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Mémoires du baron Haussmann/3/XIII/M. Baltard

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Victor-Havard (vol. 3p. 478-489).
M. BALTARD

Chargé récemment, avec M. Collet pour second, de la construction des Halles Centrales, M. Baltard venait d’éprouver une cruelle déception. Il venait d’achever le premier des huit pavillons isolés entre lesquels les diverses catégories de l’approvisionnement de la Ville devaient être réparties suivant son projet (régulièrement approuvé après examen et avis conforme de la Commission des Bâtiments civils). L’Empereur, choqué de l’aspect lourd, massif et peu gracieux, j’en conviens, de cet édifice, que la malignité publique baptisa du nom, trop bien justifié, de « Fort de la Halle », ordonna la suspension des travaux, l’abandon du projet en cours d’exécution, et ouvrit lui-même une sorte de concours entre divers architectes auxquels il demanda des projets tout autres.

M. Baltard était un ancien élève du Collège Henri IV, comme moi. Rhétoricien, quand j’étais encore dans les classes inférieures, il faisait partie du groupe d’élèves protestants que l’on menait aux services du Temple Sainte-Marie, rue Saint-Antoine, services faits alternativemerit par les pasteurs Marron (celui-là même qui m’avait baptisé en 1809 à l’Oratoire), Monod père et Juillerat. Indépendamment de ce respect, mêlé de crainte, que « les petits » ont toujours pour « les grands » qu’ils approchent, j’avais donc eu sujet d’éprouver quelque sympathie pour lui, comme coreligionnaire.

En me trouvant, par le jeu de nos destinées, devenu son supérieur, je ne pouvais manquer d’être touché de l’infortune de cet ancien camarade, dont tout le monde jugeait la carrière brisée, et je fus assez heureux pour changer sa défaite en triomphe.

Voici comment :

L’Empereur, enchanté de la gare de l’Est, qui venait d’être achevée par M. Armand, Ingénieur-Architecte de la Compagnie, concevait les Halles Centrales construites d’après ce type de hall couvert en charpentes de fer, vitrées, qui abrite le départ et l’arrivée des trains. — « Ce sont de vastes parapluies qu’il me faut ; rien de plus ! » me dit-il un jour, en me chargeant de recevoir et de classer, pour les lui soumettre, les avant-projets qu’il avait provoqués, et en m’esquissant, par quelques traits de crayon, la silhouette qu’il avait en vue.

J’emportai le bout de papier dépositaire de la pensée auguste. Après avoir tracé, d’abord, sur un plan de Paris, la très large voie dont je croyais indispensable de ménager le passage au milieu des Halles pour desservir la circulation très active établie entre la Pointe Saint-Eustache et la Place du Châtelet, j’y déterminai le périmètre des deux groupes de pavillons que l’on voit aujourd’hui ; mais l’un d’eux, celui qui fait face à l’Église est demeuré inachevé, dans l’attente du dégagement de la Halle aux Blés qu’il devait rejoindre et que j’avais prise pour objectif de la grande voie couverte qui les traverserait run et l’autre dans le sens de leur longueur. Puis, je fis un croquis absolument conforme à l’esquisse impériale de l’élévation de ces groupes de pavillons ou plutôt de ces « vastes parapluies » séparés par des rues croisant la grande voie transversale et couvertes, comme elle, par des toits élevés à grands pignons. Après quoi, je fis appeler Baltard et je lui dis : — « Il s’agit de prendre votre revanche. Faites-moi, au plus vite, un avant-projet suivant ces indications. Du fer, du fer, rien que du fer ! »

J’eus beaucoup de peine à l’y déterminer. C’était un esprit entier et un classique endurci. Le fer ! c’était bon pour les ingénieurs ; mais, qu’est-ce qu’un architecte, « un artiste » avait à faire de ce métal industriel ? Comment ! Lui, Baltard, un Grand-Prix de Rome, qui tenait à l’honneur de ne s’être jamais permis d’introduire dans ses projets le moindre détail dont il ne pût justifier l’adoption par des exemples autorisés, se commettre avec un élément de construction que ni Brunelleschi, ni Michel-Ange, ni aucun autre des maîtres n’avait employé ! — Vous jugez l’homme. — Je lui fis remarquer en riant qu’aucun de ces illustres architectes n’avait eu de Halles Centrales à faire, et je finis par le décider à se mettre à l’œuvre, en lui déclarant que c’était le seul moyen que je visse de sauver sa position, fort compromise par la condamnation éclatante de ses premiers plans.

Mais, que de peine pour lui faire observer mon programme, c’est-à-dire celui de l’Empereur !

