Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/02

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Librairie Plon (1p. 38-49).



CHAPITRE II


Les transformations de l'armée de 1911 à 1914.
L'évolution des doctrines.


La première question qui se posait à moi était de savoir quelle orientation générale il fallait donner à l'ensemble de notre organisme militaire dont j'avais maintenant la responsabilité. Avant tout, il fallait doter notre armée d'une doctrine de guerre ferme, connue de tous, et unanimement acceptée.

Pour bien saisir l'état moral dans lequel se trouvait l'armée au début de 1912, il est nécessaire de jeter un rapide coup d’œil en arrière.

Après 1870, notre stratégie avait été dominée par le fait que nous ne comptions faire qu'une guerre de défense ; impressionnés par les victoires allemandes, convaincus de notre infériorité militaire vis-à-vis de nos voisins de l'Est, nous avions tout d'abord cherché notre sauvegarde dans la fortification permanente. Nous avions élevé, selon le programme tracé par le général Séré de Rivière, une barrière de forts le long de notre frontière. En raison du médiocre rendement de notre réseau ferré, la concentration de nos forces actives était plus lente que celle des Allemands ; aussi ne l'envisageait-on que faite à l'abri de cette zone fortifiée, et destinée à livrer une série de batailles défensives sur les crêtes concentriques du bassin parisien. On espérait ainsi épuiser les armées allemandes, et arracher à leur lassitude une difficile victoire. Médiocre conception, à la vérité, tout entière dominée par la hantise de la puissance allemande, mais oublieuse des leçons de 1870, qui avaient montré que la défensive passive est la mère de la défaite.

A partir de 1890, notre stratégie devint moins timide. Un événement capital venait, en effet, de révolutionner la fortification, c'était l'apparition en 1885 de l'obus-torpille ; les expériences entreprises au fort de la Malmaison, à partir de l'année suivante démontrèrent que nos fortifications de l'Est n'étaient plus en état de résister au nouvel engin. Dès lors le mur élevé à grands frais entre nos quatre grandes places fortes, Belfort, Épinal, Toul et Verdun n'était plus suffisant pour protéger le pays. On fut donc amené, nos voies ferrées s'étant d'ailleurs considérablement améliorées, à demander aux armées de campagne une attitude moins passive. Massées en grande partie derrière les trouées réservées dans notre rideau défensif, en particulier dans la région Charmes-Neufchâteau entre les places de Toul et d'Épinal, elles se tenaient prêtes à défendre ces défilés artificiels et à contre attaquer l'adversaire s'il venait à forces ces défenses.

Mais, à la suite de la guerre anglo-boër, c'est-à-dire vers 1900, toute une série de fausses doctrines, certaines soutenues par les plus brillantes personnalités militaires comme le général de Négrier, vinrent enlever à nos officiers le faible sentiment offensif qui venait de faire son apparition dans nos doctrines de guerre, et ruiner dans l'esprit de l'armée sa confiance dans ses chefs et dans ses règlements. Se basant sur le système employé avec succès au Transvaal par lord Roberts en face des Boërs, excellents tireurs mais ignorants de toute manœuvre, figés dans une défensive inerte, le général de Négrier proclama l'impuissance de toute action de vive force, se déclara l'ennemi des attaques dites décisives et lança la fameuse théorie de l'inviolabilité des fronts. Pour lui et pour le général Kessler, l'une des plus éminentes personnalités de l'époque, le comble de l'art consistait à éviter la bataille et à rechercher le succès dans un enveloppement obtenu par une extension de front. On ne tenait pas compte, quand on défendait cette théorie, qu'elle exigeait avant tout une supériorité absolue d'effectifs.

D'autres, admettant le même dogme de l'inviolabilité du front, prétendaient rechercher la décision dans les terrains coupés où le feu adverse perd de sa puissance. Ceux-là négligeaient ainsi l'action nécessaire de l'artillerie dans une opération décisive.

