Mémoires du marquis d’Argens/Notice historique sur le marquis

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Notice historique sur le marqui d’Argens.

NOTICE HISTORIQUE

sur LE MARQUIS D’ARGENS,


sa résidence à la cour de prusse,
et ses ouvrages.




Le marquis d’Argens est un de ces hommes instruits du dernier siècle, qui se sont rendus plutôt remarquables qu’illustres par leurs opinions, leurs aventurés et la réputation de leurs ouvrages.

Comme Saint-Évremond, le marquis d’Argens a passé une partie de sa vie en intrigues galantes, et l’autre à la cour d’un Prince et dans le commerce du grand monde ; mais le premier avait un talent et un état dans la société au-dessus de l’autre, Quelques morceaux de Saint-Évremond, tels que les Considérations sur le Peuple Romain, annoncent du génie et un goût que l’on ne trouve pas dans l’auteur de la Philosophie du Bon Sens, ou des Lettres Juives.

Les écrits, du marquis d’Argens ne sont cependant pas sans mérite ; ils ont eu un débit rapide ; ils ont été lus avec avidité dans le temps, et, en cela, ils ressemblent à ceux de Saint-Évremond mais la postérité y trouvera moins de choses à conserver que dans ceux de celui-ci.

Les premières années de la vie de Saint-Évremond sont inconnues ; au moins jusqu’à présent n’a-t-on rien d’authentique qui en donne des détails. Le marquis d’Argens a écrit des mémoires de la sienne qui se font lire avec plaisir, qui contiennent des faits piquans, dont la narration plaît, malgré quelques négligences de style et l’inconsidération de ces réflexions, que l’on nommait alors philosophiques, et que l’on peut plus convenablement appeler d’un jeune homme.

Il les commence à l’époque où les passions se font sentir ; car c’est par l’essai d’une des plus entraînantes qu’il entre en matière, sans indiquer ni le lieu de sa naissance, ni l’état de ses parens.

Des renseignemens, puisés ailleurs, suppléent à son silence. Il naquit en 1704, à Aix, en Provence, de M. Boyer, marquis d’Argens, procureur-général au parlement de cette ville. Il était naturel que son père, qui occupait une des premières places de la magistrature, le destinât : à cette honorable profession mais l’ardeur du jeune âge, l’impatience d’agir, et l’idée que l’état militaire offre plus de chances aux plaisirs, lui fit préférer le parti des armes, où il entra, qu’il avait à peine quinze ans. Il servit d’abord dans le régiment de la Marine et ensuite dans celui de Richelieu, après avoir été reçu chevalier de Malte : mais bientôt il oublia l’état qu’il avait embrassé ; et ses amours avec la belle Sylvie, dont il fait l’histoire dans ses mémoires, n’y contribuèrent pas peu.

La pétulance et la fougue de sa jeunesse donnèrent beaucoup de tourmens à son père, qui le déshérita ; mais dans la suite, M. d’Eguilles, son frère cadet, président au parlement d’Aix, annulla les effets de l’exhérédation, en appelant le marquis au partage de la succession, et en faisant rendre, par l’adoption, à une fille naturelle du marquis, les droits et le nom qu’elle tenait de son père. Il n’avait pas d’abord voulu y consentir, craignant, par-là, de faire quelque chose qui déplût à la famille ; mais les raisons et les principes de justice que le magistrat fit valoir, l’emportèrent aisément dans son cœur ; et mademoiselle Mina devint marquise d’Argens.

De retour d’un voyage d’Espagne, où il laissa Sylvie, sa maîtresse, il revint à Aix se raccommoda avec sa famille, mais bientôt quitta la France et partit pour Constantinople avec M. d’Andreselle, notre ambassadeur a la Porte, ainsi qu’il le rapporte dans ses Mémoires. On jugera de son caractère et de sa conduite dans cette ville, par cette anecdote que nous a conservée M. Thiébault, dans ses Souvenirs.

« Arrivé à Constantinople, dit cet auteur il forma le dessein de voir les cérémonies usitées dans les mosquées[1] : rien ne put le détourner de cette entreprise périlleuse, dans laquelle, s’il eût été découvert ou trahi, il n’aurait pu échapper au supplice qu’en prenant le turban, c’est-à-dire qu’en se faisant musulman. Il s’adressa au Turc qui avait les clefs de la mosquée de Sainte-Sophie, et le gagna à force d’argent. Il fut convenu qu’à la prochaine grand’fête, l’infidèle introduirait le chrétien pendant la nuit, et en grand secret, et qu’il le cacherait derrière un tableau, placé depuis long-temps au fond de la tribune qui est au-dessus du portail. Le marquis devait être d’autant plus en sûreté dans cet endroit, que cette tribune n’était ordinairement ouverte à personne ; que, de plus, elle était à l’occident de la mosquée et que les mahométans devant toujours, dans leurs prières, être dirigés vers la Mecque, c’est-à-dire vers l’orient de Constantinople, nul d’eux ne pourrait retourner la tête sans causer un grand scandale ; article sur lequel ils portent le scrupule jusqu’à ne sortir de leurs mosquées qu’à reculons.

» Le marquis d’Argens vit donc, assez à son aise, les cérémonies de la religion turque ; cependant il causa de fréquentes alarmes à son guide ; à chaque moment il quittait son asyle et s’avançait jusqu’au milieu de la tribune, pour mieux voir tout ce qui se passait dans la mosquée ; sur quoi son pauvre Turc, qui savait ne pas risquer moins que d’être empalé, le conjurait par les signes et les gestes les plus expressifs, de se retirer bien vite derrière son tableau. La frayeur de cet homme amusait singulièrement le chevalier de Malte, qui n’en était que plus porté à multiplier ses étourderies.

» Ce fût bien pis quand celui-ci s’avisa de tirer de sa poche un flacon de vin et un morceau de jambon, et qu’il se mit à faire usage de l’un et de l’autre le disciple de Mahomet, troublé et confondu se désespérait. Mais que faire ? il fallait tout supporter, pour ne pas découvrir son crime et périr ; il fallut même, car le marquis l’exigea, menaçant de se montrer si on ne lui obéissait pas il fallut que le Turc bût du vin et mordit du jambon, et que de cette sorte il profanât lui-même et son culte et sa mosquée. Ce malheureux fut quelques instans comme pétrifié ; il lui semblait voir le glaive de son prophète suspendu sur sa tête. Peu à peu néanmoins, il se calma ; il se familiarisa même avec son crime, et lorsque tous les dévots furent sortis et qu’il se vit seul avec son chien de chrétien, on acheva le déjeuner de bonne grâce, en riant du danger que l’on avait connu ; et enfin on se quitta bons amis. »

Le marquis d’Argens expose avec franchise les aventures de son voyage et les motifs de son retour en France, dans ses Mémoires. Son père voulut le déterminer à prendre la carrière des lois, et entrer dans la magistrature ; le caractère fougueux du jeune homme ne se prêta pas à ses sages leçons ; il reprit le service militaire, et entra dans la cavalerie en 1733 ; il se trouva au siège de Kell, où il fut blessé légèrement ; en 1734, après le siège de Philisbourg, il fit une chute de cheval qui le blessa tellement, qu’il ne put plus remonter la selle, et qu’il fut obligé de renoncer au service.

Il paraît que c’est à l’époque de son refus d’entrer dans la magistrature, lorsqu’il revint de Constantinople, que son père le déshérita, ne pouvant, à cause de la médiocrité de sa fortune, soutenir avec honneur les dépenses d’une vie aussi dissipée que celle que menait son fils.

Il fut donc forcé, à la sortie du service, de passer en Hollande pour y chercher des ressources dans sa plume. La liberté de la presse, qui y existait alors, lui permit de choisir le sujet qui lui semblerait bon ; il publia successivement Les Lettres Juives, Chinoises, Cabalistiques ; elles furent goûtées, et lui produisirent de l’argent, presque toutes roulant sur des sujets de morale, de politique, sur les mœurs, les usages religieux et les travers des nations. La manière piquante dont elles sont écrites, la hardiesse de quelques idées, la singularité du cadre, les firent rechercher.

Les Lettres Juives, sur-tout, lui firent le plus de réputation ; le roi de Prusse, qui n’était alors que prince royal, les lut et voulut en connaître l’auteur ; il désira même l’attacher à son service, espérant le tirer par-là de l’état fâcheux où sa jeunesse l’avait jeté ; il lui écrivit donc, et lui fit des offres, utiles et honorables. Tout semblait assurer que le marquis accepterait avec d’autant plus d’empressement, qu’on ne lui proposait que de vivre en amis, et de philosopher ensemble ; cependant sa réponse ne fut point telle qu’on l’attendait. Après des témoignages d’une juste reconnaissance, il ajouta « Daignez considérer Monseigneur, que pour me rendre auprès de vous il faudrait passer bien près des trois bataillons de gardes qui sont à Postdam ; le puis-je sans danger, moi qui ai cinq pieds sept pouces et qui suis assez bien fait de ma personne#1 ?

Il n’eût peut-être pas été sûr en effet, pour le marquis d’Argens, âgé alors d’environ trente ans ; de venir en Prusse, et si près de la demeure de Frédéric-Guillaume, père de celui qui lui écrivait.

Le monarque était un homme dur, ennemi des lettres, et mettant toute sa gloire et son plaisir à avoir dans ses troupes les plus grands et les plus beaux soldats de l’Europe, et d’immenses trésors dans ses caves.

« Frédéric Guillaume, dit[2] Voltaire, était un véritable vandale, qui, dans tout son règne, n’avait songé qu’à amasser de l’argent et à entretenir, à moins de frais qu’il le pouvait, les plus belles troupes de l’Europe. Jamais sujets ne furent plus pauvres que les siens, et jamais roi ne fut plus riche : la Turquie est une république en comparaison du despotisme qu’exerçait Frédéric-Guillaume. C’est par ce moyen qu’il parvint à entasser dans les caves de son palais plus de quatre-vingt millions, enfermés dans des tonneaux, garnis de cercles de fer.

Le monarque sortait à pied de son palais, vêtu d’un méchant habit de drap bleu à boutons de cuivre, qui lui venait à moitié des cuisses ; et quand il achetait un habit neuf, il faisait servir ses vieux boutons. C’est dans cet équipage que sa Majesté ; armée d’une grosse danne de sergent, faisait tous les jours la revue de son régiment de géans ; ce régiment était son goût favori et sa plus grande dépense ; le premier rang de sa compagnie était composé d’hommes de sept pieds ; il les faisait acheter au bout de l’Europe et de l’Asie ; j’en vis encore quelques-uns après sa mort.

» Quand Frédéric-Guillaume avait fait sa revue, il allait se promener par la ville ; tout le monde s’enfuyait au plus vite. S’il rencontrait une femme, il lui demandait pourquoi elle perdait son temps dans la rue. « Va-t-en, chez toi, gueuse ! une honnête femme doit être dans son ménage. Il accompagnait cette remontrance d’un bon soufflet, ou d’un coup de pied ou de coups de canne ; c’est ainsi qu’il traitait aussi les ministres du Saint-Évangile, quand il leur prenait fantaisie d’aller voir la parade.

» On peut juger, continue Voltaire, si ce barbare était étonné et fâché d’avoir un fils plein d’esprit et de grâce, de politesse et d’envie de plaire, qui cherchait à s’instruire et qui faisait de la musique et des vers. Voyait-il un livre dans les mains du prince héréditaire, il le jetait au feu ; le prince jouait-il de la flûte, le père cassait la flûte, et quelquefois traitait son altesse royale comme il traitait les dames et les prédicans à la parade.

» Le prince, lassé de la conduite de son père ; résolut un beau matin, en 1730, de s’enfuir, sans bien savoir encore s’il irait en Angleterre ou en France : l’économie paternelle ne le mettait pas à portée de voyager comme le fils d’un fermier-général ou d’un marchand anglais ; il emprunta quelques centaines de ducats. Deux jeunes gens fort aimables, Kat et Keil, devaient l’accompagner. Kat était le fils unique d’un brave officier-général, et Keil était gendre d’une baronne de Kniphausen, que Frédéric-Guillaume fit condamner à trente mille francs d’amende parce qu’elle fit un enfant, quoique veuve. Le jour et l’heure du départ étaient fixés : le père fut informé de tout ; on arrêta le prince et ses deux compagnons de voyage. Le roi crut d’abord que la princesse Guillemine, sa fille, qui épousa depuis le margrave de Bareith, était du complot ; et comme il était expéditif en fait de justice, il la jeta, à coups de pied, par une fenêtre qui s’ouvrait jusqu’au plancher. La reine-mère qui se trouva à cette expédition, dans le temps que Guillemine, sa fille, allait faire le saut, la retint à peine par ses jupes. Il resta à la princesse une contusion au-dessus du teton gauche, qu’elle a conservée toute sa vie.

» Ce prince avait une espèce de maîtresse, fille d’un maître d’école de la ville de Brandebourg, établie à Postdam : elle jouait du clavecin assez mal ; le prince royal l’accompagnait de la flûte ; il crut être amoureux d’elle ; cependant, comme il avait fait semblant de l’aimer, le père fit faire à cette demoiselle le tour de la place de Postdam, conduite par le bourreau qui la fouettait sous les yeux de son fils.

» Après l’avoir régalé de ce spectacle, il le fit transférer à la citadelle de Custrin, située au milieu d’un marais. C’est là qu’il fut enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot, et au bout de six mois on lui donna un soldat pour le servir.

» Le prince était depuis quelques semaines dans ce château de Custrin, lorsqu’un jour un vieil officier, suivi de quatre grenadiers, entra dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta point qu’on ne vînt lui couper le cou ; mais l’officier, toujours pleurant, le fit prendre par les quatre grenadiers qui le placèrent à la fenêtre, et qui lui tinrent la tête tandis que l’on coupait celle de son ami Kat, sur un échafaud dressé, immédiatement sous sa croisée. Il tendit la main à Kat et s’évanouit. Le père était présent à ce spectacle, comme il l’avait été à celui de sa fille fouettée. »

L’on juge facilement que le marquis d’Argens eut de solides raisons de ne point aller en Prusse sous le gouvernement d’un pareil prince ; il y aurait perdu la vie ou la liberté, avec le caractère ardent et frondeur qui dirigeait ses actions.

