Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/IX
Le quart des habitans de Bruxelles sont appelés monseigneur#1. Il y a plus d’Excellences dans cette ville qu’il n’y a à Rome, d’évêques in partibus. En Flandre tout est baron, comte, marquis. Les Allemands sont des bourgeois sur le préjugé de la noblesse, eu égard aux Flamands. Un homme, dès qu’il s’éveille le matin, prend grand soin de se dire à lui-même qu’il est gentilhomme ; le reste de la journée, il ne le laisse ignorer à personne ; et quiconque l’approche, l’apprend bon gré malgré qu’il en ait. Les seigneurs bruxellois sont dans une consternation infinie de ce que la présence de l’archiduchesse[1] les empêche de se promener dans la ville en carrosse à six chevaux. Leurs seize quartiers sont blessés de n’être voiturés que par deux.
La peinture est ici dans un triste état. Il ne reste plus de l’école de Rubens et de Van Dyk, que quelques tableaux dans les églises et dans les cabinets des curieux. Les peintres répandus aujourd’hui dans la Flandre, sont de véritables barbouilleurs. Il y en a un à Bruxelles qui copie parfaitement. Mais qu’est-ce que cela, eu égard aux grands hommes qui ont vécu dans ce pays ?
Une comédie française de Province roule dans les grandes villes. Je lui ai vu estropier le Rhadamiste de Crébillon.
Rousseau est ici[2]. On y pense sur lui comme nous faisons à Paris. On estime son édition de Soleure ; on ne lit point ses derniers ouvrages.
- ↑ Bruxelles était du temps où écrivait le marquis d’Argens, peuplé d’une foule de nobles et de grands seigneurs qui fréquentaient la cour du gouverneur-général.
- ↑ Voyez plus haut ce que nous avons dit de J. B. Rousseau. Après avoir joui quelque temps de l’amitié du duc Daremberg, il se brouilla avec lui, quitta Bruxelles, et y revint mourir.