D'autres enfin se firent les protagonistes de la doctrine résumée dans la formule : défensive tactique, offensive stratégique. Partant du dogme que toute attaque de front est impossible même avec des forces supérieures, et que l'armement perfectionné favorise celui des deux adversaires qui est sur la défensive, ils considéraient systématiquement comme avantageux de se faire attaquer. Les partisans de cette doctrine acceptaient les risques d'une bataille décisive pour user l'ennemi, sans s'user eux-mêmes. Alors se produirait "l'événement" avec l'aide de la réserve stratégique : mais il ne s'agissait plus ni d'envelopper un flanc, ni de contre-attaquer avec cette réserve, car "des mouvements de ce genre aurait affaire à des troupes de formation de combat, prêtes à se servir de leurs armes". Au contraire, il s'agissait de porter cette réserve sur un point tel que l'ennemi ne puisse en abandonner la possession et qui soit dégarni de troupes. En frappant un grand coup "dans les coulisses qui seront vides de troupes", on pensait voir "s'effondrer chez l'adversaire le moral des chefs et celui du haut commandement surtout".

Ainsi l'étude incomplète des événements de guerre amenait l'élite intellectuelle militaire d'alors à penser que les perfectionnements de l'armement et la puissance du feu avaient à ce point augmenté la puissance de la défensive qu'en face d'elle l'offensive avait perdu toute vertu. On fuyait la bataille, et on recherchait la décision dans une manœuvre.

Ces théories eurent une immense répercussion dans l'armée. Elles favorisaient les instincts secrets de conservation, sapaient gravement les bases mêmes de nos règlements, ébranlaient la confiance des officiers dans leurs chefs. Le mal était grave et profond. Sans doute le général Langlois releva tout ce qu'avaient de spécieux de telles théories ; il montra que les événements de la guerre sud-africaine avaient été étudiés sous un faux jour et, que, d'un cas particulier, on avait conclu à des règles générales ; non, les fronts n'étaient pas inviolables, à condition d'avoir en un point donné une supériorité de feux capable de dominer l'adversaire. Enfin, il proclamait l'éternité du principe napoléonien : "La guerre est un acte de force. En stratégie, il faut rechercher la bataille et la vouloir de toute son énergie."

La guerre russo-japonaise vint apporter une éclatante confirmation aux paroles du général Langlois. A l'École supérieure de guerre, sous la direction des Foch, des Lanrezac, des Bourderiat, toute la jeune élite intellectuelle d'alors se débarrassa de toute la phraséologie qui avait bouleversé le monde militaire et revint à une conception saine des conditions générales de la guerre.

En même temps, vers ces années 1905, un mouvement se dessina contre la solidité que nous prêtions à la fortification permanente : les progrès de l'armement semblaient diminuer sa force de résistance, tandis qu'augmentait la valeur de la fortification de campagne, dont Russes et Japonais venaient de faire un si large emploi. On reprochait d'autre part à nos forteresses d'absorber une trop grande partie de nos troupes. Et on se mit à déclasser un grand nombre de places et de forts, que l'on mit en deuxième et troisième catégorie.

Cette défaveur dans laquelle tomba la fortification permanente, jointe à la réaction amenée par les théories issues de la guerre anglo-boër produisit dans ce que j'appellerai la "Jeune Armée", à la suite de ses brillants directeurs de la conscience, un courant d'idées qui recherchait, dans l'action même des troupes de campagne, la défense du pays que la fortification ne paraissait plus capable d'assurer.

Mais, comme il arrive chaque fois qu'il s'agit de remonter un courant d'idées établi, on en vint dans ces milieux à une exagération de la doctrine offensive. On a parlé d'une "mystique de l'offensive". Sans doute le mot est excessif ; il marque cependant assez bien le caractère un peu irraisonné que prit, dans les années qui suivirent 1905, le culte de l'offensive. Il devait appartenir au lieutenant-colonel de Grandmaison, le chef du bureau des opérations de l'état-major de l'armée, de soutenir en 1911, dans deux célèbres conférences dont j'ai déjà parlé, cette théorie outrancière avec un éclat qui la rendit à son tour dangereuse !

