Mémoires de la duchesse de Dino - Souvenirs d’enfance

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Mémoires de la duchesse de Dino - Souvenirs d’enfance
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 523-549).
MÉMOIRES
DE LA
DUCHESSE DE DINO[1]

SOUVENIRS D’ENFANCE

J’ai eu si peu d’aïeux du nom de mon père que, pour remonter à ce qui, dans ma famille, m’a précédé, il ne me faut ni de bien longues recherches, ni un grand effort de mémoire. Aussi ne me reste-t-il presque rien à dire, sur l’origine de mon grand-père[2], sur ses talens, sa beauté, son courage ; sur la faveur de l’impératrice Anne[3]qui fit sa fortune[4]et le maria à une fille de qualité[5] ; sur la toute-puissance dont il jouit en Russie ; sur les trésors qu’il accumula, puis sur la rapidité de sa chute[6]et les dix-huit années de son exil en Sibérie[7], sur son retour inespéré, d’abord à Tobolsk, ensuite à Pétersbourg, et enfin dans son duché de Courlande. Tous ces faits appartiennent à l’histoire, ainsi que les malheurs qui frappèrent mon père, à la suite de ceux qui détruisirent la Pologne.

Dans un pays qui n’a pas encore atteint la civilisation, la tradition est bien plus abondante que l’histoire ; elle fournit encore lorsque celle-ci semble épuisée. C’est ce qui me fait rechercher avec soin tout ce qui peut être resté dans ma mémoire des récits avec lesquels mon père et ma mère amusaient mon enfance et satisfaisaient ma curiosité. Mes grands-parens étaient morts longtemps avant ma naissance ; je n’ai vu d’eux que des portraits. Celui de mon grand-père, Ernest-Jean Bieren[8], duc de Courlande, se trouve maintenant à Valençay. Son visage annonce de l’esprit et de la volonté ; on comprend en le regardant que ses conseils, leur hardiesse, disons même leur férocité) aient pu assurer à la duchesse Anne de Courlande la couronne de Russie[9]. Il fut, jusqu’à la mort de cette princesse, l’objet de sa faveur la plus signalée, et, à ce qu’on croyait généralement, de ses affections les plus vives. Par égard pour les apparences, elle eut l’air de faire participer ma grand’mère aux bontés dont elle comblait celui que, de simple écuyer, elle avait successivement élevé aux plus hautes dignités. Ma pauvre grand’mère, fort simple, fut aisée à tromper ; elle aimait à parler de cette faveur, qu’elle attribuait à ses propres agrémens. Sans cesse et jusqu’aux derniers jours de sa vie, elle racontait les marques d’amitié et de familiarité qu’elle recevait de l’Impératrice. Elle revenait, par exemple, avec une reconnaissance un peu singulière, sur le plaisir qu’avait cette princesse à venir manger de la pâtisserie que la duchesse de Courlande préparait elle-même. Passionnée pour son mari, cette bonne et simple personne le suivit courageusement avec ses enfans en Sibérie[10], où la première jeunesse de mon père se passa dans des privations de tout genre. Ayant résisté aux terribles épreuves du plus rude climat, il acquit une force qui permit à sa vieillesse de conserver les goûts et de pratiquer les exercices qui sembleraient n’appartenir qu’à l’entrée de la vie. Je me souviens de lui avoir entendu dire que la plus vive douleur qu’il eût éprouvée durant son exil, fut la perte du petit cahier sur lequel il avait écrit, en cachette, l’histoire de l’élévation et de la chute de sa famille, avec le récit détaillé de leur enlèvement de Pétersbourg. Ce cahier fut brûlé avec la mauvaise chaumière habitée par mes parens à Pélim[11], en Sibérie. Cet incendie me rappelle avoir souvent entendu raconter que ma grand’mère, douée de ce qu’en Écosse on appelle the second sight, avait prédit ce nouveau malheur. Ses prédictions étaient constamment le sujet des moqueries de mon grand-père, qui repoussait toute superstition ; cependant, elles lui faisaient successivement connaître, mais sans fruit, puisque ces mystérieuses inspirations ne le disposaient à aucune précaution, les événemens, tantôt heureux, tantôt sinistres, mais toujours imprévus et marquans, qui se pressaient autour de lui. C’est ainsi que, dans ses rêveries, ma grand’mère prédit le jour qui devait rendre la liberté à son mari, et, non seulement elle annonça la chute du général Munich[12], mais plus tard la mort de l’impératrice Elisabeth et le rappel de ma famille, qui eut lieu à l’avènement de Pierre III[13]. L’épée que rendit ce prince à mon grand-père, le jour qu’il le revit, se trouva, par un hasard singulier, être celle avec laquelle, dix-huit années auparavant, il avait cherché à se défendre contre les agens du général Munich, dans la nuit où il fut subitement attaqué, garrotté et jeté dans le kitbitka[14]qui l’entraîna dans les déserts de Sibérie.

Réintégré dans le duché de Courlande[15]et ayant retrouvé une grande partie de ses immenses richesses, il songea à les mettre à l’abri de nouvelles vicissitudes du sort, et c’est à sa sagesse que nous devons l’acquisition qu’il fit à cette époque des terres considérables que nous possédons encore maintenant en Silésie et qui, plus tard, ont [offert à mon père un honorable asile.

Mon grand-père eut trois enfans : Pierre, qui lui succéda[16], Charles[17], et une fille qui se nommait Hedwige. J’avais si peu entendu parler d’elle, qu’il y a quatre ans seulement que j’appris, par une jeune dame russe qui me priait de la mener dans le monde parce que j’étais, disait-elle, sa cousine, que la sœur de mon père avait épousé un Russe, nommé le prince Cherkassof… Mon père s’est marié trois fois ; veuf de la fille du prince Yousoupoff, divorcé de la princesse de Waldeck, il n’eut d’enfans que de sa troisième femme[18]. Sept siècles d’une noblesse illustre, une figure charmante et une réputation de bonté établie dès l’enfance distinguaient ma mère et, si on avait dû supposer à mon père l’intention de chercher une alliance avec quelque maison souveraine, les grâces de la jeune Courlandaise et la considération dont jouissait la famille firent cesser toute surprise et le choix qu’il avait fait fut généralement approuvé. Une très grande différence d’âge, — car ma mère épousa à dix-neuf ans un homme qui en avait plus de cinquante, — ne nuisit en rien, si ce n’est au bonheur, du moins à la convenance de cette union, qui dura vingt années. Mon père avait été dans sa jeunesse d’une figure agréable ; il avait conservé une tournure élégante ; ses manières étaient nobles : grand chasseur, grand homme de cheval, adroit à toute sorte d’exercices, d’une santé parfaite, il ne sentit les infirmités d’un âge avancé que dans sa dernière maladie…

Ses mœurs étaient douces. Il aimait les arts et les encourageait ; il a laissé à cet égard, en Italie, où il fit un assez long séjour[19], une réputation de bon goût naturel que l’on s’étonnait de trouver chez un homme dont la jeunesse s’était passée en Sibérie. Son esprit était peu orné, mais chez un grand seigneur fort riche qui a le bonheur d’avoir des goûts, le manque d’instruction se fait peu sentir, les heures se trouvent remplies ; l’ignorance n’est embarrassante que dans une insouciance oisiveté. Mon père était occupé de ses quatre filles[20]et très fier de la beauté de l’aînée et des agrémens des deux autres. Il cherchait aussi dans mon petit visage ce qui pourrait ne pas déparer la beauté qu’il disait être héréditaire dans sa famille et qu’il prisait si haut, que c’est à l’éclat de celle de ma sœur aînée, autant qu’à ses autres brillantes qualités, que nous attribuions la préférence qu’il lui montrait. Ses préventions paternelles ne lui permettaient pas de trouver dans les mariages qui se présentaient en foule pour ma sœur un parti convenable. A ses yeux, un trône était seul digne de la belle Wilhelmine. Aussi son extrême exigence le priva du bonheur de fixer lui-même le choix de ses filles, dont aucune n’était mariée au moment de sa mort[21], qui eut lieu en Bohême, dans l’année 1800.

Quoique je n’eusse alors que six ans, j’ai cependant conservé un souvenir très vif de sa personne et de ses manières, et j’ai toujours gardé avec soin quelques ducats de Courlande qu’il me donna en échange de deux écus qu’un jour il m’avait demandés, disant en plaisantant qu’il était ruiné. Le bon cœur avec lequel je lui remis mon petit avoir me valut un baiser fort tendre dont je sens encore l’impression.

