Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 10

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LIVRE X.


[1619] La continuation des maux, qui non-seulement rompt les chaînes les plus fortes de la patience, mais donne du sentiment aux plus insensibles, força enfin la Reine, nonobstant la résolution qu’elle avoit prise de supprimer ses maux par la souffrance, à chercher les moyens les plus puissans de sortir hors de la servitude en laquelle elle étoit injustement détenue, après avoir tenté en vain tous les autres plus doux.

Elle ne vouloit pas croire, au commencement, toutes les menaces qui lui étoient faites de l’envoyer hors du royaume, ou l’enserrer dans un monastère, croyant que son éloignement étoit un assez fâcheux exil ; et le château de Blois, dans lequel elle étoit arrêtée non-seulement au milieu des gens de guerre qui étoient autour d’elle, mais de ceux qui se disoient être ses serviteurs et étoient ses ennemis, lui sembloit une prison assez étroite pour assouvir la mauvaise volonté de ceux qui la haïssoient. Mais enfin, considérant par l’expérience du passé que ceux qui lui en vouloient ne trouvoient aucune violence difficile pour se maintenir en l’état où ils s’étoient établis parla même voie, elle n’en fait plus de doute, et se résout de sortir de Blois, et de se délivrer de la misère en laquelle elle étoit, qu’elle eût volontiers supportée, selon que je lui ai ouï dire plusieurs fois, si elle n’en eût appréhendé une plus grande.

Chanteloube, qui étoit venu auprès d’elle quinze jours après que je fus parti de Blois, commença à travailler à cette fin. Tous les grands de la cour qui étoient mécontens, ne manquoient pas de faire diverses propositions à ces fins : tous parloient selon leur passion, et peu faisoient des ouvertures raisonnables ; beaucoup échauffoient l’esprit de la Reine et des siens, et peu lui donnoient des remèdes. Enfin, après que l’on eut long-temps écouté ceux qui parloient sur ce sujet, entre autres le duc de Mayenne, le prince de Joinville, le cardinal de Guise, le duc de Bellegarde et autres particuliers ; après même qu’on eut consulté le duc de Bouillon, qui étoit tenu pour un oracle en telles affaires, on estima que le plus propre pour servir la Reine en cette occasion étoit le duc d’Epernon, tant à cause de son gouvernement qui étoit en lieu où il la pouvoit retirer aisément, qu’à cause de son humeur audacieuse, plus tenante que celle de tous les autres.

Chanteloube faisoit de Blois à Paris plusieurs voyages, inconnu, pour conférer avec tous ceux qui étoient plus propres à animer la Reine qu’à la secourir. Russelay, qui, quelque temps après la mort du maréchal d’Ancre, avoit obtenu permission de demeurer à la cour, sur la découverte qu’il fit à Luynes des deniers que le feu maréchal avoit à Rome sous son nom, et le service qu’il promit lui rendre pour les lui faire toucher, travailloit aussi de son côté, quoique sans commission et sans aveu, et avec si peu de discrétion, que les favoris, outrés de son insolence, le firent chasser de la cour ; ce qui l’anima, non-seulement à travailler plus que jamais à cette fin, mais lui donna commodité de le faire, vu qu’il se retira dans une abbaye qu’il avoit en Champagne, assez proche des ducs d’Epernon qui étoit à Metz, et de Bouillon qui étoit à Sedan, pour avoir communication avec eux.

Le duc de Bouillon estima toujours que personne ne pouvoit mieux servir la Reine en cette occasion que le duc d’Epernon ; que comme il pouvoit plus commodément que personne la retirer de Blois pour la recevoir à Loches, qui n’en est qu’à treize lieues, et de là la conduire à Angoulême, personne ne pouvoit aussi mieux que lui faire une puissante diversion du côté de Champagne, à cause de l’excellente place qu’il avoit, et la commodité qu’il avoit d’avoir des étrangers, soit de Hollande, soit d’Allemagne, où il avoit l’alliance qu’on sait qu’il a avec l’électeur Palatin et le prince d’Orange, soit de Liége, dont les terres sont contiguës à celles de sa principauté.

Mais il se rencontroit de grands obstacles en ce projet qui se faisoit pour la liberté de la Reine. Les ducs d’Epernon et de Bouillon étoient si mal ensemble qu’ils ne pouvoient prendre confiance l’un à l’autre : ils avoient si mauvaise opinion de Russelay, tant parce qu’il étoit étranger qu’à cause de la légèreté, vanité et mauvaise conduite qu’il avoit témoignées en tous les lieux et en toutes sortes d’occasions, qu’ils ne vouloient prendre aucune confiance en lui. D’autre part, le duc de Bouillon ne faisoit jamais rien sans argent, et, qui plus est, le duc d’Epernon et lui en avoient besoin pour une telle entreprise : la Reine n’en avoit point, tant parce que, pendant sa régence, elle n’avoit pas été fort soigneuse d’en amasser, que pour ce qu’elle avoit confié ce qu’elle en avoit mis à part, entre les mains de la grande-duchesse de Florence, qui gouvernoit alors l’État de son fils qui étoit mineur ; qu’elle, bien éloignée de la secourir du sien en une telle occasion, ne voulut jamais lui rendre deux cent mille écus qu’elle lui gardoit pour s’en servir à temps.

Si les ducs de Bouillon et d’Epernon étoient en défiance de Russelay, la Reine l’étoit encore davantage : ce qui l’obligea à les faire avertir qu’ils n’eussent aucune créance en ce personnage. Sa Majesté en usa ainsi, non-seulement pour éviter le dégoût de ces seigneurs, mais en outre parce que le duc de Bellegarde, qui étoit à la cour, lui avoit écrit que cet homme se gouvernoit si imprudemment dans la cour, et se faisoit de fête si indiscrètement ès affaires de la Reine, que, s’il continuoit, il les perdroit tous ; ce qui donna lieu à Sa Majesté de faire dire au prince de Joinville, et à ceux à qui elle avoit confiance dans Paris, de n’en prendre aucune en cet esprit chaud et bouillant.

Nonobstant l’aversion que le duc d’Epernon avoit de cet esprit, et les avis qu’il avoit reçus de la Reine, il n’eut pas plutôt vu ce personnage dans Metz, où il l’alla trouver de son mouvement, que, passant d’une extrémité à l’autre, il s’ouvrit entièrement à lui du dessein qu’il avoit de servir la Reine au désir qu’elle avoit de sortir de Blois. Au bout de quelques jours il fit un voyage en secret à Sedan, avec aussi peu de commission que celle qu’il avoit quand il fut à Metz, où il gagna aussi, sinon la confiance du duc de Bouillon qu’il n’étoit pas aisé à avoir, au moins la souffrance qu’il s’entremît en toutes ces affaires, qui enfin, par d’autres négociations, et entre autres d’un nommé Vincence, secrétaire du feu maréchal d’Ancre, que la Reine envoya au duc d’Epernon, réussirent au contentement de Sa Majesté.

Il arriva beaucoup de traverses en cette négociation. Ce Vincence allant trouver le duc d’Epernon, chargé d’une lettre qu’il avoit désirée, par laquelle la Reine le conjuroit, par la mémoire du feu Roi, de l’assister en sa sortie, lettre qui contenoit tous les motifs qu’on pouvoit prendre pour colorer son action, fut arrêté à Troyes, et étant reconnu, fouillé si exactement qu’on décousit tout son habit, hormis au lieu où il l’avoit cachée ; après n’avoir rien trouvé, la fermeté avec laquelle il soutint qu’il s’en alloit en Allemagne par les Grisons, fit qu’en lui donnant la liberté on lui donna lieu d’achever son voyage.

Il arriva ensuite que, lorsque le duc d’Epernon fut résolu à partir de Metz pour aller trouver la Reine, Russelay fut si impudent que de dépêcher un page qu’il avoit, au comte de Brenne qui étoit à Blois, pour lui donner avis, par une lettre, du jour du partement du duc d’Epernon, et assurer la Reine de la résolution qu’il avoit de la tirer du lieu où elle étoit. Ce page infidèle et traître, sachant bien qu’il portoit quelque chose d’important, fut expressément à Paris pour rendre la dépêche au duc de Luynes ; mais le sieur Ollier, conseiller de la cour, qui étoit serviteur de la Reine, étant averti de son arrivée, et lui ayant tiré les vers du nez, lui donna trois cents écus pour tirer sa dépêche, et le tint quelque temps à couvert chez lui.

Le duc de Bellegarde, sachant obscurément qu’il se faisoit quelque dessein pour la sortie de la Reine, et que le duc d’Epernon y étoit mêlé, écrivit une lettre de six feuilles à Sa Majesté, par laquelle, après avoir dépeint le duc d’Epernon de vives couleurs, il concluoit que si elle se mettoit entre ses mains, elle seroit plus prisonnière qu’elle n’étoit au lieu où elle étoit ; que son humeur tyrannique lui devoit assez faire connoître la vérité de son avis, sans qu’il fallut de grandes raisons pour le prouver. Pour la détourner même de ce dessein, il lui offrit de la retirer en Bourgogne, dont Sa Majesté ne fit pas de cas : elle connoissoit trop la jalousie en laquelle ce personnage s’est nourri toute sa vie, et l’envie qu’il a de la gloire d’autrui, voire même de celle à laquelle il n’est pas capable d’aspirer, pour ajouter foi à ses avis. Il est bien vrai qu’elle appréhendoit l’humeur du duc d’Epernon ; mais elle étoit en un tel état, qu’elle savoit bien que tout autre lui seroit meilleur : elle savoit, en outre, très-bien qu’encore que le duc de Bellegarde fût capable de lui offrir retraite, il ne l’étoit pas de se résoudre à la lui donner, beaucoup moins de soutenir une telle action, quand même il la voudroit faire.

Comme rien ne la détourna du traité qu’elle avoit fait pour se retirer à Angoulême, rien ne put divertir aussi le duc d’Epernon de partir de Metz pour la venir servir en cette occasion. Il y étoit allé dès l’année précédente sur des mécontentemens imaginaires, mais en effet par la seule inquiétude de son naturel, qui ne peut supporter de voir personne au-dessus de lui, comme il témoigna assez, en ce que, peu auparavant son partement, rencontrant Luynes sur le degré du Louvre, il lui dit : Vous autres, messieurs, vous montez, et nous, nous descendons.

Il ne fut pas plutôt à Metz qu’il y fit des siennes, et se comporta si violemment envers la justice, que le président même fut contraint de s’en absenter. Le sieur Favier, maître des requêtes, fut envoyé pour remédier à ces désordres, et quant et quant porter au duc d’Epernon commandement de ne point sortir de Metz jusqu’à ce qu’il eût ordre exprès de Sa Majesté, qui prenoit le sujet des mouvemens de Bohême pour prétexte d’avoir besoin de sa présence sur cette frontière pour son service.

Ledit duc écrivit à Sa Majesté, et la supplia de trouver bon qu’il s’en allât chez lui, où la nécessité de ses affaires le rappeloit ; disant qu’il ne s’estimoit pas être si misérable ni si peu estimé de Sa Majesté, qu’elle voulût se servir de lui en son âge pour faire passer plus sûrement des paquets en Allemagne. D’abord on lui accorda sa demande, puis on la lui refusa, puis après il obtint, par l’entremise de quelqu’un de ses amis puissans à la cour, qu’on le lui accorderoit après un mois de délai.

Ce temps expiré, après avoir pourvu la citadelle de Metz de tout ce qui y étoit nécessaire, il y laissa le duc de La Valette en sa place, et en partit ayant fait tenir quelques jours auparavant les portes de la ville fermées, et semblablement aussi quelques jonrs après qu’il en fut sorti ; de sorte qu’on n’en eut point avis à la cour, que par la lettre qu’il en écrivit au Roi du pont de Vichy le 7 de février, ayant déjà traversé la Lorraine et la Bourgogne, passé la Loire entre Decize et Roanne, et la rivière d’Allier audit pont de Vichy.

Son partement de Metz étonna grandement les favoris, qui se rassurèrent aucunement quand ils surent qu’au lieu d’aller à Blois, comme ils le croyoient, il tira droit à Angoulême. Ce que le duc fit expressément pour leur ôter l’imagination de ce qu’il vouloit faire, et l’exécuter plus sûrement, ainsi qu’il fit, en ce que, comme il fut à l’entrée de l’Angoumois, il retourna droit à Loches pour y recevoir la Reine, que M. de Toulouse, maintenant cardinal de La Valette, et le sieur du Plessis, sergent de bataille, domestique et confident du duc d’Epernon, étoient allés querir à Blois pour la rendre à Loches au même temps que ledit duc y arriveroit.

Étant résolue à sa sortie, et considérant que, d’un côté, on avoit mis des forces à l’entour de Blois, qui servoient de rempart contre sa liberté ; que le comte de Cheverny, gouverneur du Blaisois, avoit promis de s’opposer à tous ses justes desseins ; que quelques-uns même de ses domestiques étoient gagnés à cet effet, elle se trouve contrainte de se servir de la nuit pour couvrir sa retraite, et de ne point rechercher d’autres portes que des fenêtres, d’autres degrés qu’une échelle. Elle descend donc de la hauteur de plus de six vingts pieds, et, passant seule avec une de ses femmes, le comte de Brennes, son premier écuyer, deux exempts de ses gardes, elle gagne un carrosse qui étoit au-delà du pont, avec lequel, accompagnée de huit personnes, elle se rendit à Montrichard, à six grandes lieues de là, où elle rencontra le cardinal de La Valette, lors archevêque de Toulouse, avec trente ou quarante gentilshommes qui l’accompagnèrent jusqu’à Loches, sur le chemin duquel elle fut reçue du duc d’Epernon, assisté de deux cents chevaux.

