Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/5

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1793

Notre intention, en partant de Trèves, était de nous rendre en Hollande, à Nimègue, où j’avais un parent riche. Ma bisaïeule était de la noble famille Des Villattes, qui fut contrainte, par la révocation de l’édit de Nantes, à s’expatrier ; elle passa en Hollande. La confiscation de ses grands biens fut au profit de ma bisaïeule. Il est vraisemblable que le baron Des Villattes emporta des fonds considérables, puisqu’il eut de suite un état honorable. Son fils eut un régiment de son nom ; il était attaché à la maison d’Orange. C’était chez un descendant du baron Des Villattes que je voulais me rendre. Il avait un bel hôtel à Nimègue, une terre à deux lieues. Je savais qu’il accueillait les émigrés comme ses compatriotes, il était toujours français dans le cœur. Je ne pouvais douter du bon accueil qu’il me ferait. Mais tout ce beau projet s’évanouit avec mes espérances. Un catarrhe affreux me retint tout l’hiver à Coblentz. Au printemps, c’était le cas de l’effectuer. Mais un voyage est coûteux avec une famille. Les armées rentraient en campagne, je ne serais peut-être pas mieux là qu’où j’étais. Enfin je me décidai à rester à Coblentz.

Je louai un appartement sur la belle place de la Résidence. C’est là, en 1793, que j’appris la fin tragique de notre roi. Ma société et moi nous suivions avec une anxiété bien douloureuse l’affreux procès qu’on lui faisait. J’avoue que je ne pouvais croire que la scélératesse de la Convention fût poussée au point de condamner l’infortuné monarque ; de plus, j’espérais qu’il serait défendu par les royalistes qui étaient restés. J’avais cet espoir, il me soutenait. Cette affreuse nouvelle nous fut révélée par les gazettes. En lisant, je fis un cri d’effroi. J’étais encore au lit, il fallut me faire prendre quelque chose. Les larmes vinrent en abondance et me soulagèrent. Je dois dire que la douleur fut extrême, même parmi le peuple allemand : on ne trouvait dans les rues, dans les boutiques que gens qui pleuraient, qui maudissaient tous les Français indistinctement. Je ne sais pas jusqu’où aurait été porté le ressentiment de ce bon peuple, s’il s’était trouvé quelques mauvais Français parmi nous.

Nous étions peu de Français dans cette ville. Je me liai avec le comte et la comtesse de Pestalozzi. Tous les jours nous passions la soirée ensemble. Nous y prenions du thé, un jour chez eux et l’autre chez moi. Le comte était un homme aimable, extrêmement instruit, savant même ; sa conversation était remplie d’agrément. Nous avions admis à notre réunion le baron Du Bourg, gentilhomme très jovial. Il voyait tout en beau, et lorsque nos affaires prenaient une mauvaise tournure il trouvait le moyen d’apercevoir toujours un bon côté, dont à la fin nous pourrions sortir. Je ne voyais pas comme lui ; nous disputions souvent ; mais nos discussions en politique ne pouvaient nous brouiller. Le baron d’Ernest, commandant prussien à Coblentz et que je voyais chez le comte de Pestalozzi, se fit présenter chez moi et il fut un du nombre de ma réunion. M. de Pestalozzi m’amenait quelquefois des étrangers et je faisais de même.

