Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 02

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LIVRE II.


[1611] Au lieu que la première année de la régence de la Reine, que nous avons vue au livre précédent, conserva aucunement la majesté avec laquelle Henri-le-Grand avoit gouverné son État, celle-ci commence à en déchoir par la désunion des ministres, qui se font la guerre les uns aux autres, en sorte que trois réunis ensemble chassent le quatrième.

Nous avons déjà dit le sujet pour lequel on entreprit d’éloigner le duc de Sully. Le comte de Soissons, sollicité par les ministres plus que par l’ancienne animosité qu’il avoit eue contre lui, se rendit chef de ce parti, auquel il attira M. le prince.

Mais il marchoit si lentement en cette affaire, qu’il ne désiroit avancer qu’à mesure qu’on effectueroit les promesses qu’on lui avoit faites sur le sujet de ses intérêts, et particulièrement en ce qui étoit du mariage du prince d’Enghien, son fils, avec mademoiselle de Montpensier, qui, en vertu de ce complot, devoit être, à la sollicitation des ministres, agréé de la Reine.

Dès qu’il fut de retour du voyage qu’il avoit fait en Normandie, les ministres le pressèrent de parachever ce qui étoit projeté entre eux : il s’y portoit assez froidement ; mais deux querelles qui arrivèrent, donnant lieu à une plus étroite liaison entre M. le comte et Conchine, qui étoit de la partie, lui firent entreprendre cette affaire avec plus de chaleur.

La première arriva le 3 de janvier, entre M. de Bellegarde et le marquis d’Ancre, ce dernier voulant, outre le logement que sa femme avoit au Louvre, avoir cette année-là, qu’il étoit en exercice de premier gentilhomme de la chambre, celui qui étoit destiné à cette charge, comme la raison le requéroit. Bellegarde le refusa avec tant d’obstination qu’ils en vinrent aux grosses paroles. Le marquis d’Ancre, reconnoissant que son adverse partie avoit beaucoup plus d’amis que lui dans la cour, estima se devoir appuyer du comte de Soissons ; il emploie à cet effet le marquis de Cœuvres, en qui le prince avoit beaucoup de confiance ; il lui dit qu’encore que M. le prince et le duc d’Epernon lui eussent envoyé offrir leur entremise pour accommoder cette affaire, néanmoins il n’en vouloit sortir que par celle de M. le comte, entre les mains duquel il remettoit ses intérêts et son honneur, ce qu’il faisoit d’autant plus volontiers, qu’il étoit résolu de faire plus d’état de ceux dudit comte que des siens propres.

Le comte de Soissons, sachant que la plus grande finesse de la cour consiste à ne perdre pas les occasions de faire ses affaires quand elles se présentent favorables, bien aise d’obliger le marquis pour qu’il se mît en ses intérêts, s’employa de telle sorte en cette affaire, que, nonobstant les artifices du duc d’Epernon, qui, piqué du déplaisir qu’il avoit de n’y être pas employé, n’oublia rien de ce qu’il put pour la brouiller, il la termina selon que la raison le requéroit, sans que le duc de Bellegarde en fût mécontent.

Le marquis en eut tant de satisfaction, qu’il lui promit de porter les ministres à ce qu’il désiroit pour le mariage ; et en effet, pour avoir leur consentement, il s’obligea à faire résoudre M. le comte de parachever, conjointement avec eux, le dessein projeté contre le duc de Sully.

Ainsi les ministres, qui ne vouloient que prêter l’épaule au temps, et gouverner doucement jusques à la majorité du Roi, conseillèrent à la Reine de consentir au mariage désiré par le comte de Soissons pour son fils ; en quoi ils ne se donnèrent pas de garde qu’ils offensèrent le cardinal de Joyeuse et le duc d’Epernon, alliés à ladite princesse, qui, lorsque cette affaire fut publiée, firent de grandes plaintes à la Reine de ce qu’elle l’avoit conclue sans leur en donner part.

Le comte de Soissons s’excusa, disant que par discrétion il en avoit usé ainsi, d’autant qu’étant une affaire qui regardoit Monsieur et la Reine, il avoit cru être obligé de tirer le consentement de Sa Majesté avant que de former aucun dessein ; mais ils ne se payèrent point de ces excuses, et demeurèrent mal avec lui jusques à sa mort.

Peu de jours après il survint une seconde querelle, qui fut entre lui-même et le prince de Conti, et ensuite la maison de Guise. Les carrosses des deux premiers s’étant rencontrés dans la rue parmi un embarras de charrettes, dans lequel il étoit nécessaire que l’un s’arrêtât pour laisser passer l’autre, l’écuyer du comte de Soissons, ne reconnoissant pas le carrosse du prince de Conti, l’arrêta avec menaces, et fit passer celui de son maître ; lequel, s’en étant aperçu, envoya incontinent faire ses excuses au prince de Conti, l’assurant que ce qu’il avoit fait n’avoit été avec aucun dessein de l’offenser, mais par mégarde, et qu’il étoit son très-humble serviteur.

Il croyoit par là que la chose fût assoupie ; mais le lendemain M. de Guise montant à cheval, accompagné de plus de cent gentilshommes, et passant assez près de l’hôtel de Soissons, alla voir M. le prince de Conti.

Le comte de Soissons, qui crut avec raison que cela avoit été fait pour le braver, voulut monter à cheval pour les aller rencontrer ; quantité de ses amis se joignent à lui, M. le prince le vient trouver avec grande compagnie. La Reine en ayant avis, et craignant l’inconvénient qui en pourroit arriver, envoya prier M. le comte de ne pas sortir, et manda à M. de Guise qu’il se retirât chez lui : ce qu’il fit sans voir la Reine, que M. le comte alla trouver au Louvre.

M. de Guise trouva, du commencement, bonne la proposition que la Reine fit, qu’il allât trouver M. le comte, comme par visite, pour lui faire ses excuses, et l’assurer qu’il étoit son serviteur : mais quand il en eut parlé à M. du Maine, le vieux levain de la maison de Guise contre celle de Bourbon parut encore ; car il l’en dissuada, lui fit retirer la parole qu’il en avoit donnée à la Reine ; et enfin, pour tout accommodement, M. du Maine[1] vint le lendemain trouver la Reine, et, en présence des plus grands de la cour, lui fit des excuses pour son neveu, assurant Sa Majesté que toute la maison de Guise demeureroit toujours avec M. le comte dans les termes de civilité, d’honneur et de bienséance qu’ils devoient, et qu’ils l’honoreroient et seroient ses serviteurs s’il vouloit bien vivre avec eux.

À quoi la Reine répondit qu’elle le feroit entendre à M. le comte, et le prieroit d’oublier ce qui s’étoit passé, et de recevoir cette satisfaction.

Ce peu de respect dont la Reine souffrit que le duc de Guise usât envers elle, manquant à la parole qu’il lui avoit donnée, sentoit déjà bien la désunion du conseil, la foiblesse de la Reine, et la diminution de son autorité, laquelle ne peut être si petite qu’elle ne soit de grande conséquence, l’expérience nous apprenant qu’il est beaucoup plus aisé de la maintenir inviolable, qu’il n’est pas d’empêcher son entière ruine quand elle a reçu la moindre atteinte.

La Reine accorda aussi presque en ce même temps, par sa prudence, une querelle importante, qui eût attiré une dangereuse suite si elle n’eût été promptement assoupie.

Un jour, étant à table, un grand bruit s’émut dans la chambre ; on lui rapporta qu’on y étoit aux mains, ce qui n’étoit pas vrai, mais bien en étoit-on venu aux paroles rudes et atroces. Le baron de La Châtaigneraie, son capitaine des gardes, homme hardi, mais brutal, ayant cru que les ducs d’Epernon et de Bellegarde lui rendoient de mauvais offices sur la prétention qu’il avoit d’obtenir un gouvernement de la Reine, les trouvant au sortir du cabinet de Sa Majesté, les entreprit de paroles, qui vinrent jusques à tel point, qu’il étoit impossible de ne connoître pas qu’elles intéressoient grandement le duc d’Epernon, et outrageoient tout-à-fait le duc de Bellegarde. Ces seigneurs, pleins de ressentiment, professoient vouloir tirer raison de cette offense ; Châtaigneraie, d’autre part, ne demandoit pas mieux que de la leur faire.

Cette querelle eût été capable de faire beaucoup de mal dans la cour, qu’elle eût partagée indubitablement, si la Reine n’eût été conseillée d’y prendre intérêt, comme en effet elle y en avoit beaucoup, vu que ce désordre étant arrivé en sa chambre, le respect qui lui étoit dû avoit été violé.