Le sieur de Luynes, après avoir reçu les lettres du duc d’Epernon, par lesquelles il sut son partement de Metz, ne tarda guère à recevoir celles que la Reine lui écrivit de Loches, par lesquelles il apprit la sortie de Sa Majesté hors de Blois ; ce qui lui fut une nouvelle qui tempéra bien la joie qu’il recevoit du mariage du prince de Piémont, qui avoit été accompli le 10 de février, avec madame Christine, et lequel il avoit traité sans en donner aucune part à la Reine-mère, espérant par cette alliance se fortifier contre elle.

La lettre que la Reine écrivit au Roi étoit datée de Loches du 23 de février, par laquelle elle lui représentait premièrement la nécessité qui l’avoit obligée à ce qu’elle avoit fait, laquelle elle disoit être la longue oppression de son honneur et de sa liberté, et la raisonnable appréhension de sa vie, mais plus que tout encore la mauvaise conduite de ses affaires, et le péril auquel se trouvoit son État, dont elle le vouloit informer, se mettant premièrement en lieu sûr afin d’en avoir plus de liberté, le péril étant si présent que le délai eût apporté de l’impossibilité aux remèdes, qui étoient encore lors sûrs et honorables. En quoi elle avoit choisi le duc d’Epernon pour l’assister, suivant ce que le feu Roi, sur ses derniers jours, lui avoit commandé de se confier entièrement en sa probité ès plus importantes affaires ; suppliant Sa Majesté de lui prescrire le moyen et la forme qu’il lui plaît qu’elle tienne pour l’informer des choses dont elle a à l’avertir ; ce qu’elle veut faire sans haine et sans ambition, protestant ne vouloir prendre aucune part au gouvernement, auquel elle a éprouvé trop de péril et de déplaisir, lorsqu’en son bas âge elle s’en est mêlée selon l’obligation qu’elle y avoit, et n’en désiroit aucune autre que la gloire de le bien voir gouverner son royaume par lui-même, et entendre un chacun, content de son règne, louer ses vertus en tel lieu qu’il voudra qu’elle achève ses jours.

Elle en écrivit une autre à peu près de pareil style au prince de Piémont.

Le duc de Luynes et ses adhérens surent par ces lettres la sortie de la Reine avec un grand étonnement, sur les divers avis que l’on leur avoit donnés de ce dont ils virent l’événement.

Ils avoient pris résolution, à ce que le duc de Chaulnes m’a dit plusieurs fois depuis, de mener le Roi à Blois, sous prétexte de visiter la Reine, pour en effet la mener honnêtement au château d’Amboise, où il étoit arrêté qu’elle demeureroit à l’avenir sous bonne et sûre garde, ou l’envoyer à Moulins s’ils n’eussent pu se garantir des jalousies que Loches et l’Angoumois leur donnoient, quelque soin qu’ils pussent avoir de sa personne.

La Reine ne fut pas sitôt sortie de Blois, que le conseil du Roi, étonné, ne songeât à tous les expédiens par lesquels ils pourroient se garantir de l’orage qu’ils prévoyoient devoir être beaucoup plus grand qu’il ne fut pas. Dès lors les favoris commencèrent à jeter feu et flamme contre Russelay, qu’ils estimèrent auteur de la négociation qui avoit produit la délivrance de la Reine, envoyèrent, sous le nom du Roi, par toutes les provinces commander aux gouverneurs et aux villes de se tenir sur leurs gardes, donnèrent force commissions pour lever des gens de guerre, et se résolurent de terminer cette affaire par la voie des armes.

Le Roi, cependant, pour découvrir les sentimens du duc de Bouillon, et l’obliger en quelque façon, lui écrivit pour lui demander son conseil en cette occurrence ; lequel, avec dextérité, lui manda d’assoupir ce mécontentement par remèdes doux et bénins, et ne troubler la paix de son royaume en un temps où elle étoit si bien établie et si chérie de ses sujets, sachant qu’il y en a beaucoup qui offrent leurs services pour avoir de quoi desservir ; qu’il vît paisiblement ce que la Reine a à lui remontrer pour le bien de son État ; qu’il seroit juge et de la sincérité et de l’importance de ses avis, et départiroit la récompense ou la punition selon qu’un chacun l’auroit mérité. Après avoir gardé la lettre de la Reine quinze jours entiers pour la tenir d’autant plus long-temps en suspens et en incertitude de la volonté du Roi, et bien concerté ce qui étoit à propos d’y répondre, le Roi lui manda, le 12 de mars, qu’il étoit sur le point de partir pour l’aller voir quand ses lettres lui arrivèrent ; qu’il châtieroit l’injure qui avoit été faite à Leurs Majestés en l’action de son enlèvement de Blois par ceux qui cherchent leur avantage dans la ruine des peuples et dans la diminution de son autorité ; qu’il voit bien que la lettre qu’elle lui a écrite lui a été dictée par le duc d’Epernon, et que ce qu’elle lui mande de l’opinion en laquelle l’avoit confirmée le feu Roi est tout contraire à ce qu’elle lui en avoit dit plusieurs fois, et qu’elle avoit souvent éprouvé elle-même ; au reste, que blâmer ceux qui sont auprès de lui c’est le blâmer lui-même, pour ce que les résolutions de son conseil partent de son jugement, après avoir ouï ceux-là mêmes qui conseilloient le feu Roi ; qu’aussi lui avoit-elle souvent mandé qu’elle louoit Dieu de la sage et heureuse conduite de son État, et qu’elle étoit même contente du traitement qu’elle recevoit ; que si, pour quelque occasion que ce fût, elle n’avoit point la demeure de Blois agréable, elle choisît quelque autre de ses maisons ou de celles de Sa Majesté qu’il lui plairoit, et que de là tous les avis qu’elle lui voudroit donner seroient bien reçus, mais non du lieu où elle étoit, qui lui étoit suspect. Le sieur de Béthune fut porteur de cette lettre, avec charge d’adoucir son esprit et essayer de la ramener à la volonté du Roi.

Le prince de Piémont lui écrivit le même jour, du même style, ajoutant que le duc son père et lui serviroient le Roi de toutes leurs forces, pour ranger à la raison les ennemis du repos de sa couronne, et redonner à Sa Majesté la liberté qu’on lui avoit ôtée en la retirant de Blois.

Auparavant que ces lettres lui fussent arrivées, elle écrivit le 10 de mars au Roi, se plaignant de l’incertitude en laquelle on la tenoit si long-temps de sa volonté, et protestant qu’elle feroit retentir ses plaintes par toute l’Europe ; qu’elle n’avoit commis aucune action qui pût être blâmée, n’y ayant loi au monde qui défende aux prisonniers de chercher leur liberté et d’assurer leur vie, et principalement encore n’ayant fait cette action que pour le bien de l’État, et pour faire entendre au Roi des choses qu’il étoit nécessaire qu’il sût : néanmoins, qu’elle voyoit de toutes parts des préparatifs de gens de guerre contre elle, et qu’elle étoit marrie de se voir réduite à la nécessité de la défense.

Cette lettre fut accompagnée de trois autres au chancelier, au garde des sceaux et au président Jeannin. Le Roi lui répondit le 16 que, comme il avoit mandé par sa précédente, elle n’étoit pas en lieu d’où elle lui pût écrire les vrais sentimens de son ame touchant le gouvernement de son État, qu’on ne peut accuser que le blâme n’en tombe principalement sur lui ; qu’on ne s’est pas contenté d’avoir tâché de lui imprimer une mauvaise créance de ses affaires, on s’efforce même de lui donner appréhension de ses armes, qu’il ne veut employer que pour maintenir son autorité et la tranquillité publique, et pour s’opposer aux desseins de ceux qui, sous le nom de la Reine, ont levé des gens de guerre, tant dedans que dehors le royaume ; qu’il saura toujours distinguer l’intérêt de la Reine d’avec le leur, n’ayant autre résolution que de l’aimer et l’honorer comme sa mère, et de les punir comme sujets rebelles et ennemis de son État ; que les services que ceux qui approchent de sa personne lui ont rendus et continuent de lui rendre, sont si signalés qu’ils l’obligent à les protéger avec raison et justice ; que si elle croit qu’il y ait quelque chose à désirer en son royaume, elle lui peut dire quand elle voudra ce qu’elle en croit en son ame, sans en faire éclater les plaintes en public, parce que cette voie n’a jamais été pratiquée que par ceux qui ont plus désiré de décrier le gouvernement que d’en procurer la réformation ; qu’il lui a écrit et fait dire par le sieur de Béthune qu’elle peut choisir telle qu’il lui plaira de ses maisons ou celles du Roi, pour y vivre avec une entière liberté.

M. le chancelier, le garde des sceaux et le président Jeannin accompagnèrent cette lettre des leurs tendantes à même fin, et lui conseillèrent de se remettre entre les mains de Sa Majesté, et qu’elle recevroit tout le bon traitement qu’elle pourroit désirer.

Pendant ces allées et venues, un des Bouthillier, simple ecclésiastique pour lors, qui est depuis mort évêque d’Aire, homme de cœur et d’esprit tout ensemble, dont l’adresse et la fidélité étoient égales, et le père Joseph, capucin, qui avoient beaucoup de déplaisir de mon exil et grande passion au rétablissement de mes affaires dans le service de la Reine, parlant avec Déageant de tous les maux qui étoient arrivés, firent en sorte que tous, d’un commun accord, estimèrent qu’un des meilleurs moyens que le Roi pourroit pratiquer, ce seroit de m’envoyer vers Sa Majesté pour adoucir son esprit, et la retirer des violences où ils craignoient que celui de Russelay et quelques autres ne la portassent.

Cet avis étant goûté du sieur de Luynes et de Sa Majesté, le sieur du Tremblay me fut dépêché avec ordre de Sadite Majesté d’aller trouver la Reine, sur l’assurance qu’elle prenoit qu’en la servant fidèlement je ne voudrois pas lui donner aucun conseil contre le bien public et son service particulier.

Aussitôt que j’eus reçu la dépêche de Sa Majesté, bien que le temps fût extraordinairement mauvais, que les neiges fussent grandes et le froid extrême, je partis en poste d’Avignon, pour obéir à ce qui m’étoit prescrit et à ce à quoi j’étois porté par mon inclination et mon devoir. Mais ma diligence fut bientôt interrompue, en ce qu’étant auprès de Vienne je trouvai dans un petit bois trente gardes du sieur d’Alincour, conduits par son capitaine des gardes, qui viennent à moi les armes basses, et me dirent avoir commandement de m’arrêter. Je priai ce capitaine de me faire voir le pouvoir qu’il en avoit, ce dont il se trouva dégarni. Il me répondit qu’il exécutoit les ordres du sieur d’Alincour, qui avoit ceux du Roi ; je lui dis que j’obéissois volontiers parce qu’ils avoient la force en main, et non par aucune connoissance que j’eusse qu’il eût juste pouvoir d’entreprendre ce que son maître lui avoit commandé.

Au même temps le sieur du Tremblay partit pour aller trouver le sieur d’Alincour, et lui justifier qu’il étoit venu par l’ordre de Sa Majesté pour me querir, voir ceux qu’il disoit avoir reçus de la cour pour m’arrêter, et voir ceux qui étoient les plus récens. Il se trouva en effet que le sieur d’Alincour n’en avoit aucun, mais que son fils lui avoit mandé, au premier instant que la nouvelle de la sortie de la Reine arriva à Paris, que le sieur de Luynes, étant auprès du Roi, lui avoit dit : « Si votre père pouvoit arrêter l’évêque de Luçon il nous feroit grand plaisir. » Et sur cette parole il avoit envoyé dans Avignon des espions pour savoir quand j’en partirois, et faire une entreprise qui n’étoit fort pas difficile, puisqu’il n’étoit question que d’arrêter un homme qui venoit seul en poste.

Aussitôt que ledit sieur d’Alincour eut vu les ordres du Roi que ledit sieur du Tremblay m’avoit apportés, il changea ses rigueurs en civilités, et fut bien fâché de s’être trop hâté en cette occasion, où sa passion avoit bien plus paru que son obéissance, puisqu’il n’avoit point d’ordre. Il m’envoya un carrosse qui me rencontra à trois lieues de Lyon, écrivant à son capitaine des gardes, qui fut bien honteux de la façon avec laquelle il m’avoit traité dans Vienne, faisant voir à tout le monde, et la mauvaise volonté de son maître et sa malice et son peu d’esprit tout ensemble, en ce que, non content de m’avoir fait entrer dans Vienne comme un criminel, avec autant d’apparat qu’il le devoit éviter s’il eût été habile homme, je vis, sur les dix heures du soir, étant à l’hôtellerie prêt à me coucher, l’effet d’une partie qu’il avoit dressée en passant lorsqu’il me vint arrêter.