Un soir que notre conversation roula sur le chapitre de la gourmandise, je dis que je ne voulais pas quitter les bords du Rhin, sans avoir mangé une carpe de sept à huit livres, prise dans ce fleuve ; que la réputation de ce poisson me rendrait vraiment honteuse de ne pouvoir dire, en rentrant en France, que je n’en avais pas goûté. On rit de mon idée et on convint qu’avant de nous séparer, il fallait aller dîner à la meilleure auberge sur le port, et que là l’objet de notre gourmandise nous serait servi. Le baron d’Ernest nous demanda de pouvoir nous offrir ce dîner. Nous le refusâmes, mais il fit tant d’instances que le comte de Pestalozzi me dit tout bas : « Nous le fâcherions sans doute de ne pas accepter. » Alors, je me rendis à ses vives sollicitations ; le jour fut fixé à quelques jours après, pour donner le temps de se pourvoir du morceau friand. Il n’avait prié que peu de personnes, le comte et la comtesse de Pestalozzi, le chevalier de Morey, gentilhomme lorrain, mon mari et moi, ce qui faisait en tout six maîtres. M. Du Bourg enrageait de ne pas être de la partie, et je me plaisais à lui donner plus de regrets en lui faisant le menu du dîner qui nous était préparé et surtout du poids énorme de la carpe. Le grand jour arriva donc. Le baron d’Ernest était au bas de l’escalier, pour me donner la main ; il me dit que c’était un beau jour que celui où il pouvait me recevoir et donner à dîner, ainsi qu’à Mme de Pestalozzi. Au bout d’une demi-heure qui s’était passée en compliments les plus affectueux, le dîner se servit : un maigre potage, trois tranches de jambon bien minces qui ne pouvaient donner qu’une bouchée à chacun. Puis vint, pour remplacer le potage, un mauvais et petit bouilli. Me réservant pour la carpe je refusai de manger de ces mets, qui furent relevés par un dindon étique qu’on ne pouvait s’arracher des dents ; un dindon au mois de mai ne peut être un bon morceau. Je disais en refusant tout : « J’attends la carpe. » Mais le pauvre dessert arriva et anéantit alors toutes les espérances. J’avoue que j’étais confondue. Mais je me dédommageai de cette mystification par mille plaisanteries. Mme de Pestalozzi me lançait des regards terribles ; son mari ainsi que le mien riaient sous cape. Le café pris, je songeais à me retirer (il fallait aller me restaurer chez moi). Quel fut mon étonnement lorsqu’on nous apporta à chacun la carte de notre dépense qui montait à six francs par tête. La figure des convives en cherchant leur bourse pour payer était vraiment à peindre. Les compliments ne furent pas longs en quittant le baron. On m’accompagna chez moi, excepté lui, et là nous convînmes de tromper notre société, en lui faisant croire que notre dîner avait été un repas splendide. Le baron Du Bourg, me sachant chez moi, vint en toute hâte. Je soutins mon rôle, me plaignis d’un violent mal d’estomac, et ma soirée fut très gaie par la petite comédie que nous jouâmes ; le baron se garda bien d’y venir. Le lendemain notre petite aventure s’ébruita par l’indiscrétion d’un convive, et M. Du Bourg vint m’accabler de ses plaisanteries, et il avait vraiment raison de se moquer de nous.

