. Sir Charles Stuart s’y opposait. Pozzo, en entraînant M. de Werther, trancha la question de ce côté.

Mais l’argument le plus concluant à faire valoir, dans leurs idées diplomatiques, porta sur ce qu’ils n’avaient pas été appelés par Charles X. L’habileté consiste à parler à chacun le langage qu’il convient.

Aussitôt mon arrivée chez moi, j’écrivis le résultat de ma conversation avec l’ambassadeur de Russie et je l’expédiai tout de suite à Neuilly.

Pendant mon absence, il était venu plusieurs personnes chez moi, entre autres Mme Récamier. Elle m’avait attendue longtemps et avait fini par laisser sur ma table un petit billet où elle me témoignait un grand regret de ne m’avoir pas trouvée et un vif désir de causer avec moi d’une personne qu’elle voyait, à regret, bien irritée.

Je compris facilement qu’il s’agissait de M. de Chateaubriand. Précisément il en avait été question le matin dans ma conversation avec Mademoiselle, et nous étions convenues qu’il serait bien désirable de le rallier aux intérêts du pays. Je le connaissais trop pour le croire un auxiliaire fort utile, mais je le savais un adversaire formidable.

M. de Chateaubriand est un homme qu’on n’acquiert qu’en se mettant complètement sous sa tutelle, et encore s’ennuierait-il bientôt de conduire dans une route facile. Il appellerait cela suivre une ornière, et voudrait se créer des obstacles, pour avoir l’amusement de les franchir.

J’étais par trop fatiguée pour songer à aller chez Mme Récamier où je ne pouvais arriver qu’à pied. Je remis au lendemain à m’occuper de son billet ; d’ailleurs, il était plus de six heures, la matinée était achevée.

Je vis assez de monde dans la soirée. On me fit beaucoup de récits contradictoires sur ce qui s’était passé à l’Hôtel de Ville et à la Chambre, j’en conserve un faible souvenir. Je me rappelle qu’Alexandre de Laborde nous arriva dans des transports de joie qui nous révoltèrent et nous impatientèrent.

L’impression des gens avec lesquels je vivais était grave et triste, nous voyions dans ce qui se passait un résultat des fautes commises. Mais ce résultat nous apparaissait comme une fatalité sur laquelle on devait gémir ; tout en s’évertuant pour éviter qu’elle ne devînt une calamité plus grande en jetant le pays dans l’anarchie.

Personne n’était plus attristé ni plus effrayé que M. Pasquier, je lui dois cette justice. J’avouerai avec la même franchise que ses craintes me semblaient un peu exagérées. Appuyée sur ma Glorious révolution de 1688, le chemin me paraissait devoir être plus facile qu’il ne s’est trouvé.

Le dimanche 2 août, Mme de Montjoie entra dans ma chambre à sept heures du matin. Elle me dit que Mademoiselle voulait causer avec Pozzo. S’il consentait à venir au Palais-Royal, il pourrait y entrer par une porte très éloignée du palais. Si cependant il y avait objection, Mademoiselle offrait de venir le rencontrer chez moi.

Si le premier arrangement lui convenait, il sortirait avec moi, ayant l’air de me donner le bras pour nous promener aux Tuileries. Nous gagnerions la rue Saint-Honoré. Mme de Montjoie nous attendrait dans une boutique voisine de la porte où nous devions entrer et nous conduirait par les détours de l’intérieur. Quelle que fût la décision de Pozzo, je promis d’être de ma personne fidèle au rendez-vous.

J’écrivis à l’ambassadeur de venir tout de suite chez moi. Je lui racontai la visite de Mme de Montjoie. Il serait enchanté, me répondit-il, de voir Mademoiselle et de causer avec elle ; il y tenait même beaucoup, mais il ajouta :

« Il est impossible, dans l’état où l’on se trouve au Palais-Royal, avec le désordre, le mouvement qui y règne, que je ne sois pas rencontré et reconnu par quelqu’un. Le mystère même apporté à cette conférence y donnerait plus d’importance et disposerait à la publier. Je craindrais surtout ces indiscrétions dans la pensée qu’elles pourraient neutraliser mes efforts et me rendre moins utile. Je ne puis avoir d’influence sur le corps diplomatique qu’autant que je semblerai impartial dans la question, et faisant cause commune avec mes collègues. »

Ainsi donc, acceptant la seconde proposition de Mademoiselle, il me chargea de mille excuses pour elle, et de la prier de trouver bon que le rendez-vous eût lieu chez moi. Nous convînmes d’un message insignifiant pour lui indiquer que la princesse l’y attendait.

