Mémoires du baron Haussmann/1/3

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Victor-Havard (1p. 45-66).

CHAPITRE III

MES DÉBUTS DANS L’ADMINISTRATION
Secrétariat Général de la Vienne. — Le Prêfet, sa Famille et mes autres relations. — Mort de Casimir Périer. — Ma nomination comme Sous-Préfet.

Grâce au Prince Royal, je pouvais facilement aborder la vie publique dès les premiers temps de la Monarchie de Juillet. Si modeste que fût mon rôle pendant les « Glorieuses Journées », il m’avait mis suffisamment en évidence auprès des personnages qui venaient de monter au Pouvoir, pour me créer des titres à leurs yeux. Et puis, un rapport de la Commission des Récompenses Nationales exagérait singulièrement l’importance des très légères blessures rapportées de mon enquête, imprudemment poussée trop loin, au Théàtre-Français, aussi bien que la valeur dont, en bonne conscience, ne témoignait pas assez le sabre de l’officier Suisse qui voulait me tuer. Cette arme, restée en ma possession, prouvait seulement que, plus vigoureux, par bonheur, je pris le meilleur moyen de l’en empêcher. Bon gré, mal gré, d’homme pacifique, j’étais passé, tout à coup, « Héros » !

Cette Commission, un moment toute-puissante, me fit décorer, d’office, de la croix spéciale de Juillet, croix à trois branches, correspondant aux trois journées qu’elle consacrait ; surmontée d’une couronne murale et attachée d’un ruban bleu-ciel, liséré de rouge. Elle portait, sur une face, le Coq Gaulois ; sur l’autre, 27, 28, 29 juillet 1830, et, en exergue : « Patrie et Liberté. »

Il me répugnait de me mêler à la tourbe qui se rua promptement à la curée des places. Puis, je ne savais pas encore bien ce que je voulais. Sous la Restauration, le Barreau, pour lequel j’avais un penchant fort modéré, me semblait, à la fin, la carrière me convenant le mieux, à défaut des fonctions publiques, inaccessibles aux membres des familles impérialistes. Mais, la Magistrature pouvait s’ouvrir devant moi désormais, et, avant tout, il me fallait passer mes derniers examens de Droit et mes thèses finales.

Le Prince Royal, pour m’attacher à sa personne, conçut l’idée de me faire attribuer une des sous-lieutenances créées, par une loi exceptionnelle, en faveur des Combattants de Juillet ; mais, outre que je ne me reconnaissais pas cette qualité, mes études juridiques ne m’avaient pas préparé du tout à la carrière des armes, et ne pouvaient m’y servir en aucune façon. Je me serais trouvé, d’ailleurs, à la suite de mon frère cadet, qui venait justement d’entrer à l’École de Saumur, comme officier de Cavalerie.

Je me tins donc à l’écart, tout le temps nécessaire au complément de mes études, sauf mon service dans la Garde Nationale, qui fut assez rude, à cause des mouvements tentés, dès cette époque, par le parti républicain.

Mon dernier diplôme obtenu, je retournai chez M. le Duc d’Orléans, pour me déclarer prêt à entrer dans la Magistrature, que je préférais décidément au Barreau.

Le Prince m’en dissuada. Selon lui, rien d’important n’était à faire dans cette branche du service public, tandis que l’administration du pays, confiée jusqu’alors à des fonctionnaires dont on n’exigeait qu’un dévouement aveugle au « Trône et à l’Autel », m’ouvrirait une voie inexplorée, où, travailleur et instruit, je saurais me signaler et marcher rapidement.

M. Casimir Périer, qui venait d’arriver, avec la Présidence du Conseil, au Ministère de l’Intérieur, reconnaissant la nécessité d’améliorer la première composition du nouveau personnel de l’Administration Départementale, s’en occupait, à point nommé.

Le Prince chargea le comte de Montalivet, un de nos anciens de Henri IV, Ministre de l’Instruction Publique, de me signaler tout particulièrement, de sa part, au nouveau Président du Conseil.

M. Casimir Périer me fit appeler. Il me connaissait, ainsi que ma famille. D’ailleurs, il siégeait à la table de M. Laffitte, au nombre des mangeurs de melon glacé, vers lesquels, le 29 juillet au soir, on m’avait envoyé, quelque peu détérioré, mal essuyé de la fumée de la poudre, et fort altéré par la chaleur, en attendant la fièvre qui me prit dans la nuit seulement, attester la fin de la lutte et le triomphe de la Révolution, dont ils ne s’étaient pas encore proclamés les chefs.

