Mémoires du baron Haussmann/1/1

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Victor-Havard (1p. 1-22).

MÉMOIRES
DU
BARON HAUSSMANN

CHAPITRE PREMIER

MA FAMILLE. — MON ENFANCE

De ma longue existence, la seule période qui me paraisse pouvoir exciter l’intérêt, la curiosité du public, est celle où je remplis, comme Préfet de la Seine, les fonctions de Maire Central de Paris, et pendant laquelle fut acquise, sans avoir été cherchée le moins du monde, la notoriété, presque universelle, attachée maintenant à mon nom.

Tout ce qui se rapporte à mon édilité parisienne, qui dura plus encore que celles des comtes Frochot, de Chabrol et de Rambuteau, ces Préfets de la Seine inamovibles, semblait-il, du premier Empire, de la Restauration et du Gouvernement de Juillet, peut avoir, je le comprends, un attrait rétrospectif pour la génération présente, où les témoins de la transformation de Paris, à son début et en plein cours d’exécution, deviennent, de jour en jour, plus rares. Mais, de ce que j’étais ; de ce que j’avais fait avant d’entrer à l’Hôtel de Ville ; du singulier concours de circonstances qui m’y fit arriver malgré moi, — ce qu’on trouvera sans doute étrange, — la plupart de ceux qui feuilleteront ces souvenirs, n’auront probablement pas grand souci.

Quelques-uns, néanmoins, se demanderont peut-être comment je me suis trouvé prêt, juste à point, dans une tout autre voie, pour m’acquitter, à l’improviste, de l’ardue mission qui me fut soudainement imposée alors, et aussi, pourquoi l’Empereur fit venir, du fond de la France, pour l’en charger, un Préfet de carrière, qui ne songeait à rien de tel, et dont toute l’ambition se bornait à compléter ses états de service dans le poste élevé, déjà bien assez important, où l’avait porté naguère une succession d’événements favorables à sa fortune hiérarchique.

C’est pour fournir, d’avance, réponse à ces questions, et pour épargner ainsi la peine de les résoudre, aux lecteurs habitués à chercher les causes efficientes de ce qui les occupe ou fixe leur attention, que je me suis décidé, sur l’insistance de quelques amis, à faire précéder l’exposé des actes de mon édilité, par une sorte d’historique de ma vie antérieure. Ceux à qui certains de ces premiers chapitres paraîtront faire longueur, en seront quittes pour les passer.

Dois-je, en commençant, parler de ma famille ? Oui certes, vous le devez, me dit-on : le milieu dans lequel chacun de nous est né ; l’éducation qu’il y reçoit ; les sentiments, les idées, les opinions qu’il y partage, influent, tout au moins, sur ses débuts dans la vie. Je me rends à cette considération, dont je reconnais la justesse.

Donc, je descends d’une famille protestante, originaire de l’ancien électorat de Cologne, du pays de nos ancêtres, les Francs, qu’elle dut quitter, à une époque déjà fort reculée, pour fuir la persécution religieuse et chercher un abri, d’abord, dans la Saxe électorale, où ses chefs séjournèrent longtemps ; puis, en Alsace, où les attirèrent, voilà deux siècles environ, les franchises religieuses garanties à cette province lors de sa réunion à la France, dans les premiers temps du règne de Louis XIV.

Des notices, rédigées par un des miens, plus curieux que les autres à ce sujet, d’après des renseignements puisés dans de vieilles chroniques allemandes et dans les archives de quelques villes des provinces rhénanes, donnent certains détails fort oubliés, sur cette grande famille des Haussmänner, assez nombreuse, avant sa dispersion, pour former comme une tribu ; sur ses alliances, et sur les positions occupées par plusieurs de ses membres. Mais ce document ne saurait intéresser que mes parents et moi-même. Or, de notre passé, nous voulons retenir une seule chose : c’est que nous sommes Français depuis six générations avant la mienne, et que toutes ont fourni des serviteurs, plus ou moins obscurs, mais également dévoués, au noble pays finalement élu, comme patrie d adoption, par nos aïeux.

Malgré son origine germanique, c’est donc un nom bien et dûment baptisé français que le mien. Il me suffisait, et je n’en ai jamais ambitionné d’autre. J’ai pris le titre modeste, dont je le fais précéder, maintenant, à partir de mon élévation au Sénat, qui tenait à ces choses, et ne manqua pas une occasion de m’attribuer la qualification m’appartenant, selon mon dossier. Inutile d’ajouter que je ne voulus pas revendiquer celle de Comte, accordée sans conteste, par l’Empereur, à tous ceux de mes collègues qui l’ont réclamée, en invoquant un décret du premier Empire, d’après lequel tout Sénateur y pouvait prétendre, de plein droit.

