Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/8

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1796

Me voilà donc livrée à moi-même, sans argent, ayant voulu que mon mari emportât tout ce qui nous restait. Le chagrin s’empara de moi, je tombai malade. Une petite fièvre me consumait. Je regrettai de n’avoir pas suivi mon mari, mais l’argent était si juste pour sa dépense que je n’aurais pu y trouver la mienne dans ce long voyage. Mme de Mornac me rendit les mêmes soins qu’à Seligenstadt ; sa femme de chambre venait coucher dans ma chambre. Cet état me dura dix jours, et je n’en fus tirée que par l’affreuse nouvelle que les Français approchaient de Francfort et par l’ordre donné à tous les émigrés de sortir de la ville. Je fus anéantie par ces événements. Que faire ? Que devenir ? Mme la baronne de Vrintz était pour moi la seule personne à qui je pouvais recourir dans mon malheur. Je la croyais à la campagne ; mais pensant que les mauvaises nouvelles auraient pu la faire revenir en ville, je me décidai à aller chez elle. J’étais d’une grande faiblesse, elle logeait assez loin de moi, il me fallait m’arrêter à chaque instant et m’appuyer contre le mur pour me reposer. J’entrai chez la baronne, et elle se jeta à mon cou en me disant : « Qu’avez-vous donc ? vous êtes horriblement changée. » Je lui fis un petit détail de mes peines et j’ajoutai : « Que vais-je devenir, si les Français arrivent jusqu’ici ? – Mais, mon Dieu, est-ce que vous n’avez pas vu mon domestique que je vous ai envoyé avec une lettre de moi pour vous donner l’assurance que je m’occupais de votre sûreté ? Je vais faire partir dans trois jours une diligence chargée d’effets précieux du chapitre de Cologne, vous y aurez la première place. Elle s’arrêtera à Wurtzbourg. Si le danger est passé, elle reviendra, et vous avec elle. Mais pourquoi n’iriez-vous pas à Vienne joindre Monsieur votre frère et voir vos filles ? – Ah ! lui dis-je, je n’ai ni argent ni passeports. – Je vous prêterai la première chose et Monsieur votre frère vous procurera la seconde. Si rendue à Wurtzbourg, vous ne trouvez pas les moyens d’aller plus loin, écrivez-moi aussitôt ; je veux être votre ange tutélaire. » Je versai des larmes de reconnaissance ; elle mêla les siennes aux miennes. Cette femme intéressante avait aussi un vif chagrin, et sa franchise avec moi m’en avait rendue dépositaire. Je ne l’ai plus revue, la mort impitoyable a tranché ses jours, elle est morte d’une maladie de poitrine.

Les Français menaçaient toujours ; je partis de Francfort. Il y avait avec moi dans cette diligence deux jeunes femmes qui se donnaient pour des comtesses de Brabant, et un jeune homme qui me parut être un émigré. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que ces deux dames n’étaient autres que deux filles, qui avaient trompé Mme de Vrintz ; car elle m’en avait parlé comme de dames de qualité et de société agréable pour moi dans mon voyage. Arrivée à Wurtzbourg, il me fallut chercher longtemps pour y trouver un logement ; je trouvai enfin une chambre. La ville était pleine de gens qui fuyaient les Français. Je fus au bureau de la diligence ; les places étaient retenues pour plus de huit jours. Les nouvelles étaient effrayantes ; nous voyions arriver les bagages de l’armée autrichienne. J’écrivis à la baronne de Vrintz, je n’en eus pas de réponse, elle ne reçut jamais ma lettre. Elle me croyait partie de Wurtzbourg.

Je retrouvai dans cette ville la baronne de Kerpen que je voyais souvent à Coblentz. Je lui dis tout mon embarras ; elle chercha de son côté à me procurer le moyen de me rendre à Ratisbonne. Elle ne put trouver que celui de prendre place dans un chariot qui appartenait à une famille de marchands de Bruxelles. Le désir de ne pas tomber au pouvoir des Français me fit accepter cette pauvre ressource. Je fis mon marché. L’on me demanda assez cher, il fallut en passer par là. Ma santé n’était pas encore bonne ; j’eus à souffrir dans cette voiture. De plus cette famille mettait une grande économie dans leur manière de vivre. Le soir, en arrivant, elles allaient dans toutes les auberges de l’endroit et ne descendaient de leur voiture que lorsqu’elles avaient fait leur marché. À la première fois, il fut convenu que l’on donnerait douze sols par tête. On se mit à table. À l’arrivée du potage, qui était tout bonnement du pain trempé dans de l’eau chaude, je ne pus en manger, mais il fut dévoré par les autres. Je demandai quelque autre chose, on ne voulut me rien donner. Je crois que ce n’était pas par mauvaise volonté, il n’y avait rien dans l’auberge. Je fus six jours en route, souffrant de la faim et des cahots dans ce rude chariot. On nous prenait pour des vivandières de l’armée qu’on savait qui se repliait, et les bonnes auberges ne voulaient pas nous recevoir ; les mauvaises même nous donnaient asile pour nous attraper. Je rencontrai en chemin un jeune émigré qui faisait à pied la même route ; je le connaissais et je le chargeai d’aller m’acheter quelques provisions pour me sustenter un peu. Jamais je ne pus me procurer un lit ; on nous étendait de la paille dans une chambre et il fallait nous y coucher pêle-mêle.