J’ajoute que mon père, déjà rentré dans l’armée, comme Sous-Intendant Militaire, se trouvait détaché près du Ministre de l’Intérieur, en cette qualité, pour l’organisation des services administratifs de la Garde Nationale.

Le Grand Ministre, dont j’eus toujours la bienveillance, me dit que, pour couvrir le Prince Royal, vis-à-vis de la Chambre, très jalouse des influences de Cour, il serait bien que ma candidature fût appuyée par quelques députés. Je revins, peu de temps après, escorté d’un groupe de ces honorables, à la tête desquels figurait M. Chevandier, Directeur des manufactures de Saint-Gobain, Député de la Meurthe, et ami de mon père.

Le fils de M. Chevandier, qui portait le nom de Chevandier de Valdrôme, fut, à son tour, Député, sous le second Empire. Il fit partie du néfaste Ministère Ollivier, auquel on doit la modification, prétendue libérale, de la Constitution de 1852, et la funeste guerre de 1870. Celle-ci précipita la chute de l’Empire, que celle-là, plus lentement et non moins sûrement, eût amenée, par le rétablissement du Régime Parlementaire en France.

Chargé du portefeuille de l’intérieur, pour lequel aucune aptitude spéciale ne semblait le désigner, M. Chevandier de Valdrôme contre-signa le décret me relevant de mes fonctions de Préfet de la Seine.

Le père avait contribué de son mieux à me faire ouvrir la carrière administrative, en 1831 ; le fils servit d’instrument pour la clore derrière moi, comme on le verra finalement, en 1870, plus de trente-huit ans après. — Singulier contraste !

Pour commencer, je désirais un poste de Secrétaire Général de Préfecture, où je pusse me préparer à l’administration active, par un certain maniement d’affaires.

Le 22 mai 1831, je fus attaché, comme tel, à la Préfecture de la Vienne.

Vingt-deux ans et quelques jours plus tard, le 23 juin 1853, j’étais nommé Préfet de la Seine.

Victor Havard, édit.
LE BARON HAUSSMANN
Secrétaire Général de Préfecture
1831
SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE LA VIENNE.

À Poitiers, où je succédai, comme Secrétaire Général, au comte de Traversay, vieux légitimiste, que la Révolution de 1830 épargna momentanément, et qui venait de prendre sa retraite, je me trouvai sous les ordres de M. BouIlé (du Morbihan), fils d’un ancien Représentant du Peuple, devenu Préfet de l’Empereur Napoléon Ier, et lui-même, ancien Sous-Préfet de l’Empire. Il remplaçait le Préfet de la Restauration, M. le comte de Castéja.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux fort clairsemés, fort grisonnants, qui ne perdait pas un pouce de sa taille, un peu au-dessous de la moyenne, ni surtout une occasion de faire un discours, ce dont il s’acquittait généralement bien ; grand travailleur, du reste, et tout à son affaire.

Évidemment, je devais me trouver à bonne école, auprès d’un tel chef, et mon zèle à le seconder pouvait, en retour, lui faire trouver un collaborateur utile dans le jeune auxiliaire que le Gouvernement lui envoyait. Malheureusement, sous mon prédécesseur, et par sa faute, on tenait le Secrétariat Général, où je venais le relever, pour la cinquième roue du carrosse préfectoral. M. Boullé s’était fait accompagner, à Poitiers, par un secrétaire particulier d’un âge mûr, très capable et très laborieux, et concentrait, grâce à lui, dans son cabinet, la direction du travail des bureaux, que le comte de Traversay n’avait jamais eue et ne se trouvait, sous aucun rapport, en état de prendre. Je me voyais donc réduit à m’occuper des affaires pour la forme en quelque sorte, à l’enregistrement et au départ, qui me revenaient sans conteste, mais dont un employé, placé sous les ordres du secrétaire particulier, s’occupait seul ; car le pauvre comte de Traversay ne faisait plus qu’apposer sa signature au bas des légalisations et des expéditions de pièces, et n’exerçait qu’un contrôle nominal sur le service des Archives.

Peu à peu, lorsqu’il s’aperçut que son nouveau Secrétaire Général n’était pas précisément le premier venu, le Préfet changea du tout au tout, et, sans aucune réclamation de ma part, me fit, aussi largement que spontanément, la situation à laquelle j’avais droit de prétendre, en vertu de mon titre, dans son administration.

J’établis alors, sans retard, entre l’enregistrement et le départ, qui rentraient dans mes attributions officielles, et les diverses divisions de la Préfecture, un ordre de service permettant de suivre chaque affaire, depuis son entrée jusqu’à sa sortie, dans toutes les phases de l’instruction qu’elle devait subir, et de signaler les oublis ou négligences de nature à retarder la solution qu’elle comportait.

