Mémoires historiques/Introduction/Chapitre 1/Parts dans la rédaction

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TROISIEME PARTIE


DE LA PART QUE PRIRENT SE-MA T’AN ET SE-MA TS’IEN A LA
RÉDACTION DES MÉMOIRES HISTORIQUES


En racontant les vies de Se-ma Tan et de Se-ma Ts’ien, nous avons établi que tous deux remplirent à la cour des Han la charge de grand astrologue. Or de nombreux passages des Mémoires historiques commencent par la phrase : « Le duc grand astrologue dit... » Nous sommes donc certains de ne pas commettre d’erreur en attribuant ces textes à Se-ma Ts’ien lui-même ou à son père.

Certains critiques ont voulu faire une distinction plus tranchée encore et ont soutenu que l’expression « le duc grand astrologue » désignait seulement Se-ma Tan. Cette opinion a son origine dans une phrase d’un commentateur des Mémoires historiques. Se-ma Tcheng, érudit du VIIIe siècle de notre ère, nous dit XLVII-1 en effet : « Voici l’explication du mot « duc » : dans le livre qu’il écrivit, Se-ma Ts’ien honore son père en l’appelant « duc ». Cependant Se-ma Ts’ien hérita des fonctions de son père ; la charge (de Se-ma Tan) est donc la même que celle de Se-ma Ts’ien. » — D’autre part, Se-ma Ts’ien nous dit lui-même que, trois ans après la mort de son père, il fut nommé grand astrologue en chef « (t’ai che ling) XLVII-2. » Du rapprochement de ces deux textes on conclut que Se-ma Tan et Se-ma Ts’ien eurent tous deux la charge de « grand astrologue en chef (t’ai che ling) », mais que, lorsque le fils parle de son père, il modifie son titre en l’appelant du nom plus honorifique de « duc grand astrologue (t’ai che kong). » Tous les passages dont le début est : « Le duc grand astrologue dit... » devraient donc être rapportés au seul Se-ma T’an. C’est la thèse qu’ont soutenue Abel Rémusat XLVIII-1 et Biot XLVIII-2 et que, plus récemment, M. Chalmers XLVIII-3 a adoptée.

Il faut avouer que, si cette manière de voir était juste, la part prise par Se-ma T’an à la rédaction des Mémoires historiques aurait été considérable. Il n’est presque aucun chapitre de cet ouvrage qui ne se termine par une sorte d’annotation avec la formule initiale : «Le duc grand astrologue dit .. » Comme ces annotations expriment en général un jugement sur le récit qui précède, il en faudrait conclure que Se-ma T’an avait presque tout écrit lui-même.

Mais nous ne sommes pas obligés de recourir à cette supposition, car des textes nombreux prouvent que l’expression « duc grand astrologue » s’applique aussi bien à Se-ma Ts’ien qu’à Se-ma T’an. Nous lisons dans le chapitre CXXX (p. 5 v°) : « Puis le duc grand astrologue fut impliqué dans l’infortune de Li Ling ... » ; cette phrase fait évidemment allusion au châtiment que subit Se-ma Ts’ien. Dans ce même chapitre encore (p. 4 r°) : « Le duc grand astrologue dit : Mon père prononça ces paroles... » ; or les paroles qui suivent sont celles que Se-ma T’an adressa à son fils sur son lit de mort. Au chapitre civ (p. 2 r°) : « Le duc grand astrologue dit : Tien Jen était mon ami et c’est pourquoi j’ai parlé de lui en même temps que de son père.» Ce T’ien Jen, comme nous l’apprenons dans ce chapitre même, mourut en l’an 91 ; puisque Se-ma T’an était mort dès l’année 110, le duc grand astrologue ami de T’ien Jen était donc Se-ma Ts’ien et non son père. Enfin dans le chapitre CVIII (p. 3 v°): « Le duc grand astrologue dit : J’ai réglé les mesures et le calendrier avec Hou Soei. » C’est Se-ma Ts’ien qui, en l’an 104, fut chargé de collaborer avec Hou Soei à la réforme du calendrier.