On me parla des eaux d’Ems, à deux lieues de Coblentz. Nous étions dans la saison des eaux. J’envoyai mon fidèle Saint-Jean pour me trouver un logement dans une maison bourgeoise. Il m’en trouva un chez un baron. Il était joli et moins cher que celui que je payais à Coblentz. Je m’y rendis au commencement de juin. M. et Mme de Pestalozzi me suivirent de près, ainsi que le chevalier de Morey. Vint aussi le baron d’Ernest ; mais il ne venait plus chez moi. Il n’y avait pas encore beaucoup de monde. Peu de temps après vint le comte de Schulembourg, ministre de la guerre en Prusse, sa femme et ses deux filles, dont une était malade. Je voyais cette famille dans le salon de réunion. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que le comte surtout jugeait notre Révolution autre qu’elle n’était. Ses principes étaient approchant du jacobinisme. Il blâmait son roi de s’être mêlé de nos affaires ; il ne voulait pas croire qu’un jour les Français pourraient venir troubler la monarchie prussienne, qu’en arrêtant pas le mal dans sa racine, la commotion aurait lieu. À cela il ne répondait qu’avec l’assurance du contraire. Je ne sais s’il vivait encore aux désastres de la Prusse. Ces malheureux événements lui auront fait voir que je jugeais mieux l’avenir que lui. Son opinion bien prononcée ne m’a pas permis d’être étonnée à la paix que le roi de Prusse fit avec la République française, à peu près un an après cette connaissance. Je redoutais toute conversation avec lui. Il resta à Ems jusqu’à la prise de Mayence. Cet événement fit une grande sensation ; le courrier lui en apporta la nouvelle la nuit dès trois heures du matin. Le ministre hollandais à Cologne vint frapper vivement à ma porte et me fit savoir la reddition de cette place importante ; le ministre prussien fut rejoindre son roi. Les étrangers arrivèrent en foule. Les plus marquants étaient : le prince et la princesse d’Ysembourg, la princesse de Reuss et grand nombre de femmes de qualité. Le prince d’Ysembourg, à son arrivée donna une petite fête à un endroit charmant que l’on appelait la Petite Mine, parce qu’il s’exploitait près de là une mine d’argent. On nous y conduisit dans des bateaux ornés de feuillage et suivis par une excellente musique. Une collation splendide fut servie. Je voyais le prince ne pas ôter les yeux de dessus mon mari. À la fin, il s’approcha de moi et me dit : « Monsieur votre mari n’a-t-il pas fait la guerre de Sept ans ? n’était-il pas capitaine de dragons ? – Oui, mon prince. – Eh bien ! je le reconnais parfaitement, nous avons souvent chassé ensemble, il y a bien longtemps de cela. » En effet il devait y avoir trente-six à trente-huit ans. J’appelai mon mari, je lui dis le souvenir du prince. Il en fut enchanté et alors la conversation s’établit entre eux, et sans doute que le temps de leur jeune âge fut repassé avec quelques idées gaies. Mon mari avait à cette époque de guerre dix-huit ans, le prince devait avoir quelques années de plus que lui. Cette mémoire était surprenante. Si le prince avait reçu mon mari seul chez lui, cela n’aurait pas été si étonnant ; mais recevant tout le régiment, en en voyant d’autres successivement, il fallait une rare mémoire pour se rappeler d’un jeune officier qui, n’étant que capitaine, ne pouvait laisser un grand souvenir. Nous nous réunissions chaque jour au salon. Il y eut plusieurs fêtes données en réjouissance de la prise de Mayence. J’étais distinguée par les princesses d’Ysembourg et de Reuss, je me trouvais bien.

Dès le mois de septembre, le monde commençait à s’éclaircir, je restai encore assez de temps après. J’avais même envie d’y passer l’hiver. La baronne de Schenkern qui demeurait à Coblentz et qui était venue aux eaux, combattit mon projet et m’offrit de me donner un appartement chez elle, me fit envisager combien je serais tristement dans cette solitude, livrée à toutes mes idées noires.

Nous étions alors dans une nouvelle anxiété au sujet de notre reine. On lui faisait son procès et d’après ce qui s’était passé pour notre roi, nos craintes étaient extrêmes. Hélas ! elle fut aussi une victime de ces monstres qui s’étaient emparé du pouvoir. Nous eûmes à la pleurer avec autant d’amertume. Tous ces tristes événements me firent prendre le parti de revenir en ville. La société devenait nécessaire dans un moment où les événements étaient si déplorables.

Je revins donc à Coblentz à la fin d’octobre et je pris le logement que m’offrait la baronne. Il était au rez-de-chaussée sur une place. Une grande chambre et une petite étaient tout notre avoir. Nous étions mal, mais comme nos fonds baissaient considérablement, il fallait aussi baisser de ton en tous genres. La baronne était une excellente femme, elle avait le défaut de boire un peu trop. Elle descendait chez moi après son dîner, alors sa tête était si embarrassée qu’elle déraisonnait complètement. Elle était couverte de poux, ainsi que sa sœur abbesse d’un chapitre de chanoinesses en Westphalie ; elle était aussi fort extraordinaire. Ces deux dames venant chez moi, s’étendaient avec leurs cheveux épars sur un canapé, et là nous laissaient une grande abondance de poux. Chaque jour il fallait en faire la recherche pour les détruire. La bonté de cette baronne, son obligeance envers tous les émigrés souffrants me faisaient prendre patience chez elle, malgré tous ses inconvénients. Je voyais beaucoup son frère chambellan de l’Électeur.