Après des fatigues sans nombre, j’arrivai à Ratisbonne, enchantée de quitter ma société économique. Je fus descendre chez la comtesse de Boisgelin, j’étais exténuée de besoin. Elle me fit donner à dîner, et après en avoir profité amplement, je lui fis l’histoire de mon voyage où il y avait du burlesque et du triste. J’appris que les Français n’étaient pas entrés à Francfort, ils avaient été repoussés par les Autrichiens et obligés de repasser le Rhin avec pertes. Le calme renaissait en Allemagne. Mon frère, à qui j’écrivis pour lui faire savoir mon arrivée, m’envoya aussitôt un passeport pour Munich avec un peu d’argent. Mme de Boisgelin, d’une obligeance parfaite, m’avait procuré une chambre honnête, dans un hôtel qu’avait occupé le ministre français, qui était mort il y avait quelque temps. Sa gouvernante me servait, me faisait mon petit ordinaire. Je restai à peu près trois semaines dans cette ville, j’avais un vrai besoin de repos. J’allais toutes les après-dînées chez la comtesse de Boisgelin, et je passais assez agréablement mon temps. Je fis connaissance avec l’intéressante famille de Bombelles ; Madame était grosse de son neuvième enfant.

Il me fallut quitter Ratisbonne pour suivre la destination que mon frère me donnait. Il était devenu mon maître, je dépendais absolument de lui. Il n’y avait pas de diligence de Ratisbonne à Munich. Il fallait louer une voiture pour moi toute seule. C’était bien cher. Je cherchai des compagnons de voyage ; je n’en pus trouver qu’un. C’était le comte de ***, chambellan de l’Électeur qui devait aller faire son service. C’était un jeune homme qui ne parlait jamais. Le marché fait pour la voiture, il venait chaque jour chez moi, y passait deux à trois heures et je n’en avais pas une seule parole. Un tel compagnon ne devait pas m’ennuyer par son bavardage ; mais un être causant agréablement m’aurait plu davantage. Trois jours de route sont bien longs avec une personne dont vous ne pouvez espérer même une réponse. Je plaisantais de mon compagnon de voyage avec la famille de Boisgelin. Il demeurait à une lieue de Ratisbonne ; je le pris en passant. Son silence fut aussi tenace que de coutume. Nous nous arrêtions pour déjeuner, dîner ; son domestique donnait ses ordres. À la moitié du jour, j’entrepris de le faire parler ; je vantais le beau pays de la Bavière, j’y mis de l’enthousiasme. Alors cette figure impassible s’épanouit, son amour pour sa patrie lui délia la langue, et le voilà à me faire de l’érudition sur son pays. Il ne pouvait tarir sur ce sujet. Ce n’était pas un homme d’esprit, mais de bon sens. Nous arrivâmes au troisième jour à Munich. Je trouvai à l’auberge, où je fus descendre, le comte et la comtesse de Pollekeski, que j’avais vus à Francfort. À l’auberge où était descendu mon chambellan avec la voiture, il ne se trouva pas de place pour moi. J’envoyai le lendemain chez lui pour avoir le compte de ma dépense, car il avait payé pour moi toute la route. Il me fit dire qu’il viendrait chez moi. Il vint en effet, mais ne voulut pas me dire ce que je lui devais. Voyant son obstination à ne rien dire, je priai le marquis de Lespinay d’aller chez lui un matin et de n’en pas revenir sans m’acquitter. Il eut vraiment de la peine à y réussir.

