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Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/08

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 113-152).



CHAPITRE VIII


Le plan XVII. — La situation extérieure de la France en 1912 et 1913. — Coup d'oeil d'ensemble sur les différentes puissances de l'Europe. — La neutralité de la Belgique et du grand-duché du Luxembourg. — La Russie. — Ce que nous savions de l'Allemagne et de ses intentions.


J'ai exposé précédemment dans quelles conditions des modifications avaient été apportées au plan XVI, pour constituer la variante n°1 à ce plan, qui fut mise en vigueur au mois de septembre 1911.

Je rappellerai sommairement que le plan XVI était basé sur la seule hypothèse d'un coup droit allemand venant de la région Metz-Toul-Verdun. Il faisait état du respect par l'Allemagne de la neutralité belge, et d'une action militaire limitée à la frontière franco-allemande. Comme les doutes les plus sérieux sur ce respect nous étaient venus, il était apparu que nous risquions, si l'ennemi ne jouait pas franc jeu, de voir notre gauche enveloppée. Pour parer à ce danger, la variante n°1 avait porté vers la gauche notre armée de réserve, la 6e. En outre, le plan XVI, basé sur une contre-offensive de notre part, abandonnait à priori une large bande du territoire national à l'ennemi ; la concentration avait lieu derrière la barrière de nos forteresses ; on défendait la Meuse et la Moselle, abandonnant Nancy à son sort ; les effectifs en couverture étaient faibles, les secteurs attribués aux corps d'armée frontière étaient fort larges.

Comme on le voit, cette variante n'apparaissait que comme un expédient provisoire, en attendait une réfection totale de notre plan de mobilisation.

J'étais donc décidé à étudier le problème avec méthode et dans toute son ampleur.

Il y avait, en premier lieu, à faire déterminer par le gouvernement la situation de la France en face des puissances de l'Europe, en tenant compte de nos alliances et du groupement probable des forces européennes.

Le groupement des puissances en Europe était tel qu'on ne pouvait plus envisager une guerre entre deux d'entre elles, sans examiner quelle pourrait être en face de ce conflit l'attitude politique que dicterait aux autres la plus ou moins stricte observation des accords et des traités d'alliance ou de neutralité. Cette attitude politique de chacune des puissances non intéressées directement dans le conflit se manifesterait probablement soit au début, soit au cours des hostilités par une action militaire telle que la lutte s'étendrait sur un plus ou moins grand nombre de théâtres d'opérations simultanées. Si nous envisageons, par exemple, l'éventualité d'une guerre entre la France et l'Allemagne, il fallait prévoir quels seraient nos alliés possibles, ceux de notre ennemie, et quels états resteraient neutres. Il fallait essayer de déterminer la forme et la valeur de l'intervention militaire de chacun d'eux. C'est alors seulement que la politique, donnant aux opérations leur objet, répartirait nos forces entre les théâtres particuliers avant de laisser le champ libre à la stratégie sur le théâtre d'opérations principal où la décision serait recherchée.

Il nous fallait donc avant toute chose être éclairés aussi précisément que possible sur l'attitude la plus probable de la Russie, de l'Angleterre, de l'Autriche, de l'Italie, de la Belgique, de la Suisse, et des puissances balkaniques.

Déjà le ministre de la Guerre, dès le début de juillet 1911, c'est-à-dire au commencement de la crise d'Agadir, avait demandé au président du Conseil de soumettre au Conseil supérieur de défense nationale une série de questions destinées à l'éclairer sur certains points précis de politique extérieure, en vue de modifications à apporter à la concentration de nos armées. Le ministre avait demandé, en outre, en vertu de l'article 9 du décret du 3 avril 1906, que le chef d'état-major général (c'était alors le général Dubail) assistât à cette séance du Conseil.

La demande du ministre n'avait pas reçu de réponse satisfaisante.

Le 28 juillet 1911, le Conseil avait été réorganisé, et sa première séance devait, dans cette nouvelle forme, avoir lieu en octobre. Je profitai de la circonstance pour demander à M. Messimy que ces questions de base fussent examinées à cette séance. J'exposai au ministre que, jusqu'ici, la situation extérieure et les conséquences qu'elle devait entraîner dans la répartition générale des forces n'avaient jamais été étudiées d'une manière précise et complète. Je tirai argument du fait que l'accord franco-italien signé le 1er novembre 1902 entre M. Prinetti et notre ambassadeur, M. barrère, m'avait été connu du chef d'état-major général que le 10 juin 1909, et que, comme conséquence de l'ignorance dans laquelle l'état-major de l'armée était resté durant toute cette période, nous avions continué à maintenir dans les Alpes une armée importante et inutile.

Le ministre se rangea volontiers à mon avis, et, à la date du 28 septembre, il insista par écrit auprès de M. Caillaux, président du Conseil, pour que les questions dont je venais de parler fussent étudiées au prochain Conseil de Défense nationale. Mais il n'eut pas de succès, et M. Caillaux répondit par une fin de non-recevoir.

Cependant, au début du mois suivant, une nouvelle note fut adressée au président du Conseil :

Notre plan de guerre est fonction de la situation de la France par rapport aux autres nations. C'est au gouvernement qu'il appartient de définir le but à atteindre, de poser les assises du plan de guerre en laissant toute initiative aux ministres compétents pour préparer le moyens d'exécution, et aux généraux commandant les armées pour arrêter leurs projets d'opérations.

Le travail préliminaire doit être fait en collaboration par tous les départements ministériels. C'est ainsi notamment qu'avant toute élaboration du plan de guerre, la situation extérieure doit être indiquée nettement par le ministère des Affaires étrangères. Par réciprocité, ce dernier doit être exactement renseigné sur les ressources militaires et maritimes des puissances européennes, en raison de la répercussion sur la politique extérieure ; en outre, il doit être fixé sur l'importance de nos forces armées, nos finances, et orienté sur nos projets militaires.

Or, jusqu'en 1906, le ministère de la Guerre n'a été orienté que par les rapports de ses attachés militaires et les conversations personnelles du chef d'état-major général, et du ministère des Affaires étrangères. De ce fait, il a manqué de vue d'ensemble : c'est ainsi que nous avons pendant longtemps maintenu sur la frontière du sud-est une armée nombreuse et excellente, faute de connaître la convention Prinetti.

Or, si on parcourt le compte rendu des séances du Conseil supérieur de la Défense nationale cependant chargé d'examiner toutes les questions qui exigent la coopération de plusieurs départements ministériels, on n'y trouve qu'incidemment quelques indications sur l'attitude éventuelle de l'Angleterre et de l'Italie. Nous estimons qu'il est temps de faire mieux, d'assurer la convergence des efforts nécessaires à la préparation du plan de guerre.

Comme conclusion, et comme conséquence de la réorganisation récente du Conseil supérieur de la Défense nationale, il semble nécessaire de faire établir par les ministres compétents un memorandum donnant un aperçu complet de la situation politique, un état sommaire des forces militaires et des moyens financiers des divers États et une situation financière et militaire de la France.

Ainsi documenté, le Conseil pourra dégager les hypothèses de conflit les plus vraisemblables, émettre des avis et préparer des directives répondant à ces hypothèses.

Le Conseil supérieur de Défense nationale devait se réunir à l'Élysée, le 11 octobre, sous la présidence de M. Fallières. J'y fus convoqué. Les questions soulevées par la note ministérielle fussent discutées.

Le ministre des Affaires étrangères, M. de Selves, déclara qu'à son avis, c'était au ministre de la Guerre qu'il appartenait d'indiquer ses intentions de guerre et ses plans ; les Affaires étrangères répondraient alors en faisant connaître les possibilités diplomatiques. "En diplomatie, ajouta-t-il, on table sur des probabilités, jamais sur des certitudes."

Je ripostai en montrant que, par exemple, du seul point de vue militaire, notre intérêt serait de porter la guerre en Belgique, et que cependant cette question relevait avant tout du domaine diplomatique. M. de Selves me répondit qu'au moment où la guerre avit récemment failli éclater, la question belge avait été discutée entre le chef d'état-major général et lui-même, et il avait été entendu que nous nous tiendrons prêts à pénétrer en Belgique si les Allemands violaient les premiers la neutralité de la Belgique ; dans ce cas, nous pourrions étendre nos opérations dans le Luxembourg belge. Pour terminer, il se déclara rebelle à tout memorandum, et déclara préférer le système des conférences entre représentants des Affaires étrangères et de la Guerre. Le Conseil fut interrompu par l'entrée du président du Conseil, M. Caillaux, qui prit aussitôt la parole et appuya fortement la manière de voir de M. de Selves. M. Fallières essaya bien d'intervenir, mais M. Caillaux lui coupa presque la parole. La partie était perdue. Le Conseil refusait de prendre les responsabilités qui me semblaient être de sa compétence. Finalement, on décida qu'une conférence aurait lieu prochainement entre des représentants du ministère de la Guerre et des Affaires étrangères "en vue d'établir une entente sur les questions d'ordre diplomatique susceptibles d'influencer les opérations". Une autre conférence fut décidée entre les représentants de la Guerre et des Finances "pour vérifier si les armées pourraient disposer des ressources financières nécessaires à leur entretien pendant les premiers mois qui suivraient la mobilisation".

Cinq jours plus tard, le 16 octobre, je rencontrai le directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères. Je lui remis une note basée sur les renseignements que nous tenions de nos attachés militaires ; cette note avait pour objet de faire préciser les points qu'il imposait principalement de connaître. En voici le résumé :


Nous considérons l'Allemagne comme notre principal adversaire ; tous les incidents qui ont lieu depuis nos revers de 1870, les menaces de guerre de 1875, l'affaire Schnœbelé en 1887, le voyage impérial de Tanger en 1905, les incidents de Casablanca et d'Agadir ont été suscités par le gouvernement de Berlin. La guerre avec l'Allemagne est donc de beaucoup la plus vraisemblable, et celle que nous devons avant tout prévoir.