C’est M. le marquis de Boissy, cet inoubliable fantaisiste, qui, dans un de ses étranges discours, exhuma ce décret, pour turlupiner M. Bonjean, bourgeois endurci, de façons des plus roturières, en l’appelant : « Monsieur le comte Bonjean ! » — « Pourquoi me donnez-vous ce titre ? » interrompit celui-ci d’un ton rogue. — « Parce qu’il vous revient, » lui répondit fort tranquillement son interlocuteur ; « et si vous ne le savez pas, je vous l’apprends. » — À l’appui de son dire, M. de Boissy cita le fameux décret, dont M. Bonjean ne profita pas plus que moi, certes, mais qui dut procurer au Trésor, depuis ce jour, une jolie somme, pour droits de sceau, payés, je le pense, par ceux des membres du Sénat dont les cartes s’ornèrent, peu à peu, du titre de Comte.

À l’époque où l’Empereur créa successivement plusieurs Ducs, je sus qu’il songeait à m’honorer de cette dignité suprême et d’un nom qui fût la consécration de mes services. N’ayant pas de fils ; trop pauvre, du reste, pour soutenir un très haut rang, je m’avisai de raconter à Sa Majesté la boutade par laquelle j’avais déconcerté deux de ses grands fonctionnaires, entre qui je déjeunais à sa table, au palais de Fontainebleau, après un Conseil du matin, et qui, jaloux de la faveur faite à d’autres, et voulant m’associer à leurs récriminations, me disaient : — « Vous, par exemple, vous devriez être Duc depuis longtemps. » — « Duc !… et de quoi ? » — « Mais, de Paris ! » — « Oh ! Paris n’est qu’un comté. Il a, d’ailleurs, un titulaire, et de race royale. » — « Eh ! bien, de Boulogne, de Vincennes, de la Dhuys… » — « De la Dhuys ? Mais, alors, Duc, ce ne serait pas assez. » — « Que voulez-vous donc être ?… Prince ? » — « Non ; mais il faudrait me faire Aqueduc, et ce titre ne figure pas dans la nomenclature nobiliaire. »

L’Empereur partit d’un éclat de rire, et ne pensa plus à créer Duc de n’importe quoi, l’homme qui ne prenait pas autrement au sérieux ces distinctions-là. Peu de temps après, au lieu de m’imposer le nom d’une de mes œuvres, il me fit l’honneur périlleux, que je ne pus éviter, cette fois, de donner le mien au boulevard qui le porte encore, aujourd’hui.

On comprend qu’issu d’une famille qui dut, pour garder sa foi, supporter de bien rudes épreuves ; élevé, d’ailleurs, dans une communion dissidente, au sein d’une majorité catholique, intolérante en bien des cas, j’aie appris, dès l’enfance, à détester la persécution, d’où qu’elle vienne et quel qu’en soit l’objet, et que je respecte, sans effort, chez les autres, toute croyance sincère, religieuse ou politique.

Mon grand-père, Nicolas Haussmann, est né à Colmar, en 1760.

Ses frères, avec lesquels on l’a confondu souvent, et dont l’un, fort savant chimiste, a son nom justement inscrit, à titre d’honneur, sur le Palais de l’Industrie, fondèrent, voilà bien plus d’un siècle déjà, dans une propriété de mon bisaïeul, au Logelbach, près Colmar, une manufacture de toiles peintes, la première de ces grandes usines qui firent la richesse de l’Alsace.

Lui, mon grand-père, habitait Versailles, lorsque la Révolution éclata. (Il s’était marié dans cette ville en 1786.) L’hôtel qu’il occupait, où mon père vint au monde, en 1787, se trouvait situé dans la rue Montbauron, entre les avenues de Paris et de Saint-Cloud. Il demeurait, l’été, dans la grande maison de campagne qu’il avait à Chaville, sur la route de Paris à Versailles, et en face de laquelle il en possédait une autre, plus petite, nommée Belle-Source, où je passai ma plus tendre enfance.

Il était tout acquis aux idées généreuses propagées par les écrits des philosophes du xviiie siècle, et fut entraîné facilement par le courant d’opinion qui renversa la Monarchie. Esprit large et libéral ; ferme, résolu, mais pondéré ; maître de lui-même, il ne voulait, tout d’abord, comme tant d’autres, que la réforme des abus et des gaspillages financiers de l’ancien régime. Son programme politique n’allait pas plus loin que la réalisation des « immortels principes » consacrés par la Déclaration des Droits de l’Homme.