Je pris un logement dans une maison bourgeoise. Je pris une jeune fille pour me servir ; mais je ne pus la garder longtemps. Mon isolement me peinait, et un soir que j’avais chez moi quelques ecclésiastiques du diocèse de Nancy, je leur dis : « Je voudrais bien trouver un couvent où les religieuses parlassent français. Je ne dois pas sans doute en trouver un tel que je le demande dans toute la Bavière. » Un abbé me dit : « Vous vous trompez, Madame, à une lieue de là, à Nymphenbourg, il y a un couvent qu’on appelle les Dames de la congrégation de Notre-Dame. Le fondateur de cet ordre est un prêtre français et par les statuts de cette fondation il est exigé que l’on doit y parler français pour être reçue. Les exercices doivent s’y faire dans cette langue. » Que je fus heureuse d’avoir trouvé ce que je désirais depuis si longtemps. On me dit qu’il fallait m’adresser à un évêque qui était attaché à l’ordre de Malte. Je lui écrivis dès le lendemain. Il vint me faire réponse lui-même et se chargea de parler à l’archevêque pour le faire agir auprès des religieuses, qui firent un refus formel. L’archevêque me le fit dire ; je fus chez lui avec l’évêque. Il me reçut avec la plus extrême politesse et m’engagea d’aller moi-même décider les bonnes religieuses. Je me rendis aussitôt. Des si, des mais étaient leurs réponses. « Il n’y avait pas de logement », disaient-elles. Je n’en voulus rien croire et j’ajoutai : « J’aurai, Mesdames, un ordre de l’Électeur ; voyez si vous voulez que j’en vienne là. » Je leur demandai d’entrer dans leur couvent pour me convaincre par moi-même de la vérité. Elles voulaient me refuser. Mais tout en riant et me fâchant, la porte me fut ouverte. Je parcourus toute la maison, et je trouvai une grande chambre donnant sur le jardin et un fort joli cabinet. Je leur dis que ce logement me convenait, qu’il fallait me le faire arranger et que, le 1er de mars, je viendrais l’occuper. Je fis le prix pour ma nourriture, le bois, la lumière, le blanchissage ; et le tout fut convenu à trente francs par mois. Ce n’était pas cher, et d’autant moins que j’étais parfaitement nourrie : cinq bons plats à mon dîner avec dessert et vin ; à la vérité, je ne soupais pas. Elles croyaient que je dusse tout manger et me croyaient malade en voyant revenir les deux tiers des plats. Je vivais tristement, toujours seule. La supérieure venait tous les jours savoir de mes nouvelles, ainsi que l’assistante. Je me livrai à l’ouvrage. Je brodais pour une dame française qui s’était faite marchande de modes à Munich. Les beaux jours venus, j’allais me promener dans les jardins de Nymphenbourg. Le couvent était adossé au château et par une petite porte j’étais rendue de suite dans les beaux jardins de cette résidence d’été du prince électeur.

Ma seule peine était ma séparation avec mon mari qui n’avait pu passer dans la Vendée. Il avait mis son fils au collège de Penn, que l’immortel Burke avait établi pour les enfants des gentilshommes français exilés de leur cruelle patrie. Mon travail, mes ressources d’ailleurs, qui montaient plus haut que ma faible dépense, me permirent d’envoyer à mon mari quelques secours.

Je vivais en paix, aimée des religieuses, qui n’étant pas riches avaient eu la crainte que je serais à leur charge, mais me voyant payer exactement elles furent tranquilles, et la supérieure m’avoua depuis que toutes les difficultés qu’on m’avait fait éprouver n’étaient venues que par là. Cinq mois se passèrent dans cet état de calme pour mon corps, car je ne jouissais pas de celui du cœur. Eh ! le pouvais-je, séparée de mon mari et de mes enfants ? Le mois d’août vint tout détruire. Le général Moreau dirigea son armée sur la Bavière. Les religieuses effrayées s’imaginèrent que le séjour d’une dame émigrée chez elles leur procurerait un mauvais traitement de la part des Français. Elles n’osaient me dire de m’en aller ; mais je vis leurs craintes, je songeai à partir.

Je fus à Lintz par eau, sur des radeaux, avec le comte et la comtesse de Pollereski, M. et Mme de Lespinay. Comme mon passeport de Vienne pour me rendre à Lintz portait un domestique mâle, que celui pour les Pollereski leur donnait une femme de chambre qu’ils n’avaient pas, M. et Mme de Lespinay arrivèrent à Lintz, en cette qualité. M. de Lespinay resta à Lintz, et Madame fut obligée de suivre les Pollereski, et elle eut bien de la peine à obtenir de venir rejoindre son mari à Lintz ; mais enfin elle l’obtint par les démarches de l’évêque de Nancy. Le mari commençait à s’impatienter de cette séparation, qui aurait fini par lui faire faire un coup de tête pour ravoir sa femme. Les Français furent repoussés d’Allemagne par les victoires de l’archiduc Charles. N’ayant pas la permission d’aller à Vienne, je restai à Lintz ; je n’eus qu’à me louer de la noblesse de cette ville.