Si l’identité du titre porté par Se-ma T’an et Se-ma Ts’ien rend presque impossible de discerner ce qu’il faut attribuer à l’un et ce qu’il faut attribuer à l’autre, il semble cependant qu’on puisse signaler des divergences d’opinion bien nettes entre le père et le fils et par suite assigner certains passages des Mémoires historiques à l’un plutôt qu’à l’autre. Pan Piao, père du célèbre auteur du Livre des Han antérieurs, dans un intéressant jugement XLIX-1 qu’il a porté sur les Mémoires historiques, reproche à Se-ma Ts’ien d’avoir été sous l’influence des doctrines taoïstes : « Il révère surtout, dit-il, Hoang-ti et Lao-tse et parle à la légère des cinq livres canoniques. » Hoan Tan XLIX-2, contemporain de Pan Piao, rapporte le dire de deux personnages nommés Wang I et Yen Yeou en ces termes : « Lao Tan XLIX-3 écrivit les paroles qui traitent du vide et du rien ; cela forme deux chapitres ; il méprise la bonté et la justice ; il rejette les rites et la musique ; cependant, l’estimer et le considérer comme supérieur aux cinq livres canoniques, ce fut l’opinion de tous, depuis les sages du temps des empereurs Wen (179-157 av. J.-C.) et King (156-141 av. J.-C), jusqu’à Se-ma Ts’ien. » Or, si nous considérons les Mémoires historiques en eux-mêmes, nous reconnaissons que rien ne justifie une telle appréciation ; Confucius s’y trouve placé en un haut rang d’honneur ; on lui consacre un des chapitres réservés aux seigneurs, au lieu de le ranger, comme on le fait pour Lao-tse dans la foule des monographies ; on le traite en roi non couronné. Bien plus, Se-ma Ts’ien, dans un passage qui ne peut être que de lui et non de son père, raconte avec un véritable enthousiasme la visite qu’il fit au temple de Confucius L-1 : « Le duc grand astrologue dit : Dans le livre des Vers il y a cette parole : « La montagne élevée attire le regard ; la grande « route attire le piéton » (cf. trad. Legge, p. 393). Même si l’on ne peut pas y aller, le désir s’y porte. Pour moi, en lisant les écrits de Confucius, j’ai cru voir quel homme il était. Je me suis rendu dans le pays de Lou ; j’ai regardé le temple et la salle de Tchong-ni (appellation de Confucius), son char, ses vêtements, ses ustensiles rituels. Tous les gens instruits, aux époques voulues, s’exerçaient à pratiquer les rites dans sa demeure. J’étais pénétré d’admiration ; je revenais sur mes pas ; je restais là et ne pouvais partir. Dans le monde, les grands, les rois et même les sages sont en foule ; de leur temps ils sont renommés ; quand ils sont morts, c’est fini. Confucius, qui n’était qu’un simple particulier, voit son nom transmis à plus de dix générations. Tous ceux qui étudient le reconnaissent pour leur maître. Depuis le Fils du ciel, les rois et les nobles, tous ceux qui, dans le royaume du Milieu, discourent sur les six arts libéraux, se réfèrent à lui comme à un arbitre. C’est là ce qu’on peut appeler la sainteté suprême. » Se-ma Ts’ien paraît donc avoir eu la plus grande vénération pour le maître de l’école des lettrés. Mais il n’en était pas de même de son père Se-ma T’an qui était un taoïste convaincu et n’a pas craint, dans sa revue des divers systèmes philosophiques, de condamner les imperfections des lettrés L-2. Si donc on relève quelques rares traces de taoïsme dans les Mémoires historiques, il faut n’en accuser que Se-ma T’an ; c’est lui seul, et non Se-ma Ts’ien, que Pan Piao et Hoan Tan auraient dû incriminer LI-1.

