Mémoires des hommes du temps présent — Première entrevue avec George Sand

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Mémoires des Hommes
DU TEMPS PRÉSENT


Première entrevue avec George Sand
(extrait de mes mémoires inédits)


Je reçus un jour la lettre suivante :

Madame,

Je vous prie de vouloir bien permettre que je vous voie jeudi, à deux heures. Je sais que ce n’est pas votre jour, et c’est pourquoi je l’ai choisi. Je suis chargé par George Sand de vous remercier du livre que vous lui avez envoyé et qui, vous en jugerez par ce que je vous dirai, l’a fort intéressée. Si vous ne répondez pas, je conclurai que ma visite est agréée.

Veuillez croire, madame, etc.

Capitaine d’Arpentigny.

À l’heure dite, je vis arriver le capitaine ; il m’eut tout l’air de venir, non en ambassade, mais en inspection.

J’éprouvai, dès le début de l’interrogatoire qu’il me fit subir, une grande irritation contre lui et une infinie gratitude pour celle qui déjà s’intéressait à moi au point de me faire poser tant de questions.

— Qui êtes-vous ?

» D’où venez-vous ? me demande le capitaine.

» Aimez-vous votre mari ?

» Que fait-il ?

» Avez-vous des enfants ?

— Une fille.

— Très bien, êtes-vous mère passionnée ?

— Naturellement, monsieur, mais de grâce.

— Je n’ai pas fini, il me reste une douzaine de questions à vous poser et vous les subirez, ma chère enfant. L’amitié de George Sand est par moi estimée si haut que, quand je suis autorisé par elle à en surveiller les abords, je fais mon devoir en conscience. Répondez donc.

— Écrivez-vous pour écrire ? ou pour être célèbre ? ou pour étendre le cercle de vos adorateurs, car vous êtes adorable, belle dame !

Le compliment était si sec, si impertinent qu’il me fit venir les larmes aux yeux.

Ma réponse cependant plut au féroce capitaine car il répondit avec un demi-sourire :

— Parfait ! maintenant, donnez-moi votre main.

Je la lui donnai. Il la tourna, la retourna comme on fait d’une marchandise sur un étal. Il regarda dedans pour y lire.

Sa figure alors s’éclaira et prit tout à coup un air de bonhomie qui en transforma complètement l’expression.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, voilà une main loyale et nous allons conclure notre marché.

Puis continuant son examen il poussait des exclamations ou comiques ou graves, courtes ou prolongées.

C’était si drôle que je repris ma gaîté habituelle.

Après ma main gauche, le capitaine prit ma main droite, la parcourut.

— C’est bon, c’est bon, c’est très bon, dit-il, je suis satisfait maintenant, ma jeune et gentille dame, vous pouvez être l’amie de George Sand. Je suis prêt à donner mon approbation à cette amitié.

— Alors, monsieur le capitaine, répliquai-je ravie, je vais voir, connaître George Sand ?

— Ah cela, non, par exemple !

— Comment ? répliquai-je stupéfaite et navrée.

— C’est bien simple, mon enfant, vous êtes l’amie très intime de Mme  d’Agoult, de Daniel Stern, eh bien, George Sand est brouillée avec elle, de longue date, tout le monde sait pourquoi, les détails en ont été rendus publics par deux livres : Horace de Mme  Sand, Nélida de Mme  d’Agoult ; alors vous comprenez, vous ne pourriez, à cette heure, voir et connaître George Sand, sans qu’elle se crût obligée de vous dire du mal d’une personne dont elle croit l’influence mauvaise. Or, le caractère de George Sand s’oppose à ce qu’elle coure le risque de vous détacher d’une amie que vous chérissez. Elle attendra. Le jour où vous serez fâchée avec Mme  d’Agoult vous saurez que Mme  Sand est votre amie et que vous pouvez venir à elle.