En y arrivant, j’eus la même peine pour y trouver un logement. Il était tard, que je n’avais pu m’en procurer. Je rencontrai une femme et je lui demandai s’il n’y avait pas d’autres auberges que celles où j’avais déjà été, que je ne savais pas où je pourrais trouver un gîte pour la nuit. Alors elle me donna une adresse en me disant : « Vous en trouverez un certainement là. » Je fus, je trouvai une belle maison. Croyant que c’était une auberge, je demandai à parler au maître. On me conduisit dans un très beau salon. Je trouvai deux ecclésiastiques, dont un était décoré d’une croix d’évêque. Je crus que c’étaient des étrangers comme moi. Je m’adressai à celui que je croyais évêque et lui dis : « Je serai bien heureuse si je trouvais enfin une chambre ici ; pourriez-vous, Monseigneur, me faire parler au maître ? » Il se mit à rire, et l’autre ecclésiastique qui était avec lui me dit en très bon français : « C’est Monsieur qui est le maître de cette maison, et il ne loge personne. » Je fis un cri de surprise, lui fis mille excuses d’être venue chez lui, lui dis de quelle manière on m’avait induite en erreur. Il répondit avec une grande bonté qu’il allait s’occuper de me faire trouver un logement ; chargea cet abbé qui était un prêtre français d’aller chez une telle personne, me dit d’attendre son retour et m’ajouta : « Si cela ne réussit pas, soyez tranquille, Madame, je ne vous laisserai pas coucher dehors. Mon état de doyen du chapitre de Lintz ne me permet pas de loger des femmes, mais dans la circonstance où vous vous trouvez, cela fait exception à la loi. » Au bout d’une demi-heure l’abbé revint avec la certitude d’une chambre dans une maison bourgeoise. L’abbé français se chargea de faire transporter mes effets qui étaient restés à l’auberge. Je remerciai le doyen du service qu’il venait de me rendre, et il me continua son intérêt ; je le voyais une fois la semaine. J’étais logée auprès du comte et de la comtesse de Winssenwolf ; je fus les voir, je me liai avec eux. La comtesse me présenta dans les maisons de la noblesse ; j’en fus bien accueillie. Il n’y avait de familles françaises que Mmes de Laugier, le marquis et la marquise de Rancy. Cette dernière était une jeune femme de dix-neuf ans, mariée à quinze ans ; elle était d’une beauté parfaite et on pouvait l’appeler avec raison belle et bonne. Mme de Laugier était une femme gaie, mais d’un mauvais ton. Sa belle-sœur, Mlle de Laugier, était un peu caustique, avait de l’esprit et de l’instruction. Cette petite colonie se réunissait tous les soirs, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. La comtesse de Caraccioli qui avait un assez grand logement me proposa une chambre chez elle, mais non meublée. Je l’acceptai. Elle était locataire du comte de Grundmann, qui voulait absolument que je vinsse dîner chez lui tous les jours. Il me dit : « Ma famille est nombreuse ; avec les personnes pour l’éducation de mes enfants nous sommes seize à table de fondation, vous ne pouvez augmenter notre dépense, vous m’obligerez véritablement en acceptant ma proposition. » Son cœur était excellent, mais il avait peu d’esprit ; il jugeait à faux notre Révolution. Souvent il discutait avec moi, je le ramenais presque toujours à des idées plus justes. La noblesse allemande en général donnait tous les torts de la Révolution à la française. Je ne pouvais entendre de tels propos sans une vive impatience. On ne connaissait notre Révolution que par les mauvaises gazettes françaises. Chaque jour, de nouvelles discussions. Un jour qu’il y avait plus que la famille, on parla du roi Louis XVIII, mais toujours sous le nom du comte de Lille. Je ne le nommais que Louis XVIII ; un convive me reprit vivement et me dit : « Il n’est pas roi, Madame. – Il l’est, Monsieur ; il l’est et le sera toujours pour les bons Français et pour les étrangers qui penseront comme eux. Je suppose pour un instant que Bonaparte s’empare de l’Autriche, que les lois françaises y soient établies ; votre empereur ne conserverait-il pas son titre ? Et si la noblesse émigrait comme la française, cesserait-elle de prendre ses titres, et ne vous diriez-vous pas toujours Monsieur le Comte ? » Alors on s’écria : « Madame a raison. » Je touchais l’endroit sensible de cette noblesse, qui est bien plus vaine que la nôtre.