Peut-être cependant insistera-t-on encore et dira-t-on que Se-ma Ts’ien devait avoir quelques tendances taoïstes, puisqu’il fait commencer l’histoire à Hoang ti ; or ce personnage était fort révéré par les adeptes de Lao-tse ; des légendes LI-2 racontaient qu’il avait su trouver le secret d’être immortel ; il était ainsi l’idéal que chacun devait se proposer d’imiter. Mais ce n’est pas à titre de patron du taoïsme que Hoang-ti est placé en tête des Mémoires historiques ; c’est plutôt parce qu’il est l’Empereur jaune et qu’il correspond à l’élément terre dont la couleur propre est aussi le jaune. Se-ma Ts’ien avait été amené LI-3,en sa qualité de grand astrologue,à soutenir une doctrine cosmogonique en vertu de laquelle les cinq éléments se succèdent en se détruisant les uns les autres, le premier d’entre eux étant l’élément terre. C’est en conformité avec les opinions du grand astrologue et non avec des croyances taoïstes que Hoang-ti est considéré comme le premier des souverains ; la charge qu’exerça Se-ma Ts’ien eut ainsi une certaine influence sur la conception qu’il se forma de l’histoire. A vrai dire, ce système chronologique fondé sur une harmonie mystique entre les empereurs, les couleurs et les éléments peut sembler au premier abord une étrange invention ; mais il n’est pas dénué de toute raison ; l’esprit humain sent le besoin d’une limite et répugne à l’idée d’infini ; à côté de la théorie qui trouve un commencement à l’histoire dans une création ex nihilo, on peut en imaginer une autre qui, considérant le développement de l’univers comme un cycle fermé et sans cesse renouvelé, prendrait l’origine de ce cycle comme point de départ et trouverait là, sinon un commencement absolu, du moins une certaine harmonie qui contente les besoins de l’entendement. De fait cette seconde idée est celle qui a longtemps agréé à l’esprit chinois ; le mythe du démiurge P’an Kou est d’une époque très postérieure à la théorie des cinq éléments et n’a jamais eu l’importance que lui ont attribuée les missionnaires, premiers pionniers de la sinologie.

Si l’accusation de taoïsme portée contre Se-ma Ts’ien est sans fondement, on lui a fait un reproche plus mérité quand on a dit qu’il avait écrit un livre satirique LII-1. Il est certain qu’on découvre dans son ouvrage de nombreuses attaques contre l’empereur Ou. Le chapitre des Mémoires historiques qui avait été primitivement consacré à ce souverain a été perdu LII-2 et c’est peut-être sa hardiesse même qui est cause de sa disparition. Mais dans le Traité sur les sacrifices fong et chan, on découvre plusieurs critiques voilées de la crédulité par laquelle le Fils du ciel se rend un objet de risée : l’historien flagelle tous les imposteurs qui jouissaient d’un grand crédit à la cour grâce aux fables qu’ils débitaient : tels étaient ce Kong-suen K’ing qui prétendait montrer les empreintes laissées par les pieds gigantesques d’êtres surnaturels LII-3, ce devin qui parlait au nom de la princesse des esprits et en qui l’empereur avait tant de confiance qu’il s’attablait seul avec lui pour boire et pour manger LIII-1, ce Li Chao-kiun qui promettait l’immortalité LIII-2, ces charlatans enfin qui racontaient monts et merveilles sur les îles enchantées qui sont au loin dans la mer LIII-3. Ce n’est pas d’ailleurs par esprit de vengeance que Se-ma Ts’ien lance ces sarcasmes, car nous savons qu’il termina le Traité sur les sacrifices fong et chan, en 99, c’est-à-dire un an avant sa condamnation LIII-4.

Cependant d’autres textes des Mémoires historiques paraissent être postérieurs au supplice que subit Se-ma Ts’ien et nous y entendons comme un écho de la tristesse qu’il en conçut. Le malheur qui assombrit toute la fin de sa vie ne fut pas sans exercer une influence profonde sur ses pensées. Il avait éprouvé pendant son procès toutes les humiliations et toutes les douleurs. Dans sa lettre à Jen Ngan LIII-5 il décrit l’abaissement qui se produit dans une âme fière quand elle a été longtemps outragée : « Comme le tigre féroce pris dans une trappe agite la queue pour demander à manger », ainsi les caractères les plus hautains finissent par succomber à la souffrance. Insulté et frappé tous les jours, l’homme sent se fondre peu à peu toute son énergie ; celui qui n’avait pas craint de tenir à l’empereur un langage qu’il savait lui déplaire, tremble maintenant en entendant marcher un valet de prison.

