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Mémoires du duc de La Force

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Il est des siècles devant lesquels les évènemens se pressent à ce point que les générations contemporaines succombent en quelque sorte sous le faix. Les idées changent, les mœurs se transforment, la face du monde se renouvelle, et parfois il arrive qu’un seul homme a pu embrasser de son regard tous les bouleversemens resserrés entre son berceau et sa tombe. À quel spectacle n’a point assisté de notre temps le vieillard octogénaire ? Qu’y a-t-il encore debout des institutions et des idées sous l’empire desquelles il entra dans la vie ? Réunir en une seule carrière les derniers souvenirs de l’ancienne monarchie, les tempêtes de la révolution, les glorieux enivremens de l’empire ; avoir passé des luttes de la conquête européenne à celles de la liberté politique, pour voir aujourd’hui l’industrie et la banque régir souverainement une société qui professait naguère un dédain si superbe pour les forces qui la dominent, c’est avoir en une seule génération épuisé l’œuvre de plusieurs siècles. Quel tableau que celui qui peut associer aux splendeurs mourantes de Versailles l’éclat sanglant des journées révolutionnaires ! quelle singulière époque que celle qui a vu succéder Mirabeau à M. de Maurepas, Robespierre à Mirabeau, Napoléon à Robespierre, et qui donne aujourd’hui comme conséquence aux théories libérales de Benjamin Constant et aux patriotiques inspirations du général Foy le règne de M. de Rothschild, l’apothéose de l’alliance anglaise et de la paix universelle !

Une transformation aussi complète est peut-être sans exemple dans l’histoire de l’humanité. Il est pourtant une génération qui pourrait sous ce rapport le disputer à la nôtre ; c’est celle qui a vu clore le moyen-âge et commencer le monde moderne. Supposez un homme né aux derniers jours du règne de Henri II et mort assez vieux pour voir les premiers rayons de l’astre de Louis XIV poindre à l’horizon, et dites si cet homme-là, réunissant ses arrière-petits-fils autour de son foyer domestique, n’aura pas à leur exposer des évènemens d’un intérêt égal à ceux de nos jours si pleins et si agités.

Un tel homme aura entendu retentir autour de son berceau les derniers échos de la chevalerie, les récits des guerres du Milanais, et ceux des brillantes fêtes interrompues par la lance de Montgommery. Lorsque l’enfant prenait possession de la vie, il aura vu des jours de sang, des nuits de carnage, et la cloche de la Saint-Barthélemy aura marqué son entrée dans le monde ; il aura vu la guerre déchaînant ses fureurs dans les familles et dans l’état, une croyance faible jusqu’alors grandissant peu à peu et menaçant la religion des ancêtres, deux peuples dans la nation avec leurs intérêts distincts, leurs villes, leur trésor, leur armée ; il aura dû traverser les angoisses d’une paix neuf fois rétablie et neuf fois rompue, subir la honte de la foi publique outragée par tous les partis, et voir le caractère national altéré dans ses sources par le génie funeste de l’Italie. Sa jeunesse se sera écoulée dans les ardeurs de la ligue, soit qu’il applaudît à Paris les sermons de Lincestre, soit qu’il suivît dans les camps les diverses fortunes du Béarnais ; puis il aura vu grandir cette haute et calme figure, et l’ardeur des factions se refroidir après de longues calamités et des déceptions réciproques. Son âge mûr aura trouvé quelque repos sous le règne de Henri IV, repos troublé toutefois par les incertitudes de l’avenir et la perspective d’agitations inévitables. Quand le crime de Ravaillac eut encore une fois livré la France aux révolutions, cet homme aura assisté aux troubles d’une longue régence qui, peut-être mesquins dans leur cause, n’en furent pas moins menaçans dans leurs effets. Alors la passion avait fait place à l’égoïsme, et les partis religieux s’étaient transformés en partis politiques. Mais à la France menacée dans son unité et son indépendance, le ciel envoie un ministre impitoyable qui s’emparera, par le droit divin de l’audace et du génie, de cette société aux abois. Richelieu la transforme sous sa main puissante ; Henri IV a étouffé à force d’habileté la bourgeoisie municipale pour se venger de la ligue ; le cardinal brise à son tour à coups de hache l’aristocratie terrienne. Le vieillard qui aura traversé tant de crises aura donc assisté à une complète révolution. La puissance du seigneur et celle de la cour même auront expiré l’une et l’autre ; la monarchie, qui n’était sous les Valois que le couronnement de l’édifice politique, en sera devenue la base sous les deux premiers princes de la maison de Bourbon. Après cette grande transformation consommée, un horizon inconnu jusqu’alors se sera ouvert tout à coup devant son regard : l’Europe tout entière sera engagée dans la sphère de la politique française. Dans la lutte terrible qui remue le continent et bouleverse l’Allemagne, la France se montre forte de son unité et de son organisation vigoureuse : alors il est facile de deviner Louis XIV dans le lointain, car les évènemens lui ont frayé sa route. Supposez enfin que le spectateur octogénaire de tant de révolutions entende autour de son lit de mort les bruits lointains d’une émeute de cour : sa longue expérience lui garantira la vanité de ces derniers efforts, et celui qui naquit sous le règne impuissant de François II expirera en ne trouvant plus debout devant lui qu’une seule force, la royauté devenue la règle universelle des mœurs, l’inspiration de toutes les consciences et l’arbitre de toutes les fortunes.