J’aimais beaucoup mon père, et c’était toujours avec des cris de joie que je sautais dans la voiture de maman, qui me ramenait tous les hivers à Sagan où, depuis la perte de la Courlande[22], mon père avait fixé sa principale demeure. Il allait assez habituellement l’été dans ses terres de Bohême[23]avec mes trois sœurs, et c’était le temps de son absence que ma mère et moi passions en Saxe[24], dans une jolie maison de campagne que mon père lui avait achetée et qu’elle se plaisait à embellir. Sagan était à la fois sérieux, imposant et magnifique[25]. Je l’ai revu il y a quelques années, et je n’ai pu m’empêcher de regretter la gothique splendeur qui éblouissait mon enfance et que remplace maintenant une élégante simplicité, plus d’accord sans doute avec les mœurs du temps, et avec nos fortunes actuelles, mais qui ôte à ce château ce caractère de grandeur et de solennité si bien en harmonie avec les vastes forêts de sapins qui l’environnent et la rivière impétueuse qui le borde[26]. Avant ces changemens, le voyageur curieux comprenait que ce beau lieu était propre à servir d’asile à des êtres qui, ainsi que le premier possesseur de ce château, le grand Wallenstein, avaient été élevés et persécutés par les bizarreries de la fortune. Il me souvient d’avoir vu à Sagan deux vieux fauteuils qui avaient servi à Wallenstein ; ils étaient recouverts de drap rouge et portaient sur leur dossier un W en galon d’or. Indépendamment de quelques souvenirs de ce genre, intéressans par la tradition, Sagan offrait une réunion précieuse de tableaux et de marbres superbes, rapportés d’Italie. La bibliothèque était considérable. Les nombreux appartemens de cette vaste demeure étaient presque tous meublés des plus belles étoffes de Perse et de Chine, et renfermaient toutes les curiosités de l’Asie qui avaient été offertes à mon grand-père pendant sa régence. J’ai encore sous les yeux, dans la chambre même où j’écris, quelques débris de ces magnifiques inutilités.

Notre existence à Sagan était à peu près celle des petites cours d’Allemagne, quoique la fortune de mon père lui permît une magnificence que l’on aurait vainement cherchée chez les princes que l’on a depuis appelés médiatisés[27]et peut-être même chez des souverains plus considérables. La cour de Berlin, par exemple, était tellement endettée au moment de la mort du gros Guillaume[28]que l’on ne trouva pas dans le trésor de quoi subvenir aux frais de ses funérailles, et c’est à Sagan que l’on expédia un courrier pour prier mon père d’avancer la somme nécessaire pour cette cérémonie. Mon père accueillait chez lui, avec l’hospitalité abondante du Nord, non seulement toute la province, mais encore beaucoup d’étrangers qui, de Berlin, de Prague ou de Dresde venaient passer quelque temps à Sagan. Une troupe de comédiens assez passables, des chanteurs italiens et de bons musiciens attachés à la maison de mon père occupaient agréablement les longues soirées d’hiver[29]que des chasses superbes et des repas un peu longs avaient précédées. Mais le plus grand ornement de Sagan était, sans doute, ma mère charmante encore, entourée de mes trois sœurs éclatantes de jeunesse, de grâce et de talens. On disait même que j’étais une jolie enfant qui ne gâtait rien au tableau. Mon père avait, comme je l’ai déjà dit, une telle aversion pour la laideur, qu’il voulait que ma mère ne fût entourée que de jolies personnes, qui, à titre de demoiselles d’honneur, la suivaient partout, comme c’est l’usage en Allemagne. Je vois encore les bals, les redoutes, les mascarades par lesquels on célébrait la naissance de mes parens et de mes sœurs ; et si j’ai assisté depuis à des fêtes plus brillantes, aucune n’a laissé à mon imagination des souvenirs aussi vifs.

Il eût été trop douloureux de rester à Sagan dans les premiers instans qui suivirent la mort de mon père ; aussi ma mère nous mena-t-elle dans une maison que nous possédions à Prague, et où elle passa l’année de son deuil.

Notre fortune était intacte, les guerres qui, depuis, sont venues ravager l’Allemagne ne pouvaient être prévues[30]et nous étions, à cette époque, les quatre plus riches héritières du Nord. De tous côtés les plus grands partis se présentaient pour mes sœurs qui étaient d’âge à se marier. Ma mère, accoutumée à une longue soumission aux volontés de son époux, qui lui accordait bien peu d’autorité sur ses enfans laissa, par habitude, une parfaite liberté à ses filles dans le choix, si important, d’un mari. Cependant elle vit avec plaisir et encouragea même le goût mutuel de sa fille Wilhelmine et du prince Louis-Ferdinand de Prusse[31]. Tous deux jeunes, beaux, doués de qualités semblables auxquelles la différence du sexe n’apportait que de légères nuances, ils paraissaient faits l’un pour l’autre. Jamais union ne sembla devoir être plus approuvée, jamais mariage n’eût donné plus d’espérance de bonheur. La sœur du prince[32], amie intime de ma mère, et de plus ma marraine, désirait vivement cette alliance qui, à la première ouverture, parut convenir également au roi de Prusse[33]. Mais le mariage d’un prince du sang est toujours l’objet d’une grave délibération, et les ministres prussiens appelés à donner leur avis s’opposèrent si fortement au mariage qu’on soumettait à leur décision que le Roi retira trop positivement son consentement pour qu’on pût espérer de l’obtenir jamais.

La fortune personnelle du prince Louis-Ferdinand, déjà très considérable et qui devait s’accroître à la mort du prince Henri[34], son oncle, dont il était l’héritier, réunie à celle de la jeune duchesse de Sagan, eût placé ce prince dans une indépendance de la Cour qui, jointe à l’entreprise naturelle de son esprit, à son ambition, à ses talens, à son attitude haute et un peu hostile, l’auraient rendu un sujet trop puissant et par conséquent dangereux. C’eût été, en effet, placer dans le centre même des États du Roi une branche redoutable dont l’influence eût pu rompre l’équilibre nécessaire au repos de la famille royale. Quand on a connu le prince et ma sœur, on est bien prêt à trouver que les ministres prussiens pouvaient ne pas avoir donné un mauvais conseil.

La rupture de ce mariage laissa de longs regrets au prince et à ses vrais amis, qui auraient souhaité, et je les ai souvent entendus exprimer ce vœu, qu’une jeune et belle compagne, capable de comprendre et de partager ses vues élevées, généreuses et peut-être téméraires, fût devenue l’intérêt légitime qui a manqué à la vie de ce brillant jeune homme : elle aurait comprimé des défauts qui, devenus des vices, l’ont conduit, par le dégoût de la vie et des plaisirs, qu’il avait imprudemment épuisés, à une mort qui ne fut utile ni à sa gloire ni à sa patrie.

Je me souviens de l’avoir vu au mois de septembre 1806, la veille du jour où il quitta Berlin pour rejoindre l’armée. Il était chez la princesse Louise, ma marraine, qui, tremblant pour ce frère chéri, versait des larmes en silence. Le prince, dans un état d’agitation difficile à décrire, marchait avec vivacité ; il était fort rouge, et l’on voyait des mouvemens convulsifs dans ses mains. Les affronts que la Prusse venait d’essuyer de la part du gouvernement français excitaient sa rage. Il montrait un mépris profond pour son cousin[35], à la timidité duquel il attribuait tant de maux ; son langage devenait injurieux en nommant M. de Haugvitz[36], et il plaignait la Reine qu’il admirait passionnément. Prédisant le mauvais succès de la guerre, il répéta plusieurs fois qu’il ne pouvait survivre à tant de malheurs et à tant de honte. Toutes les phrases violentes sur les affaires publiques étaient mêlées de paroles fort tendres pour sa sœur, mais empreintes des plus noirs pressentimens. Avec quelques années de plus et mes superstitions, j’aurais compris, en sortant de cette chambre, que l’homme que j’y laissais était livré à une fatalité qui l’arrachait des bras de sa sœur pour ne l’y ramener jamais. Quinze jours après, la nouvelle de sa mort arriva à Berlin, et y répandit une morne consternation. On se refusait d’abord à croire une si terrible nouvelle ; on sortait dans les rues, on s’adressait aux passans, on faisait la triste question dont on n’osait écouter la réponse. Toute la ville se pressait au palais Radziwill ; le désordre y était tel, que Mlle Fromm et Mlle Wieseloff, deux maîtresses du prince Louis, arrivèrent sans obstacle chez sa malheureuse sœur, où la vieille princesse Ferdinand, si fière et si imposante, et la princesse Louise, si vertueuse et si pure, mêlèrent leurs larmes à celles de ces deux femmes dont elles ne voyaient, dans ce moment, que les regrets et le malheur[37].

J’anticipe sur les calamités qui ont désolé mon pays et dont le souvenir est trop présent à ma mémoire, et j’oublie qu’ils étaient loin de nous encore, au moment où j’habitais Prague avec ma mère : je reviens à cette époque.

Ma sœur Wilhelmine, blessée de ce qu’elle appelait les torts de la cour de Berlin à son égard, voulut avec un peu de mauvaise tête se montrer promptement consolée. Elle fixa son choix sur le prince Louis de Rohan[38], dont le grand nom, les malheurs de l’émigration, et une jolie figure à laquelle je n’ai jamais trouvé ni noblesse, ni esprit, étaient les seuls titres à une préférence qui blessa beaucoup de rivaux et affligea les amis de notre famille.