Elle eût volontiers remis ce qui la touchoit à Châtaigneraie, qui une fois lui avoit sauvé la vie ; mais il valoit mieux pour lui-même qu’elle le châtiât en apparence, pour satisfaire les grands en effet, que de laisser sa faute impunie : ce qui fit qu’elle se porta sans peine à l’envoyer à la Bastille, où il ne fit qu’entrer et sortir, pour se retirer d’un mauvais pas où il s’étoit mis inconsidérément.

Incontinent après on mit les fers au feu pour éloigner le duc de Sully ; le comte de Soissons y disposa M. le prince ; le marquis de Cœuvres eut charge de savoir le sentiment du duc de Bouillon sur ce sujet, qui lui dit qu’il ne pouvoit rien arriver au duc de Sully qu’il n’eût mérité ; mais qu’il n’y vouloit en rien contribuer, tant pour ce qu’il jugeoit bien qu’il n’étoit pas nécessaire, que pour ce qu’il ne vouloit pas que les huguenots lui pussent reprocher qu’il eût éloigné un des frères du ministériat.

M. le prince et M. le comte de Soissons en parlèrent les premiers à la Reine, les ministres suivirent, et le marquis d’Ancre lui donna le dernier coup.

Ainsi il se vit contraint de se retirer au commencement de février, chargé de biens que le temps auquel il avoit servi lui avoit acquis, mais d’envie pour la grande autorité avec laquelle il avoit fait sa charge, et de haine pour son humeur farouche. On peut dire avec vérité que les premières années de ses services furent excellentes, et si quelqu’un ajoute que les dernières furent moins austères, il ne sauroit soutenir qu’elles lui aient été utiles sans l’être beaucoup à l’État.

Sa retraite n’est pas plutôt faite, que plusieurs se mettent en devoir de poursuivre la victoire contre lui pour avoir ses dépouilles.

Pour parvenir à cette fin, on essaya de rompre le mariage du marquis de Rosny avec la fille du maréchal de Créqui, pour n’avoir pas en tête le maréchal de Lesdiguières, et on fit proposer par le marquis de Cœuvres à M. le duc de Bouillon, de lui donner le gouvernement de Poitou qu’il avoit : à quoi ledit duc témoignant incliner, le marquis d’Ancre lui en alla porter parole expresse de la part de la Reine ; mais enfin elle changea d’avis avec grand sujet, n’étant pas raisonnable de maltraiter un personnage dont les services avoient été avantageux à la France, sans autre prétexte que parce qu’étant utile au public il l’avoit été à lui-même.

La charge de surintendant fut divisée entre le président Jeannin, les sieurs de Châteauneuf et de Thou, qui furent nommés directeurs des finances, le dernier y ayant été mis pour le faire départir de la prétention qu’il avoit en la charge de premier président, qu’il désiroit avoir du président de Harlay son beau-frère ; à quoi le nonce du Pape s’opposoit tant qu’il pouvoit, pour le soupçon qu’il avoit donné par son Histoire de n’avoir pas les sentimens tels qu’un vrai catholique doit avoir pour la foi. Pour obtenir l’éloignement de ce personnage, les ministres représentèrent à la Reine que la rudesse de son esprit lui en faisoit perdre beaucoup d’autres ; que, outre son propre naturel qui le portoit à traiter incivilement avec tous ceux qui étoient au-dessus de lui, il en usoit ainsi pour avoir droit d’être peu civil avec elle ; qu’il avoit vécu de cette sorte avec le feu Roi, qui le souffroit, tant par une bonté extraordinaire, que parce qu’il estimoit que cette humeur barbare effarouchoit ceux qui autrement l’eussent accablé d’importunités et de demandes ; mais que la saison ne permettoit plus ni les contestations d’un tel esprit envers son maître, ni les offenses que chacun recevoit, plus de l’aigreur de ses refus que des refus mêmes ; que, bien qu’il agît avec peu de prudence dans les affaires, il ne laissoit pas néanmoins de s’attribuer la gloire et les effets des bons conseils qui ne venoient pas de lui ;

Qu’au reste, s’il avoit bien fait les affaires du Roi en son administration, il n’avoit pas oublié les siennes, ce qui paroissoit d’autant plus clairement, qu’étant entré avec six mille livres de rente[2] en la charge, il en sortoit avec plus de cent cinquante mille ; ce qui l’avoit obligé à retirer de la chambre des comptes la déclaration de son bien, qu’il avoit mise au greffe quand il entra dans les finances, afin qu’on n’eût pas de quoi justifier par son propre seing qu’il eût tant profité des deniers du Roi.

Ils ajoutèrent qu’il étoit à propos d’éteindre la qualité de surintendant des finances, qui donnoit trop d’autorité à celui qui en étoit pourvu, et qu’il valoit mieux diviser cette charge à plusieurs personnes de robe longue, dont la Reine disposeroit avec plus de facilité, que de la laisser à un homme seul et particulièrement d’épée, dont la condition rendoit d’ordinaire les hommes insolens.

Mais ils ne disoient pas qu’en s’ôtant de dessus les bras un ennemi puissant leur intention étoit de se réserver toute l’autorité de sa charge : ils prétendoient tous y avoir part ; et le but du chancelier étoit de la réunir à la sienne, ainsi qu’en effet il arriva, le président Jeannin, qui fut créé contrôleur général, et tous les autres directeurs des finances, dépendant absolument de lui, en tant qu’ils ne pouvoient rien conclure sans sa voix.

La maison de Guise fut la seule qui assista le duc de Sully ; elle essaya d’empêcher ou retarder sa chute, non pour l’affection qu’elle lui portât, mais par opposition au comte de Soissons et à la maison de Bourbon. Entre les seigneurs de la cour, Bellegarde fut aussi le seul qui parla pour lui, à cause de l’étroite liaison qu’il avoit avec ceux de Guise ; de son chef il étoit son ennemi plus qu’aucun autre, pour en avoir reçu de très-mauvais offices du temps du feu Roi.

Si la foiblesse avec laquelle nous avons remarqué, au livre précédent, que le duc de Sully se gouverna quand il perdit son maître, et l’étonnement et l’irrésolution en laquelle il se trouva lors, témoignent clairement que les esprits présomptueux et farouches ne sont pas souvent les plus courageux, sa conduite en ce nouvel accident fait voir que ceux qui sont timides dans les périls où ils croient avoir à craindre pour leur vie, ne le sont pas moins aux occasions où ils voient bien que le plus qu’ils peuvent appréhender est la diminution de leur fortune.

La Reine, lui redemandant sa charge, lui demanda aussi le gouvernement de la Bastille, dans laquelle étoient les finances du Roi.

Bien que ce coup ne le surprît pas à l’imprévu, et qu’il le vît venir de loin, il ne put toutefois composer son esprit en sorte qu’il ne le reçût avec foiblesse.

Il céda parce qu’il falloit obéir, mais ce fut avec plaintes ; et sur ce que la Reine lui fit dire qu’il lui avoit plusieurs fois offert de se démettre de ses charges, il répondit qu’il l’avoit fait ne croyant pas qu’on le dût prendre au mot. Il demanda d’abord d’être récompensé ; puis, revenant à soi et s’apercevant de sa faute, il se plaignit des offres qu’on lui fit sur ce sujet, comme s’il n’y eût pas donné lieu par ses demandes.

Il est vrai qu’on n’avoit autre intention que de lui faire un pont d’or, que les grandes ames souvent méprisent lorsqu’en leur retraite ils peuvent eux-mêmes s’en faire un de gloire.

On a vu peu de grands hommes déchoir du haut degré de la fortune sans tirer après eux beaucoup de gens ; mais la chute de ce colosse n’ayant été suivie d’aucune autre, je ne puis que je ne remarque la différence qu’il y a entre ceux qui possèdent les cœurs des hommes par un procédé obligeant et leur mérite, et ceux qui les contraignent par leur autorité.

Les premiers s’attachent tellement leurs amis, qu’ils les suivent en leur bonne et mauvaise fortune, ce qui n’arrive pas aux autres.

Pendant que ces choses se passent à la cour, le duc de Savoie, qui à la mort du feu Roi étoit armé pour son service contre les Espagnols, s’étant accommodé avec eux, fait passer ses troupes de Piémont en Savoie, avec dessein de se servir du temps pour assiéger Genève.