Voilà ce qu’a pu voir l’homme qui naquit en 1559 pour mourir en 1652, après avoir vécu sous sept rois. Supposez maintenant que cet homme ait été l’ami de Henri IV, le beau-frère de Biron, le conseiller de Marie de Médicis et l’un des premiers généraux de la guerre de trente ans ; supposez qu’il ait eu des relations personnelles et multipliées avec Richelieu, le prince de Weimar, Galas, Jean de Werth, Colloredo, Piccolomini et tous les grands hommes de guerre de son temps, et vous aurez assurément l’une des figures les plus attachantes qu’il soit possible de décrire et d’observer. C’est cet ensemble si varié dans les détails et si harmonieux par l’unité qui le domine, qui donne un si grand prix à la publication des Mémoires du maréchal duc de La Force[1].

Aucune époque, sans en excepter la nôtre, n’a été plus féconde en œuvres de cette nature que la fin du XVIe et la première moitié du XVIIe siècle. Cependant, dans cette multitude d’écrits dont les uns furent inspirés par la vanité, d’autres par le besoin de se justifier, les mémoires du vénérable guerrier, qui les écrivit après quatre-vingts ans, se font remarquer par un cachet tout particulier ; ils portent d’un bout à l’autre le caractère du désintéressement personnel et de la plus entière sincérité. Le maréchal de Tavannes et Montluc, pour ne citer que les plus célèbres parmi les catholiques ; Duplessis-Mornay, parmi les réformés, sont dominés par les ardentes passions de leur temps. Le duc de Sully prépare ses matériaux pour la postérité, comme un ministre constitutionnel pour la tribune ; Marguerite de Valois couvre tous les torts de sa vie par les artifices d’une habile dissimulation ; Brantôme écrit en homme de cour et de plaisir, indifférent aux grandes scènes au milieu desquelles il est jeté ; Bassompierre est un bel esprit qui arrange ses bons mots, comme un fat sa chevelure ; Lanoue seul, par la sincérité de ses convictions calvinistes et la modération avec laquelle il les expose, offre quelque ressemblance avec la manière grave et simple des Mémoires récemment livrés à la curiosité publique. M. de La Force écrit en vieux gentilhomme honnête et convaincu, invariablement attaché au calvinisme, qui fut la religion de son enfance, mais dégagé de toute prévention à l’endroit des catholiques, et pénétré de l’esprit de transaction dont son maître, Henri IV, fut à la fois l’expression et le modèle. Ses formes littéraires sont celles de l’homme de guerre instruit et observateur, et sa main octogénaire tient la plume avec une vigueur qui laisse deviner celle avec laquelle, la veille encore, il portait l’épée. Placé à côté des plus grands hommes et des plus grands évènemens de son siècle, il reste pourtant sans responsabilité personnelle dans les circonstances délicates et décisives. Ses mémoires échappent dès-lors à la nécessité de devenir une apologie : il parle moins souvent comme acteur que comme témoin bien renseigné. Ce journal loyal et sincère, expression d’une vie étrangère aux machinations politiques, commença le jour de la Saint-Barthélemy pour finir à la veille de la fronde. La vie de province et la vie de cour, les naïves habitudes du Béarn et les mœurs élégantes de Fontainebleau, s’y enlacent d’une manière heureuse et pittoresque : la correspondance du maréchal avec Mme de La Force, retirée dans sa terre, y établit comme deux courans d’idées différentes. Joignez à cela de nombreuses lettres de Henri IV, de Louis XIII, de Marie de Médicis, de Sully et de Biron, enfin les mémoires particuliers de MM. de Montpouillan et de Castelnaut, fils du maréchal, qui éclaircissent les faits trop vaguement indiqués par leur noble père, et vous aurez, à coup sûr, l’une des publications les plus importantes qui aient été entreprises depuis long-temps.