Son premier travail entourait chaque pavillon d’un superbe mur en pierre de taille avec piliers saillants. Le fer était relégué dans la toiture.

Au second, les piliers restaient seuls. Personnellement, je les aurais peut-être tolérés ; mais il n’en fallait pas !

Dans le dernier, il n’y avait plus que des dés en pierre pour porter les colonnes de fonte soutenant l’édifice ! — J’avais poussé la cruauté jusqu’à exclure l’emploi de la pierre de taille dans la construction des voûtes des sous-sols. Elles étaient projetées en briques encastrées dans des arêtes de fer !

Quand j’eus présenté successivement à l’Empereur les projets des architectes auxquels il en avait fait demander et qu’il les eût rejetés tous, pour une raison ou pour une autre, même celui de M. Armand, le constructeur de la Gare de l’Est, je dis à Sa Majesté que j’avais fait dresser, en tâchant de m’inspirer de ses idées, un avant-projet que j’hésitais à placer sous ses yeux, après les jugements sévères qu’il venait de rendre. « Voyons ? » répondit l’Empereur. Et dès qu’il eut vu : « Mais c’est cela, s’écria-t-il, c’est tout à fait cela ! »

Dans son contentement, Sa Majesté voulait revêtir de suite cet avant-projet sommaire de son approbation définitive. Je lui fis observer qu’il ne fallait pas qu’elle s’exposât ainsi à un nouveau mécompte, et je lui demandai la permission de faire faire, avant tout, un relief très détaillé du grand ensemble de constructions dont il s’agissait, afin de lui permettre d’en bien examiner toutes les dispositions, et de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

L’Empereur reconnut que c’était une sage précaution, parapha simplement l’avant-projet dont il ne pensa pas fort heureusement à me demander l’auteur.


Ce fut seulement quatre mois plus tard que je pus lui montrer, dans une salle haute de l’Hôtel de Ville, un relief des deux groupes de pavillons projetés, et de tout ce qui les environnerait, monuments et maisons, trottoirs et candélabres, exécuté avec une observation scrupuleuse des proportions de chaque chose, et offrant même le spectacle de l’animation des rues, afin que l’on pût juger de la grandeur de l’édifice par la petitesse des voitures et des piétons.

C’est, je crois, le premier exemple d’un procédé fort employé depuis lors.

L’Empereur en fut tellement ravi qu’après lui avoir présenté M. Baltard, qu’il complimenta fort, j’obtins qu’il décorât sur place ce serviteur, déjà ancien, de la Ville.

Il prit la croix de l’officier d’ordonnance qui faisait partie de sa suite, et la remit à l’Architecte que, sans le savoir encore, il relevait ainsi d’une terrible chute.

C’est seulement en descendant, pour retrouver sa voiture, que Sa Majesté me demanda quels travaux avait faits jusqu’alors un artiste d’un tel talent. Je fus bien obligé de convenir que c’était l’auteur du projet abandonné. Voyant son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter en souriant : « C’est le même architecte ; mais ce n’est pas le même Préfet » ; voulant, par cette observation, qu’on trouvera probablement immodeste, mais qui mérite mieux que cette qualification, faire comprendre qu’un chef d’administration a la plus grande part de responsabilité des travaux exécutés par son ordre ; que le choix d’un architecte, pris parmi les plus recommandables, ne le désintéresse pas dans l’œuvre de celui-ci ; qu’en cas de succès, le public l’associe bien rarement, sans doute, aux éloges décernés à l’architecte ; mais que, dans le cas contraire, il s’en prend justement à l’administrateur, dont le devoir était de contrôler incessamment cette œuvre en projet et en exécution ; finalement, que, si M. Berger avait été un vrai Préfet, l’Empereur n’aurait pas été dans la nécessité regrettable d’ordonner la démolition d’un édifice unanimement condamné dès son achèvement.


Du reste, M. Baltard se défendait, en alléguant les exigences toujours nouvelles du service administratif des Halles, contre lesquelles il n’avait pas été protégé suffisamment par le Préfet, et qui l’avaient obligé à flanquer son pavillon d’édicules qui l’avaient alourdi.

Mais la réussite complète du nouveau projet effaça vite le souvenir de cette erreur d’un homme de talent.