Il est à noter à ce propos que cette place est de longtemps en la protection du feu Roi ; feu Sancy, étant ambassadeur en Suisse en 1579, traita le premier une alliance perpétuelle de cette ville avec le Roi.

Henri iii, la recevant et comprenant dans le traité qui est entre la couronne de France et les Ligues, fit qu’aucuns cantons s’obligèrent à fournir un certain nombre d’hommes pour sa défense, au cas qu’elle fût attaquée par quelqu’un de ses voisins ; elle fut ensuite comprise dans la paix de Vervins sous le nom des alliés et confédérés des seigneurs des Ligues.

D’où vient que le duc de Savoie, qui a toujours muguetté cette ville qui est à sa bienséance, n’a jamais osé l’attaquer à force ouverte ; mais seulement il a tâché de la surprendre auparavant qu’elle pût être secourue du Roi, qui témoigna toujours la vouloir défendre, et leur donna avis de la dernière entreprise que Le Terrail avoit sur elle ; dont elle se donna si bien de garde, qu’elle l’attrapa au pays de Vaux et lui fit trancher la tête.

Au premier bruit des desseins du duc de Savoie, force huguenots de qualité s’y rendent, et, d’autre part, la Reine envoie le sieur de Barault audit duc pour le convier de désarmer, lui remontrant qu’il tenoit ses voisins en jalousie, et qu’elle ne pouvoit souffrir l’entreprise qu’on disoit qu’il vouloit faire contre les alliés de cette couronne.

Barault étant revenu avec réponse qui ne contentoit pas Sa Majesté, elle lui renvoya La Varenne, qui lui parla de sorte qu’il licencia ses troupes, voyant bien que ses desseins ne lui réussiroient pas pour lors.

Bellegarde, qui sur la nouvelle de ce siége avoit été envoyé en son gouvernement, voulant en visiter toutes les places, ne fut pas bien reçu à Bourg en Bresse, où il fut tiré des mousquetades à quelques-uns des siens qui en approchèrent de trop près.

Le sieur d’Alincour, à qui cette place faisoit ombre pour être trop proche de Lyon, qui par ce moyen n’étant plus frontière étoit de moindre considération, prit cette occasion de faire conseiller à la Reine d’en ôter Boesse et la faire démanteler, sous ombre que Boesse étoit huguenot, et que les Suisses, Genève, Bourg et M. de Lesdiguières étoient trop proches, tous d’un même parti. On pouvoit récompenser Boesse, y mettre un catholique affidé au Roi, et conserver la place ; mais on fit trouver meilleur de donner à Boesse cent mille écus qu’il voulut avoir avant que d’en sortir, puis la raser. On devoit par raison d’État la conserver ; mais le mal de tous les États est que souvent l’intérêt des particuliers est préféré au public.

Le prince de Condé, qui dès le temps du feu Roi avoit eu le gouvernement de Guienne, témoigna désirer en vouloir aller prendre possession ; cela donna quelque soupçon à la Reine. Néanmoins, comme elle le vit affermi en cette résolution, elle ne crut pas devoir s’y opposer formellement ; mais elle donna si bon ordre à tout, que quand il eût eu intention de mal faire il n’eût su l’effectuer.

Le duc d’Epernon profita de ce soupçon ; car, étant sur le point de partir malcontent de la cour, on lui donna charge de veiller aux actions de M. le prince ; et on lui fit force caresses en partant.

Le temps de l’assemblée de Saumur étant arrivé, chacun la considéroit comme un orage qui menaçoit la France ; mais la bonace fut bientôt assurée, et les mauvais desseins des esprits factieux, qui pour profiter de nos malheurs avoient entrepris en cette assemblée de prendre les armes, furent dissipés.

Pour mieux comprendre ce qui se passa en cette assemblée, il faut remarquer qu’aussitôt que le feu Roi fut mort, ceux de la religion prétendue réformée commencèrent à considérer les moyens qu’il y auroit de profiter du bas âge du Roi, et de l’étonnement auquel tout l’État étoit par la perte d’un si grand prince. Pour parvenir à leurs desseins, ils poursuivirent une assemblée générale, et en firent d’autant plus d’instance, que le temps auquel il leur étoit permis par l’édit de 1597 de la demander pour nommer leurs députés généraux, échéoit cette année.

La Reine-mère, qui avoit été déclarée régente, et le conseil qui étoit auprès d’elle, jugèrent bien qu’ils ne manqueroient point de faire des cahiers, par la difficulté ou impossibilité desquels ils réduiroient les choses aux extrémités ; tellement qu’afin de gagner temps on ne leur bailla point de brevet pour s’assembler cette année-là, mais seulement pour la suivante, que l’on comptoit 1611, et ce en la ville de Saumur.

Or il est à remarquer que le malheur de la mort du Roi trouva M. de Sully dans l’emploi, et M. de Bouillon éloigné de la cour. Ainsi celui-là favorisoit les intentions de Sa Majesté, et celui-ci se vouloit autoriser par le parti des huguenots ; ce qui fit qu’en l’intervalle du brevet et de la tenue de l’assemblée, ledit sieur de Bouillon envoya dans les provinces gens exprès vers les ministres avec des mémoires, pour charger les cahiers des assemblées provinciales qui devoient précéder la générale. Ces mémoires ne contenoient que plaintes et requêtes de choses irréparables et impossibles, afin que, par ces difficultés et sous le prétexte de ne pouvoir obtenir leurs demandes, l’assemblée générale demeurât toujours sur pied, et que, cela ne pouvant être supporté par raison, les choses allassent à ce point, ou que l’on commençât la guerre pour les faire cesser, ou qu’on les tolérât par impuissance, et par ce moyen mettre État contre État.

Les ministres, susceptibles de toutes les choses qui choquoient l’autorité royale, font des colloques chacun en leur détroit, communiquent lesdits mémoires, et se préparent de les faire passer aux assemblées provinciales.

Pendant qu’on travaille de cette façon dans leurs églises particulières, les faces changent à la cour, la Reine commandant à M. de Sully de se retirer, et à M. de Bouillon de s’approcher de Leurs Majestés.

En ce changement, le duc de Rohan s’intéressa dans la disgrâce du duc de Sully son beau-père ; et, ayant concerté avec lui de ce qu’ils avoient à faire, ils trouvèrent, par l’avis de leurs amis, qu’il n’y avoit point de meilleur remède pour eux que d’appuyer et faire valoir les avis que M. de Bouillon avoit envoyés. Ce dernier au contraire eût bien désiré de les ravoir, ou en tout cas de faire connoître que les affaires n’étoient plus aux termes où elles étoient auparavant, et qu’il avoit trouvé la cour bien disposée à l’avantage de leurs églises, ce qu’il fit entendre le mieux qu’il put aux ministres. Mais il ne fut pas malaisé aux autres de persuader à tous les prétendus réformés, de quelque qualité qu’ils se trouvassent, que son intérêt le faisoit parler ainsi ; que c’étoit un membre gâté, et qu’il y avoit plus d’apparence de le retrancher que de le croire. Il promet néanmoins à la cour qu’il a assez de puissance pour se faire élire président à l’assemblée, et qu’il y aura assez d’amis pour empêcher qu’elle ne grossisse le cahier de ses demandes d’articles qui puissent fâcher.

Surtout il assure que Le Plessis-Mornay, gouverneur de Saumur, le secondera comme son ami, et comme celui duquel il disoit avoir la parole.

Enfin les mois de mars et d’avril arrivèrent, destinés à tenir les assemblées provinciales qui devoient précéder la générale, et auxquelles on devoit nommer les députés qui s’y devoient trouver.

C’est là où tout le pouvoir du duc de Bouillon, qui vouloit défaire ce qu’il avoit fait, fut vain, le parti contraire ayant tellement prévalu, qu’il fit résoudre tous les articles et demandes qu’il voulut, et députer ceux qu’il estimoit les plus séditieux et les plus éloignés du repos et de leur devoir.

Les provinces avoient grande raison de ne croire pas le duc de Bouillon, lors plus intéressé dans la cour qu’à leur cause ; mais ils ne devoient pas suivre les autres, qu’ils connoissoient préoccupés de passion pour avoir été maltraités de la cour.

