Mémoires du comte de Rambuteau 1809-1813

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Mémoires du comte de Rambuteau 1809-1813
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 317-348).
MÉMOIRES
DU
COMTE DE RAMBUTEAU
1809-1813[1]

Au retour de Wagram, Napoléon, suivant le plan commencé par le divorce et voulant donner plus de prestige à la Cour impériale, fit une grande promotion de chambellans, écuyers, dames du palais, dignitaires de toute sorte. J’y fus compris comme chambellan, et mon beau-frère, Adrien de Mesgrigny, comme écuyer cavalcadour. M. de Sémonville, notre parent par alliance, très lié avec M. de Bassano dont il était le compère dans toutes ses affaires publiques et privées, eut plus de part à cette nomination que M. de Talleyrand, malgré toutes ses promesses. Le retour en faveur de M. de Narbonne, les anciennes notes de Caulaincourt et de Joséphine lors de ma présentation en 1806, y contribuèrent aussi. Il y a des momens où tout réussit sans efforts, et d’autres où tout échoue en dépit des meilleures volontés.

Dans le même temps, je paraissais pour la première fois à une réunion politique : c’était à l’assemblée électorale du département, formée par les principaux propriétaires. Je fus très bien accueilli le premier jour ; le second, on me témoigna quelque mécontentement. En effet, ma famille, son passé, la piété de ma mère semblaient me vouer au parti légitimiste, bien que mon père n’eût pas émigré et eût toujours blâmé l’émigration. Or, je me prononçai sans réserve pour l’Empereur. On m’en fit des reproches. — « Que voulez-vous, répondis-je, mon père m’a laissé un habit de velours ; ce n’est pas sa faute, s’il est usé. Je prends un habit de drap, celui de mon temps. » Je fus nommé à la presque-unanimité du Collège au moment même où l’Empereur me nommait chambellan, sans que ces circonstances eussent pu influer l’une sur l’autre. Ma charge m’obligeait à partir, et pour longtemps. J’aurais vivement désiré emmener ma jeune femme ; mais comment laisser mon père seul, à son âge, après tant de sacrifices faits pour moi, sans parler de dérangemens de fortune qui exigeaient une administration sévère ? Adélaïde se dévoua donc à cette tâche avec courage et tendresse. Grâce à elle, les derniers jours de mon père ont été doux, mon devoir rempli, et bien des affaires garanties.

Mes débuts auprès de l’Empereur furent heureux. Le divorce était consommé. Je regrettai cette bonne protectrice qui m’avait souri dans sa prospérité, et dont le fils avait été bon camarade quand nous nous étions rencontrés à Paris dans notre première jeunesse. L’hiver fut très brillant. Quatre ou cinq fois par semaine, l’Empereur venait passer la soirée chez la princesse Pauline. Comme il voulait du mouvement et de la gaieté, je fus du petit nombre des personnes de sa maison choisies pour ces réunions avec Just de Noailles, Marmier, Sainte-Aulaire, Lagrange, etc., ce qui nous mit plus souvent sous ses yeux. Il était alors fort occupé d’une dame d’honneur de la princesse, Mme Mathis, fille du sénateur Guinimi, maire d’Alexandrie. C’est dans le temps de ces bals et divertissemens que fut donné le ballet des échecs chez M. de Marescalchi, ministre d’Italie. L’Empereur était déguisé en nègre et marchait devant le quadrille en sonnant d’une sorte de trompe. Les deux reines, Mme de Bassano et de Barral, resplendissaient de pierreries. Pour moi, j’étais le cavalier de Mme Pellapra, à qui j’avais fait faire un costume de paysanne mâconnaise et dont l’éblouissante beauté attira vite les regards de l’Empereur. Bausset se chargea de tout. Sa fortune partit d’un bal et d’un déguisement, mais son dévouement à Napoléon ne se démentit jamais, même pendant les Cent-Jours.

Peu après eut lieu le mariage de l’Empereur. J’étais de service extraordinaire auprès de lui. Ainsi, j’assistai à sa réception sous l’Arc de triomphe de l’Étoile, figuré en charpente et en toile tel qu’il existe aujourd’hui, et, par une étrange coïncidence, trente ans plus tard, en qualité de préfet de la Seine, j’ai passé sous ce même Arc, qui me rappelait tant de souvenirs, en conduisant ses cendres de Courbevoie aux Invalides. A la chapelle, j’avais été chargé de placer les cardinaux. Trente-quatre sièges étaient préparés ; il n’en vint que vingt-neuf ; je fis ôter les sièges vides, mais le premier soin de l’Empereur fut de les compter ; il m’appela et me demanda s’il ne manquait personne : je dus lui dire le chiffre. Le soir même, les cinq opposans reçurent défense de se présenter devant lui et de porter leurs insignes. On les appela les cardinaux noirs.

Il est impossible d’imaginer un plus beau coup d’œil que la grande galerie du Louvre avec sa double rangée de femmes et d’hommes en grand costume, depuis les Tuileries jusqu’à la chapelle aménagée dans le grand salon du Musée. Des loges avaient été dressées tout autour sur trois étages. La beauté rayonnait sous les atours. Chacune des reines et des princesses avait voulu se faire un cortège des plus belles personnes : Mmes de Trivulce, de Borroméo, de Lita, de Montecatini, de Garlile Morio, de Papenheim, de Lœwenstein, de Bochals, puis Mmes de Rovigo, de Montebello, de Bassano, de Bouillé, Duchâtel, de Périgord, d’Arenberg, de Schwarzenberg, de Reggio, de Castiglione, d’Abrantès, d’Eckmulh, Foy, Legrand, etc. Les princesses étaient charmantes : Pauline, Caroline, Stéphanie, grande-duchesse de Bade, la reine de Westphalie d’une extrême fraîcheur, la reine Hortense si gracieuse et d’une taille si élégante. La vice-reine était fort belle. Toutes les richesses du monde s’empressaient à les parer, comme toutes les gloires de la France à leur sourire. Comment douter de l’effet d’un pareil spectacle sur une jeune femme timide, fraîche sans être jolie, et toute confuse dans ce tourbillon ? Marie-Louise, que sa première couche a entièrement déformée, était très bien faite, à son arrivée ; elle avait un joli teint et un pied charmant. Sa timidité lui donnait de la grâce, comme si elle demandait d’être rassurée. Elle inspirait tout autour d’elle un mélange de respect et de sympathie, et ces sentimens joints à la toute-puissance lui conciliaient tous les cœurs. Je fus de toutes les fêtes, souvent désigné pour ouvrir les bals, en attendant le commencement de mon service particulier qui prit lieu à un petit voyage à Trianon où l’Empereur conduisait l’Impératrice se reposer d’un commencement de grossesse. C’était en juillet.

Le plus grand bal donné à l’occasion du mariage fut celui de la Garde Impériale à l’École militaire. C’est le seul où l’Empereur nous ait fait porter le costume droit, avec la toque et l’écharpe, sans manteau, tout à fait dans le style de la chevalerie. J’étais du premier quadrille. Une salle immense, mais sans dégagemens, avait été construite à cet effet, et si le même accident eût éclaté qu’à la fête du prince de Schwarzenberg[2], nous eussions presque tous péri. Cette fête en effet fut bien funeste. Heureusement, c’était dans un jardin. De service, ce jour-là, auprès de l’Empereur, et désigné pour la première contredanse, je dansais avec la princesse de Tour et Taxis, sœur de la reine de Prusse, qui épousa dans la suite le prince Esterhazy. Il faisait très chaud. Un coup de vent, précurseur de l’orage, agita la flamme des bougies ; le feu prit à une légère tenture. Le grand Dumanoir, un de mes collègues, s’élança sur la banquette pour l’arracher, et il en vint à bout, mais un petit bandeau de soie qui masquait la jonction du plafond et du panneau continua de brûler. La flamme gagna le plafond peint à l’essence de térébenthine. Ce fut comme une traînée de poudre. Le feu, en un clin d’œil, envahit la salle.

Ma place était auprès de l’Empereur. Je fendis la foule pour le rejoindre. Je ne le trouvai point sur son estrade, mais, en montant sur son fauteuil, j’aperçus dans la presse son petit chapeau, dont il s’était coiffé pour se faire reconnaître. Il avait été prendre le bras de l’Impératrice et l’emmenai par la porte du jardin. Heureux de le savoir en sécurité, je pensai au salut de ceux qui m’entouraient. C’étaient, pour la plupart, des princesses étrangères que je parvins à faire sortir par la porte de sûreté qu’on mettait toujours derrière l’Empereur. La pauvre princesse de Layen, à la recherche de sa fille, voulut rentrer par une autre porte et périt[3]. Avec l’aide du colonel Jacqueminot et de M. Czernicheff, je relevai le prince Kourakine[4] à moitié brûlé dans son habit d’or et d’argent. Inutile de dire tous les sauvetages. Je restai très calme tant que je fus au milieu du danger, mais une fois dans le jardin, je partageai l’émoi général. Toutefois j’étais bien aise d’avoir pu me juger dans un grand péril et faire ainsi l’épreuve de moi-même. L’Empereur reconduisit l’Impératrice jusqu’à la place Louis XV, puis revint chez le prince de Schwarzenberg qu’il ne quitta qu’après lui avoir donné de vives marques de son intérêt. Le lendemain, au lever, il me dit un mot obligeant sur ma conduite, laquelle, me dit-il, avait soutenu l’honneur de sa maison. J’ai vu peu de cérémonies plus tristes que les obsèques de la malheureuse princesse de Schwarzeuberg[5] à qui son dévouement maternel avait coûté la vie. Elle était dans le jardin, mais affolée à la pensée d’une de ses filles qui dansait à l’intérieur, elle avait voulu rentrer et avait été aussitôt écrasée par un lustre.