L'Autriche est liée à l'Allemagne par un traité signé en 1879 et publié en 1888. L'alliance a été renouvelée. Aux termes du traité de 1879, le casus fœderis doit jouer s'il y a agression de la part tierce puissance contre l'un des deux empires, ou si l'agression est soutenue par la Russie. Il semble donc que le traité ne vise que des buts défensifs. Cependant, de plus en plus, l'Autriche a partie liée avec l'Allemagne comme l'ont montré les incidents de Bosnie et d'Herzégovine, et nous estimons, en conséquence, que selon toutes probabilités, l'Autriche serait prête à soutenir l'Allemagne dans toutes les éventualités de conflit avec la France appuyée par la Russie, sans rechercher d'où vient l'agresseur et s'il s'agit d'une guerre défensive.

Nous désirerions savoir si les Affaires étrangères possèdent des renseignements confirmant ou infirmant cette manière de voir.

D'autre part, des indices assez nombreux nous font penser que la Roumanie s'unirait à l'Autriche en cas de guerre avec la Russie. Possède-t-on des informations à ce sujet ?

En ce qui concerne la Russie, la convention franco-russe porte que "dans le cas où les forces de la Triple-Alliance ou d'une des puissances qui en font partie viendraient à se mobiliser, la France et la Russie, à la première annonce de l'événement, et sans qu'il soit besoin d'un concert préalable, mobiliseront immédiatement et simultanément la totalité de leurs forces, et les porteront le plus près possible de leurs frontières". Doit-on considérer que cette convention a la même force qu'un traité.

L'Angleterre est effrayée du développement de la marine et du commerce allemands ; c'est la raison qui l'a rapproché de la France. Nos états-majors sont entrés en relations par l'intermédiaire de notre attaché militaire ; ils ont examiné de concert la ligne de conduite à tenir en cas de guerre avec l'Allemagne. Il ressort des conférences les plus récemment tenues que nous pourrons espérer voir 150 000 soldats britanniques venir à notre gauche vers le quinzième jour de la mobilisation ; d'autre part, l'action combinée des deux flottes a été également envisagée, les Anglais recherchant la supériorité dans la mer du Nord et les Français en Méditerranée.

Nous souhaiterions savoir si les relations établies entre états-majors sont la conséquence d'un traité ou d'un accord écrit ou verbal entre les deux gouvernements, ou bien s'ils résultent d'un consentement tacite entre ceux-ci.

En outre peut-on admettre que, selon toutes probabilités l'Angleterre serait à nos côtés dans un conflit contre l'Allemagne ?

En ce qui concerne la Suisse, il semble de plus en plus que celle-ci subit l'influence autrichienne et nourrit des sentiments peu bienveillants contre la France. Il nous semble cependant peu probable qu'elle sorte de sa neutralité, en raison des grands avantages que celle-ci lui donne. L'Allemagne, d'autre part, n'aurait que peu d'intérêt à violer cette neutralité ; l'Autriche, selon toutes probabilités, ferait son principal effort contre la Russie. Dans ces conditions, nous estimons qu'il n'y a pas lieu de se préoccuper d'une intervention suisse.

En raison de la faible étendue de frontière commune à la France et à l'Allemagne, d'ailleurs hérisée de fortifications, de part et d'autre, et de la difficulté d'y faire mouvoir des masses armées considérables, les Allemands, comme les Français d'ailleurs, auraient avantage à développer leurs manœuvres au travers de la Belgique. L'armée belge serait d'ailleurs incapable de s'opposer à une violation de son territoire. L'état-major français n'a jamais cru pouvoir violer le premier la neutralité de la Belgique ; outre que ce serait renier notre signature, ce serait une provocation capable de nous aliéner la Russie et l'Angleterre. Mais d'après tous les renseignements en notre possession, on est fondé à croire que les Allemands ne pensent pas respecter comme nous-mêmes cette neutralité.

Vu la gravité de la question, il nous serait utile de connaître l'avis du Conseil supérieur de Défense nationale sur l'autorisation à donner au commandant en chef d'étendre en Belgique sa zone d'opérations à la seule nouvelle de la violation de ce pays par les Allemands ; d'autre part, est-on parfaitement d'accord sur l'interdiction pour nos troupes de violer les premières le territoire belge ?

En outre, dans une conférence récente, le général Wilson a fait connaître que son gouvernement avait fait des représentations au gouvernement belge et avait obtenu le renforcement de la garnison de Liége. Par analogie, ne serait-il pas possible au gouvernement français d'obtenir un renforcement de la place de Liége qui la mît à l'abri d'un coup de main ?

En ce qui concerne la Hollande, l'état-major français admet que les Allemands pourraient violer la région de Maëstricht, mais cette violation ne nous intéresse qu'indirectement.

La conférence de Londres de 1867 a garanti la neutralité du Luxembourg. Mais le grand-duché paraît si inféodé à Berlin qu'il est à peu près certain que les Allemands n'hésiteront pas à la violer. Il s'agirait de savoir si nous povons prendre la même initiative et prévoir une manœuvre au travers du grand-duché ? Y aurait-il des complications diplomatiques à redouter ?

Nous admettons que le traité de la Triple-Alliance est nettement défensif. Depuis une dizaine d'années, on a cru noter une amélioration des relations franco-italiennes ; la convention Prinetti, notamment, a été signée en 1902. Il semble au contraire qu'actuellement l'Italie est tout entière orientée comme l'Autriche : c'est ainsi que récemment encore, au moment de la guerre contre la Turquie, les Italiens ont dégarni le front français pour y prélever des troupes, et au contraire ils ont maintenu leurs garnisons face à l'est.

Dans ces conditions, nous estimons à l'état-major général que la neutralité italienne est très probable : nous désirerions savoir si telle est aussi l'opinion des Affaires étrangères.

Les affaires du Maroc ont singulièrement refroidi les rapports franco-espagnols. Le mois dernier, nous avons même dû prévoir quelques mesures de précaution.

Existe-t-il un accord secret entre l'Espagne et la France au sujet du Maroc ?


En résumé, l'état-major général considérait l'Allemagne comme son adversaire le plus probable et le plus important ; il estimait comme certain que la Russie serait à nos côtés dans un conflit armé ; il admettait que l'Autriche et peut-être la Roumanie se joindraient à l'Allemagne ; il considérait comme probable que l'Angleterre se joindrait à nous, que l'Italie, tout au moins au début conserverait une stricte neutralité ; il fallait regarder comme une hypothèse possible que l'Espagne se déclarât contre nous ; il posait en principe que nous n'avions aucun compte à tenir de la neutralité luxembourgeoise, mais au contraire que nous devions rigoureusement respecter la Belgique, sous réserve que la frontière belge sitôt violée par les Allemands, nos armées pourraient pénétrer dans le Luxembourg belge.

Nous désirions savoir si nous étions d'accord sur ces divers points avec les Affaires étrangères.

Mon interlocuteur, M. Bapst, discuta un certain nombre de conclusions de mon questionnaire, mais notre conférence m'amena de sa part aucune précision. Toutefois, le 19 octobre, il fit savoir par écrit au ministre de la Guerre que le département des Affaires étrangères était d'une manière générale d'accord avec la Guerre sur le rôle futur des puissances citées dans la note que je lui avais remise concernant l'hypothèse d'un grand conflit.

En outre, le lendemain 20 octobre, nous reçûmes des Affaires étrangères une série de notes précisant certains points qui concernaient en particulier la Roumanie, l'Autriche, la Suisse, le Luxembourg, la Belgique et l'Espagne.

En ce qui touchait les relations austro-roumaines, on signalait la grande intimité entre les souverains. "Entre l'Autriche et la Roumanie, il n'est pas besoin de conventions écrites," avait dit le roi de Roumanie en 1910. Un ancien président du Conseil roumain, M. Carp, avait annoncé qu'une entente verbale existait entre la Roumanie, l'Autriche et l'Allemagne contre la Russie. Le prix de cette entente devait être la Bessarabie. aurait d'ailleurs aucune complication à redouter, puisque l'Angleterre n'avait pas le même intérêt à voir respecter cette neutralité que celle de la Belgique.

Pour ce qui regardait cette dernière, la note s'exprimait ainsi : "Nous avons le devoir de n'assumer aucune initiative qui puisse être considérée comme une violation de la neutralité. Mais il semble acquis que l'Allemagne fera traverser par ses troupes le territoire belge, et nous aurions alors à prendre toutes les mesures que nécessiterait le soin de notre défense."

Enfin l'état des esprits en Espagne était représenté comme très hostile à la France, mais on considérait que la situation intérieure du pays ne lui permettrait pas de prendre part à une action de guerre contre nous ; nous devions donc considérer comme négligeables les velléités espagnoles.

Ce dernier point de vue fut d'ailleurs bientôt éclairé par un rapport de notre attaché militaire qui nous parvint le 26 octobre. Dans une conversation que le roi Alphonse avait eue avec lui, le souverain lui avait affirmé qu'il n'existait aucune entente entre l'Espagne et l'Allemagne, et que, bien au contraire, lui, le roi, désirait faire une politique d'amitié avec la France ; la cour et la reine mère étaient sans doute favorables à l'alliance allemande, mais cette influence était sans effet sur le roi qui avait arrêté dès le début tout essai de négociation avec l'Allemagne. Le roi avait ajouté cependant que si la politique espagnole au Maroc subissait un échec, ce serait du même coup la ruine de sa politique d'amitié avec la France.