Je fis prier M. Pasquier de venir me voir, je lui racontai ce qui se passait et lui demandai si, dans le cas où Mademoiselle le souhaiterait, il lui conviendrait de causer avec elle. Il me dit n’y avoir aucune objection, et même être bien aise qu’une occasion s’offrît aussi naturellement de lui exposer quelques-unes de ses idées et de les faire parvenir si directement à M. le duc d’Orléans.

Ces préliminaires convenus, je me mis en route à l’heure fixée. Et puisque je me suis faite l’historienne des rues, il n’est peut-être pas inutile de remarquer l’aspect qu’elles présentaient.

Il y avait beaucoup de mouvement. On rencontrait un grand nombre de patrouilles armées régulièrement, quoique vêtues seulement d’un pantalon et d’une chemise comme les jours précédens, et presque toutes conduites par quelqu’un en uniforme.

Des ordonnances à cheval portaient des ordres en grande hâte. Tout cela entremêlé d’enfans, de femmes bien vêtues, circulant librement ; et, leur livre de prières à la main, se rendant aux églises, où les offices se célébraient et dont les portes s’étaient ouvertes précisément comme de coutume.

Tout le monde avait l’air affairé, curieux, pressé, mais pourtant calme et rassuré. Enfin, sauf les tranchées dans les rues, et l’étrange costume des troupes, on aurait pu se croire dans la matinée d’un beau dimanche, où la population se disposait à quelque représentation extraordinaire, qui, sans trop l’agiter, augmentait son activité accoutumée.

La ville avait l’aspect d’un jour de fête où la circulation des voitures est interdite.

Je trouvai Mme de Montjoie au rendez-vous, et après un véritable voyage dans le palais, en passant par les combles, nous arrivâmes chez Mademoiselle. Elle était dans sa petite galerie ; son cabinet, que je traversai pour y arriver, était encore jonché des vitres et des glaces brisées dans les journées précédentes. Les marques des balles se faisaient voir aussi dans les boiseries.

A peine étais-je arrivée et lui expliquais-je le message de Pozzo, que Mme la duchesse d’Orléans entra toute troublée :

— Ma sœur, voilà un tel, — un valet de chambre de Mme la duchesse de Berry dont j’ai oublié le nom, — qui vient prendre mes commissions pour la duchesse de Berry, que dois-je dire ? Je ne peux pas refuser de le voir.

— Dites des politesses insignifiantes, il n’y a pas besoin d’entrer en aucun détail par un tel messager, mais n’écrivez pas.

Mme la duchesse d’Orléans sortit. Mademoiselle courut encore après elle jusque dans la pièce suivante :

— Surtout, ma sœur, n’écrivez pas.

— Non, non, je vous le promets.

Mademoiselle revint à moi en souriant : « Ma pauvre sœur est si troublée, me dit-elle, qu’elle n’est pas en état de mesurer ses paroles, et il ne faut s’engager d’aucun côté. »

Nous reprîmes le fil de notre discours, Mademoiselle reconnut qu’en effet il valait mieux qu’elle vînt chez moi. Elle allait s’y rendre, je l’accompagnerais seule, mais il me faudrait attendre. Son frère était sorti et elle ne partirait qu’après son retour.

Mme la duchesse d’Orléans revint une seconde fois :

— Ma sœur, ma sœur, voilà Sébastiani ! Il est furieux, vous savez.

— Soyez tranquille, je vais le faire venir ici. Furieux ou non, il faut bien qu’il se soumette à cette nécessité, je me charge de lui parler.

Elle sonna pour donner l’ordre de faire entrer le général Sébastiani chez elle. Je sortis avec Mme la duchesse d’Orléans par l’intérieur.