Quelques jours après, j’étais de service auprès de l’Empereur, à Trianon. Nous allions à Saint-Cyr. Je me trouvais avec le Grand Maréchal du Palais[6] et l’aide de camp dans la première voiture qui précédait Sa Majesté. Soudain se dresse une femme en noir, jetant les hauts cris, et tendant une pétition qu’elle ne voulait pas donner. Sa douleur, ses larmes et la nouveauté de l’impression me frappèrent plus que mes camarades. En descendant de voiture, les fourriers me remirent les placets. Le Grand Maréchal me dit que si je voulais m’éviter l’ennui du dépouillement, je pouvais envoyer le tout au cabinet de l’Empereur où cela était examiné. Je lui parlai alors de la pauvre femme. — « Ah ! me dit-il en souriant, on voit bien que vous êtes un conscrit. Ce zèle de pitié et de sollicitude vous passera avec le temps. Mais je consens à faire à votre place les paiemens au loto de l’Impératrice si vous voulez vous mettre en quête de votre protégée. » Je parvins à la découvrir. Le soir, au coucher de l’Empereur, bien que l’étiquette défendît de lui parler affaires, je lui rendis compte de la pétition : le mari, ancien soldat de l’armée d’Egypte, avait, dans un moment d’ivresse, manqué à son officier, et devait être fusillé à neuf heures, le lendemain. Sa Majesté écouta mon petit rapport avec indulgence, et me répondit : « Si vous y tenez, envoyez un sursis. » Le lendemain, à six heures, on me réveille : le maréchal Moncey demandait à me parler. Je me hâte. Il me dit qu’il veut voir l’Empereur. — « Mais la consigne est formelle ; l’Empereur à cette heure ne reçoit personne ; écrivez-lui, je lui remettrai votre lettre au lever. » Il se fâche, s’emporte, et me traite même légèrement. Je demeure impassible. Alors, il me raconte qu’il vient demander une grâce pour un brave soldat. C’était le condamné ! Je lui dis ma hardiesse de la veille, que j’avais obtenu un sursis, et que je l’avais envoyé au général Hullin. Il me remercie, m’embrasse, et s’en va ravi. Je crois que l’Empereur me sut gré de ma conduite, et surtout de ma politesse envers tout le monde, laquelle n’était pas la vertu première de mes collègues.

Je me souviens d’une autre scène au sujet de Mme de Kéralio, veuve du gouverneur de Brienne au temps où Napoléon y était écolier. Je lui parlai une fois d’elle : « Quand j’aurai un moment à perdre, me répondit-il, vous irez la chercher et vous me l’amènerez. » Nous étions à Saint-Cloud, et, le voyant un jour de bonne humeur, je lui en reparlai et il consentit à la voir. Je courus avec une voiture chercher cette pauvre femme à Auteuil où elle vivait très retirée. Il est impossible d’être plus aimable, plus délicat qu’il ne le fut. Il lui accorda un secours et une pension. Malheureusement, il ajouta : « Vous avez en Rambuteau un bon ami. Adressez-vous à lui si vous avez besoin de moi. » Or, pour mes péchés, elle avait un gendre, et, pendant huit mois, il vint tous les jours, dès sept heures du matin, m’importuner, au point que je dus harceler en sa faveur MM. de Bassano et Mollien. Enfin, ce dernier lui accorda la recette de Mortain qui valait 14 000 francs. Il fut content, et je fus tranquille.

Je devins alors commensal des Tuileries, et choisi tous les trimestres pour le service de Sa Majesté, jusqu’en 1813. Je fus d’abord charmé de cette existence fort distinguée par tout ce qui approchait l’Empereur, ministres, princes, princesses, maréchaux, ambassadeurs, grands officiers, toute une cour à l’affût des regards du maître, et prompte à flairer jusqu’à la plus légère apparence de faveur. Rien ne me plaisait plus que de suivre l’Empereur au Conseil d’Etat, deux fois par semaine. Souvent même je prenais le tour de celui de mes collègues de service, tant j’y trouvais d’attrait, et l’on me cédait d’autant plus volontiers la place que les séances duraient parfois jusqu’à sept ou huit heures du soir. Le colonel général se dispensait presque toujours d’y assister, tandis que l’habitude de m’y voir était si grande que ces messieurs du Conseil se faisaient un plaisir de me raconter la discussion, quand, pour un motif accidentel, je n’avais pas été là. C’était une grande école de gouvernement à laquelle je dois ce que j’ai pu valoir depuis. J’y ai appris à entrer dans l’esprit des affaires, à chercher dans toute mesure l’étroite connexion du principe et des effets, et à ne rien instituer sans cette sûre méthode que j’entendis un jour magistralement formuler par Cambacérès devant le conseil de l’Université. M. X…, homme de savoir et de bonnes lettres avait voulu faire de l’éloquence. L’Empereur, qui n’aimait pas les phrases le laissa aller quelque temps, puis, fit signe à l’Archi-Chancelier de lui répondre : « Monsieur, dit Cambacérès, nous ne sommes point ici à l’Académie ; nous ne sommes que des gens d’affaires et ne devons jamais examiner les questions isolément, mais en considération du but général de notre œuvre, c’est-à-dire du gouvernement que nous servons. Chacun de nos actes est un anneau d’une grande chaîne, qui doit se souder à celui qui précède et à celui qui suit. Le reste est du temps perdu. »

L’intérêt de ces séances, au cours desquelles l’Empereur prenait fréquemment la parole, se prolongeait dans les entretiens du soir où d’ordinaire il admettait le service, et où, la plupart du temps, il causait devant nous, quelquefois avec nous. Il nous jugeait bien ; il avait vite deviné, pour ma part, la sincérité de mon dévouement : aussi fus-je désigné du voyage de Fontainebleau. Mais il y avait alors un an que je vivais loin de ma femme et de mon père, sauf une huitaine de jours, obtenus après les fêtes du mariage ; je demandai donc un congé de six semaines : Dieu sait ma joie de revoir les miens ! A mon retour, je trouvai ma sœur en grand crédit : son mari venait d’être envoyé à Vienne annoncer la grossesse de l’Impératrice, et elle-même d’être adjointe à Mme de Montesquiou[7]. L’Empereur l’avait beaucoup remarquée, mais, sage et discrète, elle avait su résister à ses avances sans blesser son amour-propre. Il l’en récompensa par un intérêt affectueux qui ne s’est jamais démenti.

L’hiver de 1811 fut très brillant. Je fis partie des quadrilles de la reine Hortense et de la princesse Pauline, sans quitter l’Empereur que je suivais partout. Un soir qu’il devait aller au bal chez la reine de Hollande, il fit partir l’Impératrice la première parce qu’il était retenu au travail. A onze heures, il ouvre la porte de son cabinet et me dit : « Rambuteau, vous avez votre voiture ? — Oui, Sire ! — Alors, vous allez me conduire. » Heureusement, ma voiture était très convenable ainsi que mes gens, et je n’en fus pas peu fier.

J’étais de service la nuit du 20 mars où les douleurs prirent à l’Impératrice. Toute la Cour était réunie ; on servait à de petites tables. Je vois encore le cardinal Maury attablé avec le Grand Juge[8], duc de Massa, faisant tous deux fête à une poularde au riz, et plus attentifs au chambertin qu’au bourdon de Notre-Dame. Vers deux heures, la figure assez triste du Grand Maréchal nous donna des inquiétudes qu’il ne chercha point à dissiper. C’est à ce moment que l’Empereur rassura Dubois et lui dit : « Sauvez la mère, c’est votre devoir, et agissez délibérément comme avec la femme d’un épicier de la rue Saint-Denis. » Las de craindre et d’attendre, nous nous étions tous couchés à terre sur les tapis, quand tout d’un coup la porte s’ouvre et l’Empereur se précipite en nous criant ; « Deux cents coups de canon ! » C’était l’annonce du grand événement ! On eût entendu nos cœurs battre. Un instant après, Mme de Montesquiou sortit en tenant dans ses bras le roi de Rome qui nous fut montré à tous. Nous pûmes alors prendre quelque repos, mais bien court, car presque aussitôt le Grand Maréchal m’envoya prévenir que j’étais désigné pour porter la nouvelle au roi de Westphalie. Nicolaï fut à Vienne, Labriffe à Naples, de France à Madrid, et Monnier à Carlsruhe.

Je reçus la lettre de l’Empereur à quatre heures du matin avec quelques instructions de M. de Bassano ainsi qu’une recommandation pour M. Siméon, ministre de la Justice à Cassel et ami de mon beau-père. J’allai comme le vent dans un briska attelé à quatre chevaux avec un courrier en avant. En quarante-huit heures j’étais à Mayence, et en soixante-dix à Cassel. Je fus logé au palais, et traité avec une rare distinction. Jamais je n’ai vu plus charmant parterre de jolies femmes que le cortège de la Reine, ni plus de luxe que dans la maison du Roi. Les uniformes étaient plus brodés d’or que les nôtres d’argent. Je comptai quatre-vingt-douze voitures dans les remises, plus de deux cents chevaux, et partout une incroyable magnificence toujours en éveil. Ainsi, à la grande fête donnée en l’honneur de ma mission, je ne distinguai qu’une jolie personne parmi les dames de la ville : le lendemain elle était dame du palais ! Je fus non moins frappé du château gothique de Lowenbourg, qui a gardé jusqu’à la vie du moyen âge. Pour compléter l’illusion, les gardiens, ainsi que le concierge et toute sa famille, y sont costumés comme au XVe siècle. Le Grand Maréchal m’y donna un déjeuner où nous fûmes servis par les filles du concierge comme au temps de la reine Berthe.

Je fus également invité par le Roi à un très beau déjeuner avec toute sa Cour. Plusieurs fois il me retint à causer dans son cabinet de sa situation personnelle et de la politique de l’Empereur. Je n’ignorais pas ses velléités d’indépendance, et, un jour qu’il m’avait parlé avec humeur de la conduite des généraux français, je lui dis : « Sire, quelque couronne que la volonté de votre illustre frère place sur votre front, le plus beau titre de Votre Majesté sera toujours, aux yeux de l’Europe comme de la postérité, d’être le frère d’un grand homme. Tant que vous consentirez à rester l’instrument de ses desseins, nos maréchaux s’inclineront devant vous ; mais, si vous voulez par intérêt personnel ou politique contredire ses projets, nos simples capitaines se croiront relevés de leur obéissance. » Ma hardiesse ne fut pas trop mal acceptée, et je partis satisfait de ses bontés avec son petit ordre en diamans et son portrait sur une fort belle boîte que la nécessité me fit vendre plus tard. Toutefois, j’étais moins édifié de son entourage. Comme partout, il y avait là, dans les grandes fonctions civiles et militaires, des hommes considérables du pays, plus ou moins ralliés à sa couronne ; puis, des Français qui avaient accompagné le Roi, parmi lesquels, les uns, comme le général Eblé, M. Siméon, M. et Mme d’Esterno, faisaient honneur au nom français, les autres ne cherchaient qu’une occasion de fortune et d’avancement.