Tous se trouvèrent à Saumur au mois de mai, où le duc de Bouillon fut bien étonné lorsqu’il apprit de ses amis que Le Plessis avoit changé de note ; qu’il avoit été ménagé par les ducs de Sully et de Rohan, arrivés quelques jours auparavant, et qu’au lieu de le porter à la présidence, on savoit avec certitude qu’il étoit résolu de la briguer pour soi : ce qui parut le lendemain, en ce que de cent soixante suffrages qu’il y avoit, il n’y en eut pas dix pour lui. On lui donne pour adjoint le ministre Chamier, et pour scribe Desbordes-Mercier, deux des plus séditieux qui fussent en France, comme ils témoignèrent pendant tout le cours de l’assemblée, où celui-là ne fit que prêcher feu et sang, et celui-ci porter les esprits autant qu’il lui fut possible à des résolutions extrêmes.

Le duc de Bouillon ne fut pas seulement tondu en ce commencement, mais en toute la suite de l’assemblée, en laquelle il ne put jamais s’assurer plus de vingt-deux voix de la noblesse et de celle d’un ministre ; encore peut-on dire avec vérité qu’ils n’étoient pas attachés à sa personne, mais à la raison et au bien de l’État, qu’il tâchoit de procurer par son intérêt : le nombre des bons étant du tout inférieur à celui des malintentionnés, il fut impossible d’empêcher que les cahiers fussent composés de façon que, quand le conseil même eût été huguenot, il n’eût su leur donner contentement.

Boissise et Bullion, députés du Roi en cette assemblée, n’oublièrent rien de ce qu’ils purent, dès son commencement jusqu’à sa fin, pour les porter à la raison ; mais leur peine fut inutile.

Leurs demandes, portées à la cour par deux députés, y furent répondues, non avec autant d’autorité que la raison le requéroit, mais selon que le temps le pouvoit permettre. Bullion les reporte, il harangue cette compagnie le 5 de juin, pour l’exhorter à demeurer dans les bornes de leur devoir ; il leur représente que le temps de la minorité du Roi requéroit plus d’humilité et d’obéissance qu’aucun autre.

Il les assure que, par ce moyen, ils auroient juste satisfaction sur leurs cahiers ; ensuite de quoi il leur déclara que l’assemblée n’étant permise par le Roi qu’aux fins de nommer les députés, et représenter leurs plaintes, ainsi qu’ils avoient accoutumé, et que l’édit de pacification le requéroit, il avoit charge de Sa Majesté de leur commander de sa part de procéder à la nomination de leurs députés, se séparer ensuite, après toutefois qu’il leur auroit donné les réponses qu’il avoit apportées de la cour.

Ce discours surprit ces mutins, qui n’estimoient pas qu’en un temps si foible on dût prendre une résolution si hardie et si contraire à leurs desseins ; ils résistèrent aux volontés du Roi, le parti des factieux étant beaucoup plus fort que celui des pacifiques.

Comme les uns disoient que la pratique ordinaire et la raison les obligeoient à obéir, les autres soutenoient ouvertement qu’il ne falloit pas perdre un temps propre à avantager leurs églises ; à quoi le sieur du Plessis, président, ajouta que lorsque le prince étoit mineur il falloit qu’ils se rendissent majeurs.

Après beaucoup de contestations, l’assemblée rendit réponse au sieur de Bullion qu’ils ne pouvoient ni nommer leurs députés ni se séparer, sans, premièrement, avoir la satisfaction qu’il leur faisoit attendre.

Le duc de Bouillon, après plusieurs assemblées qui se faisoient de part et d’autre, estima que le seul remède qui se pouvoit trouver en un tel désordre, étoit qu’il plût au Roi envoyer pouvoir à ceux de son parti, dont les principaux étoient Châtillon, Parabère, Brassac, Villemade, Guitry, Bertichères, jusqu’au nombre de vingt-trois, de recevoir les cahiers répondus par Sa Majesté, et nommer leurs députés en cas que les autres ne le voulussent faire.

Cette dépêche étant venue de la cour, ceux du parti contraire furent tellement transportés de colère et de rage contre ce nombre de gentilshommes, qu’à la séance où il faut dire absolument oui ou non, le gouverneur, qui étoit président, fit cacher des mousquetaires au-dessus de sa chambre où l’on étoit, pour mettre main basse si le petit nombre ne s’accordoit au plus grand. Mais celui-là, composé de personnes de qualité, se résolut à se bien défendre, et ceux qui en étoient, étant non-seulement entrés avec hardiesse en l’assemblée, mais ayant fait mettre tous leurs amis dans la basse-cour pour courir à eux au premier bruit qu’ils entendroient, firent que les autres se rattiédirent en leur chaleur, et finalement consentirent le 3 de septembre à la nomination des députés, et ensuite à la séparation de l’assemblée, avec tel mal de cœur toutefois, qu’ils résolurent ensemble que chaque député de ceux qui étoient à leur dévotion s’en iroit en sa province, et y feroit trouver mauvais, autant qu’il lui seroit possible, le procédé du parti contraire et celui de la cour, afin qu’on renouât une assemblée, ou qu’on cherchât, par le moyen des cercles qu’ils avoient introduits, quelque nouveau moyen pour troubler le repos de l’État, et tâcher de pêcher en eau trouble.

Pendant que ces infidèles sujets du Roi essayoient de saper par leurs menées les fondemens de l’autorité royale, ces mêmes, non moins infidèles serviteurs de Dieu, firent un nouvel effort pour lâcher de faire le semblable de la monarchie de l’Église, mettant au jour un détestable livre sous le nom du Plessis Mornay, qui avoit pour titre : Le Mystère de l’iniquité, ou Histoire de la papauté, par lequel ils s’efforçoient de faire croire aux simples que le Pape s’attribuoit plus de puissance en la terre que Dieu ne lui en avoit concédé.

Pour étouffer ce monstre en sa naissance, la Sorbonne le condamna aussitôt qu’il vit le jour, et supplia tous les prélats d’avertir les ames que Dieu leur a commises de rejeter ce livre, pour n’être infectées du poison dont il étoit rempli.

En même temps Mayerne fit imprimer un livre séditieux pour le temps, intitulé : De la Monarchie aristocratique, par lequel il mettoit en avant, entre autres choses, que les femmes ne devoient être admises au gouvernement de l’État. La Reine le fit supprimer, et en confisquer tous les exemplaires ; mais elle jugea à propos, pour n’offenser pas les huguenots, de pardonner à l’auteur.

L’assemblée dont nous venons de parler fut la source de beaucoup de troubles que nous verrons ci-après.

Villeroy, qui avoit été toujours nourri dans les guerres civiles, et qui avoit une particulière expérience de celles qui étoient arrivées sous le règne du roi Charles ix et de la reine Catherine de Médicis, soutenoit qu’y ayant deux partis dans le royaume, l’un de catholiques, l’autre de huguenots, il falloit s’attacher à l’un ou l’autre. Au contraire, ceux qui avoient été nourris dans les conseils du feu Roi estimoient cette proposition dangereuse, et conseilloient à la Reine de ne se lier à aucune faction, mais d’être la maîtresse des uns et des autres au nom du Roi, et, par ce moyen, reine et non partiale.

La foiblesse avec laquelle on souffrit que les huguenots commençassent leurs brigues et leurs factions, leur donna lieu de croire que la suite en seroit impunie. L’audace dont usa Chamier en demandant la permission de s’assembler peu après la mort du feu Roi, n’ayant point été châtiée, ils estimèrent pouvoir tout entreprendre. Ce ministre impudent osa dire hautement, parlant au chancelier, que si on ne leur accordoit la permission qu’ils demandoient, ils sauroient bien la prendre ; ce que le chancelier souffrit avec autant de bassesse que ce mauvais Français le dit avec une impudence insupportable.

Il falloit arrêter et prendre la personne de cet insolent ; l’on eût pu ensuite l’élargir pour témoigner la bonté du Roi, après avoir fait paroître son autorité et sa puissance

On eût pu aussi permettre l’assemblée, comme on fit, puisque raisonnablement on ne pouvoit la refuser au temps qu’elle devoit être tenue par les édits ; mais, tirant profit de la faute de cet impudent, il falloit l’en exclure, vu qu’il étoit impossible de ne prévoir pas que, s’il avoit été assez hardi pour parler comme il avoit fait dans la cour, il oseroit tout faire dans l’assemblée, où, en effet, il ne fut pas seulement greffier, mais un des principaux instrumens des mouvemens déréglés qui l’agitèrent. Qui soutient la magistrature avec foiblesse donne lieu au mépris, qui engendre enfin la désobéissance et la rebellion ouverte.