Les divers chefs de division venaient, d’eux-mêmes, conférer avec moi des questions de Droit qui les embarrassaient, afin de pouvoir, au besoin, s’appuyer de mon opinion auprès du Préfet. Enfin, plusieurs projets de rapports au Gouvernement, sur des sujets importants et compliqués, notamment sur la mise à exécution de la nouvelle loi municipale et de la loi de la Garde Nationale, dans le département, lui fournirent, tout au moins, des éléments complets et méthodiquement classés, pour son travail personnel.

Finalement, un partage d’attributions s’opéra tout naturellement entre le Cabinet et le Secrétariat Général : de mon côté, les affaires proprement dites ; de l’autre, la politique, fort occupante dans un pays où toute la haute société, presque toute la grande propriété, plus, une bonne partie de la Magistrature, appartenaient à la cause légitimiste, pendant que l’Opposition Libérale et même la République comptaient des partisans dans les autres classes, et de bruyants adhérents parmi les étudiants de la Faculté de Droit et ceux de l’École secondaire de Médecine.

La Vendée était en insurrection, et la partie du département qui touchait le Bocage, ne se montrait pas des plus calmes. Lors de l’aventureuse expédition de Mme la Duchesse de Berry, le Préfet ordonna, par mesure de Haute Police, de sévères perquisitions dans les châteaux d’un certain nombre de grands personnages : le Duc d’Escars, en tête. Il délégua, pour ces missions, délicates à tous égards, des Conseillers de Préfecture. Le Secrétaire Général, alors trop absorbé par la direction du travail des bureaux, en fut heureusement dispensé.

Mais, au début, la Préfecture ne me prenait pas assez de temps à mon gré. Je me sentais accordée par avance toute liberté de m’en désintéresser complètement, ainsi que mon prédécesseur, tant le courant des affaires se trouvait bien établi vers Le Cabinet du Préfet.

L’annihilation du Secrétariat Général avait été poussée si loin, que le Chef du Cabinet et sa famille occupaient, dans l’hôtel de la Préfecture, ancien palais épiscopal, l’appartement réservé, sous les gouvernements antérieurs, à son titulaire, et laissé vacant, pour la première fois, par mon prédécesseur immédiat, le comte de Traversay, noble citoyen de Poitiers, qui possédait une habitation dans cette ville.

Je me gardai bien de faire la moindre observation à ce sujet. J’aurais, d’ailleurs, été fort empêché d’occuper seul un appartement complet, et moins libre de vivre à ma guise, dans l’hôtel de la Préfecture, à côté de la famille du Préfet, que partout ailleurs. Enfin, cet ancien Évêché attenait à la cathédrale, sise place Saint-Pierre, presque au bas du versant oriental de la ville, à l’opposite de l’emplacement où se trouve aujourd’hui la gare du chemin de fer de Paris à Bordeaux, dont il n’était pas question à cette époque, et qui s’ouvre au bas du versant occidental. — Depuis lors, un magnifique hôtel de Préfecture fut construit au centre de la ville.

Pour toutes les commodités de la vie, comme pour les relations du monde, il me convenait beaucoup mieux d’habiter les hauts quartiers, établis sur la croupe assez étendue qui sépare les deux versants, que cette place Saint-Pierre, sise loin de tout ; car, on devait, de là, grimper à pied, faute de voitures de place, une pente abrupte, par des rues étroites, mal éclairées, et pavées de cailloux pointus, avec de rares bandes de grès le long des maisons, pour aller n’importe où le soir, et il était presque aussi difficile, et certes encore moins sûr, d’y redescendre, la nuit, par tous les temps.

Quelques jours passés à l’hôtel des Trois-Piliers, après ma descente de la malle-poste, et, pendant lesquels eurent lieu mon installation et mes visites officielles, me permirent de faire choix, au centre de la ville, d’un logement tout meublé, chez d’honnêtes bourgeois, hébergeant déjà l’un de Messieurs de la Cour Royale. C’était dans une petite rue, voisine de la place du Marché, près du Palais de Justice et de la vieille église Notre-Dame, si curieuse et si renommée au double point de vue archéologique et architectural.

LE PRÉFET, SA FAMILLE ET MES AUTRES RELATIONS.

Le Préfet, auquel on m’avait recommandé tout particulièrement et de très haut, donna, dès mon arrivée, un dîner, en mon honneur, et m’ouvrit cordialement sa maison.