Seul, un petit noyau militaire, travailleur, instruit, audacieux, ayant le culte de l'énergie et de la maîtrise du caractère, n'ayant point connu les infortunes de 1870, non obsédé par l'idée de la supériorité allemande, était touché par des idées nouvelles. En 911 la nouvelle doctrine n'avait point encore pénétré très avant dans la masse de l'armée ; mais celle-ci commençait à s'émouvoir. Ballottée depuis de longues années entre les théories les plus extrêmes, encadrée par des officiers rebelles à toutes les innovations, elle conservait néanmoins une apathie et une indolence absolues. Sans doute on savait que l'offensive était à la mode en haut lieu, et on s'efforçait de faire "de l'offensive", mais dans quelles conditions !

Les manœuvres de 1911 le firent bien voir. L'infanterie peu manœuvrière révélait les lacunes de son instruction, les fronts d'attaque étaient disproportionnés avec les moyens mis en oeuvre, le terrain était mal utilisé ; l'artillerie et l'infanterie ne cherchaient point à lier leurs efforts ; les notions les plus élémentaires de couverture étaient méconnues ; les différentes armes ignoraient profondément les besoins et les possibilités les unes des autres ; le haut commandement manquait d'unité de vues : à chaque instant on voyait éclore des "instructions" particulières qui commentaient, selon le tempérament du chef qui les rédigeait, les règlements de manœuvre.

En définitive, la masse de l'armée, longtemps maintenue dans un moule défensif, n'avait ni doctrine ni instruction. Incertaine de la voie à suivre, elle ne formait point un outil capable d'appliquer la rude doctrine de l'offensive ; le haut commandement vieilli dans ses idées périmées, rendu méfiant par une période de politique agitée, se montrait sceptique et impuissant ; c'est dans ce cadre qu'une jeune opinion ardente, croyant s'être bâti un corps de doctrine conforme aux traditions de la guerre, se laissait entraîner par son enthousiasme et sa foi jusqu'à des exagérations dangereuses. Telle était la situation morale de l'armée à mon entrée en fonctions.

Il y avait une évidente vérité dans l'affirmation que seule l'offensive permet de s'affranchir de la volonté de l'adversaire. L'histoire militaire le prouve surabondamment. Elle montre aussi que les guerres d'attente n'ont jamais conduit qu'à la défaite. C'était également mon sentiment que nos forteresses ne présentaient plus une solidité suffisante pour servir de base à un système de guerre.

Mais si j'étais persuadé de la supériorité de l'offensive, j'estimai que nous ne devions pas la mener inconsidérément, sans précautions, sans préparation intellectuelle et morale de l'armée, sans mettre notre matériel à hauteur de cette forme supérieure de la guerre.

Cette volonté de donner aux opérations une forme offensive et de préparer notre armée à les exécuter, correspondait d'ailleurs si profondément à l'opinion éclairée du pays las de porter éternellement le poids des menaces allemandes, que le pacifique M. Fallières lui-même à l'Élysée, le 9 janvier 1912, au cours du Conseil supérieur de défense nationale, constatait avec plaisir qu'on renonçait aux projets défensifs qui constituaient un aveu d'infériorité. "Nous sommes, ajoutait-il, résolus à marcher droit à l'ennemi sans arrière-pensée ; l'offensive convient au tempérament de nos soldats et doit nous assurer la victoire, à la condition de consacrer à la lutte toutes nos forces actives sans exception."

Créer un corps de doctrine ferme, l'imposer au commandement et à la troupe, former un instrument capable d'appliquer ce qui me paraissait être la sainte doctrine, telle m'apparaissait la tâche urgente à laquelle je devais me consacrer. Il s'agissait tout d'abord de fixer les bases raisonnables d'une doctrine offensive, et de faire pénétrer cette doctrine depuis le Conseil supérieur de la guerre, l'état-major de l'armée et l'École supérieure de la guerre jusqu'aux derniers échelons de la troupe.