J’avais adressé à M. Siméon quelques questions sur la solidité du gouvernement. « Vous verrez, me répondit-il, et vous jugerez vous-même. » Pour cela, il m’invita à un grand dîner avec une partie du corps diplomatique, tous les ministres, le général M…, grand écuyer et ministre de la Guerre par intérim en remplacement du général Eblé revenu en France, et diverses notabilités. Chacun parla avec une extrême liberté. Le général M… me dit : « Vous retournez à Paris, vous êtes bien heureux, Que ne puis-je en faire autant ! Ce damné pays doit me procurer, cinquante mille francs de rentes pour tout l’ennui qu’il me cause : quand je les aurai en poche, qu’il aille au diable, « n’en ai nul souci ! » M. Siméon me serra la main en me montrant les grands seigneurs du pays qui écoutaient ce langage : « Voilà ! me dit-il ; si je vous avais prévenu, vous auriez refusé de me croire ! » Effectivement, je rendis compte de tout cela à l’Empereur, et ce fut l’origine de la disgrâce du général lorsqu’il accompagna le Roi à Paris pour le baptême.

Je revins charmé de reprendre mon service, et je ne l’interrompis qu’une semaine pour aller, avec M. de Narbonme, voir ma femme et mon père que je trouvai baissé, mais sans inspirer d’inquiétudes prochaines ; autrement rien ne m’eût décidé à le quitter. Nous fîmes le voyage en trente-six heures, à l’aller comme au retour. Puis eut lieu le baptême. J’étais de jour auprès de l’Empereur. Quand il prit son fils dans ses bras pour le montrer au peuple, chacun disait : « Les propriétaires ont gagné leur procès ! » et, sous ces mêmes voûtes où, neuf années plus tôt, il avait restauré le culte, où, deux années après, il avait reçu l’onction sainte, tous croyaient aux promesses de l’avenir. Moi aussi je me rappelais ces augustes cérémonies auxquelles j’avais assisté, comme je devais assister à tant d’autres, toutes aussi éphémères. Les fêtes du baptême furent aussi belles que celles du mariage, celle surtout de la princesse Pauline et celle du parc de Saint-Cloud. Ensuite, nous partîmes pour Rambouillet où la Cour passa quelques jours afin de se préparer au voyage de Cherbourg.

J’étais seul de service auprès de Sa Majesté, avec le général comte de Lobau comme aide de camp. C’est de cette époque que date notre amitié. Nous avons passé trois ans ensemble. Il était froid, sec, mais bon, et nous n’avons jamais eu la moindre difficulté. MM. de Courtemer et de Beauvau étaient avec l’Impératrice ainsi que Mme de Montebello, Aldobrandini, de Périgord, de Beauvau, de Canouville ; puis MM. de Saint-Aignan, de Mesgrigny, d’Oudenarde comme écuyers, enfin le prince de Beauharnais, le prince Aldobrandini, le général de Nansouty. Nous fîmes soixante lieues pour arriver à Caen le même jour. Il avait été question de loger à Courtemer, qui est un beau château ; mais mon pauvre cousin Courtemer, craignant l’embarras ou les dégâts, mit plus de soin à esquiver cette faveur que d’autres à l’obtenir. Il assura au Grand Maréchal que le château de Lillers à Tubeuf serait plus commode ; or, quand nous y arrivâmes, il n’y avait pas moyen de loger la moitié de la suite ; il fallut donc pousser jusqu’à Caen, et Courtemer perdit ainsi tout le bénéfice du voyage qui eût dû sûrement lui échoir en sa qualité de personnage normand. Plus habile fut M. de Mathaud qui s’était mis à la tête de la garde d’honneur de Caen, et qui reçut la clef de chambellan peu après.

À Séez, l’Empereur accueillit très mal l’évêque et alla jusqu’à lui dire : « Vos mains sont encore rouges du sang de la guerre civile ! » Le pauvre homme perdit la tête au point de ne pas pouvoir balbutier un mot. Sa Majesté, alors, m’ordonna de mander les grands vicaires pour le lendemain. Lorsque je les annonçai, Lobau me prit à part et me dit : « Monsieur, vous répondez sur votre tête de l’Empereur. Moi, je n’ai rien à voir ici du lever au coucher, mais je ne me fie pas à ces robes noires ; veillez-y. » Je lui répondis que j’avais prié le général Guyot, colonel des chasseurs, de se tenir à portée, et que je resterais à l’audience. Cela ne me paraissait pas bien dangereux ; néanmoins, je fus fort aise quand ils se furent retirés.

À Caen, je revis ma jolie danseuse du ballet des échecs, Mme Pellapra. J’étais chargé du détail des présentations. Le préfet, M. Meschin, m’exprima son désir que quelques-uns des notables de la ville, MM. de Tilly, Blaru, de Séran père et fils et autres fussent reçus par Sa Majesté. Il ne me laissa pas ignorer que M. de Séran fils avait été aide de camp du duc d’Enghien. Je pris les ordres de l’Empereur qui me répondit : « Je recevrai ces messieurs, mais M. de Séran père étant le chef de sa famille, il me suffira de le voir. » Il le fit avec tant de bonté, de grâce et même de séduction qu’ils se retirèrent tous enchantés.

À Cherbourg, l’Empereur, pour se rendre compte des travaux, voulut descendre au fond du port, et j’entends encore l’amiral Decrès lui dire en souriant : « Sire, vous avez quarante pieds d’eau sur la tête ! » L’œuvre est en effet gigantesque ; toutes les parois du grand bassin sont taillées à pic dans le roc vif. Un canot nous conduisit à la batterie placée sur la digue ; la mer était assez houleuse ; l’Empereur n’ayant pas le pied marin s’appuyait au collet de mon uniforme et, comme il bruinait un peu, il prit un parapluie des mains d’un page en me disant d’abriter l’Impératrice. Je parvins tant bien que mal à garder mon équilibre, mais j’avoue que je fus bien aise d’aborder à la jetée où nous fûmes reçus par une décharge de douze cents pièces de canon. Nous visitâmes plusieurs vaisseaux de ligne, notamment l’Orient où l’on tira une salve pendant que Leurs Majestés se trouvaient dans l’entrepont, ce qui impressionna vivement toutes les dames. Elles le furent bien davantage quand le canot impérial passa sous le vent des batteries, à courte portée.

Le voyage n’offrit du reste aucun incident. Entre Cherbourg et Querqueville, nous vîmes une femme en deuil, à genoux avec ses deux enfans sur le bord de la route, et tendant une pétition à laquelle était épinglée une croix de la Légion d’honneur : c’était la veuve d’un brave officier que l’Empereur avait connu en Égypte. Je lui remis quarante napoléons ; elle reçut ensuite une pension, et ses fils furent admis dans un lycée. J’avais toujours un ou bien deux rouleaux d’or à distribuer ; quand ils étaient épuisés, je donnais ma note à Méneval qui les remplaçait. J’avais en outre un sac rempli de bagues, épingles, tabatières pour laisser des souvenirs de la gratitude impériale partout où nous recevions l’hospitalité.

A Saint-Cloud, une triste nouvelle m’attendait : je venais de perdre mon père. Ce digne vieillard s’était éteint dans les bras de ma femme, avec autant de sérénité qu’il avait vécu. « Ce n’est pas la mort, qui m’inquiète, nous disait-il souvent, c’est la première couchée ! » Il avait la foi sincère, l’aimable tolérance, la bonté souriante des belles âmes, et il avait vieilli comme ces vins généreux qui se dépouillent sans rien perdre de leur force ni de leur parfum. J’ai dit sa tendresse pour moi. Je veux la redire : ma jeunesse lui doit trop pour jamais l’oublier. Comme ce temps est loin, mais combien chers et émus sont toujours mes souvenirs ! Je me vois encore à Paris dans cette vie légère sinon dissipée que je menais avant mon mariage et que je devais à son indulgente générosité ; je lui écrivais trois fois par semaine ; j’accourais à son premier appel ; je ne manquais jamais de venir lui donner le bras à la procession de la Fête-Dieu de son village, et je passais tous les ans auprès de lui cinq ou six mois d’une existence douce et reposée, vie innocente où l’on répare tête, santé, fortune et cœur. Je travaillais une partie de la matinée ; l’après-midi nous nous promenions dans nos grands bois ; puis je faisais son piquet, et le soir à neuf heures sonnantes, j’allais veiller dans la bibliothèque. Il me comblait d’attentions. Bien qu’il observât strictement les jours maigres, il insistait pour que j’eusse une bonne poularde ou des perdreaux, sous prétexte que Paris m’avait débilité. Il fut aussi bon, aussi attentionné pour ma femme, sa fille d’adoption, qui nous remplaçait près de lui. Il avait compris que son grand sens sauverait notre fortune, tandis que son père assurerait ma carrière auprès de l’Empereur. Il mourut dans l’espérance qu’elle allait me donner un fils que Sa Majesté eût tenu sur les fonts, que son grand-père de Narbonne eût adopté, et qui eût été élevé sous les yeux de ma sœur avec le Roi de Rome. Six semaines après, elle accoucha d’une fille. Que de rêves évanouis ! mais depuis, combien d’autres se sont évanouis encore !

A peine me laissa-t-on le temps de pleurer mon père : je fus bientôt rappelé pour être du voyage de Compiègne avec mon beau-père que, depuis cinq ou six mois, il était question d’attacher de plus près à l’Empereur. La cour de Vienne le réclamait avec insistance pour ambassadeur depuis son entretien avec l’empereur d’Autriche au sujet du mariage, mais Napoléon et surtout M. de Bassano tenant à M. Otto, on voulut le dédommager par une haute situation. On songea à le faire Grand Maître de la maison de l’Impératrice ; Duroc le désignait ; l’expérience, disait-il, avait démontré combien M. de Beauharnais, chevalier d’honneur, et le prince Aldobrandini, premier écuyer, étaient peu capables de ces délicates fonctions. On pouvait en dire autant de la duchesse de Montebello, qui ne pensait qu’à jouir de son intérieur et de ses relations privées, sans cesser toutefois d’être fort jalouse de la confiance de l’Impératrice et de son crédit personnel. Tous ces choix avaient été faits par l’Empereur dans le but de ne rencontrer ni une objection, ni une apparence de volonté autour de sa femme ; mais, après s’être bien assuré de leur parfaite obéissance, il avait reconnu leur non moins parfaite incapacité. Duroc de son côté ne trouvait personne sur qui se reposer, en son absence, de la direction de la Maison Impériale, et surtout de la conduite de l’Impératrice que l’Empereur, dans ses longues et lointaines campagnes, ne pouvait plus diriger comme il l’avait fait depuis son mariage.