Après avoir enduré ces tortures morales et physiques, Se-ma Ts’ien fut aigri et désabusé. S’il avait été riche, il aurait pu échapper à la terrible sentence en rachetant sa peine à prix d’or ; sa pauvreté, tout autant que sa généreuse imprudence, le condamna. Aussi approuve-t-il les gens qui font fortune, même par des moyens peu glorieux comme le commerce ; il ne craint pas de dire que la pauvreté est chose très honteuse : « Venons à celui qui est pauvre, dont les parents sont vieux et dont la femme et les enfants sont faibles : il n’a pas de quoi faire les sacrifices aux diverses époques de l’année ni de quoi aller boire et manger aux banquets où chacun paie son écot ; ses vêtements ne suffisent pas à le couvrir décemment ; s’il ne rougit pas d’une telle situation, il est le dernier des hommes LIV-1. » Etre riche est la première condition pour être vertueux : « Lorsque les greniers et les magasins sont pleins, alors on sait ce que c’est que les rites et les règles ; lorsqu’on a des vêtements et de la nourriture en suffisance, alors on a le sentiment de l’honneur. Les rites se produisent chez ceux qui possèdent et se perdent chez ceux qui n’ont rien..... Si un étang est profond, les poissons y naissent ; si une montagne a des gorges retirées, les animaux s’y rendent ; si quelqu’un est riche, la bonté et la justice habitent chez lui LIV-2. » Bien plus, dans l’opinion du vulgaire, vertu et richesse sont termes identiques : « Celui qui vole une agrafe, on le met à mort ; celui qui vole un royaume, on en fait un seigneur. Dans la maison d’un seigneur la bonté et la justice sont toujours là. Ce ne sont pas des propos sans fondement LIV-3. »

Non seulement Se-ma Ts’ien n’avait pas pu se racheter, mais encore personne n’avait osé prendre sa défense. Aussi loue-t-il fort « ceux qui font peu de cas de leur propre vie pour aller au secours de l’homme de bien qui est en péril LIV-4.» Au temps des premiers Han, des gens hardis se faisaient chefs d’affiliations puissantes et ils étaient capables d’arrêter au besoin ou de suspendre l’application des lois. Ils étaient craints et méprisés par les honnêtes gens qui redoutaient leurs procédés de bandits. Se-ma Ts’ien au contraire leur consacre un chapitre où il parle d’eux en termes admiratifs. La justice des hommes n’est pas toujours sûre et il est tel redresseur de torts qui y voit plus clair par sa propre conscience que les juristes avec leurs codes. Comme les paysans de la Corse estiment encore un brigand qui vit caché dans le maquis après avoir assouvi une vendetta sanglante, ainsi Se-ma Ts’ien approuve des hommes qui étaient mis au ban de la société régulière.

Ces passages ont fort scandalisé les Confucéens qui font profession d’estimer plus la vertu que l’argent et qui regardent la justice comme le principe de toute excellence. Pan Piao dit de Se-ma Ts’ien : « Il parle des gens qui font le commerce et s’enrichissent ; aussi méprise-t-il la bonté et la justice et insulte-t-il ceux qui sont pauvres et sans ressources ; il disserte sur les gens d’entreprise ; aussi fait-il peu de cas de ceux qui observent les règles et loue-t-il une hardiesse vulgaire. Ces grands défauts qu’il a manifestés ont blessé la droite raison et c’est pourquoi il a malheureusement encouru le plus sévère des châtiments LV-1. »

Se-ma Ts’ien parle souvent aussi de l’inutilité de la franchise et de l’héroïsme et il est bien probable qu’il faisait alors un triste retour sur sa propre destinée. La première de ses monographies, celle qu’il a mise à la place d’honneur en tête de toutes les autres, rappelle le souvenir de deux fidèles sujets de la dynastie Chang ; ils refusèrent de reconnaître le roi Ou, fondateur de la nouvelle dynastie des Tcheou, et pour ne rien accepter du maître dont ils contestaient la légitimité, ils se retirèrent sur une montagne où ils finirent par mourir de faim. Ce fut un dévoûment sans résultat : « Po I, par haine des Tcheou, mourut de faim sur la montagne Cheou-yang ; cependant ni Wen-wang ni Ou-wang ne perdirent à cause de cela leur royauté LVI-1. » De tels exemples ne font-ils pas douter qu’il y ait une Providence ? « On dit : La Providence n’est pas partiale ; elle est toujours avec l’homme de bien. Mais, s’il en est ainsi, Po I et Chou Ts’i pourront-ils ou non être appelés des hommes de bien ? Nous avons vu combien grande fut leur bonté, combien juste fut leur conduite et cependant ils moururent de faim... J’en suis fort troublé et je me prends à douter si ce qu’on appelle la Providence existe ou non LVI-2. »