Mais lorsqu’en 1740, Frédéric II monta sur le trône, les choses changèrent et les mêmes craintes cessèrent d’exister ; le nouveau monarque écrivit alors au jeune marquis « Ne craignez plus les bataillons de gardes, mon cher marquis ! venez les braver jusque dans Postdam. »

Lorsqu’il reçut cette lettre, il était à Stutgard, attaché au service de la duchesse douairière de Wirtemberg ; elle désirait voir Berlin et Frédéric. La circonstance se trouvant favorable, ils firent le voyage ensemble. Lorsqu’ils furent arrivés, le marquis s’aperçut, ou crut s’apercevoir que la princesse était amoureuse de lui : chose toute naturelle ; d’Argens était un grand bel homme de trente-six ans, gentilhomme français, et plein d’esprit : mais une pareille intrigue lui inspira des inquiétudes ; elle était parente du roi ; il prit le parti de s’en aller brusquement, un soir que la princesse paraissait plus tendre qu’à l’ordinaire ; d’ailleurs, elle était laide et n’était pas jeune. Frédéric, qui sut cette aventure, en rit et fut si peu effrayé des conséquences qui en pouvaient résulter, qu’il voulut que le marquis rentrât au service de la princesse et l’accompagnât à son retour chez elle, pour ensuite revenir à Berlin.

« Le roi l’y reçut très-bien, dit M. Thiébault[3] ; tous les jours il le faisait inviter à dîner avec lui. La conversation était agréable et vive ; rien n’était, en apparence, plus flatteur et plus propre à satisfaire les vœux et l’ambition d’un philosophe. Mais les semaines s’écoulaient, et l’on ne parlait point de remplir les promesses d’après lesquelles le nouvel hôte avait quitté un poste moins brillant, mais suffisant pour ses besoins.

» Le marquis, après avoir cherché vainement le sujet de cette négligence et attendu six semaines, perd patience, et en entrant chez lui, un jour immédiatement après le dîné, il envoie au roi un billet conçu en ces termes : « Sire, depuis six semaines que j’ai l’honneur d’être auprès de votre Majesté, ma bourse souffre un blocus si rigoureux, que si vous, qui êtes un grand preneur de villes et un grand gagneur de batailles, ne venez promptement à son secours, je serai obligé de capituler et de repasser le Rhin dans la huitaine. » Le roi avait son ami Jordan auprès de lui lorsqu’on lui apporta ce billet : « Voyez donc, lui dit-il, ce que m’écrit ce fou de d’Argens, qui veut nous quitter ! » Jordan aimait le marquis, c’est pourquoi il dit à son maître, après avoir lu le billet : « Je connais les Provençaux et leur vive impatience ; je connais en particulier le marquis ; dès que l’inquiétude le tourmente et que son esprit s’y arrête, il ne dormira plus, et après avoir menaçé de partir dans huit jours, il disparaîtra dans deux ou trois jours au plus tard. » Le roi eut peur que Jordan ne devinât juste ; et il renvoya au marquis ces deux mots en échange du billet « Soyez tranquille, mon cher marquis ! votre sort sera décidé demain pour dîner, et j’espère qu’il le sera à votre satisfaction. » En effet, le marquis reçut le lendemain, en arrivant, la clef de chambellan, avec une pension de six mille francs, et fut de plus nommé directeur de la classe des belles-lettres à l’académie ; ce qui lui donnait encore annuellement huit cents francs.

Ces générosités, de la part de Frédéric, firent changer bientôt de résolution au marquis il se fixa à Berlin ; il cultiva les lettres et l’amitié du grand prince qui savait si bien traiter ceux qui en font leur occupation ; il était des soupers et de la société habituelle du roi.

Dans les commencemens, Algaroti, Voltaire, Maupertuis, étaient auprès de Frédéric les premiers en faveur. Le caractère enjoué, aimable, et l’instruction du premier, plaisaient sur-tout au Prince, Voltaire le captivait par le brillant de sa conversation, par ses saillies et ses grands talens ; Maupertuis était en possession de traiter les matières savantes et les sciences ; c’était en quelque sorte le ministre de cette partie ; il dirigeait l’académie et faisait connaître au roi les bons ouvrages qui paraissaient dans chaque genre d’érudition et de sciences. Le marquis d’Argens n’avait point autant que ces trois hommes les qualités qui les faisaient rechercher ; mais sa bonhomie, son honnêteté, ses connaissances, le firent aimer ; et bientôt le roi le préféra lorsque les divisions et les tracasseries eurent jeté le trouble entre les membres de cette société. Le marquis joignait au ton de la bonne compagnie, un caractère facile et la vivacité provençale, qui rendaient sa conversation piquante ; ses ouvrages connus dans toute l’Europe et dont la lecture est agréable et instructive, étaient encore pour lui un titre de faveur auprès de Frédéric ; l’originalité et la bizarrerie de sa conduite particulière, dont nous rapporterons plus d’un trait, n’altérèrent point l’estime du roi pour lui, quoiqu’il en fit plus d’une fois l’objet de ses plaisanteries et de ses sarcasmes.

C’était sur-tout dans les soupers où Frédéric réunissait les gens de lettres qu’il avait attirés près de lui, que se passaient les scènes et se tenaient les propos gais et spirituels qui ont été, pendant trente ans l’objet de l’attention, et quelquefois de la satire du reste de l’Europe. Ils ne ressemblaient pas, à beaucoup près, aux orgies du régent en France ; il y avait plus d’esprit, un choix de conversation différente, et sur-tout la débauche et l’impiété en étaient bannies ; mais la liberté et la licence des discours y étaient poussées, comme aux soupers du duc d’Orléans, assez loin pour déplaire quelquefois au maître.

« Dans l’un de ces soupers, dit M. Thiébault, qui, jusqu’à la guerre de sept ans, se sont assez souvent prolongés bien avant dans la nuit, Frédéric demanda aux convives comment chacun d’eux voudrait gouverner s’il était roi. Il y eut une vive contestation entre tous pour étaler leurs maximes politiques ; c’était à qui tracerait ses plans le premier et étalerait le mieux son système : le marquis les écoutait et ne disait rien ; à la fin le roi s’aperçut de son silence, et lui demanda de dire aussi ce qu’il ferait s’il était à sa place. « Moi, Sire, répondit le marquis, je vendrais bien vite mon royaume pour acheter une bonne terre en France. » Cette plaisanterie, au moyen de laquelle il échappait au ridicule de débiter une doctrine déplacée ou ridicule, obtint l’approbation du roi et fit cesser cette discussion. C’est d’après de semblables disputes que Frédéric écrivit, dans un moment de mauvaise humeur, que s’il voulait bien punir une province, il la donnerait à gouverner à des philosophes. »

Mais ce mot rapporté par les historiens de la vie de ce prince, examiné de près, ne signifie rien ; ce n’est qu’une boutade ou un jeu d’esprit. Frédéric lui-même était philosophe, et les plus grands monarques, dont il était admirateur, l’ont été. À moins d’être un imbécille, il est aisé de voir qu’un homme à qui l’on suppose de la philosophie, c’est-à-dire de la raison et des sentimens de justice, se garderait bien de mettre en pratique quelques maximes douteuses que l’on soutient par manière de disputes ; qu’il ne se hasarderait pas à compromettre la sûreté de l’état et le bonheur des familles pour faire des essais d’Utopie ; qu’un philosophe ne sacrifierait pas non plus ni l’un ni l’autre à l’ambition, à la vaine gloire, aux intérêts de famille et à son goût pour les conquêtes. Frédéric n’a point cessé d’être un très-grand roi, quoiqu’il fût philosophe, et même athée ; ce qui n’est point du tout un attribut de la philosophie : il fit la guerre ; mais la sottise et le fanatisme des opinions, des religions ou des mœurs ne tourmentèrent pas ses états. Ainsi les plaisanteries contre les philosophes, sous le rapport des lois et du gouvernement, posent sur un principe faux, sur une supposition tirée d’exemples de fous, mus par des passions viles ou meurtrières, et non pas ; de sages et d’hommes attachés à la raison et à la justice. Revenons au marquis d’Argens.

Ce fut encore dans un autre souper que les mêmes convives, s’appuyant sur la déclaration faite par Frédéric, qu’il n’y avait point de roi présent, et que l’on pouvait, sans risque, penser et parler tout haut, se mirent à mesurer les princes et les gouvernemens, mais avec une liberté si franche et si sévère, que leur hôte trouva qu’ils allaient trop loin, et jugea qu’il devait les arrêter. C’est pourquoi il leur dit tout-à-coup : « Paix, paix, messieurs ! prenez garde, voilà le roi qui arrive ; il ne faut pas qu’il vous entende, car peut-être se croirait-il obligé d’être encore plus méchant que vous. »

Un jour que le baron de Pollnitz devait dîner chez Frédéric, qui dînait à l’heure précise de midi, et qu’ayant à parler de quelque affaire au marquis d’Argens, il vint pour le prendre vers onze heures[4], surpris de le trouver encore au lit, il lui demanda s’il était malade, et lui apprit l’heure qu’il était ; sur quoi le marquis, tout surpris, appelle son domestique, nommé La Pierre, et lui reproche vivement de ne l’avoir point averti. « Ma foi lui dit La Pierre, que ne regardez-vous à votre montre ! Moi, j’ai fait ma besogne, et ne sais pas quelle doit être la vôtre. Est-ce qu’il me faudra tout vous dire comme à un petit enfant ? » Le marquis ne se possédant plus de colère, s’élance hors de son lit, court s’emparer d’une bûche, et revient sur La Pierre, qui, restant immobile et les bras croisés, lui dit d’un ton flegmatique : « Voilà donc ce qu’on appelle un philosophe ! Allons, monsieur, pour me punir de vos torts, et payer mon zèle et ma fidélité, tuez-moi cela fera beaucoup d’honneur à la philosophie ! » – « Ah, mon ami ! s’écria le marquis en jetant sa bûche, je vous demande pardon ; mais, je vous en prie, habillez-moi vite, afin que j’arrive, s’il est encore temps, avant qu’on se mette à table. » La Pierre fit tant de diligence, que le vœu de son maître fut rempli.

Dans le premier voyage que Voltaire fit à Berlin, en 1743 (c’est encore M. Thiébault qui nous fournit cette anecdote), la franchise du marquis d’Argens ne lui permit pas de dissimuler même devant l’auteur de la Henriade, que Jean-Baptiste Rousseau lui paraissait un homme du plus rare talent, qu’il en plaignait les infortunes, et qu’il le voyait innocent des choses dont on l’accusait, et qui lui avaient attiré tant de chagrins. Voltaire n’ayant pu le convertir sur ce point, en ressentit une colère qu’il dissimula, mais qu’il voulut néanmoins satisfaire. Pour concilier ce désir avec les ménagemens qu’il croyait devoir garder, il fit en secret une épigramme sanglante contre le marquis, cherchant à le couvrir de ridicule, tant pour son caractère moral, que pour ses talens, et le désignant par le titre de Juif errant, faisant allusion aux Lettres Juives. Il vint ensuite lui faire une visite affectueuse, et lui dire : « Mon cher marquis vous avez, en faveur de ce misérable Rousseau, une prévention que j’ai en quelque sorte respectée, parce qu’elle fait honneur à la franchise de votre ame. Mais, mon ami, je suis aujourd’hui contraint de vous entretenir de nouveau de cet homme ; votre propre intérêt et mon amitié pour vous m’en font un devoir. Je viens vous convaincre que vous êtes la dupe d’un ingrat et d’un monstre qui ne sait que répandre du venin. Lisez cette épigramme un de mes correspondans vient de m’en adresser une copie qu’il tient de celui à qui Rousseau l’a envoyée. Elle est peu connue encore, parce que Rousseau craint qu’on ne le devine, et recommande la plus grande discrétion. Je viens de répondre à mon correspondant, homme d’ailleurs dont je suis sûr comme de moi-même, de ne négliger aucune des mesures qu’il est à portée de prendre pour faire supprimer cette abominable épigramme, ou au moins pour la rendre aussi odieuse aux yeux du public, qu’elle le sera toujours aux yeux de ceux qui vous connaissent. »

Le marquis fut d’abord dupe de cette fourberie ; il remercia sincèrement Voltaire, et déclama contre Rousseau ; il jura qu’il se vengerait, et qu’il ferait en réponse, non de petites épigrammes ; mais un ouvrage qui serait un monument pour les temps à venir, et dans lequel il démasquerait cet hypocrite, et le vilipenderait jusque chez la postérité. Voltaire eut donc un triomphe complet : mais d’Argens ne tarda pas à faire des réflexions. Cette infamie de la part de Jean-Baptiste Rousseau, lui semblait trop grande pour ne pas lui laisser des doutes. Rien ne pouvait l’avoir provoquée ; elle exposait l’auteur à un ressentiment trop dangereux, d’autant plus qu’il ne pouvait y avoir aucune ame honnête qui n’en fût indignée. Le marquis trouva dans ses amis le même doute et les mêmes soupçons ; ce qui le détermina enfin à en écrire à Jean-Baptiste Rousseau lui-même, qui détruisit si parfaitement la calomnie, offrit si loyalement toutes les garanties que le marquis pouvait désirer, et donna enfin des preuves si sensibles de son innocence, qu’il fut bien constaté que l’épigramme n’avait pour auteur que celui qui l’avait dénoncée : faiblesse inexplicable dans un homme du mérite et du talent de Voltaire !

Mais les motifs qui avaient engagé Voltaire à prendre des voies obliques pour punir le marquis d’Argens de s’être déclaré l’admirateur de Rousseau, engagèrent le marquis à dissimuler aussi son ressentiment ; il ne voulut point faire imprimer, comme Rousseau l’y autorisait, la lettre qui l’avait détrompé.

Il régnait une grande intimité de confiance entre Frédéric et le marquis d’Argens ; celui-ci paraissait réellement affecté, lorsqu’il apprenait que l’on dût livrer une bataille où la vie du roi pourrait être exposée. Leur correspondance était très-active en temps de guerre, et quelquefois ils passaient ensemble le temps des quartiers d’hiver.