Le mariage de mes deux autres sœurs eut lieu dans cette même année. Pauline, la seconde, fort jolie, fort bonne, naturellement spirituelle, mais légère et sans expérience, encore fatiguée de l’imposante autorité de mon père, contrariée du peu d’accueil qu’il avait fait aux propositions de mariage qui lui furent adressées pour elle, effrayée de l’intérieur, alors fort retiré, de ma mère, accepta avec empressement le premier mari qui s’offrit. Ce fut le prince de Hohenzollern-Hechingen, chef de la branche aînée de la maison régnante de Brandebourg, fort grand seigneur, sans doute, de qui je n’ai d’autre mal à dire que l’impossibilité où je suis de le louer sur autre chose que l’éclat de sa naissance.

Peu de temps après, ma troisième sœur suivit l’exemple de ses aînées et épousa le duc d’Acerenza, de l’illustre maison Pignatelli. Les lettres que la reine de Naples[39]écrivit en sa faveur, le zèle officieux de quelques personnes que ma sœur croyait alors de nos amis, la décidèrent. Je n’ai jamais pu trouver à ce mariage d’autre raison que l’importunité à laquelle, à seize ans, ma pauvre sœur ne sut pas résister. C’est à ces différens motifs, si peu suffisans pour faire prendre une résolution dans la seule grande question de la vie des femmes, qu’il faut attribuer le peu de bonheur que mes sœurs ont trouvé dans leur intérieur et l’empressement avec lequel elles ont profité des facilités que leur donnait la religion protestante et les usages de leur pays, pour rompre des nœuds aussi mal assortis que légèrement formés.

Ma mère, après le mariage de ses filles, se trouva séparée des deux aînées qui passèrent plusieurs années à voyager. La duchesse d’Acerenza et moi, nous lui restions ; mais ma mère souvent mécontente de son gendre, et trouvant dans son cœur plus d’inquiétude pour le bonheur de sa fille qu’elle ne voyait dans sa position de moyens de l’assurer, fut au moment d’accepter les propositions d’un second mariage, qui lui furent faites par le duc d’Ostromanie, oncle du roi de Suède et frère du duc de Sudermanie, qui depuis a été roi[40]. Ce prince avait vu ma mère à Karlsbad et avait conservé une impression si forte de sa douceur et de ses agrémens, qu’aussitôt l’année de veuvage révolue, il lui offrit sa main.

Mais je n’avais que sept ans ; mes tuteurs n’auraient pas consenti à me laisser élever en Suède ; d’ailleurs, la rudesse du climat aurait nui à ma faible santé. D’un autre côté, ma mère sentait le bonheur de l’indépendance, d’autant plus complet pour elle, que le testament de mon père et la noble conduite de l’empereur Paul lui avaient assuré un douaire plus considérable que celui de presque aucune princesse d’Allemagne. Toutes ces considérations, parmi lesquelles sûrement sa tendresse pour moi tint la première place, lui firent, après quelques jours d’hésitation, refuser l’honorable proposition du prince de Suède. Renonçant alors pour toujours à toute idée de s’engager dans de nouveaux liens, elle arrangea sa vie d’une manière à la fois douce et convenable. Elle résolut de passer les étés à Lobichau, cette même maison de campagne en Saxe dont j’ai parié, et de s’établir l’hiver dans une grande ville qui pût lui offrir les ressources nécessaires à mon éducation. Presque toute ma fortune était en Prusse, mon avenir devait naturellement m’y fixer ; ma marraine nous y appelait de tous ses vœux. Mes tuteurs, à la tête desquels était le Roi, montraient plus qu’un désir à cet égard, et ma mère, que des relations d’amitié avec plusieurs membres de la famille royale y attiraient, fixa son choix sur Berlin.

Peut-être n’est-il pas hors de propos de dire ici ce que j’étais, ou plutôt ce que je me souviens d’avoir été au moment où commence véritablement mon éducation. Petite, fort jaune, excessivement maigre, depuis ma naissance toujours malade, j’avais des yeux sombres et si grands qu’ils étaient hors de proportion avec mon visage réduit à rien. J’aurais décidément été fort laide si je n’avais pas eu, à ce que l’on disait, beaucoup de physionomie ; le mouvement perpétuel dans lequel j’étais faisait oublier mon teint blême, pour faire croire à un fond de force que l’on n’avait pas tort de me supposer. J’étais d’une humeur maussade et, à ma pétulance près, je n’avais rien de ce qui appartient à l’enfance. Triste, presque mélancolique, je me souviens parfaitement qu’alors je souhaitais mourir pour retrouver mon père qui, s’il avait vécu, m’aurait offert la protection dont je croyais avoir besoin. Du reste, j’étais parfaitement ignorante, quoique très curieuse, mon seul savoir se bornait à parler couramment trois langues : le français, que j’avais attrapé dans le salon ; l’allemand, qui m’arriva par l’antichambre, et l’anglais que j’apprenais à travers les gronderies et les coups d’une vieille gouvernante qu’un ami avait fait placer auprès de moi depuis ma naissance, et qui se maintenait dans la maison par la faiblesse de ma mère, à qui sans doute on laissait ignorer les traitemens fort rudes qu’elle exerçait envers moi.

Cette Anglaise n’était cependant pas une méchante personne ; mais dénuée, au plus haut degré, de toute espèce de sens commun, elle croyait que la seule manière d’ouvrir l’esprit des enfans était de les battre ; et que, pour les rendre sains, il fallait les laisser courir tout nus et les tremper dans de l’eau à la glace. Dans le Nord, et avec des nerfs très irritables, ce régime a failli me tuer. Je ne me tirai de l’imbécillité, à laquelle les coups de cette vieille femme m’auraient infailliblement conduite, que par une révolte ouverte, qui me faisait passer pour fort méchante, tandis que, en vérité, le seul motif de ma colère était le seul besoin de repousser la cruauté, je dirais maintenant la démence dont j’étais victime. Depuis, j’ai pardonné de bon cœur tous les coups de verges dont mon petit corps avait si souvent porté les sanglantes marques ; et même j’ai retrouvé avec assez de plaisir cette pauvre vieille folle qui m’aimait à sa manière, laquelle, Dieu merci, est celle de bien peu de gens.

Cet absurde système d’éducation, les corrections peu réfléchies me rendaient malade et raidissaient de plus en plus mon caractère au lieu de le former. J’étais obstinée, enragée et surtout blessée au plus haut degré des punitions multipliées que l’on m’infligeait, et dont nos domestiques étaient journellement les témoins. Je savais que j’étais l’objet de leur pitié, et ne m’en sentais que plus humiliée ; enfin, je ne crois pas qu’il fût possible de trouver un plus désagréable et plus malheureux enfant que je ne l’étais à sept ans.

Si tout en aimant beaucoup ma mère, en rendant justice à ses rares qualités, en la prisant bien haut et la mettant bien à part, je ne suis cependant jamais arrivée avec elle à des relations précisément filiales, j’en attribue la cause première à ce temps d’oppression dont ma jeune tête lui faisait intérieurement quelques reproches. Je ne pouvais savoir que, jeune et charmante encore, le monde, dont elle avait peu joui du vivant de mon père, l’attirait puissamment ; qu’il était assez naturel qu’une enfant sombre, maussade et qu’on lui dépeignait opiniâtre et méchante, ne méritât pas de sa part beaucoup d’attention et de soins, et qu’il était par conséquent assez simple que je restasse dans un coin à ne me faire aimer de personne. Je sentais vivement que je n’intéressais qui que ce fût ; mais j’étais trop irritée pour faire le moindre frais, la moindre avance ; au contraire, je repoussais avec colère les paroles douces que de loin en loin on m’adressait, car je les croyais dictées par la pitié et non par l’affection.

Certes une grande partie de mes défauts datent du commencement de ma vie, et je ne sais s’il me serait resté une seule bonne disposition, sans le changement qui eut lieu, à cette époque, dans mon éducation. Un homme, aussi fameux par ses vices et ses bassesses que par le grand empire qu’il exerça sur plusieurs personnages marquans, fut la cause principale de ce qu’on me mit dans une meilleure route.

Ma famille tout entière était sous le charme de ce baron d’Armfeld[41]si fatal au repos de ceux dont il se disait l’ami. Il gouvernait despotiquement notre intérieur ; mais son règne fut court et ne laissa d’heureux souvenirs que dans ma vie. Etonné qu’à près de sept ans je ne susse pas lire, il voulut s’assurer lui-même si mon ignorance tenait à de la mauvaise volonté, à de la stupidité, ou à quelques défauts dans la manière de m’enseigner. Il me fit connaître mes lettres ; je les appris en si peu de temps, mes progrès furent si rapides, qu’il assura ma mère qu’il y aurait moyen de tirer quelque parti de moi, et qu’il était bien temps de me donner une gouvernante instruite et capable de me diriger. M. d’Armfeld faisait autorité dans cette question, il avait une fille charmante et bien élevée. Il mit donc l’instruction à la mode dans la maison, et aussitôt on chercha partout la gouvernante à laquelle on voulait confier le petit monstre, qui, en huit jours, avait appris à lire comme une grande personne.