Une autre monographie où se trouve aussi quelques accents personnels est celle que Se-ma Ts’ien a consacrée au poète K’iu Yuen, l’auteur du Li sao. Ce fidèle ministre de Hoai, roi de Tch’ou, fut méconnu par son prince et se noya de désespoir. C’est un grand défaut chez les souverains de ne pas savoir distinguer ceux qui leur donnent des conseils sincères : « Un souverain, qu’il soit sot ou intelligent, vertueux ou indigne, ne peut pas ne pas désirer trouver un homme fidèle pour l’employer, un sage pour en faire son aide. Cependant les pertes de royaumes et les destructions de familles se succèdent sans interruption : qu’il y ait eu des princes excellents pour gouverner un état pendant plusieurs générations, on n’en voit aucun exemple. C’est que ceux qui sont appelés fidèles par le prince ne sont pas fidèles, ceux qui sont sages à ses yeux ne sont pas sages LVI-3. »

Se-ma Ts’ien énonce de nouveau cette idée en faisant allusion à lui-même d’une manière plus directe encore à la fin de son chapitre sur les Hiong-nou : « Dans ce que notre génération a coutume de dire des Hiong-nou, je m’afflige de cette recherche de la faveur d’un temps, de ce souci de flatter pour faire bien recevoir un avis, de ce subterfuge avantageux qui consiste à ne montrer que le côté favorable des choses sans entrer dans le détail... Si on veut faire prospérer un sage gouvernement, on n’y parviendra qu’en choisissant des généraux et des conseillers fidèles ; oui, on n’y parviendra qu’en choisissant des généraux et des conseillers fidèles LVII-1 ! »

Enfin, n’est-ce pas l’amertume d’un coeur aigri par la douleur qui s’exhale dans l’ironie avec laquelle Sema Ts’ien stigmatise la conduite des âmes vulgaires toujours promptes à aduler les grands, à les insulter lorsqu’ils sont déchus ? « Quand Tchou Fou-yen obstruait le chemin (des honneurs), tous les hauts dignitaires l’exaltaient ; quand son renom fut abattu et qu’il eut été mis à mort avec toute sa famille, les officiers parlèrent à l’envi de ses défauts ; c’est déplorable LVII-2 ! » Et encore : « Ki et Yen, avec toute leur sagesse, lorsqu’ils occupaient une haute position, avaient dix fois plus de clients qu’il ne leur en fallait ; quand ils eurent perdu leur position, il n’en fut plus ainsi LVII-3. »

Cependant, si l’infortune a rendu Se-ma Ts’ien misanthrope, elle n’a pas fait de lui un pessimiste. Il conserve encore une ardente foi en l’un des plus nobles sentiments qui puissent faire battre le coeur humain, l’amour de la gloire. « Le sage, dit-il, a peine à quitter le monde avant d’avoir rendu son nom célèbre LVII-4. » C’est cette dernière croyance qui l’a rattaché lui-même à la vie ; au moment où il se vit jeté en prison et condamné à une humiliation suprême, il aurait pu échapper à cette honte en renonçant volontairement à l’existence ; il a préféré la subir pour terminer une oeuvre qui plus tard sera bénie de louange immortelle. En une mélancolique énumération, il rappelle les grands génies qui cherchèrent dans le culte des lettres une suprême consolation : « Autrefois le Chef de l’ouest (le roi Wen de la dynastie Tcheou), quand il fut emprisonné à Yeou-li, développa les Changements de Tcheou (c’est-à-dire qu’il composa une explication des hexagrammes qui sont la matière du livre des Changements ou I king) ; K’ong-tse, quand il fut en danger dans les pays de Tch’en et de Ts’ai, composa le Tch’oen ts’ieou ; K’iu Yuen, quand il fut exilé et chassé, écrivit le Li sao ; Tso K’ieou, quand il eut perdu la vue, produisit le Kouo yu ; Suen-tse, quand on lui eut coupé les pieds, disserta sur les lois de la guerre ; (Lu) Pou-wei, quand il eut été banni dans le pays de Chou, transmit à la postérité le Lu lan ; Han Fei, quand il était retenu prisonnier dans le pays de T’sin, écrivit les « Difficultés de conseiller » et l’« Indignation de l’orphelin » ; l’occasion qui a fait naître les trois cents poésies du livre de Vers a été le plus souvent l’indignation des sages. Ces hommes avaient tous quelque chagrin au coeur et, ne parvenant pas à suivre la voie qu’ils s’étaient tracée, ils dissertèrent sur les choses passées pour manifester leur pensée à la postérité. C’est pourquoi je me décide à écrire le récit des événements LVIII-1 ... »