Aussi, lorsque dans la guerre de sept ans, c’est-à-dire, de 1756 à 1763, Frédéric vit ses états envahis par les Russes, les Autrichiens et les Français, et qu’il ne lui restait presqu’aucun espoir de salut, ce fut au marquis d’Argens qu’il fit part du dessein qu’il avait formé de s’ôter la vie.

Voltaire rend compte de cette singularité remarquable dans un roi, avec cette liberté originale de style dont il s’est presque toujours servi en parlant des sottises et des misères humaines. Nous rapporterons ce passage ; il est tiré des Mémoires pour servir à l’histoire de sa vie.

« L’Angleterre, dit-il fit une guerre de pirates à la France pour quelques arpens de neige en Canada, » dès 1756. Dans le même temps l’impératrice reine de Hongrie parut avoir quelqu’envie de reprendre, si elle pouvait, sa chère Silésie, que le roi de Prusse lui avait enlevée dans la guerre de 1741 » Elle négociait dans ce dessein avec l’impératrice de Russie, avec le roi de Pologne, seulement en qualité d’électeur de Saxe, car on ne négocie point avec les Polonais ; le roi de France, de son côté, voulait se venger sur les États d’Hanovre, du mal que l’électeur d’Hanovre, roi d’Angleterre, lui faisait sur mer ; Frédéric qui était allié avec la France, et qui avait un profond mépris pour notre gouvernement[5], préféra l’alliance de l’Angleterre à celle de la France, et s’unit avec la maison d’Hanovre, comptant empêcher d’une main les Russes d’avancer dans la Prusse, : et de l’autre les Français de venir en Allemagne : il se trompa dans ces deux idées ; mais il en avait une troisième dans laquelle il ne se trompa pas : ce fut d’envahir la Saxe, et de faire la guerre à l’impératrice reine de Hongrie, avec l’argent qu’il pilla chez les Saxons. Le marquis de Brandebourg (le roi de Prusse), par cette manœuvre singulière, fit seul changer tout le système de l’Europe. Le roi de France, voulant le retenir dans son alliance, lui avait envoyé le duc de Nivernois, homme d’esprit, et qui faisait de très-jolis vers. L’ambassade d’un duc et pair et d’un poète semblait devoir flatter la vanité et le goût de Frédéric ; il se moqua du roi de France, et signa son traité avec l’Angleterre, le jour même que l’ambassadeur arriva à Berlin ; il joua très-poliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète.

» C’était alors le privilège de la poésie, de gouverner les États. Il y avait un autre poète à Paris, homme de condition, fort pauvre, mais très-aimable, en un mot, l’abbé de Bernis, depuis cardinal. Il avait débuté par faire des vers contre moi, continue Voltaire, et ensuite était devenu mon ami, ce qui ne lui servit à rien ; mais il était devenu celui de madame de Pompadour, et cela lui fut plus utile : on l’avait envoyé du Parnasse en ambassade à Venise ; il était alors revenu à Paris, il y avait un grand crédit.

» Le roi de Prusse avait glissé dans ses poésies un vers contre l’abbé de Bernis :


Évitez de Bernis la stérile abondance.


» Je ne crois pas que ce vers fût parvenu jusqu’à la connaissance de l’abbé ; mais, comme Dieu est juste, Dieu se servit de lui pour venger la France du roi de Prusse. L’abbé conclut un traité offensif et défensif avec M. de Staremberg, ambassadeur d’Autriche, en dépit de M. Rouillé alors ministre des affaires étrangères. Madame de Pompadour présida à cette négociation. M. de Rouillé fut obligé de signer le traité, conjointement avec l’abbé de Bernis, ce qui était sans exemple. Ce ministre Rouillé, il faut l’avouer, était le plus inepte secrétaire d’état que jamais roi de France ait eu, et le pédant le plus ignorant qui fût dans la robe ; il avait demandé un jour, si la Vétéravie était en Italie#1. Tant qu’il n’y eut point d’affaires épineuses à traiter, on le souffrit ; mais dès qu’on eut de grands objets, on sentit son insuffisance ; on le renvoya et l’abbé de Bernis eut sa place. Madame de Pompadour était véritablement premier ministre. Certains termes outrageans, lâchés contr’elle par Frédéric, qui n’épargnait ni les femmes ni les poètes, avaient blessé le cœur de la marquise, et ne contribuèrent pas peu à cette révolution dans les affaires, qui réunit en un moment la maison de France et d’Autriche, après plus de deux cents ans d’une haine réputée immortelle. La cour de France qui avait prétendu, en 1741 écraser l’Autriche, la soutint en 1756 ; et enfin l’on vit la France, la Russie,[6] la Suède, la Hongrie, la moitié de l’Allemagne, déclarées contre le seul marquis de Brandebourg. Ce prince, dont l’aïeul pouvait à peine entretenir vingt mille hommes ; avait une armée de cent mille fantassins et de quarante mille cavaliers, bien composée, encore mieux exercée, pourvue de tout ; mais enfin il y avait plus de quatre cent mille hommes en armes contre la Prusse.

Il arriva dans cette guerre que chaque parti prit d’abord tout ce qu’il était à portée de prendre ; Frédéric prit la Saxe ; la France prit les États de Frédéric, depuis la ville de Gueldres jusqu’à Minden sur le Weser, et s’empara pour un temps de tout l’électorat d’Hanovre et de la Hesse, alliée de Frédéric ; l’impératrice de Russie prit toute la Prusse.

Frédéric, battu d’abord par les Russes, battit les Autrichiens, et ensuite en fut battu dans la Bohême le 18 juin 1757. La perte d’une bataille semblait devoir écraser ce monarque. Pressé de tous côtés par les Russes, par les Autrichiens et par la France, lui-même se crut perdu. Le maréchal de Richelieu venait de conclure, près de Stadt, un traité avec les Hanovriens et les Hessois, qui ressemblait à celui des Fourches-Caudines. Leur année ne devait plus servir ; le maréchal était près d’entrer dans la Saxe avec soixante mille hommes ; le prince de Soubise allait y entrer d’un autre côté avec plus de trente mille, et était secondé de l’armée des Cercles de l’Empire ; de là on marchait à Berlin ; les Autrichiens avaient gagné un second combat et étaient déjà dans Breslau, capitale de la Silésie ; un de leurs généraux même avait fait une course jusqu’à Berlin, et l’avait mis à contribution ; le trésor du roi de Prusse était presque épuisé, et bientôt il ne devait plus lui rester un village ; on allait le mettre au ban de l’Empire, son procès était commencé, il était déclaré rebelle ; et s’il était pris, l’apparence était qu’il aurait été condamné à perdre la tête.

» Dans cette extrémité, il lui passa par la tête de vouloir se tuer ; il écrivit à sa sœur madame la margrave de Bareuth, qu’il allait terminer sa vie. Il ne voulait point finir la pièce sans quelques vers ; la passion de la poésie était plus forte encore en lui que la haine de la vie. »

Ce fut dans cette occasion qu’il adressa au marquis d’Argens une longue épître en vers sur ce projet, les malheurs de la vie et les principes de stoïcisme. Quelque légère que puisse paraître cette résolution, et quelque singulière que soit la manière dont Frédéric se servit pour en faire part à un de ses courtisans, il n’en résulte pas moins que le marquis d’Argens avait une place distinguée dans l’estime du prince, parce que ce fut à lui qu’il s’adressa dans ce moment d’angoisse. Il lui disait :

Ami, le sort en est jeté ;
Las de plier dans l’infortune
Sous le joug de l’adversité,
J’accourcis le temps arrêté
Que la Nature, notre mère,
À mes jours remplis de misère,
A daigné prodiguer par libéralité.
D’un cœur assuré, d’un œil ferme,
Je m’approche de l’heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort,
Sans timidité, sans effort.
Adieu grandeurs, adieu chimères,
De vos bleuettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat, dès ma naissante aurore,
Fit trop imprudemment éclore
Des désirs indiscrets, long-temps évanouis ;
Au sein de la philosophie,
École de la vérité
Zénon me détrompa de la frivolité
Qui produit les erreurs du songe de la vie.

Adieu divine volupté,
Adieu, plaisirs charmans qui flattez la mollesse,
Et dont la coupe enchanteresse
Par des liens de fleurs enchaîne la gaîté.
Mais que fais-je, grand Dieu ! courbé sous la tristesse,
Est-ce à moi de nommer les plaisirs, l’allégresse ?
Et sous les griffes du vautour
Voit-on la tendre tourterelle,
Et la plaintive Philomène,
Chanter ou respirer l’amour ?
Depuis long-temps, pour moi, l’astre de la lumière
N’éclaire que des jours signalés par mes maux ;
Depuis long-temps Morphée, avare de pavots,
N’en daigne plus jeter sur ma triste paupière.
Je disais ce matin, les yeux couverts de pleurs :
Le jour, qui dans peu va renaître,
M’annonce de nouveaux malheurs.
Je disais à la nuit : tu vas bientôt paraître
Pour éterniser ma douleur.
Vous, de la liberté, héros que je révère,
Ô mânes de Caton ! ô mânes de Brutus !
Votre illustre exemple m’éclaire ;
Parmi l’erreur et les abus
C’est votre flambeau funéraire
Qui m’instruit du chemin, peu connu du Vulgaire,
Que nous avaient tracé vos antiques vertus.
J’écarte les romans et les pompeux fantômes
Qu’engendra de ses flancs la superstition ;
Et pour approfondir la nature des hommes,
Pour connaître ce que nous sommes,
Je ne m’adresse point à la religion.

J’apprends de mon maître Épicure,
Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés ;
Que ce souffle, cette étincelle,
Ce feu vivifiant des corps organisés
N’est point de nature immortelle ;
Il naît avec le corps, s’accroît dans les enfans,
Souffre de la douleur cruelle ;
Il s’égare, il s’éclipse ou baisse avec les ans ;
Sans doute, il périra quand la nuit éternelle
Viendra nous arracher du nombre des vivans.
Vaincu, persécuté, fugitif dans ce monde,
Trahi par des amis pervers,
Je souffre, en ma douleur profonde,
Plus de maux dans cet univers,
Que dans la fiction de la fable féconde,
N’en a jamais souffert Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines,
Comme ces malheureux, au fond de leurs cachots,
Las d’un destin cruel, et trompant leurs bourreaux,
D’un noble effort brisent leurs chaînes ;
Sans m’embarrasser des moyens,
Je romps mes funestes liens,
Dont la subtile et fine trame,
À ce corps rongé de chagrins,
Trop long-temps attacha mon ame.
Tu vois, dans ce cruel tableau,
De mon trépas la juste cause :
Au moins ne pense pas, du néant du caveau,
Que j’aspire à l’apothéose.
Mais lorsque le printemps paraissant de nouveau,

De son sein abondant t’offre des fleurs écloses,
Chaque fois, d’un bouquet de myrtes et de roses,
Souviens-toi d’orner mon tombeau. »


Les heureux événemens qui suivirent bientôt les vers de Frédéric, le tirèrent de l’embarras d’exécuter cette résolution, et forcèrent ses ennemis à en venir avec lui à des conditions de paix qui lui assurèrent ses États.

Mais quelle que fût l’opinion du marquis d’Argens, sur l’étrange confidence que lui faisait le monarque, il en fut réellement alarmé ; il se hâta de lui répondre, et employa tout ce que des hommes qui ne croient ni à Dieu, ni à l’immortalité de l’âme, ni à aucune espèce de révélation, pouvaient se dire en pareil cas, pour lui faire changer de sentiment.

Une autre lettre que le roi de Prusse lui écrivit après la bataille de Lignitz, gagnée par ce prince, le 15 août 1760, est une nouvelle preuve de l’importance qu’il mettait à l’amitié du marquis.

« Mon cher marquis, lui mande-t-il, l’affaire du 15 aurait autrefois décidé la campagne ; à présent cette action n’est qu’une égratignure. Il faut une grande bataille pour finir notre sort ; nous la donnerons, suivant toutes les apparences bientôt ; et alors on pourra se réjouir si l’événement nous est avantageux. Je vous remercie cependant de la part sincère que vous prenez à cet avantage ; il a fallu bien des ruses et bien de l’adresse pour amener les choses à ce point : ne me parlez point de danger ; la dernière action ne m’a coûté qu’un habit et un cheval, c’est acheter à bon marché la victoire. Je n’ai point votre lettre dont vous me parlez ; nous sommes comme bloqués pour la correspondance, par les Russes du côté de l’Oder, et de l’autre par les Autrichiens. Il a fallu un petit combat pour faire passer le chasseur ; j’espère qu’il vous aura rendu ma lettre.

» Jamais je n’ai été de ma vie dans une situation plus fâcheuse que cette campagne-ci ; croyez qu’il faut encore du miraculeux pour me faire surmonter toutes les difficultés que je prévois ; je fais savamment mon devoir dans l’occasion ; mais souvenez-vous toujours, mon cher marquis, que je ne dispose pas de la fortune et que je suis obligé d’admettre trop de casuel dans mes projets, faute d’avoir des moyens d’en faire de plus solides. Ce sont des travaux d’Hercule que je dois faire dans un âge où la force m’abandonne, où mes infirmités augmentent, et, à vrai dire, quand l’espérance, seule consolation des malheureux, commence à me manquer. Vous n’êtes pas assez au fait des affaires pour vous faire une idée nette de tous les dangers qui menacent l’état ; je les sais et les cache ; je garde toutes les appréhensions pour moi, et je ne communique au public que les espérances ou le peu de bonnes nouvelles que je puis lui apprendre. Si le coup que je médite réussit, alors, mon cher marquis, il sera temps d’épancher sa joie ; mais jusque-là ne nous flattons pas, de crainte qu’une mauvaise nouvelle inattendue ne nous abatte trop.

» Je mène ici la vie d’un chartreux militaire j’ai beaucoup à penser à mes affaires, et le reste du temps je le donne aux lettres, qui sont ma consolation, comme elles faisaient celle du consul père de la patrie et de l’éloquence. Je ne sais si je survivrai à cette guerre ; mais je suis bien résolu, en cas que cela m’arrive, de passer le reste de mes jours dans la retraite au sein de la philosophie et de l’amitié.