Il était marié, en secondes noces, avec une femme de trente ou trente-deux ans, originaire des Côtes-du-Nord ; beauté plantureuse, blonde, au teint frais ; aux yeux tranquilles, bleu-faïence, un peu saillants ; aux lèvres rouges, non moins saillantes ; bonne et aimable personne, sans prétentions ; ne cherchant pas midi à quatorze heures ; toute à son mari et à ses enfants : deux fillettes de sept à neuf ans, et un petit garçon plus jeune encore. — Un fils du premier mariage, qui faisait son Droit, à Paris, venait de temps à autre.

La famille se complétait d’une cousine, brune et maigre, de Madame la Préfète. Elle devait rester quelques mois à Poitiers, et ne parlait plus de retourner à Saint-Brieuc. Cette personne avait, depuis quelque temps déjà, coiffé résolument Sainte-Catherine, se sachant dépourvue de charmes, aussi bien que de fortune. Elle remplissait, avec beaucoup de tact, en qualité de parente et d’amie, un rôle qui, dans d’autres conditions, eût tenu, tout à la fois, de la dame de compagnie, de la gouvernante d’enfants et de la femme de charge. Du reste, elle faisait preuve d’un esprit bien plus éveillé, bien plus compréhensif et infiniment plus débrouillard, que la patronne.

Une grande intimité régnait, de longue date, entre la famille du Préfet et celle de son Chef de Cabinet, M. Maréchal, qui se composait, outre le mari et la femme, d’une charmante fille, fiancée à un jeune avocat breton, lequel faisait son stage à Poitiers, où je l’entendis plaider pour la première fois. Cet avocat entra bientôt dans la Magistrature. Il y fit un chemin rapide, sous le second Empire ; car, après avoir dirigé de grands parquets de province, il devint Avocat Général à la Cour de Cassation, et mourut Président de Chambre : c’était M. Corentin Guyho.

Enfin, un autre Breton, également amené de Saint-Brieuc, travaillait, comme simple employé, sous les ordres du Chef de Cabinet.

Je connus, à Poitiers, plusieurs jeunes gens, alors étudiants en droit, qui marquèrent, comme M. Guyho, dans la Magistrature, notamment : M. Talbot (d’Angers), — celui-ci tint à s’occuper quelque temps, à titre de secrétaire, auprès de moi : il devint Procureur Général. — M. Métivier (fils d’un Professeur de Droit de Poitiers), qui finit dignement sa carrière, comme Premier Président de la Cour d’Angers ; enfin, M. Bourbeau, depuis, Professeur de Droit, que l’Empereur Napoléon III fit Ministre de l’Instruction Publique et des Cultes : homme de grand mérite ; mais, « manquant de prestige ». Il succomba sous cette plaisanterie, malheureusement trop vraie, je suis forcé d’en convenir.

Je reçus un accueil plein de bienveillance dans le milieu provincial, très bourgeois, de la société qui frayait avec la Préfecture, depuis 1830 ; mais, je commençai par m’y trouver un peu dépaysé ; car, j’étais ce qu’on appelait alors un fashionable, très soigneusement tenu, quoique de mise des plus simple, et de manières réservées autant que polies. Néanmoins, comme j’avais le caractère facile, je sus me résigner aux circonstances et me faire promptement bien accueillir de ce monde.

Le soir, je descendais presque toujours, après dîner, à la Préfecture, pour l’arrivée du courrier de Paris. Je me faisais battre de bonne grâce, s’il le fallait, dans une partie de carambolage, par mon chef, pour éviter son tric-trac, auquel je ne voulus jamais rien comprendre, et son échiquier, où j’aurais trop souvent gagné. Parfois, malgré mon peu de goût pour les cartes, je subissais un robber, comme quatrième, au whist de Madame la Préfète, ayant pour partner le Sous-Intendant Militaire, M. Millet, collègue et ami de mon père, contre elle et le général Rosetti, commandant la Subdivision militaire formée par le département.

Quand il ne venait pas d’étrangers, la cousine, qui m’inspirait de la sympathie, parce qu’elle était l’intelligence de la maison, et qu’elle m’avait pris de suite sous sa protection amicale, me demandait de lui chanter quelque romance à la mode ou de ma composition, et la patronne semblait m’écouter avec un certain plaisir ; mais, elle aimait encore mieux se faire lire ou dire des vers, ce qui m’étonnait toujours ; car, rien d’autre ne trahissait en elle des instincts poétiques. Mais, je touchais surtout son cœur, par la complaisance que je mettais à jouer avec ses fillettes, qui m’adoraient.