Entre tous les genres littéraires, l’histoire, non seulement est capable d’assurer à son auteur une renommée impérissable, mais encore elle est la grande distributrice d’équité qui rend à chacun le rang qui lui était dû. Si le monde insulte souvent à la franchise désintéressée et au vrai patriotisme, si une noble action est parfois méconnue, c’est au sage qu’il appartient de réparer les injustices du sort en donnant à l’homme de bien la récompense inappréciable de son éloge. L’histoire arrache à l’oubli ceux qui se sont distingués parmi leurs contemporains ; elle est la renommée qui se perpétue à travers les âges ; elle a donc une noble tâche, car elle est l’avocat du bien dans l’humanité : « Je suis venu au secours, dit Se-ma Ts’ien, des vertus extraordinaires et je ne me suis pas permis de perdre une seule occasion ; j’ai élevé haut le mérite et la gloire dans l’empire en écrivant les soixante-dix monographies LVIII-2

Cette conception de l’histoire était nouvelle en Chine et Se-ma Ts’ien le fait remarquer dans une conversation qu’il eut avec Hou Soei LIX-1. Son interlocuteur lui demandait dans quel but il écrivait ; lorsque Confucius composa le Tch’oen ts’ieou, il se servit des événements comme de leçons pour les princes ; il vivait à une époque troublée où la vertu semblait avoir disparu de la terre ; Confucius, en exposant les faits du passé, « prononça des blâmes et des louanges non suivis d’effet, afin de montrer d’une manière décisive ce que c’était que les rites et la justice ; son livre dut être le code du vrai souverain » LIX-2 ; mais, ajoutait Hou Soei, les circonstances ne sont plus aujourd’hui les mêmes ; l’anarchie qui désolait la période tch’oen ts’ieou a fait place à un gouvernement fort et respecté. En quoi la peinture du passé pourrait-elle être un enseignement pour le présent ? Se-ma Ts’ien répond en montrant que Confucius, dans le Tch’oen ts’ieou, ne s’est pas contenté de critiquer et d’approuver sans faire autre chose ; il a aussi magnifié la maison royale des Tcheou ; c’est ce second point de vue que lui-même se propose d’adopter à l’exclusion de tout autre ; dans ses mains, l’histoire cesse d’être un traité de morale, elle devient le livre de noblesse d’un peuple.

Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre les quelques phrases sceptiques et découragées dont Pan Piao a abusé contre Se-ma Ts’ien ; s’il a reconnu le trop grand pouvoir de l’argent, s’il a montré la vertu persécutée et le vice triomphant, il maintient cependant que, par delà la justice humaine, il reste un sanctuaire incorruptible, l’âme de l’homme de bien ; les grands dévouements et les hardies résolutions sont récompensées par l’admiration désintéressée que leur donne un coeur probe.

Toutes les idées morales dont Se-ma Ts’ien s’est plu à railler l’abaissement dans les jugements de la foule, il en exalte la valeur absolue. Les concepts de bonté et de justice que quelques critiques trop sévères lui ont reproché de mépriser il les tient au contraire en haute estime. Parlant des seigneurs qui vécurent au temps des empereurs Hoei et King, il dit : « Pour tous j’ai dressé le tableau, depuis le commencement jusqu’à la fin, des illustres exemples par lesquels la bonté et la justice se sont glorieusement réalisées à cette époque LX-1. » Dans un autre chapitre il dit : « Quand bien même on est dans une situation où on possède la puissance, l’essentiel est encore de se fonder sur la bonté et sur la justice LX-2. » On ne saurait d’ailleurs prétendre que c’est Se-ma T’an et non son fils qui tient un tel langage car, dans cette dernière citation, Se-ma Ts’ien, par une dérogation à ses habitudes de style, se désigne par son nom personnel.