Je ne saurais peindre la scène de désordre que présentait alors le Palais-Royal. On avait profité du séjour de la famille à Neuilly pour entreprendre d’assez grandes réparations, dans plusieurs pièces. Les parquets étaient enlevés, on marchait sur les lambourdes au milieu du plâtre. Dans d’autres, les peintres étaient établis avec leur attirail.

Tout était démeublé, on heurtait des tapissiers portant leurs échelles, des valets replaçant des sièges.

A travers ce désordre circulaient des gens de toute nature. On mangeait dans toutes les pièces. Tout le monde entrait comme dans la rue. Et la garde de ce Palais, portant le costume dont j’ai parlé, formait une singulière disparate avec les lieux, si ce n’est avec la société.

Il n’y avait pas moyen de causer dans un pareil brouhaha. Mme la duchesse d’Orléans trouva seulement le temps de me dire, pendant notre retraite à travers les cabinets de Mademoiselle, qu’elle était plus tranquille sur Mme la Dauphine.

Celle-ci avait rencontré M. le duc de Chartres, dans la nuit précédente, près de Fontainebleau. Et comme on n’en avait pas d’autre nouvelle, c’était la preuve qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Elle devait avoir rejoint sa famille.

C’était une grande inquiétude de moins pour Mme la duchesse d’Orléans. Elle aime tendrement Mme la Dauphine. Et, dans toutes les tristes circonstances qui se sont succédé, c’est toujours des malheurs et des impressions de cette princesse que j’ai vu la Reine s’inquiéter et se désoler.

On me montra plus tard, dans cette matinée, une lettre interceptée de Mme la Dauphine écrite à son mari. J’ai conservé le souvenir d’une phrase qui me frappa extrêmement. Après avoir rendu compte en termes fort amers de la scène du théâtre de Dijon, dont elle sortait ; des cris insolens qu’on y avait poussés, elle ajoutait : « Ils avaient bonne envie de m’insulter personnellement ; mais je leur ai fait cet air qu’on me connaît, et ils n’ont osé. »

Ainsi cet air qu’on lui connaît, et que nous regardions comme une espèce de fatalité, elle le faisait. Certes, je ne rappelle pas ces paroles dans un sentiment hostile contre une princesse que je vénère, et dont les malheurs, selon l’expression de M. de Chateaubriand, sont une dignité, mais seulement comme une nouvelle preuve de l’ignorance où était la branche aînée du siècle et du pays.

Cet air, dont elle prétendait tirer du respect, ne produisait que de l’aigreur et du mécontentement. Dans cette lettre, il n’était pas question des ordonnances, il paraissait qu’elle en avait déjà parlé : « Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit hier. Ce qui est fait est fait, mais je ne respirerai que quand nous serons réunis. »

Je retourne au Palais-Royal. On était censé se tenir dans le salon dit des batailles, où une espèce de repas en ambigu[18]était en permanence. Mais, de fait, on était constamment dans la pièce qui servait de communication à tous les appartemens, et dont le grand balcon dorme sur la cour.

Chaque cri, chaque coup de tambour, chaque bruit, et ils étaient fréquens, y rappelait. Mme la duchesse d’Orléans cherchait évidemment à vaincre l’agitation de l’âme par celle du corps, elle ne tenait pas en place. Après l’avoir suivie pendant quelque temps j’y renonçai, excédée par la fatigue, et m’assis dans un coin, où Mme de Dolomieu, aussi lasse que moi, vint me rejoindre.

Nous y restâmes jusqu’au moment où les acclamations dans la place nous annoncèrent l’approche de M. le duc d’Orléans. Mademoiselle nous rejoignit à ce signal, suivie par le général Sébastiani.

Il avait l’air fort grognon, et, en passant à côté de moi, me jeta un regard où je vis qu’il me savait l’intermédiaire d’une négociation qui lui était aussi désagréable.

Tout le monde se plaça sur le grand balcon pour voir arriver M. le duc d’Orléans. Lui et son cheval étaient littéralement portés par les flots du peuple. Je sais bien que cet enthousiasme ne signifie rien pour le lendemain. Mais, sans y attacher autrement d’importance, on doit constater qu’il y en avait beaucoup pour lui là, et dans ce moment.