Quelques jours plus tard je me rencontrai également en conférence avec le directeur de la comptabilité publique pour étudier si les armées auraient à leur disposition pendant les premiers mois qui suivraient la mobilisation les ressources financières qui serait nécessaires à leur entretien. D'après nos calculs, nous prévoyions à l'état-major de l'armée comme nécessaire, pour les vingt premiers jours de la mobilisation, une somme de 700 millions, puis, du 21e au 60e jour une nouvelle somme de 1 800 millions, soit au total de 2 500 millions. Cette conférence nous montra que les ressources financières avaient été bien prévues.

Comme on le voit, si du point de vue financier la situation était nette, dans le domaine de la politique générale, les questions que j'avais soulevées n'avaient que partiellement éclairci le problème très complexe que représentait pour nous la perspective d'une guerre contre un pays qui ne respecterait la neutralité belge que dans la mesure où il y trouverait son intérêt.

Sans perdre de temps, j'adressai au chef d'état-major de l'armée, le 27 octobre, une note l'invitant à mettre sans délai à l'étude les questions suivantes :


1° Possibilité de hâter les opérations de mobilisation d'un certain nombre de corps d'armée, de manière à gagner une avance notable (vingt-quatre heures au moins) sur la date du commencement de leur enlèvement en chemin de fer ;

2° Possibilité d'accroître le rendement des lignes de transport, de manière à réduire sensiblement la durée des transports de concentration ;

3° Conditions d'emploi sur la frontière du Nord-Est de troupes d'Algérie, de Tunisie et ultérieurement du Maroc ; au lieu de grouper ces troupes en corps d'amrée il y aurait peut-être avantage à les groupes en divisions pouvant être affectées chacune à une armée différente. Cette manière de faire permettrait de laisser en Algérie le commandant du 19e corps dont la présence pourrait devenir nécessaire en Afrique du NOrd ; cette solution serait également plus souple, et se prêterait à des transports échelonnées suivant les circonstances politiques du moment ; elle mettrait à la disposition des commandants d'armée une division réservée, formée de troupes excellentes, dont le prestige était considérable de l'autre côté du Rhin ;

4° Conditions d'emploi des troupes des Alpes qui constituaient le 21e corps. Pour les mêmes raisons que je viens de dire pour les troupes d'Afrique, il convenait de former trois divisions avec les troupes des Alpes : les deux premières formées de bataillons de chasseurs alpins, la troisième de troupes actives de place ;

5° Transport des 14e et 15e corps d'armée, ainsi que des premiers éléments de troupes alpines à la droite du dispositif de concentration des armées du nord-est dans la région des Vosges où leur place était tout indiquée ;

6° Possibilité de pousser en avant le dispositif de débarquement de la 6e armée (armée de réserve, dite armée de Paris), de façon à pousser jusqu'à la Meuse la tête de cantonnements de concentration. Remplacement de la division hâtive du 2e corps d'armée envoyée dans la région de Stenay par une division de l'un des corps d'armée qui constituaient l'armée de Paris ;

7° Possibilité de rapprocher de la frontière belge les débarquements de la 5e armée, dite armée d'Amiens, et de prévoir le transport de la région Givet-Fumay d'une division hâtive fournie par un corps d'armée de cette armée ; modifications que ce déplacement de l'armée d'Amiens entraînerait pour le débarquement des trois divisions de cavalerie qui devaient opérer de ce côté ;

8° Possibilité d'organiser une variante qui, décidée avant le commencement de la période des transports de concentration, permettrait de débarquer au nord de la ligne Paris-Avricourt deux ou trois corps d'armée dont le débarquement était normalement prévu au sud de cette ligne (par exemple, les deux corps d'armée constituant la 2e armée (armée de Fontainebleau) et un des corps d'armée de l'armée de Dijon).


Ces directives étaient basées sur les considérations suivantes :

Tout d'abord, on pouvait admettre comme sûr que les deux belligérants se rassembleraient face à face, à quelques marches de distance : de grands chocs succéderaient donc immédiatement à la concentration, et se produiraient vraisemblablement dans le voisinage de la frontière commune. Or, les théories que nous savions en honneur chez les Allemands ne pouvaient nous laisser de doute : nous savions qu'ils chercheraient par une offensive sans merci à atteindre leur but de guerre, c'est-à-dire la destruction de nos forces. Nous savions donc qu'a leur concentration succéderait immédiatement une attaque générale.

D'autre part, en raison de la puissance du matériel mis en oeuvre et des effets moraux qu'on en pouvait escompter, il semblait que ces premiers chocs seraient brefs et qu'un décision serait promptement obtenue. Il s'agissait donc de hâter autant que possible la réunion de nos forces pour que nous puissions aller à la bataille décisive avec tous nes moyens réunis. En effet, en raison de la courte durée des premières batailles, nos réserves n'auraient le temps d'y participer que si elles se trouvaient à pied d'oeuvre. Or, dans le plan XVI, et dans sa première variante, l'armée de réserve ou armée de Paris était maintenue à plusieurs marches en arrière ; par suite des charges incombant aux réseaux ferrés, elle aurait à se porter par voie de terre du côté où son intervention serait décidée : son mouvement devant durer plusieurs jours, il était presque certain qu'elle n'arriverait dans la zone des opérations qu'après que la première grande bataille aurait été perdue ou gagnée. Dans ces conditions il me paraissait indispensable de la rapprocher du front et de la mettre à portée d'intervention.

D'autre part, pour éviter de voir les premiers chocs se livrer sur notre sol, il fallait éviter d'être devancés dans notre concentration par les Allemands ; il fallait réunir sur le front du nord-est le maximum de nos ressources, en y comprenant nos 14e et 15e corps des Alpes et nos troupes d'Algérie et de Tunisie, puisque la situation politique le permettait.

Par-dessus tout il fallait se mettre en mesure de parer à une violation de la Belgique par l'Allemagne.

Sur ce dernier point, en effet, les renseignements que nous recevions concordaient avec les raisonnements que nous pouvions faire sur les intentions probables de l'état-major allemand. En particulier, lorsque nous cherchions à pénétrer les raisons du développement extraordinaire donné depuis un certain nombre d'années au système fortifié d'Alsace-Lorraine, nous arrivions à des conclusions suggestives.

En effet, ce système fortifié se présentait sous la forme suivante : en Alsace, une organisation du Rhin entre Strasbourg et la frontière suisse combinée avec un barrage complet de la plaine d'Alsace ; en Lorraine, une vaste région fortifiée englobant Metz et Thionville, assurant l'inviolabilité de la Moselle entre la frontière française et celle du Luxembourg, en même temps qu'une tête de pont sur les plateaux de la rive gauche. Entre Metz et les Vosges restaient 80 kilomètres environ de frontière ouverte. Mais ce champ d'action était lui-même divisé en deux couloirs par la région des Étangs, l'un, la trouée de Delme large de 40 kilomètres, l'autre, le couloir de Sarrebourg qui en avait à peine 20.

Nous avions été amenés à rechercher quels pouvaient être les êtres généraux de concentration allemande, et quel rôle le système fortifié allemand pourrait avoir à y jouer. Nos études nous avaient conduits à envisager trois types de concentration : le premier correspondant au cas où les territoires neutres seraient entièrement respectés ; le second, au cas où la Belgique serait violée à priori, avec maintien d'une attitude défensive en Alsace et en Lorraine ; le troisième, au cas d'une offensive partat de Lorraine avec violation limitée et peut-être retardée du Luxembourg belge.

La première hypothèse correspondait à l'idée qui avait animé le vieux Moltke en 1870 : rejeter les armées françaises vers le Nord par une attaque sur le front Épinal-Toul combinée par une attaque secondaire en Woëvre. Dans ce cas, le système fortifié Metz-Thionville n'aurait qu'un rôle secondaire à jouer, celui d'une tête de pont offensive au profit de l'attaque secondaire ; ce rôle ne semblait pas justifier l'énormité des fortifications élevées dans cette région depuis 1870.

La deuxième hypothèse transportait la manoeuvre en Belgique. Elle rappelait le plan étudié dans un grand kriegspiel fait en 1906 par l'état-major allemand, et qui était venu à notre connaissance. Dans cette hypothèse, le rôle de la Moselstellung devenait considérable ; d'une part, elle renforcerait le front défensif de Lorraine en menaçant de flanc toute offensive française qui s'avancerait entre les Vosges et la place de Metz ; d'autre part, elle servirait de pivot à l'aile marchante tout en masquant les déplacements de forces vers la régioon de Trèves.

La troisième hypothèse pouvait répondre aux préoccupations suivantes : ne pas permettre aux Français de violer la terre d'Empire, les tromper sur les intentions véritables du commandement allemand, et retarder si possible jusqu'à un premier succès la violation de la Belgique. On pouvait admettre que, dans ce cas, la manoeuvre se déroulerait en deux temps : le premier ayant pour but d'écraser les forces françaises engagées entre les Vosges et Nancy, le deuxième temps devant amener le franchissement de la frontière belge par des armées réunies au nord de Trèves qui attaqueraient sur la Meuse en aval de Verdun. Dans cette dernière hypothèse, la Moselstellung semblerait appelée à jouer encore un rôle fondamental : elle permettrait de faire jouer à l'abri de toute investigation une masse de manoeuvre qui pourrait s'engager vers le sud, le sud-est, le nord ou le nord-oouest, et de pouvoir ainsi, à volonté, déplacer le centre de gravité des forces.