Il ne faut voir aussi qu’une boutade dans le passage où l’existence de la Providence est mise en doute. Assurément Se-ma Ts’ien n’est pas une âme dévote ; ses fonctions de grand astrologue l’ont mis en rapport trop direct avec les devins et les prieurs pour qu’il n’ait pas percé leur masque ; il ne se laisse plus prendre à leurs grimaces et n’admet guère le surnaturel. Son bon sens l’empêche de croire à tous les prodiges auxquels l’empereur et sa cour ajoutaient foi. Toutefois il croit reconnaître que les événements de cette terre sont soumis à une loi céleste ; si l’intervention spéciale des dieux dans tel ou tel prétendu miracle est inadmissible, il ne peut se refuser à penser que l’histoire du monde est gouvernée par une Puissance suprême. Les chutes des empires et les avènements des dynasties sont des faits si considérables que l’esprit humain se perd à vouloir en démêler les raisons ; l’explication qu’on en donne est toujours si disproportionnée à l’événement qu’il peut paraître à première vue légitime de chercher une cause première qui ait elle-même préparé et disposé toutes les causes secondes en vue du but final. Comment se fait-il que le faible royanme de Ts’in soit devenu petit à petit si puissant qu’il ait fini par conquérir tout l’empire ? « Ce n’est pas sans doute à cause de l’avantage que lui donnait sa situation favorisée et difficile d’accès ; mais c’est qu’il fut comme aidé par le Ciel LXI-1. » La fortune du fondateur de la dynastie Han est plus prodigieuse encore ; Kao-Tsou n’était qu’un homme du peuple, non un seigneur comme Ts’in Che hoang-ti, et cependant il obtint la dignité impériale ; la cause d’une élévation si subite, « comment ne serait-ce pas e Ciel ? comment ne serait-ce pas le Ciel LXI-2 ?»

Il importe de remarquer que toutes ces réflexions semées ici et là dans les Mémoires historiques n’influent en rien sur le récit des faits ; il ne faudrait pas les prendre pour des principes philosophiques d’après lesquels s’orienterait la marche même de l’histoire ; elles constituent un élément distinct que l’écrivain surajoute à son travail une fois terminé. L’âme d’un Thucydide et celle d’un Tacite vibrent dans leurs oeuvres entières et en animent toutes les parties de la vie qui leur est propre ; Se-ma Ts’ien au contraire se borne à compléter par de courtes appréciations personnelles des narrations anonymes auxquelles il se ferait scrupule de rien changer.

Même lorsqu’il s’agit d’événements dont Se-ma Ts’ien aurait pu être le témoin, il nous est le plus souvent très difficile de savoir s’il est l’auteur original de ce qu’il écrit ou s’il ne fait que reproduire des textes déjà existants. A le bien considérer d’ailleurs, il n’est pas essentiel de pouvoir établir cette distinction ; rien n’est plus impersonnel que le style des Mémoires historiques lorsqu’ils traitent du temps présent ; Se-ma Ts’ien n’est que le porte-parole de son époque et tout ce qu’il dit est beaucoup moins le résultat de ses réflexions et de ses observations individuelles que l’expression de ce que ses contemporains ont relaté ou pensé. C’est donc le siècle de l’empereur Ou qu’il faut étudier si on veut comprendre les parties qu’on pourrait appeler modernes des Mémoires historiques.




XLVII-1. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 1 v°.

XLVII-2. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 4 r°. 太史令 .

XLVIII-1. Nouveaux mélanges asiatiques, t. II p. 130-131.

XLVIII-2. . Essai sur l’histoire de l’instruction publique en Chine, p. 110, note 1. .

XLVIII-3. China Review, t. XIV, p. 325, note.

XLIX-1. Pan Piao 班彪 vécut de l’an 3 à l’an 54 de notre ère. On trouvera la traduction complète de son jugement sur les Mémoires historiques dans l’Appendice II à cette Introduction.

XLIX-2. Hoan Tan 桓譚 vivait au temps de l’empereur Koang-ou (25-58 de notre ère) ; il écrivit un livre de 25 chapitres intitulé : Nouvelles discussions 新論 . L’opinion que nous rapportons de lui est citée par l’ouvrage de critique historique intitulée : Propositions sujettes à discussion touchant les dix-sept historiens 十七史商榷 de Wang Ming-cheng, chap. VI, p. 11.