Il est certain que l’influence que M. de Narbonne n’eût pas manqué de prendre sur l’Impératrice se serait marquée dans les destinées de la France. La Providence ne l’a pas permis, malgré le désir de Napoléon, les conseils de Duroc et l’agrément du prince de Schwarzenberg, ambassadeur d’Autriche. L’entourage de Marie-Louise s’était ligué pour écarter celui en qui chacun voulait voir non pas un sage tuteur de Sa Majesté, mais un chef et un rival dangereux. On décida Marie-Louise à braver sa timidité pour aller se jeter aux pieds de son mari et le supplier de lui épargner ce chagrin. Vainement il insista avec une affectueuse confiance ; il ne voulut pas la contraindre. Il fit alors appeler M. de Narbonne et lui dit : « Puisque l’Impératrice ne veut pas de vous, je vous prends pour moi ; nous ne nous en trouverons pas plus mal, ni l’un ni l’autre ; tant pis pour elle si elle n’a pas su vous apprécier. » Puis il lui proposa d’être un de ses aides de camp en attendant qu’il pût disposer d’une grande charge, et il ajouta : — « Narbonne, vous n’avez pas de fortune ? — Non, Sire, je n’ai que des dettes. — Eh bien ! je vous donne deux cent mille francs pour les payer. » Avant de le congédier, il lui parla de son passé, de sa famille, de la duchesse sa mère : — « Elle ne m’aime point, n’est-ce pas ? » Mon beau-père avait la repartie heureuse. — « Non, Sire, répondit-il, elle n’en est encore qu’à l’admiration[9]. »

Pendant le voyage de Compiègne, je fus chargé d’une modification dans l’étiquette. L’Empereur me dit un matin à son lever : « Personne ne doit être égalé à l’Impératrice ; dorénavant, vous ferez disparaître tous les fauteuils, hormis le sien et le mien. » Comme les reines d’Espagne, de Naples, de Hollande et la princesse Pauline étaient du voyage, je témoignai quelque incertitude. « Faites, me dit-il : Mme de Rambuteau et Mme la reine de Naples, c’est la même chose. » Toutefois, sur mon observation qu’on pourrait au moins marquer quelque nuance, car les dames du palais étaient parfois obligées de se contenter de plians et de banquettes, il consentit à ce que des chaises fussent réservées pour les princesses. Je courus leur faire part de ces ordres et m’excuser à l’avance de leur exécution. Le soir, les reines d’Espagne et de Hollande se placèrent sur leurs chaises sans paraître y prendre garde. La reine de Naples me dit brusquement : « Monsieur, où est donc ma place ? » Je la lui montrai en ajoutant : « Ordre de l’Empereur ! » Elle me fit la grimace tout le reste du voyage. — Je fus aussi chargé des spectacles, et un soir que Mme Festa refusait de chanter, après avoir essuyé patiemment sa mauvaise humeur et voyant mes instances inutiles : « Madame, lui dis-je, on ne désobéit pas à l’Empereur ou l’on va coucher en prison. Je serais au désespoir de vous y conduire, ne pouvant vous tenir compagnie. » Elle rit et chanta comme un ange.

Napoléon vivait fort retiré. Sauf les jeudis et dimanches où il y avait des réunions, il travaillait toute la journée. A cinq heures, il faisait régulièrement une promenade en calèche. De temps à autre, il criait : « à droite, » « à gauche, » et les postillons tournaient aussitôt dans des chemins souvent impraticables. Parfois, il partait à sept heures du matin pour Rueil ou Courbevoie ; il passait deux ou trois heures à choisir lui-même des sous-officiers dans la Garde pour les envoyer en Espagne. D’habitude, il quittait son épée qu’il me remettait, et je le suivais dans les rangs. Il interrogeait aussi bien le soldat que le capitaine, et faisait prendre note de ses décisions.

Toutes les semaines, le Conseil d’État tenait une ou deux séances dans la grande salle qui, depuis, a servi de billard. Il y avait au plafond un beau tableau de Proud’hon, La Sagesse ramenant la Vérité, qui donnait des distractions à ces messieurs, et, sur la cheminée un portrait de Bonaparte passant le Saint-Bernard sur un cheval pie. Ce n’était point une fantaisie de l’artiste, car ce cheval vivait encore dans une des sections du parc, et deux ou trois fois pendant l’été, l’Empereur allait le flatter et lui donner du pain. C’est dans ce local que j’assistai un jour à une grande discussion sur la garde nationale et l’organisation des cohortes. M. Malouet prétendait qu’il n’y avait là qu’une conscription déguisée. L’Empereur se fâcha : « Vous croyez, monsieur, que je veux finasser, dissimuler mes projets, mes actions, et imposer au pays des sacrifices inconnus ! Détrompez-vous ; je connais mieux la France et je lui rends justice. Si jamais la fortune devait me trahir, si jamais surgissaient des critiques, loin de cacher mes pertes, loin de réduire mes demandes, j’irais jusqu’à les exagérer. La France n’hésiterait pas à me donner son dernier homme et son dernier écu. » Tout le vingt-neuvième bulletin de l’année suivante était dans ces mots fatidiques. Une autre fois qu’il s’agissait aussi de la garde nationale, et que la discussion commencée à trois heures continuait encore à sept, sans qu’il y eût pris grand’part, il s’écria tout à coup : « Messieurs, la garde nationale, c’est la providence des boutiques ! c’est en armant la canaille qu’on fait les révolutions ; c’est en armant la propriété qu’on les prévient. Quand vous voudrez faire une bonne loi, ayez toujours cela présent à l’esprit. »

Je me souviens également d’une séance où il était question de la noblesse qu’il avait créée. Il parla longuement : « En révolution, on ne détruit que ce qu’on remplace ; ce qu’on supprime sans le remplacer n’est pas détruit pour autant. En abolissant les titres et les privilèges, vous avez cru avoir fait beaucoup, et vous avez seulement grandi les noms historiques sans rien mettre à la place. Qu’importe à un Montmorency, un La Rochefoucauld d’être comte, duc ou marquis ? Leur nom leur suffit. Mais un titre leur donne un égal. Aussi, quand j’ai titré mes maréchaux ; quand je les ai anoblis du nom de leurs victoires ; quand j’ai récompensé tous les brillans services, toutes les illustrations ; quand j’ai donné aux grandes familles une noblesse nouvelle pour les attacher à ma personne sans leur rendre celle qu’elles avaient autrefois, afin de leur bien montrer que, sous moi, il n’y avait qu’une même source, qu’une seule origine ; quand, fidèle à l’égalité dont on est si fier en France, tandis que la liberté est une affaire de caprice, fidèle, dis-je, à l’égalité non qui abaisse mais qui élève, j’ai permis à chacun d’arriver à tout, de partout, sans pouvoir dire à celui qui vient derrière « Tu ne monteras pas plus haut ! » j’ai fait une chose populaire parce qu’elle consacrait l’égalité du départ : talent, courage et fortune décident du reste. »

Toutes ces séances, et bien d’autres restées dans ma mémoire, témoignent combien Napoléon avait la fibre du peuple, à quel point il connaissait la nation et quel parti il savait en tirer. Souvent il répétait qu’il avait une grande mission, celle d’opérer la transition entre le passé et l’avenir. « Je n’ai détrôné personne, disait-il, j’ai trouvé la couronne dans la boue et je lui ai rendu son éclat en la plaçant sur ma tête. » Il aimait à repasser par la pensée ses diverses destinées. « J’ai fait, nous disait-il un soir, la plus grande fortune que puisse mentionner l’histoire. Eh bien, pour laisser le trône à mes enfans, il faut que j’aie été le maître de toutes les capitales de l’Europe ! »

Je ne saurais rapporter tous ses mots, tous ses entretiens qui me reviennent par bouffées. Une fois, toujours au Conseil d’État, où l’on discutait des règlemens pour l’Université, il dit : « C’est un grand moyen de gouvernement que les préjugés, et on en a beaucoup trop détruit ; je voudrais bien, pouvoir en créer quelques-uns : c’est la monnaie de plus d’une vertu. Quel malheur que toute corporation religieuse soit dépendante d’un souverain spirituel étranger ! S’il pouvait en être autrement, dès demain je remettrais à des Congrégations toute l’éducation de la France. Jamais vous ne trouverez dans l’Université autant de traditions, d’esprit de corps, de zèle, de dévouement, de bienveillance à si bon marché I »

Je me rappelle aussi la sortie foudroyante qu’il fit un jour à Portalis. J’avais remarqué qu’en se rendant à la séance, il avait l’air préoccupé et mécontent. A peine assis, il éclata : » Que penseriez-vous, messieurs, d’un homme qui, investi de la confiance de son maître, appelé dans ses conseils pour l’éclairer, lui soumettre en chaque chose ses doutes et ses objections, ferait cause commune avec ses ennemis, recevrait la confidence de trames coupables, deviendrait le dépositaire des projets les plus graves d’un souverain étranger, et leur donnerait l’appui non seulement de son silence, mais encore de son concours ? M. Portalis, c’est vous que je dénonce à vos collègues : répondez ! Avez-vous connaissance du bref du Pape qui excommunie l’Empereur ? lui avez-vous donné créance ? l’avez-vous colporté au lieu d’en garder le secret ? Ces messieurs seront vos juges ! » Portalis resta atterré ; à peine put-il balbutier quelques excuses et protester de ses bonnes intentions ; tout le Conseil était interdit. L’Empereur ajouta : « Retirez-vous, monsieur, vous êtes indigne de ma confiance ; votre excellent père est bien heureux d’être mort ; votre conduite l’aurait tué, et c’est encore sa mémoire qui vous protège contre ma juste colère. »