De ces trois hypothèses, la première était la moins vraisemblable parce qu'elle tenait peu de compte de l'intervention éventuelle des Anglais, et qu'elle engageait la masse principale allemande à travers les massifs assez difficiles de la haute Moselle ; par surcroît, elle expliquait mal l'effort matériel concentré depuis plusieurs années dans la région du nord de Trèves, et, comme je l'ai dit, le développement extraordinaire de la Moselstellung.

Les deux dernières, au contraire, qui envisageaient le débarquement de forces importantes vers l'Eifel destinées à se rabattre à travers la Belgique sur l'aile gauche française justifiaient amplement les dépenses énormes engagées depuis dix ans pour le développement du groupe Thionville-Metz.

Ainsi donc, l'étude du rôle présumé de la région fortifiée Metz-Thionville nous conduisait à considérer comme vraisemblable la violation de la Belgique. Elle expliquait le jugement formulé dans la critique de l'exercice fait en 1906 par l'état-major allemand :

"On a donné à la place de Metz, lisait-on dans ce document, la grande extension qu'elle possède aujourd'hui pour qu'elle puisse coopérer aux opérations. Les forts poussés au loin donnent à une armée composée d'un grand nombre de corps la possibilité de se rassembler complètement à l'abri de l'adversaire et en dehors de ses vues, et de produire un effet de surprise par une brusque irruption. La place de Metz n'a pas été créée pour être défendue par une armée, mais bien pour faciliter les mouvements d'une armée dans sa zone. »

Ainsi donc, il apparaissait comme indispensable de préciser notre position vis-à-vis des Belges dans cette hypothèse, et d'obtenir du gouvernement français qu'il prenne ses responsabilités, et qu'il fixe l'attitude à observer.

C'est dans ces conditions qu'au Conseil supérieur de la Défense nationale du 9 janvier 1912, présidé par M. Fallières, la question suivante fut posée :

« Nos armées pourront-elles pénétrer en territoire belge dès la première nouvelle de la violation de ce territoire par les Allemands ? Sont-elles en droit de ne pas faire état de la neutralité luxembourgeoise ? »

La réponse à l'unanimité du Conseil, après que M. de Selves eut déclaré que tel était bien notre droit, fut celle que je désirais. Je fis remarquer qu'il était indispensable pour nous de posséder avant le quatrième jour de la mobilisation des renseignements sur les intentions anglaises, car à cette date devaient commencer les transports stratégiques, et il serait encore possible de faire varier le centre de gravité de notre concentration.

Dans cette même séance, je m'étais proposé de faire approuver les directives générales, dont j'avais prescrit l'étude, le 27 octobre, à l'état-major de l'armée. Je demandai donc au Conseil de décider :

1° Si la défense des Alpes, des Pyrénées et des côtes pouvait être confiée à des unités de réserve et de l'armée territoriale ;

2° Si, en outre, il était d'avis que nos corps actifs devaient être transportés tous et le plus rapidement possible sur le front du nord-est ;

3° Si, enfin, le transport du 19e corps d'armée devrait être assuré dès que ce corps serait mobilisé.

A ces trois questions, le Conseil répondit : oui, à l'unanimité. C'est au début de cette discussion que le président Fallières prit la parole pour constater avec plaisir qu'on renonçait enfin aux projets défensifs qui constituaient un aveu d'infériorité. « Nous sommes résolus à marcher droit à l'ennemi sans arrière-pensée, ajouta-t-il ; l'offensive convient au tempérament de nos soldats, et doit nous assurer la victoire, mais à condition de consacrer à la lutte toutes nos forces actives sans expection contre l'ennemi du nord-est. »

Fort de cette approbation, je soumis alors au Conseil la répartition générale que j'avais préparée pour nos forces de terre en tenant compte des possibilités russes et anglais et des renseignements fournis par les Affaires étrangères en octobre 1911 :

Contre l'Allemagne : 22 corps d'armée actifs, 8 divisions de cavalerie et 12 divisions de réserve ;

Sur le front des Alpes : 4 divisions de réserve (non compris les garnisons des places fortes) ;

A la défense mobile des côtés : 4 divisions territoriales ;

A la défense des Pyrénées : éventuellement, la 68e division de réserve actuellement affectée à Paris, où elle serait remplacée par une division territoriale, un détachement de la division de réserve de Perpignan et 2 divisions territoriales.

Du côté anglais, j'estimais que nous pourrions compter sur l'appoint de 6 divisions d'infanterie active, 1 division de cavalerie et 2 brigades montées.

Du côté russe, on pouvait admettre que nos alliés mettraient en ligne 28 corps d'armée, 30 divisions de réserve, et 27 divisions de cavalerie.

Enfin, éventuellement, on pouvait faire entrer en ligne du compte du côté belge, 4 divisions d'armée, 2 divisions de cavalerie, soit 100 000 hommes concentrés dans la région de Bruxelles, le dos à Anvers, le front à deux étapes au nord de la Meuse.

Ainsi se trouvaient fixées les conditions générales dans lesquelles il s'agissait maintenant d'établir notre nouveau plan de concentration, et de préparer notre manœuvre.

J'ai fait ressortir plus haut le rôle très important que devait jouer dans les premières opérations le groupe fortifié Metz-Thionville ; il est essentiel d'essentiel d'insister sur ce point, et de remarquer que la constitution de ce massif fortifié plaçait les armées françaises en face d'un dilemne. Ou bien nous étions obligés de renoncer à l'initiative de l'offensive stratégique, avec tous les risques d'une telle attitude comportait vis-à-vis d'un adversaire aussi résolu que l'Allemand, ou bien, si nous voulions prendre l'initiative de l'offensive, il fallait nous engager dans le champ clos machiné entre Metz et Strasbourg.

Nous ne pouvions échapper à ce dilemme qu'en orientant nos opérations vers le Belgique, mais cette solution ne nous était permise que si ce pays avait été au préalable violé par les armées allemandes. Il faut ici remarquer que la période intensive des transports de concentration ne commençant que le septième jour de la mobilisation chez les Allemands, nous ne pouvions compter, à cette époque, recevoir avant le dixième ou le onzième jour au plus tôt des renseignements susceptibles de nous fournir des indications sur l'orientation de la manœuvre adverse.

Le problème était donc extrêmement délicat pour nous. Je tenais à éclairer le gouvernement sur les conséquences possibles de sa décision concernant l'attitude à observer à l'égard de la Belgique. J'en trouvai l'occasion, le 21 février suivant, dans une réunion secrète tenue de 9 heures du soir à minuit au ministère des Affaires étrangères. A cette conférence, assistaient seulement M. Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, M. Millerand, ministre de la Guerre, M. Delcassé, ministre de la Marine, M. Paléologue, directeur des Affaires politiques et commerciales aux Affaires étrangères, l'amiral Aubert, chef d'état-major général de la Marine, et moi-même. Le but de cette réunion était d'exposer le dernier état des mesures concertées entre les états-majors russe et français pour l'application éventuelle de l'alliance, ainsi que l'état des pourparlers secrets entre les états-majors britannique et français.

Le ministre de la Marine exposa les mesures navales convenues entre l'amirauté britannique et l'état-major de la Marine française : la flotte britannique se réservait les opérations dans la mer du Nord, la Manche et l'Atlantique, tandis que la flotte française aurait à conduire les opérations en Méditerranée.

A mon tour, je fis connaître que nous pourparlers avec l'état-major britannique au sujet des forces de terre, avaient porté sur 6 divisions d'infanterie, 1 division de cavalerie et 2 brigades montées, soit, au total, 125 000 combattants.

Après étude il avait été admis que cette armée, embarquée dans les ports d'Angleterre et d'Écosse, viendrait atterrir à Boulogne, le Havre et Rouen. Après débarquement, un séjour de vingt-quatre heures dans des camps avait été prévu ; puis les unités britanniques seraient transportées dans la région Hirson-Maubeuge. Dans ces conditions, nos alliés éventuels seraient en mesure d'entrer en opération dès le quinzième jour de la mobilisation.

En me plaçant du seul point de vue militaire, que mon devoir m'obligeait de présenter au gouverneur, je fis alors observer que si nous pouvions mener notre offensive à travers la Belgique — en admettant qu'aucune autre considération ne s'y opposât et qu'on pût se mettre à l'avance d'accord avec le gouvernement belge — cela simplifierait le problème qui nous était posé, et augmenterait singulièrement nos chances de victoire. Invité à développer cette idée, je m'exprimai ainsi :


Le plan le plus fécond en résultats décisifs dans l'éventualité d'une guerre avec l'Allemagne, consiste à prendre, dès le début des opérations, une vigoureuse offensive, pour en finir d'un seul coup avec les forces organisées de l'ennemi.

L'existence à proximité de la frontière franco-allemande d'obstacles naturels et de barrières fortifiées cantonne notre offensive dans des régions étroitement limitées : l'Alsace est fermée au nord par le système Strasbourg-Molsheim ; elle est bornée à l'est par le Rhin où nos adversaires ont installé des têtes de pont organisées. Une offensive sur Strasbourg arrêtée de front, et menacée de flanc ne peut conduire qu'à des résultats limités. En Lorraine, la frontière est barrée au nord de Metz par l'ensemble fortifié Metz-Thionville ; elle est coupée vers Dieuze par une région d'étangs et à l'est de Sarrebourg par les Vosges.

Entre le camp retranché de Metz et Dieuze d'une part, et les Vosges d'autre part, il existe deux couloirs larges, le premier de 30, le second de 20 kilomètres seulement.

Il est de toute évidence que nous ne pouvons développer dans ces couloirs que des moyens relativement restreints. En admettant que nos attaques parviennent à y progresser, elles ne tarderont pas à venir buter de front contre des positions organisées, en même temps qu'elles seraient menacées de flanc par des contre-offensives partant de Metz et de Strasbourg.