Il n’avait pas trente ans lorsque le choix de ses concitoyens le fit Administrateur du département de Seine-et-Oise.

Élu Représentant du Peuple à l’Assemblée Législative, en 1791, et à la Convention Nationale, en 1792, il ne prit pas longtemps part aux délibérations de celle-ci. Promptement, il s’était fait distinguer (surtout, dans les séances des comités) par son grand sens pratique et ses aptitudes administratives. Il dut à des amis, que la modération de ses opinions politiques et son indépendance courageuse à les manifester inquiétaient et qui profitèrent de la confiance inspirée par son caractère à tous ses collègues, le titre de Commissaire de la Convention, avec mandat spécial de faire rendre des comptes à tous les agents des services militaires, d’abord, à l’armée du Rhin (12 décembre 1792) ; puis, à celle du Nord ; et enfin, à l’armée de Rhin-et-Moselle, qu’il suivit jusqu’en 1797, époque où, lassé de la vie publique, il se retira dans sa maison de Chaville, entouré de l’estime de tous ceux qui l’avaient connu.

Le fait capital de sa carrière fut l’annexion à la France et l’organisation administrative de la Belgique, dont il fut le promoteur et l’instrument.

Dans les intervalles de ses missions, il ne fut pas sans courir de grands dangers, au sein de la Convention, comme suspect de modérantisme, parce qu’il osa, plusieurs fois, et presque toujours sans succès, malheureusement, défendre devant cette redoutable assemblée, des généraux ou des fonctionnaires injustement dénoncés. Sans le 9 Thermidor, il eût été certainement victime de sa loyauté dans la déplorable affaire de l’infortuné général de Custine.

Loin de Paris, lors du procès du Roi Louis XVI, il ne prit aucune part à sa condamnation, quoi qu’en aient dit certains historiens, biographes et publicistes. Les procès-verbaux de la Convention Nationale constatent qu’à chacun des quatre appels nominaux, il fut noté comme : « absent, en mission. » Présent, je sais de lui qu’il n’eût pas voté la mort du Roi.

Pour qualifier mon grand-père de régicide, ces écrivains s’appuyaient sur deux dépêches, communiquées, suivant eux, à la Convention, pendant sa séance du 11 janvier 1793, présidée par Vergniaud, et publiées, dans son numéro du lendemain, par le Moniteur Universel, devenu seulement plus tard journal officiel : 1o une lettre datée de Mayence, le 6, par laquelle Merlin de Thionville, en mission à l’armée du Rhin, avec mon grand-père et Rewbell, revendiquait le droit d’envoyer son vote par écrit, et se prononçait d’avance pour « la mort de Capet » et la prompte exécution du jugement ; 2o un rapport à la Convention, daté de même, et signé : Haussmann, Rewbell, Merlin de Thionville, sur les opérations et les besoins de l’armée, se terminant par cette phrase : « Nous sommes entourés de morts et de blessés ; c’est au nom de Louis Capet que les tyrans égorgent nos frères, et cependant, Louis Capet vit encore ! »

Mon grand-père ne connaissait pas ce numéro du Moniteur Universel avant 1816. Il a toujours désavoué formellement le rapport publié par ce journal, et déclaré que, pour rien au monde, il n’eût permis d’introduire, dans un document revêtu de sa signature, la phrase odieuse justement incriminée. Elle ne se liait, du reste, en aucune façon, aux phrases précédentes.

Cette remarque fit penser qu’une addition avait été faite, par Merlin de Thionville, au rapport déjà signé, pour confirmer le contenu de sa propre dépêche. Voici le résultat des recherches ordonnées.

Une lettre, dont j’ai copie, adressée, le 24 février 1816, au Ministre de la Police, par M. Daunou, Garde des Archives du Royaume, constate que, si le Moniteur Universel donne ce rapport comme lu dans la séance du 11 janvier 1793, cependant, le procès-verbal de cette séance n’en fait aucune mention, et qu’il n’est indiqué dans aucune partie des tables et inventaires des pièces déposées aux Archives.

« J’ai parcouru, » disait ensuite ce fonctionnaire, « outre les tables et inventaires, les liasses mêmes où sont réunies les lettres écrites par des Députés en mission, durant les mois de décembre 1792, janvier et février 1793, et n’y ai rencontré aucune pièce de cette nature. »

De nos jours, M. le baron Du Casse, écrivain militaire distingué, releva, dans le texte même du rapport apocryphe, des erreurs de fait impossibles de la part des prétendus signataires, et des énonciations inconciliables avec celles de leur correspondance, qu’on a conservée.