» Dès que la correspondance sera plus libre, vous me ferez plaisir de m’écrire plus souvent ! je ne sais où nous passerons nos quartiers d’hiver ; nos maisons ont péri à Breslau dans le bombardement ; nos ennemis nous envient tout, jusqu’à la lumière du jour que nous respirons ; il faudra pourtant qu’ils nous laissent une place, et si elle est sûre, je me fais une fête de vous y recevoir.

» Eh bien, mon cher marquis ! que devient la paix de la France ? Vous voyez que votre nation est plus aveugle que vous n’avez cru ; ces fous perdent le Canada et Pondichéry pour faire plaisir à la reine et à la czarine. Veuille le ciel que le prince Ferdinand les paye bien de leur zèle ! ce seront les officiers innocens de ces maux et les soldats qui en seront les pauvres victimes, et les illustres coupables n’en souffriront pas. Voici des affaires qui me surviennent ; j’étais en train d’écrire, mais je vois qu’il faut finir, et pour ne pas vous ennuyer et pour ne pas manquer à mon devoir. Adieu, mon cher marquis ! je vous embrasse, »


Frédéric.

Plusieurs traits prouvent que le zèle du marquis d’Argens se manifestait dans les plus petites choses. En voici une preuve dans l’anecdote suivante, que nous tirons des Souvenirs à Berlin, « Le prince de Kaunitz, ministre de l’empereur, ayant témoigné, en 1764 le désir d’avoir deux portraits de Frédéric, l’un pour l’impératrice et l’autre pour lui-même ; le roi se détermina à donner quelques séances à M. Vanloo, son peintre. Les séances furent courtes et nombreuses : le pauvre Vanloo s’en tira comme il put. Lorsque le portrait fut achevé, le peintre l’apporta au château pour le faire voir, et entra d’abord chez le marquis. On ne peut se figurer l’enthousiasme et la joie de ce vieux ami en voyant ce portrait ; il invitait tout le monde à l’admirer ; il le faisait placer sous tous les points de vue ; il fit monter La Pierre, son domestique, sur une table, pour le tenir à la hauteur de neuf ou dix pieds, sachant, disait-il, que ce serait ainsi qu’il serait placé à Vienne ; et toujours il le trouvait plus parfait et voulait que les autres en parlassent comme lui. Il me tourmenta ; dit M. Thiébault, qui y était présent, pour me faire avouer que la ressemblance en était frappante. Comme malheureusement je n’en avais pas jugé de même, je lui dis, qu’à la vérité, je voyais le roi tous les jours, mais que je ne le voyais qu’aux lumières, et qu’il savait bien que cela ne suffisait pas pour juger des ressemblances. Il ne me laissa que ce moyen d’éviter de blesser M. Vanloo, que j’estimais beaucoup, mais qui n’avait fait le roi bien ressemblant, qu’aux yeux trop prévenus, du marquis. »

Il y avait à Berlin une troupe de danseurs et de danseuses que le roi y avait fait venir pour son opéra ; la famille des Cochois était du nombre ; le père et la mère y étaient morts, et les deux filles étaient restées à ce théâtre. Le marquis, dont le sort semblait être de s’attacher à des comédiennes, devint, à l’âge de près de soixante ans, amoureux de l’aînée des deux demoiselles Cochois. C’était une personne plutôt laide que belle, de l’âge de vingt-cinq ans, d’un excellent esprit et douée de beaucoup de connaissances et de talens ; elle peignait fort bien et était sur-tout grande musicienne ; elle savait, outre le français, l’allemand et l’italien, la langue latine, autant qu’une femme peut la savoir, et même un peu de grec qu’elle avait appris par complaisance pour le marquis ; elle avait un caractère doux et réfléchi, honnête et soutenu ; elle avait l’art de réunir, sous l’apparence de la plus grande simplicité, toutes les attentions propres à plaire et à se concilier l’estime générale : c’est M. Thiébault qui en fait cet éloge.

Le marquis, après lui avoir fait quelque temps la cour, l’épousa : le mariage se fit pendant le cours de la guerre de sept ans, et à l’insu du roi ; ce qui fut une des causes qui refroidirent dans la suite l’amitié de Frédéric pour lui. On pensait bien que ces entraves, que se donnait le marquis, déplairaient au roi ; aussi fut-on très-embarrassé de lui en faire la déclaration ; on attendit la conclusion de la paix, et l’on fit intervenir tous ceux qui tenaient à la société philosophique de Sans-Souci. Après une longue délibération sur le moyen d’instruire le roi de ce qui s’était passé, il fut convenu que la marquise d’Argens irait se promener dans les jardins de Sans-Souci, à l’heure où le monarque avait coutume d’y prendre l’air ; que sa toilette serait assez soignée pour attirer l’attention, mais noble et très-décente, et que mylord Marschal se chargerait du reste. Ce plan fut suivi : le lord qui accompagnait Frédéric dans ses promenades, en passant par une allée peu distante de celle où était la marquise, la salua comme on salue une dame que l’on connaît et que l’on respecte. Ce salut donna lieu au roi de demander quelle était cette dame ; mylord Marschal répondit simplement et avec une sorte de négligence, que c’était la marquise d’Argens. « Comment, reprit le roi, et d’un ton sévère, est-ce que le marquis est marié ? — Oui, Sire. — Et depuis quand ? – Depuis quelques années. – Eh quoi ! sans m’en avoir parlé ? — C’était pendant la guerre, et alors on n’eût osé importuner votre majesté de semblables bagatelles. — Et qui donc a-t-il épousé ? — Mademoiselle Cochois. – Mademoiselle Cochois ! c’est une extravagance que je ne souffrirai pas. »

Le roi se calma pourtant à la longue ; mais le marquis fut long-temps sans le voir ; et lorsque, depuis, leur liaison reprit comme avant, jamais Frédéric ne lui parla de sa femme.

Ce n’est pas qu’il ne sût que depuis longtemps il vivait avec mademoiselle Cochois ; le marquis l’avait menée avec lui dans le voyage qu’il fit en France en 1747, et l’on voit par sa correspondance qu’il en parla souvent au roi, qui paraissait craindre que cette actrice ne fût pas de retour à temps pour jouer sur le théâtre de l’opéra de Berlin, à sa reprise.

Mais quoique la marquise d’Argens et son mari demeurassent à la cour, ses premières amours avec mademoiselle Cochois n’en furent pas moins l’objet de satires assez piquantes de la part des jaloux ou des ennemis du marquis, et de la société de Berlin.

Une des plus gaies de toutes celles qui furent rendues publiques, se trouve dans les Mémoires d’un petit-maître philosophe, de Mainvillers. C’est une espèce de roman historique imprimé en 1751, après le retour du marquis d’Argens et de sa maîtresse à Berlin : on y passe en revue Babet Cochois, Marianne Cochois, le jeune Cochois et tous les Cochois du monde. Le Malade imaginaire, de Molière, n’a pas de scènes plus plaisantes que celles que l’on fait jouer à la mère Cochois, en voyant le marquis se plaindre de son catarrhe. L’Amour peintre n’est pas plus ingénieux pour arriver à la belle grecque, que l’on ne fait le marquis pour parvenir à baiser la main de mademoiselle Babet Cochois.

La reine-mère, c’est le nom que l’on donnait quelquefois, en plaisantant, à madame Cochois à Berlin, avait, entre autres leçons, donné à ses filles celle de ne jamais compromettre dans leurs amours, la liberté de leur taille ; ce qui leur inspirait un invincible éloignement pour accorder les grandes faveurs. Il fallait se contenter des petites ; cependant Babet avait la main belle, et après bien des soupirs et des larmes, l’heureux marquis avait obtenu la permission de la posséder à son gré. Mais comment se dérober à l’œil perçant d’une mère surveillante ? La Philosophie du bon-sens n’était point assez large pour couvrir toutes les allées et venues de la main de l’écolière à la bouche du maître ; on reconnut la vanité des sciences, on appela les beaux arts ; le marquis imagina de montrer à peindre à son élève, et ce fut à l’abri des grands châssis, convenablement ajustés sur un chevalet, qu’il put jouir impunément d’une main si chère.

Mais les poursuivans des deux autres sœurs de Babet, confidens et témoins des faveurs que recueillait le marquis à l’ombre des arts, se désolaient de n’avoir rien à montrer à leurs maîtresses. Le marquis eut pitié de leur désœuvrement et leur apprit à peindre sur verre, à placer le chevalet, à suspendre une nappe, sous prétexte de ménager son jour ; et voilà la maison Cochoise érigée en académie de peinture. Figurez-vous cet attirail de châssis et de rideaux, cette troupe de courtisans et de comédiennes derrière, en grands tabliers, les manches retroussées, le beau désordre, le trémoussement universel, l’émulation, le jeu de pinceau, de prunelle, de mains, de bouches qui régnaient dans cet amoureux atelier : c’était celui où le marquis se délassait de ses dissertations philosophiques, soit qu’elles aient eu lieu avec le roi ou avec sa belle Babet même, à qui il eut la manie de vouloir tout enseigner, tandis qu’elle eut l’adresse raisonnable de faire semblant d’y prendre goût pour devenir marquise.

C’était, au reste, une femme comme il la fallait au marquis ; on est généralement d’accord qu’elle avait des qualités, et que si quelque chose a pu excuser le mariage aux yeux du roi, ce fut, sinon les convenances, au moins les motifs d’une alliance qui pouvait être plus extravagante encore de la part d’un sexagénaire catarrheux et hypocondriaque.

La société du marquis d’Argens et de Frédéric a été, particulièrement remarquable par les farces, car on peut leur donner ce nom, que le prince joua ou fit jouer à son courtisan philosophe. La singularité de caractère de celui-ci prêtait beaucoup à ce genre d’amusement.

D’Argens avait cet esprit et cette vivacité provençale qui prêtent quelquefois au ridicule, ou au moins à rire ; souvent il lui échappait des gasconnades et des naïvetés qui fournissaient au roi ample matière à persiflage. Il aimait à raconter ses tours de jeunesse et les anecdotes de sa vie, dont il avait instruit, mais non édifié, l’Europe, dans les Mémoires qu’il en a écrits.

Il avait quelquefois des boutades qui, jointes aux assiduités qui le retenaient auprès de mademoiselle Cochois, le faisaient s’absenter de chez le roi, qui voulait avoir à souper les gens de lettres, avec la même régularité que ses secrétaires le matin à l’heure du travail.

Ayant fait demander au marquis pourquoi on ne le voyait point depuis quelque temps, il s’excusa en disant qu’il était malade. Le roi savait le contraire, et le parti fut pris de s’en venger.

Mademoiselle Cochois avait fait présent au marquis d’une belle robe de chambre (c’était avant leur mariage). Enchanté du présent, il voulut l’essayer à l’instant, et la trouva tellement à son gré, qu’il ne la quitta point de la soirée. Le roi cependant lui fait connaître une seconde fois qu’il l’attend le soir même à souper ; même réponse, qu’il est malade.

Frédéric pour dérouter les plaisirs de la société du marquis, imagina de lui faire dire qu’ayant appris le triste état de sa santé, craignant les suites funestes d’une maladie aussi dangereuse que celle dont il était attaqué, et désirant qu’il mourût en bon chrétien, il avait ordonné aux prêtres catholiques de lui administrer le sacrement de l’extrême-onction, et qu’ils iraient ce soir même s’acquitter de ce pieux devoir. Le marquis ne savait que penser de cette annonce ; il croyait bien le roi capable de donner un pareil ordre aux prêtres catholiques, mais il doutait pourtant qu’il osât faire un tel scandale dans son palais. L’essentiel pour lui était de faire croire qu’il était réellement malade ; il s’empaqueta donc la tête.

Le roi s’affubla d’un surplis et d’une étole, fit mettre deux ou trois autres personnes en noir, et tous descendirent en procession, comme portant l’extrême-onction au marquis, logé au-dessous de l’appartement du roi. Celui qui marchait le premier avait une sonnette qui fut entendue dans les appartemens, dès l’instant qu’ils furent sur l’escalier. On ne douta plus que ce ne fût le sacrement des malades que l’on apportait. La Pierre, domestique du marquis, alla voir, et s’aperçut bientôt de ce que c’était. Pour ne pas être trouvé debout, et par conséquent passer pour menteur, le prétendu malade se hâta de se mettre au lit sans se déshabiller et sans ôter sa belle robe de chambre à fleurs d’or. À l’instant la procession entra lentement et gravement, et vint se ranger en cercle devant le lit. Le roi qui fermait la marche, se place au milieu de ce cercle, et annonce au marquis que l’église, toujours tendre mère et pleine de sollicitude pour ses enfans, lui envoie les secours les plus propres à le fortifier dans l’état critique où il se trouve ; il lui fait une courte exhortation pour l’engager à se résigner, et ensuite soulevant la couverture du lit, il lui verse une bouteille d’huile d’olive sur la belle robe de chambre, en disant à son frère mourant, que cet emblême de la grace lui donnera immanquablement, pour peu qu’il ait le don de la foi, le courage nécessaire pour passer dignement de cette vie dans l’autre ; après quoi la procession se retira du même pas, et aussi sérieusement qu’elle était venue. »

Il est aisé de comprendre combien cette scène fit rire à la cour, et aux dépens du marquis ; mais ce qui l’affligea le plus, ce fut la perte de la robe de chambre qui, par cette farce, se trouva tachée à ne pouvoir plus être portée. Le marquis ne se serait point attendu à une mystification aussi complète ; mais Frédéric en avait déjà joué de pareilles à peu près où le marquis d’Argens lui-même avait eu part, et qui devaient lui faire savoir à quoi il pouvait s’attendre en pareille matière.

En voici un exemple, que nous tirons de M. Thiébault, et qui est également attesté par ceux qui ont écrit la vie de Frédéric.