Le peu d’influence que ma mère avait eue sur l’éducation de ses autres enfans, fit naître en elle le désir de prouver, par moi, que mon père avait eu tort de ne pas lui en laisser davantage. Pour réparer le temps perdu et la négligence singulière dont on commençait à se repentir, on passa, comme c’est assez l’ordinaire, d’un excès à un autre : le conseil assemblé résolut de faire de moi un petit phénix qui, on n’élevait pas le moindre doute, ferait un jour un honneur prodigieux à la famille. Une bonne gouvernante, qui eût été fort suffisante pour un enfant, ne parut pas donner assez d’éclat à cette éducation que l’on annonçait avec une grande pompe ; on lui adjoignit donc un précepteur et, dès mon arrivée à Berlin, je dus me soumettre à deux puissances rivales et qui bientôt se déclarèrent la guerre, car l’abbé Piattoli et Mlle Hoffmann, qui avaient commencé par s’aimer trop, finirent par se détester. Après leur brouillerie, il ne resta de commun entre eux qu’une affection passionnée pour moi ; cette affection, poussée jusqu’à la jalousie, fut même la première cause de leurs discussions ; j’ajouterai que leurs caractères et leurs opinions étaient, d’ailleurs, si naturellement et si fortement opposés, que je ne savais comment me tirer de l’embarras d’obéir à des volontés si contraires. Ma gouvernante, quand je voulais suivre les conseils de l’abbé, était à l’instant saisie d’horribles attaques de nerfs ; l’abbé, quand je voulais le contredire, s’emportait contre le système absurde que Mlle Hoffman avait adopté. Je finis par me familiariser avec les maux de nerfs de l’une et les sorties de l’autre, et je ne prenais de tous deux que ce qui, à mon propre jugement, me paraissait raisonnable, et ce qui, surtout, se trouvait de mon goût ; bien sûre que j’étais d’avoir toujours un des deux pour m’approuver et me défendre.

Peut-être comprendra-t-on mieux par qui et comment j’ai été élevée si je dis quelques mots de la vie, assez singulière, des deux personnes auxquelles j’étais confiée. Scipion Piattoli, Florentin de naissance, avait d’abord été attaché à l’éducation d’un jeune Polonais[42]avec lequel il était venu d’Italie à Varsovie ; plein d’esprit, d’une instruction prodigieuse et universelle, d’un caractère souple, de manières nobles et polies : très favorable aux progrès des doctrines révolutionnaires, dont il était fort occupé ; il ne tarda pas à être remarqué par le roi Stanislas, dont il devint le bibliothécaire et le secrétaire intime. Il fut le rédacteur principal de la Constitution du 3 mai[43], tort immense aux yeux de l’impératrice Catherine qui le persécuta cruellement. Jeté dans les cachots d’une obscure forteresse, il ne dut sa liberté qu’aux efforts généreux et persévérans de ma mère, à qui il avait été utile dans le voyage qu’elle avait fait à Varsovie pour les intérêts de mon père. Elle le recueillit chez elle au sortir de prison ; tant de bienfaits excitèrent vivement sa reconnaissance et il se chargea avec plaisir de la partie sérieuse et élevée de mon éducation.

Mlle Hoffmann était Allemande ; elle avait dans sa première jeunesse dû épouser un Français qu’elle avait connu à Mannheim et qu’elle suivit à Paris. Au moment de se marier, le jeune homme mourut. Dans sa profonde douleur, elle se persuada que la religion catholique lui offrait plus de consolations que la religion protestante ; elle abjura et se retira dans un couvent avec l’intention de se consacrer uniquement à Dieu. Mais, peu de jours avant sa prise d’habit, elle se dégoûte subitement de la catholicité et de la vocation religieuse, quitte le couvent, la ville, le pays, et arrive je ne sais trop comment en Pologne où elle devient gouvernante de Mlle Christine Potocka. Bientôt après, les prisons de Russie s’étant ouvertes pour cette jeune personne qui voulut y suivre son père, Mlle Hoffmann, séparée de son élève, accepta avec plaisir la proposition qui lui fut faite de s’occuper de moi. Sa manière d’enseigner était heureuse, ses sentimens étaient généreux et son caractère élevé, mais avec plus d’imagination que d’esprit, plus de savoir que de discernement, plus d’emportement que de volonté, avec un cœur ardent, une humeur inégale et impérieuse, elle paraissait plus appelée à donner une éducation brillante qu’une raisonnable.

Malgré les inconvéniens réels et multiples qui résultaient pour moi du caractère de mes entours et de leurs divisions, inconvéniens que je sentais peu alors, mais dont j’éprouve encore aujourd’hui les suites, je me trouvais fort heureuse comparativement aux années précédentes.

Mlle Hoffmann, passionnée pour l’Émile, me faisait en grande partie suivre le régime sanitaire indiqué dans cet ouvrage[44], il me réussit assez bien : je repris bientôt des forces et des couleurs, et je suis convaincue qu’à sept ans comme dans tout le cours de ma vie, je n’ai jamais été malade que de contrariétés. On me donna des maîtres d’agrémens, j’en faisais peu de cas et je ne cherchais guère à profiter de leurs leçons. Aussi, suis-je arrivée à danser en mesure, les pieds en dehors, sans avoir jamais appris un seul pas. J’aime beaucoup la bonne musique, je crois la sentir, mais je dois les impressions qu’elle produit sur moi âmes nerfs et à mon organisation plutôt qu’à ma science dans cet art, car mon maître de musique était, de tous mes maîtres, celui qui se plaignait le plus de mon inattention et de l’insupportable ennui que je montrais dès le premier quart d’heure de ma leçon de piano.

J’aurais aimé le dessin, il m’aurait amusé et j’eusse, je crois, fait des progrès, sans une vue très basse que je fatiguais beaucoup d’ailleurs. J’abandonnai mes crayons, pour ne plus les reprendre, durant une espèce de cécité qui me voua, pendant plusieurs mois, à la plus complète oisiveté. J’avais de grands succès dans les ouvrages de l’aiguille ; on me faisait coudre et broder pendant les lectures d’histoire qui remplissaient nos soirées et dont je chargeais Mlle Hoffmann ou l’abbé. Je suis restée bonne ouvrière et cela me plaît.

J’appris bientôt à écrire les trois langues que je parlais. Je calculais supérieurement à dix ans, ce qui donna l’idée de m’apprendre l’algèbre et les mathématiques. J’ai employé beaucoup de temps à ces études que je préférais à tout. A treize ans, je passais, avec un bonheur et un amour-propre singuliers, de fréquentes soirées à l’observatoire de Berlin, avec le fameux astronome Bode[45], qui m’avait prise en amitié. Mais maintenant que le monde, ses joies et ses douleurs, ont depuis longtemps effacé toute ma petite science, je regrette que l’on m’ait laissé donner un temps précieux, aujourd’hui perdu sans retour, à des études si inutiles dans la vie, quand on ne les continue pas, et si fatigantes pour les autres, dans une femme, quand on les pousse trop loin. Mais, d’une part, je me sentais entraînée à cette étude par une remarquable facilité, et de l’autre, on trouvait, avec assez de raison peut-être, qu’il y avait quelque avantage à tempérer une nature à la fois ardente et mobile par des études sèches et abstraites. En dernier résultat on n’a rien calmé, mais on a donné à mon esprit un besoin de tout creuser et à mes raisonnemens assez de méthode pour les faire contraster, d’une manière singulière et souvent pénible, avec le mouvement de mon imagination et l’impétuosité de mon caractère.

Je lisais beaucoup et beaucoup trop. L’abbé Piattoli avait une bibliothèque pleine de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d’un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages, signalés et interdits, l’abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l’échelle, je passais mes récréations à parcourir toute sorte de fatras et de bonnes choses. Mlle Hoffmann arrivait et me grondait : du haut de l’échelle, je la laissais dire et, lorsque je la voyais faire mine de m’atteindre, je m’élançais sur le corps de bibliothèque que j’escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d’ici les bustes d’Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place et d’où je négociais pour descendre, ce qui n’avait lieu qu’après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m’intéressait. Je n’aimais pas la promenade, et il n’y avait d’autre moyen de me faire sortir qu’en me promettant de me laisser grimper aux arbres et polissonner tout à mon aise, ce que je faisais à un tel excès que je revenais habituellement tout écorchée. Je n’avais pas d’enfant de mon âge autour de moi, leur société m’ennuyait parce que mon plus grand plaisir était, ce qu’il est encore, de causer. Je croyais comprendre ce que disaient les personnes plus âgées que moi, et je ne cherchais qu’elles. Les deux compagnes dont je m’arrangeais, avaient chacune sept ou huit ans de plus que moi. Elles partageaient mes leçons et nous sommes restées amies quoique, dans mes jeux turbulens, je ne les ménageasse guère et que dans les études qui étaient de mon goût je les surpassasse toujours.

Je voyais peu ma mère ; elle voyageait une grande partie de l’été et, l’hiver, elle allait beaucoup dans le monde. Quoique je demeurasse sous le même toit qu’elle, je savais beaucoup trop que la maison m’appartenait, que j’étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses, et qu’enfin mon établissement était complètement séparé du sien. J’allais le matin lui baiser la main ; de temps en temps, elle venait dîner chez moi : c’est à quoi se bornaient nos rapports.