« Il existe, » ajoute M. le baron Du Casse, « une très longue et très intéressante série de lettres du Représentant et Commissaire Haussmann, lorsqu’il était aux armées, de 1793 à 1797. On chercherait vainement, dans cette curieuse correspondance, une phrase ayant quelque analogie avec celle qu’on attribue à lui et à ses collègues. Haussmann évite, au contraire, dans ses lettres, tout ce qui a trait à la politique. Il ne dénonce jamais que les vols et les fraudes ; il n’emploie, en aucune occasion, les exagérations si fort à la mode à cette époque, même parmi certains personnages élevés. »

Il faut donc voir, dans la publicité donnée à ce faux document, une manœuvre de la dernière heure, pour presser le jugement du Roi, dont le procès durait trop au gré des jacobins, et influencer les votes hésitants.

Quoi qu’il en soit, le Ministre de la Police, M. Decazes, n’attendit pas la fin des recherches qu’il avait demandées, pour inviter mon grand-père à quitter la France. La réaction royaliste n’y allait pas de main morte. Non seulement, elle appliquait indistinctement la loi de proscription du 12 janvier 1816 aux régicides de fait ou « d’intention » ; mais encore, elle expulsait provisoirement du pays les anciens conventionnels soupçonnés d’avoir été de ceux-ci comme de ceux-là. — « Frappez toujours : Dieu reconnaîtra les siens, » — commandait Blaise de Montluc à ses bourreaux. M. Decazes exilait, d’abord, sauf à rapporter sa décision, quand l’évidence ne lui permettait pas de la maintenir.

Mon grand-père, qui s’était fait conduire à Bâle, en Suisse, fut de retour au bout de quelques mois ; il vendit ses propriétés de Seine-et-Oise, et vint se fixer à Paris, dans une maison de ma grand’mère, en haut du faubourg Saint-Honoré, dont cette partie s’appelait : Faubourg du Roule. C’est là qu’il vécut, vénéré des siens ; honoré de tous les habitants de son quartier ; ignoré du reste du monde ; partageant ses loisirs entre les ouvrages de ses philosophes préférés, comme les Essais de Michel Montaigne, le Livre de la Sagesse de Pierre Charron, et les chefs-d’œuvre de l’art ancien, réunis au Musée du Louvre, que « cet homme cruel, ce buveur de sang » ne se lassait jamais de lire ou d’admirer. C’est là que, jusqu’à mon entrée dans l’Administration Départementale, je me rendais régulièrement pour le voir, l’entendre, écouter ses conseils, et qu’il mourut, plein de jours, en juin 1846.

Mon père, qui faisait partie de l’Administration de l’Armée sous le premier Empire, en qualité de Commissaire des Guerres, fut mis en demi-solde à la Restauration. Il y demeura jusqu’à la Révolution de Juillet, après laquelle on le rappela au service, dans l’Intendance Militaire. Mais, après une interruption de quinze années, nuisible, sous tous les rapports, à ses intérêts, — car elle lui permit de se livrer à son goût dispendieux pour les inventions nouvelles, sa carrière ne pouvait se prolonger beaucoup. Il fit, avec le duc d’Orléans, la campagne de Belgique, sous le Maréchal Gérard ; assista au siège de la citadelle d’Anvers, et, à la prise de cette forteresse, fut chargé d’en recevoir le matériel et les approvisionnements. Plusieurs années après, en Afrique, dont le Maréchal Vallée était Gouverneur Général, il se retrouva près de Son Altesse Royale, comme Intendant de l’armée qui fit l’expédition, dite des Portes de Fer, dirigée de Constantine sur Alger. Dans la relation de cette marche difficile, le Prince loue beaucoup sa prévoyance et la remarquable régularité des services organisés et dirigés par lui.

Un peu avant la Révolution de 1848, il prit sa retraite, et s’occupa de travaux et de publications se rattachant à l’administration et surtout à l’approvisionnement des armées, jusqu’à sa mort, arrivée en 1876.

Né dans le cours de septembre 1787, mon père n’était pas encore âgé de dix-neuf ans lorsqu’il épousa ma mère ; — elle n’en avait dix-sept que depuis peu de mois, — le 6 juin 1806.

En effet, elle vint au monde, en février 1789, à Landau, ville française alors, dans une famille luthérienne, comme la nôtre.

Son père, le général baron Dentzel, né à Durckheim, dans le Palatinat, en 1755, avait été compagnon d’armes de Rochambeau et de Lafayette, comme officier du régiment dit : Royal Deux-Ponts, dans la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique. Il en revint Chevalier de Saint-Louis, et fut naturalisé Français par lettres-patentes du Roi Louis XVI, en 1784.