Sa pauvre femme en fut fort attendrie, ce lui fut une douce compensation à ce qu’elle souffrait d’ailleurs.

M. le duc d’Orléans, se débarrassant enfin de cette foule, rentra dans le Palais où elle n’était guère plus choisie, et parvint dans la salle où nous étions.

Il s’y arrêta un moment, embrassa ses plus jeunes enfans arrivés de Neuilly depuis qu’il était sorti, parla au général Sébastiani, me dit quelques paroles obligeantes en me prenant la main, et rentra dans son cabinet particulier suivi de sa femme et de sa sœur.

Celle-ci n’y demeura pas fort longtemps. En en sortant elle me prit sous le bras et me dit : « Vouez, je suis prête à partir. » Nous regagnâmes son appartement. Survint l’embarras de la toilette. Elle avait bien un chapeau de paille, mais sans voile ; et le voile était de rigueur pour notre expédition.

Le mien étant de grand deuil, je ne pouvais le lui donner. Elle sonna la seule femme qui l’eût accompagnée de Neuilly, mais elle n’avait aucune clé des armoires. Elle se rappela enfin un chapeau resté à Paris et garni d’une grande blonde, on l’apporta.

Mademoiselle craignait qu’il ne fût trop remarquable. Je l’assurai que les rues fiaient remplies de toilettes tout aussi élégantes ; bientôt elle-même en fut frappée et aussi étonnée que je l’avais été les jours précédens.

Nous descendîmes le petit escalier de a tourelle et sortîmes du palais, sans qu’elle fût reconnue. Cela ratait pas très difficile » au milieu d’un si grand désordre.

Arrivées dans la rue de Chartres, elle me dit en anglais : « Nous sommes suivies. » Nous l’étions en effet, mais par mon maître d’hôtel. Je l’avais amené parce que c’était de tous mes gens celui sur la discrétion duquel je comptais le plus. Je la rassurai.

« Alors, me dit-elle, donnons-lui toutes les deux le bras, cela paraîtra plus simple que de voir deux femmes seules dans ce moment-ci. »

Ainsi fut fait, et Jules Goulay fut honoré du bras d’une Altesse Royale.

Dans le cas où nous rencontrerions quelqu’un de ma connaissance qui voudrait me parler, je devrais m’arrêter tandis qu’elle continuerait son chemin.

Je lui dis le billet que j’avais reçu au sujet de M. de Chateaubriand, elle me répéta combien on attacherait de prix à concilier sa bienveillance sans toutefois le mettre dans le Cabinet. Si l’ambassade de Rome pouvait lui convenir, on serait tout disposé à la lui voir reprendre.

La veille, M. de Glandevès m’avait chargée de parler de lui et de son attachement au Palais-Royal. Je m’étais acquittée de cette commission dès le malin. Apparemment Mademoiselle en avait parlé à son frère dans leur court entretien, car je fus formellement chargée de dire à M. de Glandevès de reprendre son appartement aux Tuileries, et qu’on arrangerait sa position. Je fis le message, et il refusa avec beaucoup de bonnes et respectueuses paroles.

Tout ceci prouve combien on aurait désiré, dans ces premiers momens, suivre les habitudes monarchiques ; et que la nécessité, formée par l’activité des uns et la réticence des autres, a seule jeté dans d’autres voies.

Je me sers du mot réticence, parce qu’il n’y avait pas encore d’hostilité. Le parti, qui s’est depuis appelé carliste ou légitimiste, n’existait alors nulle part.

Comme nous causions en anglais, l’homme qui nous séparait ne nous gênait aucunement. Je demandai à Mademoiselle s’il lui plaisait de voir M. Pasquier ; dans ce cas, je le ferais avertir pendant sa conférence avec l’ambassadeur. Elle me dit qu’elle en serait charmée.

Nous étions entrées dans le jardin des Tuileries, mais il fallut revenir sur nos pas, les grilles du côté de la place Louis XV étaient encore fermées. Nous suivîmes la rue de Rivoli.