Ma mère aimait l’abbé, mais elle craignait ma gouvernante ; la présence de celle-ci qui ne voulait jamais me perdre de vue pour conserver tout son empire lui était trop importune pour que le plaisir de me voir pût l’emporter sur la gêne qu’elle rencontrait. Cet empire de ma gouvernante était réel et je le trouvais doux, parce qu’il était fondé sur sa tendresse pour moi et sur l’indépendance qu’elle me laissait dans les petites choses qui m’intéressaient alors et qui flattaient trop mon goût pour que le souvenir, que Mlle Hoffmann supposait que j’en conserverais, n’assurât pas à sa facilité et à son indulgence un crédit puissant sur moi.

Mon éducation religieuse était nulle ; je ne faisais point de prières, car je n’en savais pas. Je n’avais été qu’une fois à l’église, un jour que le prédicateur était fort mauvais. La simplicité des temples protestans n’avait rien qui pût occuper mes regards, et, après m’être endormie au sermon, je déclarai ne vouloir plus y retourner. Ni Mlle Hoffmann, qui, après avoir eu deux religions, était restée sans en professer aucune, quoiqu’elle ne fût pas cependant tout à fait incrédule, ni l’abbé, qui croyait que Condillac et les idées métaphysiques étaient des guides plus sûrs que l’Evangile, ne me contrariaient sur mon dégoût pour l’office divin.

Voilà bien exactement et trop longuement sans doute ce que j’étais à douze ans. Mon éducation fut trop bizarre pour que je ne reporte pas sur elle les fautes trop nombreuses de ma jeunesse. Je ne suis pas fâchée de bien faire connaître les excuses, car je sens que bientôt je vais avoir besoin de les faire valoir.

C’est dans ce temps que j’entendis parler pour la première fois d’un procès considérable que nous avions, mes sœurs et moi, en Russie contre mes cousins qui nous disputaient une partie des sommes accordées à mon père en indemnité de la Courlande. Quoique l’espèce de transaction faite avec mon père fût déjà ancienne, les stipulations qu’elle contenait n’étaient point exécutées ; nous n’avions rien reçu. Prouver que nous avions seules droit à cet argent et le retirer promptement d’un pays où la propriété n’est guère plus en sûreté lorsqu’elle est reconnue que quand elle est contestée, était d’un intérêt immense pour nous. M. de Gœckingk, conseiller intime au service du roi de Prusse et l’un de mes tuteurs, partit pour Pétersbourg comme fondé de nos pouvoirs : mais ne sachant pas le russe, et parlant très mal le français, il désira se faire accompagner de quelqu’un qui pût suppléer à ce qui lui manquait. L’abbé Piattoli lui parut ce qu’il y avait de mieux pour l’aider dans sa mission. Celui-ci, quoique peiné de me quitter, était cependant si fatigué des scènes continuelles de Mlle Hoffmann, qu’il n’hésita pas à donner à ma famille, en entreprenant ce pénible voyage, une nouvelle preuve de son dévouement.

Les personnes assez malencontreuses pour avoir des affaires en Russie savent qu’il est possible d’y user une vie tout entière à la défense de ses intérêts, sans obtenir, je ne dis pas justice, mais une solution quelconque. Pénétré de cette triste vérité, le pauvre abbé me quitta les larmes aux yeux, sentant bien qu’il se séparait de moi pour longtemps et qu’il me quittait précisément à l’âge où sa surveillance et ses conseils devraient le plus contribuer à donner à mon esprit et à ma raison la direction qu’il aurait voulu leur imprimer.

La présence de M. Piattoli contrariait Mlle Hoffmann ; elle se sentit allégée par son départ, et ne garda plus de mesure ni dans l’encens qu’elle me prodiguait, ni dans l’éloignement où sa jalouse affection me tenait de ma mère. Aimant assez la société lorsqu’elle y tenait une place première, elle s’en composa une qu’elle réunissait chez moi et dans laquelle elle me menait souvent ; mais ce n’était pas une société où par mon rang je fusse naturellement placée : des artistes, quelques hommes de lettres, des familles de négocians trouvaient que j’avais une fort bonne maison ; et ils avaient raison : le revenu considérable confié à Mlle Hoffmann pour mon éducation la rendait en effet fort agréable. Ma mère ne quittait guère sa sphère élevée et brillante pour trouver chez moi des personnes avec lesquelles elle n’avait aucun rapport, et lorsqu’elle voulait que j’allasse dîner ou souper chez elle, Mlle Hoffmann élevait des difficultés, prétendant que les distractions du grand monde portaient du trouble dans mes études. Je n’avais garde de la contredire : je me trouvais si bien dans le petit cercle dont elle m’avait entourée. J’y étais toujours, et à une grande distance, la première ; on me flattait, on me gâtait. Il était très simple que j’aimasse mieux rester chez moi et mettre à contribution les talens et l’empressement de tous ceux qui m’environnaient que d’être en petite fille dans un coin du salon de ma mère, avec une gouvernante dont le maintien était aussi gêné que le mien ennuyé. Je n’avais de relations analogues à mon âge et à ma position qu’avec les enfans de la princesse Louise[46]et avec ceux de la Reine ; car il n’y avait pas moyen de refuser de me mener au château et au palais Radziwill quand j’y étais demandée. La Reine mère, la jeune Reine, tous les princes me traitaient comme si je leur eusse appartenu. Ma marraine était toute maternelle pour moi, la vieille princesse Ferdinand me gâtait à l’excès, et le jeune prince royal[47], enfant aussi spirituel qu’il est devenu un prince distingué, m’avait prise dans la plus vive amitié : un an de plus que lui m’avait donné une sorte d’autorité sur son naturel indompté. Nous avions les mêmes maîtres et nous les faisions nos ambassadeurs ; c’était un échange innocent et continuel de dessins, de petits ouvrages, de beaux exemples d’écriture, de complimens fort tendres. J’ai conservé tant de reconnaissance pour cette aimable famille, j’ai été si respectueusement touchée de l’honneur qu’elle a désiré me faire en souhaitant mon mariage d’abord avec le prince Henri[48], frère du Roi, et plus tard avec le prince Auguste[49], son cousin, je me trouve encore si flattée des regrets qu’elle a témoignés lorsque mon étoile m’a arrachée de la Prusse, que je ne pourrai jamais exprimer assez tout le dévouement et le respect que je lui ai voués.

D’après les goûts de Mlle Hoffmann, je vivais, comme je viens de le dire, dans un monde fort différent, et qui partout ailleurs aurait eu plus d’inconvéniens pour moi ; mais, à Berlin, la haute bourgeoisie offre une société pleine de savoir et de talent. Peut-être le goût n’était-il pas toujours bien sûr et la pédanterie se glissait-elle quelquefois dans nos réunions. Les Français se feront une idée juste de ce qu’elles étaient par M. de Humboldt[50], qui appartient à cette même bourgeoisie.

J’ai conservé un souvenir agréable de quelques personnes que je voyais souvent à cette époque ; je citerai particulièrement M. Ancillon[51], prédicateur distingué, auteur estimable, homme droit et éclairé, attaché depuis à l’éducation du Prince Royal, et qui jouit encore de l’amitié de son élève et du respect de ses concitoyens. Je pourrais nommer quelques femmes aimables, unissant tous les talons et toute l’instruction d’une position première à toutes les vertus domestiques d’une situation médiocre. L’Allemagne offre mille exemples de ce genre, si rares dans les autres pays. Berlin particulièrement pouvait se vanter de posséder des femmes aussi distinguées dans le monde qu’excellentes dans l’intérieur de leurs ménages, car ménage est le mot[52].

Je vais en nommer une qui n’était assurément ni sur cette ligne ni dans cette catégorie, mais qui, par le plus admirable talent et des manières parfaitement convenables, aurait pu être reçue partout, excepté chez une jeune personne : Mme Unzelmann, la plus grande actrice du théâtre allemand, l’était cependant chez moi. Les larmes que sous l’habit de Marie Stuart elle m’avait fait verser me donnèrent le désir de la voir et de causer avec elle ; mes fantaisies étaient des ordres : je la vis, la trouvai charmante, et l’emmenai même passer quelques semaines à la campagne où, dans l’absence de ma mère, nous jouions la comédie qu’elle dirigeait et à laquelle elle prenait part. L’illustre Schiller ne s’arrêtait pas à Berlin sans qu’il me fît l’honneur de venir chez moi.