« Le pasteur d’un village, situé au fond de la Poméranie prussienne, irrité contre le roi ; on ne sait trop pourquoi, fit, dans un sermon sur le meurtre des innocens, une sortie violente contre lui, et le compara au tyran Hérode. Bientôt l’on fut instruit à Postdam de cet excès de folie, et le club philosophique eut à délibérer s’il fallait punir le coupable, et ensuite quelle peine lui serait infligée. En conséquence de l’arrêté qui fut pris à cet égard, le pasteur reçut un mandat en bonne forme, mais bien grave et sec, par lequel le vénérable consistoire supérieur lui enjoignait de se présenter en sa séance, tel jour, à Postdam[7]. Cet homme, très-inquiet, ne vit d’autre parti à prendre que celui de l’obéissance ; il fit sur les chariots de poste cette longue route dans les froids les plus rigoureux de l’hiver. Les ordres étaient donnés partout pour qu’il ne pût découvrir la fausseté du mandat. On sut à point nommé son départ et son arrivée. Il n’avait encore eu le temps de faire aucune information, qu’un homme, ayant le costume d’un bedeau, vint le prendre et le conduire au consistoire assemblé, où se trouvaient avec le roi qui présidait, plusieurs gens de lettres de sa société, et le marquis d’Argens. Tous étaient vêtus en pasteurs ou en anciens, habits et manteaux noirs, grandes perruques, chapeaux ronds, maintien grave.

» M. le président commença par lui demander s’il était tel pasteur à tel endroit. Après une réponse affirmative, il lui dit que le vénérable consistoire avait appris qu’il était scandaleusement ignorant, même dans les choses dont il était chargé d’instruire ses ouailles, et que l’on avait décidé, vu l’importance de l’accusation, qu’il serait mandé pour être examiné et interrogé à cet égard ; et qu’ainsi, et d’après les ordres du vénérable consistoire, il allait lui faire quelques questions relatives à la doctrine de la sainte église. Ensuite il lui demanda combien il y avait eu d’Hérodes, rois en Judée. Ici le pauvre pasteur, qui n’avait jamais ouï parler que d’un seul Hérode, ne put répondre qu’avec embarras et tremblement : qu’il pensait qu’il n’y en avait eu qu’un. « Vous vous trompez, mon frère, répliqua le président ; on en en distingue deux, qui sont très-connus, Hérode l’Ascelonite, surnommé le Grand, et Hérode Antipas, son fils. Mais lequel des deux ordonna le massacre des nouveaux nés ? et quel âge fallait-il avoir pour n’être pas compris dans cette proscription ? » Après avoir vainement attendu une réponse à ces nouvelles questions, le président reprit la parole, et dit au pasteur « Ce n’est qu’avec une vive douleur, mon frère, que nous voyons qu’on nous a fait un trop fidèle rapport sur votre compte. Comment avez-vous pu, étant vous-même dans les plus épaisses ténèbres de l’ignorance, vous charger de l’important et redoutable emploi d’éclairer les enfans de l’église ? Ne concevez-vous pas que Dieu et les hommes vous reprocheront éternellement les égaremens du troupeau qui vous est confié, tant les égaremens d’où vous ne l’avez pas ramené, que ceux où vous l’aurez fait tomber ? Et s’il est vrai que nos crimes ne sont en général que des résultats de notre ignorance, jugez vous-même du, risque où vous vous exposez ? Malheureux ! vous vous damnez ; et sans doute vous en seriez le maître, s’il ne s’agissait que de vous ! mais on doit encore vous permettre de damner ceux que vous avez à conduire au port du salut ? Non, sans doute, et nous devrions vous déposer, ou au moins vous interdire pour un temps. Cependant nous n’oublions pas que l’esprit de la religion est un esprit de douceur et de charité, et nous différerons encore, pour cette fois, cet acte de rigueur, dans l’espérance que vous vous corrigerez ; que vous vous imposerez la loi de ne jamais parler de ce que vous n’avez pas appris ; que vous consacrerez tous vos momens à l’étude, et qu’en un mot, vous nous promettrez ici, sur votre conscience et votre salut, de rien négliger pour édifier autant par vos lumières et votre retenue, que vous avez scandalisé par votre insouciance et votre témérité. Allons donc, mon frère, retournez dans votre paroisse, vous humiliant, vous confondant devant le Seigneur, et n’oubliant pas que le vénérable consistoire aura toujours les yeux ouverts sur vous. »

Le pasteur, ainsi congédié, fut reconduit à son auberge par le bedeau supposé, qui lui conseilla de bonne amitié de repartir tout de suite. Il revint en effet à Berlin le même jour (l’affaire s’était passée à Postdam); mais ayant voulu voir quelques amis avant de continuer sa route, il apprit, et n’en fut que plus effrayé, que jamais le consistoire supérieur ne s’assemblait à Postdam et qu’enfin c’était le roi qui lui avait donné cette leçon pour le punir de la belle comparaison qu’il avait osé faire aux fêtes de Noël.

Nous n’examinerons pas ici jusqu’à quel point Frédéric pouvait manquer aux devoirs de la royauté en se jouant d’institutions respectées parmi les hommes ; mais il a beaucoup mieux fait de plaisanter le pasteur médisant et de le mystifier, que de l’avoir envoyé en prison ou fait quelque chose de pis, comme auraient pu faire ses frères les autres rois.

Quoi qu’il en soit, le marquis d’Argens eut à essuyer un genre à peu près semblable de persiflage, mais qui ne fut pas le dernier de ceux dont le roi s’amusa à ses dépens.

En effet, le marquis s’obstinant encore une autre fois à rester dans sa chambre sous prétexte de maladie, Frédéric lui adressa une épître en vers, où il le plaisantait et faisait l’énumération de tous les maux qui peuvent accabler le genre humain. Le marquis, au lieu de sortir comme le roi l’avait cru, lui écrivit la réponse suivante « Sire, votre épître est charmante ; mais vous avez oublié de parler des maux de dents ; c’est grand dommage. J’ai l’honneur d’être, etc. »

Ayant montré ce billet à quelqu’un avant de l’envoyer, on lui représenta que répondre ainsi au roi, c’était le provoquer et s’exposer à une suite de mauvaises plaisanteries. Vous avez raison, répond d’Argens, et la lettre est déchirée. Mais, mon ami, continua-t-il, comment donc faire ? – Sortir et aller chez le roi. — Mais il fait du vent ? – Enveloppez-vous bien. — Mais les vents coulis ?. – Mettez votre capuchon.

Malgré ces bonnes raisons, la crainte des vents coulis l’emporta, et il ne sortit point. Il fit seulement au roi une réponse moins laconique que la première. Le roi fut piqué. Lorsqu’il revint, il lui dit à table : Marquis, j’ai une proposition à vous faire. – Quelle, Sire ?. – C’est d’épouser Madame de Buchwalde, grande gouvernante de Madame la duchesse de Gotha. Elle est maladive comme vous ; elle aime à rester au lit ; vous vous amuserez ensemble à faire des maladies. – Mais, Sire, j’ai une femme que j’aime et que j’honore. – Bon, bon, cela ne fait rien ; suivez toujours mon conseil. – Le marquis se fâche, et le roi qui s’en aperçut, se tut. Un moment après, le marquis reprend son air riant ; Frédéric croit pouvoir recommencer ; et le voilà à proposer encore Madame de Buchwalde. – Eh bien, oui, Sire dit le marquis de l’air le plus gai, j’épouserai cette dame mais à une condition. – Et quelle est-elle ? dit le roi. — C’est dit alors le marquis, d’un air très-sérieux, qu’aussitôt après mon mariage, nous irons, elle et moi, aussi loin d’ici qu’il sera possible. Le roi parut embarrassé, ne dit mot et se leva de table. Le marquis se retira chez lui, et fut six semaines sans voir le roi.

Au bout de ce temps, Frédéric impatienté se mit à dire : C’en est trop, le marquis se f. de moi ; il faut qu’il vienne. D’Argens apprend ce propos, et revient. On l’invite à dîner ; il s’excuse, et promet de se trouver à sept heures chez le roi. Frédéric avait fait une pièce de vers sur la paresse, dont il comptait régaler le marquis, s’il était venu dîner ; mais comme il l’avait dans sa poche, il ne put résister à la démangeaison de la lire aux autres convives. On rit beaucoup. Le colonel Quintus était de ce dîner. À peine fut-on sorti de table, qu’il court chez le marquis en riant encore. Ah ! lui dit-il quel dommage que vous ne soyez pas venu dîner chez le roi ! il nous a lu une pièce de vers sur la paresse, où vous étiez arrangé de la belle manière. Ah ! comme nous avons ri ! Le marquis qui ne prenait aucun plaisir à ce récit, regarde Quintus avec colère, et lui dit : Parbleu, Monsieur il faut avouer que vous avez bien peu d’esprit et de jugement ! Vous pouvez être un grand savantasse, mais assurément vous ne savez point vivre. Quintus se retira et, voilà le marquis furieux, qui prend une plume et écrit au roi pour lui demander son congé. La lettre était finie, lorsque Catt entre. C’en est fait, lui dit-il, je pars pour la Provence ; et il lui raconta l’aventure. Ce n’est que cela ? lui dit Catt. Et si je vous donnais un moyen pour parer le trait de cette plaisanterie ? Ah ! oui, voyons. — Rendez-vous, chez le roi à l’heure dite ; il ne manquera pas de vous dire qu’il a reçu de Paris une pièce de vers toute nouvelle. Demandez à la voir, il la lira. Trouvez-la bien faite, les vers beaux ; louez-en le style, la finesse des expressions ; sur-tout ne faites pas semblant de vous apercevoir que l’on vous ait eu en vue, et vous verrez qui sera le plus attrapé. Très-bien, dit le marquis. Aussitôt il déchire sa lettre, il s’habille, va chez le roi, et joue son rôle à merveille. Tout réussit à souhait : Frédéric, fut déconcerté. Le lendemain il dit à Catt : « Ce diable de marquis, il m’a joué le tour le plus perfide ! Vous savez ma pièce de vers sur la paresse : eh bien ! je la lui lis ; le bourreau, au lieu de sentir le trait, au lieu de se fâcher ; m’a applaudi d’un bout à l’autre de l’air le plus vrai et le plus sincère, si bien que j’en suis pour ma peine. »

Cette scène singulière épargna pour quelque temps des plaisanteries au marquis ; mais elles recommencèrent à la première occasion que le roi put retrouver.

D’Argens passait beaucoup de temps à la lecture des livres anciens, et sur-tout des Saints Pères, dont il tirait une foule de citations et de traits qu’il appliquait aux matières qu’il traitait dans ses écrits ou dans la conversation.

M. de Nicolaï raconte à ce sujet une anecdote qui mérite de trouver place ici.

Le roi aimait à le contredire sur son goût pour ce genre d’érudition ; il lui disait souvent : « Ne me parlez point de vos Pères, ce sont des corps sans âmes. » Lorsqu’il lai donna un appartement dans le château neuf de Sans-Souci, il y conduisit lui-même le marquis et sa femme, et lui en fit remarquer tous les agrémens et les commodités[8]. Il y avait fait arranger une bibliothèque où des in-folio bien reliés offraient pour titre en gros caractères, Œuvres des Saints Pères. Tenez, dit le roi en entrant dans cette pièce, vous trouverez ici vos bons amis dans toute leur gloire. Quand il fut arrivé dans la chambre à coucher : Il serait indiscret, dit-il, de rester plus long-temps ici il ne faut pas gêner le marquis et le laisser à ses aises et à ses bonnets de nuit ; et en disant cela, il se retira.

À peine le roi fut-il sorti, que le marquis n’eut rien de plus pressé que de voler à sa bibliothèque, et d’examiner les ouvrages dont elle était remplie. Il ouvre avec empressement un des volumes des Saints Pères ; mais au lieu des homélies de S. Chrisostôme, il ne trouve que du papier blanc, ainsi que dans les autres volumes.

Le roi se plaisait beaucoup à jouer de semblables tours au marquis : en voici un plus piquant que celui qui précède, et qui mortifia beaucoup le pauvre d’Argens.

Un soir qu’il soupait avec Frédéric, ce prince lui dit : « Marquis, je vous ai acheté auprès d’ici une jolie maison avec un beau jardin ; en voici le contrat : vous pouvez aller l’occuper quand vous voudrez. » Le marquis ne fut pas insensible à ce présent : il retourna chez lui plein d’impatience ; il lui tardait que la nuit fût passée pour aller voir ce joli cadeau. Le lendemain, dès le matin, il se lève malgré sa grande paresse, et se fait conduire à sa nouvelle maison. Il parcourt le jardin, examine les appartemens, trouve tout charmant et d’un bon goût. Il entre dans le salon qui était beau et garni de peintures. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’au lieu de paysages et de marines, il vit dans cette galerie les scènes les plus plaisantes et les anecdotes les plus comiques de sa vie. Ici le marquis, en officier, se trouvait au siège de Philisbourg, et témoignait de la poltronnerie ; là, il était aux genoux de sa belle comédienne ; plus loin, son père le déshéritait. Un autre tableau le représentait à Constantinople ; dans un autre on voyait un chirurgien occupé à lui faire une opération que ses aventures galantes avaient rendue nécessaire ; ailleurs des religieuses, pendant la nuit, le tiraient dans une corbeille par la fenêtre de leur couvent ; dans tous ces tableaux le marquis reconnaissable était représenté dans des attitudes comiques.

Ce spectacle auquel il ne s’attendait pas, le mit dans une colère furieuse ; il examina bien tout, et ensuite envoya chercher un barbouilleur, et fit tout effacer. Le roi, instruit de cette scène, s’en amusa beaucoup ; il la racontait à tous ceux qui voulaient l’entendre.

Malgré la petite guerre que ce prince lui faisait, et les sarcasmes qu’il lui lançait à propos de sa paresse, de ses maladies imaginaires, il ne l’en aimait pas moins. Il voulut, un jour lui en donner une nouvelle preuve en augmentant la pension qu’il lui faisait ; mais d’Argens lui répondit, en présence de plusieurs personnes qui étaient présentes : « Sire, j’ai assez ; votre Majesté a beaucoup de pauvres officiers, c’est à eux qu’il faut donner. » Le roi, charmé de cette réponse honnête et désintéressée, l’en estima davantage, sans cesser pour cela d’avoir de temps en temps des tracasseries avec lui.

Le marquis, de son côté, paraissait être attaché au roi autant et plus peut-être qu’aucun des beaux esprits qui étaient à la cour.