Parvenu au grade d’Adjudant Général, il faisait partie de l’État-Major de l’Empereur, et servait auprès du Prince Eugène, lors du mariage de mes parents, célébré à Versailles, dans un petit temple grec décorant le fond du pare de sa propriété de l’Hermitage, ancien domaine de la marquise de Pompadour, près Trianon.

Pendant la première campagne de Prusse, qui suivit de près cet événement de famille, le général Dentzel fut désigné (septembre 1806) pour occuper la ville de Weimar, où l’Empereur allait, bientôt après, établir le quartier général de la Grande Armée. Entré, dans cette « Athènes de l’Allemagne », à la tête de soldats vainqueurs, il réussit à la préserver de tout désordre, et à faire entièrement respecter le palais grand-ducal ; le célèbre théâtre où les tragédies de Schiller et de Gœthe firent leur première apparition ; la bibliothèque, les musées et les collections, qui renfermaient d’inestimables chefs-d’œuvre. Une lettre de Gœthe, alors Conseiller Intime du Grand-Duc de Saxe-Weimar, l’en remercia chaleureusement, et le Grand-Duc lui-même, remis en possession de ses États et devenu membre de la Confédération du Rhin, après le traité de Tilsitt, témoigna sa reconnaissance pour la protection dont mon grand-père avait couvert sa famille, par un autographe, accompagné d’une belle bague ornée de brillants, destinée à ma grand’mère. — Je possède le tout. — En 1809, après la prise de Vienne, l’Empereur, dont le quartier général fut établi, comme chacun sait, au palais de Schœnbrunn, nomma le général Dentzel, Gouverneur de la capitale de l’empire autrichien. Mon grand-père sut tellement se concilier la sympathie de la population, qu’à son départ il en reçut un témoignage éclatant que je conserve. C’est une boîte en or, artistement ciselée, portant à l’intérieur cette inscription : Au Consolateur des maux de la guerre, la Communauté des négotiants bourgeois de Vienne, et contenant une médaille, dont la face représente une tête rayonnante du Christ : Salvator mundi, et le revers : Munus R. P. Viennensis, sous la perspective de la ville, très habilement gravée en relief, surmontée d’une seule aigle impériale, éployée, couronne en tête, tenant un rameau d’olivier, avec l’exergue : Sub umbrà alarum tuarum.

Épuisé par la campagne de Russie, le Général prit sa retraite en 1816, et mourut, en 1828, à Versailles

Quant à moi, j’ai vu le jour à Paris, le 27 mars 1809, dans un petit hôtel entre cour et jardin, qui dépendait de l’ancienne propriété du fermier général Beaujon, et que, Préfet de la Seine, je fis démolir, pour former la petite place où finit le boulevard Haussmann et commence l’avenue de Friedland, tout en haut du faubourg Saint-Honoré. Je fus baptisé, peu de jours après, au temple réformé de l’Oratoire, dégagé complètement du côté de la rue de Rivoli, puis, restauré par M. Baltard, suivant mes indications, cinquante ans après. L’Église de la Confession d’Augsbourg, à laquelle appartient ma famille, n’avait pas encore de lieu de culte à Paris.

Le Prince Eugène daigna, par considération pour mon grand-père maternel, m’accepter comme son filleul, et se fit représenter par lui dans la cérémonie du baptême. Ainsi doté de deux parrains, je reçus, par avance, à l’État-Civil, les prénoms de l’un et de l’autre : George, Eugène.

De même que ma sœur aînée, Mme Artaud, je fus nourri par ma mère. Celle-ci venait de compléter ses vingt ans lorsque je vins au monde. Elle était de nature très fine et très délicate, et me transmit une constitution nerveuse, exigeant d’autant plus de soins que ma croissance, exceptionnellement rapide, me fatiguait.

C’est pourquoi, dès la fin de ma seconde année, mon grand-père Haussmann et ma grand’mère, qui était ma marraine, m’emmenèrent à Chaville, où je demeurai presque toujours auprès d’eux, hiver comme été, jusqu’à leur départ pour la Suisse, en février 1816.

Mon père, quand il n’était pas à l’armée, y passait, avec ma mère, ma sœur et mon frère, plus jeune que moi d’environ deux ans, une partie de la belle saison. Ils allaient, pendant l’autre, à l’Hermitage, où ma grand’mère Dentzel restait toujours, même pendant que le général et son fils, colonel de Hussards, faisaient la guerre. On me conduisait, de temps à autre, dans ma famille maternelle, où je séjournais aussi, l’été, quelques semaines, dans de tout autres conditions d’existence.