Vingt ou trente hommes apostés vinrent devant ma porte, où ils mirent l’épée à la main, et firent semblant de se battre contre le gardes dudit sieur d’Alincour ; le chamaillis des épées étoit si grand, et le nombre des coups de carabine que tirèrent lesdits gardes tel, que je croyois qu’il y en eût vingt ou trente morts sur la place. Je fis appeler le capitaine, et le priai de me dire ce que c’étoit ; à quoi d’abord il me répondit que je le devois mieux savoir que lui-même, et que c’étoient des gens qui me vouloient sauver. Je lui dis qu’il en auroit bien aisément connoissance, puisque dans une ville obéissante au Roi, comme étoit celle où j’étois, il ne se pouvoit que tous ceux qui restoient d’un si grand combat ne fussent pris ; que je le priois d’envoyer promptement querir les chefs de la justice pour informer d’une telle action, en laquelle moi-même je me rendois partie. Il me dit qu’il n’étoit point besoin de faire cette information, qu’il lui suffisoit de connoître le dessein qu’on avoit eu et l’avoir empêché. Je le priai alors qu’au moins, en sa présence, je pusse parler aux blessés, afin que tous deux ensemble nous découvrissions l’origine de cette affaire : il me répondit qu’il n’y avoit personne de blessé, parce que ses compagnons avoient eu cette discrétion qu’ils avoient tiré haut pour faire peur seulement. Je répliquai : « Et tant de coups d’épée que nous avons entendus, ont-ils été sans effet ? » Il me dit que, par la grâce de Dieu, il n’y avoit personne de blessé. Je confesse que l’état auquel j’étois alors ne me put empêcher de lui dire : « Je pensois, lorsque vous m’avez arrêté sans pouvoir, que vous fissiez votre charge avec ignorance, mais je reconnois maintenant qu’il y a bien autant de malice pour le moins. »

La nuit se passa, et le lendemain cet honnête homme fut bien étonné quand il vit que son maître s’étoit mécompté. Lors, au lieu de recevoir de moi des paroles qui lui pussent déplaire, je lui parlai avec toute la civilité qu’il me fut possible, et ne pensai qu’à me tirer de ses mains et de celles de son maître.

Le sieur d’Alincour me fit force excuses que je reçus en paiement, et aussitôt que j’eus dîné avec lui, je partis pour continuer mon voyage en poste comme j’avois commencé. J’allai jusqu’à Limoges avec toute liberté ; mais le sieur de Schomberg y arrivant le même jour que j’y passai, j’eusse été au hasard d’un pareil accident, si l’appréhension que j’en eus ne m’eût fait changer mon chemin : ce qui fut si à propos, que ledit sieur de Schomberg m’a dit plusieurs fois depuis qu’il m’avoit fait courre toute la nuit, pensant que je fusse M. de Toulouse.

J’arrivai le lendemain à Angoulême, le mercredi de la Semaine-Sainte. Comme je pensois être arrivé à bon port, c’est là où je trouvai plus de tempête ; le duc d’Epernon, Russelay, Chanteloube et plusieurs autres, peu unis, s’accordèrent tous en ce point de s’opposer à moi. Je ne trouvai quasi personne en la maison qui m’osât regarder de bon œil, que madame de Guercheville.

D’abord je trouvai la Reine en conseil, où, bien qu’elle sût que je fusse en sa chambre, elle étoit tellement obsédée des esprits qui étoient lors auprès d’elle, qu’elle n’osa me faire entrer. Ces messieurs enfin avertirent la Reine de mon arrivée, qu’elle savoit mieux qu’eux, lui donnèrent avis que j’étois venu par l’ordre du Roi, sur des lettres du sieur de Luynes ; ce qu’elle n’ignoroit pas aussi, vu que le sieur Bouthillier étoit parti de Paris pour la venir trouver, au même temps que les ordres du Roi me furent envoyés par le sieur du Tremblay, pour lui rendre compte de tout ce qui s’étoit passé. Ils tâchèrent de découvrir en quel état j’étois en l’esprit de Sa Majesté, mais sans effet, sachant parfaitement dissimuler quand elle croit qu’il y va de son service.

La retenue avec laquelle elle agissoit sur mon sujet, leur faisant croire que je n’avois pas grande part en sa bienveillance, leur donna l’audace de lui dire qu’elle devoit se garder de moi ; ce qu’elle écouta sans les croire. Ils ajoutèrent qu’il seroit très-dangereux que j’entrasse dans son conseil présentement, parce que, s’il s’y faisoit quelque accommodement, ceux de la cour croiroient que j’en serois auteur.

À cette proposition Sa Majesté témoigna de la répugnance, jusqu’à ce que, m’ayant fait l’honneur de me dire tout ce qui s’étoit passé, je la suppliai de leur dire le lendemain qu’en me demandant la façon avec laquelle je désirois la servir, je lui avois témoigné que je n’avois autre volonté que les siennes ; mais si elle me permettoit de lui dire mes pensées, je ne devois point me mêler des affaires qui étoient lors sur le tapis, parce qu’il étoit raisonnable que ceux qui les avoient commencées les missent en leur perfection.

Aussitôt que cette cabale entendit cette réponse, jamais gens ne furent si étonnés. Après avoir tenu conseil entre eux, ils dirent à la Reine qu’il paroissoit bien que j’avois mauvaise opinion de ses affaires, puisque je n’avois pas désir d’entrer dans leurs conseils. Sa Majesté repartit qu’ils se trompoient, que je ferois volontiers ce qu’elle désireroit, mais qu’elle avoit connu que je ne voulois donner ombrage à personne. Lors ils supplièrent la Reine de me donner le lendemain entrée en son conseil, et me commander de dire mon avis sur les affaires ; ils estimoient que la crainte de la cour m’empêcheroit de parler hardiment à l’avantage de la Reine, et qu’ainsi ils me décréditeroient auprès d’elle.

La Reine m’ayant fait l’honneur de m’avertir du changement de leur désir, je résolus avec elle de suivre le lendemain leur intention. Je parle ainsi, parce que comme alors j’avois l’honneur de servir la Reine en ses affaires, elle prenoit telle part en mes intérêts qu’elle trouvoit bon de m’y donner conseil.

Le lendemain, l’heure du conseil étant venue, j’y entrai comme les autres, et, pour montrer ma modestie, je faisois état d’y parler fort peu. Enfin ces messieurs faisant trop connoître l’extrême désir qu’ils avoient de savoir mes sentimens sur les affaires qui étoient sur le bureau, je pris la parole, — et leur dis qu’ils ne devoient point trouver étrange si j’opinois mal en l’affaire présente, parce que je ne savois ni les particularités de ce qui s’étoit passé, ni quelles intelligences Sa Majesté avoit au dedans et au dehors du royaume, mais que je leur ferois voir ingénument ma franchise en leur disant que je pensois avoir assez de connoissance pour leur dire que, pour bien faire aller les affaires de Sa Majesté, je voudrois faire tout le contraire de ce qu’ils avoient fait jusqu’alors ; que j’avois vu diverses lettres que la Reine avoit écrites à la cour, fort piquantes et fort aigres, que je voyois autour d’elle fort peu de gens de guerre pour la défendre, et apprenois qu’on n’avoit pas fait grands préparatifs pour en avoir davantage ; qu’à mon avis il falloit écrire civilement sans bassesse pour adoucir les esprits de la cour, et s’armer puissamment pour se mettre en état de se garantir de quelque mauvaise humeur qu’ils pussent prendre.

Cet avis, qu’ils ne pouvoient condamner avec raison, leur ôta tout moyen de me contredire, mais non pas la volonté de me mal faire. Deux jours après, le duc d’Epernon vint trouver la Reine pour lui dire que Russelay, ayant su que Sa Majesté m’avoit donné ses sceaux (ce qui n’étoit pas vrai, bien qu’elle me les eût destinés dès Blois), étoit résolu de la quitter si elle continuoit en cette volonté. La Reine lui répondit que cette pensée qu’elle avoit eue n’étoit point nouvelle, puisqu’elle avoit pris cette résolution dès Blois, à laquelle Russelay n’avoit aucun intérêt, parce qu’aussi bien ne vouloit-elle pas les lui donner. Sachant ce qui s’étoit passé en ce sujet, je suppliai la Reine de ne découvrir pas encore tant la bonne volonté qu’il lui plaisoit avoir pour moi, et dire à ces messieurs qu’ayant su ce qui s’étoit passé sur le sujet des sceaux, je l’avois suppliée de n’en disposer point en ma faveur.

Aussitôt qu’ils surent cette réponse ils crurent que j’avois quelque appréhension, et le duc d’Epernon, par personnes interposées, me fit dire que je serois bien mieux en mon évêché que de demeurer auprès de la Reine, pour m’y attirer tant d’ennemis comme je faisois.

Je répondis à celui qui me faisoit ce discours, avec autant de civilité comme en apparence il en avoit assaisonné le sien, que je croyois que, en quelque lieu que seroit la Reine, elle seroit la maîtresse ; qu’il étoit important au duc d’Epernon de le faire voir ; que j’étois venu la trouver à Angoulême sans y désirer autre aveu que le sien, que je prétendois y demeurer de la sorte, si elle l’avoit l’agréable, sans vouloir contraindre ceux qui ne me voudroient pas aimer à forcer leur humeur ; que j’estimois pouvoir n’être pas inutile à ceux qui me départiroient leur bienveillance.

Deux jours se passent sans que j’entendisse aucune nouvelle des nouveaux complots qui se faisoient ; mais le troisième ne s’écoula pas sans que la Reine reçût une nouvelle proposition de m’exclure de son conseil. Elle s’en défendit fortement, témoignant trouver d’autant plus mauvais cette ouverture, que je n’y étois entré qu’à leur prière ; mais j’estimai qu’il falloit encore suivre le nouveau changement de leur humeur, à quoi Sa Majesté condescendit enfin, quoique avec grande peine.

Pendant ces divisions de cabinet, le comte de Schomberg, qui étoit arrivé, comme j’ai dit ci-dessus, à Limoges, se préparoit puissamment, assemblant tout ce qu’il pouvoit de gens de guerre pour aller attaquer Uzerche, où le duc d’Epernon avoit mis garnison. Il estimoit lui-même que ce poste étoit si nécessaire à Angoulême qu’il le falloit conserver assurément. Il conseilla à la Reine d’écrire au Roi, ce qu’elle fit, pour le supplier de ne point faire attaquer cette place, qui lui étoit nécessaire pour sa sûreté, jusqu’à ce qu’elle lui eût pu faire entendre les choses qu’elle avoit à lui représenter, ainsi qu’elle lui avoit mandé auparavant.

Le Breuil, capitaine du régiment de Piémont, homme de grand cœur et de fidélité égale, étoit dans l’abbaye qui tient lieu de château, avec trente ou quarante hommes seulement. Plusieurs s’offrirent à se jeter dans la ville. Chambret, entre autres, huguenot assez connu par les bonnes actions qu’il avoit faites du temps du feu Roi, homme déterminé, et qui savoit le métier de la guerre parfaitement, demande cinq cents hommes de pied et cent chevaux, pour se jeter dans cette place et la garder contre de bien plus grands efforts que ceux du comte de Schomberg.

Le duc d’Epernon, aussi jaloux qu’irrésolu en ce qu’il vouloit faire, ne put se résoudre ni à laisser faire cette action à autrui, ni aussi à y aller lui-même assez à temps pour faire l’effet qui étoit désiré. Il différa tant, que le jour qu’il partit avec cinq cents chevaux et deux mille hommes de pied, en résolution de combattre le comte de Schomberg, le même jour ledit comte étoit arrivé à Uzerche, avoit emporté la ville par l’intelligence des habitans, et l’abbaye par la hardiesse d’un curé voisin qui lui donna l’invention de l’écheler par un côté par où ledit curé passa lui-même, et faire jouer une mine par un autre, qui fit ouverture dans une cave par laquelle trois hommes de front entroient dans la cour.

Le Breuil fit merveille en cette occasion, et se défendit jusqu’à ce point que, tous les ennemis étant dans la place, il se retira dans une petite voûte avec onze de ses compagnons, où, sans autres armes que des piques et leurs épées, ils firent leur capitulation, la vie sauve, le onzième jour d’avril.

Par ce moyen le duc d’Epernon, s’approchant d’Uzerche, n’eut autre conseil à prendre que de s’en revenir, et ramener Le Breuil avec autant d’honneur comme il avoit de déplaisir d’avoir manqué son entreprise.

En même temps on reçut la nouvelle de la réduction de la haute ville de Boulogne en l’obéissance du Roi, ceux de la basse ville ayant contraint le lieutenant de M. d’Epernon et les gens de guerre qui y étoient de se retirer, dont ils firent encore écrire à la Reine le onzième d’avril pour se plaindre de ce que, pendant que M. de Béthune lui donnoit de bonnes paroles, on procédoit par voie de fait contre les villes qu’elle tenoit.

Le Roi répondit à l’une et à l’autre de ses lettres le 23 d’avril, lui mandant qu’il reconnoissoit bien que ce qu’elle écrivoit n’étoit pas d’elle, à la sincerité et vérité qu’il savoit bien être en elle, et qui n’étoient pas dans ses lettres, attendu qu’elles étoient pleines d’assurances de son affection au bien de son État et conservation de son autorité, et qu’elle vouloit être la première à recevoir et observer ses volontés, et néanmoins on avoit, sous son nom, dès long-temps auparavant son partement de Blois, commencé et on continuoit encore à faire soulever tout ce que l’on pouvoit contre lui, tant dedans que dehors le royaume, y ayant non-seulement armé et levé force gens de guerre, mais mis la main sur ses finances, imposé sur ses sujets, fait entreprises sur ses places pour courir sus au comte de Schomberg, son lieutenant général en Limosin ; que la ville d’Uzerche n’appartenoit point au duc d’Epernon, qu’il s’en étoit emparé sur l’Église et les habitans, contre son autorité et la justice.