En un mot, la plus grande part des esprits de cette assemblée conspirèrent tous à se servir du temps ; mais, ne s’accordant pas des moyens propres pour venir à leurs fins, la division qui se trouva entre ceux qui étoient seulement unis au dessein de mal faire en général, donna lieu à Bullion, commissaire du Roi, de profiter des envies et jalousies qui étoient entre eux, pour porter les plus mauvais aux intérêts publics par les leurs particuliers, dont il les rendit capables. Et ainsi de plusieurs demandes que faisoit l’assemblée, préjudiciables à l’Église et à l’État, ils n’en obtinrent aucune de considération, outre ce dont ils jouissoient du temps du feu Roi.

On fut fort content du duc de Bouillon, auquel, à son retour, on donna l’hôtel qui depuis a porté son nom, au faubourg Saint-Germain ; mais il ne le fut pas de la cour, car, bien qu’il ne servît pas en cette occasion sans en recevoir grande utilité, il en espéroit davantage.

Il croyoit si bien qu’on le mettroit dans le ministère de l’État, que, se voyant frustré à son retour de cette attente, il dit à Bullion qu’on l’avoit trompé, mais qu’il brûleroit ses livres ou qu’il en auroit revanche ; et dès lors il se résolut d’empiéter sur l’esprit du prince de Condé, pour lui faire faire tout ce que nous verrons par après.

Le duc de Bouillon avoit tort, à mon avis, de dire que l’on l’avoit trompé ; car je tiens les ministres qui gouvernoient lors, trop sages pour lui avoir promis de le faire appeler au ministère de l’État, étant de l’humeur qu’il étoit et de la croyance qu’il professoit. Il devoit plutôt dire qu’il s’étoit trompé, se flattant lui-même par vaines espérances de ce qu’il désiroit.

En effet, promettre et tenir à ceux qui ne se conduisent que par leurs intérêts ce qu’ils peuvent justement attendre de leurs services, et leur laisser espérer d’eux-mêmes ce qu’ils souhaitent outre la raison, saus qu’ils puissent croire qu’on leur ait rien promis, n’est pas un mauvais art de cour dont on puisse blâmer ceux qui le pratiquent ; mais jamais il ne faut promettre ce qu’on ne veut pas tenir ; et si quelqu’un gagne quelquefois en ce faisant, il se peut assurer que son mauvais procédé étant connu, il perdra bien davantage.

Tandis que les huguenots se mutinoient en leur assemblée contre l’État, nos théologiens n’étoient pas en paix à Paris entre eux.

Il arriva, le dimanche de la Trinité, une grande dissension en la Faculté de théologie, sur ce qu’un dominicain espagnol soutint, en des thèses qu’il mit en avant au chapitre général que son ordre tenoit lors à Paris, que le concile n’est en aucun cas au-dessus du Pape.

Richer[3], syndic de la Faculté, s’adresse à Coeffeteau, prieur des jacobins, et le reprend d’avoir souffert que cette proposition fût insérée dans la thèse. L’autre s’excuse sur ce qu’au temps du chapitre général il n’a plus d’autorité ; qu’au reste il n’en a pas plus tôt été averti qu’il en a donné avis à messieurs les gens du Roi, qui ont estimé que le meilleur remède qu’on pouvoit apporter à cette entreprise imprévue, étoit d’empêcher qu’on agitât cette proposition en l’acte qui se devoit faire.

Le syndic, au contraire, craignant que le silence de la Faculté pût être un jour imputé à consentement, commande à Bertin, bachelier, de l’impugner. Celui-ci, pour satisfaire à l’ordre qu’il avoit reçu, proposa que tout ce qui est contre la détermination d’un concile œcuménique, légitime et approuvé, est hérétique ; que ladite proposition est contre la détermination du concile de Constance, qui est œcuménique, légitime et approuvé, et par conséquent hérétique.

À ce mot d’hérétique, le nonce qui y étoit présent s’émut ; le président, qui étoit espagnol, dit qu’il n’avoit mis cette assertion aux thèses de son répondant que comme problématique ; le cardinal du Perron dit que la question se pouvoit débattre de part et d’autre, et ainsi la dispute se termina.

Deux jours après, un autre dominicain proposa d’autres thèses, dans lesquelles il disoit qu’il appartient au Pape seul de définir les vérités de la foi, et qu’en telles définitions il ne peut errer. Cette proposition étant une preuve de la précédente, on estima qu’il en falloit arrêter le cours ; pour cet effet on ferma les écoles pour quelques jours, et ces thèses ne furent point disputées.

Au même temps il s’éleva un tumulte à Troyes, qui ne fut pas petit, contre les jésuites, qui, prenant l’occasion d’un maire qui leur étoit affectionné, crurent devoir, au temps de sa mairie, faire ce qu’ils pourroient pour s’y établir. Ils sondèrent le gué, et en firent faire la proposition au commencement de juillet.

Il y en avoit dans la ville qui les désiroient, le plus grand nombre n’en vouloit point ; il y eut entre eux de grandes contestations en une assemblée qu’ils firent sur ce sujet, à l’issue de laquelle ceux qui tenoient leur parti dépêchèrent à la cour, pour faire entendre à la Reine que les habitans les demandoient ; les autres envoyèrent un désaveu, remontrant que, dès l’an 1604, ces bons pères avoient demandé permission au feu Roi de s’installer en leur ville, sous prétexte qu’elle les demandoit ; ce qui ne se trouva pas ; qu’ensuite la compagnie avoit obtenu des lettres par lesquelles Sa Majesté faisoit connoître au corps de ville qu’ils lui feroient plaisir de les recevoir.

Cette grâce leur ayant été refusée, ils obtinrent des lettres patentes, avec clause au premier maître des requêtes, bailli de Troyes, ou son lieutenant, de les mettre à exécution. Par ce moyen, voulant emporter d’autorité ce qu’on avoit premièrement présupposé être désiré des habitans, ils furent de nouveau déboutés de leurs prétentions : ce dont les habitans se prévaloient, disant que les mêmes raisons qui empêchèrent leur établissement du temps du feu Roi étoient encore en leur vigueur ; que leur ville ne subsiste que par leurs manufactures et la marchandise ; que deux ou trois métiers lui valent mieux que dix mille écoliers ; qu’ils n’ont point, grâce à Dieu, de huguenots en la conversion desquels les jésuites aient lieu de s’employer, et qu’ayant jusqu’alors vécu en paix, ils craignoient qu’on jetât entre eux des semences de division, à quoi le naturel du pays, et particulièrement ceux de la ville, sont assez sujets.

Ces raisons ayant été pesées au conseil, la Reine n’estima pas devoir contraindre cette ville à souffrir cet établissement contre leur gré ; elle leur manda qu’elle n’avoit eu volonté de les y mettre que sur la prière qui lui en avoit été faite en leur nom, et n’y vouloit penser qu’en tant qu’ils le désiroient.

Si elle s’occupe à remédier aux désordres de cette ville particulière, elle n’étend pas moins sa pensée au soulagement de tout le peuple en général ; elle le décharge par une déclaration du mois de juillet du reste des arrérages des tailles, qui n’avoient pu être payées depuis l’an 1597 jusqu’en 1603.

D’autre part, le jeu excessif où elle apprend que les sujets du Roi se laissent aller, à la ruine des meilleures familles du royaume, lui donne lieu de défendre, par arrêt, les académies publiques.

Et sachant que l’édit des duels qui avoit été publié du temps du feu Roi, étoit éludé sous le nom de rencontres, ceux qui avoient querelle se donnant des rendez-vous si couverts qu’il étoit impossible de justifier qu’ils contrevinssent à la défense des appels, elle fit faire une déclaration qui portoit que, s’il avenoit que ceux qui auroient le moindre différend ensemble, pour eux ou pour leurs amis, par après vinssent aux mains en quelque rencontre ; ils encourroient les peines ordonnées par l’édit des duels contre les appelans, lesdites rencontres étant réputées comme faites de guet-apens. Cette déclaration fut vérifiée au parlement le 11 de juillet.

Elle eut aussi un très-grand soin defaire éclaircir par le parlement l’affaire de la demoiselle Descouman, qui accusoit le duc d’Epernon d’avoir trempé à l’exécrable parricide commis en la personne de Henri-le-Grand. Le parlement ayant examiné soigneusement cette accusation, en avéra la fausseté si clairement, que, pour arrêter le cours de semblables calomnies, il condamna cette misérable à finir sa vie entre quatre murailles. Cet arrêt est du 30 de juillet.