M. Baltard avait fait preuve, dans l’emploi du fer, qui révoltait si fort au début ses instincts d’artiste, d’une habileté de constructeur qui dépassait de beaucoup le mérite, qu’il ne pouvait consciencieusement s’attribuer, de la conception de ce grand projet. À l’aide d’une heureuse combinaison d’éléments très simpies, répétés indéfiniment, il avait su donner à l’ensemble du monument un caractère d’unité du meilleur effet. De plus, à ma grande satisfaction, il avait trouvé le moyen de se passer des tirants dont abusent les ingénieurs, pour neutraliser la poussée de leurs charpentes, et cette supériorité incontestable de son œuvre sur les leurs dut le consoler de s’être vu imposer comme type de ces Halles Centrales de Paris, qu’il avait comprises tout autrement, le « parapluie » d’une gare de chemin de fer !


Je ne suis pas bien sûr que l’immense succès de ce parti pris, ne l’étonna pas, tout d’abord ; mais, il s’y fit aisément, et son arrivée à l’Institut, qui en fut la conséquence, acheva de le convertir à l’emploi du fer dans les monuments publics. Ainsi, chargé par moi, en 1862, de construire l’Église Saint-Augustin, dont l’emplacement était trop peu large, il est vrai, pour qu’on pût y établir des contreforts, il me proposa spontanément de soutenir, au moyen d’une ossature en fer, la charpente de la voûte de la nef et de celle du dôme, toujours en fer, qu’il projetait ; par ce moyen, les murs en pierre du monument, réduits au rôle de simples murs d’enceinte, n’eussent pas besoin d’être appuyés.

Je consentis d’autant plus volontiers à cet essai, très hardi, sur un point de Paris fort en vue, que le procédé qu’il s’agissait d’expérimenter pouvait me permettre de faire donner la plus grande capacité intérieure possible aux nouvelles églises que j’aurais encore à construire sur des terrains forcément exigus.


Avant Saint-Augustin, dont la dépense, malgré l’emploi du fer, s’est élevée à près de 6 millions, tout compris, M. Baltard avait exécuté d’importants travaux dans nombre d’églises de Paris. Il avait fait preuve d’une connaissance approfondie de tous les styles d’architecture religieuse, notamment à Saint-Germain-des-Prés, Saint-Séverin, Saint-Eustache, Saint-Gervais, Saint-François-d’Assise, Notre-Dame-des-Victoires, Saint-Étienne-du-Mont, Sainte-Marguerite et Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

En 1858, je l’avais chargé de la réfection du chevet de Saint-Leu, frappé d’un retranchement de 4 mètres, motivé par l’ouverture du Boulevard de Sébastopol, et de la construction d’une grande chapelle des catéchismes et d’un presbytère, sur les terrains formant l’angle du nouveau Boulevard et de la rue de la Grande Truanderie.

C’était une opération très difficile et très délicate que de rétablir l’abside, autrefois semi-circulaire, de l’église, suivant la courbe ellipsoïdale seule possible dans l’espace, réduit par l’alignement, dont l’architecte pouvait disposer. M. Baltard s’en tira très habilement. — La chapelle et le presbytère, qui sont du même style que l’église, forment avec elle un ensemble harmonieux.

M. Baltard fut moins heureux dans la construction du bâtiment annexe de l’Hôtel de Ville, où furent installées l’Administration de l’Octroi, celles de la caisse de la Boulangerie et des Travaux de Paris, enfin, les Archives du Département et de la Ville, et qui a servi de modèle au bâtiment correspondant de l’Assistance Publique. Ces deux édifices, accostés des maisons particulières, aux angles de la Place, du côté de la rue de Rivoli, d’une part, du quai de Gesvres, d’autre part, et aux deux angles de l’Avenue Victoria, n’avaient sans doute rien à voir avec l’Art ; mais, ils manquent trop de relief et auraient un meilleur caractère si leurs pilastres et moulures étaient plus en saillie.


Lorsque j’organisai le Service d’Architecture de la Ville selon les idées que j’ai résumées plus haut, je mis M. Baltard à sa tête avec le titre de Directeur, et je lui donnai, comme on l’a vu ci-dessus, pour collaborateurs, quatre architectes en chef et vingt architectes ordinaires, choisis parmi les membres de l’Institut et les Grands-Prix de Rome, assistés d’une foule d’architectes-inspecteurs et sous-inspecteurs, correspondant aux conducteurs et piqueurs des Ponts et Chaussées.

C’était une position magnifique, différant, du tout au tout, de la situation secondaire, fort compromise, où je l’avais trouvé en arrivant à l’Hôtel de Ville.

Quand, à mon tour, sollicité par des amis zélés, je me présentai à l’Académie des Beaux-Arts, je n’eus pas la voix de cet ancien camarade au relèvement duquel j’avais tant contribué. Il m’avait loyalement averti, du reste, que je ne devais pas y compter.