Pour la mise au point des théories offensives, j'eus recours à la seule méthode pratique qui fût à notre disposition : les exercices sur la carte et sur le terrain.

J'ai dit que, depuis la réorganisation du Conseil supérieur de la guerre, chacun de ses membres avait auprès de lui un petit nombre d'officiers représentant le noyau de l'état-major qui lui serait affecté en cas de mobilisation, et en particulier le chef de cet état-major. La réunion de ces chefs d'état-major constituait le comité d'état-major. Il était tout indiqué d'utiliser les membres du Conseil supérieur de la guerre et leurs états-majors pour ces études de cas concrets ; j'obtenais ainsi le double résultat de fixer la doctrine et d'entraîner les états-majors à leurs fonctions de guerre. J'organisai donc une série d'exercices sur la carte de groupe d'armées contre groupes d'armées, avec comme exécutants les membres du Conseil et leurs états-majors. A la suite de ces exercices stratégiques, ces généraux faisaient à leur tour exécuter dans le même cadre un nouvel exercice auquel prenaient part les corps d'armée relevant de leur inspection. Au printemps, on reprit sur le terrain la manœuvre étudiée sur la carte, chaque échelon de commandement se trouvant à sa place réelle avec tous les moyens de liaison pour la transmission de ses ordres. A leur tour, les commandants d'armée rééditaient en manœuvres de cadres le thème étudié auquel participèrent les stagiaires du Centre des Hautes Études militaires et les professeurs de l'École de guerre. Toutes les idées, toutes les conceptions, toutes les audaces, toutes les timidités s'y affrontaient ; petit à petit une doctrine s'élaborait ; les conditions d'une offensive énergiquement mais prudemment conduite s'y précisaient.

C'était la première fois que de tels exercices étaient organisés avec cette ampleur. Pour ma part, j'y attachais la plus grande importance. Ils ont servi à serrer les réalités de la guerre d'aussi près qu'il est possible en temps de paix, malgré toutes les déformations qu'une longue période de paix imposent toujours à l'esprit militaire. A mes yeux leur importance s'accroissait du fait que les relations continuelles entre les membres du Conseil supérieur de la guerre et leurs états-majors se développaient sans cesse. Les contacts journaliers entre les officiers appartenant au comité technique d'état-major, à l'état-major de l'armée, au Centre des Hautes Études, à l'École de guerre ont été éminemment fructueux. Ils ont contribué à créer entre ces divers organes l'unité de vues indispensable. Et surtout, ce travail a préparé le bon fonctionnement des états-majors d'armée au début de la guerre. Il ne faut pas oublier, en effet, que si le commandement des grandes unités s'est parfois révélé, au début, inférieur à sa tâche, si des défaillances morales se sont parfois produites chez ceux qu'en temps de paix nous jugions dignes de commander nos armées, par contre les états-majors d'armée et de corps d'armée ont admirablement satisfait à des situations souvent très difficiles ; c'est à leur travail, à leur savoir professionnel, à leur exacte préparation, à leur rôle que nous devons de n'avoir pas vu se transformer en désastres les insuccès des premiers jours.

Pour donner une idée de l'intensité du travail ainsi fourni, je dirai que dans les seuls six premiers mois de 1914, les exercices d'armée sur la carte dirigés par les membres du Conseil, les généraux de Castelnau, de Langle, Lanrezac, Ruffey, Dubail, Sordet avaient, en soixante-dix séances d'étude, réuni, outre les états-majors directeurs, dix professeurs de l'École de guerre et trente officiers de l'état-major de l'armée ; la préparation des manœuvres avec cadres de groupes d'armées faites sous ma direction avait amené des relations constantes entre les membres du Conseil, chefs de parti, commandants d'armée ou directeurs de l'arrière, leurs états-majors et un assez grand nombre d'officiers l'état-major de l'armée et de l'École de guerre ; la préparation des manœuvres avec cadres d'armée groupa, en dehors des états-majors permanents des membres du Conseil, une dizaine d'officiers de l'École de guerre et de l'état-major de l'armée. D'autre part, certains membres du Comité d'état-major, chefs d'état-major d'armées tels que les généraux Anthoine, Demange et Lindet dirigèrent eux-mêmes pendant l'hiver 1913-1914 un grand nombre de travaux de cors d'armée, d'armées ou de couverture au Centre des Hautes Études militaires.