En résumé, ni en Alsace, ni en Lorraine, nous ne trouverons des terrains favorables à une offensive visant immédiatement des résultats décisifs.

La situation serait infiniment plus avantageuse, s'il nous était loisible d'étendre notre gauche au delà de notre frontières dans le grand-duché et sur le territoire belge : de ce côté, nous pourrions développer tous nos moyens d'action, et nous passerions au nord de tous les systèmes fortifiés construits à grands frais par nos adversaires. En cas de succès, nos armées rejetteraient les masses allemandes vers l'Allemagne du Sud, et menaceraient directement leur principale direction de retraite et leurs communications sur Berlin ; en outre, le passage par la Belgique nous donnerait le moyen de faire participer d'une manière plus efficace à nos opérations l'armée britannique dont l'appoint nous procure une supériorité numérique marquée sur nos adversaires.


De cet exposé, je tirai la conclusion que nous avions un intérêt majeur à pouvoir faire pénéter nos armées en territoire belge et non pas seulement lorsque les Allemands, ainsi qu'il était probable, l'auraient eux-mêmes violé. J'ajoutai que, par voie diplomatique, il serait peut-être possible de suggérer au gouvernement britannique et au gouvernement belge la solution qui nous paraissait la plus avantageuse. Le ministre de la Guerre, M. Millerand, s'associa à ma manière de voir, sur les résultats à attendre d'un plan d'opérations conduisant à une action offensive à travers le territoire belge ; M. Delcassé, ministre de la Marine, se prononça avec la même fermeté en faveur de mon opinion.

Mais le président du Conseil fit alors observer que le passage de l'armée française à travers la Belgique risquerait d'indisposer non seulement l'Europe, mais les Belges eux-mêmes en raison de la difficulté de s'entendre à l'avance avec ces derniers ; dans ces conditions il paraissait nécessaire que notre entrée en territoire belge fût tout au moins justifiée par une menace positive d'invasion allemande. C'était, d'ailleurs, la crainte de l'invasion de la Belgique par l'Allemagne qui avait été la cause première des accords militaires avec l'Angleterre. Il nous faudrait donc nous assurer qu'un plan reposant sur notre entrée en Belgique ne déterminerait pas l'Angleterre à nous retirer son concours.

Puis, se plaçant au point de vue purement diplomatique, M. Poincaré déclara que l'ambassadeur d'Angleterre, dans une récente conversation, lui avait exprimé la pensée que nos accords militaires pouvaient être arrivés jusqu'aux oreilles des Allemands et leur fournir des prétextes au renforcement de leur armée de terre. Sir Francis Bertie avait aussi très nettement indiqué qu'à son avis l'entente franco-anglaise était aussi utile à son propre pays qu'à la France. A Berlin, lord Haldane avait réservé la liberté d'action de l'Angleterre pour le cas où l'Allemagne attaquerait la France. Le président du Conseil ajouta qu'il y aurait intérêt à ce que les accords militaires reçussent une consécration diplomatique.

Pour terminer, le président du Conseil m'interrogea sur les dispositions prises sur le front italien, par suite de l'accord secret de 1902.

En réponse à cette question, j'exposai que l'Italie, même si elle prenait parti contre nous dès le début de la guerre, ne pourrait tout d'abord mettre en ligne que 6 corps d'armée qui ne déboucheraient pas sur notre frontière avant le 18e jour de la mobilisation, trop tard par conséquent pour exercer une influence sur les premières opérations contre l'Allemagne. Ce serait donc une lourde faute de laisser des corps d'armée actifs sur le front du sud-est ; il suffisait de prévoir le cas où, les premiers chocs étant restés indécis, les armées françaises et allemandes devraient se réorganiser avant de reprendre la lutte. Le but à atteindre par nous sur les Alpes était donc d'empêcher les Italiens de déboucher de la zone montagneuse en plaine, avant le moment où les effectifs russes commenceraient à faire sentir leur action d'une façon effective, c'est-à-dire avant la fin de la sixième semaine. Pour obtenir ce résultat, 4 divisions de réserve de 13 groupes alpins de réserve, s'appuyant sur les places fortes, me semblaient suffisants dans ce terrain éminemment favorable à la défensive.

De son côté le ministre de la Marine fit connaître que l'armée navale de la Méditerranée devait se porter rapidement au-devant de la flotte italienne, dès le début de la mobilisation. Ce fait ne devait pas être ignoré de l'Italie et contribuerait selon toute vraisemblance à lui faire respecter le pacte de 1902, et tout au moins à ne lui faire opérer sa mobilisation qu'avec une sage lenteur lui permettant de ne pas se compromettre. Il termina en disant qu'à son avis c'était bien vis-à-vis de l'Allemagne seule qu'il fallait concentrer toutes nos forces terrestres. Et le président du Conseil déclara qu'il partageait cette opinion[1].

De cette importante conférence, dont j'ai conservé le souvenir très précis, on peut tirer les conclusions suivantes :

Tout d'abord, la menace d'invasion allemande à travers la Belgique non seulement ne nous avait pas échappé, comme on l'a trop souvent répété, mais elle nous apparaissait si probable que nous étions tombés d'accord avec le gouvernement sur le droit que nous aurions de pénétrer en Belgique aussitôt que cette dernière serait violée par nos ennemis. Au cours de la discussion, comme on vient de la voir, le président du Conseil, M. Poincaré, malgré sa prudence naturelle, était même allé dans cette voie plus loins que je ne m'y attendais, en admettant qu'un intervention de nos armées au delà de la frontière neutre pourrait être justifiée par une « menace positive d'invasion allemange » en Belgique. Mais que fallait-il entendre par une « menace positive » ? Il ne semblait pas qu'une concentration allemande en Prusse rhénane pût dénoter une intention évident de pénétrer en Luxembourg belge ; des rassemblements entre Trèves et Malmédy pouvaient être présentés comme une mesure de précaution contre une menace d'invasion de la Belgique par la France. Ainsi donc, si la conférence du 21 février 1912 eut pour résultat essentiel de poser le problème, elle ne le résolvait pas.

La phrase si symptomatique que M. Poincaré avait prononcée, au cours de cette conférence, mérite qu'on s'y arrête. Le président du Conseil avait, sans doute, dans l'esprit tous les avertissements que les Anglais nous avaient donnés concernant la neutralité belge : en 1906, lors des premières conversations au sujet de l'entente militaire franco-britannique, nous avions formellement promis de respecter la neutralité belge ; vers la même époque, une voix autorisée[2] nous avait prévenus : « Ne vous laissez pas tenter à entrer en Belgique sur des simples menaces de l'Allemagne ; il pourrait être de l'intérêt de celle-ci de vous pousser dans cette voie. » En 1911, lord Esher avait encore insisté sur ce même avertissement.

J'ai cependant tout lieu de croire qu'à la suite de mes déclarations dans cette séance de février 1912, et sur l'initiative de M. Poincaré, la diplomatie anglaise étudia la question que je venais de soulever. En effet, j'appris que l'attaché militaire anglais à Bruxelles, le colonel Bridges, essaya, dans le courant de 1912, d'entrer en conversation avec le général Jungbluth de l'état-major belge ; mais les échanges de vues ne purent dépasser la question préjudicielle de savoir quelles dispositions pourraient être prises en commun dans le cas d'une violation du territoire belge en commun dans le cas d'une violation du territoire belge par l'Allemagne. Même sur ces bases réduites, la conversation engagée n'aboutit à aucun résultat.

Toujours est-il que le 27 novembre 1912, le général Wilson, avec l'assentiment de lord Grey, vint à l'état-major français, et nous déclara que le Foreign Office estimait « que la Belgique était hésitante sur le parti à prendre dans le cas d'un conflit franco-allemand, et qu'elle paraissait pencher plutôt du côté de l'Allemagne ». « Or, ajoutait-il, si la France viole la première la neutralité belge, l'armée belge marchera sûrement avec les Allemands, et le gouvernement britannique pourrait être alors sommé de faire respecter la neutralité : il se trouverait ainsi dans une situation très embarassante. Il n'y a donc, concluait-il, aucun intérêt pour l'armée française à violer la première la neutralité de la Belgique. »

Cette communication était de la plus haute importance, car elle nous obligeait à renoncer définitivement à toute idée de manœuvre à priori par la Belgique.

Nous avions, en outre, à nous préoccuper de l'état d'esprit du peuple belge, au cas où sa neutralité viendrait à être violée.

Dans cet ordre d'idées, avait paru en 1911 un petit livre qui avait retenu notre attention. Il était intitulé : « La situation de la Belgique en prévision d'un conflit franco-germain. » Il était signé du pseudonyme O. Dax, sous lequel se dissimulait, paraît-il, une haute personnalité militaire. La conclusion de ce livre était la suivante :

« N'hésitons pas, le cas échéant, à diriger les événements de telle sorte que notre alliance avec le plus fort des bélligérants se puisse justifier par les faits. »

Cette conception opportuniste n'était pas pour nous surprendre. Beaucoup de bons esprit pensaient que la Belgique se bornerait au début à rassembler ses forces à l'abri de Liége et de Namur afin de se ménager la possibilité de s'unir au vainqueur.