Voltaire, à qui les mémoires manuscrits de la maison de Caumont avaient été communiqués, a rendu populaire la saisissante aventure du jeune de La Force, alors âgé de douze ans, laissé pour mort sous les cadavres de son père et de son frère, égorgés à la Saint-Barthélemy. Mais c’est dans l’œuvre du vieux maréchal qu’il faut lire ce touchant épisode, que nous comprenons mieux depuis que nous aussi nous avons connu les horreurs des nuits sanglantes et le secret des miraculeuses évasions. Sauvé d’abord chez un homme du peuple, il se fait conduire à l’Arsenal, chez Mme de Brisambourg, sa parente, qui le cache dans la chambre de ses filles, sous des vertugadins. Bientôt, sur l’avis d’un parent intéressé à sa mort, le bruit de son évasion se répand, et Charles IX donne de sang-froid l’ordre de le faire périr. Il faut fuir de nouveau ; le pauvre enfant sort de Paris déguisé, et soupe dans une hôtellerie avec un assassin qu’il trouve vêtu de la robe de chambre de son frère. Après des périls de toute sorte, il arrive enfin en Guyenne, où il est recueilli par son oncle. Sitôt que le roi de Navarre eut quitté la cour, M. de La Force va s’unir à lui, et dès cette époque commencent entre Henri IV et le fidèle Béarnais des relations qui ne devaient finir qu’avec la vie du grand roi. Après avoir combattu près de Henri IV sur presque tous les champs de bataille et avoir plus qu’aucun autre contribué au succès de la journée d’Arques, M. de La Force était encore à côté de son maître lorsque celui-ci tomba frappé par le fer de Ravaillac. Sa piété lui fait trouver la force de dire au monarque, qui le couvre de son sang : Sire, songez à Dieu. Ces mots sont les derniers qu’Henri ait entendus sur la terre.

Après ce coup terrible, M. de La Force retourna dans son gouvernement de Béarn pour faire proclamer le nouveau roi. Bientôt la lutte s’engage de nouveau entre les deux croyances, et le gentilhomme calviniste est appelé à y prendre une grande part. Enfin, l’ordre se rasseoit sous Richelieu, et M. de La Force, après avoir été zélé chef de parti, devient un des plus habiles généraux de Louis XIII. Il fait la belle campagne d’Italie, célèbre par le passage du pont de Suze ; dirige en Champagne la résistance contre Gaston, duc d’Orléans, et va prendre sur le Rhin le commandement des forces que la France unit à celles de la Suède. Du jour où s’ouvre la guerre de trente ans, la vie du maréchal se passe tout entière dans les camps ; enfin, épuisé de fatigues et d’années, il quitte son armée victorieuse, à l’âge de soixante-dix-huit ans, pour venir au château de ses pères mettre un intervalle entre cette vie agitée et la mort. Près de quinze ans d’une verte vieillesse lui furent encore donnés ; il vit du fond de sa retraite disparaître le grand cardinal, dont il eut l’estime et jamais la faveur, et il suivit de loin dans ses épreuves laborieuses le nouveau ministre, dont il avait encouragé les premiers pas lorsque le seigneur Mazarini portait l’uniforme de capitaine de dragons.

C’est une noble vie que celle-là, et il est bon de la remettre en mémoire. M. le marquis de La Grange a rempli avec conscience un devoir pieux et difficile ; il a coordonné d’une manière heureuse les nombreux matériaux que lui ont fournis les archives de la maison de la Force : le texte est éclairé par des notes importantes, et rarement la tâche d’un éditeur a été plus loyalement remplie.

L. C.

  1. Mémoires authentiques de Jacques Nonpar de Caumont, duc de La Force, maréchal de France, et de ses deux fils les marquis de Montpouillan et de Castelnaut, publiés, mis en ordre et précédés d’une introduction par M. le marquis de la Grange ; 4e vol. in-8o ; chez Charpentier, rue de Seine.