En approchant de la rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre à côté d’elle, à l’intention de la masquer le plus possible : « Je ne veux pas que le vieux homme boiteux[19]m’aperçoive, me dit-elle, il est si fin ! Il serait capable de me reconnaître de sa fenêtre. Je ne me soucie pas qu’il remarque mon passage, et encore bien moins d’être exposée à lui parler. »

Nous arrivâmes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu’à la rue des Champs-Elysées. Je m’arrêtai pour débiter au portier de l’ambassadeur le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis comme elle entrait chez moi ; je l’y avais à peine installée que Pozzo arriva.

Il m’avertit qu’on viendrait le demander pour donner une signature. Je l’introduisis auprès de la princesse et je les laissai. J’écrivis un mot à M. Pasquier pour le prévenir qu’il était attendu.

Bientôt survint M. de Lobinski, apportant une dépêche à signer. J’allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses à Mademoiselle de la quitter, il lui dit : « C’est pour votre service ; je vais signer la dépêche dont je vous rendais compte, pour ne pas retarder le départ du courrier. »

Il signa effectivement deux grandes lettres et rentra dans la pièce où Mademoiselle l’attendait. Je restai seule avec Lobinski. Il avait apporté une petite écritoire de poche, je lui fis une plaisanterie sur cette précaution. Il me donna la plume : « Gardez-la, me dit-il, comme une plume d’honneur. Vous l’avez bien méritée. Vous ne savez pas vous-même toute l’étendue du service que vous avez rendu, non seulement à votre pays, mais à l’Europe entière qui vous devra le maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-même, madame, vous avez droit de l’être. »

Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant, et j’acceptai la plume : « Je parle très sérieusement, reprit-il, vous ne savez pas la portée de ce que vous avez empêché ; réjouissez-vous-en comme Française, je vous en remercie comme Russe. »

Ces paroles de Lobinski m’ont fait penser que ces dépêches, si bénévoles pour nous, en remplaçaient d’autres d’une tout autre tendance.

Ce fut aussi l’opinion de M. Pasquier à qui je les rapportai sur-le-champ. Peut-être cependant ne faisaient-elles allusion qu’au projet formé par le corps diplomatique de se rendre à Rambouillet et que Pozzo avait déjoué.

Je n’en ai pas su davantage. Mes rapports d’intimité avec l’ambassadeur ne me permettaient pas de presser Lobinski de questions.

M. Pasquier arriva, nous attendîmes la fin de la conférence avec Pozzo, qui fut fort longue. Aussitôt que je le vis sortir, je menai M. Pasquier dans le salon, où il devait le remplacer, et je me retirai. On voit que je n’ai guère été dans tout cela que la mouche du coche.

J’avais remarqué dans ma course du matin que les fiacres commençaient à circuler, quoique difficilement. J’en avais envoyé chercher un ; et, lorsque M. Pasquier eut quitté Mademoiselle, je lui proposai de s’en servir plutôt que de retourner à pied. Elle y consentit, et nous y montâmes.

Elle me dit avoir été contente de M. Pasquier : « On voit, ajouta-t-elle, que c’est un homme accoutumé à envisager les questions sous toutes les faces. Et, pour vaincre les obstacles, c’est un grand moyen de les avoir prévus. Mais on voit aussi qu’il est peu pressé de s’engager. Évidemment, il s’est trouvé dans bien des révolutions et il les redoute.

« Mais de qui j’ai été enchantée, c’est de notre bon Pozzo. Il est parfait, ma chère madame de Boigne, parfait, c’est tout à fait un de nous. Il m’a raconté cette dépêche qu’il a été signer, nous ne l’aurions pas faite autrement ! Il me tarde fort qu’il puisse voir mon frère. J’espère arranger cela pour la nuit prochaine. Au reste, le plus essentiel est déjà accompli, la décision qu’il a fait prendre au corps diplomatique de rester à Paris, et l’expédition de ces bonnes dépêches. »

Nous devisâmes sur ce sujet et sur plusieurs autres pendant la route. Elle n’offrit d’autre inconvénient que de nombreux et affreux cahots. Je fis arrêter dans la rue de Valois, j’accompagnai Mademoiselle par l’escalier de la tourelle. Et une fois que j’eus vu la porte de son appartement fermée sur elle, je regagnai mon fiacre et revins chez moi.