Jean de Müller[53], l’historien, était un des habitués de mon salon, Iffland[54], grand acteur, auteur spirituel, homme aimable et, ce que j’ai su depuis, intimement attaché à ma gouvernante, passait sa vie chez moi. Directeur du Théâtre-Royal de Berlin, le meilleur, sans contredit, de l’Allemagne et rendu tel par ses soins, Iffland se faisait un plaisir de donner les représentations qui excitaient ma curiosité et mon intérêt. Je lui indiquais la distribution des rôles, je dirigeais ses costumes, et entre Mme Unzelmann, lui et moi, nous formions un petit comité dramatique qui me plaisait à l’excès. J’avais une loge à l’année, et il est inutile de dire que j’étais très assidue lorsqu’il jouait. Je l’applaudissais trop dans Wallenstein, je pleurais de trop bon cœur lorsqu’il paraissait dans le Roi Lear, je partageais trop sa propre gaîté dans ses rôles comiques, pour qu’il ne prît pas un plaisir particulier à montrer tout son talent devant moi. Il m’aimait réellement beaucoup ; j’ai des lettres de lui qu’il m’a écrites depuis que je suis en France, dans lesquelles il me pleure de la manière la plus touchante. On m’a souvent répété que je disais les vers allemands à merveille : c’est Iffland qui me les apprenait, et je me plais encore aujourd’hui à retrouver dans ma voix les inflexions que je prenais dans la sienne. Il a obtenu, depuis mon départ, des lettres de noblesse et la croix de l’Aigle rouge. Ces distinctions lui ont été accordées en récompense du rare désintéressement qui le porta pendant les malheurs de la Prusse à engager toute sa fortune pour soutenir le théâtre de Berlin[55].

Il fut, à la même époque, l’objet des plus mauvais traitemens de la part du maréchal Victor. Un prologue et une représentation extraordinaire par lesquels on célébrait habituellement le jour de naissance de la Reine, furent joués, malgré la présence des autorités françaises. Le duc et la duchesse de Bellune, tous deux établis dans la loge royale, montrèrent à cette occasion la plus vive colère. J’étais ce jour-là au spectacle. Le maréchal surtout, indigné de l’air de fête répandu dans la salle, des bouquets que portaient toutes les femmes et des cris de : Vive le Roi ! Vive la Reine ! qui retentissaient de toutes parts, envoya ses aides de camp arrêter Iffland, accusé par lui de fomenter ce qu’on appelait l’esprit de rébellion. Des gendarmes pénétrèrent en même temps dans la salle, mais ne purent contenir le tribut d’amour et de regrets que les habitans de Berlin étaient si heureux d’offrir à leurs souverains absens et malheureux. Je me souviens encore d’un autre jour où l’on donnait Iphigénie en Tauride, pièce dans laquelle on voit sur la scène une statue de Diane. Le duc de Bellune se met dans la tête que cette statue ne peut être que celle de la Reine, et aussitôt il envoie arracher de force aux prêtresses étonnées l’image de la déesse. Il fallut bien alors donner au maréchal une leçon de mythologie, la première que de la vie il ait probablement reçue. Ce ne fut qu’après de longues explications qu’on obtint la grâce de cette pauvre Diane de carton, qui allait être mutilée. C’est ainsi que, dans ces années de troubles, les scènes les plus ridicules succédaient souvent aux plus déplorables excès.

Mais pourquoi anticiper sur le temps ? Quel triste empressement peut me porter à arriver aux époques de crises et d’humiliations ! Est-ce moi qui puis avoir hâte de quitter des souvenirs d’illusions, de bonheur ? J’étais donc heureuse ! Oui sans doute ; mais je ne l’étais pas des joies de l’enfance, et voilà ce qui plus tard a rempli ma vie de mécomptes. Car c’est avec des goûts appartenant à un autre âge que le mien, avec un orgueil excessif, une indépendance constatée, des liens de parenté affaiblis, des idées religieuses sans force, c’est en évitant le mal, mais l’évitant par fierté, craignant le blâme, mais ne le redoutant que par hauteur, que je marchais imprévoyante et présomptueuse vers des écueils couverts de fleurs. Je me demande souvent ce qui m’attirait la touchante bienveillance dont mes jeunes années étaient entourées, tandis qu’un amour-propre exalté aurait dû, ce semble, me rendre insupportable. Ne m’est-il pas permis d’essayer de répondre à cette question et, après avoir parlé sincèrement de mes défauts, de citer les qualités qui les atténuaient et même les faisaient souvent oublier ?

Je dirai d’abord que je n’ai de ma vie élevé des prétentions que lorsque j’ai pu supposer à la malveillance l’intention de les contester, et la malveillance, mes treize ans ne l’avaient point encore rencontrée. Donner le bonheur est une manière d’exercer la puissance qui a toujours eu un grand charme pour moi : aussi dans tous les temps j’ai été la meilleure possible pour mes gens, et utile, autant qu’il dépendait de moi, à tous ceux qui me montraient de la confiance en me demandant un service ou une protection. Je n’ai jamais manqué aux règles de la politesse ; j’avais senti, dès mon extrême jeunesse, qu’elle était indispensable dans la vie. Cependant, il faut l’avouer, dans certains mauvais momens, dont je ne suis pas la maîtresse, on préférerait en moi un peu moins d’usage du monde à la dédaigneuse sécheresse de mes manières. J’admettais peu de supériorités, mais je n’étais pas assez sotte pour n’en reconnaître aucune. Celle que donnent de grandes vertus, des talens remarquables, la vieillesse, a toujours trouvé en moi l’estime et le respect qui leur sont dus. Je savais donner à ces sentimens une forme cajolante dans mon enfance et coquette dans ma jeunesse, qui flattait d’autant plus que la médiocrité n’obtenait de moi aucun hommage. Je mettais une grande importance à rendre ma maison agréable, et jamais je n’ai mieux fait les honneurs chez moi que lorsque j’avais treize ans. Enfin on jugeait trop sainement la singulière éducation que je recevais et la situation tout à part dans laquelle j’étais placée, pour ne pas me savoir gré d’avoir conservé des manières obligeantes, un langage naturel et le désir de plaire, que je ne rendais jamais assez général pour qu’il pût cesser d’être flatteur.

Chacun ayant pris le parti de ne plus voir en moi une enfant, on me trouvait une personne assez aimable, très singulière, et, par ce dernier motif, jugée avec plus d’indulgence et d’équité qu’il ne s’en rencontre habituellement dans le monde. Ne ressemblant à personne, on ne m’appliquait pas les règles générales. D’ailleurs, on croyait fermement que mon avenir appartenait à la Prusse, et tout Berlin voyait en moi une personne destinée à lui donner de l’éclat et de l’agrément. Le dirai-je ? on plaçait un amour-propre presque national dans mes succès, on se vantait de mes avantages, et j’étais pour tout le monde tellement hors de ligne que je n’ai jamais rencontré pendant huit années ni froideur, ni envie. Rien ne porte autant à la bienveillance que de la trouver partout autour de soi ; aussi je ne me souviens pas d’une seule personne qui à cette époque m’eût inspiré un mauvais sentiment. N’était-ce pas arriver bien mal préparée à la sévérité, à l’injustice des jugemens que la société française s’est plu à porter contre moi ?