Toutes les séances n’étaient pas si tragiques. Quand la réglementation des polders de la Belgique et de la Hollande vint en question, on discuta plus de trois heures sans parvenir à déterminer la participation de l’Etat, les cotisations, les attributions des conseils de surveillance, etc., car il s’agissait d’intérêts financiers considérables, et le Trésor pouvait être fortement engagé. Plusieurs fois l’Empereur s’était penché vers Cambacérès qui, avec son admirable sang-froid, lui répondait : « Que voulez-vous ? Ils n’ont pas le sens commun ! » A la fin, Napoléon lui dit : « N’avez-vous pas parmi vos jeunes gens quelqu’un qui ait été sur les lieux et qui connaisse bien l’affaire ? — Oui, Sire, il y a le petit Maillard que voici. » L’Empereur lui dit : « Monsieur Maillard, levez-vous, » et avec sa précision habituelle, il lui posa une série de questions sur les origines de l’exploitation, les travaux, les usages, les règlemens successifs, etc. Maillard, un peu embarrassé au début, reprit bientôt son assurance, répondit à tout modestement, fit toucher du doigt les dangers des mesures projetées, montra les avantages des pratiques anciennes et le moyen de les concilier avec notre système administratif, si bien qu’il eut un plein succès. L’Empereur le félicita, et, le lendemain, le nomma maître des requêtes en service ordinaire, ce qui était alors une fortune. Jamais on n’a su comme lui distinguer le mérite et mettre la main sur des hommes.

Il parlait en général froidement, avec quelque chose de brusque, toujours d’une manière expressive ; mais, parfois, il s’échauffait et atteignait à la grandeur. Jamais je ne l’ai plus admiré que dans une délibération à l’effet de déterminer la situation des Français autorisés à servir à l’étranger. Il dit que nul ne pouvait rompre irrévocablement avec sa patrie ; que les souvenirs, les parentés, la langue, les communautés de toutes sortes qui constituent l’indigénat ne permettaient ni à eux-mêmes ni au pays de briser le lien initial ; qu’il fallait donc le maintenir et le consacrer soit par le droit de rappel, soit par des peines sévères au cas où la guerre éclaterait entre les États ; et qu’enfin ces principes obligatoires de nationalité s’étendaient jusqu’aux princes montés sur des trônes qui, en dépit de leur couronne, demeuraient aux yeux de la France des citoyens français.

Dans nos rapports avec l’Empereur, la consigne était inflexible. Ainsi, pendant le séjour à Saint-CIoud, l’Impératrice qui s’ennuyait souvent et qui l’importunait parfois dans son travail, vint un jour au salon de service où je me trouvais seul avec le maréchal Bessières et me pria de l’annoncer. Je le fis ; l’Empereur la reçut aussitôt. Mais, le soir, il me dit : « Il n’est pas convenable que l’Impératrice arrive chez moi par votre salon. Si elle se présentait de nouveau, je vous défends de l’introduire. » Il ne faisait d’exception pour personne, pas même pour lui. J’avais reçu du ministre de la Guerre l’ordre de faire entrer les aides de camp de Masséna, qui commandait alors l’expédition de Portugal, et tous apportaient de mauvaises nouvelles, positions évacuées, marches en retraite… Au quatrième ou cinquième, il s’emporta, et, s’en prenant à moi, il me demanda de quoi je me mêlais d’introduire des estafettes, si j’étais ministre de la Guerre, que j’oubliais mon devoir, et que ce n’étaient pas mes fonctions mais celles de l’aide de camp ; puis, il appela brusquement le général comte de Lobau. Celui-ci l’écouta tranquillement et répondit avec un calme parfait : « Sire, je ne connais que la consigne : du lever au coucher, tout regarde le chambellan ; du coucher au lever, tout regarde l’aide de camp. Changez vos ordres, sinon, il peut en arriver cinquante, je n’en annoncerai pas un : c’est l’affaire de Rambuteau. Maintenant, comme Votre Majesté m’a donné du travail, je retourne à mes occupations. » L’Empereur ne dit mot. Cinq ou six fois dans la journée, je fus dans son cabinet pour la besogne courante, et non sans être rabroué. Le lendemain, il vint à moi très gai, me prit les deux oreilles et me dit affectueusement : « Eh bien, es-tu encore fâché ? Allons, tu m’es attaché, tu sers bien, je suis content de toi. » Il me donna deux petites tapes sur la joue et parla d’autre chose. C’est la seule fois qu’il m’ait brusqué pendant plus de trois ans que j’ai été attaché à sa personne. Il était bon ; tous ceux qui l’approchaient l’ont éprouvé, poli envers nous jusque dans les moindres détails. Ainsi, quand il avait besoin de nous, plutôt que de nous appeler ou de nous sonner, il nous faisait avertir par le gardien du portefeuille, ou venait lui-même ouvrir la porte de son cabinet.

Aux Tuileries, en rentrant du Conseil d’État qui se tenait dans le salon latéral à la chapelle, il traversait les grands appartemens et la galerie de Diane. En chemin, il causait de la séance ou de ce qu’il avait à faire. Le soir, quand le travail s’était prolongé, nous trouvions la table servie quelquefois depuis plus de deux heures, et il me plaisantait sur mon dîner plus brillant que le sien. Je l’assurais, en toute sincérité, que la vue de onze ou douze valets de pied pour moi seul me faisait hâter et m’empêchait de savourer tant de bonnes choses. Je me rappelle une truite du lac de Genève de quarante livres envoyée par le maire et qui nous fut servie parce qu’elle était trop grosse pour sa table. C’est au bout de la galerie de Diane que la nôtre était mise, à douze ou quatorze couverts. Nous étions deux ou trois les jours de Conseil, et j’étais seul si la séance avait fini tard. L’Empereur déjeunait sur un simple guéridon. On lui apportait habituellement du mouton braisé ou grillé, un poulet à la poêle, quelquefois du poisson, un plat de légumes, du fruit et du fromage, toujours du chambertin. Il dînait tous les jours en tête à tête avec l’Impératrice, sauf le dimanche où il donnait son dîner de famille : jamais de convives à moins de tête couronnée. En revanche, les jours de chasse, il y avait au rendez-vous un grand déjeuner auquel les invités et le service étaient admis : c’était pour lui une occasion de faire politesse aux personnages d’importance.

Il lui arrivait fréquemment de travailler dix, douze, quinze jours de suite sans relâche ; puis il me disait : « J’ai les jambes enflées ; vous voyez qu’il me faut de l’exercice, écrivez à Berthier. » Il fatiguait six ou huit chevaux, se mettait au bain en rentrant, y dînait, se couchait, dormait sept heures et recouvrait des forces pour une semaine.

Dans les voyages, à Fontainebleau, Trianon, Compiègne, Rambouillet, une vingtaine de personnes étaient priées chaque jour à sa table. La dame d’honneur, le Grand Maréchal, le colonel général présidaient celles des invités du voyage ; les souverains, s’il s’en trouvait, avaient les leurs auxquelles ils invitaient à leur gré, ou bien dînaient à celle de l’Empereur. Mais, à l’ordinaire, outre la table de service, il y en avait plusieurs autres. La première, pour le Grand Maréchal qui y déjeunait presque tous les jours, et à laquelle la dame d’honneur, les dames de l’Impératrice, les chambellans, écuyers, préfets du palais, le colonel général et l’aide de camp étaient seuls admis. La seconde était pour les colonels de la Garde, les officiers d’ordonnance, pages, etc. Il est impossible de tenir une grande maison avec plus d’ordre que le Grand Maréchal. Nos valets de chambre ne recevaient des bougies neuves que sur présentation des bouts brûlés. On n’allumait pas de feu dans les pièces avant le 1er novembre. Nos tables étaient splendidement servies, mais au salon nous ne pouvions demander que des boissons fraîches, du madère et des petits pains. Pas un fruit, pas un biscuit, pas une tasse de thé, café ou chocolat. Aussi était-ce une vraie partie de plaisir que d’organiser chez les dames du palais une petite collation. L’une mettait le pot-au-feu, l’autre apportait un jambon ou un pâté de foie gras ; chacun voulait y aller de son plat, et l’on s’abstenait de toucher au bon dîner de l’Empereur pour faire un pauvre souper qui avait la saveur du fruit défendu.

Napoléon ne dépensait que vingt mille francs pour sa garde-robe ; encore se fâchait-il quand le chiffre était dépassé. Il portait toujours des bas de soie même avec ses bottes, à cet effet richement doublées. Il ne quittait guère l’uniforme de colonel des chasseurs de la Garde, sauf dans les chasses à tir ou à courre où il prenait la tenue de rigueur, mais toujours avec la redingote grise comme pardessus. Il fallait les plus grandes cérémonies pour qu’il endossât le costume impérial. Il était resté fidèle à son petit chapeau, et le prince de Neuchâtel[10] seul avait le privilège d’en porter un semblable. La Cour était toute militaire. Quand il exigea que les maréchaux et généraux missent en dehors du service de riches habits brodés et des dentelles, beaucoup s’y trouvèrent fort empruntés. Berthier fit même faire son uniforme de connétable en velours sans broderies. J’ai entendu l’Empereur dire à Mme la duchesse de Montebello qui s’étonnait de cette étiquette : « Madame, sous une monarchie, il doit y avoir des situations indépendantes du grade ou de la fortune. Ainsi, votre fils sera duc de Montebello, et, comme tel, il aura ses entrées à la salle du trône, fût-il colonel ou même capitaine, tandis que les capitaines ne pourront pas venir à la Cour et que les colonels ne passeront pas la Salle des Maréchaux. Vous voyez donc qu’il faut autre chose qu’un uniforme, puisqu’il y a des rangs spéciaux. » Les princes-cardinaux, les grands aigles, les ducs, les maréchaux, les grands officiers, le service d’honneur, les ambassadeurs entraient dans la Salle du Trône. Les sénateurs, les conseillers d’État, les généraux de division, les maisons de l’Empereur et des princes, les ministres plénipotentiaires, les premiers présidons des cours de justice, entraient dans la Salle de la Paix. Les députés, les généraux de brigade, les préfets, l’Institut, les maires des trente-six bonnes villes de France, entraient dans le Salon bleu. Tout le reste s’arrêtait à la Salle des Maréchaux.