Après la guerre de sept ans, et lorsqu’on attendait Frédéric à Berlin, les habitans avaient fait des préparatifs pour recevoir ce grand prince d’une manière à lui témoigner l’admiration et l’enthousiasme que leur inspiraient ses victoires. Tout le monde voulait prendre part à l’entrée triomphante du roi. Malgré sa paresse, le marquis résolut d’en être. Plusieurs personnes formèrent des compagnies à pied et à cheval avec des uniformes neufs. La plus considérable était celle du prince Goltskowski, qui était à cheval. Le marquis s’y était rangé, chose assez extraordinaire, parce qu’il ne s’habillait presque jamais que pour aller chez le roi, et alors il y avait plus de six mois qu’il n’était sorti de sa chambre. Comme il y avait bien vingt ans qu’il n’était monté à cheval, tout le monde lui conseillait de ne pas s’exposer dans cette bruyante et tumultueuse cavalcade. L’enthousiasme qu’il avait pour le roi, lui fit rejeter pour cette fois tous les conseils. Il fit broder un bel uniforme, et l’on chercha un cheval fort doux, qu’il montait tous les matins dans sa cour, quinze jours avant la cérémonie ; précautions passablement bizarres pour un homme qui avait servi, même dans la cavalerie ; mais il était devenu vaporeux et hypocondriaque à l’excès.

Il avait annoncé au roi qu’il irait au-devant de lui avec la cavalcade à la tête de la compagnie de Goltskowski, et qu’il aurait l’honneur de le complimenter. Le roi fit son possible pour le détourner de cette expédition, mais il persista ; enfin Frédéric lui écrivit positivement, avant son arrivée, de ne point faire tous ces préparatifs, et de le dire aussi de sa part aux Berlinois ; ajoutant qu’il arriverait très-tard pour éviter toutes ces cérémonies, qu’il n’aimait pas.

Mais le marquis d’Argens ne se tint pas pour battu ; il fit une longue réponse au roi, dans laquelle il lui prouve, par une longue suite d’argumens, qu’il est obligé de recevoir les complimens de ses fidèles sujets, et qu’il ferait mal de troubler leur joie. Persuadé que cette lettre produirait l’effet qu’il en attendait, il monta, à cheval plein de confiance : c’était le 30 mars 1763 ; il faisait froid et le temps était mauvais ; une foule innombrable était rassemblée auprès de la porte de Berlin, qui porte le nom de Francfort ; on avait attendu le roi dès les deux heures après midi, et à cinq heures on attendait encore ; on murmurait d’impatience et de lassitude.

Au milieu de ce tumulte, dit M. de. Nicolaï, de qui nous empruntons cette anecdote, je rencontrai, par hasard, le marquis ; s’il ne m’eût pas adressé la parole, je n’aurais jamais pu le reconnaître, car je ne l’avais jamais vu qu’avec ses deux robes de chambre et ses deux bonnets de nuit. C’était une chose plaisante de le voir avec son uniforme brodé et sa perruque ronde à petite queue ; le froid et l’impatience l’avaient mis de mauvaise humeur, et il déclamait contre le roi avec la plus grande vivacité. « N’avoir pas suivi mes conseils, disait-il, après tout ce que je lui ai dit, cela est indigne ! Je lui ai écrit qu’il était obligé de recevoir de son peuple les témoignages de sa joie et de son attachement ; cela est impardonnable de ne pas venir ! Dès que je le verrai, je lui dirai bien son fait. » Il fut impossible de l’appaiser ; enfin au bout d’une heure, ne pouvant plus supporter le froid, il consentit à rentrer dans la ville, et il continua de gronder pendant tout le chemin, jusqu’au château où il se rendit pour attendre avec la cour. Le roi arriva à près de huit heures du soir. Après son dîné il était allé voir le champ de bataille de Kunnersdorff, près de Francfort sur l’Oder, où ses troupes avaient été battues, en 1759, par le général Laudon, autrichien, et le général russe Soltikoff ; ce qui ne devait pas lui avoir inspiré des idées bien gaies : il avait cru que le marquis avait fait savoir sa volonté aux habitans de Berlin, ou que du moins les compagnies, lasses d’attendre, se seraient dispersées ; mais il fut entouré tout-à-coup d’une si grande foule de peuple, que son carrosse pouvait à peine avancer. Les flambeaux, le tumulte, la multitude de vers dont on l’accablait de toutes parts, la crainte que quelqu’un ne fût blessé dans la foule ; tout cela le mit de mauvaise humeur ; il se glissa dans la ville le plus vite qu’il put, et se rendit au château par un détour.

Quelques jours après, continue M. de Nicolaï, je vis le marquis d’Argens ; il me raconta en détail tout ce qui s’était passé entre le roi et lui lorsqu’il lui avait parlé tête à tête, et il ajouta avec sa naïveté ordinaire : « Je ne le lui ai pas mâché, je lui ai dit tout net qu’il aurait dû faire ce que je lui avais écrit : il voulait tourner la chose en plaisanterie ; mais je vous l’ai tancé d’importance »

Un des traits les plus singuliers du caractère de d’Argens, était le mélange de superstition et d’incrédulité que l’on remarquait en lui, et qu’il faisait paraître dans mille circonstances : il croyait fermement aux pressentimens, aux présages. Une salière renversée, la rencontre imprévue d’une vieille femme, d’un troupeau de cochons, d’un homme vêtu de noir, suffisait pour le remplir d’inquiétude et d’effroi. Dès qu’il était sorti du lit, il en fermait avec soin les rideaux, et malheur à qui les aurait entr’ouverts par hasard ou autrement, c’était un présage des plus effrayans.

Il n’était pas moins alarmé d’une apparence de rhume ou de fluxion ; toujours malade de la peur de le devenir, et craignant la mort au point de mourir de peur. Tous ceux qui ont parlé de lui en racontent les mêmes faiblesses et attestent son hypocondrie. Rien n’était aisé comme de lui faire accroire qu’il était malade, et si on lui disait qu’on le trouvait pâle, il n’en fallait pas davantage pour qu’il s’enfermât sur-le-champ et se mît au lit. Il ne sortait presque jamais que pour aller chez le roi ; quand il était dans sa chambre, deux ou trois robes de chambre, mises l’une sur l’autre, le garantissaient du froid ; un bonnet de coton lui descendait sur les oreilles et était surmonté d’un autre bonnet de laine qui achevait l’emballage de sa tête. Quelques nuages, un léger brouillard, une petite pluie, un vent un peu froid survenait-il ? c’était assez pour l’attrister, pour le chagriner, pour le forcer à rester chez lui, et même résister aux invitations du roi : on l’a vu rester ainsi claquemuré des semaines entières pour une semblable cause.

M. de Nicolaï nous fournit encore un autre exemple de sa risible susceptibilité et de son extravagance en fait semblable.

Pendant la guerre de sept ans, le roi lui avait permis de demeurer à Sans-Souci, et avait ordonné que tous les appartemens lui fussent ouverts comme si le palais lui eut appartenu. Dans ces entrefaites, Cothenius lut à l’académie un mémoire sur le danger des ustensiles de cuivre dans les cuisines : le marquis fut tellement frappé de ce mémoire qu’il craignait à chaque instant d’être empoisonné, ne parlait d’autre chose pendant tous ses repas, et fit promettre solennellement à sa femme de bannir toute espèce de cuivre de sa cuisine.

La famille du marquis, continue M. de Nicolaï, vivait à Sans-Souci assez retirée ; et sa femme, quoiqu’assez raisonnable, aimait l’amusement. Elle s’avisa un soir de donner un petit bal de famille dans la maison du premier jardinier du roi : le marquis y consentit ; mais comme on craignait que ses inquiétudes et ses singularités ne troublassent la fête, on eut soin de lui faire remarquer que l’air était fort froid, que le ciel était couvert ; on savait bien qu’une remarque comme celle-là suffisait pour lui faire croire qu’il était malade et pour l’engager à se mettre au lit. Il n’y manqua pas, et aussitôt on alla dans la maison du jardinier, comptant bien que le marquis serait promptement endormi. Il s’endormit en effet, mais bientôt il se réveilla, rêvant sans cesse de cuivre et de poison, et appela à grands cris la Pierre ; mais personne ne répondit ; tout le monde était allé au bal. Il s’en doutait et ne se fâcha point ; mais se voyant seul dans la maison, il en profita pour aller faire une visite, tout à son aise, dans la cuisine, et voir si tout le cuivre en avait été banni, comme on le lui avait promis. Il se lève sans culottes passe seulement une robe de chambre, allume une bougie à sa lampe, et va droit à la cuisine ; la première chose qu’il y aperçoit, ce sont des casseroles de cuivre, et, pour comble d’effroi, une dans laquelle était un reste de ragoût dont il avait mangé à son dîné[9]. Aussitôt la colère le transporte ; il prend la casserole et court, tel qu’il était, à l’endroit du bal, pour y gronder sur-le-champ sa femme et ses domestiques. Il fallait descendre par des terrasses et traverser tout le jardin, qui est assez large, pour aller de chez lui à la maison du jardinier. Le marquis fit tout ce chemin dans l’obscurité et avec la plus grande célérité ; il ouvre avec précipitation la porte du bal ; on y voit paraître le marquis en robe de chambre, nus pieds (car il avait perdu ses pantoufles), deux ou trois bonnets sur la tête ; les pans de sa chemise flottant au gré du vent, tenant à la main une casserole avec les restes du ragoût, et criant, je suis empoisonné ! je suis empoisonné ! Après cela il se répand en reproches contre sa femme et menace ses domestiques de les chasser tous pour avoir employé des casseroles de cuivre, contre ses ordres. On eut bien de la peine à l’appaiser ; mais faisant tout-à-coup réflexion à l’état où il se trouvait et au danger qu’il avait couru de s’exposer presque nu à un air froid, pendant la nuit, il fut dans de nouvelles transes ; on l’empaqueta bien, on le couvrit bien, et on le reporta dans son appartement.

Ces extravagances faisaient rire Frédéric ; mais, sans rien diminuer de son estime pour le marquis, elles affaiblissaient seulement la considération qu’il lui avait d’abord inspirée. La superstition minutieuse et habituelle qu’il remarquait en lui, ajoutait encore au discrédit du philosophe dans l’esprit du monarque.

M. Thiébault nous a conservé des traits de ce dernier genre de faiblesse du marquis ; elles méritent d’être rapportées ici, parce qu’elles confirment ce que nous en avons déjà dit, et seront un exemple de plus des bizarres contradictions que l’on remarque parmi les hommes lettrés de cette époque. Occupés toute leur vie à combattre la superstition ou ce qu’il leur plaisait de qualifier ainsi ; prêchant sans mission et sans objet, s’échauffant sur des matières dont personne ne leur demandait compte, on les a vus souvent, à la fin de leur vie, avoir des faiblesses de vieille femme et mourir avec tout l’attirail d’une conversion tardive.

La seconde cause de discrédit où était tombé le marquis d’Argens, dit M. Thiébault, était ses propres faiblesses, et sur-tout sa superstition. « Il craignait la mort au point que la seule idée d’en être menacé pouvait lui faire faire des choses ridicules. C’est d’après ces dispositions qu’ayant ouï dire que l’urine de ceux qui approchaient de ce dernier terme de la vie, se noircissait dans les vingt-quatre heures, il a été long-temps dans l’habitude d’en conserver de la sienne dans des vases qu’il allait examiner plusieurs fois le jour, jusqu’à ce que quelques personnes, instruites de cette pusillanimité, eussent secrètement découvert ce dépôt et y eussent mêlé un peu d’encre ; ce qui l’effraya tellement, qu’il fallut lui avouer la supercherie qu’on lui avait faite, pour lui sauver une maladie grave. Il lui était impossible de tenir à une table où il y avait treize convives ; je l’ai vu à un repas, où j’étais à côté de lui, prendre mon couteau et ma fourchette qui, par hasard, étaient croisés, et les décroiser ; et comme je lui témoignais ma surprise de lui voir prendre ce soin, il me dit : « Je sais bien que cela n’y fait rien ; mais ils seront aussi bien comme je les place. »

« Sa nièce, madame de la Canorgue, m’a raconté que dans le temps qu’il, travaillait à son long ouvrage sur l’esprit humain, il lui arriva un soir de se trouver si bien disposé et si heureusement inspiré, qu’il ne fut pas possible de lui faire quitter son bureau avant minuit, et qu’il vint souper très-content de lui-même et fort gai, quoique son gigot se fut desséché devant le feu à l’attendre ; mais que s’étant rappelé, en se mettant à table, que c’était le premier vendredi du mois, il était allé à l’instant même jeter au feu tout ce qu’il avait écrit dans la journée. »

« Le jeune prince Guillaume de Brunswick, en me parlant du silence respectueux dans lequel il se renfermait à la table du roi son oncle, me disait, continue M. Thiébault, que seulement lorsque la conversation paraissait languir, il avait soin de pousser quelques plats vers celui qui paraissait vouloir en prendre, mais de le pousser de manière à renverser une salière ; sur quoi le roi ne manquait pas de s’écrier : « Ah ! mon neveu, qu’avez vous fait ? Eh vite, vite, jetez une pincée de sel au feu ! jetez-en une autre par-dessus votre épaule gauche ; » faisant allusion aux craintes que cette salière renversée inspirait au marquis d’Argens.