Pour le regard de la ville de Boulogne, que les habitans, voyant qu’il y appeloit nombre de gens de guerre, s’y étoient justement opposés, et que ces places ni aucune autre n’avoient été destinées pour sa sûreté, n’en ayant point besoin dans son État où elle seroit toujours assurée ; qu’au reste il étoit prêt d’entendre les avis qu’elle lui vouloit donner, que le sieur de Béthune étoit tout exprès auprès d’elle pour les recevoir et les lui mander, mais qu’il n’en avoit pu tirer un seul mot, quelque soin qu’il y eût apporté, ce qui lui étoit une assez évidente preuve du mauvais dessein de ceux qui lui dictoient les lettres qu’elle lui envoyoit.

Cependant la Reine est avertie d’une entreprise sur la citadelle d’Angoulême, où le sieur Danton qui y commandoit avoit ouvert les oreilles à quelque pourparler de la part du comte de La Rochefoucauld, sans toutefois avoir dessein de rien exécuter.

On évente encore une conspiration formée par le comte de Schomberg, qui gagna le poudrier d’Angoulême pour faire sauter les poudres de la citadelle d’Angoulême, ce qui lui étoil fort aisé, parce qu’il entroit quand il vouloit dans les magasins pour voir si les poudres étoient en bon élat : ce qui ne se pouvoit exécuter sans la perte de sa personne, pour la proximité du lieu de sa demeure.

La Reine se plaint de ce procédé, demande, mais en vain, avec quelle justice, lorsqu’on traite ouvertement d’accord avec elle, on agit par force à couvert, contre la foi des paroles qui lui sont données.

D’autre part, le duc d’Epernon n’avoit pas été plutôt de retour d’Uzerche à Angoulême qu’il apprit que, du côté de la Guienne, le duc de Mayenne étoit arrivé à Châteauneuf, gros bourg à trois lieues d’Angoulême, qu’au commencement ledit duc avoit fait dessein de défendre.

Ainsi le traité de la Reine n’étant point fait avec le Roi, chacun commençoit à connoître que les affaires de la Reine étoient fort mal conduites. Russelay parloit ouvertement contre le duc, ce qui émut tellement de nouveau la bile dudit duc, qu’ils vinrent à telle extrémité que Russelay un jour, mettant la main sur le côté, lui présenta le coude comme il entroit dans le cabinet de la Reine. Je ne croirois pas cette insolence si le duc ne me l’avoit dit, n’y ayant personne qui pût entreprendre une telle effronterie sans être fou ou se vouloir perdre en même temps, vu que le duc étoit dans son gouvernement, avoit la plus grande partie des forces qui étoient à sa dévotion, et que toute sa vie étoit une preuve bien authentique qu’il n’étoit pas bien endurant.

Cependant cet étranger étoit si présomptueux, qu’il se fondoit en ce que la principale noblesse qui accompagnoit la Reine pour l’amour d’elle étoit de son parti, et en ce que le marquis de Mosny, son ami intime, commandoit le régiment de la Reine, dont quelques compagnies étoient dans la ville. Il est vrai, soit qu’il fît cette action ou non, qu’il tenoit des discours fort offensans contre le duc d’Epernon.

Cette division, et la connoissance que chacun avoit que les affaires de la Reine alloient fort mal, firent que le duc d’Epernon proposa de nouveau à la Reine de me rappeler dans ses conseils, et prendre confiance en moi en ses affaires, disant que, quand on verroit qu’un homme qui avoit réputation en prendroit le soin au lieu de Russelay, homme peu avisé, qui les avoit conduites jusqu’alors, on croiroit qu’elles changeroient de face.

Lors M. le cardinal de La Rochefoucauld, qui étoit arrivé quelques jours auparavant à Angoulême pour voir s’il pourroit conclure l’accommodement que le sieur de Béthune avoit commencé auparavant, trouva plus de facilité en cette affaire qu’il n’avoit fait jusqu’alors ; ce qui fit qu’en trois jours on conclut le traité pour lequel le sieur de Bérule avoit fait divers voyages en poste sur les difficultés qui se présentoient de part et d’autre.

La substance de ce traité consistoit premièrement en l’oubli de tout le passé, à la sûreté que le Roi donnoit et pour les personnes et pour les charges de ceux qui avoient servi la Reine, en 50 000 écus de récompense qui furent accordés au duc d’Epernon pour Boulogne, en l’échange du gouvernement de Normandie que la Reine avoit en celui d’Anjou, château d’Angers, le Pont-de-Cé et Chinon, et en 600 000 écus qui furent accordés à Sa Majesté pour les frais qu’elle avoit faits en cette occasion.

Ce traité fut conclu le dernier d’avril ; le Roi le reçut à Saint-Germain-en-Laye le 2 de mai, et cinq jours après partit pour aller en Touraine, afin d’être plus proche d’Angoulême et faciliter l’exécution de ce qui avoit été promis.

Le gouvernement de Normandie, qu’avoit la Reine, fut absolument désiré, parce que le sieur de Luynes avoit dessein de le faire donner au duc de Guise pour celui de Provence ; mais, ne le pouvant, il tâcha de l’échanger pour celui de Bretagne, dont ne pouvant encore venir à bout, enfin il en eut la Picardie, où il avoit déjà quantité de places : et ce grand établissement ne semblera étrange, quand on saura qu’en même temps il offrit de tirer plus d’un million et demi de livres des coffres du Roi, pour avoir certaines places de telle considération qu’on les peut dire les portes de la France à tous les étrangers.

Jamais accord ne fut conclu plus à propos, car Annibal étoit aux portes, puisque les troupes du Roi étoient déjà proche d’elle, et que s’il eût passé outre la Reine eût été contrainte, pour éviter de s’enfermer dans une ville dont on devoit prévoir le siége, de se retirer à Xaintes, ou pour y demeurer, ou au moins pour passer de là en Brouage ; ce qui eût causé sa perte indubitable, ayant su depuis certainement qu’un avis qui dès lors lui fut donné de l’infidélité du gouverneur de Xaintes étoit très-véritable : il y avoit si peu d’apparence de le croire, vu que ledit gouverneur avoit été nourri du duc d’Epernon, qu’il étoit neveu du sieur du Plessis son confident, que par sa seule faveur il avoit trouvé un mariage très-avantageux ; qu’il n’étoit dans cette place, au respect du duc d’Epernon, que comme une créature pour son maître ; que quelque avis qu’on eût pu avoir on n’eût pas évité ce piége, lequel cependant étoit si certain, que le sieur de Béthune avoit les ordres nécessaires pour lui faire exécuter la promesse qu’il avoit faite d’arrêter la Reine et le duc d’Epernon s’ils alloient à Xaintes, moyennant ce dont on étoit convenu avec lui pour son intérêt, et que les adhérens du sieur de Luynes, qui avoient machiné ce complot, ne me l’ont pas nié depuis.

Pendant cette négociation, Russelay traversoit, en ce qu’il lui étoit possible, le traité qui se faisoit ; mais, comme il étoit sans crédit, ses efforts étoient vains. Il fit diverses propositions à la Reine, fort extravagantes, et qui n’avoient autre fin que sa vengeance et sa passion. Un jour, après lui avoir fort exagéré ses services et exigé d’elle plusieurs sermens de secret, il lui dit qu’il savoit un moyen fort avantageux de la tirer du mauvais état où elle étôit ; ensuite il lui représenta qu’elle n’étoit pas trop contente du duc d’Epernon, et que la haine que le Roi et les favoris lui portoient étoit telle, que si elle vouloit leur donner lieu de se venger de lui, il n’y a rien qu’ils ne fissent en sa faveur ; qu’il lui seroit déshonorable de le faire en sorte qu’on pût apercevoir qu’elle contribuât à son malheur, mais qu’il lui donneroit un expédient où les plus clairvoyans ne verroient goutte, et où elle trouveroit son compte.

Cet expédient étoit que la Reine fit semblant de vouloit aller voir faire la montre, à une lieue d’Angoulême, au régiment de ses gardes qui étoit commandé par le marquis de Mosny. Là se trouveroient trois ou quatre compagnies de chevau-légers, qui étoient assurées à Russelay, pour être vues de la Reine, qui, au même temps, prieroit le duc d’Epernon de ne point trouver mauvais si elle se retiroit d’Angoulême pour s’en aller à Brouage, où le sieur de Saint-Luc la devoit retirer ; qu’incontinent après la retraite de la Reine, le Roi s’avanceroit avec ses forces, et déposséderoit sans difficulté le duc d’Epernon d’Angoulême et de Xaintes, et traiteroit d’autant mieux la Reine, qu’il sauroit qu’elle auroit favorisé le châtiment d’une personne qui avoit desservi Sa Majesté.

Cette proposition sembla non-seulement si extravagante, mais si méchante à la Reine, qu’elle la rejeta de son propre mouvement : ce en quoi je la fortifiai autant qu’il me fut possible après qu’elle m’eut fait l’honneur de me la communiquer, lui faisant voir que toute la malice d’enfer n’eût su lui en suggérer une plus propre de la perdre en toutes façons. Cet esprit désespéré, se voyant débouté de ses prétentions, corrigea sa proposition, suppliant seulement la Reine de se tirer des mains du duc d’Epernon, avec son consentement, pour se mettre à Brouage. La Reine prit temps de penser à cette ouverture, laquelle on lui fit voir très-mauvaise ; premièrement, pour ce que Brouage étoit lors en si mauvais état que la place n’eût su soutenir quinze jours l’effort de la puissance du Roi ; secondement, pour ce que la fidélité du sieur de Saint-Luc lui étoit fort peu assurée, Comminges étant déjà venu en divers voyages de Paris vers lui pour le regagner pour la faveur ; ce qui fit telle impression dans son esprit, que peu de temps après il fit son accord sans la Reine, moyennant écus et quelques autres conditions, qui, à mon avis, n’eussent produit autre effet que de lui faire éviter de recevoir la Reine en sa place, mais non pas la tromper au cas qu’elle y eût été ; troisièmement, parce que si la Reine entendoit à ce conseil, quoiqu’elle ne fût pas d’accord avec les favoris de la perte du duc d’Epernon, ainsi que Russelay la désiroit par sa première proposition, elle s’ensuivroit indubitablement, étant certain que sa personne et le respect de la Reine ne seroient pas plutôt séparés d’Angoulême, que la ville ne fût en proie et prise dans quinze jours ; enfin, parce que si elle étoit pressée dans Brouage, il ne lui resteroit plus que de se mettre à la merci des vents dans quelque méchante barque, n’ayant point de vaisseau de considération. Sa Majesté goûta tout-à-fait ces raisons, et, représentant à Russelay la dernière ci-dessus exprimée, il fut si impudent que de dire que Rome lui resteroit pour retraite, et qu’il se tiendroit fort heureux de la loger dans le palais qu’il y avoit.

Ces extravagances, qui faisoient de plus en plus connoître et la folie de cet esprit et sa malice tout ensemble, furent suivies d’une autre non moins impertinente. Il proposa à la Reine d’épouser le roi d’Angleterre ; qu’il feroit la négociation de ce mariage pendant qu’elle seroit à Brouage ; que de là on pourroit faire venir des vaisseaux propres à la faire passer sans péril le trajet qu’il falloit faire ; qu’il savoit bien qu’il y avoit quelque chose à dire pour la religion ; mais qu’en matière si importante il ne falloit pas regarder de si près, vu principalement qu’elle ne seroit pas forcée en sa créance, et auroit la liberté de la religion catholique en son particulier.

Par cette dernière proposition la Reine se trouve si importunée des impertinences de cet homme, que lui étant insupportable elle résolut de le chasser, ce dont je la détournai, non sans peine. Je lui représentai qu’elle savoit bien que je n’aimois pas Russelay, que je connoissois son extravagance, et le préjudice qu’elle pouvoit recevoir de l’avoir auprès d’elle, qu’il n’étoit pas question de savoir s’il l’en falloit ôter, mais seulement des moyens qu’il falloit tenir pour parvenir à cette fin.

Que si elle le chassoit, beaucoup blâmeroient Sa Majesté, et l’accuseroient d’ingratitude, parce qu’au lieu qu’il l’avoit desservie les apparences feroient croire qu’il lui avoit rendu des services fort signalés ; que cet homme étoit en des termes où il ne pouvoit demeurer ; qu’il étoit si immodéré qu’il ne demeureroit jamais auprès d’elle s’il ne croyoit y avoir la principale confiance, et que partant, si la Reine continuoit à lui témoigner qu’elle se méfioit de lui, indubitablement il s’en iroit de lui-même ; auquel cas mon avis étoit qu’il lui falloit faire un pont d’or, lui donnant récompense de ses services prétendus, afin que Sa Majesté eût autant les apparences d’un bon procédé de son côté comme elle en avoit l’effet.

Le duc d’Epernon étoit fort contraire à cet avis, qui disoit souvent à la Reine qu’il ne falloit point nourrir un serpent dans son sein, et qu’il n’y avoit rien tel que de s’en défaire le plus promptement qu’on pourroit. Au même temps il s’anime jusqu’à ce point qu’il veut battre Russelay. Je l’en détournai autant qu’il me fut possible ; mais enfin les langages que Russelay tenoit de lui étoient si insolens, qu’un jour il m’envoya M. de Toulouse pour me dire qu’il ne demandoit plus que j’approuvasse l’action qu’il vouloit faire contre Russelay, mais seulement qu’après qu’elle seroit faite j’adoucisse la Reine, et portasse son esprit à ne le condamner pas.