Nous avions également cherché à connaître les dispositions prises par les Belges pour assurer la sécurité de leur front Liége-Namur, et particulièrement de ces deux places. En décembre 1911, le 2e Bureau de l'état-major de l'armée nous fit connaître que Liége était exposée à être enlevée par un coup de main, jusqu'au troisième jour de la mobilisation belge. A partir du quatrième jour, les mesures prises pour la défense de la place paraissaient suffisantes pour obliger l'ennemi à tenter une attaque brusquée. L'expérience nous avait prouvé qu'en cas de tension politique, comme en 1911, par exemple, les Belges prenaient des mesures de précaution, et renforçaient la garnison de la place. En ce qui concerne Namur, les renseignements étaient encore moins favorables, si bien que j'envisageai la possibilité pour le cas où les Belges nous autoriseraient à pénétrer en armes sur leur territoire, de faire occuper la place par une division d'infanterie : la 1re. L'étude à laquelle je fis procéder, fit ressortir que cette division pourrait être concentrée du quatrième au cinquième jour, soit entre Jeumont et Maubeuge, soit, si l'on pouvait utiliser les chemins de fer belges, entre Jemmapes et Charleroi. Dans le premier cas, elle pourrait être à Namur le septième jour au matin ; dans le deuxième cas, le cinquième jour au soir, Jemmapes étant à 12 kilomètres de la place.

Un dernier élément du problème belge consistait dans la réorganisation de l'armée, à laquelle s'était attelé M. de Brocqueville, président du Conseil. A la suite de patients efforts, il parvint à faire voter par le Parlement belge, le 30 août 1913, la loi qui réorganisait l'armée. Mais les dispositions de cette loi ne devaient avoir leur plein effet qu'au bout de dix ans. D'autre part, pendant la discussion, M. de Brocqueville avait déclaré que l'armée belge ainsi reconstituée était destinée « à faire pencher la balance en faveur de celle des puissances qui n'aurait pas, la première, violé la neutralité du territoire belge ».


Examinons maintenant quelle était notre situation vis-à-vis de la Russie.

Il est nécessaire, pour cela, de remonter jusqu'à la convention militaire secrète qui nous liait à nos alliés orientaux. Cette convention avait été signée à Saint-Pétersbourg, le 17 août 1892, par le général Obroutcheff, chef de l'état-major général de l'armée russe, et le général de Boisdeffre, alors sous-chef d'état-major de l'armée française, envoyée à cet effet en mission en Russie. L'empereur et le gouvernement français avaient approuvé cette convention en décembre 1893 ; née de la Triple Alliance, elle devait avoir la même durée qu'elle. En août 1899, à la suite de nouveaux pourparlers, la portée de cet accord fut singulièrement étendue, puisque les deux gouvernements, « toujours soucieux du maintien de la paix générale et de l'équilibre entre les forces européennes  », décidaient ensemble que la convention demeurerait « en vigueur autant que l'accord diplomatique conclu pour la sauvegarde des intérêts communs et permanents des deux pays ».

Il ne paraît pas inutile de donner ici le texte de cette convention :


La France et la Russie étant animées d'un égal désir de conserver la paix, et n'ayant d'autre but que de parer aux nécessités d'une guerre défensive provoquée par une attaque des forces de la Triple-Alliance contre l'une ou l'autre d'entre elles, sont convenues des dispositions suivantes :

1° Si la France est attaquée par l'Allemagne, ou par l'Italie soutenue par l'Allemagne, la Russie emploiera toutes ses forces disponibles pour combattre l'Allemagne ;

2° Dans le cas où les forces de la Triple-Alliance ou d'une des puissances qui en font partie viendraient à se mobiliser, la France et la Russie, à la première annonce de l'événement, et sans qu'il soit besoin d'un concert préalable, mobiliseront immédiatement et simultanément la totalité de leurs forces et les porteront le plus près possible de leurs frontières ;

3° Les forces disponibles, du côté de la France, qui doivent être employées contre l'Allemagne, seront de 1 300 000 hommes, du côté de la Russie de 700 000 à 800 000 hommes.

Ces forces s'engageront à fond, en toute diligence, de manière que l'Allemagne ait à lutter, à la fois, à l'est et à l'ouest ;

4° Les états-majors des armées des deux pays se concerteront en tout temps pour préparer et faciliter l'exécution des mesures prévues ci-dessus.

Ils se communiqueront, dès le temps de paix, tous les renseignements relatifs aux armées de la Triple-Alliance qui sont ou parviendront à leur connaissance.

Les voies et moyens de correspondre en temps de guerre seront étudiés et prévus d'avance ;

5° La France et la Russie ne concluront pas la paix séparément ;

6° La présente convention aura la même durée que la Triple-Alliance ;

7° Toutes les clauses énumérées ci-dessus seront tenues rigoureusement secrètes.


Au moment où je pris les fonctions de chez d'état-major général, en juillet 1911, nous savions que la moblisation et la concentration russes étaient fort lentes en raison du peu de densité des chemins de fer russes, de leur faible rendement et de la pénurie de matériel roulant. Aussi, lorsque le général Dubail, alors chef d'état-major de l'armée, partit au milieu de l'été de 1911 pour la Russie, pour échanger des vues avec l'état-major russe conformément au paragraphe 4 de la convention militaire, il avait pour mission principale de représenter à nos alliés les graves inconvénients qui pourraient résulter des retards dus aux insuffisances de leur réseau ferré. Il fut assez heureux pour obtenir, le 18/31 août, l'engagement formel de la Russie de faire toute diligence pour activer la mobilisation et la concentration. Nos alliés s'engageaient à ne pas attendre que la concentration de leurs armées fût complète pour agir. L'offensive serait prise dès que les forces de première ligne seraient en position, et on calculait que la frontière russo-allemande pourrait être franchie, grâce à cette mesure, dès le seizième jour. Enfin, d'un commun accord, il fut entendu qu'une offensive décidée pourrait seule donner le succès[3].

C'était un premier et important résultat. L'année suivante, ce fut au tour du chef d'état-major de l'armée russe, le général Gilinsky, de venir en France. Il y arriva le 6 juillet, le lendemain même de la célèbre entrevue du tsar et de l'empereur Guillaume II à Port-Baltique. Le général Gilinsky était accompagné de l'amiral pirnce Lieven, chef d'état-major de l'armée russe, qui devait, le 16 juillet, signer avec le vice-amiral Aubert, chef de l'état-major général de la marine française, une convention navale analogue à la convention militaire.

Après un échange de vues sur les plans à suire sur les deux armées alliées, le général Gilinsky prit, le 13 juillet, l'engagement que les armées russes commenceraient l'offensive le quinzième jour par des actions d'ailes qui auraient pour objet de dégager le centre de dispositif russe. Il faut, en effet, remarquer que le tracé de la frontière russe était peu favorable à une défensive contre une attaque autrichienne débouchant de Galicie : celle-ci, débouchant du sud au nord, prenait en bout et à revers les lignes du Niémen, de la Narew, de la Pilica, de la Vistule en amont de Varsovie et du Bug. Si donc la première opération russe devait être, comme nous le demandions, dirigée offensivement vers le front Kœnigsberg-Thorn, il fallait qu'en même temps une partie des forces russes pénétrât simultanément en Galicie, afin de redresser le front, et neutraliser l'offensive que les Autrichiens entameraient vraisemblablement en partant de cette base commode.

On remarquera que la convention militaire, depuis son origine, obligeait les deux alliés « à engager à fond en toute diligence »[4] leurs forces mobilisées. Outre les raisons qui nous conduisaient logiquement à rechercher l'initiative des opérations sur notre front par une offensive aussi prompte que possible, la volonté d'être fidèles aux termes mêmes de la convention nous contraignait encore à cette même attitude. Et l'on peut affirmer que la certitude de notre volonté offensive et l'attachement aux clauses de la convention constatés par l'état-major russe dans chaque contact avec notre état-major ont fortement contribué à orienter l'état-major russe vers une intensification de son effort. S'il eût senti chez nous moins de décision, il n'y a pas de doute que nos alliés se seraient montrés plus réservés au début de la guerre.

Les accords en étaient là, lorsqu'en septembre 1912, le grand-duc Nicolas vint assister aux grandes manœuvres du Poitou. Je ne connaissais pas encore celui qui devait être le commandant en chef des armées russes en 1914.

Né en 1856, le grand-duc Nicolas Nicolaïévitch, commandant de la garde impériale et de la circonscription militaire de Saint-Pétersbourg, était le fils du grand-ducs Nicolas Nicolaïévitch, troisième fils de l'empereur Nicolas Ier, qui avait commandé en chef les armées russes en 1877-1878 dans la guerre contre les Turcs. Physiquement, le grand-duc Nicolas était très grand, très svelte et vigoureux ; il avait dans l'armée russe la réputation d'un chef intelligent et énergique, très au courant de toutes les questions militaires connaissant et aimant son métier, et s'entraînant constamment aux lourdes fonctions qu'il aurait à remplir en temps de guerre. Beaucoup de bons esprits regrettaient que, pendant la malheureuse campagne de Mandchourie, l'empereur n'eût pas fait appel à ses services pour rétablir une situation qui n'avait jamais été désespérée. Mais on disait que le grand-duc Nicolas avait un caractère très droit, entier, indépendant, et que pour ces qualités l'empereur l'aimait et l'estimait, mais le redoutait un peu. Je ne tardais pas à me réjouir, dès mes premiers contacts avec lui, de savoir le sort des armées russes désormais entre ses mains. Les événements ont montré qu'il méritait la place éminente à laquelle l'empereur l'avait appelé. Et je m'honore d'être, depuis cette époque déjà lointaine, demeuré son ami.

Au moment de son départ, à l'issue des manœuvres, le grand-duc me demanda très aimablement de lui rendre sa visite l'année suivante et d'assister aux prochaines grandes manœuvres russes.

Le 3 août 1913, je partis pour Saint-Pétersbourg, accompagné des généraux d'Amade, Dor de Lastours, Desaleux, Hély d'Oissel, Delarue, des colonels Dumesnil et Berthelot, et du commandant Renouard.