Après avoir fait semblant de dîner, car l’excessive chaleur, la fatigue, l’agitation, empêchaient de manger presque autant que de dormir, je remontai dans un fiacre pour aller voir Mme Récamier. Elle m’attendait avec impatience pour m’entretenir de M. de Chateaubriand.

Je découvris bientôt qu’il était outré contre Charles X, qui n’avait pas répondu à sa lettre ; indigné contre les pairs, qui ne l’avaient pas choisi pour diriger la Chambre ; furieux contre le Lieutenant général, qui n’avait pas déposé entre ses mains le pouvoir auquel les événemens l’appelaient.

De plus, il était censé malade. C’est sa ressource ordinaire, lorsque son ambition reçoit un échec considérable ; et peut-être, au fond, l’impression est-elle assez violente pour que le physique s’en ressente.

Mme Récamier me pressa fort d’aller chez lui chercher à le calmer. Je consentis à l’y accompagner, et montant toutes deux dans la voiture qui m’avait amenée, nous arrivâmes à sa petite maison de la rue d’Enfer.

Mme Récamier y était connue. On nous laissa pénétrer, sans difficulté, jusqu’à son cabinet. Nous frappâmes à la porte, il nous dit d’entrer. Nous le trouvâmes, en robe de chambre et en pantoufles, un madras sur la tête, écrivant à l’angle d’une table.

Cette longue table, tout à fait disproportionnée à la pièce qui a forme de galerie, en tient la plus grande partie et lui donne l’air un peu cabaret. Elle était couverte de beaucoup de livres, de papiers, de quelques restes de mangeaille et de préparatifs de toilette peu élégante.

M. de Chateaubriand nous reçut très bien. Il était évident cependant que ce désordre et surtout ce madras le gênaient. C’était à bon droit, car ce mouchoir rouge et vert ne relevait pas sa physionomie assombrie.

Nous le trouvâmes dans une extrême âpreté. Mme Récamier l’amena à me lire le discours qu’il préparait pour la Chambre. Il était de la dernière violence. Je me rappelle, entre autres, un passage, inséré depuis dans une de ses brochures, où il représentait M. le duc d’Orléans s’avançant vers le trône deux têtes à la main ; tout le reste répondait à cette phrase.

Nous écoutâmes cette lecture dans le plus grand silence ; et quand il eut fini, je lui demandai si cette œuvre, dont je reconnaissais la supériorité littéraire, était, à son avis, celle d’un bon citoyen.

— Je n’ai pas la prétention d’être un bon citoyen.

— S’il croyait que ce fût le moyen de faire rentrer le Roi aux Tuileries ?

— Dieu nous en garde ! Je serais bien fâché de l’y revoir !

— Mais alors, ne serait-il pas plus prudent de se rallier à ce qui se présente comme pouvant arrêter ces calamités anarchiques, si raisonnables à prévoir, dont vous faites la terrifiante peinture ?

Mme Récamier profita de cette ouverture pour dire que j’avais été au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda à ajouter qu’on y attachait un grand prix à son suffrage, à sa coopération.

On comprenait les objections qu’il pourrait avoir à prendre une part active au gouvernement ; mais on pensait qu’il consentirait peut-être à retourner à Rome.

Il se leva en disant : « Jamais. » Et il se mit à se promener à l’autre extrémité de la petite galerie.

Mme Récamier et moi continuâmes à causer, entre nous, des convenances de son séjour à Rome ; des services qu’il pouvait y rendre à la religion ; du rôle tout naturel et si utile que l’auteur du Génie du Christianisme avait à y jouer dans de pareils prédicamens, etc.

Il feignait de ne pas nous écouter. Cependant il s’adoucissait, sa marche se ralentissait ; lorsque tout à coup, s’arrêtant devant une planche chargée de livres et se croisant les bras, il s’écria :

— Et ces trente volumes qui me regardent en face, que leur répondrais-je ? Non… non… ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables ! Qui les connaît ? Qui les méprise ? Qui les hait plus que moi ? »

Et alors, décroisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts de cette longue table qui nous séparait, il fit une diatribe contre les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux les expressions de cet âpre mépris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence que j’en fus presque épouvantée.