Je viens de dire que, petit à petit, une doctrine logique et sage de l'offensive s'établit dans une atmosphère de travail. Qu'on ne s'imagine pas qu'elle fût une innovation ou qu'elle fût faite de nouveautés. Nos études faisaient seulement réapparaître les éternels principes de la nécessité de l'offensive, de l'obligation de ne livrer bataille que toutes forces réunies, de l'économie des forces, de la nécessité d'une volonté implacable, de la subordination au but principal de toutes les missions secondaires. Rien dans tout cela qui fût révolutionnaire ou simplement discutable : ce sont les principes mêmes de toutes l'histoire militaire ; ceux auxquels nous devons aussi bien la victoire de la Marne que la victorieuse campagne de la seconde moitié de 1918.

Ce sera l'éternel honneur de cette génération d'officiers d'avoir contribué à sortir l'armée française des nébuleuses théories qui la troublaient depuis si longtemps.

Les grandes manœuvres de l'Ouest à l'automne de 1912 furent une occasion de mettre à l'épreuve avec la troupe le haut commandement.

Deux états-majors d'armée, quatre corps d'armée, deux divisions de cavalerie, une division réserve, des services largement constitués y prirent part. C'était la première fois qu'on faisait des manoeuvres d'armée contre armée. Elles furent intéressantes. Le général Gallieni y était opposé au général Marion. Ces deux chefs de parti y montrèrent un sens stratégique très exact ; ils surent réunir et engager leurs forces dans la bataille en temps opportun. Les troupes firent preuve de beaucoup d'endurance et d'entrain. Les divers exécutants parurent animés d'un esprit offensif et louable. Mais, du point de vue tactique, il y avait beaucoup à dire, bien que ce ne fût pas à proprement parler le but de ces manœuvres : actions non liées les unes aux autres, mal couvertes, imprudences des manœuvres amenant des surprises, des erreurs graves dans l'emploi de l'artillerie. Ces manœuvres permirent aussi d'étudier l'emploi des divisions de réserve.

D'autre part, ces manœuvres démontrèrent combien notre outillage était insuffisant. Dans la zone d'action des deux armées, se trouvaient des vallées profondes et larges dont il était impossible de battre les fonds avec nos canons ; la nécessité de canons à tir courbe et de canons longs à grande portée, permettant d'atteindre d'un versant les objectifs situés sur l'autre, fut une fois de plus nettement démontrée.

L'année suivante, les grandes manœuvres du Sud-Ouest révélèrent les mêmes lacunes, et en plus, mirent en lumière de graves insuffisances dans le commandement. Si les deux commandants d'armée, les généraux Pau et Chomer, furent à hauteur de leur tâche, certains commandants de corps d'armée apparurent totalement incapables. Ces manœuvres ne montrèrent qu'à partir de l'échelon du corps d'armée, les esprits n'étaient pas préparés aux conditions de la guerre moderne. Ce devait être la besogne de 1914 que d'obtenir cette adaptation. Pour y parvenir, je prévis le séjour dans les camps d'instruction de toutes les grandes unités ; elles y seraient instruites sous la direction de membres du Conseil, et, au cours de ces périodes, il serait possible de procéder à une épuration du commandement qui m'apparaissait comme une tâche de première nécessité. Beaucoup de nos généraux se révélaient, en effet, incapables de s'adapter aux conditions de la guerre moderne ; pour le bien de l'armée, il fallait au plus tôt les remplacer par de plus jeunes, à l'esprit plus ouvert. La guerre est arrivée avant que cet important travail de régénération de nos cadres supérieurs fut accompli. Nous sommes partis en campagne avec des cadres insuffisants, et c'est en pleine bataille, sous la pression des événements, qu'il fallut réaliser ces coupes sombres que je proposais de faire en temps de paix.