Nous fûmes reçus de la façon la plus cordiale et la plus chaude par l'empereur et le grand-duc. Les conversations que j'eus avec ce dernier durant notre séjour de trois semaines furent nombreuses. J'en profitai pour insister auprès de lui à plusieurs reprises sur la nécessité que je voyais de hâter la mobilisation russe et de déclencher aussitôt que possible une offensive avec la fraction des armées russes immédiatement mobilisées ; ma demande prenait toute sa valeur pour le cas plus que probable où la concentration de la majeure partie des armées allemandes se ferait contre nous.

Le grand-duc me donna l'assurance que nous aurions satisfaction ; il comprenait admirablement la nécessité pour l'armée russe, de prendre une offensive rapide, quelques risques qu'une telle attitude pût lui faire courir ; il fallait à tout prix soulager notre front, si les Allemands essayaient, dès le début des hostilités, de venir à bout de nos forces. On a vu, depuis, de quelle généreuse et loyale manière ce grand chef a tenu parole. C'est pour moi un devoir de la dire. Je le redirai plus loin. Et la France a le devoir de ne pas oublier le service que nos alliés nous ont rendu.

En dehors de ces conversations, notre séjour en Russie fut très utile par l'échange de vues qui s'établissait entre les officiers de notre mission et leurs camarades russes. Certains d'entre eux étaient pleins de zèle et cherchaient à s'instruire auprès de nous. En particulier, le grand-duc Serge, grand maître de l'artillerie russe, avait pris en amitié le lieutenant-colonel d'arillerie Dumesnil, et ne le quittait plus, lui posant mille questions pour savoir de quelle manière les artilleurs français résolvaient les différents problèmes du champ de bataille.

Malheureusement, malgré l'accueil sympathique qui nous était fait, nous sentions dans l'entourage même du tsar tout un parti qui nous donnait, sans doute, des témoignages extérieurs d'amitié, mais qui regrettait de voir les dirigeants de la Russie si nettement orientés vers la France. Le ministre de la Guerre Soukomlinoff, en particulier, promettait tout ce qu'on voulait, mais ne tenait jamais rien. Je n'en dirai pas davantage sur cet homme qui est mort à Berlin après la guerre.

Pendant notre séjour au camp, nous assistâmes à des nombreuses manœuvres. Elles nous parurent surtout dirigées en vue d'effets de parade, sans qu'on se préoccupât de tenir un compte suffisant des réalités de la guerre. La troupe avait bon aspect, les hommes paraissaient vigoureux et bien entrainés.

De ces divers contacts avec l'armée russe, il résulta pour nous une connaissance assez précise des possibilités de nos alliés.

Nous savions qu'outre ses 27 corps d'armée actifs, la Russie serait en mesure de mobiliser 28 divisions de réserve. Grâce aux progrès matériels de toute nature réalisés, on pouvait compter que le quinzième jour de la mobilisation, les corps d'armée frontière pourraient être à pied d'œuvre : 8 à 9 corps d'armée face à la Prusse orientale sur le front Kowno-Grodno-Varsovie et 7 corps d'armée face à la Galicie sur le front Lublin-Cholm-Rowno. Vers le vingtième jour, le groupe d'armées du nord-ouest opposé à l'Allemagne pourrait être porté à 11 corps d'armée, et celui du sud-est à 9 corps d'armée. En outre, une armée de réserve de 4 corps d'armée pourrait être rassemblée dans la région de Brest-Litowsk. C'est donc vers le vingtième ou le vingt-troisième jour seulement que 24 corps d'armée sur 27 corps actifs pourraient donner toute son ampleur à l'offensive. Enfin, vers le vingt-sixième jour, la plus grande partie des divisions de réserve pourrait être débarquée dans la zone de concentration.

L'offensive principale devait avoir, en principe, comme objectif l'armée allemande. Cette mission incombait au groupe d'armées du nord-ouest qui progresserait par son gros sur Allenstein et Thorn, tandis que sa droite se porterait du Niémen sur Kœnigsberg. Le corps d'armées du sud aurait comme objectif l'armée autrichienne de Galicie.

Il n'échappera à personne combien la situation était délicate pour l'armée russe, et combien, en consentant à une offensive importante avant d'avoir concentré tous ses moyens, elle faisait preuve d'abnégation. En effet, de Varsovie à Kowno, il y a 350 kilomètres. Une offensive de 8 à 9 corps d'armée sur un tel front était pleine de risques. La conduite de cette masse sur un si grand espace était difficile, et les armées ne pouvaient s'appuyer mutuellement, séparées qu'elles étaient non seulement par de grandes distances, mais encore par une région semée de rviières et de lacs. Une armée allemande même inférieure en nombre, mais concentrée, pourrait facilement percer le cordon des armées russes déroulé devant elle, en particulier dans la direction de Thorn-Varsovie, en combinant son action avec une offensive autrichienne dirigée de Przemysl sur Brest-Litowsk.

Il semblait donc que la masse des Russes rassemblée en Pologne sur la Narew, avec son gros dans la région de Varsovie arrêterait mieux les attaques allemandes dirigées de Thorn sur Varsovie. En outre, de cette région centrale de Varsovie, le gros des forces russes pourrait mieux soit prendre l'offensive vers Allenstein, soi manœuvrer par la rive gauche de la Vistule pour marcher sur Berlin.

En résumé, la concentration russe présentait un dispositif trop étendu en largeur, avec un centre de gravité trop rejeté vers le nord ; et les forces du centre me semblaient devoir être débarquées trop en arrière par rapport aux ailes.

A mon avis, il eût été nécessaire d'activer la concentration, car, jusqu'au vingt-troisième jour, les 9 corps d'armée du groupe nord-ouest et les 7 corps du groupe sud allaient se trouver seuls en face l'ennemi ; ce ne serait qu'à cette date que l'effort offensif pourrait avoir quelque intensité. Ce délai était bien long, si nous voulions assurer la simultanéité des attaques russes et des attaques françaises. Mais pour arriver à raccourci ce délai, de profondes améliorations aux chemins de fer russes eussent été nécessaires.

Malheureusement de pareilles transformations ne pouvaient se faire qu'au prix d'importants travaux et d'études qui aurait profondément bouleversé la mobilisation et le plan de campagne russe. En fait, la guerre allait trouver la Russie sensiblement dans l'état militaire où nous l'avions vue en 1913.

Il convient maintenant de dire ce que nous savions de la force allemande et des intentions de nos adversaires.

En 1912, on admettait généralement que l'armée allemande mobilisée comprendrait : 23 corps d'armée actifs, et 3 corps d'armée de nouvelle formation ; en outre, un certain nombre d'unités de réserve, 6 divisions de place forte, et 11 divisions de cavalerie.

En réalité, une lourde inconnue a plané jusque vers le 25 août 1914 sur le nombre, la formation, et le mode d'emploi des unités de réserve allemandes.

Le plan de mobilisation allemand mis en vigueur le 1er avril 1914 précisait qu'en principe les troupes de réserve seraient employées dès le début des hostilités aux mêmes tâches que les troupes actives ; de ce fait, il prévoyait la formation de corps d'armée de réserve engendrés par des corps d'armée actifs.

Jusque-là, nous avions été convaincus que les Allemands ne demanderaient à leurs troupes de réserve que des besognes secondaires, dans les mêmes conditions d'ailleurs que nous comptions employer les nôtres. « Pas de pères de famille en première ligne, » avait affirmé Guillaume II. Et ces paroles avaient été répétées, en juin 1913, au Reichstag.

Ces paroles impériales paraissaient d'accord avec les théories en honneur à cette époque dans l'armée allemande qui faisait reposer le succès sur la violence brutale du premier choc. Nous étions donc fondés à admettre que nos adversaires ne confierait pas le sort des premières rencontres à des troupes manifestement inférieures.

Le nouveau plan de mobilisation allemand éveilla en nous un doute quand il parvint à notre connaissance. Mais, en considérant que les corps d'armée de réserve étaient dotés d'une artillerie réduite, nous inclinions encore, à la veille de la guerre, à croire que ces corps d'armée, suivant en deuxième ligne, ne seraient utilisés qu'au siège des places fortes, à la garde des communications, à la tenue de fronts passifs, ou à l'occupation des territoires conquis.

Il importe de le dire : cette erreur que nous avons commise a pesé lourdement sur la façon dont nous avons organisé notre concentration, ainsi que nous le verrons plus loin, et, par conséquent, sur les débuts des opérations.

Pendant les années qui ont précédé la guerre, l'armée allemande s'était singulièrement renforcée.

La loi votée en juin 1912 avait promptement porté ses fruits. Alors que nous avions comme effectifs nets sous les armes 519 000 hommes, les Allemands en avaient 657 000 ; en outre, l'Allemagne avait convoqué, en 1912, 551 000 réservistes, contre 456 000 en 1909 ; enfin, l'armée allemande, qui ne comptait, jusqu'à la loi de 1912, que 23 corps d'armée en temps de paix, en comptait 25 depuis le 1er octobre, dont le 21e corps à Sarrebruck. Nous connaissions, sans doute, depuis longtemps le dessein allemand de former 2 corps d'armée à la mobilisation. Mais, comme l'avait déclaré le ministre de la Guerre devant le Reichstag, cette création obtenue à la mobilisation par l'adjonction d'éléments en surnombre dans les corps voisins aux troisièmes divisions des Ier et XIVe corps d'armée représentait une opération délicate. La formation, dès le temps de pai, de 2 corps d'armée de couverture à effectifs renforcés était de nature à mettre nos adversaires à l'abri de tout mécompte.