  1. Ces pages sont détachées d’un volume qui paraîtra prochainement chez l’éditeur Calmann-Lévy, avec une étude de M. Etienne Lamy sur la duchesse de Dino.
  2. Ernest-Jean Bühren ou Biren, né en 1690. Sa famille, d’origine westphalienne, mais établie en Courlande, y possédait depuis plusieurs générations le domaine de Kalem-Zeem. Elle s’était créé des alliances avec quelques-unes des plus importantes familles du duché, les Lambsdorf, les Behr, les Turnouw.
  3. Anna Ivanovna, fille d’Ivan Alexéiévitch, frère de Pierre le Grand ; elle était duchesse douairière de Courlande quand elle fut appelée au trône de Russie (1730-1740).
  4. Le 12 février 1718, Anne se trouvant encore comme duchesse de Courlande à Annenhof, résidence voisine de Mitau, un petit événement s’y était passé qui devait avoir une influence capitale sur les destinées de la future impératrice et même sur celles de la Russie. Par suite de la maladie du grand maître de cour, Pierre Mikhaïlovitch. Bestoujef, un employé de la chancellerie, porta à la duchesse des papiers à signer. Elle lui dit de revenir tous les jours. Un peu après, elle en faisait son secrétaire, puis son gentilhomme de la chambre. Il s’appelait Ernest-Jean Bûhren (Waliszewski, l’Héritage de Pierre le Grand, in-8o. Paris, 1900, p. 173 et 179). En 1725, il accompagna la duchesse à Moscou pour le couronnement de Catherine 1re et lorsque Anne fut impératrice, à son tour, le favori fut tout-puissant. En 1737, il fut élu duc de Courlande par la Diète courlandaise. Le diplôme de l’élection est daté du 2-14 juin de cette même année ; il fut ratiûé le 13 juillet suivant par le roi de Pologne Auguste III. (Kruse, Kurland unter den Herzogen, 2 vol. in-8o, Mitau, t. II, p. 2.)
  5. En 1723, il épousa Benigna von Trotta-Treydem.
  6. Avant de mourir (octobre 1740), la tsarine Anna Ivanovna institua, par testament, Biren régent de l’Empire. L’héritier du trône était un enfant au berceau, l’empereur Ivan VI, fils d’Anna Leopoldovna et d’Antoine de Brunsvick-Bevern. Cette régence fut de très courte durée. Le général Munich, jaloux de la domination de Biren et de complicité avec les parens du jeune empereur, fut l’instrument de sa chute. Le duc, de Courlande fut condamné à mort le 8 avril 1741, reconnu coupable, entre autres crimes, d’avoir attenté à la vie de la défunte impératrice en la faisant monter à cheval par de mauvais temps. Il devait être écartelé si un manifeste du 14 avril suivant ne fût venu convertir cette peine en un exil perpétuel.
  7. L’exil du duc de Courlande dura vingt-deux ans, puisqu’il se prolongea jusqu’à l’avènement de Pierre III (janvier 1762).
  8. Bühren devenu Biren en russe. Ce dernier nom déformé est devenu Biron, orthographe généralement adoptée.
  9. A la mort de Pierre II, dernier rejeton de la ligne mâle de Pierre le Grand, la maison de Romanof n’était plus représentée que par des femmes. Depuis l’oukase de 1721, il n’y avait plus de droit successoral et la couronne restait entre les mains du Conseil suprême, qui détenait effectivement le pouvoir. Il en disposa en faveur de la fille d’Ivan, Anne de Courlande.
  10. En exil, la duchesse de Courlande et ses filles dessinaient et faisaient des ouvrages de femmes délicats. Elles brodèrent des étoffes avec des dessins représentant des indigènes de la Sibérie et leurs industries rustiques. Une des pièces du palais de Mittau en est encore tendue.
  11. Dans le gouvernement de Tobolsk, à trois mille verstes de Saint-Pétersbourg. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une bourgade peuplée d’une centaine d’habitans.
  12. « Le maréchal de Munich n’avait arrêté le duc de Courlande que pour s’élever sur les ruines de Biren au faite de la fortune. Toujours guidé par les mêmes vues qu’il avait eues lorsqu’il engagea le duc à se faire nommer Régent, il voulait s’emparer de toute l’autorité et ne donner à la Grande-Duchesse que le titre de Régente. Il s’imaginait que personne n’oserait rien entreprendre contre lui : il se trompa. » (Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général Manstein ; nouvelle édition, Lyon, 1772, t. II, p. 111.) Le 25 novembre 1741, juste un an après la chute de Biren, Munich fut arrêté par ordre d’Elisabeth et condamné à l’écartèlement. Gracié sur l’échafaud, il fut exilé en Sibérie, à Pélim, et emprisonné dans la maison même qu’il avait fait construire pour le duc de Courlande. L’oukase qui exilait Munich rappelait Biren. On raconte que les deux adversaires se croisèrent en route aux environs de Kasan et se saluèrent sans échanger une parole. (Waliszewski, Elisabeth Ire, p. 16.)
  13. L’avènement d’Elisabeth avait rendu quelque espoir au duc de Courlande. Au commencement de 1742, il reçut, en effet, un courrier du Sénat lui annonçant qu’il recouvrait la liberté et le domaine de Wartemberg. Il quitta aussitôt Pélim et se disposait à gagner la Courlande, quand il fut arrêté en route par un nouveau message qui lui enjoignait de demeurer à Jaroslavl. L’ex-régent s’y établit dans une habitation plus spacieuse avec un beau jardin sur les bords de la Volga. On lui envoya de Pétersbourg sa bibliothèque, ses meubles, sa vaisselle, des chevaux même et des fusils, avec la permission de chasser à vingt verstes à la ronde. Ses frères et Bismarck eurent la permission de le rejoindre. Gustave Biren mourut peu après ; Charles et Bismarck paraissent avoir repris du service dans l’armée. En 1762, Biren fut appelé à la Cour par Pierre III, qui avait dû épouser sa fille Hedwige, quand il était encore duc de Holstein. Il rendit à l’ancien favori une partie de ses biens, mais lui fit savoir qu’il destinait la Courlande à son oncle Georges-Louis de Holstein. (Waliszewski, l’Héritage de Pierre le Grand, p. 309.)
  14. Petite voiture à quatre roues sans ressorts et en partie recouverte d’une bâche ; elle est en usage chez le paysan russe.
  15. En janvier 1763. Le duché de Courlande était resté sans maître jusqu’en 1758. A cette date, le prince Charles de Saxe, fils d’Auguste III, fut élu sur la demande d’Elisabeth. Pierre III, en 1762, se proposait de donner le duché à un membre de sa famille, quand arriva le coup d’État qui fit passer le pouvoir aux mains de sa femme. Catherine II ne voulait ni du prince de Saxe, ni du prince de Holstein. Elle résolut de rétablir Biren, qui abdiqua en 1769 en faveur de son fils et mourut en 1772. Il est enterré à Mittau, où on peut le voir dans les caveaux du palais, embaumé, vêtu de ses plus beaux habits, chamarré de ses croix, étendu dans son cercueil ouvert, le visage grimaçant sous une perruque blanche. (Ernest Daudet, Histoire de l’émigration. Les Bourbons et la Russie pendant la Révolution française, in-8o. p. 129.)
  16. Le duc Pierre naquit en 1724. En 1769, son père abdiqua en sa faveur. A la mort de l’ex-régent, il hérita de la Courlande, qu’il gouverna jusqu’en 1795, date à laquelle il abdiqua à son tour.
  17. Né en 1728, mort en 1801 à Kœnigsberg. Le prince Charles a fait souche de la ligne des princes actuels de Courlande.
  18. Le duc Pierre épousa en 1765 Caroline-Louise, princesse de Waldeck, d’avec laquelle il divorça en 1772. En 1774, il épousa Eudoxie, princesse Jessupof, dont il se sépara en 1778 ; en 1779, Anne-Dorothée de Médem, comtesse du Saint-Empire (1761-1821).
  19. Le duc, accompagné de sa femme et de sa fille aînée, partit pour l’Italie le 6 août 1784. Il passa l’hiver à Naples, vint à Rome pour les cérémonies de Pâques et retourna à Naples et à Ischia passer le printemps de 1785. A Rome, le duc fit frapper une médaille pour commémorer le dixième anniversaire de l’Académie qu’il avait fondée à Milan. A Bologne, il fonda un prix de 1 000 ducats que l’Académie des sciences devait décerner sous forme de médaille.
  20. Les princesses Wilhelmine, Pauline, Jeanne et Dorothée. En 1790, le duc avait perdu un fils âgé de trois ans et qui eût été le prince héritier.
  21. Le duc Pierre mourut à Gellenau dans le comté de Glatz, en Silésie, non loin de la frontière de Bohême, le 13 janvier 1800. Il fut inhumé à Sagan.
  22. Lors du dernier partage de la Pologne, en 1795, la Russie s’annexa la Courlande. Le duc Pierre abdiqua moyennant une pension de 25 000 ducats, un douaire pour sa femme, et un prix d’achat de deux millions de roubles.
  23. Au château de Nachod.
  24. Au château de Löbichau, en Saxe-Altenburg.
  25. Sagan avait appartenu à Wallenstein. A sa mort (1634), le duché devint la propriété des princes de Lobkowitz. Le prince Ferdinand de Lobkowitz mourut en 1784, laissant un fils mineur. C’est aux tuteurs du jeune prince que le duc Pierre de Courlande acheta Sagan en 1786, pour un million de florins. Frédéric II était très désireux de voir le duc s’établir en Allemagne et pour faciliter cette acquisition il changea le fief masculin en fief féminin, parce que le duc de Courlande n’avait pas d’héritier mâle. A la mort du duc, Sagan fut administré par la duchesse de 1800 à 1805. La princesse Wilhelmine en hérita. A sa mort (1839), le duché passa à la princesse Pauline ; elle le céda en 1844 à la princesse Dorothée, duchesse de Dino, qui prit alors le titre de duchesse de Sagan.
  26. Le Bober, affluent de l’Oder, sujet à des crues rapides.
  27. Affranchis de la souveraineté immédiate de l’Empereur.
  28. Frédéric-Guillaume II mourut le 16 novembre 1797, laissant en effet les finances en pleine détresse. La dette s’élevait à plus de 40 millions de thalers.
  29. Leipelt, ouvrage cité, p. 168.
  30. La guerre de 1806 fut particulièrement ruineuse pour le duché de Sagan. Pendant les guerres de l’Empire la ville fut plusieurs fois pillée. La guerre de 1813 à 1815 coûta à la ville seule 65 000 thalers.