XLIX-3. Tan est le nom personnel de Lao-tse.

L-1. Mémoires historiques, chap. XLVII, p. 12 v°. — Ce texte est de la main de Se-ma Ts’ien, puisque c’est lui qui voyagea dans le pays de Lou.

L-2. Cf. p XVI.

LI-1. C’est la conclusion à laquelle arrive Wang Ming-cheng lui-même dans ses Propositions sujettes à discussion sur les dix-sept historiens, ch. VI, p. II v°.

LI-2. Cf. ma première traduction du Traité sur les sacrifices fong et chan. Péking, 1890, p. 49 et -9, et Edkins, Place of Hwang-ti in early tauism dans China Review, vol. XV, p. 233-239.

LI-3. Cf. p. XXXVI.

LII-1. Outre les textes que nous avons déjà cités de Wei Hong (p. XL) et du Livre des Han postérieurs (p. XLI, n. 5) on peut rappeler cette phrase d’un certain Li Fang-chou ( 李方叔 ) cite par Ma Toan-lin, Wen hien t’ong k’ao, chap. CXCI, p. 10 r°) : « Quand Se-ma Ts’ien écrivit ses Mémoires historiques, ce fut essentiellement pour critiquer les imperfections de l’empereur Ou, de la dynastie Han. »

LII-2. On verra plus loin que le chapitre sur l’empereur Ou n’est, dans les éditions actuelles, que la reproduction d’une partie du Traité sur les sacrifices fong et chan.

LII-3. Traité sur les sacrifices fong et chan, p. 73 de ma première traduction.

LIII-1. Traité sur les sacrifices fong et chan , p. 73 de ma première traduction.

LIII-2. Ibid., p. 49.

LIII-3. Ibid., p. 77.

LIII-4. J’ai donc commis une erreur dans mon Introduction au Traité sur les sacrifices fong et chan , quand j’ai dit (p. 9) : « Se-ma Ts’ien nous montre ainsi sous des traits ridicules le despote cruel qui, dans un moment de colère, l’avait condamné au plus humiliant de tous les supplices. »

LIII-5. Voyez Appendice I.

LIV-1. Mémoires historiques, chap. CXXIX, p. 6 v°.

LIV-2. Mémoires historiques, chap. CXXIX, p. 1 v° et 2 r°.

LIV-3. Mémoires historiques, chap. CXXIV, p. 1 v°.

LIV-4. Mémoires historiques, chap. CXXIV, p. 1 r°.

LV-1. Cf, l’Appendice II. Les chapitres de Se-ma Ts’ien auxquels Pan Piao fait ici allusion sont les chapitres CXXIV et CXXIX.

LVI-1. Mémoires historiques, chap. CXXIV, p. 1 v°.

LVI-2. Mémoires historiques, chap. LXI, p. 2 r° et v°.

LVI-3. Mémoires historiques, chap. LXXXIV, p. 2 r°.

LVII-1. Mémoires historiques, chap. CX, p. 13 r°.

LVII-2. Mémoires historiques, chap. CXII, p. 5 v°.

LVII-3. Mémoires historiques, chap. CXX. p. 4 r°.

LVII-4. Mémoires historiques, chap, LXI, p. 2 v°.

LVIII-1. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 5 v°.— C’est ce passage de l’autobiographie qui se trouve reproduit dans la lettre à Jen Ngan.

LVIII-2. Mémoires historiques, chap. CXXX, p, 13 r°.

LIX-1. Ce Hou Soei est le même personnage avec lequel Se-ma Ts’ien fut en rapports pour la réforme du calendrier (cf’.p. XXXIV). La conversation de Hou Soei et de Se-ma Ts’ien se trouve relatée dans le chapitre CXXX des Mémoires historiques.

LIX-2. Mémoires historiques, chap. CXXX, p. 5 r°.

LX-1. Mémoires historiques, chap. XIX, p. 1 r°.

LX-2. Mémoires historiques, chap. XVII, p. 2 r°.

LXI-1. Mémoires historiques, chap. XV, p. 1 v°.

LXI-2. Mémoires historiques, chap. XVI, p. 1 v°.