À peine la guerre de sept ans fut-elle terminée, que le marquis alla à Aix voir sa famille. Soit amitié, soit que Frédéric fut bien aise d’avoir quelqu’un à sa cour qui fût l’objet de ses plaisanteries, et plus probablement l’un et l’autre, ce prince fit son possible pour en hâter le retour. Pour y parvenir, il usa d’un moyen qui remplissait deux objets ; l’un de turlupiner le marquis ; l’autre de jeter du ridicule sur la religion catholique ; il composa un Mandement de monseigneur l’évêque d’aix, contre les impies se disant philosophes ; il en fit parvenir des exemplaires sur la route, de manière que le voyageur put les apercevoir dans les auberges où il se retirait. Le marquis y était désigné de manière à être reconnu et personnellement excommunié. Le mandement avait tous les caractères de ce genre d’écrits ; le ton en était apostolique les citations très chrétiennes, et les discussions plus animées par le zèle que fortifiées par des raisonnemens approfondis. Il y avait donc tout ce qu’il fallait pour que le marquis y fût trompé ; il le fût aussi de la manière la plus complète. Le chagrin qu’il en conçut fut extrême, sur-tout à cause de son frère, premier président du parlement de Provence. Dans sa colère, il ne songeait qu’à se venger : l’imprimé ne sortait pas de ses mains ; à chaque instant il y reportait les yeux ; à la fin, en relisant le titre et le préambule, il vit que le saint pasteur se qualifiait d’évêque, et non pas d’archevêque ; et cette observation fut pour lui un trait de lumière qui lui fit deviner la supercherie. Aussi dès le lendemain fit-il mettre à la poste une lettre où rendant compte à Frédéric de son empressement à le rejoindre, il lui racontait comment le démon de la guerre avait cherché à soulever une brebis fidelle contre son pasteur : « Que le diable voulant faire le mal, n’est presque jamais assez fin ; qu’en ce cas particulier ce génie de discorde avait négligé de consulter l’Almanach royal, livre très-précieux, que l’on n’aime point en enfer, attendu que, comme l’a observé, un roi très-chrétien, c’est, après, les livres saints, celui qui contient le plus de vérités ; que si le diable avait jeté les yeux sur l’Almanach royal, il y aurait vu que la ville d’Aix a un archevêque, et non simplement un petit 'évêque, ainsi que tant de bicoques ; que cette erreur décelait tout à-la-fois l’ignorance et l’œuvre du méchant ; que pour lui, dès qu’il aurait mis son hommage aux pieds de sa majesté, il ferait un traité complet, historique, philosophique et chrétien sur les ruses et les maladresses du malin esprit, et que s’il ne parvenait pas à faire rougir le père du mensonge, il contribuerait au moins à prévenir les âmes simples et honnêtes contre ses pièges ; qu’en attendant il allait écrire à notre Saint-Père le Pape, pour lui dénoncer cette diablerie, en interjeter appel au futur concile, et cependant demander que cet écrit de ténèbres fût frappé d’un juste anathême et convenablement marqué à l’index. »

L’auteur des Lettres sur Frédéric II, rapporte de quelle manière le roi reçut le marquis à son retour ; et si l’anecdote est vraie, comme il y a lieu de le croire, d’après le caractère du principal personnage, le pauvre voyageur n’eut pas trop à se louer de son empressement à venir se mettre aux pieds de sa majesté.

Le roi était au vieux Sans-Souci, dans sa chambre, avec M. Catt, lorsqu’on lui annonça le marquis d’Argens : il le fait attendre un moment ; enfin il va dans le salon, suivi de M. Catt. Le marquis fait la révérence[10].

Le roi à M. Catt. Catt, ne pourriez-vous pas m’apprendre quel est ce monsieur-là ? Catt. Sire, c’est le marquis d’Argens.

Le roi. Le marquis d’Argens ! Cela n’est pas possible. Le marquis a toujours des bas malpropres, une chemise sale, un habit tout ras. Voyez comme ce monsieur est propre ! considérez ses beaux bas, cette belle chemise blanche, ce bel habit propre. Non, non, ce n’est pas là le marquis d’Argens ; ce ne saurait être lui.

Catt. Sire, c’est lui-même.

Le roi. Mon Dieu cela n’est pas possible, vous dis-je ; le marquis n’a jamais été si propre que cela. Vous vous trompez assurément. Dites-moi donc qui c’est ?

Catt. C’est le marquis d’Argens qui, depuis trente ans, sert fidèlement votre Majesté.

Cette turlupinade commençait à ennuyer le marquis, qui allait se fâcher, lorsque le roi finit la plaisanterie, s’approche de lui, l’embrasse et l’emmène avec M. Catt faire quelques tours sur la terrasse. Ces témoignages de considération ne dissipèrent pas entièrement, cependant, la mauvaise humeur que le premier accueil avait inspirée au marquis.

Il était sujet aux rhumatismes. Un jour qu’il en soufrait beaucoup et qu’il était dans la chambre où l’on attend le roi, ce prince entra et lui dit : « Le temps est beau ; allons nous promener. » Sire, lui dit le marquis, je souffre et ne saurais marcher. Le roi se promena avec M. Catt. Lorsqu’il fut de retour, il causa, comme à l’ordinaire, avec le marquis ; mais lorsqu’il le sut rentré chez lui, il lui envoya un de ses palfreniers avec une étrille, pour lui offrir son petit ministère de la part de sa majesté.

Le lendemain, à dîner, le roi lui dit « Eh bien, marquis, comment vous trouvez-vous ? Je vous ai envoyé hier mes gens pour vous guérir. Sire, répond le marquis piqué, je ne suis ni un cheval ni un mulet ; mais, depuis quelque temps, je m’aperçois que je suis un âne ̃». Le roi sentit bien que le marquis voulait dire qu’il se repentait d’être venu. Il fut piqué, à son tour, de la réponse du marquis, se leva de table, et depuis ce jour il y eut des picoteries continuelles entre eux.

M. Thiébault a observé, dans ses Souvenirs à Berlin, que le peu de ménagement que Frédéric observait à l’égard du marquis, quoiqu’il l’aimât, tenait à ses habitudes superstitieuses dont il ne se guérissait point, à ses hypocondries excessives, mais sur-tout à son mariage, qui s’était fait à l’insu du roi et avec une comédienne dont le marquis n’avait point d’enfant, et qu’il pouvait très-bien conserver comme maîtresse, ainsi qu’il faisait depuis long-temps.

Ce n’est pas, comme nous l’avons remarqué, que madame d’Argens n’eût des qualités estimables et qu’elle ne se conduisit très-bien ; que même Frédéric ne lui marquât de la considération, puisqu’elle fut la seule femme qui, avec madame Barbarini, logeât à la cour ; mais le roi était mécontent de cette alliance faite sans sa participation, et ne put jamais surmonter le ressentiment qu’il en eut.

Aussi le marquis, fatigué de la petite guerre qui existait entre eux, demanda à faire un troisième voyage en Provence. Le roi le lui refusa ; et le marquis, pour s’en venger, composa un dialogue entre un officier espagnol et un capucin, où il peint sa situation et les tours que Frédéric lui joue.

Dialogue entre un Capucin et un Officier espagnol, par le Marquis d’Argens.

Dom PEDRO, Officier espagnol ; et le Père IRENÉE, Capucin.


dom pedro.

« En vérité, mon révérend père, je ne me serais jamais imaginé retrouver mon ancien ami dom Lopez, sous un habit de capucin. Depuis quand portez-vous le froc ?

le père irennée.

Quelque temps après avoir quitté Valence, où notre régiment fut réformé, dans l’embarras de trouver un état où je pusse vivre en repos, et le cœur plein des inquiétudes et des chagrins que j’avais éprouvés, je formai enfin le dessein de quitter le monde, et je me fis moine.

dom pedro.
Mais comment pouvez-vous vous accoutumer à un état si différent de celui où vous viviez auparavant ?
le père irénée.

On s’accoutume à tout, l’habitude est une seconde nature ; au commencement il me paraissait un peu dur de vivre éloigné de la société de tous les hommes ; mais en faisant réflexion à tout ce que j’avais souffert, la solitude me parut agréable. J’étais obligé de réciter des psaumes soir et matin, je les récitais en paix et en tranquillité, et quand l’office était fini je faisais ce qu’il me plaisait dans ma cellule. Je mangeais une nourriture grossière ; mais je la digérais bien, parce que personne ne venait troubler ma digestion. Je me disais à moi-même combien de gens n’as-tu pas vus dans le monde, éprouver le même sort que toi ? Dieu n’a-t-il pas dit à Adam, qu’il mangerait sop pain à la sueur de son front ? Enfin l’habitude et la réflexion me rendirent mon état si agréable que je serais bien fâché maintenant de retourner dans le monde. Mais vous, mon ami Pedro, qu’avez-vous fait depuis trente ans que je ne vous ai vu ?

dom pedro.
Deux ans après vous avoir quitté, j’entrai au service du duc de Médina Celi, et j’y suis toujours resté depuis.
le père irenée.

Quel est votre emploi chez le duc, et à quoi lui servez-vous ?

dom pedro.

À vous dire le vrai, je n’en sais rien ; je ne conçois pas encore à quoi je pourrais lui être utile à moins que ce ne soit à lui fournir l’occasion de se divertir par toutes sortes de plaisanteries ; mais comme le bon Dieu ne m’a pas encore doué de ce renoncement à moi-même, qui fait la vertu d’un bon religieux, il m’est plus difficile de m’accoutumer à ces plaisanteries, qu’à vous de chanter vos psaumes.

le père irenée.

Mais, dom Pedro, des plaisanteries ne sont que des plaisanteries ; le révérend père Séraphin, notre gardien, dit son petit mot de plaisanterie tout comme un autre ; cependant tout notre couvent est très-content de lui. Mais de quelle espèce sont donc ses plaisanteries ? ne blessent-elles point la charité chrétienne ?

dom pedro.

Il fait des plaisanteries qui mettraient le père gardien dans un grand embarras, s’il en était l’objet ; je vais vous en donner un exemple. Comme j’avais entrepris, il y a quelque temps, un voyage dans les montagnes de l’Estramadure, le duc de Médina Celi, pour se donner une petite récréation, fit imprimer, sous le nom de l’évêque de Madrid, un mandement dans lequel ce prélat conseillait à tous les Espagnols qui me rencontreraient, de me courir sus comme à un esprit fort, à un perturbateur du repos public, à un ennemi de la religion. Je pourrais vous raconter plusieurs autres petits passe-temps, moins dangereux à la vérité mais non moins chagrinans.

le père irénée.

Que pensâtes-vous lorsque vous trouvâtes dans le mandement l’exhortation épiscopale à vous envoyer dans l’autre monde, ad majorem Dei gloriam ?

dom pedro.

Je pensai qu’il valait encore mieux exposer la vie d’un homme par plaisanterie, que d’en faire brûler cinquante dans un auto-da-fé.

le père irenée.

La plaisanterie du mandement me paraît un peu forte quant aux autres, si elles ont blessé votre amour-propre, vous devez en remercier le ciel, car elles serviront à votre salut. Mais n’auriez-vous rien fait, par hasard, qui pût vous avoir attiré ces plaisanteries ?

dom pedro.

J’ai souvent examiné ma conduite avec la plus grande sévérité, et depuis vingt-sept ans que je suis au service du duc de Médina Celi, je n’ai rien trouvé que j’eusse à me reprocher ; à moins que ce ne soit un aussi grand crime de ne pouvoir servir faute de santé, que faute de bonne volonté.

le père irenée.

Je ne sais si c’est un crime auprès des grands, d’être malade et de vieillir ; mais, quand cela serait, pourquoi vous tourmenter ? Dans l’espace de vingt années j’ai récité dans mon couvent quatre à cinq mille psaumes, et dans l’espace de vingt-sept années vous avez essuyé quatre à cinq mille plaisanteries ; cela revient à-peu-près au même. La vie n’est qu’une espèce de comédie, où l’on a souvent plus de peine que de plaisir, et qui finit par la mort. »

L’intention du marquis ; était de donner ce dialogue au roi, et peut-être même de le faire imprimer, pour mieux se venger des tours qu’il lui jouait ; mais Frédéric ayant été incommodé, et le marquis craignant peut-être aussi quelque disgrâce trop éclatante, son projet s’évanouit. Il n’en persista pas moins dans celui de se retirer en Provence ; il avait alors soixante ans passés, ses rhumatismes le tourmentaient, le vent du nord le faisait souffrir, il regrettait le beau soleil de cette province et aspirait au bonheur d’y finir ses jours en liberté ; peut-être aussi craignait-il que s’il venait à mourir sa femme ne pût pas vivre convenablement à Berlin.

Il s’ennuyait de la sujétion des soupers du roi, lui qui n’aimait rien tant que de rester dans sa chambre, enveloppé dans ses robes de chambre ou dans son lit, entre des oreillers et des couvertures. « La société des grands, disait-il quelquefois, est de la nature du péché, au commencement elle paraît agréable mais le premier agrément une fois passé, elle trouble le repos ».

Le marquis était convenu avec le roi que dès qu’il aurait soixante ans accomplis, il se retirerait en France et qu’il aurait son congé de plein droit ; cette heure était attendue avec impatience, parce que le roi n’était point d’humeur à le laisser partir une troisième fois ; encore ne fut-ce qu’en employant beaucoup d’adresse et en promettant de revenir au bout de six mois, qu’il permit au marquis de partir, comme on le verra plus bas.

Celui-ci était d’autant plus impatient de retourner dans sa patrie, que dès le voyage qu’il y fit en 1763, son frère lui avait cédé un terrain qu’il desirait à Eguilles, terre dont il était seigneur, pour y bâtir une maison et y former un jardin. Le plan de l’une et l’autre fut arrêté entre les deux frères, et l’on commença de suite les travaux. En 1766 tout fut achevé ; la maison séchée, les jardins plantés et bien entretenus, tout par les soins de M. d’Eguilles son frère, président au parlement d’Aix.

Cependant l’heure avait sonné ; le marquis avait atteint sa soixantième année. Depuis long-temps l’on ne parlait plus de la convention ; quelque adresse que le courtisan eût mise à en rappeler l’idée, le monarque avait témoigné de l’humeur. Il n’eût pu y revenir sans s’exposer à de cruels reproches ou à des mortifications plus cruelles encore. Cette contrainte lui inspirait un chagrin qu’il ne cachait point à ses amis.

En 1768 il insista de nouveau, et pensant peut-être que le roi ne trouverait pas bon qu’il emportât les originaux des lettres que ce prince lui avait écrites, il les lui renvoya après les avoir rangées dans un ordre chronologique, et les accompagna de la lettre suivante :

« Sire, j’ai eu jusqu’ici un gage précieux de la confiance dont votre Majesté m’a honoré ; je le remets entre ses mains, parce qu’il ne me conviendrait pas de l’emporter avec moi dans un pays étranger. Mes maladies continuelles me mettent hors d’état d’être dorénavant utile à votre Majesté ; et je suis convaincu que dans un climat plus doux, mes infirmités deviendront plus supportables : je prie donc votre Majesté de m’accorder mon congé, en l’assurant que mon cœur lui sera éternellement attaché. »

Le marquis obtint la permission d’aller passer six mois en Provence, et partit en 1769, avec la condition de revenir après ce terme expiré ; il reçut en même temps le paquet de lettres originales que le roi lui renvoya, en l’assurant qu’il possédait sa confiance, et qu’en conséquence il ne pouvait, ni ne voulait reprendre ces lettres. Cependant le marquis ne voulut pas les emporter, et les mit en dépôt chez un de ses amis.