Le jour finissait ; et par la situation où il était placé, cette figure coiffée de ce mouchoir vert et rouge se trouvait seule éclairée dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.

Après cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et, prenant un ton plus tranquille : « Quel Français, dit-il, n’a pas éprouvé l’enthousiasme des admirables journées qui viennent de s’écouler ? Et sans doute ce n’est pas l’homme qui a tant contribué à les amener qui a pu rester froid devant elles. »

Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette résistance nationale. Et, s’admirant lui-même dans ce récit, il se laissa fléchir par ses propres paroles.

« Je reconnais, dit-il en concluant, qu’il était impossible d’arriver plus noblement au seul résultat possible. Je l’admets. Mais moi, misérable serf attaché à cette glèbe, je ne puis m’affranchir de ce dogme de légitimité que j’ai tant préconisé. On aurait toujours le droit de me rétorquer mes paroles.

« D’ailleurs, tous les efforts de cette héroïque nation seront perdus ; elle n’est comprise par personne. Ce pays, si jeune et si beau, on voudra le donner à guider à des hommes usés, et ils ne travailleront qu’à lui enlever sa virilité !…

« Ou bien on le livrera à ces petits messieurs, — c’est le nom qu’il donne spécialement à M. de Broglie et à M. Guizot, objets de sa détestation particulière, — et ils voudront le tailler sur leur patron !

« Non, il faut à la France des hommes tout neufs, courageux, fiers, aventureux, téméraires, comme elle ; se replaçant d’un seul bond à la tête des nations !

« Voyez comme elle-même en a l’instinct ! Qui a-t-elle choisi pour ses chefs lorsqu’elle a été livrée à elle-même ?… des écoliers… des enfans ! Mais des enfans pleins de talens, de verve, d’entraînement, susceptibles d’embraser les imaginations, parce qu’ils sont eux-mêmes sous l’influence de l’enthousiasme !…

« Tout au plus faudrait-il quelque vieux nautonier pour leur signaler les écueils ; non dans l’intention de les arrêter, mais pour stimuler leur audace. »

Le plan de son gouvernement se trouvait suffisamment expliqué par ces paroles. M. de Chateaubriand le dirigeant, avec des élèves des écoles et des rédacteurs de journaux pour séides, tel était l’idéal qu’il s’était formé, pour le bonheur et la gloire de la France, dans les rêveries de son mécontentement.

Cependant il fallait en finir et sortir de l’épique où nous étions tombés. Je lui demandai s’il n’avait aucune réponse pour le Palais-Royal où j’irais le lendemain matin.

Il me dit que non, sa place était fixée par ses précédens. Ayant depuis longtemps prévu les circonstances actuelles, il avait imprimé d’avance sa profession de foi. Il avait personnellement beaucoup de respect pour la famille d’Orléans. Il appréciait tous les embarras de sa position que, malheureusement, elle ne saurait pas rendre belle parce qu’elle ne la comprendrait pas et ne voudrait pas l’accepter suffisamment révolutionnaire. Je le quittai évidemment fort radouci. Et il y a loin du discours qu’il m’avait lu, avec ces « deux têtes à la main, » à celui qu’il prononça à la Chambre, et dans lequel « il offrirait une couronne à M. le duc d’Orléans s’il en avait une à donner. »

J’y retrouvai, en revanche, quelques-uns des sarcasmes amers contre les vaincus qu’il avait fait entrer dans son improvisation du bout de la table et dont l’éloquence, en le charmant, avait commencé à l’adoucir ; entre autres l’expression de « chasser à coups de fourche. »

Dans toute cette longue conversation, qui dura jusqu’à la nuit bien close, j’affirme que pas un mot sur M. le duc de Bordeaux ne fut prononcé. J’en entendis parler pour la première fois en rentrant chez moi le soir. Je sais bien qu’à présent tout le monde y a constamment pensé, que tout le monde l’a toujours désiré et voulu ; mais je puis bien assurer que c’était in petto.

L’idée de l’abdication du Roi, et surtout celle de M. le Dauphin, ne venait pas au commun des mortels. Quant à moi, j’e l’avoue de bonne foi, il a fallu me la suggérer. Et encore m’a-t-elle paru bien improbable à voir réaliser.