Maintenant que la doctrine était mise au point, il importait de la codifier en un document de base destiné à servir de guide au haut commandement et aux états-majors. Ce règlement nouveau qui prit le nom de Règlement sur la conduite des grandes unités devait servir de corps de doctrine pour l'enseignement donné à l'École supérieure de guerre et au Centre des Hautes Études militaires ; il devait servir aussi de point de départ à un nouveau Règlement sur le service des armées en campagne, document fondamental pour les corps de troupe : les instructions pratiques et les règlements de manœuvre des différentes armées s'y rattacheraient.

Il me semblait que, de cette façon, toutes les prescriptions concernant l'emploi tactique des troupes formeraient un seul faisceau, et que s'établirait ainsi tout le long de la hiérarchie cette communauté de principes si souhaitable et si nécessaire à la convergence des efforts.

Des commissions, dans lesquelles une place importante était réservée aux membres du Comité technique d'état-major, furent constituées pour rédiger ces divers règlements. A la fin d'octobre 1913, le ministre de la Guerre soumettait à la signature du président de la République le décret portant Règlement sur la conduite des grandes unités : il était rédigé en une prose ardente, un peu la manière d'une profession de foi, certaines phrases même rappellent un peu le style de la Convention décrétant la victoire. Il affirme comme une sorte de dogme que le succès à la guerre ne va qu'à celui qui recherche la bataille et sait la livrer offensivement avec tous ses moyens. Il basait l'idée de sûreté sur la nécessité pour le commandement de s'affranchir de l'emprise ennemie. Ce règlement était une nouveauté en ce sens que, pour la première fois, les principes relatifs à la conduite du corps d'armée et des unités supérieures étaient exposés dans un texte officiel.

Le décret portant Règlement sur le service des armées en campagne, visant les règles et procédés d'emploi de la division des unités inférieures fut signé le 2 décembre 2013 par le président de la République : il luttait contre l'idée émise par le décret de 1895, qui, d'une manière indirecte, poussait le commandement à préférer la défense à l'attaque, parce que la valeur d'une position lui permettait l'espoir d'engager la lutte dans de bonnes conditions. Une autre nouveauté de ce décret, c'est que les travaux de campagne y prenaient une place importante.

Le nouveau Règlement de manœuvre de l'infanterie du 20 avril 1914 apportait de profondes modifications au règlement antérieur datant du 3 décembre 1904.

Malheureusement, ces règlements étaient encore à l'étude dans la troupe quand la guerre éclata. Il faut longtemps pour qu'une doctrine pénètre jusqu'aux derniers échelons, surtout après une période d'anarchie morale semblable à celle que l'armée avait traversée. De sorte qu'au moins d'août 1914, la situation se présentait de la manière suivante : dans le haut commandement, les esprits étaient encore trop souvent paralysés par des habitudes routinières, et surtout l'éducation stratégique, était presque entièrement à faire. Les états-majors, dans leur généralité, étaient bien entraînés, bien orientés, débarrassés des exagérations qui avaient vu le jour au moment du renouveau offensif. Au point de vue tactique, les cadres n'avaient pas encore compris les nécessités offensives. S'ils voyaient dans l'offensive une sorte de dogme auquel ils ne demandaient qu'à croire par tradition et par tempérament, ils n'en avaient pas encore saisi toutes les exigences ; ils avaient, en particulier, une tendance trop générale à ne pas tenir un compte suffisant des conditions de la guerre moderne, qui ne permet plus d'attaquer comme on le faisait au temps où le fusil et le canon se chargeaient par la bouche. Quant à la troupe, elle était ardente, entraînée, prête à toutes les audaces et à tous les sacrifices. Là était précisément le danger, étant donné les lacunes que je viens de signaler dans ses cadres.