J’appris à lire de bonne heure, chez une vieille demoiselle, qui tenait classe au petit Chaville, tout près de Belle-Source ; à écrire, chez l’instituteur de Ville-d’Avray, dont l’école était sur la route de Versailles, en face de la chaussée de l’étang inférieur, par laquelle j’arrivais, après avoir franchi le bois des Fausses-Reposes, sous la garde du fils de notre jardinier-chef, avec lequel je faisais de plus longues excursions dans les bois de Meudon et de Viroflay, d’une part, et dans ceux de Marnes, d’autre part, lorsque mon grand-père ne pouvait m’accompagner, comme il en avait coutume ; car, il s’occupait beaucoup de moi.

C’est lui qui m’a, je puis le dire, élevé. Je subis, grâce à la grande facilité d’impressions de tous les enfants, l’influence des habitudes méthodiques, des principes d’ordre régnant sans cesse dans la maison de ce véritable sage, comme dans son esprit clair, sensé, bien réglé. Je dois à son exemple, confirmant ses leçons et les conseils dont je n’oubliai jamais d’aller m’inspirer auprès de lui, le sentiment du devoir, la fermeté calme, la persévérance infatigable, qui m’ont donné raison de tant d’obstacles ; la modération de caractère, que la prudence m’interdisait de trop laisser voir, mais dont mes amis zélés purent seuls blâmer les inspirations, et le désintéressement personnel, qui me fit préférer, aux satisfactions de la fortune et des honneurs, celles, moins vaines, assurées, au malheur même, par une bonne conscience et la fierté légitime d’une grande tâche loyalement accomplie.

Un mot, par lequel, encore Étudiant en Droit, sans vocation précise, je l’entendis résumer le récit de certains faits, pesa très certainement, plus tard, sur le choix de ma carrière. — « On ne sait pas assez, » disait-il, « combien la France renferme de ressources et combien elle deviendrait riche et puissante, si elle était bien gouvernée, bien administrée, surtout ! » — N’y trouve-t-on pas, en termes moins éloquents, ce que, longtemps après, le Prince-Président, qui fut Napoléon III, déclarait dans le Programme de Bordeaux : « L’Empire, c’est la Paix ! » quand il traçait le tableau des conquêtes à faire, en France même, terminé par cet appel entraînant aux forces civiles du Pays : — « Et vous qui m’écoutez, vous serez mes soldats ! »

Comment les opinions avancées de la plupart de mes compagnons d’études m’auraient-elles séduit, lorsque je pouvais recueillir, de la bouche de cet ancien Conventionnel, des phrases telles que celle-ci : — « Je crus sincèrement à la République, ainsi que tant d’hommes à l’âme généreuse, à l’esprit libéral. Je l’avoue : un peuple éclairé, tel que le nôtre, me semblait capable de se gouverner lui-même sagement, comme le faisaient les États-Unis, à peine constitués, et, après avoir reformé les abus du passé, de donner au Monde l’exemple d’une administration intègre, habile, féconde. Mais, je dus reconnaître que cette forme philosophique de gouvernement ne convenait pas au génie de la France ; au caractère de sa population, si mobile ; aux mœurs de notre vieille société. »

— « Mon neveu, » disait-il, en interrompant un de mes cousins, qui vantait le patriotisme farouche des Danton. Saint-Just, Robespierre et autres héros de 93, si vous aviez, comme moi, vu de près les hommes dont vous parlez ; si vous aviez été mêlé, comme moi, aux événements de cette terrible époque, j’aime à croire que vous penseriez autrement. Vous vous dites républicain ! Mais, commencez donc par changer, du tout au tout, votre vie d’oisif et d’homme de plaisir ! »

Si, dans ma jeunesse, on ne songea plus qu’à me préparer pour une carrière civile, enfant, sous l’Empire, je me savais déjà voué par avance à celle des armes, et je m’en sentais charmé.

Le séjour de la campagne, prolongé, m’avait tellement fortifié ; les courses dans les bois et les exercices du corps m’avaient si vite développé, qu’on me donnait volontiers bien plus que mon âge. J’étais devenu, d’ailleurs, un garçon hardi, résolu, malgré ma vie tranquille et disciplinée.