  31. Louis-Ferdinand, prince de Prusse, neveu du Grand Frédéric, né en 1772, fut tué à Saalfeld dans un combat d’avant-garde (octobre 1806).
  32. Elle avait épousé le prince Antoine Radziwill (1775-1839).
  33. Frédéric-Guillaume III (1797-1840).
  34. Le prince Henri de Prusse était frère du Grand Frédéric. Né en 1726, il mourut en 1802.
  35. Le roi Frédéric-Guillaume III.
  36. Ministre des Affaires étrangères du roi de Prusse de 1793 à 1804. Il passa le portefeuille au baron de Hardenberg et fut, en 1805, choisi par le Roi pour porter à Napoléon la déclaration arrêtée avec la Russie par la convention de Potsdam (3 novembre). On l’accusait d’être partisan de la politique napoléonienne.
  37. Sur le prince Louis-Ferdinand et Pauline Wiesel, Briefe des Prinzen L. F. von Preussen an Pauline Wiesel, Leipzig, 1865. Introduction de 50 pages. Le volume contient 12 lettres du prince à Pauline et une lettre à Henriette Fromm ; il contient en outre des lettres de A de Humboldt, de Rahel Varnhagen, de Gentz, à Pauline Wiesel et trois lettres de Pauline en français, datées de Saint-Germain-en-Laye (4 août 1838 et 14 avril 1848), et de Paris (22 mars 1848) ; voyez aussi Gentz : Schriften, édités par Schlesier ; et Karl Hillebrand, dans la Revue du 1er mai 1870.
    Le prince Louis eut deux enfans d’Henriette Fromm, un fils et une fille, qui furent anoblis en 1810, sous le nom de Wildenbruch.
  38. Le mariage de la princesse Wilhelmine eut lieu le 28 juin 1800, celui de la princesse Pauline le 26 avril 1800. La princesse Jeanne ne se maria que l’année suivante, le 18 mars 1801.
  39. La reine Caroline, sœur de Marie-Antoinette.
  40. Gustave III, assassiné en 1792 (mars), laissa un fils mineur qui monta sur le trône sous le nom de Gustave-Adolphe IV. Une régence était nécessaire ; elle fut confiée au duc de Sudermanie. Lors de la révolution de 1809, Gustave IV fut banni du royaume et le duc de Sudermanie élu roi par la Diète sous le nom de Charles XIII.
  41. Le baron d’Armfeld (1757-1814), favori du roi de Suède Gustave III, qui le chargea de nombreuses négociations et missions politiques. Après la mort de Gustave III, assassiné en 1795, il eut avec le duc de Sudermanie d’inextricables démêlés, fut accusé de trahison, condamné à mort par contumace. Pendant tout le temps que dura sa disgrâce, il séjourna en Allemagne et surtout à Berlin. Gustave-Adolphe IV, à son avènement, lui rendit biens et dignités et le combla de faveurs.
  42. Le prince Henri Lubomirski.
  43. La Constitution du 3 mai 1791.
  44. Voyez Appendice IV.
  45. Né à Hambourg en 1747, il fut appelé à Berlin par Frédéric II et nommé membre de l’Académie des sciences. Il mourut en 1826. La loi de Bode donne les distances des planètes au soleil.
  46. Sœur du prince Louis-Ferdinand, mariée en 1796 au prince Antoine Radziwill, duc d’Odyke et de Nieswiez. Elle mourut en 1836. Elle était la marraine de la princesse Dorothée et c’est sous les auspices de ce souvenir que fut conclu à Sagan, en 1857, le mariage de Mlle Marie de Castellane, petite-fille et filleule de la duchesse de Sagan, avec le petit-fils de la princesse Louise de Prusse, le prince Antoine Radziwill.
  47. Il régna plus tard sous le nom de Frédéric-Guillaume IV (1840-1861).
  48. Né en 1781, mort en 1846. Il était le troisième fils de Frédéric-Guillaume.
  49. Le prince Auguste de Prusse était frère du prince Louis-Ferdinand. Il fut fait prisonnier au combat de Prentzlow, le 6 octobre 1806, par le vicomte de Reiset et conduit en France comme prisonnier d’État. Sur le séjour du prince Auguste de Prusse au château de Coppet et sur son projet de mariage avec Mme Récamier en 1807, voir le livre très documenté de M. Herriot, Madame Récamier et ses amis, Paris, in-8. 1904, t. I, p. 171 et suiv.
  50. Il s’agit ici de Guillaume de Humboldt, et non d’Alexandre son frère. Guillaume de Humboldt (1767-1835) représente au plus haut degré le type de l’homme très cultivé (hochgebildeter Mann) qui, avec un grand fond d’instruction première, a su s’assimiler toutes les idées de son temps. Il fonda l’Université de Berlin (1810) et fut ministre plénipotentiaire de la Prusse au Congrès de Vienne. C’est là qu’il reverra la princesse Dorothée de Courlande, devenue duchesse de Dino, qui accompagna le prince de Talleyrand, son oncle, au Congrès. L’Académie royale de Berlin vient de publier une édition de ses œuvres complètes qui ne compte pas moins de 5 vol. in-8. Si les écrits philosophiques de G. de Humboldt n’ont guère franchi les limites du monde savant, ses écrits politiques (Politische Denkschriften, t. X-XII, formant 4 vol. de l’édition citée) ont exercé une profonde influence sur la formation de l’Allemagne contemporaine. Une œuvre d’un autre genre, mais célèbre en Allemagne, nous donne une idée de ce qu’il devait être dans ses relations du monde. Ce sont ses Briefe an eine Freundin, qui contiennent toute une philosophie du bonheur puisé dans le parfait équilibre de l’âme. Les Lettres à une amie sont adressées à Charlotte Diede, personne d’une grande beauté, qu’il connut aux eaux de Pyrmont au temps où il était étudiant, dont il fut très amoureux pendant trois jours et à qui il écrivit régulièrement jusqu’à la fin de sa vie. Et c’est en vain qu’on chercherait dans cette correspondance intime un mot de nature à compromettre la mémoire d’un philosophe.
  51. Jean Pierre-Frédéric Ancillon (1767-1837) était issu d’une ancienne famille de Metz, émigrée en Prusse après la révocation de l’Édit de Nantes. Il avait fait un assez long séjour à Paris pour y achever ses études. A Berlin, il exerçait les fonctions de pasteur ; prédicateur très éloquent, il était lié d’amitié avec les plus illustres de ses contemporains. Plus tard, et quoique immigré, il devint président du Conseil des ministres de Prusse (1831). Son Tableau des révolutions du système politique de l’Europe depuis la fin du XVe siècle (Berlin, 1803-1805), ouvrage aujourd’hui bien oublié, eut alors un grand succès et le plaça au premier rang des historiens de son temps.
  52. Sur la société de Berlin à cette époque, on peut consulter les Souvenirs de Henriette Herz et de Rahel Varnhagen, déjà cités ; les Tagebücher de Varnhagen (14 vol., 1866-1870), Leipzig ; Geiger, Berlin 1688-1840 ; Geschichte des geistigen Lebens der preussischen Hauptstad. Berlin, 1895, t. II, p. 186-206 ; Gesellschaften und Clubs ; K. Hillebrand, La société de Berlin, de 1789 à 1815, dans la Revue du 15 mars 1870. Voici ce qu’il dit en particulier de la maison de la duchesse de Courlande, d’après les Mémoires de Henriette Herz : « La duchesse de Courlande… était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin, qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée parmi les hommes et qui osa disputer aux riches Juives (Mmes de Grotthuis et d’Eybenberg, filles du banquier Cohen, et surtout Henriette Herz, la Récamier allemande, et Rahel Levin, mariée à Varnhagen), le droit d’accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi et l’aristocratie prussienne mit autant d’amour-propre à se distinguer par l’esprit et par la culture de l’esprit que naguère elle en avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de Mme de Courlande réunissait toutes les classes de la société et les distinctions religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens, savans et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela s’y rencontrait, s’y confondait, car la duchesse s’attachait à placer ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières avec lesquelles l’habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet exemple fut contagieux et eut d’excellens résultats pour le rapprochement des classes. C’est dans cette maison que se rencontrèrent Rahel et le prince Louis-Ferdinand, Mme de Staël et Auguste-Guillaume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse de Radziwill, sœur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Müller, le célèbre historien, Mme de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mirabeau, Genelli, le peintre, et Gualtieri, l’humoriste, Frédéric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l’Allemagne ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe ; en un mot, tout ce que Berlin comptait de distingué par l’esprit. » — « Il fallait, ajoute Henriette Herz, l’indépendance, l’énergie, l’esprit et le tact de la duchesse pour ne pas échouer dans une pareille entreprise… C’est dans la maison de la duchesse de Courlande que Mme de Staël fit choix d’un petit nombre d’amis qui devinrent ensuite ses familiers à elle : Erinnerungen, cap. XV : Die Herzogin Dorothea von Kurland und ihr Haus (p. 186-195).
  53. Jean de Müller (1752-1809), Suisse d’origine, fut d’abord conseiller aulique à Vienne ; en 1894, il vint à Berlin en qualité d’historiographe du roi de Prusse. En 1807, Napoléon le fit nommer, par le roi Jérôme, ministre secrétaire d’État du royaume de Westphalie. L’œuvre principale de Jean de Müller est l’Histoire de la Confédération suisse, qu’il laissa inachevée.
  54. Mme de Staël, qui l’avait vu jouer à Berlin, dit de lui : » Il est impossible de porter plus loin l’originalité, la verve comique et l’art de peindre les caractères que ne le fait Iffland dans ses rôles. Iffland fut en outre un auteur dramatique fécond. L’édition complète de ses œuvres ne comprend pas moins de 24 volumes (édit. de Vienne, 1843).
  55. Iffland fut directeur du théâtre de Berlin de 1796 à 1814.