Il se leva, le capitaine, et, me voyant désolée, il entreprit singulièrement de me consoler en me disant :

Cela ne sera pas long, je le sais ; Daniel Stern a un esprit remarquable ; mais j’ai vu sa main autrefois, ses facultés doivent être aujourd’hui en danger.

Ainsi je ne pouvais aller à George Sand, entrevoir cette joie que le jour où j’aurais le grand chagrin de me brouiller avec ma meilleure amie, la comtesse d’Agoult.

Deux années se passèrent.

Mon affection pour Daniel Stern ne subissait point d’atteinte assez grave pour me détacher d’elle. Cependant je ne sentais pas que son influence me fût bonne.

Très grande dame, la comtesse d’Agoult savait donner à sa vie une apparence strictement correcte, mais elle professait sur le sexe fort des théories qui pouvaient à jamais décourager une jeune femme de toute amitié masculine et lui faire considérer l’amour comme la rencontre passagère de deux êtres qui doivent suivre un instant, le plus court possible, le même chemin.

Après une scène de jalousie violente dont le motif m’échappait, je quittai un soir Mme  d’Agoult, brouillée avec elle, l’accusant de mauvais sentiments, de cruauté.

J’en demande pardon à sa mémoire, car j’aurais dû comprendre que ce soir-là elle avait un accès de folie.

Le lendemain, Daniel Stern était chez le docteur Blanche.

Je savais George Sand à Paris, rue des Feuillantines. Je lui écrivis et elle me répondit « Venez. »

Déjà je connaissais presque tous les hommes célèbres de mon temps. J’avais écrit quatre ou cinq livres. Quoique j’eusse la passion d’admirer, je n’étais cependant pas de celles qui se prosternent, fût-ce vis-à-vis du génie !

Pourtant, comme j’étais émue en allant rue des Feuillantines, mon cœur battait, ma gorge se serrait ! J’eus un moment l’envie de retourner, me disant que j’allais faire la figure la plus sotte au monde.

J’entrai et me trouvai en face de George Sand.

Assise dans un grand fauteuil qui la faisait paraître toute petite, elle avait les deux bras appuyés sur une table et roulait une cigarette.

Je m’approchai, elle ne se leva point. D’un geste lent elle me montra le siège où je devais m’asseoir, tout près de la table. Ses grands yeux doux m’enveloppaient, m’attiraient. Mon émotion allait croissant.

Je fis un grand effort pour la saluer d’un mot. Je ne trouvai rien. Mon cœur se gonfla plus fort.

Elle alluma sa cigarette et commença à la fumer. Elle aussi paraissait faire un effort pour me parler, mais pas plus que moi, elle ne trouvait quelque chose à dire.

Je ne sus que plus tard combien elle était timide vis-a-vis de ceux qu’elle voyait pour la première fois.

Alors moi, me sentant idiote, ne pouvant plus contenir mon émotion, je fondis en larmes.

George Sand jeta sa cigarette, tourna autour de la table et me tendit les bras.

Je m’y jetai avec une tendresse filiale à laquelle, encore à cette heure, je suis demeurée pieusement fidèle.

Après notre effusion, très confiante, je lui parlai de ma brouille avec Mme  d’Agoult. Ne sachant pas encore que ma pauvre amie eût été conduite chez le docteur Blanche, je contai la scène violente qui avait eu lieu entre nous.

Mme Sand m’écouta, me questionna et me dit qu’elle trouvait là quelque chose d’incompréhensible.

Nous parlâmes alors de moi et je sentis sur l’heure combien ma grande amie me serait bienfaisante.

Ah ! si je pouvais redire, et bien redire, tout ce qu’il y avait de délicatesse de sentiments, de noblesse de cœur, d’élévation morale, de haute compréhension de la vie, de sécurité conquise au prix des plus cruelles écoles, des plus douloureuses épreuves en George Sand !

« Je veux que ma vie serve à une autre, à une fille d’adoption que je choisis, à vous, mon enfant, me dit-elle. Je vous conterai, à mesure que nous nous connaîtrons mieux, que nous causerons davantage, par quels chemins, d’autant plus rudes que je les cherchais plus doux, j’ai gravi l’existence.