En cas de grand dîner, de grande soirée ou de bal, à la Préfecture, la cousine me faisait chercher dans mon cabinet, et je l’aidais à organiser la petite fête, ce dont Préfet et Préfète s’avouaient également incapables.

Du reste, comme je l’expliquais plus haut, pendant assez longtemps, mes fonctions, plus qu’amoindries, me laissèrent beaucoup de loisirs.

Avant tout, j’en profitai pour m’assurer des rapports en ville. Sans parler des principaux fonctionnaires, chez qui mon titre me donnait accès, naturellement, j’avais été recommandé très chaudement, de Paris, aux familles les plus considérables de Poitiers, et je fus bientôt fort répandu, non seulement dans le monde officiel et dans la Magistrature, qui faisait bande à part, avec le Barreau et l’École de Droit, mais encore dans la banque et le haut commerce, et même dans quelques maisons de l’aristocratie, où l’homme bien élevé faisait oublier l’adversaire politique.

Je me liai particulièrement avec les fils du Receveur Général, M. Chazaud, qui tenaient la tête de la jeunesse dorée locale, et avec quelques autres jeunes gens du même milieu. On se rencontrait à la salle d’armes, dans le jour, et, le soir, au spectacle, au bal ou dans les mêmes salons.

Aucune bonne fête sans nous. Dans l’hiver de 1831 à 1832, nous organisâmes ensemble des redoutes (bals d’abonnement) qui obtinrent le plus grand succès. Pour ma part, je dansais peu ; mais je valsais presque bien, et je conduisais, au besoin, un cotillon.

Je finis par me loger dans le quartier haut, le mieux habité de la ville, où j’eus la très bonne chance de trouver un appartement composé de trois pièces, meublées fort convenablement, qui formaient le premier étage d’une petite maison appartenant à M. Garreau, Conseiller de la Cour Royale, et contiguë à son hôtel, dont elle constituait une sorte d’annexe. Cette location me mettait chez lui, pour ainsi dire, bien que j’eusse mon entrée à part. Elle n’était possible qu’en raison de l’accueil empressé que, dès les premiers temps, j’avais reçu de lui, de tous les siens, et particulièrement de sa femme, laquelle connaissait mes parents de Colmar, amis de son père, longtemps Receveur Général du Haut-Rhin. Mon nom suffit pour me faire admettre dans l’intimité de cette famille, très nombreuse, très gaie, dont le salon comptait parmi les plus agréables. Pour un peu, je serais devenu son commensal.

Mais, ce nouveau domicile, sis rue Neuve, à côté des rues aristocratiques des Hautes et des Basses Treilles, se trouvait tout près de la Place d’Armes, où je prenais pension, pour ma nourriture, à raison de 120 francs par mois, chez un restaurateur en renom, tenant une table réservée aux fonctionnaires publics sans famille, qu’il présidait patriarcalement, afin de servir lui-même ses clients de distinction.

J’avais là, comme convives, deux conseillers à la Cour Royale ; un avocat général ; le Conservateur des Hypothèques ; un professeur de Droit ; des inspecteurs de services financiers, et fort exceptionnellement, deux étudiants en Droit, neveux d’un des conseillers : M. Bussière, ancien Avocat Général à Limoges, qui me témoignait une grande amitié, et avec qui je me promenais d’ordinaire.

C’était un homme instruit, aimant les lettres, curieux de recherches historiques, archéologiques et artistiques. Lorsque nous eûmes passé en revue toutes les richesses que Poitiers nous offrait sous ces trois rapports, nous fîmes des pointes dans les parties les plus intéressantes du département. C’est ainsi que, Froissart en main, nous visitâmes, à l’ouest, et non loin de Poitiers, le champ de bataille où le Roi Jean fut fait prisonnier par le Prince Noir, à Vouillé. Une autre fois, après avoir recherché, près du confluent du Clain et de la Vienne, l’emplacement de l’ancienne ville romaine de Limonum, dont il ne reste que bien peu de vestiges, nous parcourûmes, près de Moussac-la-Bataille, les champs où Charles Martel défit les Sarrasins.

Ce fut, pour nous, une occasion de pousser jusqu’à Châtellerault, le pays des couteliers, afin d’y visiter la manufacture d’armes blanches du Gouvernement, que mettait en mouvement une chute d’eau produite par un beau barrage de la Vienne.

MORT DE CASIMIR PÉRIER.

J’eus l’occasion de parcourir, canton par canton, l’arrondissement de Poitiers, lorsque j’y fis, comme délégué du Préfet, au printemps de 1832, la tournée du Tirage au Sort de la classe appelée. Mais, je profitai de quelques invitations, pour visiter les autres arrondissements, dans l’été de 1831.