Lorsque j’allais, de Chaville, passer quelque temps à l’Hermitage, et que je m’y trouvais dans un milieu tout militaire, il me tardait de pouvoir, à mon tour, servir mon pays. Le voisinage de Trianon ; les revues de troupes ; les foules énormes, venant de Paris, les dimanches de grandes eaux à Versailles, pour acclamer l’Empereur et l’Impératrice, qui se montraient dans le parc, en voiture découverte, à six chevaux, entourés de piqueurs, de pages et d’officiers, tout cela m’exaltait au plus haut point. J’attendais avec impatience le jour où je me verrais également à cheval, dans le cortège impérial, parmi ces pages à peine adultes, en uniforme, l’épée au côté, un chapeau d’officier sur la tête, et un flot de rubans sur l’épaule gauche, en attendant l’épaulette de Lieutenant de Cavalerie, assurée à chacun d’eux. En effet, mon parrain, le Prince Eugène, avait promis, depuis l’époque de ma naissance, à mon grand-père maternel, de m’y faire admettre, le moment venu !

Mais, je tenais bien mieux que cette promesse.

Quand j’étais bambin, mon grand-père, le Général, me conduisit pour voir le Prince, à Trianon. Avant son audience, nous nous promenions dans une allée du parc. L’Empereur y déboucha subitement. Il donnait le bras à son aide de camp, la tête inclinée, l’air soucieux. Nous nous rangeâmes vite contre la charmille, et, prenant la position du soldat sans arme, je fis le salut militaire, en criant : « Vive l’Empereur ! » Le Souverain, surpris, s’arrêta, demandant avec sévérité : « Quel est cet enfant, Général ? » — « Sire, c’est mon petit-fils, un futur soldat du Roi de Rome. Il attend, avec moi, d’être reçu par le Vice-Roi d’Italie, son parrain. » — L’Empereur, se déridant alors, dit : — « Ah ! bien. » Puis, il me regarda fixement quelques secondes, pendant que je me tenais droit, les yeux attachés sur lui ; la main droite vissée à mon shako ; la gauche, à la couture de ma culotte ; car, j’étais en costume de hussard du régiment de mon oncle (le 6e), et mon grand-père, en uniforme, bien entendu : — « Comment ! » reprit-il, « tu veux déjà, mon petit homme, entrer dans l’armée ? » — « Je veux, d’abord, entrer dans les pages de l’Empereur ! » répondis-je, sans me douter de mon audace : je répétais ce que j’avais entendu bien souvent de mon grand-père lui-même, qui restait là, suffoqué. Sa Majesté sourit, et, me prenant le menton, daigna me dire : « Tu n’as pas choisi la plus mauvaise porte. Eh bien ! soit, mon garçon, dépêche-toi de grandir et de savoir monter à cheval, pour prendre ton service. » — « Vive l’Empereur ! » répétai-je, comme il reprenait sa promenade. Mon grand-père, tout à fait revenu de sa souleur, conta la chose au Prince Eugène, qu’elle amusa : — « C’est parfait, » répondit son Altesse Impériale ; « je vois avec plaisir que mon filleul ne s’embrouillera pas dans les feux de file ! »

Depuis ce jour mémorable, je jouais au soldat plus que jamais, et je commençais à chevaucher dans mes récréations, quand nos désastres militaires, commencés en Russie, que paraissaient avoir réparés les victoires de Lutzen et de Bautzen, s’aggravant tout à coup, au lendemain de la bataille de Leipsick, amenèrent l’invasion de la France, en 1814. Malgré les prodigieuses manœuvres par lesquelles l’Empereur, après ses nouvelles victoires de Champaubert et de Montmirail, menaçait de couper la base d’opération de ses ennemis coalisés, la capitulation de Paris entraîna son abdication et le rétablissement de la Royauté.

Pendant ces luttes héroïques, suprêmes, où la valeur de nos armes, que la victoire semblait abandonner à regret, finit par succomber sous le nombre accablant de nos envahisseurs, j’étais dans la petite maison de Belle-Source, à Chaville, avec mes grands-parents paternels, qui l’habitaient de préférence, quand ils n’avaient personne à recevoir dans leur principale demeure, sise de l’autre côté de la grande route. Mon père et son frère, plus jeune, attaché récemment à l’Administration Militaire, se trouvaient à l’armée. Mon grand-père et mon oncle maternels faisaient campagne. Ma mère restait à Paris avec mon frère, tout petit encore ; et ma sœur, à l’Hermitage, avec notre grand’mère Dentzel, nos tantes et nos jeunes cousin et cousine de Graumann.

Je n’ai pas besoin de dire avec quelle anxiété tout le monde suivait le cours des événements qui se précipitaient, ni quelle impression profonde m’ont laissée les passages continuels de troupes ; les convois de blessés, de plus en plus fréquents, par lesquels s’annonçait l’approche graduelle de l’ennemi vainqueur, et, dans les derniers jours, les bruits de bataille qui nous arrivaient de toutes parts. Ce n’est pas de la peur qu’ils me causaient, mais une rage conçentrée, de n’être pas assez grand pour me battre aussi. De nos jours, on parle de revanche ; ceux de mon âge en auraient deux à prendre !