Je représentai audit sieur de Toulouse que si le duc d’Epernon commettoit cette violence il étoit perdu ; que les favoris, qui le haïssoient au dernier point, ne demandoient pas mieux que de prendre ce prétexte de le maltraiter, faisant croire au monde que les intérêts de la Reine les y porteroient autant que ceux du Roi ; qu’ils publieroient qu’elle ne seroit pas libre entre ses mains, et le prouveroient en l’imagination de ceux qui ne sauroient pas l’état auquel Russelay étoit auprès d’elle, par la violence dont il auroit usé en son endroit contre son gré ; qu’ils refuseroient peut-être, sur ce sujet, d’achever le traité qui étoit commencé, ou au moins de l’y comprendre ; qu’il acquerroit la réputation d’être incompatible, avec d’autant plus de facilité que déjà beaucoup croyoient sa société un peu épineuse ; qu’ainsi il perdroit les affaires de la Reine et les siennes tout ensemble, sans autre fruit que de précipiter la sortie de Russelay, qui arriveroit indubitablement dans peu de jours.

Ces raisons furent si bien représentées au duc par le sieur archevêque de Toulouse son fils, qu’il y déféra par son avis et celui du sieur du Plessis, en qui il n’avoit pas peu de confiance. Cependant Russelay continuoit toujours à parler, non-seulement mal à propos dudit duc, mais de la Reine. Il veut pratiquer une de ses femmes plus confidentes contre son service, et lui offre 30 000 livres pour être averti par elle de toutes les paroles et actions de la Reine qu’elle jugeroit dignes de remarque. Il l’accuse d’ingratitude en son endroit, représente que sans lui elle seroit encore à Blois ; que le duc de Bouillon, le cardinal de Guise, le prince de Joinville, n’étoient ses serviteurs qu’en sa considération. Il se laisse aller jusqu’à cet excès d’insolence, parlant à Chanteloube, que de lui dire qu’autrefois le domaine de Toscane, possédé par ceux de la maison de la Reine, étoit à ses prédécesseurs.

Chauteloube fait ce rapport à la Reine ; les mécontentemens croissent de toutes parts enfin Russelay étant assuré d’être bien reçu à la cour, par les négociations qu’il y avoit fait faire, un jour, comme j’étois à une lieue d’Angoulême, on me vint dire que Russelay avoit demandé son congé, et que la Reine le lui avoit accordé. Je vins aussitôt à Angoulême, et n’y fus pas plutôt arrivé, que je trouvai Sardini en mon logis, qui me vint proposer de raccommoder Russelay avec la Reine, par le moyen de quoi je l’acquerrois ami pour jamais, au lieu que jusqu’à présent il avoit été mon ennemi. Je lui répondis que je tiendrois à faveur de le servir, mais non pas aux dépens de mon maître ; que, pour son amitié, j’avois bien connu que je n’étois pas assez heureux pour la pouvoir avoir à conditions raisonnables, et que je n’étois pas aussi assez fou pour la vouloir acheter à un prix injuste, comme celui de la perte des bonnes grâces de la Reine ; mais que je m’emploierois auprès d’elle pour qu’elle le traitât en sorte que chacun reconnût qu’il auroit sujet de se louer d’elle.

Et de fait, je m’en allai de ce pas proposer à la Reine de lui donner 100 000 liv. pour reconnoissance de ce qu’il pensoit avoir contribué à son service : ce que Sa Majesté trouva bon, et lui envoya le sieur de Sardini pour l’assurer qu’à Paris il les toucheroit. Russelay se trouva si surpris de cette libéralité, qu’il n’attendoit pas, que sur-le-champ il ne put se résoudre ni à l’accepter, ni à la refuser ; mais il pria Sardini, et quelques autres qui lui en parlèrent, qu’il lui fût libre de faire l’un ou l’autre quand il seroit à Paris.

Incontinent que sa réponse fut sue, nous jugeâmes bien qu’il en usoit ainsi pour ne rien faire que ce qui lui seroit conseillé en ce sujet par le sieur de Luynes, vers lequel il appréhendoit que cette gratification de la Reine ne lui pût nuire. Ainsi Russelay se sépara de la Reine, et, au lieu de se retirer chez lui, ce qu’il devoit faire s’il eût eu de l’honneur, il se retira à la cour, comme s’il eût voulu justifier à tout le monde l’intelligence qu’il avoit eue de tout temps avec Luynes, qui lors étoit ennemi de la Reine.

Sa retraite, qui avoit été précédée du marquis de Mosny, qui, quinze jours auparavant, s’étoit retiré par complot fait avec lui, sous prétexte du refus que la Reine lui fit du gouvernement d’Angers, fut suivie de quelques autres personnes de peu de considération.

Jamais esprit n’eut tant de divers desseins, tous mal fondés, dans la tête, que ce pauvre homme témoigna en cette occasion. Il exerça la charge de secrétaire de la Reine, il eut dessein d’être son chancelier ; depuis, convertissant sa plume en une épée, il voulut être son chevalier d’honneur, ce qui l’exposa à la risée de tous ceux qui en eurent connoissance. Il n’oublia rien de ce qu’il put pour faire que la ville et gouvernement d’Angers tombassent entre les mains du marquis de Mosny, qui étoit un corps dont il étoit l’ame, afin que, la Reine y faisant son séjour, il eût les principales forces du lieu de sa demeure pour s’autoriser davantage en sa maison, et disposer de la conduite de cette princesse, en sorte qu’en lui faisant faire tout ce que désireroient les favoris, il pût recevoir d’eux ce qu’il désireroit de leur puissance.

La Reine connut trop clairement son dessein pour le pouvoir souffrir davantage : et en effet, s’il n’eût pris son congé comme il fit, on n’eût pu l’empêcher en aucune façon de la divertir davantage de le lui donner.

Comme Russelay emmena quelques-uns de ceux qui étoient de sa cabale, pour nuire à la Reine en lui soustrayant des serviteurs, il en laissa d’autres à Angoulême pour la même fin, pour nuire à Sa Majesté, comme serpens dans son sein. Entre autres, la confiance qu’il avoit en la dame de Montandre, et à un certain abbé de Moreilles, qui, dans la confusion des occasions passées, s’étoit donné à la Reine sans qu’on le reçût, lui donna lieu d’établir entre eux une correspondance pour découvrir tout ce qu’ils pourroient, et lui faire savoir soigneusement ; ce qu’ils firent, mais non pas long-temps sans être découverts par la surprise de quelques lettres de cet abbé, si détestables, qu’outre qu’elles étoient pleines de médisances de la Reine, elles contenoient des paroles qui violoient au moins le respect dû aux sacremens, si elles ne contenoient un manifeste abus de celui de la confession, vu que ce personnage étoit si effronté, qu’il lui écrivoit qu’il ne pouvoit qu’il ne lui donnât beaucoup de nouvelles, puisqu’il confessoit la plupart des femmes de la Reine.

Le marquis de Thémines, capitaine des gardes de la Reine, imbu des humeurs et des impressions de Russelay, ne vit pas plutôt le marquis de Mosny, qui s’en étoit allé, hors de la prétention du gouvernement d’Angers, qu’il ne se le mît en tête. Ce qui fit que la Reine ayant donné ledit gouvernement à feu mon frère, celui de Chinon à Chanteloube, celui du Pont-de-Cé à Bétancourt, la passion lui fit mal parler de ce choix, et dire qu’il méritoit mieux que ceux qui l’avoient eu, ce qui produisit plusieurs querelles. La première fut de Chanteloube, qui fit appeler ledit marquis, et fnrent séparés sur le pré. Cette querelle ayant appris à mon frère les mauvais discours dudit marquis, il lui fit savoir qu’il le vouloit voir l’épée à la main. Ils se retirèrent tous deux hors de la ville à cette fin, mais sans effet, à cause de la pluralité des seconds qui se trouvèrent de part et d’autre ; ce qui donna lieu de remettre la partie à une autre fois.

La Reine ayant su ce qui s’étoit passé, prit grand soin de les faire accorder ; mais, comme il y a peu de maladies dont on sort bien nettement, l’accord de cette querelle ne fut pas si net qu’il n’en restât des semences qui donnèrent lieu à mon frère de le chercher autant qu’il put. Il alloit, pour cet effet, toujours seul avec un petit page, avec lequel trois jours ne se passèrent pas qu’il ne le rencontrât devant la citadelle. Aussitôt qu’ils se virent ils mirent pied à terre, et, après s’être tiré trois ou quatre estocades, le marquis de Thémines recula, jusqu’à ce que se couvrant de son cheval, il en avança une qui, coupant le nœud de la queue de son cheval, lui donna dans le cœur ; ce qui n’empêcha pas qu’avec le reste de la vie qui demeure à un homme blessé à mort, il ne se jetât à son collet, d’où il fut dépris par quelques personnes qui y arrivèrent, et par la mort qui le surprit, mais non si subitement, que le sieur de Bérule, qui se trouva par cas fortuit en cette occasion, n’eût loisir de lui donner l’absolution sur les signes de douleur qu’il put tirer de lui.

Je ne voudrois ni ne saurois dire que ce combat se fût passé avec aucune supercherie, et ne crois pas, en vérité, que Thémines en eût voulu user ainsi ; mais il est vrai que, tandis que mon frère et lui furent aux mains, deux gentilshommes qui le suivoient eurent toujours l’épée haute dans le fourreau, ce qui ne laisse pas d’être un très-grand avantage. Je ne saurois représenter l’état auquel me mit cet accident, et l’extrême affliction que j’en reçus, qui fut telle qu’elle surpasse la portée de ma plume, et que dès lors j’eusse quitté la partie, si je n’eusse autant considéré les intérêts de la Reine que les miens m’étoient indifférens.

Ceux qui restoient dans la maison de la Reine de plus grande considération, voyant mon frère mort, et le marquis de Thémines éloigné de Sa Majesté par cet accident, se mirent en tête d’avoir le gouvernement d’Angers. Mais la Reine, jugeant bien que si dans la malice du siècle elle ne m’autorisoit auprès d’elle, non-seulement par son crédit, mais par la force du lieu de sa demeure, et par celle qu’elle pouvoit donner en sa maison, je ne pouvois lui rendre le service que je devois, elle voulut, de son mouvement, donner le gouvernement d’Angers à mon oncle le commandeur de La Porte, et quelque temps après la charge de capitaine de ses gardes au marquis de Brezé, mon beau-frère, moyennant 30 000 écus que je payai au marquis de Thémines, qui avoit été fort bien reçu du Roi.

Tous ces malheurs passés, la Reine m’envoya à Tours pour préparer son entrevue avec le Roi. Elle n’eut pas peu de peine à se résoudre à ce voyage ; le traitement qu’elle avoit reçu, la continuation qu’il lui sembloit voir de mauvaise volonté envers elle, la crainte de s’aller mettre en la puissance de ses ennemis, la tenoient en une grande irrésolution si elle devoit aller trouver le Roi.

Luynes, incontinent que le Roi fut arrivé à Tours, lui écrivit par le prince de Piémont, qui l’alloit trouver à Angoulême, que, sur la parole du père Bérule, il hasardoit la très-humble supplication qu’il lui faisoit de vouloir prendre assurance en son très-humble service, et en recevoir les offres qui lui étoient dues, et que le Roi lui avoit non-seulement permis, mais commandé de lui faire ; et que si elle les avoit agréables, il exposeroit sa vie pour elle, tant à raison de ce qu’elle est, que pour avoir commencé et beaucoup avancé sa fortune, qui l’obligent à ne l’oublier jamais, laissant le plus important à ce bon père pour le lui faire entendre.

La Reine ne manqua pas de correspondre à ces honnêtes offres, lui mandant qu’elle recevoit d’autant plus volontiers les assurances qu’il lui donnent de son affection, qu’il les lui faisoit en intention de les confirmer par effet auprès du Roi ; qu’elle étoit bien aise qu’il reconnût l’inclination qu’elle avoit eue dès longtemps à son bien, de laquelle il se pouvoit promettre la continuation, et faire état de sa bienveillance, qu’elle lui promettoit de nouveau ; qu’il devoit vivre en cette croyance très-véritable, puisqu’elle lui étoit assurée par une princesse dont la parole est inviolable, et qu’elle faisoit état d’aimer toujours ce que le Roi honorera de son affection.

Quelque temps après le Roi lui écrivit, la priant de le venir voir, et lui envoie le duc de Montbazon pour ce sujet. Le sieur de Luynes l’assure qu’elle sera très-bien traitée. Elle remercie le Roi de la faveur qu’il lui plaît lui faire de désirer la voir, et lui mande le désir qu’elle a aussi de jouir de sa vue, mais le supplie de trouver bonne la prière qu’elle a faite à M. de Montbazon, qu’auparavant que de penser à ses contentemens elle procure qu’il plaise au Roi pourvoir à ce qui concerne ceux qui l’ont assistée, ainsi qu’il lui a plu lui promettre, et que sa conscience et son honneur l’y obligent.