J’ai pourtant la certitude que des tentatives pour amener à ce but ont été faites dans cette journée du dimanche. Elles avaient commencé la veille, et ont continué le lendemain. Elles ont trouvé bien plus de résistance à Trianon et à Rambouillet qu’au Palais-Royal.

Je crois savoir d’une façon positive que le Lieutenant général, tout en repoussant la responsabilité de l’initiative de la demande, consentait à recevoir l’Enfant tout seul. Sa femme l’aurait accueilli avec transport, et lui promettait des soins maternels ; mais la réponse faite à Rambouillet avait été dure jusqu’à l’insulte.

Au reste, cette transaction, n’ayant pas été dans le moment même à ma connaissance personnelle, ne rentre pas dans ce que j’ai vu et entendu ; et je ne prétends pas raconter autre chose.

  1. L’extrait que nous publions des Mémoires de Mme de Boigne appartient au troisième volume de ces Mémoires, qui est sur le point de paraitre chez l’éditeur Pion. Mme de Boigne y raconte ce qu’elle a fait et ce qu’elle a vu pendant les journées de Juillet. Son récit, tout anecdotique, est un des plus vivans qui aient été écrits sur la Révolution de 1830.
  2. Ambassadeur de Russie à Paris.
  3. MM. Laffitte, Casimir Perier, le comte Lobau, le général Gérard et M. Mauguin, venus faire une démarche de conciliation auprès du duc de Raguse. M. de Polignac, mis au courant, refusa de les recevoir.
  4. Antoine-Maurice-Apollinaire, comte d’Argout (1782-1858).
  5. Alexandre-Louis-Joseph, comte de Laborde (1774-1842). Directeur des ponts et chaussées de la Seine. Député (1822 à 1841). Préfet de la Seine à la révolution de 1830. Aide de camp de Louis-Philippe Ier.
  6. Le prince de Broglie-Revel, maréchal de camp.
  7. Ministre de Prusse à Paris.
  8. Baron de Fréville, conseiller d’État.
  9. Mme la marquise de Dolomieu, dame d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans.
  10. Mademoiselle d’Orléans. Madame Adélaïde sous la monarchie de Juillet.
  11. Fille du roi de Naples, arrière-petite-fille de Philippe V d’Anjou, nièce, par sa mère, de la reine Marie-Antoinette, Mme la duchesse d’Orléans avait droit d’après l’étiquette si stricte de la Cour de France à un rang différent de celui qui revenait à M. le duc d’Orléans et à Mlle d’Orléans.
  12. Louis-Philippe-Joseph, tristement célèbre sous le nom de Philippe-Égalité (1747-1794).
  13. Fortunée-Marie d’Esté, fille de François III duc de Modène (1698-1780) et de Charlotte d’Orléans fille du Régent. Elle avait épousé en 1759 Louis-François-Joseph, dernier prince de Conti (1734-1814), fils de Louis-François (1717-1776) et de Louise-Diane-Élisabeth d’Orléans (1716-1736) dernière fille du Régent. La princesse de Conti mourut à Trieste.
  14. Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre (1753-1821), mariée, en 1769 au duc d’Orléans, depuis Philippe-Égalité, alors duc de Chartres. Mme de Boigne en a plusieurs fois parlé dans les volumes précédens, t. I, ch. XXVI ; t. II, ch. X et XX.
  15. Charles-Ferdinand-Louis-Philippe-Emmanuel d’Orléans, duc de Penthièvre, né à Paris le 1er janvier 1820.
  16. La vicomtesse de Valence, fille de Mme de Genlis.
  17. M. de Sales, ambassadeur de Sardaigne à Paris.
  18. Repes qui n’est ni un déjeuner, ni un dîner, mais qui tient le milieu entre l’un et l’autre, par l’heure où il a lieu et par la nature des mets. Tous les services y sont confondus, et l’on sert à la fois tous les mets chauds ou froids, ainsi que le dessert.
  19. Le prince de Talleyrand. Il habitait l’hôtel qui fait le coin de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, en face du ministère de la Marine.