Admirateur passionné de l’œuvre très classique d’Ingres, il appartenait au petit groupe de l’Académie dont cet illustre peintre était le drapeau, et qui tendait, de plus en plus, à faire occuper les sièges d’académiciens libres par des conservateurs de musées, par des écrivains de livres spéciaux, de préférence aux personnages et aux hommes du monde, amis éclairés ou protecteurs utiles des arts, pour lesquels ils avaient été primitivement créés.

Respectueux des convictions sincères, je ne tins pas rigueur à M. Baltard de sa défection inattendue. Je n’hésitai donc pas, quand il m’en pria peu après, à demander au Conseil Municipal de subventionner la publication d’une monographie des Halles Centrales qu’il voulait faire avec un certain luxe.

Il m’offrit un exemplaire de son œuvre, relié avec recherche, et je me contentai de sourire quand je vis qu’elle ne m’était pas dédiée, comme je le supposais avec quelque raison ; mais j’éprouvai un étonnement pénible, au contraire, de n’y rien trouver qui reportât l’honneur de la conception première du projet à l’Empereur.

C’était plus que de l’ingratitude. Le seul énoncé de cette sorte de collaboration auguste eût donné un intérêt extrême à l’ouvrage. Mais, je suis assuré que, dans la sérénité de sa propre estime, M. Baltard n’avait pas même conscience de la part revenant au crayonnage impérial, que je lui avais traduit. Il ne s’était jamais rendu bien compte de ce que j’avais fait pour lui le jour où je l’avais pris pour interprète des idées personnelles du Souverain.


J’ajoute, avec regret, qu’ayant eu recours, plus tard, à ses conseils, au sujet de travaux de reconstruction que j’étais obligé d’entreprendre, d’abord, dans des propriétés que nous possédions, depuis longtemps déjà, ma femme et moi, dans le département de Lot-et-Garonne. Plus tard, dans celles dont Mme la Baronne Haussmann avait hérité de ses parents, en Gironde, je n’eus pas à me féliciter d’avoir accepté avec empressement l’offre obligeante que m’avait faite M. Baltard d’en diriger l’exécution, confiée à des architectes ou agents de son choix. En effet, dans ces deux circonstances, il me traita en client, ce que je trouvai tout naturel, mais, ce qui l’était moins, en client dont on n’a pas à ménager la bourse, quoique je lui eusse déclaré que mes ressources étaient bien plus limitées que ma grande situation ne pouvait le faire croire.

Lors du règlement final du compte des travaux que je l’avais autorisé à faire faire « par économie », c’est-à-dire en régie, afin qu’il pût tirer le meilleur parti des anciens matériaux, comme aussi, des ressources des propriétés, je dus, malgré toutes les réductions possibles des mémoires en demande, payer, soit pour les travaux exécutés, soit pour les honoraires proportionnels dont M. Baltard eut une part importante, des sommes s’élevant à beaucoup plus du double de ses évaluations premières.

Mais, je ne saurais oublier, d’autre part, que cet habile architecte, qui ne céda jamais à personne le service de l’Hôtel de Ville, m’a secondé avec beaucoup d’intelligence et de bonne volonté dans l’organisation des grandes et petites fêtes de la Ville.


Son talent, comme son caractère, présentait de singuliers contrastes.

Fils d’un architecte de grand mérite, professeur à l’École des Beaux-Arts sous le Premier Empire, ce classique de naissance, intransigeant sur les questions de doctrine, au style architectural aussi froid que pur, un peu alourdi par sa préoccupation constante des proportions admises, ce savant et fidèle reproducteur des chefs-d’œuvre du passé, comme en témoigne la restauration des églises Saint-Germain-des-Prés et Saint-Séverin, devenait, dès qu’il pouvait s’affranchir des sujétions d’école, un dessinateur fantaisiste, au crayon facile, souple, élégant, un décorateur plein d’imagination et de goût, en un mot, un tout autre homme.

Ce fonctionnaire « malgré lui » que la jalousie de son indépendance d’artiste rendait peu maniable, dont les rapports avec ses subordonnés se ressentaient trop du légitime sentiment qu’il avait de son importance, de sa valeur, semblait cependant gêné, quand il s’agissait de faire acte d’autorité vis-à-vis d’eux, comme par un juste retour contre lui-même de ses propres théories sur l’indépendance due aux « interprètes de l’art » !

Mais ce Directeur, si désagréable en somme, devenait, dans la vie privée, un homme du monde d’excellentes façons, d’un commerce aimable, d’une conversation intéressante et spirituelle.

C’était, en effet, un homme d’esprit plus que de cœur. Son caractère entier, très personnel au fond, sous des formes irréprochables, se prêtait mal aux abandons sympathiques, aux élans généreux, aux dévouements désintéressés.