Cette réponse est non-seulement jugée équitable, mais louée d’un chacun. Le sieur de Luynes lui témoigne l’extrême contentement qu’il a d’avoir reçu de M. de Montbazon nouvelles assurances de la confiance qu’elle veut avoir en lui, et de l’honneur qu’elle lui fait de prendre créance aux protestations qu’il lui a faites de la servir, la joie que lui apporte la résolution qu’elle a prise d’aller à la cour sur la parole qu’il lui a donnée qu’elle y recevra toute satisfaction ; qu’outre l’aise du Roi et le bien général il y considère encore le sien particulier, en l’honneur qu’il se promet de la bienveillance de Sa Majesté, et en celui qu’il aura de la servir fidèlement, ce qu’il fera en l’exécution de ce qui lui a été promis par l’intervention de M. le cardinal de La Rochefoucauld et de M. de Béthune, touchant le bon traitement de ceux qui l’ont servie en ces dernières occasions ; la libre disposition de sa maison et de sa demeure qui lui sera conservée, sachant si bien les intentions du Roi, qu’il ne craint point de l’assurer, au péril de son honneur, de tout ce que dessus ; et que, tant au voyage qu’elle vient faire à la cour qu’aux autres qu’elle y pourra faire à l’avenir, elle n’y demeurera que tant et si peu qu’elle voudra ; qu’il lui en donne sa parole comme aussi de la servir en toute autre occurrence ; qu’elle n’appréhende point, comme M. de Montbazon lui a dit qu’elle faisoit, qu’on lui puisse rendre de mauvais offices auprès du Roi, lui jurant que si quelqu’un lui fait quelque mauvais rapport, il en avérera la fausseté avec elle.

Et, afin de lui faire avoir davantage de foi à ses paroles, il lui fait confirmer, par le père Arnoux, tout ce qu’il lui avoit mandé, et la convier efficacement d’aller à la cour, l’assurant qu’elle y recevra tout contentement ; qu’il lui donne d’autant plus volontiers cette assurance, qu’il reconnoît qu’on ne sauroit manquer à ce qui lui a été promis en tout cela, et à ce qu’elle désire, sans un notable préjudice de conscience ; et engage sa foi, son honneur et son ame, qu’en cela et en toute autre chose elle aura contentement.

Enfin ils s’obligèrent à toutes ces choses par toutes sortes de sermens, et le donnèrent même par écrit. Sur cela la Reine leur promet son amitié inviolable ; elle dépose cette parole entre les mains de M. de Montbazon.

On ne laisse pas, nonobstant tout cela, de traiter pour surprendre les places qui sont en la puissance des serviteurs de la Reine. On voit à Metz du jour pour en chasser le marquis de La Valette par la mauvaise volonté des habitans, qui ont bien le courage d’oser entreprendre de se rendre maîtres de lui. On agrée leur entreprise, quoique de mauvais exemple, et on fait acheminer quelques troupes vers eux pour leur prêter main forte ; mais le marquis de La Valette les prévient, fait entrer dans la ville des gens de guerre qui sont à la dévotion de son père, désarme les habitans, et les met en état de ne lui pouvoir faire de mal.

On sollicite le gouverneur de Xaintes ; on fait des offres à celui de Loches ; on trame des menées pour Angers, avant même qu’on l’ait livré ; on donne absolution de plusieurs crimes aux huguenots en récompense d’une fidélité imaginaire, en vertu de laquelle on supposoit qu’ils avoient refusé de servir la Reine, qui, bien loin de les en avoir sollicités, avoit aussi généreusement refusé l’offre qu’ils lui avoient faite de l’assister, qu’infidèlement et pour s’avantager au désavantage du service du Roi ils lui avoient faite sans en être requis. Il n’y eut pas même jusqu’à Déageant, qui étoit un de leurs plus affidés ministres, qui ne ressentît les effets de la mauvaise volonté qu’ils couvoient encore contre la Reine, car ils l’éloignèrent, sur l’imagination qu’ils eurent qu’il se repentoit de sa faute.

Tandis qu’ils étoient si attentifs à ôter à la Reine toute l’autorité auprès du Roi que la qualité qu’elle avoit lui donne, ils avoient peu de souci ou peu de moyens de maintenir l’autorité royale envers ses alliés.

Barneveldt, le plus ancien officier des états des Provinces-Unies, celui qui avoit le plus travaillé à l’établissement de leur république, et qui avec plus d’affection s’étoit toujours porté à maintenir la bonne intelligence entre Sa Majesté Très-Chrétienne et lesdits États, fut condamné à mort et exécuté au mépris des offices que Sa Majesté fit plusieurs fois par ses ambassadeurs pour le sauver. La première cause apparente de sa disgrâce fut une division qui commença à éclater, l’an 1611, en Hollande, entre les ministres, sur le fait de la prédestination, de laquelle un ministre nommé Arminius, qui étoit mort quelques années auparavant, avoit commencé à prêcher une doctrine qui n’étoit pas conforme à ce que Luther et Calvin en avoient tenu, et approchoit davantage de la vérité qui est enseignée en l’Église catholique.

Un ministre, nommé Vorstius, commença, ladite année 1611, de prêcher suivant cette nouvelle doctrine, avec grande chaleur. La nouveauté, qui est amie des peuples, fit qu’il eut dans peu de temps grand nombre de sectateurs. Le roi d’Angleterre, qui prétend, par le titre de défenseur de la foi, et par celui qu’il se donne de chef de l’Église anglicane, devoir être comme une sentinelle qui donne avis des erreurs naissantes parmi les protestans, écrivit incontinent à messieurs des États, leur remontre l’importance de cette nouveauté, qui séparera les cœurs de leurs peuples aussi bien que leur créance. Mais, nonobstant tous ses efforts, la négligence que messieurs les États apportèrent en ce sujet, fit que cette opinion gagna en peu de temps presque toute la Hollande, Utrecht, West-Frise et Over-Yssel, et ce par l’autorité de Barneveldt, avocat général des états de Hollande et West-Frise, qui avoit été imbu de cette opinion à Heidelberg, il y avoit plus de trente ans. Sous son autorité ils prirent tel courage, qu’ils levèrent des gens de guerre dans les villes pour leur sûreté, lesquels ils appelèrent Attendans, comme étant en attente pour les défendre si on les vouloit attaquer.

Leurs ennemis firent trouver cette action mauvaise, particulièrement au comte Maurice, comme étant uni attentat contre son autorité qui devoit être absolue au fait des armes, prenant un de leurs prétextes sur ce qu’ils ne portoient pas ses livrées, qui étoient l’orangé. Le comte Maurice, qui jusqu’alors n’avoit point eu la puissance de Barneveldt suspecte, ni n’en avoit point eu de jalousie, d’autant qu’il l’employoit toute à maintenir et à augmenter son crédit et autorité dans les États, commença à l’envier dès qu’il vit qu’il se soustrayoit de sa dépendance, et agissoit à part, non-seulement sans son avis, mais contre sa volonté.

Des libelles commencèrent à courir parmi le peuple contre Barneveldt, qu’on accusoit d’être étranger de la province de Hollande, et de s’être enrichi dans sa charge, ce qui ne pouvoit être que par mauvais moyens. Il fait son apologie, mais elle n’est pas reçue avec la même grâce que son accusation, tant la faveur du peuple est prompte à changer envers celui qu’il a plus estimé, dès que la fortune commence à lui être moins favorable. Les États-Généraux et le comte Maurice commandent aux villes de casser ces gens de guerre qu’elles appellent Attendans ; elles refusent de le faire : le comte y va courageusement en personne, non sans péril, parle aux soldats, les gagne, leur fait poser les armes, et dépose tous les magistrats. Les Arminiens se plaignent, présentent requête pour vider devant les magistrats le différend de leur religion ; les autres demandent un synode, et soutiennent que le magistrat ne se doit mêler de ce fait.

Barneveldt, déchu d’autorité avec son parti, est averti qu’on veut mettre la main sur sa personne ; il ne se retire pas néanmoins, mais, assuré sur ses longs services et sur son innocence, paroît toujours en public, et va au conseil comme il a accoutumé. Enfin on l’arrête le 24 d’août 1618, et on le met en prison. On convoque un synode, qui se termina sans qu’ils prissent aucune résolution sur le fait de leur créance, et tôt après ils donnèrent des juges à Barneveldt pour lui faire son procès.

C’étoit une chose pitoyable de voir un vieillard de soixante-onze ans, le plus ancien ministre de leur république, qui avoit été trente-trois ans avocat général de leurs principales provinces, qui avoit la principale part à leur établissement, et, ce qui est le plus à remarquer, avoit, par son adresse, renvoyé en Angleterre le comte de Leycester, établi en 1585 gouverneur général des Provinces-Unies, et avoit mis en avant le prince Maurice, et été la principale cause de sa grandeur, le maintenant toujours bien avec messieurs les États en toutes rencontres èsquelles il y avoit eu entre eux quelque mésintelligence, ayant été jusqu’à trente-deux fois député de leur part vers lui dans leurs armées, après tant de services rendus, et y avoir employé tout le temps de sa vie, être, pour récompense, mis prisonnier par celui qui lui étoit plus redevable au milieu de l’État qui lui étoit obligé de la meilleure partie de sa prospérité.

Le Roi s’y intéressa, et pour l’honneur des États et pour l’amour de Barneveldt, et pour ce aussi qu’entre les crimes qu’on lui mettoit à sus, celui d’avoir eu quelque intelligence avec les ambassadeurs de Sa Majesté en étoit un. Le sieur de Boissise fut envoyé ambassadeur extraordinaire pour ce sujet, et exposa aux États, le 12 de décembre, le motif et les raisons de son envoi, leur représentant que si Barneveldt et les autres prisonniers étoient véritablement coupables du crime de trahison et d’intelligence avec les ennemis, il étoit raisonnable qu’ils fussent punis selon la rigueur des lois ; mais qu’il étoit juste aussi de considérer que ces crimes étoient si atroces en eux-mêmes, que les États bien policés les jugeoient réduits à certains faits outre lesquels on ne les devoit pas étendre, ni les tirer par des conséquences à d’autres actes qui ne sont pas de cette qualité-là ; et partant, que les contentions, les jalousies et l’ambition entre les personnes d’autorité, desquelles naissent souvent plusieurs inconvéniens aux États, ne sont néanmoins pas imputés à crime de trahison contre l’État, pour ce qu’on la doit juger par la volonté, non par l’événement ; que Barneveldt avoit rendu tant de témoignages de sa fidélité, qu’il étoit difficile de croire qu’après cela il eût conspiré la ruine de sa patrie ; qu’il étoit important qu’on lui donnât des juges non suspects, et qu’ils ne le jugeassent pas sur de simples conjectures, étant chose certaine qu’il y a beaucoup de choses apparentes qui ne sont pas véritables, et beaucoup de véritables qui n’ont pas de vraisemblance ; enfin que le conseil de Sa Majesté étoit qu’on le traitât favorablement, selon la bonne coutume des républiques libres, qui, même ès plus grands méfaits, ont fait difficulté d’épandre le sang des citoyens, conservant pour une des principales marques de liberté de ne toucher pas facilement à leur vie ; que si les États choisissoient la voie de la douceur en ce fait-ci, Sa Majesté leur en sauroit un gré particulier, comme elle tiendroit à offense le peu de respect qu’ils lui auroient rendu s’ils faisoient le contraire.

Les États firent réponse, le 19 de décembre, qu’ils suivroient en ce jugement la voie de la douceur et de la clémence, à laquelle la condition de leur république les porte, tant que la sûreté de leur État leur pourra permettre, ne croyant pas néanmoins que, quel que pût être l’événement de ce procès, Sa Majesté en puisse être offensée, préférant les sollicitations de quelques particuliers à la conservation de leurs provinces. Ils y ajoutèrent une plainte non légère, que Sa Majesté avoit défendu aux huguenots de leur État de se trouver au synode qu’ils avoient assemblé ; et sans perdre temps ils continuèrent, à La Haye, à faire le procès audit Barneveldt et aux autres prisonniers qui étoient avec lui, et ce par vingt-six juges qu’ils choisirent dans les sept Provinces-Unies, et le condamnèrent à mort au commencement de mai de la présente année, par la plus signalée ingratitude qui fut jamais commise, car ils n’eussent osé penser autrefois à le perdre ; mais après que par ses sages conseils il les eut mis en état de n’avoir plus besoin de lui, et eut ouvert un chemin si ample et si large à la prospérité de leurs affaires, qu’ils n’avoient point affaire ni nécessité de guide pour les conduire, au lieu de la récompense qu’il méritoit, ils le payèrent d’envie, et lui donnèrent la mort.

L’ambassadeur duRoi, ayant eu avis de ce jugement, et qu’il devoit être exécuté le 13, demanda audience aux États, et ne l’ayant pu obtenir leur manda, par écrit, qu’il avoit charge de Sa Majesté de leur représenter que Sadite Majesté, sans entrer plus avant en connoissance des causes motives de ce jugement, persistoit à les exhorter encore, pour le lieu qu’elle tenoit entre leurs amis et alliés, d’épargner la vie du plus ancien officier de leur république, attendu que, s’il défaut quelque chose à la sûreté de leur État, il ne sera pas suppléé par le peu de sang qui reste à un pauvre vieillard, qui, sans violence, ne peut éviter de mourir bientôt par le cours de la nature, et ils recevroient de l’honneur d’user de clémence pour celui qui a usé sa vie en les servant ; que s’ils ont volonté de lui faire souffrir quelque sorte de peine, il leur est aisé de lui commuer celle de la vie en une moindre, le confinant à demeurer le reste de ses jours en une de ses maisons.