Chaque dimanche, en allant à la messe, l’Empereur, précédé de sa maison, passait tout droit ; en revenant, il s’arrêtait sur tout le trajet, et parlait à l’un ou à l’autre selon qu’il voulait récompenser ou punir. Un jour, à Saint-Cloud, il avise un colonel qui, soumis à l’inspection du général Charles de Lameth rappelé récemment au service, l’avait traité avec une légèreté presque insolente. « C’est vous, monsieur, lui dit-il, qui vous permettez de juger mes actes, de contrôler mes choix et de désobéir à votre chef ! Il n’a eu qu’un tort, c’est de ne pas vous faire arrêter de suite et passer au conseil de guerre. Il n’y a pas d’armée sans discipline. Vous y avez manqué : je vous retire votre régiment. Rendez grâce à vos services antérieurs si je ne me montre pas plus sévère et si j’use d’indulgence envers vous. » Son ton tranchant était terrible, mais cette volonté si impérieuse n’était pas moins délicate à récompenser d’un mot, d’un geste, d’un sourire, d’une question discrètement posée qui prouvaient combien sa mémoire était fidèle, et qui valaient tous les encouragemens.

Ses colères duraient peu, surtout avec ses soldats qu’il choyait et auxquels il réservait ses caresses, ses familiarités, ses plaisanteries, et dont il était fier jusque dans leurs incartades toujours marquées au coin de la valeur. En 1812, M. de Mesgrigny, mon beau-frère, écuyer de service, accompagnait son carrosse en galopant à la portière, quand un ancien officier vendéen s’approcha avec une pétition qu’il refusa de lui remettre et qu’il prétendait donner à l’Empereur lui-même. Repoussé assez vivement après plusieurs avis, il se retira, mais, le lendemain, il vint demander raison à M. de Mesgrigny en sa qualité de gentilhomme. Mon beau-frère consulta M. de Narbonne, qui consentit à lui servir de témoin. La rencontre eut lieu, et Mesgrigny fut légèrement blessé. L’Empereur parut d’abord très irrité. Il manda M. de Narbonne et lui dit sèchement : « Depuis quand, monsieur, mes officiers jouent-ils au paladin ? — Sire, depuis qu’ils sont aussi jaloux de l’honneur de votre maison qu’ils l’étaient autrefois de celui de leur nom et de leur épaulette ! » L’Empereur ne sévit pas : le Vendéen obtint même un léger emploi.

Ce duel m’en rappelle un que M. de Narbonne avait eu dans sa jeunesse et qu’il aimait à conter. Il était alors fort amoureux de la marquise de Coigny et avait pour rival malheureux M. d’Houdetot. Un soir qu’il sortait de chez elle, tenant encore à la main une rose qu’elle venait de lui donner, M. d’Houdetot s’avança sur lui et, sans plus d’explication, l’obligea à dégainer. Ne voulant pas lâcher sa fleur, il la mit à ses lèvres, mais dans l’ardeur du combat, elle lui échappa. Tout en parant, il se baissa pour la ramasser, et ce mouvement imprévu trompa son adversaire dont l’épée passa par-dessus son épaule, si bien qu’il s’enferra lui-même proprement. Il en eut pour six mois de lit, tandis que M. de Narbonne devait la vie à sa fleur.

Je reviens à l’Empereur : sa bonhomie n’altérait jamais sa dignité. « Avec vous autres Français, nous disait-il un soir, il faut toujours se tenir à distance : si l’on vous permet de toucher la main, vous montez sur les épaules ! » mais cela sans morgue ni hauteur ; il était simple et bon, il aimait le peuple autant qu’il détestait la populace ; la canaille seule le trouvait sans pitié. Ainsi, en 1811, il y eut à Caen une émeute assez violente à propos des grains. Il envoya sur les lieux un de ses aides de camp, le général Durosnel, alors premier inspecteur de la gendarmerie. J’étais présent à ses instructions : « Faites bonne et prompte justice ; quelques exemples rapides préviendront les pires nécessités. Les femmes croient toujours à l’impunité de leur sexe, ce qui les place au premier rang dans les séditions ; n’ayez pour elles aucun ménagement ; qu’elles comparaissent devant la justice prévôtale ; si elles sont condamnées, faites-les fusiller comme les autres ! » et trois le furent effectivement.

Nous eûmes la même année à Saint-Cloud la première des États de Blois de M. Raynouard, que Napoléon avait voulu entendre avant d’en autoriser la représentation. Le soir, au coucher, il l’interdit. Il parla longtemps de la pièce et des faits historiques. « Henri III, dit-il, s’était laissé acculer dans une impasse, et l’auteur a prouvé que sans le meurtre, la quatrième dynastie eût alors commencé ; mais il est inutile de remuer l’opinion par de semblables tableaux. » Quelques jours après vint l’affaire du discours de M. de Chateaubriand à l’Académie. Ce fut M. Daru qui en parla le matin à l’Empereur. Celui-ci toute la journée en parut préoccupé ; le soir, il y avait spectacle : il congédia rapidement l’audience du coucher où l’assistance était nombreuse, puis, resté avec le service, il entreprit M. de Ségur, Grand Maître des Cérémonies, membre de l’Académie et de la Commission, en lui reprochant de ne pas l’avoir prévenu :

« Messieurs les gens de lettres, messieurs les auteurs, dit-il, vous cherchez partout des sujets dramatiques ; il vous est bien indifférent de troubler un pays, de raviver les discordes pour vous faire un succès et quelque renommée ! Mais moi qui suis chargé d’une lourde responsabilité, qui dois calmer les haines, endormir les souvenirs, pousser tous les talens au service du pays ; moi qui ne leur demande pas ce qu’ils ont fait mais ce qu’ils sont prêts à faire moi qui les mène entre deux murs de granit avec de grandes récompenses en avant et le fouet à qui recule par derrière, vous croyez que je vais vous laisser détruire mon œuvre, souffler les dissensions et réveiller les guerres civiles, tout cela pour des effets littéraires ! Détrompez-vous. Vous parlez de la mort de Louis XVI ! Qui touche-t-elle plus que l’Impératrice dont ces gens-là ont tué la tante ? Et quand, surmontant les plus légitimes répugnances, j’ai obtenu d’elle de les faire taire ; quand les premières personnes que j’ai fait jouer avec elle, c’est Fouché, c’est Cambacérès ; quand je donne de tels gages à la pacification du pays, vous venez ressusciter le passé et vous mettre en travers de mes efforts ! Monsieur de Ségur, vous auriez dû m’avertir. Il faut que je sache tout. Si le discours avait été prononcé, j’aurais sévi impitoyablement. Ou il sera modifié, ou M. de Chateaubriand ne sera pas reçu[11]. »

Il parla longtemps ; personne n’osait ouvrir la bouche. Nous n’étions que sept autour de lui. Le lendemain, je devais aller à Paris, mais en sortant je prévins le Grand Maréchal que je renonçais à ma course parce que cette conversation serait sûrement répétée, et qu’étant le plus petit, je porterais la peine des indiscrétions. En effet, le lendemain, Savary vint avertir l’Empereur que ses paroles étaient déjà divulguées. Ses soupçons, comme je m’y attendais, tombèrent sur moi ; il fallut pourtant chercher ailleurs puisque je n’avais pas quitté le palais. On s’enquit et l’on apprit que M. de Rémusat[12] avait tout conté à sa femme, laquelle s’était empressée d’en informer Chateaubriand. J’ai gardé beaucoup de reconnaissance au Grand Maréchal qui me conserva toujours sa bonté et sa confiance.

Pendant tout l’hiver de 1812, je fus de service auprès de l’Empereur. M. de Narbonne était aide de camp, mon beau-frère écuyer, ma sœur sous-gouvernante du Roi de Rome. Nous logions tous les quatre côte à côte dans le corridor noir. Presque tous les soirs, Sa Majesté faisait entrer le Service chez l’Impératrice et causait avec nous : parler était pour lui une distraction, voire un besoin, mais il lui fallait toujours de graves sujets. Une fois, il s’agissait de Louis XVI, de sa probité, de ses bonnes intentions, de sa faiblesse à prendre un ferme parti, et l’un de nous estima que si, au début, il avait su frapper certaines têtes, il aurait sauvé la sienne et la monarchie. L’Empereur dit : « Ce n’est pas parce que le Roi eût fait disparaître quelques-uns de ses ennemis qu’il eût détourné l’orage ; d’autres les auraient remplacés. Lorsqu’une révolution est mûre, il se trouve toujours des hommes pour accomplir ce que les premiers ont entrepris. La vraie raison, c’est qu’en révolution la grande majorité est composée de poltrons qui cherchent où est la force pour s’y rallier et y trouver appui. Si Louis XVI avait eu le courage d’oser, il aurait fait croire à sa résolution et à sa force, et il aurait pu faire lui-même la part des idées nouvelles, car il n’y a que la force qui puisse se montrer généreuse. En politique, il faut quelquefois faire un pas de plus que l’opinion ; on se met ainsi à sa tête, et on la conduit où l’on veut. Si l’on se laisse au contraire traînera sa remorque, on fait le même chemin, et l’on va même plus loin qu’on ne serait allé. »

Une autre fois, Louis XIV était sur le tapis ; l’Empereur s’intéressait visiblement aux premières années de son règne ; je crus devoir rappeler que Louis XIV, dans ses Mémoires, avait rendu un pieux hommage à le Reine mère pour avoir défendu l’autorité royale pendant sa régence, et vaincu la Fronde en ne cédant ni au peuple, ni au parlement, ni aux princes. Il s’empara de ce souvenir qu’il paraissait chercher et en parla longtemps, avec de claires allusions à l’Impératrice dont on commençait à prévoir la régence pendant son absence. Dans tous ces entretiens, il nous laissait causer librement et s’exprimait lui-même avec beaucoup d’abandon et de liberté.