Un engagement de cavalerie avait eu lieu, presque dans Versailles, devant l’Hermitage, aux champs de Glatigny ; dans la ville même, on s’était battu jusqu’à la rue des Réservoirs. Des combats d’avant-garde se livraient dans les bois au-dessus de nos propriétés de Chaville, qui bientôt furent occupées, comme ambulances, par les troupes étrangères marchant sur Paris. Je vois encore mon grand-père Haussmann, Maire de cette commune, astreint, pour en éviter le pillage, à faire droit en silence aux réquisitions des chefs ; ma grand’mère et ses femmes, obligées de panser les blessures d’officiers bavarois !

Une nuée de Cosaques s’abattit sur Viroflay, Chaville et Sèvres, pour s’y cantonner. J’ai donc pu contempler de près ces étranges cavaliers, juchés sur leurs montures à tous crins, comme eux-mêmes, avec leurs lances qui n’en finissaient pas et leur tenue inculte, pour ne pas dire dégoûtante. J’ai su, plus tard, que ma pauvre petite bonne, Jeannette, qui n’avait guère plus de quinze ans, les vit de plus près encore, ainsi que bien d’autres filles et femmes du pays, victimes de l’odieuse brutalité de ces barbares.

Quelque temps après la capitulation de Paris, j’y fus conduit pour voir ma mère, que ma sœur avait rejointe, et j’eus l’occasion d’assister, un soir, à la prière d’un bataillon de la Garde Impériale Russe, de service dans la cour de l’Élysée, où résidait le Czar Alexandre Ier. Il ne fallait rien de moins que ce spectacle imposant pour relever son armée dans mon estime.

Nous ne fûmes pas pillés, du moins par les ennemis. Si ma grand’mére fut volée de tous ses bijoux et de son argenterie, c’est pour avoir pris la malencontreuse précaution de les faire enfouir dans un massif du parc, et fort secrètement, par un jardinier du pays, qu’elle croyait de toute confiance. Quand les alliés se retirèrent, elle courut à sa cachette et la trouva complètement vide. Toutes les recherches opérées pour découvrir le voleur, furent vaines. Mais, elle n’en resta pas moins convaincue de l’innocence de son confident. Suivant elle, on devait imputer le vol à quelque invisible témoin de l’enfouissement opéré.

La Restauration ne pouvait, à beaucoup près, éveiller des sentiments de sympathie dans aucune branche de ma famille. Aussi, le retour de l’île d’Elbe y fut-il salué avec joie. Mais, bientôt, il fallut reprendre les armes et courir à la frontière. Tout le monde partit, même le Maire de Chaville, le vieux Représentant du Peuple, requis par le Ministre de la Guerre, pour donner son concours à je ne sais quelle concentration d’approvisionnements dans le Nord. Les angoisses des femmes recommencèrent.

Après la catastrophe de Waterloo, tous les nôtres revinrent, en plus ou moins bon état. Mon oncle, le colonel Dentzel, avait eu le bras labouré par une balle.

Cette fois, l’invasion étrangère fut moins violente, sinon moins pénible.

Lorsque je me reporte à cette époque terrible, et que j’en évoque les souvenirs, toujours vivants en moi, comme s’ils dataient seulement d’hier, je comprends et j’excuse, parce que j’en fus moi-même remué jusqu’au plus profond de mon être, le sentiment patriotique sous l’impulsion duquel, en 1870, la France entière se leva pour venger son double affront de 1814 et de 1815, et se précipita dans la guerre néfaste provoquée si légèrement par un ministère inconscient des périls de cette aventureuse entreprise, qui devait aggraver, par une perte de territoire nous frappant, cette fois, en deçà de nos anciennes limites, la première humiliation de notre malheureux pays, dont j’avais été le témoin dans mon enfance. Mais, ce que je considère comme impardonnable, c’est que des hommes, portés au Pouvoir, imposés au Souverain par la fallacieuse popularité de leur chef, n’aient pas reculé devant la responsabilité d’actes entraînant, d’une manière fatale, ce pays mal préparé pour la soutenir à l’improviste, dans les hasards d’une lutte suprême avec des adversaires complètement prêts à l’engager, comme le savait bien l’Empereur, dont les appréhensions auraient dû servir d’avertissements à des ministres ne relevant plus de lui seul, depuis l’altération de la Constitution de 1852.

Je donnerai, dans le cours de ce livre, des détails très précis à cet égard.