Cette auguste compagnie l’eût fait mourir par le feu, à la vue de tout le monde, si sa fausse accusation eût été d’un autre genre ; mais où il s’agit de la vie des rois, la crainte qu’on a de fermer la porte aux avis qu’on peut donner sur ce sujet, fait qu’on se dispense de la rigueur des lois.

En ce même temps la Reine estima à propos, par l’avis des ministres, de décharger le sieur des Yvetaux de l’instruction du Roi, sur la réputation qu’il avoit d’être libre en ses mœurs et indifférent en sa croyance : elle mit en sa place Le Fèvre, homme d’insigne réputation pour sa doctrine et pour sa piété, qui avoit été choisi par le feu Roi pour instruire le prince de Condé. Mais, tandis que toutes ces choses se font, et que la Reine a l’œil ouvert à mettre un si bon ordre en cet État, Conchine, correspondant peu à cette bonne intention et à ce soin de la Reine, se laisse emporter à la vanité de sa présomption, et prend des visées peu convenables à sa naissance et à sa condition étrangère, et par son ambition commence à épandre les semences de beaucoup de divisions que nous verrons bientôt éclore.

Dès le premier mois de la régence de la Reine il acheta le marquisat d’Ancre ; tôt après il récompensa le gouvernement de Péronne, Roye, Montdidier, la lieutenance de roi qu’avoit Créqui en Picardie.

Tregny, gouverneur de la ville et citadelle d’Amiens, étant mort durant l’assemblée de Saumur, il eut tant de crédit qu’il emporta ce gouvernement nonobstant les traverses que lui donnèrent les ministres, qui favorisoient d’autant plus hardiment La Curée en la même prétention, qu’ils croyoient lors le pouvoir de ce favori dépendre plus de sa femme que de lui-même, et qu’ils savoient ensuite qu’elle le reconnoissoit si présomptueux, qu’appréhendant d’en être méprisée si toutes choses lui réussissoient à souhait, elle étoit bien aise quelquefois de traverser ses desseins, pour qu’il eût besoin d’elle et ne se méconnût pas en son endroit.

Sur ce fondement ils s’opposèrent vertement au dessein du marquis ; mais leurs instances furent inutiles, parce que sa femme, désireuse d’honneurs, considérant qu’elle n’en pouvoit avoir sans le nom de son mari, n’oublia rien de ce qu’elle put auprès de la Reine pour obtenir ce gouvernement.

Cette opposition que les ministres firent en cette occasion contre le marquis d’Ancre commença à le dégoûter d’eux, et lui fit résoudre d’en prendre revanche lorsqu’il en auroit l’occasion. Il en falloit moins de sujet à un Italien pour le porter à leur ruine.

Son outrecuidapce lui donna bientôt un plus vif et sensible sujet de leur vouloir mal ; car, ayant bien osé concevoir en son esprit l’espérance du mariage d’une des filles du comte de Soissons avec son fils, ce qu’il faisoit traiter par le marquis de Cœuvres, l’opposition ouverte que les ministres firent à ce dessein, qui leur fut découvert par le marquis de Rambouillet, les mit aux couteaux tirés.

Une hardiesse de favori qu’il commit à Amiens leur donna beau jeu de venir à leurs fins. Il ne fut pas plus tôt en cette place qu’il traita avec les sieurs de Prouville et de Fleury, lieutenant et enseigne de la citadelle, et établit ses créatures en leur place, sans en avertir la Reine.

Peu de jours après, ayant besoin de quelque argent pour sa garnison, il emprunta du receveur général douze mille livres sur sa promesse.

Ces deux actions furent représentées à la Reine comme des entreprises de mauvais exemple : ils exagérèrent la seconde comme une violence commise en la personne d’un officier du Roi, et lui remontrèrent ensuite qu’il en feroit bien d’autres si le mariage de son fils avec la fille du comte se parachevoit.

Le marquis d’Ancre, trouvant à son retour l’esprit de la Reine altéré, s’excusa le mieux qu’il put envers le comte, qui, jugeant bien que les ministres étoient cause de ce changement, craignit, non sans raison, que, pensant l’avoir offensé, ils n’en demeurassent pas là, mais recherchassent tous moyens de le mettre dans les mauvaises grâces de la Reine.

La première preuve qu’il en ressentit fut le refus de l’acquisition du domaine d’Alençon, lequel il avoit retiré du duc de Wurtemberg sur l’espérance qu’on lui avoit donnée qu’on ne l’auroit pas désagréable ; pour l’exclure avec prétexte de cette prétention, la Reine fit cet acquêt pour elle-même.

Il s’en sentit tellement piqué, qu’il se résolut de s’unir avec M. le prince, et s’acquérir le plus d’amis qu’il pourroit ; les ministres, en ayant eu le vent, firent dépécher, à son insu, un courrier à M. d’Epernon, et un autre à M. le prince, pour les faire revenir.

Messieurs de Guise, marris de l’union qu’ils voyoient entre M. le comte et le marquis d’Ancre, étant en ce point de même sentiment que les ministres, bien que par intérêts divers, se résolurent de contribuer ce qu’ils pourroient pour la rompre.

Considérant le marquis de Cœuvres comme le lien de cette alliance, qui leur étoit aussi odieuse pour la haine qu’ils portoient au comte de Soissons, qu’elle étoit désagréable aux ministres pour la crainte qu’ils avoient de l’avancement du marquis, ils crurent qu’un des meilleurs moyens de la rompre étoit de se défaire de celui qui en étoit le ciment.

Pour colorer et couvrir la mauvaise action qu’ils se résolurent de faire pour venir à leurs fins, de quelque prétexte qui la déguisât aux yeux des plus grossiers, le chevalier de Guise, rencontrant de guet-apens le marquis de Cœuvres au sortir du Louvre, comme si c’eût été par hasard, fit arrêter son carrosse, et le convia de mettre pied à terre pour qu’il lui pût dire deux mots. Le marquis de Cœuvres, qui étoit sans épée et sans soupçon, tant parce qu’il n’avoit rien à démêler avec ce prince, que parce qu’il l’avoit entretenu le soir auparavant fort long-temps dans le cabinet de la Reine, et que le duc de Guise avoit soupé le jour précédent chez lui, mit tout aussitôt pied à terre ; mais il fut bien étonné lorsque, saluant le chevalier de Guise, il lui dit qu’il avoit mal parlé de lui chez une dame, et qu’il étoit là pour le faire mourir. Il le fut encore davantage voyant qu’il mettoit l’épée à la main pour effectuer ses paroles, mais non pas tant que, bien qu’il eût mauvaise vue, il ne vît la porte d’un notaire, nommé Briquet, ouverte, et ne s’y jetât avec telle diligence, que le chevalier, qui étoit accompagné de Montplaisir et de cinq ou six laquais avec épées, ne le pût attraper.

Ce dessein, qui fut blâmé de tout le monde, n’ayant pas réussi, les amis des uns et des autres moyennèrent un accommodement entre le chevalier et le marquis ; mais comme le sujet de la querelle qui fut mis en avant étoit simulé, l’accord qui fut fait fut semblable.

En ces entrefaites M. le prince arrivant à la cour, le comte de Soissons, qui étoit sur le point de s’en aller tenir les États de Normandie, n’ayant pu se raccommoder avec la Reine à cause des ministres qui l’empêchoient, désira, devant que de partir, s’aboucher avec M. le prince.

Beaumont, fils du premier président de Harlay, qui prenoit soin des intérêts de M. le prince, ménagea cette entrevue en sa maison près de Fontainebleau. Le marquis d’Ancre fut convié d’y être ; les ministres s’y opposèrent, mais il en obtint la permission de la Reine, lui persuadant qu’il prendroit bien garde qu’il ne se passât rien entre ces princes au préjudice de son autorité.

Cette entrevue produisit l’effet qu’avoit désiré M. le comte, qui entra en une si étroite union avec M. le prince, qu’ils se promirent réciproquement de ne recevoir aucun contentement de la cour l’un sans l’autre, et que si l’un d’eux étoit forcé par quelque mauvais événement à s’en retirer, l’autre en partiroit au même temps, et n’y retourneroient qu’ensemble. Ils voyoient bien que les ministres n’avoient autre but que de les séparer, pour se servir de l’un contre l’autre à la ruine de tous deux.

Cette association fut si bien liée, que jamais, pour quelque promesse qu’on leur pût faire, ils ne se laissèrent décevoir, mais se gardèrent la foi qu’ils s’étoient jurée, et ce jusques à la mort de M. le comte, qui arriva un an après.