Il paraît que le roi fut mécontent de ce départ, et qu’il refusa de voir le marquis. On eut beau l’assurer qu’il reviendrait, il ne voulut point y croire ; il était indigné qu’un homme qu’il avait comblé de bienfaits, le quittât pour des picoteries qui n’avaient diminué en rien les preuves de son estime et de sa considération pour lui. Mais le marquis avait aussi d’excellentes raisons à donner, celle sur-tout d’aller passer sa vieillesse sous un beau ciel, et près d’un frère qui l’aimait.

Il avait encore d’autres motifs de mécontentement qu’il était pressé de faire sentir au roi. À peine fut-il arrivé à Dijon, qu’il lui écrivit une lettre hardie, et telle qu’aucun de ceux qui avaient eu des désagrémens avec Frédéric, n’aurait osé lui adresser. Pour s’excuser, il disait « Ce n’est pas au roi que j’écris, disait d’Argens mais au philosophe au nom de la philosophie. » Distinction dont le monarque lui-même avait donné l’exemple dans les soupers de Sans-Souci, où l’on parlait en l’absence du roi, quoiqu’à table avec lui. Enfin, après des reproches assez vifs et piquans, il finit par la fable du Rat de ville et du Rat des champs.

Malgré cette apparence de ressentiment, le marquis d’Argens résolut de retourner près de Frédéric, au terme convenu ; mais il lui en coûtait beaucoup pour quitter Aix et retourner à Berlin ; c’était exposer ses derniers jours à de nouveaux chagrins et en abréger de beaucoup la durée ; les fatigues et les tourmens que cette situation lui causa, produisirent le même effet, et il mourut sans avoir pu remplir sa promesse.

« Au milieu de ces souffrances, dit M. Thiébault, il fut arrêté à Bourg-en-Bresse par une maladie longue et très-grave ; la marquise, entièrement occupée à le soigner, ne songea point à écrire au roi et cependant le terme du congé était expiré. Frédéric le soupçonna d’avoir voulu le tromper. On vint chez la sœur de la marquise, et chez tous les académiciens qui avaient eu quelque liaison avec leur directeur, s’informer si l’on n’avait point de ses nouvelles ; et comme il se trouva que personne ne savait rien, et qu’il y avait plusieurs mois qu’il n’était venu aucune lettre, ni de l’époux, ni de l’épouse, les soupçons du roi se changèrent tout-à-coup en certitude. Alors l’indignation et la colère furent extrêmes. Des ordres furent adressés le même jour à toutes les caisses chargées de payer les pensions du marquis, ordres qui enjoignaient d’effacer ce nom sur les états, et défendaient de lui rien payer à l’avenir. Sulzer ayant vu cet ordre à la caisse de l’académie, crut qu’il était de son devoir d’en prévenir d’Argens, et remit en conséquence, mais en secret, une lettre à un voyageur qui promit de s’informer du marquis sur toute la route, et de lui donner la lettre s’il le rencontrait ; et s’il ne le rencontrait pas, de la lui adresser de France chez le président d’Eguilles. Le voyageur trouva à Bourg-en-Bresse le marquis convalescent et prêt à repartir pour Berlin. La lettre produisit l’effet qu’on devait en attendre. L’ancien courtisan en fut plus irrité qu’affligé. Il en écrivit une autre dont on n’a point su, mais dont il est aisé de deviner le contenu, et s’en retourna dans sa chère retraite, dont il ne sortit plus que pour quelques petits voyages dans la Provence. C’est dans une de ces courses qu’il est mort à Toulouse, des suites d’une indigestion, le 11 janvier 1771[11].

Les papiers publics et les mémoires du temps ont assuré qu’avant de mourir le marquis d’Argens demanda les sacremens ; qu’il lisait l’Evangile dans sa dernière maladie, et qu’il s’était fait recevoir dans une confrérie de pénitens faits qui peuvent s’accorder avec le caractère d’un homme qui, toujours occupé de chicanes religieuses, de disputes théologiques et de discours d’incrédulité, n’en avait pas moins un penchant à la superstition et aux erreurs qu’elle fait naître.

Dans tout ce que nous avons dit du marquis d’Argens jusqu’ici, nous n’avons fait presque aucune mention de ses ouvrages ; ils sont cependant en assez grand nombre ; mais, si l’on en excepte les Lettres Juives aucun ne parait avoir été pour lui un titre d’une grande recommandation auprès de Frédéric ; ils n’en ont consacré que bien peu auprès de la postérité, et de tout ce qu’il a écrit, ses Mémoires sont aujourd’hui ce qu’il y a de plus intéressant et qui offre une lecture à la fois propre à faire connaître l’homme et les mœurs du temps où il a vécu ; c’est aussi ce qui nous a déterminé à les publier de nouveau sur la meilleure des éditions qu’on en a faites, c’est-à-dire, celle de Londres de 1735.

Cependant, comme on peut trouver quelque intérêt à connaître plus particulièrement ses autres écrits, nous en donnerons une notice succincte, de ceux au moins qui ont conservé un peu de la réputation dont ils ont joui d’abord.

  1. Les mosquées sont les temples des mahométans ; ils y remplissent certains devoirs que leur religion prescrit ; il y font les cérémonies de leur culte.
  2. Mémoire pour servir à la Vie de Voltaire. in-8°, p. 6, etc.
  3. Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, t. v, p. 336.
  4. Le baron de Pollnitz était un homme d’esprit, autrefois prêtre, et qui passa une partie de sa vie à voyager. Comme il savait un grand nombre d’anecdotes, il était d’une conversation agréable ; aussi était-il admis dans les meilleures sociétés d’Allemagne. On a de lui un ouvrage d’un style assez correct et plein de faits curieux, intitulé, Lettres et Mémoires du baron de Pollnitz, contenant les observations qu’il a faites dans ses voyages, et le caractère des personnes qui composaient les principales Cours de l’Europe, en 5 vol. in-12 publié à Amsterdam en 1737.

    Le baron de Pollnitz, que Frédéric ii avait fait un de ses chambellans, était de toutes les parties d’amusement du prince c’était, au reste, un homme sans beaucoup de mesure dans les actions. On raconte qu’un jour le roi étant avec ses courtisans dans la chapelle de Charlottembourg, il lui prit une saillie assez singulière : il commanda à M. de Pollnitz de monter en chaire et de prêcher. Le baron, qui ne demandait pas mieux, monte, se mouche, jette le coup d’œil à la ronde ; il prend pour texte Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Il divisa et sous-divisa gravement son discours comme il est d’usage, et commença par prouver « qu’en tout les zélés serviteurs de César lui avaient rendu ce qui lui appartenait, en le suivant dans ses disgraces, en lui sacrifiant le peu de fortune qu’ils avaient, en exposant leur tête même pour son service : mais César a-t-il rendu à Dieu ce qui appartient à Dieu ? » Il prononçait ces mots en frappant sur les bords de la chaire, et terminait en disant « Le César de Prusse a-t-il rendu à Dieu ce qui appartient à Dieu, en récompensant de si fidèles serviteurs ? »

    Le roi, qui pensait les avoir assez récompensés, écoutait tranquillement les déclamations du prédicateur, qui s’arrêta enfin faute de poitrine pour soutenir le ton élevé qu’il avait pris. « Monsieur le prédicateur, lui dit le roi, vous m’avez beaucoup édifié ; mais il faudrait encore un point dans votre sermon pour me convaincre. » Le baron, qui ne se sentait pas de force, ne jugea pas à propos de remonter en chaire, et laissa le monarque dans l’impénitence.

    Ce baron né riche, d’une famille des anciens barons d’Empire dans la Franconie, avait, dans sa jeunesse, assisté au sacre de Frédéric ier, roi de Prusse, en 1701. Il quitta sa patrie pour voyager, vint à Paris et y resta presque tout le temps de la régence. Il fut particulièrement considéré de madame Charlotte de Bavière, mère du duc d’Orléans, régent ; elle goûtait sa conversation à cause du grand nombre de nouvelles et d’anecdotes qu’il lui racontait et qui lui servaient pour la correspondance très-étendue qu’elle entretenait avec les personnes les plus distinguées de l’Europe. Voltaire reproche au baron de Pollnitz d’avoir changé deux ou trois fois de religion ; cela peut être faux, mais ce qui ne l’est pas, c’est que se plaignant un jour de sa pauvreté à Frédéric, ce prince lui dit : « Je suis fâché que vous ne soyez pas catholique, car je pourrais vous être utile ; ayant plusieurs canonicats vacans, je vous en donnerais un. » Le baron crut qu’il n’avait rien de mieux à faire que de se faire catholique ; dès le soir même il fit abdication, et vint le lendemain dire au roi que, suivant le conseil de sa majesté, il s’était rendu catholique. « Diable ! dit le roi, c’est trop tard ; j’ai nommé au canonicat vacant ; mais si vous vouliez vous faire juif, il y a une place de rabbin que je vous promets. »

    Le baron de Pollnitz avait joui d’une grande faveur près de Frédéric-Guillaume, père de Frédéric ; il en avait obtenu de fortes pensions ; mais sa prodigalité ne lui permit pas de rien économiser : il ne savait point administrer son bien ; c’était un gaspillard, un prodigue ; de plus, il était roué, ne croyait à rien ; il mourut dans un âge très-avancé, plus de quatre-vingt-cinq ans.

    Il avait laissé des Mémoires sur la Prusse qui contenaient des choses fort intéressantes. Le prince de Prusse, qui depuis fut roi sous le nom de Frédéric-Guillaume, les lui acheta, et ils n’ont pas été rendus publics. (Voyez les Souvenirs de M. Thiébault, t. 3, p. 58.)

  5. Voici ce qu’il en écrivait à Voltaire :

    Ô nation folle et vaine !
    Quoi, sont-ce là ces guerriers,
    Sous Luxembourg et Turenne,
    Couverts d’immortels lauriers ?
    Qui, vrais amans de la gloire,
    Affrontaient pour la victoire
    Les dangers et le trépas ?
    Je vois leur vil assemblage
    Aussi vaillant au pillage
    Que lâche dans le combat.
    Quoi votre faible monarque.

    Jouet de la Pompadour,
    flétri, par plus d’une marque,
    Des opprobres de l’amour ;
    Lui qui détestant les peines,
    Au hasard remet les rênes
    De son empire aux abois ;
    Cet esclave parle en maître,
    Ce Céladon, sous un hêtre,
    Croit dicter le sort des rois !

    Il écrirait cela après les victoires qui ont couronné ses armes dans les dernières années de la guerre de sept ans.

  6. La Vétéravie ou Wéterravie, nom d’une province d’Allemagne, située entre la Hesse, le Bas-Rhin, la Westphalie et la Franconie. Son nom lui vient de la rivière de Wetter qui y prend sa source, Francfort sur le Mein est en Vétéravie.
  7. On appelle consistoire, dans la religion réformée une assemblée de docteurs et pasteurs, d’un arrondissement de pays quelconque, qui connaissent de la discipline et des matières relatives au culte et à l’instruction religieuse.
  8. Madame la marquise d’Argens et la célèbre danseuse Barbarini, sont les seules femmes qui aient eu un logement dans le palais du roi ; cette dernière était aimée de Frédéric, et toutes les personnes de distinction qui venaient à Berlin, lui faisaient la cour. Néanmoins elle quitta, Berlin pour retourner à Venise, sa patrie ; mais le roi la fit de nouveau rappeler : il allait quelquefois la trouver après qu’elle avait dansé, et il prenait le thé avec elle ; quelquefois il la faisait souper chez lui avec deux ou trois dames et quelques gentilhommes ; le comte de Rotembourg, le comte Algaroti et le chevalier de Chazols étaient ordinairement de la partie, et le roi feignait de croire qu’ils en étaient amoureux. Chazols répondait qu’il ne jouait le rôle que de Mercure. Un Anglais l’enleva, et le roi la fit enlever à son tour ; enfin un des fils du grand chancelier Cocceji voulut l’épouser. Le roi le permit, et la laissa partir pour aller vivre dans une terre qu’elle avait acquise moyennant les libéralités du roi et le produit de ses talens. (Denina ; Vie de Frédéric II, p. 114)
  9. Sans prétendre justifier les extravagances du marquis d’Argens, il est certain que l’usage des casseroles de cuivre étamé, a été et est tous les jours la cause d’une source d’accidens, et qu’une multitude de maladies des entrailles en sont le résultat journalier.
  10. M. Catt était suisse d’origine et attaché à la Cour de Frédéric II ; il n’y joua pas un rôle comparable à celui du marquis d’Argens, de la Mettrie ou d’Algaroti ; mais le roi eut pour lui beaucoup d’estime et de considération. Il y eut de la division sur la fin. M. Catt se résigna à vivre, avec ses pensions, en homme réservé et tranquille. Il a rempli long-temps l’insignifiant emploi de lecteur du roi. Il est mort, il y a quelques années, à Berlin il avait fait une espèce de Journal ou Mémoire de tout ce qu’il avait vu ou appris à la Cour du roi. On ignore ce que cet ouvrage est devenu après sa mort.

    La pièce de vers que Frédéric lui adresse, et qui commence ainsi :

    Ô Catt ! nos jours, nos ans s’écoulent ;
    Qui peut hélas ! les racheter ?


    est une des plus jolies que ce prince ait faites.

  11. On voyait avant la révolution dans l’église des Minimes d’Aix, un beau mausolée de marbre blanc, consacré à la mémoire du marquis d’Argens. L’épitaphe annonce que c’est Frédéric II roi de Prusse, qui lui a fait élever ce monument comme une marque éternelle de sa bienveillance et de son estime pour lui. Ce mausolée a été sculpté par Bridan. Nous avons cru faire plaisir aux lecteurs d’en orner le frontispice de cet ouvrage.