Pendant sa tournée de Révision, en 1831, mon Préfet me tenais en assez grande confiance déjà pour me donner mission de le suppléer à la Préfecture. Lors d’un congé qu’il prit, au commencement de 1832, le Ministre me chargea, sur sa proposition, de le remplacer par intérim, et quand j’obtins, à mon tour, d’aller voir ma famille, pendant une quinzaine, M. Casimir Périer me complimenta de la manière dont, très jeune encore, je me tirai de cette épreuve.

Durant une audience qu’il me fit indiquer pour cinq heures du matin, et me donna dans son cabinet de toilette, où ce grand homme, se rasait et éméchait ses rares et longs cheveux gris, après m’avoir interrogé sur une foule de sujets délicats, notamment, sur la situation des partis politiques dans le département et l’influence que l’Administration serait en mesure d’exercer, en cas d’élections législatives, il me témoigna tout son bon vouloir, dont il ne se montrait pas prodigue, et finit par de précieux conseils que je n’oubliai jamais. Comme je me retirais, il me rappela pour me dire : — « À propos, un jeune fonctionnaire doit toujours trouver aimables et même jolies, quand c’est possible, les femmes et les filles des Députés. Les autres, aussi ; mais, je le crois moins nécessaire. »

En descendant l’escalier, je me rappelai m’être un peu moqué de la femme, aussi ennuyeuse que laide, d’un Député des Deux-Sèvres, qui demeurait, l’hiver, à Poitiers. Comment le Président du Conseil pouvait-il savoir ce détail et y mettre tant d’importance ? … La leçon ne manqua pas de me profiter.

Dans le cours de la conversation, M. Casimir Périer m’avait parlé de la femme de mon Préfet, et comme je louais ses vertus domestiques, il me dit : — « Oui ! oui ! mais elle est trop bourgeoise pour une ville qui renferme, à la fois, tant de gens comme il faut et tant de gens instruits. » Il ajouta, en riant : Je serai forcé d’établir, à côté de mon cabinet, un bureau de mariage pour mes fonctionnaires. Gare à vous ! »

Malheureusement pour le Pays et pour moi, bien peu de temps après, cet illustre Ministre, qu’on n’a jamais remplacé, mourut du choléra, qui décima Paris au printemps de 1832.

De Poitiers, nous suivions avec anxiété la marche du fléau. Notre contrée fut épargnée. Mais la mort de Casimir Périer y produisit une grande sensation.

Elle fut accueillie comme une délivrance, par ce qu’on appelait alors l’opinion avancée. Nos étudiants en Droit, toujours bruyants et même insolents, à l’occasion, le devinrent bien davantage.

J’avais eu plusieurs fois maille à partir avec cette jeunesse exaltée.

Au spectacle, lorsqu’on jouait la Muette de Portici, encore dans sa nouveauté, mais qu’on nous fit entendre abusivement trente-deux fois de suite, lorsqu’on arrivait au fameux duo : Amour sacré de la Patrie, le parterre montrait le poing à la loge du Préfet, en chantant : Malheur à nos tyrans !

Et puis, on demandait sans cesse la Marseillaise, et l’on criait : Debout ! pour la troisième strophe. Une fois, deux fois, trois fois, cela pouvait passer ; mais, tous les soirs de représentation, c’était insupportable. Mes amis et moi, qui possédions une loge en commun, nous résistâmes à la fin. Après de violentes prises avec les étudiants, ceux-ci reconnurent bientôt que nous étions également bons, soit à l’épée, soit au pistolet, et nous laissèrent tranquilles.

Mais, un soir que je faisais visite à la femme d’un personnage, dans sa loge, pendant un entr’acte, et que, par inadvertance, je tournais le dos à la salle, on me cria d’en bas : « Face au parterre ! » Je regardai quelques instants les braillards, et je repris ma position primitive, sans m’inquiéter de leurs vociférations. Bientôt, un étudiant fit irruption dans la loge, et, le silence s’étant produit, il s’écria, gesticulant avec fureur : — « Monsieur, vous êtes donc sourd ? » — « Du tout ; j’entends, au contraire, admirablement. » — « Eh bien ! faites face au parterre ! » — « Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un polisson comme vous ! » — « Monsieur, avez-vous l’intention de m’insulter ? » Je lui tournai le dos, pour adresser ma réponse à la salle : « Je lui dis qu’il est un polisson, et il me demande si j’ai l’intention de l’insulter !… » Un éclat de rire général suivit. Le jeune cadet, décontenancé, se retira ; mais, il m’envoya ses témoins, et reçut, le lendemain matin, derrière un des massifs du beau jardin public de Blossac, un coup d’épée anodin, à la mesure de ses torts.