Le crédit des ministres fut d’autant plus affermi auprès de la Reine par cette union, que Sa Majesté n’en recevoit pas peu d’ombrage. Pour se fortifier contre les princes, ils envoyèrent querir, de la part de la Reine, le maréchal de Lesdiguières, qui vint aussitôt sous espérance qu’on feroit vérifier ses lettres de duché et pairie, que le Roi lui avoit accordées il y avoit quelque temps.

Mais cette affaire n’ayant pas réussi à son contentement, il se résolut de s’en venger, et prêta pour cet effet l’oreille à beaucoup de cabales et de desseins qui se formèrent avant son partement, et pour éclore et éclater les années suivantes. La mort du duc du Maine, qui par son autorité retenoit les princes en quelque devoir, étant arrivée en ce temps, les esprits des grands s’altérèrent d’autant plus aisément qu’il n’y avoit plus personne dans la cour capable de les retenir. J’interromprai un peu le fil de mon discours, pour dire que depuis que ce prince se fut remis en l’obéissance du feu Roi, il le servit toujours fidèlement. Il rendit preuve au siége d’Amiens de son affection et de sa capacité, lorsque le Roi voulant par son courage donner bataille aux Espagnols, il le lui déconseilla sagement, disant que, puisqu’il n’étoit question que de la prise d’Amiens qu’ils lui abandonnoient en s’en retournant, il mériteroit d’être blâmé si, par le hasard d’un combat, il mettoit en compromis sa victoire, qui autrement lui étoit entièrement assurée.

Il voyoit peu le Roi, tant à cause des choses qui s’étoient passées, que de son âge et de la pesanteur de son corps, étant fort gros ; cependant Sa Majesté l’avoit en telle estime, qu’étant malade à Fontainebleau d’une carnosité qui le pensa faire mourir en 1608, elle le nomma à la Reine pour être un des principaux de ceux par le conseil desquels elle se devoit gouverner.

Il ne trompa point le Roi au jugement qu’il fit de lui ; car, en voyant après sa mort les princes et les grands qui demandoient augmentation de pensions, il leur dit franchement en plein conseil qu’il leur étoit fort malséant de vouloir rançonner la minorité du Roi, et qu’ils devoient s’estimer assez récompensés de faire leur devoir en un temps où il sembloit qu’on ne pût les y contraindre. Étant à l’extrémité, il donna la bénédiction à son fils à deux conditions : la première, qu’il demeureroit toujours en la religion catholique ; la seconde, qu’il ne se sépareroit jamais de l’obéissance du Roi. Il mourut au commencement d’octobre.

Sa femme le voyant malade se mit au lit aussi, et mourut sitôt après lui qu’ils n’eurent tous deux qu’une cérémonie funèbre.

M. d’Orléans mourut le mois suivant : la Reine en eut grande affliction ; mais si ses larmes la firent reconnoître mère, sa résolution fit voir qu’elle n’avoit pas moins de puissance sur elle que sa dignité lui en donnoit sur les peuples qu’elle gouvernoit lors.

J’ai ouï dire au sieur de Béthune qu’en un autre temps elle fut si peu touchée d’une extrême maladie qu’eut ce prince, que le feu Roi qui vivoit lors le trouva fort étrange, et l’accusa de peu de sentiment vers ses enfans. Mais qui distinguera les temps connoîtra la cause de cette différence, qui consista, à mon avis, en ce qu’elle avoit lors plus d’intérêt à la conservation de son fils que durant la vie du feu Roi, pendant laquelle elle en pouvoit avoir d’autres.

La mort de ce prince causa plusieurs mécontentemens dans la cour, en ce que ses principaux officiers prétendoient tous entrer dans la maison de M. le duc d’Anjou, qui par cette mort demeura frère unique du Roi, et que quelques-uns en furent exclus. Béthune, destiné gouverneur du feu duc, n’eut pas la même charge auprès de l’autre ; la défaveur de son frère l’en devoit exclure par raison, et la considération de Villeroy, dont Brèves étoit allié, le maintint en l’élection que le feu Roi avoit faite de sa personne pour l’éducation du duc d’Anjou.

Le marquis de Cœuvres fut aussi exclu de la charge de maître de la garde-robe, dont il étoit pourvu du vivant du défunt. Les ministres, craignant son humeur, et se ressouvenant qu’il avoit été entremetteur de l’alliance projetée entre M. le comte et le marquis d’Ancre, firent connoître à la Reine qu’un tel esprit seroit très-dangereux auprès d’un héritier présomptif de la couronne.

Le marquis d’Ancre ne l’ayant pas assisté en cette occasion comme il le désiroit, il en eut un tel ressentiment, qu’il le quitta et se joignit tout-à-fait au comte de Soissons.

Tandis que la Reine applique son esprit à défendre l’autorité royale de beaucoup de menées qui se firent lors à la cour, elle ne perd pas le soin de la conservation des alliés du Roi.

Un grand tumulte s’étant élevé à Aix-la-Chapelle, premièrement des catholiques contre les protestans, puis des uns et des autres contre le magistrat, tout l’orage tomboit sur les jésuites, qui étoient perdus sans la protection du nom de Sa Majesté.

La source de ce tumulte fut que l’Empereur, en l’an 1598, avoit mis cette ville au ban de l’Empire, parce que les protestans en avoient chassé le magistrat catholique, lequel étant rétabli en son autorité par l’archevêque de Cologne, pour revanche de l’injure qu’il avoit reçue, empêcha qu’aucun autre exercice fût fait dans la ville et dans son territoire, que celui de la religion catholique.

Les protestans, qui supportoient impatiemment cette interdiction, ne virent pas plutôt, en 1610, la ville de Juliers prise et mise en la puissance des princes de Brandebourg et de Neubourg, qu’ils allèrent publiquement au prêche sur les frontières de Juliers.

Le magistrat s’y opposa, et fit défenses de continuer cette pratique commencée, sur peine de prison et d’amende, ou de bannissement à faute de paiement d’icelle. Cette ordonnance fut exécutée avec tant de rigueur, que les catholiques et les huguenots se bandèrent contre le magistrat, les uns par piété et les autres par intérêt : tous coururent aux armes ; ils se saisirent des portes, tendirent les chaînes, et se rendirent maîtres de la ville. Attribuant la cause de ce rude procédé aux jésuites, ils s’animèrent contre eux jusqu’à tel point, qu’ils pillèrent leur maison et leur église, et les conduisirent à l’Hôtel-de-Ville, où ils couroient danger d’être mis à mort, si l’on n’eût publié que le père Jacquinot, qui par bonheur se trouva lors entre eux, étoit domestique de la Reine.

Ce bruit ne fut pas plutôt répandu que la sédition s’apaisa, et que ces bons religieux furent délivrés de la main de ces mutins, qui n’étoient leurs ennemis que parce qu’ils étoient serviteurs de Dieu. Cet accident faisant craindre qu’en un autre temps il en pût arriver quelque autre semblable, qui fît le mal dont celui-ci n’avoit fait que la peur, la Reine fut conseillée d’envoyer des ambassadeurs pour calmer cet orage en sorte qu’on n’eût pas à le craindre par après ; La Vieuville et Villiers-Hotman furent choisis à cet effet.

Ils ne furent pas plus tôt arrivés, qu’étant assistés des ambassadeurs des princes de Juliers, ils composèrent tout le différend, en sorte que l’exercice de la religion catholique demeura seul dans l’ancienne ville de Charlemagne, celui des différentes religions permises dans l’Empire pouvant être fait hors l’enceinte d’icelle ; le tout jusqu’à ce que l’Empereur et les électeurs en eussent autrement ordonné.

Les pères jésuites furent rétablis, comme aussi les magistrats catholiques qui avoient été démis en ce tumulte. Il fut arrêté qu’à l’avenir les habitans ne pourroient plus recourir aux armes ni procéder par voie de fait. Toutes ces conditions furent reçues et jurées de tous, tant catholiques qu’autres, et la paix par voie amiable rétablie en ce lieu, dont elle avoit été bannie avec grande violence. Cet accord fut fait le 12 d’octobre.