Je ne fus pas du voyage de Hollande, sans doute parce que, à ce moment, l’Impératrice n’avait point voulu de mon beau-père pour Grand-Maître de sa maison. Je ne fus pas non plus du voyage de Dresde ; voici pourquoi : c’est bien le cas de dire que les petites causes ont souvent de grands effets. J’étais en relations avec Mme de Bassano, et je tâchais de cimenter l’amitié de M. de Narbonne avec son mari, toujours par défiance à l’égard de Talleyrand. Un matin, Mme de Bassano me dit : « L’Empereur veut emmener Talleyrand à Varsovie ; mais c’est un grand secret ; il lui reproche de faire des affaires de tout, et si l’on peut savoir qu’il est du voyage sans que cela vienne de nous, cette indiscrétion peut tout rompre. » Je me chargeai d’ébruiter innocemment le projet. En effet, le soir même en jouant au billard avec Bubna, l’âme damnée de Metternich, Nesselrode et Czernicheff, ces messieurs ne manquèrent pas de me parler de la liste du voyage qui était déjà connue et dont je faisais partie. Sans avoir l’air d’y attacher la moindre importance, je nommai négligemment M. de Talleyrand.

Le lendemain son nom circulait sur toutes les lèvres. L’Empereur furieux le fait appeler. « On sait mes desseins, s’écrie-t-il ; or, Schwarzenberg qui va chez vous une fois par mois y est allé hier, et, une demi-heure après, Kourakine y est allé à son tour. Donc vous avez parlé. » Talleyrand jure ses grands dieux, puis, réfléchissant un instant : « Sire, ce ne peut être que Rambuteau ! Vous savez mon intimité avec Mme de Laval ; il est chez elle l’enfant de la maison ; j’ai pu laisser échapper quelques mots devant lui ; il connaît du reste tout ce qui se passe dans votre intérieur, et plusieurs fois il nous en a raconté de toutes sortes. » Voilà l’Empereur hors de lui qui ordonne à Duroc de m’exiler à cent lieues de Paris. Mais Duroc m’aimait, comme je l’ai dit ; il m’envoya chercher, me lava la tête, reçut ma confession, et, comme au fond il n’était pas fâché que Talleyrand ne fût point du voyage, il plaida pour moi et calma l’Empereur. Je fus seulement rayé de la liste, tout comme Talleyrand, dont l’abbé de Pradt prit la place dans cette mission qui a si mal réussi.

A la veille de la campagne de Russie, avant de commencer les hostilités, ce fut M. de Narbonne que Napoléon chargea de porter à Wilna ses dernières propositions à l’empereur Alexandre. Celui-ci l’accueillit fort bien et lui dit dans leur entretien : « Que veut l’Empereur ? Me ranger à ses intérêts, me contraindre à des mesures qui ruinent mes peuples ; et, parce que je m’y refuse, il prétend me faire la guerre, persuadé qu’après deux ou trois batailles et l’occupation de quelques provinces, voire d’une capitale, je serai forcé de demander une paix dont il dictera les conditions ! Il se trompe. » Alors, prenant une vaste carte de ses États, il la déploya lentement sur la table et continua : « Monsieur le comte, je suis convaincu que Napoléon est le plus grand général de l’Europe, ses armées les plus aguerries, ses lieutenans les plus braves et les plus expérimentés ; mais l’espace est une barrière. Si, après plusieurs défaites, je recule en balayant les populations, si je laisse au temps, au désert, au climat le soin de ma défense, peut-être bien aurai-je le dernier mot de la plus formidable armée moderne. »

Cette conversation frappa tellement M. de Narbonne qu’il la rapporta en propres termes à l’Empereur comme je la rapporte ici textuellement. Elle parut faire quelque impression sur lui, mais le sort était jeté ; il voulait marcher à la tête de toutes les nations européennes rassemblées derrière lui, sauf deux, l’Angleterre et la Russie, et triompher de l’une en écrasant l’autre. Jamais on ne vit magnificence pareille à celle de ce voyage, où l’Empereur eût pu s’appeler Agamemnon ; et M. de Narbonne, arrivant un jour en retard à son service, put lui dire à sa décharge : « Sire, excusez-moi ; je suis tombé dans un embarras de rois, et malgré ma diligence, j’ai eu peine à fendre la presse. »

Je passai une partie de l’été chez moi et aux eaux d’Aix où je trouvai les reines d’Espagne, de Suède, de Hollande, Madame Mère, la duchesse d’Abrantès et la princesse Pauline. Celle-ci était à la diète blanche ; souvent je l’accompagnais dans ses excursions champêtres ; on lui apportait son lait et Mme de Semonville, chez qui nous logions, m’envoyait mon déjeuner dans un petit panier pour que je lui tinsse compagnie. Nous eûmes une fort belle fête sur le lac ; Talma s’y trouvait ; plusieurs fois je lui donnai la réplique chez la princesse avec qui, du reste, je chantais des nocturnes de Blangini, ainsi qu’avec Mme de Saluées. Au départ d’Aix, nous fîmes une course à la Dent du Chat où le préfet nous donna un grand déjeuner sous une fouillée. Nous visitâmes la prison d’État de Pierre-Châtel. Là, en voyant une cellule un peu moins triste que les autres, je dis ! au directeur : « Si jamais, monsieur, je suis votre pensionnaire, je retiens cette cellule-ci d’où l’on voit le cours du Rhône ! » Mais le souvenir de cette prison me resta assez pénible pour que l’année suivante, quand je dus envoyer douze otages à Pierre-Châtel, je m’y refusasse. — Après un court séjour à Genève, nous allâmes aux glaciers. Les deux préfets du Léman et du Mont-Blanc étaient de la partie, et cinq gendarmes en grande tenue flanquaient notre caravane sur la Mer de Glace au Montenvers.

Dès le retour de l’Empereur, je fus rappelé immédiatement à Paris et commandé de service auprès de lui. Le vingt-neuvième bulletin nous avait consternés ; l’affaire de Malet nous montrait d’autre part combien les racines du pouvoir étaient peu profondes. M. de Narbonne, à son tour, me confirma en rentrant la grandeur du mal. L’Empereur, qui savait sa droiture et sa franchise, m’avait donné ordre de le lui envoyer sans délai à Fontainebleau où il était allé pour tâcher de s’entendre avec le Pape. Justement M. de Narbonne se présenta quand Sa Sainteté sortait. L’Empereur était fort agité ; il lui parla en termes très vifs de leurs démêlés, et il ajouta : « J’en ai assez ; s’il ne veut pas entendre raison, qu’il garde sa religion, j’arrangerai la mienne avec mon clergé. — N’y pensez pas, Sire, répondit mon beau-père, nous n’avons pas assez de religion en France pour en faire deux ! » Cette boutade calma l’Empereur, qui le questionna alors sur les dispositions des cours d’Allemagne dont il venait de faire le tour. M. de Narbonne ne lui dissimula pas qu’il avait vu partout les liens de la soumission presque rompus, et qu’une coalition imminente se préparait même en Autriche.

Napoléon s’assombrit ; il avait pleine confiance dans la fidélité de mon beau-père qu’il venait de voir à l’œuvre dans cette terrible campagne, dans cette retraite surtout où sa gaîté, son entrain, son élégance même ne s’étaient pas démentis un instant. Il l’avait vu se faire coiffer et poudrer sur l’affût d’un canon, quitter les chevaux qui s’abattaient sous lui pour sauter près du maréchal Bessières sur le siège de derrière de la berline impériale, distribuer dans les rangs de la Garde[13] les soixante mille francs qu’il lui avait donnés à Moscou et dont il ne lui restait pas un sou à Wilna, ranimer à chaque pas de jeunes officiers mourant de froid et de fatigue, et il n’avait pu s’empêcher de lui dire avec admiration : « Il y a quelque chose dans le sang de votre ancienne noblesse qui la distingue de mes vieux braves. Leur courage est indomptable devant le danger, et impuissant devant le sort ; il les trouve faibles et désarmés, tandis que vos jeunes gentilshommes ont une force d’honneur et de devoir qui les soutient même quand on ne peut rien contre la destinée. » Les maréchaux eux-mêmes, peu suspects de tendresse les uns pour les autres, lui avaient témoigné leur estime, au point que le comte de Lobau et quelques autres vieux aides de camp et généraux de la Garde, qui avaient été blessés de voir un aristocrate prendre rang parmi eux, me dirent au retour de Russie : « Nous ne le croyions propre qu’à faire un officier de la Couronne, et nous sommes fiers de l’avoir pour camarade[14]. »

Dès que je pus causer avec lui, il me dit tristement : « Ah ! mon ami, que d’illusions perdues ! Que de choses je pensais écrire, et dont je n’ai pas tracé un mot ! Mais il est deux hommes que je livre à ta reconnaissance de Français et que je voue à ton admiration : c’est Ney et Caulaincourt ! » Je fus d’autant plus surpris que jadis il avait blâmé mes relations de simple visite avec la sœur de ce dernier, et je lui demandai des explications. — « L’un, me dit-il, a sauvé l’armée ; l’autre s’est montré le plus noble serviteur de l’Empereur ; il est impossible d’être plus loyal, plus dévoué, plus éclairé, plus parfait ! gentilhomme ; il a toujours eu le courage de la vérité ; et cependant, quand lui, Lauriston, Davout, Daru et moi nous insistions après Smolensk pour que l’Empereur bornât là sa première campagne, le suppliant de réorganiser la Pologne et d’attendre le printemps, les impatiens de l’état-major général nous appelaient les Russes ! Quant à Ney, il est le vainqueur de la Moskowa, mais c’est à la Bérésina qu’il s’est montré. L’histoire n’enregistrera pas deux pareils héroïsmes, et, sans lui, pas un de nous ne serait revenu ! » Illusions ! héroïsme ! c’est là le dernier mot de cette néfaste campagne ; l’Empereur lui-même en convenait à mi-voix. Je lui ai entendu dire aux Tuileries devant Davout, Lobau et moi : « Combien les projets les mieux ourdis, les prévisions les plus étudiées peuvent être déjoués par des circonstances imprévues ! Commandant à l’Europe, disposant de toutes ses forces, j’avais cru le moment venu d’envahir la Russie ; je voulais établir une barrière qu’elle ne franchît point et retarder sa puissance de cent ans : je l’ai peut-être avancée de cinquante années. »