Une autre fois, à notre table de fonctionnaires, un jeune étudiant, que les neveux du Conseiller Bussière nous demandèrent la permission d’inviter à déjeuner, eut l’inconvenance d’émettre ses opinions, par trop libres, sur le Gouvernement du Roi. Je lui rappelai dans quel milieu, grâce à ses camarades, il se trouvait admis. Alors, cet exalté s’en prit à moi, et m’adressa je ne sais plus quelle grossièreté. Je me levai, posai ma serviette, et faisant le tour de la table, lui dis : — « Je vais vous donner la gifle que vous méritez, méchant gamin ! » Sursautant, il s’écria : — Je l’accepte. » — À votre aise ! » — « J’entends que je la tiens pour reçue. » — Soit ! »

Dans l’après-midi même, nous étions au fond de Blossac, deux de mes amis et moi, avec un chirurgien, attendant le giflé complaisant et ses témoins, qui ne tardèrent pas à paraître. Ils avaient choisi, pour arme de combat, le pistolet de tir, sans doute, parce qu’ils me savaient d’une certaine force à l’épée. Mais, je me servais encore mieux du pistolet à double détente, indiqué par eux, et cela ne laissait pas de me préoccuper sérieusement. Même à trente-cinq pas, distance initiale en pareille occurrence, je me croyais absolument sûr de toucher mon adversaire, mais non point de le blesser modérément. D’un autre côté, si, par générosité, j’attendais le feu, plus ou moins rapproché, de ce novice : au lieu de le prévenir, je risquais de me voir estropié d’une balle, bien dirigée par hasard. Ce n’était pas un résultat sans exemples.

Je fus bientôt délivré complètement de cette très pénible alternative.

Mes témoins, qui s’étaient abouchés avec les siens, revinrent vers moi, souriants et dédaigneux, pour me dire que ceux-ci leur offraient de faire rétracter, par leur client, les paroles qui m’avaient justement froissé, dans le cas où je consentirais, de mon côté, à retirer le soufflet intervertissant les rôles, qui faisait, de l’offenseur, l’offensé. — « Je puis d’autant plus aisément retirer ce soufflet, » répondis-je, « qu’en réalité, je n’ai pas eu la peine de le donner. Si cela lui suffit, c’est son affaire et non la mienne. Quant à ses paroles inconvenantes, après cette reculade, je suis honteux, pour lui, des excuses qu’il offre : abrégez cela. »

Un de mes témoins, très irritable de caractère et très paresseux, d’ailleurs, me dit : — « N’empêche que ce polisson nous aura fait déplacer, vous et nous, et perdre notre temps, pour rien. J’ai bien envie d’aller lui flanquer une vraie gifle, pour savoir s’il sentira celle-là. — Allons, allons, » répliquai-je, « vous êtes trop fort aux armes pour ne pas comprendre qu’il faut user de mansuétude envers les faibles. »

Après cette dernière affaire, Messieurs les Étudiants me témoignèrent un certain respect.

Je le vis bien, un jour de revue de la Garde Nationale, où je descendais à la Préfecture, en costume officiel. Comme des étudiants, qui marchaient derrière moi, disaient entre eux : — Il s’agit d’une revue de « Casimirs-Pompiers, » je ne voulus pas laisser corner à mes oreilles cette expression, dont les journaux de l’extrême Opposition firent abus, après que le Maréchal de Lobau crut habile de dissiper une émeute, sur la place Vendôme, par le jeu d’une batterie de pompes à incendie. Je me retournai brusquement : — « Qu’est-ce que vous dites ? » m’écriai-je. — « Mais, Monsieur, nous ne vous disons rien ! » — « C’est possible ; mais, quand vous aurez envie de répéter la sottise que je viens d’entendre, tenez-vous à quinze pas de distance, si vous ne voulez pas que je la prenne pour moi. » — Et je continuai ma route, sans plus, laissant fort penauds mes interlocuteurs.

Aussi, quand mon frère, une mauvaise tête et un friand de la lame, informé, je ne sais comment, à Saumur, de l’agitation de cette jeunesse, vint en congé de quelques jours, afin de me faire ses offres de service, je n’eus qu’à l’en remercier. Il tint, néanmoins, à se promener à travers Poitiers avec moi, dans l’uniforme de l’École de Cavalerie, pour voir, comme il me le dit ensuite, si le plumet blanc, qu’on avait conservé jusqu’alors au shako des élèves, ferait loucher quelques-uns de « ces pékins-là ». Personne, on le comprend, d’après ce qui précède, ne s’en montra choqué.