Tout spécialement, la création du XXIe corps à Sarrebruck représentait à nos yeux une menace à peine déguisée. Ce corps d'armée intercalé dans le dispositif de couverture allemand à deux marches à peine de la région de Nancy, avec des effectifs tels qu'il était susceptible d'entrer immédiatement en campagne, faisait pencher d'une manière inquiétante la balance des forces de couverture, jusqu'ici à peu près égale, en faveur des Allemands.

D'autre part, dès le début de 1913, nous apprenions qu'une nouvelle loi militaire était à l'étude en Allemagne, destinée à compléter et à améliorer les unités existantes, à porter au maximum leur valeur guerrière par l'augmentation de leur encadrement et par le renforcement de leurs noyaux actifs : ainsi les 6 corps qui bordaient notre frontière seraient à effectifs renforcés ; nous devions, en conséquence, envisager l'éventualité d'une attaque brusquée dans les tout premiers jours de la mobilisation, et même le premier jour, si nos adversaires parvenaient à dissimuler les premières opérations de leur mobilisation. Quant au reste de l'armée allemande, il paraissait certain que sa concentration s'effectuerait dans un délai plus court qu'il n'était prévu auparavant. Or, nos 3 corps d'armée qui montaient la garde à la frontière, étaient en infériorité numérique trop marquée par rapport aux 5 corps d'armée allemands qui leur faisaient face. J'ai dit dans le chapitre précédent comment la loi de trois ans votée en France le 6 juillet 1913 nous permet de parer au danger qui menaçait notre couverture.

Après avoir défini ce que nous savions de l'armée allemande, il importe maintenant d'indiquer les hypothèses que nous faisions sur les plans d'opérations de nos futurs adversaires.

Tout d'abord, il était possible que l'état-major allemand reprit le plan du vieux Moltke — les documents d'après guerre nous ont prouvé que nos adversaires y ont songé — en engageant l'offensive principale contre la Russie, et en se contentant, au début, sur le front occidental d'observer une attitude défensive. Il était évident que dans cette hypothèse les Allemands n'avaient pas intérêt à violer les territoires neutres de Belgique et du Luxembourg, et que la droite de leur déploiement stratégique se limiterait à la région de Trèves. Dans ce cas, étant donné nos engagements, la Belgique nous eût été pareillement interdite.

Ce plan offrait pour l'Allemagne d'incontestables avantages ; en particulier, il rendait très improbable l'intervention des Anglais à nos côtés. Cette solution nous codamnait à déployer toutes nos forces entre le Luxembourg et les Vosges, en face de la redoutable position de Metz.

Une autre hypothèse était celle où les Allemands prendraient tout d'abord l'offensive contre nous, en conservant une attitude défensive vis-à-vis des Russes, tant qu'une décision n'aurait pas été obtenue sur le front occidental.

Dans cette hypothèse, il était à peu près certain que les Allemands violeraient la neutralité belge. Mais, dès lors, ils nous ouvriraient les portes du seul terrain de manœuvre où nous pouvions développer nos armées.

Mais alors se posait la question de savoir quelle envergure les Allemands pourraient donner à leur manœuvre.

Un exercice sur la carte exécuté au grand état-major allemand en 1905, dans lequel avait été précisément étudiée la manœuvre de la droite allemande à travers la Belgique, était arrivé jusqu'à nous. Dans cette étude, l'aile droite allemande ne s'élevait pas au nord de la Meuse de Namur à Liége. Ce document n'avait, évidemment, que la valeur toute relative d'une étude théorique, mais c'était tout de même une indication.

Cette grave question fut longuement discutée par nous et tout particulièrement avec le général de Castelnau, le chef du 3e Bureau, le colonel Hallouin et les officiers du 2e Bureau[5]. Il nous apparaissait que la nécessité pour les Allemands de réduire tout d'abord les places de Liége et de Namur, les inclinerait à limiter l'envergure de leur mouvement au sud de la Meuse.

Nous estimions, d'autre part, que la violation plus complète de la Belgique serait de nature à faire entrer certainement les Anglais dans la lutte, à cause de la menace contre Anvers, tandis que limitée à la rive sud du fleuve, il était possible que les Anglais demeurassent indifférents.

En outre, l'utilisation par les Allemands du grand-duché de Luxembourg et du Luxembourg belge leur permettait de disposer de quinze routes et trois voies ferrées, ce qui semblait suffisant pour faire mouvoir les forces qu'ils consacraient à leur aile droite.

En effet, nous admettions, — et c'était principalement là l'avis du général de Castelnau — que les Allemands n'utiliseraient pas leurs unités de réserve en première ligne. « Dès lors, disait-il, à moins d'étendre dangereusement leur front et de lui donner une densité insuffisante pour une action vigoureuse, ils seraient dans l'impossibilité de dépasser la ligne de Liége-Namur. »

J'avoue qu'après mûre réflexion je me ralliai à cet avis.

Toutefois, je ne rejetai pas à priori l'hypothèse d'une manœuvre allemande plus élargie au nord de la Meuse. Mais, dans ce cas, j'étais en droite d'envisager la coopération des Belges et des Anglais.

Telle était l'idée que nous nous formions des possibilités allemandes.

Aussi bien, dans une conférence qui eut lieu aux Affaires étrangères, le 12 octobre 1912, lorsque j'eus à faire connaître qu'elle serait, en cas de conflit, d'après nos indices et nos renseignements, la situation respective des forces françaises et allemandes sur le front nord-est, il me parut possible de conclure que « dans le cas où nous ne pourrions compter sur le concours anglais, mais où il nous serait possible, par suite de la neutralité italienne, de constituer un corps d'armée avec les forces alpines et d'amener d'Algérie-Tunisie le 19e corps d'armée en Fnrace, nos forces actives seraient égales, à quelques unités près, aux forces allemandes correspondantes ; et que, dans le cas où les Britanniques se joindraient à nous, nos forces seraient nettement supérieures aux forces allemandes ». En ce qui concernait les formations de réserves allemandes, dont le nombre et la composition nous étaient très inexactement connus en raison de la transformation dont l'armée allemande était alors l'objet, je déclarai qu'il ne m'était pas possible de donner des indications susceptibles d'être rapprochées des indications similaires concernant l'armée française.

Il peut être intéressant de noter ici les chiffres que je crus pouvoir donner à l'appui de l'appréciation qu'on vient de lire. Les voici :

Nous estimions qu'en fait de forces actives, les Allemands dirigeraient contre la France de 550 à 600 bataillons, 350 escadrons, de 500 à 550 batteries montées de 6 pièces, 24 batteries à cheval de 4 pièces et 100 batteries à pied de 4 pièces.

Nous aurions à opposer à ces forces, en y comprenant les troupes du 19e corps d'armée et le corps d'armeé constitué avec des unités alpines : 580 bataillons actifs, 332 escadrons, 653 batteries de 4 pièces et 42 batteries lourdes. Il faut noter ici que l'envoi de renforts au corps expéditionnaire du Maroc avait eu pour conséquence de réduire de 12 bataillons et de 5 batteries montées les forces à diriger contre l'Allemagne ; en outre, le corps d'armée colonial, par suite de nombreux prélèvements faits en faveur des unités de marche envoyées dans l'Afrique du Nord n'avait plus qu'un faible noyau actif.

J'estimais, à ce moment, l'appoint éventuel fourni par les Anglais à 73 bataillons (dont 3 d'infanterie montée), 45 escadrons, 60 batteries de 6 pièces et 24 batteries lourdes.

Mais, peu après, les renforcements de l'armée allemande transformèrent les conditions éventuelles de la lutte. Comme on l'a vu au chapitre précédent, ce fut cette situation nouvelle qui nous ramena à la loi de trois ans.

  1. M. Paléologue, qui tenait la plus pendant cette délibération, veut bien nous communiquer, d'après ses notes inédites, une remarquable prophétie du général Joffre sur la durée de la guerre future.
    Le directeur des Affaires politiques venait d'exposer à la Conférence qu'il étudiait actuellement les moyens de fournir au Trésor public les ressources dont il aurait besoin pour subvenir aux énormes dépenses d'une guerre. il avait conclu en ces termes :
    « Si la guerre doit être courte, par exemple, quatre ou cinq mois, comme beaucoup de personnes le pensent, nos moyens actuels de trésorerie seraient suffisants. Mais, si la guerre doit être longue, très longue, comme d'autres personnes l'affirment, nous devons établir dès maintenant le projet d'un vaste emprunt qui serait négocié à New-York dès l'ouverture des hostilités, afin de n'être pas devancés par nos ennemis sur le marché américain. Je prie donc M. le général Joffre de nous dire quelel pourrait être, dans l'état présent de l'Europe, la durée d'une grande guerre. »
    Le général répondit :
    «Je fais, à cet égard, deux hypothèses. Première hypothèse : nous sommes vainqueurs au début. J'estime qu'il nous faudra au moins six mois pour arriver jusqu'au Rhin. Alors, mais alors seulement, commencera la véritable résistance nationale de l'Allemagne, l'entrée en scène de toutes les puissances, une durée indéfinie... Deuxième hypothèse : nous sommes vaincus au début. J'estime que je pourrai soutenir pendant quatre mois notre retraite sur le Morvan. Alors, mais alors seulement, commencera la véritable résistance nationale de la France, l'entrée en scène de toutes les puissances, une durée indéfinie. »
    « — Ainsi, dans les deux hypothèses, vous prévoyez une durée indéfinie ?
    « — Oui, dans les deux hypothèses, une durée indéfinie. » (Note de l'éditeur.)
  2. Lieutenant-colonel A. Court Repington.
  3. Déposition de M. Messimy devant la commission de Briey, p. 149.
  4. Paragraphe 3 de la convention militaire du 17 août 1892, citée plus haut.
  5. 3e bureau : bureau des opérations ; 2e bureau : service des renseignements.