» Les milieux m’ont longtemps dominée jusqu’à m’opprimer. Je n’ai essayé de me retrouver que quand je me suis sentie véritablement trop hors de moi-même. Pour un rien qu’ils me donnaient, les autres me prenaient tout entière.

» La bonté qui doit être une vertu clairvoyante et pondérée était en moi un élan tumultueux, torrentiel qui n’aspirait qu’à se répandre. Sitôt qu’on m’inspirait une grande pitié, on me possédait.

» Je me précipitais sur l’occasion d’être bienfaisante avec un aveuglement qui me faisait le plus souvent provoquer le mal. Quand je m’examine, je vois que les deux seules passions de ma vie ont été la maternité, l’amitié.

» J’ai accepté l’amour qui s’offrait, sans le chercher, sans le choisir et aussi lui ai-je apporté, en ai-je exigé tout autre chose que ce qu’il pouvait me donner. J’aurais pu trouver des amis, des fils dans ceux qui ont obtenu de moi l’amour.

» Après les deux premiers choix, je n’avais plus le droit d’imposer l’amitié. Il faut de l’autorité morale pour cela. Les hommes n’aiment en amis qu’à regret. Ils entendent, eux qui peuvent éprouver le plaisir avec la première femme venue, faire bénéficier leurs sens des affections tendres qu’ils ressentent.

» Pendant ma jeunesse, je n’ai vécu que dans un monde artificiel où chaque individu faisait écho à l’autre, où tous voulaient sentir, éprouver, aimer, penser autrement que le bourgeois et que la vile multitude. Nous perdions pied à chaque instant, avec le mépris de la rive, ne voulant nager qu’au large, au-dessus de l’insondable. Loin des foules, loin des bords, toujours plus loin ! Combien de nous se sont perdus corps et biens !

» Ceux qui souffraient, qui refusaient de se noyer, qui se débattaient étaient rejetés à la côte, reprenaient pied, redevenaient des gens comme les autres, par leur contact avec la terre et surtout avec les humbles. Combien de fois me suis-je reprise au milieu des paysans ? Combien de fois Nohant m’a-t-il sauvée de Paris ?

» Aujourd’hui, mon enfant, la vie que nous avons vécue, moi et les hommes de mon temps et de mon milieu, n’est plus possible. Il n’y a plus trace de cette caste artistique qui succédait à une caste militaire, qui elle-même avait succédé à une caste aristocratique ; la France s’est fondue et, selon la loi divine, tout y est dans tous. On n’écrit plus, on ne pense plus, on ne peint plus pour le petit mais pour le grand nombre.

» Vus par plus de gens, lus par plus de lecteurs, jugés par plus de connaisseurs, les artistes s’appartiennent moins, vivent plus de la vie générale, subissent plus d’exigences. Mêlés à la foule, au monde, ils ont moins de passion folle pour l’idéal, plus d’appétits communs avec la masse, ils sont tenus à plus de vertus bourgeoises. Ils souffrent certainement moins que nous, sont moins éprouvés par la cruauté des désillusions parce qu’ils ont moins d’illusions. Ils ne sont point torturés, mais ils n’ont nulle chance de rencontrer la calme sagesse du renoncement ; s’ils n’ont point connu la désespérance, ils gardent l’agitation.

» Sont-ils plus heureux que nous ? Je ne le crois pas.

» Vivant exclusivement en nous, si nous avions eu l’expérience des douleurs que nous nous imposions, nous aurions pu atteindre des hauteurs morales inconnues, comme le peuple athénien vivant sur soi atteignit les hauteurs philosophiques. Notre grande faute fut de mêler les sens à nos ardeurs sentimentales, à nos étreintes de l’idéal.

» Retenez bien ceci, mon enfant, et que cet aveu vous garde, en des temps d’ailleurs plus assagis que les nôtres. Si j’avais à refaire ma vie, elle serait chaste. »

Juliette Adam.