Ces remontrances ne servirent de rien, tant ce peuple étoit animé contre lui, donnant une preuve certaine que, dans les États qui sont sujets aux lois populaires, la grandeur et l’autorité est le plus souvent dommageable à celui qui la possède, et nourrit d’ordinaire son propre malheur, d’autant que, comme ils ne reçoivent leurs charges qu’en faisant la cour au peuple, l’envie de ceux qui les ont données les soulève contre eux, et ce avec tant d’iniquité qu’ils ne sont pas contens de les abaisser et les remettre dans l’état auquel ils étoient quand ils les ont élevés en la magistrature ; mais, usant cruellement de la puissance qu’ils ont, ils les condamnent aux peines les plus grièves qu’ils peuvent, dès que la mauvaise fortune leur en présente l’occasion. Les obligations qu’ils avoient au Roi furent peu considérées par eux, dont le prince Maurice fut la principale cause, d’autant que, cette querelle étant, en quelque manière, particulière entre lui et Barneveldt, il se sentit offensé que le Roi entreprît sa défense.

Messieurs de Luynes, qui gouvernoient, eurent peu d’égard à ce mauvais procédé, ne pensant qu’à se conserver en leur particulier, et tenir, par tous les artifices qu’ils pouvoient, la Reine éloignée, de peur que la splendeur de Sa Majesté n’obscurcît la fausse lumière dont ils éclatoient à la cour.

Quoique toutes leurs actions lui donnassent lieu de douter de la sincérité des promesses qu’ils lui faisoient, elle ferme les yeux à ses justes pensées, et attribue la chaleur de ces cendres au feu qui y avoit été un peu auparavant, et qu’elle veut croire qui n’y est plus, et ainsi elle me commande de m’avancer vers Tours pour préparer son entrevue avec le Roi, où je ne manquai pas d’assurer le sieur de Luynes que, pour conserver la bienveillance de la Reine, qu’il trouvera sincère en son endroit, il n’étoit question qu’à lui donner des effets de son affection aux occasions qui se présenteront ; que je savois certainement ses intentions être entières pour le Roi, et que ses désirs n’avoient autre but que la paix et le repos de cet État ; qu’il pouvoit être certain d’avoir une vraie part en son affection, et que si d’autres lui persuadoient le contraire, c’étoient artifices de personnes qui, sous couleur de l’aimer, lui vouloient porter préjudice.

Cinq jours après que je fus parti, la Reine suivit, et vint trouver le Roi. Toute la France est ravie de voir la réunion de deux personnes qui, unies par nature, ne peuvent être séparées que par des horribles artifices. Couziers ôte à Tours le bonheur de cette entrevue. La Reine y étant arrivée le soir, le Roi s’y rendit le matin ; si grande affluence de peuple s’y rencontre, que le logis ne la pouvant contenir, le jardin fut le lieu de cette première vue. Une joie paroît très-grande au visage du Roi, les larmes de la Reine parlent à son fils, elle l’embrasse tant de fois qu’elle lui baigna le visage ; peu de personnes purent contraindre les leurs : tout est en alégresse, vraie cause de ces larmes. La Reine arrive peu après avec les princesses vers la Reine sa mère. L’après-dînée on va à Tours, où quelques jours se passent avec grands témoignages d’amour entre la mère et le fils. Cela ne plaît pas trop aux favoris, qui, pour leur intérêt particulier, estiment à propos de rompre cette intelligence nécessaire au bien de l’État. Ils ont l’œil au Roi autant qu’ils peuvent : s’il va chez la Reine, un d’entre eux y est toujours présent ; s’il s’approche d’elle, ils y accourent incontinent sous quelque prétexte qu’ils forment sur-le-champ. Toute la cour remarque cette procédure, s’en offense et la blâme, chacun connoissant bien qu’elle n’avoit autre but que d’empêcher les effets de la nature. On tâche de la séparer des intérêts du duc d’Epernon, on lui propose force conditions avantageuses à cette fin ; mais l’intérêt de l’honneur l’arrête, et les lui fait rejeter avec courage.

Leurs Majestés se séparent. Le Roi va à Compiègne, et la Reine sa mère va passer à Chinon, pour de là aller à Angers prendre possession de son gouvernement, avec intention de rejoindre le Roi à son arrivée à Paris. Mais elle n’est pas sitôt éloignée qu’elle voit de nouveaux effets de mauvaise volonté contre elle : ceux qui l’ont assistée et servie ne sont point remis dans les charges dont ils avoient été dépossédés à son sujet ; et davantage, le comte du Lude étant mort du pourpre à Tours, incontinent après son départ on donne la charge qu’il avoit de gouverneur de Monsieur au maréchal d’Ornano, sans lui en donner avis. Elle se tient offensée et du choix de la personne et de la forme qu’on y a tenue ; mais ce qui la fâche davantage est que l’on résout de la délivrance de M. le prince, dont on lui avoit parlé de loin comme d’une chose non arrêtée.

Toutes ces choses l’arrêtent à Chinon, et lui donnent sujet d’écrire au Roi pour se plaindre. On la presse d’aller à Angers, ne s’assurant pas que les troubles dont on venoit de sortir soient pacifiés si elle ne prend possession de son gouvernement. Elle s’excuse, et, n’osant mettre en avant les causes qui l’offensent le plus, elle dit que la principale raison qui l’arrête est que ceux qui l’ont servie ne sont point rétablis dans leurs charges, et que son honnenr et sa conscience l’obligent de ne partir du lieu où elle est jusques à ce que cela soit, étant obligée de penser à leur repos premièrement qu’au sien. Néanmoins enfin, le sieur de Brantes l’étant venu trouver de la part du Roi, elle se résolut de partir, ce qu’elle fit le 14, et arriva le 16 à Angers, non contente des raisons que Brantes lui avoit apportées de la liberté qu’ils avoient résolu de donner à M. le prince ; car elle savoit bien qu’ils ne la lui rendoient que pour le lui opposer, et que leur premier dessein avoit été de les arrêter tous deux, espérant que, les tenant l’un et l’autre en leur puissance, il n’y avoit personne dans le royaume qui osât entreprendre quelque chose contre leur contentement. Et dès qu’ils eurent nouvelle de sa sortie de Blois, et qu’ils perdirent espérance de la pouvoir tenir arrêtée, ainsi qu’ils eussent désiré, lors, craignant que les partisans de M. le prince se missent du côté d’elle, pour éviter ce péril ils l’envoyèrent incontinent assurer qu’aussitôt que les affaires seroient accommodées avec elle ils l’ôteroient de prison, et firent publier ce dessein par tout le royaume ; ce qui étoit proprement armer M. le prince de haine contre elle, et sembler l’obliger non-seulement à les aimer, mais à les servir avec animosité en tous leurs injustes intérêts contre elle. Elle ne témoigna néanmoins pas avoir désagréable cette action-là, mais se remit à eux et au conseil qui étoit auprès du Roi à juger de cette affaire, reconnoissant que ce n’étoit pas aux personnes éloignées comme elle étoit à donner son avis en une chose si importante, pour laquelle délibérer il falloit être averti ponctuellement de l’état de toutes les affaires du dedans et du dehors du royaume, ce qu’elle n’étoit pas.

Au reste, qu’elle ne fait point de doute qu’on ne puisse en un temps changer avec prudence les conseils qu’on a pris en un autre avec juste considération.

M. le prince est ensuite délivré le 20 d’octobre, et vient saluer le Roi à Chantilly. Si messieurs de Luynes lui procurèrent avec affection la liberté, la Reine la sollicita non moins justement pour Barbin, que depuis un an ils avoient resserré dans la Bastille avec des rigueurs incroyables, nonobstant l’arrêt donné contre lui un an auparavant à leur poursuite, par lequel il avoit été condamné à être banni. Ils reconnoissoient en cet homme une si forte passion au service de la Reine, une si grande intégrité en son procédé durant le temps de son administration, un courage si ferme et une si grande liberté de parler, avec un si vif ressentiment des injustices qu’ils lui avoient faites, qu’ils avoient résolu de le laisser mourir en la Bastille. Mais la Reine fit tant d’instances pour lui qu’ils ne s’en purent enfin dégager, et commandèrent qu’après lui avoir encore une fois lu son arrêt on lui ouvrît les portes de la Bastille.

Barbin se plaignant du mauvais traitement qu’il avoit reçu, Maillac, lieutenant de la Bastille, lui montrant une lettre du sieur de Brantes, par laquelle il lui donnoit charge de lui faire ses recommandations, et lui dire que c’étoit tout ce que le sieur de Luynes et lui avoient pu faire jusqu’alors en sa faveur, et que bientôt il ressentiroit les effets de leur amitié, cette lâcheté emporta Barbin à lui dire, sans considération du lieu où il étoit encore, que, quelque misérable qu’il fût, il renonçoit à leur amitié, qui ne pouvoit être guère grande en une cruauté si barbare qu’étoit la leur ; que c’étoit agir avec bien peu de courage de flatter de paroles celui dont ils machinoient la mort ; qu’ils l’avoient ainsi traité, et que, tandis qu’ils faisoient solliciter tous les juges contre lui, ledit Brantes lui disoit plusieurs fois qu’il n’auroit point de mal, et qu’on ne l’interrogeoit et faisoit son procès que pour avoir des lumières pour les procès qu’on vouloit parfaire aux autres.

On le mena le jour même chez le chevalier du guet, chez lequel il demeura deux jours seulement, durant lesquels il reçut plusieurs courriers du sieur de Luynes qui le pressoient de le faire sortir sans délai hors du royaume, tant ils étoient et de peu de courage et de peu de connoissance, qu’ils avoient peur de lui en ce misérable état où il étoit. J’avois donné ordre à un homme de lui bailler de la part de la Reine l’argent qui lui étoit nécessaire pour faire son voyage ; mais son départ fut si pressé qu’il fut contraint d’emprunter de l’argent, lequel fut rendu incontinent après.

La Reine cependant se prépare à satisfaire au désir qu’elle avoit dès long-temps de se voir avec le Roi son fils : elle l’avertit du dessein de son voyage, et convie le sieur de Montbazon, qui la devoit venir querir, de s’avancer. Luynes, de sa part, la sollicite en apparence de venir, et lui dépêche, au nom du Roi, le sieur de Marossan pour la prier de se trouver à Paris au retour du voyage du Roi à Compiègne, pour renouer une étroite et entière intelligence. Mais ce n’étoit rien au prix de la croyance et des lettres que le sieur évêque d’Aire lui portoit, pleines d’amour et d’impatience de la voir. Ces deux ambassadeurs, aussi différens dans le cœur que semblables en langage, et dont l’un trompoit autant que l’autre étoit trompé, firent ce qu’ils purent, l’un en apparence, l’autre en effet, pour y disposer son esprit.

L’évêque de Luçon, prévoyant bien que Luynes promettoit ce qu’il ne vouloit pas tenir, et que, sur le refus, il vouloit tirer avantage de ses offres, porta la Reine à recevoir les prières de son fils pour de très-agréables commandemens. Mais comme elle s’y disposoit, on lui témoigne sous main qu’elle feroit chose désagréable au Roi, et qu’elle en devoit perdre le désir.

Mais en même temps, M. le prince, délivré, tient des langages qui lui sont désavantageux, lui écrit quelques lettres dont les termes sont du tout éloignés du respect qu’il doit au Roi et à elle. Il fait passer une déclaration du 9 de novembre, aussi avantageuse pour lui comme elle étoit contraire à l’honneur de ceux qui ont conseillé son emprisonnement, et désavantageuse à l’honneur et au service de Sa Majesté : car, par icelle, le Roi attribuoit la détention faite dudit prince à ceux lesquels, pour l’honneur qu’ils avoient lors d’approcher Sa Majesté, et de tenir de grandes charges et pouvoirs en son royaume, avoient tellement abusé de son nom et autorité, que, si Dieu ne lui eût donné la force et le courage de les châtier, ils eussent enfin porté toutes choses en une grande et déplorable confusion ; et Sa Majesté disoit que, s’étant soigneusement informée des raisons sur lesquelles on avoit prétexté sadite détention, elle avoit trouvé qu’il n’y en avoit eu autres que les mauvais desseins de ceux qui vouloient joindre à la ruine de cet État celle dudit sieur prince, les actions et déportemens duquel avoient toujours tendu à l’affermissement de son autorité et sa grandeur. Pour raison de quoi Sa Majesté le déclaroit innocent des choses qu’on lui avoit imposées, et dont on avoit voulu charger son honneur et sa réputation, et sur lesquelles on avoit pris prétexte de le faire arrêter : et Sa Majesté, ce faisant, cassoit, révoquoit, et annuloit toutes lettres, déclarations, édits, arrêts, sentences et jugemens, si aucuns se trouvoient à son préjudice, depuis sa détention jusqu’alors.

Cette déclaration n’est pas plutôt expédiée que, par surprise, on la fait vérifier au parlement, les chambres non assemblées. On l’envoie par les provinces.

La Reine en écrit au Roi, lui représentant avec modestie le préjudice qu’il recevoit de cette déclaration, non-seulement par la part qu’il prend dans ses intérêts par son bon naturel, mais principalement en ce que la continuation de la détention de M. le prince, qu’il avoit fait faire par l’espace de deux ans, ne pouvoit être qu’injuste si le premier arrêt de sa personne étoit digne de blâme ; que même on ne pouvoit condamner cette action sans le condamner lui-même, puisqu’elle avoit été faite avec sa connoissance peu auparavant qu’il prît le maniement de ses affaires.

Le Roi lui mande qu’il est fâché du déplaisir qu’elle a reçu des termes qui lui ont déplu dans ladite déclaration ; qu’elle doit être fort éloignée de s’en croire offensée, puisque lui étant obligé, comme il est, du soin et des peines qu’elle a pris en l’administration de ses affaires, et en faisant profession publique de le reconnoître, l’ayant toujours louée, et la louant encore aux occasions de son affection au bien de son État, il est certain qu’il n’y a personne en ce royaume qui en puisse avoir autre impression ; ce qui lui donne juste sujet de croire que M. le prince n’a nul dessein de lui déplaire ; qu’il sait trop bien l’honneur et le respect qui lui est dû, et combien il aura toujours agréable de le voir dans les mêmes sentimens que les siens.