Jusqu’à son départ pour l’ambassade de Vienne, M. de Narbonne fut tous les jours de service auprès de l’Empereur, qui, souvent pendant la nuit, venait le trouver dans le premier salon où il couchait sur un lit de camp ; il s’asseyait sur le bord du lit, et sans lui permettre de se lever, causait longuement avec lui des affaires. Un matin que je le trouvai encore couché à l’heure où le lever de Sa Majesté allait sonner, il me dit : « L’Empereur est resté ici jusqu’à sept heures, il est soucieux de l’avenir. — « Narbonne, m’a-t-il dit, vous mourrez constitutionnel ! — Oui, Sire, c’est ma première religion. — Eh bien ! mon cher, vivez plus longtemps que moi ! Je désire, vous le savez, que vous éleviez mon fils ; malgré tout votre esprit, vous n’en ferez qu’un homme ordinaire, car les hommes supérieurs ne transmettent pas leur génie à leurs enfans. Au reste, la médiocrité est tout ce qu’il faut pour un monarque constitutionnel ; quand j’aurai achevé mon œuvre, il suffira, pour la conserver, d’un gouvernement à contrepoids : faire le Sénat héréditaire, et laisser parler la Chambre des députés. Mais auparavant, il faut quelle temps épure le Sénat et qu’une assez grande masse d’intérêts soit liée à la conservation de mon ouvrage et de ma dynastie. J’ai besoin de quinze à vingt ans. Avec un gouvernement représentatif fait de tempéramens et de négociations, il m’en faudrait quarante, et encore n’en viendrais-je peut-être pas à bout. »

Mon beau-père partit pour Vienne avec de tristes pressentimens « On m’envoie. là-bas, me disait-il, comme on va chercher le charlatan quand le malade est à l’agonie[15] : il y a deux ans, j’aurais pu faire grand bien, aujourd’hui je suis impuissant à conjurer le mal. » Néanmoins, on n’épargna rien pour rendre magnifique sa représentation ; l’Empereur voulait qu’il eût la plus grande et la plus somptueuse maison de Vienne. Sur son ordre, je lui fis préparer vingt-quatre grandes et vingt-quatre petites livrées à ses anciennes couleurs, rouge sur rouge, avec douze valets de chambre et maîtres d’hôtel. On fit faire pour lui une argenterie neuve de quarante couverts. Lui-même dépensa sans compter. Qu’importaient les dettes ? l’Empereur ne lui avait-il pas dit en lui confiant cette suprême mission : « A votre retour je vous ferai duc, je vous donnerai la grande dotation, et puisque vous n’avez que des filles, vous pourrez adopter Rambuteau ? »

Il fut même question de m’attacher aux Affaires étrangères et de m’envoyer soit à Munich, soit à Vienne avec lui ; mais mon titre de chambellan m’empêchait d’occuper un emploi secondaire, je préférai une préfecture. Et, en effet, on ne pouvait gagner la bienveillance de l’Empereur qu’en lui étant utile ; or tous ses aides de camp étant des généraux, il n’y avait pas de place possible pour moi parmi eux : tous les grands postes diplomatiques étaient également réservés aux militaires, car le sabre ajoute à l’éloquence de la parole, et par conséquent, si beaux que fussent mes débuts dans la diplomatie, j’étais condamné à ne pas aller plus loin. Au contraire, après quelques années dans des préfectures où il me serait aisé de me signaler, j’entrerais au Conseil d’Etat, je me retrouverais sous la main de l’Empereur, et son intérêt doublerait sa bienveillance. Il y avait treize mois que je ne quittais pas son service, que je me pénétrais de ses entretiens, que je me formais aux leçons du Conseil d’État ; il était temps que je sortisse d’école et que je misse à profit toutes mes aptitudes.

Mon beau-père se rendit à mes raisons. Je fus d’abord désigné pour la préfecture de Montenotte ; mais Brignole, auditeur au Conseil, ayant aussi demandé une préfecture, sa mère, dame du palais, intime avec M. de Talleyrand, et originaire de Savone, obtint une permutation et je fus nommé préfet du Simplon. Cela parut une sorte de disgrâce, MM. de Grave et de Bondy qui n’avaient pas été attachés plus longtemps que moi à la personne de l’Empereur, ayant débuté l’un à Lyon, l’autre à Versailles. Je pris gaiement mon parti, et je dis bien haut à mes amis : « J’ai besoin d’apprendre mon métier ; on m’en donne les moyens en m’envoyant dans un poste où je n’aurai nulle distraction ; tout est pour le mieux. »

Au reste, M. de Bassano me fit sentir que, placé entre la Suisse, la France et l’Italie, je pourrais rendre des services remarqués. M. Rœderer, que j’avais eu l’occasion d’obliger, qui avait toutes les négociations pour la Suisse ainsi que l’acte de Médiation, qui connaissait admirablement tous les hommes du pays, surtout ceux des vallées, voulut bien m’offrir ses notes et ses cartons que je pus lire et copier, si bien que je partis muni des plus utiles renseignemens dont je tirai plus tard de grands secours.

Sainte-Aulaire fut compris dans la même promotion[16], par cette sorte de fatalité qui associa continuellement nos deux destinées. Il avait deux ou trois ans de plus que moi. Nous nous étions connus en 1798 à l’atelier de Lemire et au salon de danse de Gaillet où il faisait une cour assidue à Mlle de Soyecourt, sa première femme, qu’il épousa malgré vent et marée. Elle était fort riche, mais fille d’une mère extravagante, la princesse de Nassau. Ainsi, des huissiers étant venus saisir chez elle un jour de bal, elle leur dit très aimablement : « Messieurs, vous êtes chez vous ; prenez tout ce que vous voudrez ; laissez seulement les couverts jusqu’après le souper. » Il se remaria en 1808, quand je me mariai moi-même ; nous fûmes nommés chambellans en 1809 par le même décret, titrés ensemble, décorés ensemble, préfets ensemble, envoyés tous deux à la Chambre par les départemens que nous avions administrés, et toujours unis dans les affaires comme dans la politique par une sûre amitié.


  1. Ces pages sont extraites des Mémoires du comte de Rambuteau, publiés par son petit-fils, avec une introduction et des notes de M. Lequin, et qui paraîtront le mois prochain chez l’éditeur Calmann-Lévy.
  2. L’ambassadeur d’Autriche. — Il habitait dans l’ancien hôtel de Mme de Montesson.
  3. On la retrouva avec un profond sillon creusé autour de la tête par son diadème d’or que le feu avait rougi.
  4. L’ambassadeur de Russie.
  5. Belle-sœur de l’ambassadeur.
  6. Duroc.
  7. Nommée gouvernante du futur Roi de Rome.
  8. Régnier, ministre de la Justice.
  9. Cet art délicat de louer, ce franc parler aiguisé de politesse et de respect était mort avec le XVIIIe siècle. L’ancienne société en avait emporté le secret ; il ne restait plus que la flagornerie. C’est ce qui faisait dire à Napoléon : « On flatte trop autour de moi, j’en suis excédé. Le croiriez-vous ? Pour n’être pas flatté, même au bivouac, il m’a fallu prendre comme aide de camp un courtisan homme d’esprit de la vieille Cour ! »
  10. Le maréchal Berthier.
  11. Il ne fut pas modifié, et, pour prendre séance à l’Académie, l’auteur des Martyrs attendit la chute de l’Empire. — Chateaubriand succédait à Marie-Joseph Chénier. — Après avoir entendu Napoléon, il est de toute équité de l’entendre lui-même en cette affaire :
    « Mon discours, dit-il, était prêt. Je fus appelé à le lire devant la Commission nommée pour l’entendre. Il fut repoussé par cette Commission à l’exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m’écoutaient et que l’indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d’indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que, s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut et m’aurait jeté dans un cul de basse fosse pour le reste de ma vie. J’allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là raturé, marqué ab irato de parenthèses et de traits au crayon par Bonaparte. L’ongle du lion était enfoncé partout. Le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d’un bout à l’autre ; une partie de ma réclamation contre l’isolement, des affaires dans lequel on voulait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon ; l’éloge de l’abbé Delille, qui rappelait l’Émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d’exil, était mis entre parenthèses ; l’éloge de M. de Fontanes avait une croix ; presque tout ce que je disais sur M. Chénier, sur son frère, sur les autels expiatoires que l’on préparait à Saint-Denis était haché de traits ; le paragraphe commençant par ces mots : « M. Chénier adora la liberté… » avait une double rature longitudinale….. J’avais conservé le manuscrit raturé avec un soin religieux. Le malheur a voulu qu’en quittant l’infirmerie de Marie-Thérèse, il fût brûlé avec une foule d’autres manuscrits. »
    Une copie toutefois de ce discours aurait été prise par un des collègues de Chateaubriand. Voyez les Mémoires d’Outre-Tombe, édition Edmond Biré.
  12. Préfet du palais et premier chambellan.
  13. Ce n’était pas la première fois. Au commencement de la campagne, l’Empereur, frappé du nombre des équipages et des bagages superflus qui ralentissaient la marche de l’armée, avait interdit toutes les voitures particulières. Deux jours après, en apercevant une dans un encombrement, il demanda à qui elle appartenait ; on lui dit : « A M. de Narbonne, aide de camp. » Séance tenante, il la fit brûler, mais en même temps il ordonnait à Duroc d’envoyer mille napoléons à M. de Narbonne qui n’était pas riche. Duroc mit la somme dans une riche cassette, avec quelques livres, et la fit porter au destinataire. M. de Narbonne manda sur-le-champ le colonel d’un régiment de recrues, lui donna l’argent à distribuer et garda les livres. A quelque temps de là, l’Empereur lui dit : « Eh bien, vous avez remplacé votre bagage, vous avez reçu ? » — « Oui, Sire, mais je n’ai cru devoir conserver que les livres, deux traités de Sénèque notamment qui m’ont fait grand plaisir, un De Beneficiis et un De Patientia. »
  14. C’est à M. de Narbonne qu’on crut voir une allusion de l’Empereur dans cette phrase du vingt-neuvième bulletin : « Ceux que la nature a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté et leurs manières ordinaires. » On l’en félicita au retour. — « Ah, répondit-il amèrement, l’Empereur peut tout dire, mais gaieté est bien fort ! »
  15. M. Villemain voit dans ce mot une plaisanterie déplacée, et il en conteste l’authenticité. C’est bien mal en comprendre l’amertume.
  16. Comme préfet de la Meuse.