Mais, après la mort de Casimir Périer, le Préfet ne pouvait plus se promener, avec sa femme et ses enfants, à Blossac, les dimanches, sans que des étudiants le suivissent, pour débiter derrière lui des propos ou des refrains déplacés, et quand je les accompagnais, en causant avec mon amie, la cousine, je dus souvent faire tête à ces gamins, pour les rappeler au sentiment des convenances.

Une des chansons d’alors, dont je ne puis faire connaître l’auteur à la postérité, se terminait ainsi :

C’est la seringue
Qui vous distingue,
Partisans du Juste-Milieu.

Les émeutiers ne pouvaient pas prendre leur parti du mépris que le Maréchal de Lobau semblait avoir fait d’eux, en les douchant. Ils furent traités autrement rue Transnonnain, par le général Bugeaud.

MA NOMINATION COMME SOUS-PRÉFET.

La population de Poitiers, pour qui les étudiants en Droit et de Médecine étaient des consommateurs, voyait d’un œil indulgent l’agitation qu’ils causaient dans cette ville. Mais, au fond, la généralité des habitants était paisible, et sauf une révolte, bientôt réprimée, d’un faubourg, celui de Laqueille, peuplé de vignerons, contre la Régie des Contributions Indirectes, dont les bureaux furent saccagés et les registres jetés au vent, aucun désordre ne se manifesta, de mon temps du moins, ni dans le chef-lieu, ni dans le reste du département, plus heureux, sous ce rapport, que bien d’autres.

D’ailleurs, la majorité des électeurs (à 200 francs) était acquise au Gouvernement du Roi dans quatre arrondissements, sur cinq. Celui de Civray nommait le général Demarçay, lequel appartenait à la Gauche, mais n’en restait pas moins intéressé au maintien de l’ordre, par les grandes propriétés qu’il possédait près de Châtellerault. Voici les noms des autres députés : à Poitiers, M. Dupont-Minoret, riche banquier ; à Chàtellerault, M. Martineau, riche industriel ; à Loudun, M. Millon, avocat, et à Montmorillon, M. Junyen, maître de forges.

Je ne vis, au surplus, aucune élection générale dans la Vienne. Vers la fin de la session de 1832, la Chambre des Députés, qui s’occupait déjà d’économies, vota la suppression, au budget de 1833, du traitement des Secrétaires Généraux de Préfecture, à l’exception de ceux d’un petit nombre de grands départements. On s’empressa, dans les bureaux du Ministère de l’Intérieur, de me faire nommer à la première Sous-Préfecture venue, pour m’éviter la concurrence des nombreux Secrétaires Généraux qui se trouveraient sans places en fin d’année. Celle d’Yssingeaux (Haute-Loire) était disponible. Du jour au lendemain, du 14 au 15 juin, j’appris que j’étais Sous-Préfet de cet arrondissement, dont je connaissais à peine le nom, d’orthographe douteuse, semblait-il ; car, beaucoup de géographes écrivaient Issingeaux : et d’autres : Issengeaux.

Dans le pays, on m’en a donné cette étymologie patoise, que je ne garantis pas le moins du monde : « I cinq jaus (les cinq coqs !) »

Je quittai mes relations de Poitiers avec regret ; mais j’étais jeune, et la carrière de l’administration active s’ouvrait devant moi. J’obéis, sans trop d’effort, à l’ordre de rejoindre de suite mon nouveau poste.

Évidemment, si mes amis du Ministère n’avaient pas jugé prudent de m’assurer, sans retard, une Sous-Préfecture quelconque, sauf à m’en faire attribuer une plus importante, à l’occasion ; s’ils s’étaient sentis assez puissants pour attendre jusqu’à l’époque extrême de la suppression réelle des Secrétariats Généraux, c’est-à-dire jusqu’au 31 décembre 1832, pour me choisir alors un nouveau poste parmi les plus désirables, j’eusse prolongé très volontiers mon séjour dans une ville où je jouissais d’une excellente situation, à côté d’un Préfet de valeur, qui m’accordait estime et confiance ; d’amis agréables et des mieux posés ; bien vu de tout le monde ; accueilli dans tous les salons, et, par surcroît, admis dans l’intimité de familles charmantes.

Mais, il me fallait quitter tout cela dans l’intérêt, bien calculé, de mon avenir, et cette résolution prise, l’idée de voir du pays ne manquait pas de séductions pour un fonctionnaire de mon âge, pour un esprit toujours en éveil.