En ce même temps les jésuites n’eurent pas grand contentement, n’osant pas ouvertement reprendre la poursuite de la cause qu’ils avoient intentée l’année précédente, pour l’enregistrement des lettres patentes portant permission d’enseigner publiquement en leur collége de Paris. Ils faisoient enseigner par des maîtres gagés les pensionnaires qu’ils avoient permission de tenir en leur maison ; l’Université s’y opposa, et n’oublia pas de renouveler contre eux les vieilles querelles, qu’ils étoient ennemis des rois, qu’en l’usurpation du royaume de Portugal faite par le roi Philippe ii d’Espagne, tous les autres ordres étant demeurés fermes en la fidélité qu’ils devoient à leur roi, ils en avoient été seuls déserteurs, et s’étoient mis du parti dudit Philippe ; que plusieurs de leur société avoient écrit contre le Roi ; qu’il y en avoit d’entre eux qui avoient justifié l’attentat de Jacques Clément ; que si on avoit pardonné à d’autres compagnies qui avoient failli, leur faute n’étoit pas universelle, comme les fautes des particuliers d’entre eux sont suivant les maximes de tout leur ordre ; que si l’assassinat du cardinal Borromée ayant été machiné par un des frères humiliés, tout l’ordre, pour l’expiation d’icelui, avoit été aboli, ceux-ci mériteroient bien le même châtiment en un crime non moins exécrable ; enfin que si l’Université de Paris a besoin d’être réformée, elle ne le doit pas être par la ruine de tout l’État que cette société apporte, et par la désolation de l’Université même, qui s’ensuivra par tant de colléges de jésuites qui s’établissent par tout le royaume, et principalement à Paris.

Ils ne manquèrent pas de se défendre et de représenter qu’ils se soumettroient aux lois de l’Université, et en la doctrine concernant les rois enseignée par la Faculté de théologie à Paris ; que la justice ne permet pas que tout le corps de leur société pâtisse pour la faute d’un particulier dont ils détestent les maximes ; que si les Espagnols d’entre eux ont servi le roi d’Espagne, leurs religieux français serviront le Roi avec la même fidélité.

L’affaire étant contestée de part et d’autre avec beaucoup de raisons ne put être terminée ; mais seulement on donna un arrêt le 22 de décembre, par lequel les parties furent appointées au conseil, et cependant défenses aux jésuites d’enseigner.

Nous avons, l’année passée, touché un mot des dissensions qui étoient entre l’Empereur et son frère Mathias ; elles paroissoient assoupies, mais le temps a fait voir qu’elles ne l’étoient pas, soit que les querelles dont l’ambition de régner est le fondement ne s’accordent jamais, et principalement entre les frères, ou que, quand l’une des parties est notoirement lésée, l’accord ne dure que jusques à ce qu’elle ait moyen de s’en relever.

L’Empereur, ayant été en effet dépouillé de ses États par son frère, et ne demeurant plus que l’ombre de ce qu’il avoit été, essaie avec adresse de se remettre en autorité. Pour y parvenir, il fait sous divers prétextes venir Léopold à Prague avec une armée, feignant que c’étoit contre sa volonté ; mais Mathias et ses adhérens prévalurent, et ce dessein ne servit qu’à affermir ledit Mathias en son usurpation ; et l’Empereur fut contraint, par l’accord qu’il fit avec lui, de le faire de son vivant couronner roi de son royaume de Bohême, et dispenser ses sujets du serment de fidélité qu’ils lui devoient.

Cette année est remarquable par la mort de Charles[4], roi de Suède, qui avoit usurpé le royaume sur son neveu Sigismond, roi de Pologne, qui, s’en allant prendre possession de ce royaume électif, le laissa régent du sien héréditaire, duquel il s’empara peu de temps après, faisant voir combien il est dangereux de donner en un État la première puissance à celui qui est le plus proche successeur de celui qui la lui donne.

Ce prince en son infidélité se comporta avec une merveilleuse prudence pour bien conduire le royaume qu’il avoit usurpé.

Le fils qu’il laissa son successeur, appelé Gustave, ajouta à la sagesse de son père le courage et la vertu militaire d’un Alexandre. La suite de l’histoire donnera tant de preuves de son mérite, que j’estimerois mal terminer cette année si je la finissois sans remarquer le temps auquel ce prince est venu à la couronne.

La mort d’Antonio Perez, arrivée en novembre, me donne lieu de vous faire voir un exemple de la fragilité de la faveur et de la confiance des rois, de l’instabilité de la fortune, de la haine implacable d’Espagne, et de l’humanité de la France envers les étrangers. Il avoit gouverné le roi Philippe ii son maître, prince estimé sage et constant en ses résolutions ; il déchut néanmoins de son crédit, sans être coupable d’aucun crime par l’opinion commune.

Il se trouve souvent, dans les intrigues des cabinets des rois, des écueils beaucoup plus dangereux que dans les affaires d’État les plus difficiles ; et en effet, il y a plus de péril à se mêler de celles où les femmes ont part et où la passion des rois intervient, que des plus grands desseins que les princes puissent faire en autre nature d’affaires.

Antonio Perez l’expérimenta bien, les dames ayant été cause de tous ses malheurs. Son maître, qui ne conserva pas sa fermeté ordinaire en sa bienveillance, la conserva en la haine qu’il lui porta jusques à la mort. Il étoit comblé de biens et de grandeurs ; il les perdit en un instant en perdant les bonnes grâces de son maître, qui en priva même ses enfans de peur qu’ils eussent moyens de l’assister.

Il se retire en France au plus fort des guerres civiles, qui n’empêchèrent pas que le Roi ne le reçût humainement. Il lui accorda une pension de quatre mille écus, qui lui fut toujours bien payée, et lui donna moyen de vivre commodément.

L’Espagne ne pouvoit souffrir le bonheur dont ce personnage jouissoit en son affliction ; elle attenta de lui ôter la vie, et envoya expressément deux hommes à ce dessein, lesquels étant reconnus furent exécutés à mort dans Paris. Le Roi, pour garantir à l’avenir ce pauvre réfugié de tels attentats, lui donna deux Suisses de la garde de son corps qui l’accompagnoient par la ville aux deux portières de son carrosse, et avoient soin que personne inconnu n’entrât chez lui.

Les Espagnols, ne pouvant plus attenter couvertement à sa personne, et ne l’osant faire ouvertement, se résolurent de le perdre par d’autres moyens. On lui fait promettre par un gentilhomme de l’ambassadeur d’Espagne résidant en cette cour, que le Roi son maître le rétabliroit en ses biens, pourvu qu’il voulût quitter la France et la pension qu’il recevoit du Roi. Le connétable de Castille lui confirmant la même chose au passage qu’il fit en France, l’espérance, qui flatte un chacun en ce qu’il désire, l’aveugla de telle sorte, qu’il remit au Roi sa pension, se résolut de sortir de la France, et pour cet effet prit congé de Sa Majesté, qui prévit bien et lui prédit qu’il se repentiroit de la résolution qu’il prenoit. Nonobstant les avertissemens du Roi il passe en Angleterre, lieu qui lui étoit destiné pour recevoir la grâce qu’on lui faisoit espérer ; mais à peine fut-il arrivé à Douvres, qu’il reçut défenses de passer plus avant, l’ambassadeur d’Espagne ayant supplié le roi d’Angleterre de le faire sortir de ses États, et déclaré que s’il ne le faisoit il s’en retireroit lui-même. Ce pauvre homme revint en France, où il n’osa quasi paroître devant le Roi, parce qu’il sembloit avoir méprisé sa grâce et ses avis ; néanmoins ce prince, touché de compassion de sa misère, ne laissa pas de lui faire donner quelque chose pour subvenir à ses nécessités plus pressantes ; mais il ne le traita plus comme auparavant, de sorte que de là en avant il ne subsista pas sans de grandes incommodités, s’entretenant en partie par la vente des meubles qu’il avoit achetés durant qu’il recevoit un meilleur traitement.

Il avoit été tenu en Espagne homme de tête et de grand jugement ; il y avoit fait la charge de secrétaire d’État avec grande réputation. On n’en fit pas toutefois en France tant d’estime, à cause de la présomption ordinaire à cette nation, qui semble à toutes les autres tenir quelque chose de la folie quand elle va jusques à l’excès.





  1. Charles, duc de Mayenne, celèbre pendant les guerres de la ligue. Dans les Mémoires on le nomme indifféremment duc de Mayenne ou du Maine : mort en 1611.
  2. Qu’étant entré avec six mille livres de rente : ces assertions sont réfutées dans les Œconomies royales.
  3. Edmond Richer : c’est lui qui le premier a fait des recherches très-curieuses sur Jeanne d’Arc. Ses manuscrits sont à la bibliothèque du Roi.
  4. Charles xi.