En cette réponse les intentions du Roi lui sont si favorablement représentées, qu’il ne lui restoit rien à souhaiter, sinon qu’elles fussent aussi publiques qu’elles lui étoient particulières. Mais, bien que la réparation ne fût pas égale à l’offense, elle ne laisse pas de voir que le cœur du Roi est bon pour elle.

De ce déplaisir je pris occasion de lui faire connoître combien sa présence étoit nécessaire dans la cour, les avantages que tiroient ses ennemis de son éloignement, et que les inclinations du Roi étant bonnes pour elle, si elle avoit la liberté de le voir, ceux qui lui veulent mal seroient contraints de céder aux efforts de la nature. Mais bien que cette opinion fût la meilleure, elle fut peu suivie.

Chanteloube, qui ne m’étoit pas ami, et qui étoit ennemi découvert de ce conseil, ne perdit point de temps à me donner de l’exercice. Chez lui étoit le bureau des nouvelles, dont les moindres figuroient à la Reine le Roi irréconciliable, mettoient sa liberté en compromis, et ne lui faisoient voir que mépris pour elle dans sa cour, et salut dans les armes.

Ces raisons, qui ne manquoient pas d’apparence, n’eurent pas faute d’appui ; elles furent soutenues des grands, qui espéroient profiter des divisions publiques, et de mes ennemis, qui pensoient, par ce moyen, me dérober la confiance de ma maîtresse ; si bien que je fus, par prudence, contraint de revenir à leurs pensées, et, à l’imitation des sages pilotes, de céder à la tempête : n’y ayant point de conseil si judicieux qui ne puisse avoir une mauvaise issue, on est souvent obligé de suivre les opinions qu’on approuve le moins. Je voyois bien qu’il y avoit beaucoup à espérer pour la Reine dans la cour, et rien dehors : mais, parce qu’il y avoit beaucoup à craindre dans la puissance des favoris, j’aimai mieux suivre les sentimens de ceux qui la détournoient d’aller trouver le Roi, que de faire valoir mes raisons ; ce que je fis cependant avec ce tempérament, que je suppliai la Reine d’envoyer recevoir les avis des personnes affectionnées à son service, avant que de prendre une dernière résolution.

Au même temps on fait des chevaliers du Saint-Esprit sans lui en donner aucune communication que le nombre n’en soit arrêté : on lui envoie M. de Tarajet, le 7 de décembre, pour lui en porter les noms ; non-seulement n’en reçoit-on aucun à sa recommandation, mais ceux qui n’ont pas perdu entièrement le respect dû à la mère de leur maîlre en sont éloignés ; on en rejette même qui ont été nommés du feu Roi, parce qu’on ne les croit pas ses ennemis : avoir juré sa ruine, c’est la meilleure preuve de noblesse, c’est avoir les conditions requises.

À l’instant qu’on a commis cette action de mépris, on lui en fait des excuses ; mais il parut incontinent qu’elles étoient faites avec plus d’artifice que de regret ; car deux de ceux qui étoient nommés s’étant trouvés malades, on en choisit deux autres, savoir est le sieur de Valençay et le sieur de Saint-Chaumont, sans lui en donner avis ni liberté de remplir leur place.

Elle se plaint de ce traitement à ceux qui ont la meilleure part au maniement des affaires, se fâche qu’après leur avoir promis amitié ils ne lui donnent pas sujet de la continuer. Elle leur représente par diverses fois ses mécontentemens, afin qu’ils y apportent des remèdes : elle leur remontre qu’on ne se souvient point de l’argent qui lui a été promis pour le paiement de ses dettes ; que pour vivre elle est réduite aux emprunts ; que ceux qui l’ont suiviesont maltraités ; que Mignieux est dépouillé de la place de Montreuil pour être affectionné à son service ; que le marquis de La Valette est troublé ès fonctions de son gouvernement, sa place investie de gens de guerre ; que l’on n’effectue point ce qu’on lui a promis en sa faveur, qui ne consiste qu’au rétablissement de sa charge, et au paiement des ses états et pensions ; qu’il suffit de l’avoir mal en la bouche pour être bien en leur cœur et en ses affaires ; qu’on a donné un gouverneur à son fils à son desçu ; qu’elle approuve la personne, mais improuve la forme de son établissement ; que la déclaration faite pour l’élargissement de M. le prince lui est d’autant plus sensible que l’honneur du Roi y est intéressé ; qu’il est en ses mains de lui faire donner contentement par une déclaration nouvelle, qui, sans préjudicier à personne, fasse connoître à tout le monde que, par la déclaration faite en faveur de M. le prince, le Roi n’avoit pas entendu donner lieu de blâmer ses actions en l’administration de ses affaires, en étant très-content, et reconnoissant combien elle lui avoit été utile et avantageuse.

Au lieu de pourvoir à son contentement par ce moyen si raisonnable, on lui fait connoître clairement, par le refus, qu’on veut agrandir pour sa ruine celui qu’elle avoit abaissé pour la grandeur de l’État. On lui envoie le sieur de Brantes pour l’avertir que le Roi veut achever le mariage de Monsieur avec mademoiselle de Montpensier, et faire celui de madame Henriette avec M. le comte de Soissons.

La Reine répond qu’elle n’avoit rien à dire aux volontés du Roi ; mais que, puisqu’il étoit question du mariage de ses enfans, où la nature lui donnoit un notable intérêt, elle savoit qu’il ne voudroit rien conclure qu’elle ne fût présente.

Il l’avertit encore de trois mariages qu’on propose : de mademoiselle de Bourbon avec le fils aîné du duc de Guise, de mademoiselle de Luynes avec son second, et de M. de Mercœur, fils du duc de Vendôme, avec la fille du duc de Guise.

La Reine écoute toutes ces propositions avec patience, et se porte volontairement à souffrir ce qu’elle ne peut empêcher.

Elle le prie à son tour de tenir la main à ce qu’elle touche le paiement des deniers qui lui ont été promis, à ce que les pensions que le Roi a accordées, à sa recommandation, à ses domestiques soient acquittées, à ce qu’au gouvernement de Metz il ne soit rien innové au préjudice du marquis de La Valette, et la création de la justice ; mais surtout à ce qu’on lui accorde une déclaration qui fasse voir que, pour celle qui a été faite sur la délivrance de M. le prince, on n’a point entendu blâmer sa conduite.

Parmi tant de preuves de mauvaise volonté, M. de Luynes ne laisse pas de lui continuer ses sermens de fidélité et protestations de services.

En ce temps arriva à Paris le comte de Furstemberg, ambassadeur extraordinaire de l’empereur Ferdinand, de nouveau élu à cette dignité, pour supplier Sa Majesté de l’assister au soulèvement de la plupart de ses sujets, non tant contre lui que contre la religion catholique.

Après le décès de l’empereur Mathias, qui mourut le 10 de mars, ledit Ferdinand prit l’administration des deux royaumes de Bohême et de Hongrie, dont il avoit été, les deux années précédentes, élu roi, et semblablement aussi de l’Autriche, au nom et sous l’autorité de l’archiduc Albert qui en étoit héritier et lui en donna le pouvoir.

Incontinent, pour apaiser les mouvemens qui étoient en Bohême, il fit publier une suspension d’armes en son armée, commandée par le comte de Buquoy, et tôt après leur envoya la confirmation de leurs priviléges, promettant de faire observer tous les édits qui avoient été faits en Bohême touchant la religion. Mais tout cela n’adoucit point leurs esprits, ni ne les persuada de se mettre à la raison ; mais, au contraire, continuant toujours à lui faire la guerre, ils envoyèrent solliciter le duc de Saxe et le marquis de Brandebourg de les assister. Ceux de la haute Autriche s’y mirent avec eux, autant en firent les états de Silésie et de Moravie, qui prirent prisonnier le cardinal Diefristein qui en étoit gouverneur, et en chassèrent tous les jésuites, pillèrent les biens des ecclésiastiques, et maltraitèrent tous les catholiques.

Le comte de La Tour fut si hardi qu’il vint jusqu’à Vienne, le 2 de juin, pour donner courage aux Luthériens, qui y sont en grand nombre, de se révolter, à quoi l’Empereur remédia, les désarmant ; et peu de jours après le comte de La Tour fut contraint de se retirer, et s’en retourner à Prague, sur la nouvelle qu’il eut de la défaite de quelques troupes de cavalerie que conduisoit Mansfeld.

Cependant l’électeur de Mayence convoqua l’assemblée des Électeurs à Francfort, au 23 de juillet, pour élire un empereur. Les Bohêmes y envoyèrent des ambassadeurs pour empêcher que le roi Ferdinand fût élu, se plaignant de ce qu’on l’avoit cité à l’assemblée, attendu qu’il n’y avoit point de droit, vu qu’il n’étoit pas en l’actuelle possession de l’électorat de Bohême. Mais, nonobstant toutes leurs oppositions, il fut élu le 8 d’août, selon le style ancien, et couronné le 30, nonobstant que d’autres pour les états de Bohême eussent conclu, le 19 d’août, de ne le reconnoître jamais, et de procéder à l’élection d’un nouveau roi ; et ensuite, le 26, élurent l’électeur palatin Frédéric V.

En ces entrefaites Gabriel Betlem, prince de Transylvanie, voyant le jeu trop beau pour n’en être point, se rendit maître de tout ce que la maison d’Autriche possédoit en Hongrie, depuis la rivière de la Teysse jusqu’à Presbourg, qu’il prit le 26 d’octobre.

L’électeur Palatin ayant été élu roi de Bohême, comme nous avons dit, ne voulut pas accepter la dignité qui lui étoit offerte, sans en prendre l’avis des princes et États protestans d’Allemagne, qu’il pria de se rendre, pour ce sujet, en personne, ou par leurs ambassadeurs, à Rotenbourg, où il en délibéreroit avec eux. Saxe lui déconseilla cette entreprise ; mais il crut les autres qui le lui conseillèrent tous, et partit de Heidelberg avec sa femme le 17 d’octobre, fit son entrée à Prague le 31, et fut couronné le 4 de novembre.

Le nouveau roi de Bohême, les princes et les États protestans d’Allemagne, tinrent en ce mois une assemblée à Nuremberg, en laquelle ils lièrent une plus étroite union entre eux, renvoyèrent le comte de Hohenzollern que l’Empereur leur avoit député, avec peu de satisfaction, et députèrent au duc de Bavière, le prièrent de désarmer, et faire faire le semblable aux princes et États catholiques, de faire qu’on leur accordât une chambre mi-partie en l’Empire, et plusieurs autres choses déraisonnables qu’ils mêloient avec des menaces, auxquelles le duc de Bavière répondit courageusement, et leur manda qu’ils s’adressassent à l’assemblée des princes catholiques qui se tenoit au même temps à Wurtzbourg.

L’Empereur se trouvant en ces altères, envoya au Roi le comte de Furstemberg en ambassade extraordinaire, lui demander assistance contre tant d’ennemis.

Le duc de Bouillon, qui étoit intéressé en cette affaire, et par les conseils trop hâtés qu’il avoit donnés au Palatin, et par l’alliance qui étoit entre eux, écrivit incontinent à Sa Majesté que, selon qu’elle lui a commandé de lui donner ses avis sur les affaires importantes qui se présenteroient en son royaume, il se sentoit obligé de la supplier de ne pas ajouter foi à ce que lui diroit l’ambassadeur de l’Empereur, qui voudroit bien convertir l’intérêt particulier de son maître en une cause publique de religion, pour obliger Sa Majesté à l’assister contre le bien de son État, qui a toujours été, et est encore de maintenir tous ceux que la maison d’Autriche veut opprimer, comme elle veut faire maintenant les états de Bohême et le roi Frédéric, et que Sa Majesté prendra un sage conseil s’il lui plaît moyenner la tenue d’une diète, où les rois et États non intéressés soient conviés d’intervenir par leurs ambassadeurs, pour, d’un commun consentement, juger les moyens qui seront les plus convenables pour ôter tous les prétextes des armes.

Mais Sa Majesté, ayant pitié de la religion, qui couroit fortune de se perdre en toute l’Allemagne, ne jugea pas à propos d’user d’un si long circuit en cette affaire, mais trouva bon d’envoyer promptement une ambassade solennelle, pour, par son entremise et autorité envers les princes et États intéressés, acheminer plus facilement toutes choses à un juste accommodement.

En cette année mourut la reine de la Grande-Bretagne, qui faisoit profession secrète de la religion catholique, entendoit souvent la messe et fréquentoit les sacremens, sans que le Roi son mari, qui en étoit bien averti, y apportât aucun empêchement. Dieu ne lui fit pas néanmoins la grâce d’avoir un prêtre pour se réconcilier avec lui en cette heure dernière, bien qu’elle en fût avertie et en eût la commodité ; mais, s’estimant assez forte pour aller dans quelques jours à Londres de Greenwich où elle étoit, la mort la prévint. Elle étoit princesse courageuse ; si elle eût vécu elle eût reçu avec grand contentement la nouvelle de l’assomption de sa fille à la dignité royale, mais avec un bien plus vif ressentiment de douleur celle de la mauvaise issue de sa prétendue royauté.